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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS  COLLEGE  LiBRAKY. 


^  é/S'J'. 


REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


LXXIII«    ANNÉE.    —    CINQUIÈME    PÉRIODE 


TOME    XIII.    —   1"   JANVIER    1903. 


LÏBRARY. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


-c**«30C^«3c-. 


LXXI1>    ANNÉE.    —    CINQUIÈME    PÉRIODE 


TOME  TREIZIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE   LA   REVUE   DES   DEUX   MONDES 

RUE    DE    l'université,    15 

1903 


TUPTS  OOLLEejr 
LIBEART. 


DANS  L'INDE  AFFAMÉE 


I 

HYDERABAD.  —  GOLGONDE.   —  ODEYPOURE. 


■VERS   HYDERABAD 


Il  n'y  a  plus  de  verdure,  plus  de  grandes  palmes;  la  terre 
n'est  plus  rouge;  il  fait  presque  froid...  Et  ce  sont  les étonnemens 
du  premier  réveil,  au  Nizam,  quand  on  a  voyagé  toute  la  nuit, 
après  avoir  quitté  hier  la  région  encore  si  verte  de  Pondichéry 
et  de  Madras.  On  arrive  ce  matin  sur  le  plateau  central  de  Tlnde, 
au  milieu  des  steppes  de  pierre,  et  tout  est  changé,  —  sauf  le 
croassement  des  éternels  corbeaux. 

Des  landes  brûlées,  des  plaines  grisâtres,  alternent  avec  des 
champs  de  mil,  qui  sont  vastes  comme  des  petites  mers.  Au  lieu 
des  cocotiers  superbes,  quelques  rares  aloès,  quelques  dattiers 
maigres,  épuisés  par  la  sécheresse,  apparaissent  autour  des  vil- 
lages, qui  ont  eux-mêmes  changé  d'aspect,  pour  prendre  un  faux 
air  arabe.  L'Islam  a  posé  son  empreinte  ici  sur  les  choses,  — - 
l'Islam  qui  d'ailleurs  se  complaît  toujours  aux  régions  mornes, 
à  l'étincellement  des  déserts. 

Changement  aussi  dans  les  costumes.  Les  hommes  ne  vont 
plus  le  torse  nu,  mais  drapés  dans  des  robes  blanches  ;  ils  ne 
portent  plus  de  longues  chevelures,  mais  s'enveloppent  la  tête 
dans  des  turbans. 

La  sécheresse  augmente  d'heure  en  heure,  à  mesure  que  Ton 
s'enfonce  dans  la  monotonie  des  plaines.  Les  rizières,  dont  on 
voit  encore  les  sillons  tracés,  sont  détruites  comme  par  le  feu! 


6  RFVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  champs  de  mil,  bien  que  plus  résistans,  sont  pour  la  plu- 
part jaunis,  condamnés  sans  espoir;  dans  ceux  qui  vivent  encore, 
il  y  a  partout  des  veilleurs  perchés  sur  des  tréteaux  de  bran- 
chages, pour  chasser  les  rats  et  les  oiseaux,  qui  mangeraient 
tout  :  pauvre  humanité,  guettée  par  la  famine,  s'obstinant  à 
défendre  quelques  graines  contre  la  faim  exaspérée  des  bêtes. 

Après  le  froid  de  la  nuit,  le  soleil  impitoyablement  déverse 
sur  la  terre  une  chaleur  de  fournaise  ;  le  ciel  s  étend  limpide  et 
bleu  comme  un  grand  saphir. 

Le  paysage,  vers  la  fin  de  la  journée,  devient  tout  à  fait 
étrange.  Sur  l'infini  des  mils  brûlés,  des  jungles  brûlées,  il  y  a 
des  amas  de  monstrueuses  pierres  brunes,  sortes  de  blocs  erra- 
tiques aux  flancs  polis,  aux  fantasques  silhouettes,  qui  ont  l'air 
d'avoir  été  entassés  avec  une  continuelle  recherche  du  bizarre  et 
de  l'instable,  ceux-ci  tout  debout,  ceux-là  tout  penchés  et  en 
porte-à-faux,  de  manière  que  leurs  groupemens,  aussi  hauts  par- 
fois que  des  montagnes,  soient  toujours  de  la  plus  complète 
invraisemblance. 

Au  coucher  du  soleil,  Hyderabad  enfin  apparaît,  très  blanche 
dans  un  poudroiement  de  poussière  blanche,  et  très  musulmane 
avec  ses  toits  en  terrasses,  ses  minarets  légers.  Les  arbres  d'alen- 
tour s'effeuillent,  altérés  et  mourans;  ils  apportent  une  impres- 
sion anormale  d'arrière-saison,  une  tristesse  d'automne  dans  le 
soir  torride.  La  rivière  qui  passe  au  pied  de  la  ville,  dans  un 
lit  aussi  large  que  celui  d'un  fleuve,  n"est  pas  loin  de  tarir;  ses 
eaux  se  traînent  si  bas  qu'on  les  voit  à  peine  ;  et  des  éléphans  en 
troupe,  grisâtres  comme  la  vase  des  bords,  descendent  lentement 
tout  au  fond,  pour  essayer  de  se  baigner  et  de  boire. 

Le  jour  finit  par  un  embrasement  rouge  de  tout  l'Occident, 
derrière  la  ville  dont  les  blancheurs  s'éteignent  dans  du  bleu 
cendré,  et  alors  les  chauves-souris  géantes  s'épandent  en  silence 
sur  le  ciel  trop  beau. 

II.  —  HYDERABAD  ATTEND  LE  NIZAM 

Cependant  les  gens  de  ce  royaume  n'ont  pas  encore  la  faim 
torturante  aux  entrailles,  comme  leurs  voisins  du  Radjpoute,  et 
la  féerie  de  leur  capitale  bat  son  plein,  en  ces  jours  où  l'on 
attend  le  retour  du  roi,  —  du  Nizani,  comme  on  l'appelle  ici. 

«  Longue  vie  au  Nizam,  notre  prince  !  »  disent  de  grandes 


DANS    L  INDE    AFFAMEE.  7 

lettres  dorées  sur  toutes  les  banderoles  qui  flottent,  et  au  fronton 
de  tous  les  arcs  de  triomphe,  garnis  de  soie  et  de  mousseline, 
qui  traversent  les  chemins  et  les  rues. 

Hyderabad  la  blanche,  dominant  sa  rivière  presque  tarie,  où 
ses  troupeaux  d'éléphans  sont  descendus  dans  la  vase  encore 
fraîche,  Hyderabad,  pavoisée  et  en  fête,  attend  depuis  une  se- 
maine, de  jour  en  jour,  son  roi  qui  ne  revient  plus. 

«  La  bienvenue  au  Nizam,  notre  seigneur!  »  En  tête  du 
vaste  pont  de  pierre  qui  mène  à  la  ville,  cela  se  lit  à  la  frise  d'un 
portique  tendu  de  crépon  rouge  et  tout  couvert  de  paillettes 
dor. 

Et  sur  ce  pont,  c'est  un  continuel  défilé  de  passans  de  toutes 
couleurs,  d'attelages,  de  montures,  de  cortèges.  On  ne  s'atten- 
dait point,  en  arrivant  à  travers  tant  de  tristes  solitudes,  on  ne 
s'attendait  point  à  trouver  si  vivante  et  si  follement  colorée  cette 
ville  perdue  au  milieu  des  terres,  au  milieu  des  steppes  pierreux 
et  gris. 

Les  rues  s'en  vont,  blanches,  larges  et  droites,  encombrées 
d'une  foule  qui  a  des  nuances  de  fleurs.  Ce  qui  éblouit  les  yeux 
tout  d'abord,  c'est  le  luxe  et  linfmie  diversité  des  turbans  ;  ils 
sont  roses,  d'un  rose  de  saumon,  ou  de  cerise,  ou  de  fleur  de 
pêcher;  ils  sont  lilas,  amarante,  jonquille  ou  bouton"  d'or;  ils 
se  portent  très  larges,  démesurément  larges  ;  ils  s'enroulent  au- 
tour de  petits  bonnets  pointus,  et,  par  derrière,  l'extrémité 
retombe,  pour  flotter  sur  la  robe. 

Les  rues  s'en  vont,  blanches,  larges  et  droites,  traversées  de 
distance  en  distance  par  des  arcs  de  triomphe  qui  s'élèvent  beau- 
coup plus  haut  que  les  maisons  et  que  surmontent  des  minarets 
au  croissant  d'or.  A  ces  arcs  de  pierre  s'ajoutent  en  ce  moment 
quantité  d'autres  portiques  très  légers,  en  soie  et  en  bambou, 
plantés  pour  faire  honneur  à  ce  prince  qui  ne  revient  pas.  Et  au 
milieu  de  la  ville,  au  grand  carrefour  du  centre,  il  en  est  un 
tout  à  fait  gigantesque,  un  arc  monumental  à  quatre  faces,  dont 
les  quatre  minarets  dominent  tous  ceux  d'alentour,  dominent 
toutes  les  flèches  fuselées  des  mosquées,  et  s'élancent  au-dessus 
de  la  blanche  poussière  d'Hyderabad,  dans  la  pureté  de  l'im- 
muable ciel. 

L'ogive  arabe,  en  venant  ici,  s'est  beaucoup  compliquée  de 
festons  et  de  dentelures,  les  Indiens  ayant  renchéri  encore  sur 
la  fantaisie  des  modèles.  Au  rez-de-chaussée  de  toutes  les  mai- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sons,  les  arceaux  se  succèdent  en  une  variété  infinie,  très  pointus 
ou  bien  très  écrasés,  ayant  forme  de  rosace  ou  bien  de  trèfle  à 
plusieurs  feuilles.  Et,  tout  le  long  des  rues,  à  Tabri  de  ces 
porches  aux  courbures  si  cherchées,  les  marchands  sont  in- 
stallés sur  des  coussins  et  des  tapis;  le  fond  de  leurs  échoppes, 
découpé  comme  l'arceau  extérieur,  et  peinturluré  de  vert,  de 
bleu  et  d'or,  imite  toujours  la  queue  éployée  de  quelque  grand 
oiseau,  paon  ou  phénix,  qui  ferait  la  roue.  Il  y  a  le  quartier  des 
bijoux,  des  colliers,  des  bracelets,  où  les  verroteries  miroitent 
dans  toutes  les  boutiques,  à  côté  des  pierres  précieuses,  et  le 
clinquant,  à  côté  de  lor  pur.  Il  y  a  le  quartier  des  parfums,  où 
toutes  les  essences  de  fleurs  sont  contenues  dans  de  vieux  vases 
de  Chine,  apportés  jadis  par  caravane.  Il  y  a  la  rue  étincelante 
des  babouches,  lesquelles  sont  toutes  pailletées  et  dorées,  et 
dont  la  pointe  se  recourbe  en  proue  de  gondole.  Au  hasard,  un 
peu  partout,  les  marchands  de  parures  en  fleurs  vraies  étalent 
des  amas  de  roses  roses,  sans  tige,  empilées  en  petites  monta- 
gnes, et  des  amas  de  fleurs  de  jasmin,  que  des  enfans  travaillent 
à  enfiler  comme  des  perles.  On  vend  aussi  des  armes,  des 
lances,  de  grandes  épées  d'autrefois  qui  se  maniaient  à  deux 
mains;  et  des  couteaux  à  tigre,  d'une  forme  spéciale,  pour  les 
leur  plonger  dans  le  gosier  quand  on  les  rencontre  et  qu'ils  fon- 
cent sur  vous  la  bouche  ouverte.  On  vend  des  robes  de  mariage, 
pour  hommes,  entièrement  dorées,  et  des  turbans  de  noces, 
ruisselans  de  paillettes.  Voici  un  quartier  où,  devant  les  mai- 
sons jusqu'au  milieu  de  la  chaussée,  chacun  s'occupe  à  imprimer 
des  étoffes  légères,  souvent  transparentes  comme  des  brumes; 
sur  fond  rose,  vert  ou  jaune,  on  sème  des  petits  dessins  d'argent 
et  d'or;  ce  n'est  guère  solide,  tout  cela;  une  goutte  de  pluie,  et 
ce  serait  perdu;  mais  le  coloris  en  est  toujours  adorable,  et  le 
moindre  chitTon  sans  valeur,  sortant  des  mains  de  ces  artistes 
de  plein  vent,  a  l'air  du  voile  enchanté  d'une  péri.  De  l'or,  de 
l'or;  ici,  il  faut  toujours  de  l'or  partout,  ou,  à  défaut,  du  clin- 
quant, du  papier  doré,  quelque  chose  qui  brille  au  splendide 
soleil,  et  qui  amuse  les  yeux. 

Blanche,  la  poussière;  blanches,  les  maisons,  et  blanches, 
les  robes  de  tous  les  gens  du  peuple;  c'est  le  blanc  neigeux  qui 
domine  dans  les  rues,  dans  les  foules  en  marche,  et  c'est  sur  le 
blanc  des  costumes  qu'éclate,  en  fraîches  couleurs,  toute  la 
gamme  des  grands  turbans  de  mousseline. 


DAiNS    L  INDE    AFFAMEE. 


Les  femmes,  invisibles  puisque  nous  sommes  en  pays  de 
Mahomet,  passent  ensevelies  du  haut  en  bas  sous  une  housse 
blanche,  —  et  cette  housse,  le  plus  souvent,  est  percée  d'une 
fenêtre  ronde,  comme  une  chatière,  par  où  Ton  voit  sortir  la 
petite  tête  impayable  et  charmante  de  quelque  bébé  tenu  sur  les 
bras. 

«  Gloire  au  Nizam  !  »  C'est  inouï  tout  ce  qu'il  y  a  de  soies, 
de  mousselines  ou  de  velours  tendus  au  vent,  pour  glorifier  ce 
prince,  en  long  voyage.  Hyderabad  exulte  dans  l'attente  de  son 
roi,  et  depuis  huit  jours,  tout  est  prêt,  même  les  fleurs  que  le 
soleil  flétrit.  Or,  il  est  à  Calcutta,  le  Nizam,  où  il  se  promène 
dans  les  rues  en  gala  asiatique,  suivi  d'une  douzaine  de  carrosses 
tout  dorés.  Il  ne  revient  pas,  ne  donne  plus  de  ses  nouvelles, 
n'en  fait  qu'à  sa  fantaisie;  mais  cela  ne  surprend  point  les 
Indiens,  qui  feraient  de  même,  et  qui  continuent  d'attendre. 
D'ailleurs,  aucun  danger,  hélas  !  que  la  pluie  vienne  détremper 
les  étofi"es  légères,  les  dorures  des  arcs  de  triomphe,  puisque  le 
ciel  n'a  plus  jamais  de  nuages. 

Chaque  jour,  à  mesure  que  l'heure  avance,  le  mouvement 
de  la  ville,  les  bruits,  les  musiques  augmentent  jusqu'au  soir, 
dans  plus  de  poussière,  pour  s'apaiser  ensuite  dès  que  la  nuit 
tombe. 

Continuel  va-et-vient  de  voitures  attelées  de  chevaux,  ou  de 
charrettes  traînées  au  trot  par  des  zébus;  pour  les  mystérieuses 
dames,  ce  sont  des  carrosses  en  sparterie,  ayant  forme  de  nacelle 
et  très  enveloppés  de  rideaux,  avec  des  trous  çà  et  là  dans 
l'étoffe,  par  où  les  belles  dardent  sur  la  foule  leurs  grands  yeux 
fardés.  Il  y  a  de  beaux  cavaliers,  au  bonnet  pointu,  au  turban 
d'Aladin,  qui  galopent,  la  lance  en  arrêt.  Dromadaires  de  cara- 
vanes, processionnant  en  longue  file.  Eléphans  de  peine,  tout 
poussiéreux  ou  crottés,  revenant  du  travail.  Eléphans  de  luxe, 
défilant  au  son  des  musettes,  pour  des  cortèges  de  noces,  et 
promenant  sur  leurs  dos  les  époux,  qui  sont  cachés  dans  des 
petites  tours  aux  draperies  closes. 

On  entend  la  psalmodie  monotone  des  porteurs  de  palan- 
quin, qui  courent  d'une  allure  souple,  charriant  sur  des  piles  de 
coussins  brodés  quelque  important  vieillard  à  lunettes,  ou  quelque 
grave  prêtre  en  prière.  Des  mendians  se  traînent,  en  haillons  cou- 
verts de  coquillages,  des  fous  inquiétans,  qui  sont  sacrés  et  qui 
ont  déjà  les  yeux  ailleurs,  dans  l'autre  monde.  Des  vieux  der- 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vielles  à  longs  cheveux,  tout  barbouillés  de  cendre,  s'en  vont  vite, 
en  agitant  des  sonnettes,  marchent  sans  rien  voir,  et,  devant 
eux,  chacun,  par  respect,  doit  s'écarter.  On  rencontre  des  bandes 
d'Arabes  de  FYemen,  dont  le  Nizam  favorise  Tinfiltration  dans 
son  royaume.  Et  voici  un  chef  de  province  lointaine,  qui  fait 
son  entrée  au  galop  de  fantasia,  l'air  sauvage  et  magnifique,  suivi 
de  cavaliers  brandissant  des  lances. 

Parfum  des  encens  qui  brûlent;  parfum  des  roses  roses,  em- 
pilées en  montagne  chez  les  marchands  de  parures;  parfum  des 
jasmins  blancs,  qui  débordent  des  corbeilles  trop  pleines, 
tombent  comme  de  la  neige  sur  la  poussière  de  la  rue...  Qui 
donc  dirait  que  la  famine  arrive  du  côté  de  l'Ouest,  que  déjà  elle 
a  passé  la  frontière  en  montrant  ses  dents  longues?  Et  avec 
quelle  eau,  dans  quels  jardins  privilégiés,  a-t-on  fait  s'épanouir 
toutes  ces  fleurs? 

Vers  le  coucher  du  soleil  enfin,  des  personnages  des  Mille  et 
une  Nuits  commencent  à  sortir,  des  élégans  aux  yeux  cerclés  de 
peinture  bleue,  à  la  barbe  teinte  de  vermillon,  qui  portent  des 
robes  de  brocart  ou  de  velours  chamarré  d'or,  des  colliers  de 
pierreries  ou  de  perles,  et  qui  tiennent  sur  le  poing  gauche  un 
oiseau  apprivoisé. 

«  La  bienvenue  à  Son  Altesse  le  Nizam!  »  Cela  se  lit  cette 
fois  au  couronnement  d'un  portique  tendu  de  crépon  jaune 
orange,  avec  des  fanfreluches  tailladées  en  crépon  jaune  citron  et 
jaune  soufre,  le  tout  pailleté  d'or  vert.  Et  le  portique  se  découpe 
en  avant  d'une  grande  mosquée  neigeusement  blanche,  à  pointes 
et  à  croissans  d'or,  où  s'engouffrent,  à  l'heure  de  la  prière  du  soir, 
des  fidèles  en  vêtemens  blancs,  des  têtes  enroulées  de  mousse- 
line, qui  de  loin  semblent  une  très  multicolore  jonchée  de  fleurs 
trop  grandes... 

Cependant  le  bruit  court  qu'il  tardera  davantage,  le  Nizam; 
il  laissera  sûrement  passer  la  lune  du  Ramadan...  A  la  lune  pro- 
chaine, peut-être  reviendra-t-il ,  ou  bien  plus  tard,  Allah  seul 
pourrait  dire... 

m.    —   GOLCONDE 

Au  tournant  d'un  faubourg  d'Hyderabad,  on  lit  cette  inscrip- 
tion sur  un  vieux  mur  :  chemin  de  Golconde.  Et  autant  il  eût 
valu  écrire  :  chemin  des  ruines  et  du  silence. 


DANS    l'iNDE    affamée.  il 

Le  long  de  ce  «  chemin  »  désolé,  où  le  trot  des  chevaux  sou- 
lève tant  de  poussière,  on  rencontre  d'abord  quantité  de  petites 
mosquées  à  Tabandon,  quantité  de  petits  minarets  un  peu  crou- 
lans,  mais  qui  ont  des  élégances  rares,  des  finesses  de  fuseau. 
Ensuite,  plus  rien;  on  s'enfonce  dans  les  steppes  brûlés,  couleur 
de  cendre,  et  les  amoncellemens  de  blocs  granitiques  y  forment 
çà  et  là  des  collines,  des  pyramides,  des  tumuli  qui,  à  force 
d'étrange  té,  n'ont  même  plus  l'air  d'appartenir  à  notre  monde 
terrestre. 

Après  une  heure  de  course,  on  arrive  au  bord  d'un  lac  sans 
eau,  desséché  jusqu'à  la  vase  de  son  lit,  derrière  lequel  tout 
l'horizon  est  comme  muré  par  un  grand  fantôme  de  ville,  du 
même  gris  sinistre  que  le  sol  de  la  plaine.  Et  c'est  là  Golconde, 
qui  fut  pendant  trois  siècles  une  des  merveilles  de  l'Asie. 

On  sait  que  les  villes,  les  palais,  tous  les  monumens  des 
hommes  semblent  toujours  agrandis  lorsqu'ils  sont  en  ruines. 
Mais  vraiment  cette  apparition-là  est  un  peu  écrasante.  Un  pre- 
mier rempart  crénelé,  d'au  moins  trente  pieds  de  haut,  avec  des 
bastions,  des  mâchicoulis,  des  guérites  de  pierre,  prolonge  ses 
méandres  jusque  dans  les  lointains  de  la  campagne  déserte.  Et,  au- 
dessus  de  cette  enceinte,  déjà  formidable,  se  dresse  une  citadelle 
cyclopéenne  ;  elle  est  une  montagne  que  Ton  a  utilisée,  une  de  ces 
montagnes  singulières,  une  de  ces  agglomérations  de  blocs  gra- 
nitiques, auxquelles  le  pays  doit  l'imprévu  de  ses  aspects  :  ce 
besoin  du  gigantesque,  du  surhumain,  qu'avaient  les  rois  et  les 
peuples  de  jadis,  a  trouvé  là  tout  à  souhait.  Parmi  les  mons- 
trueux cailloux,  on  a  accumulé  des  murailles,  qui  s'enferment 
les  unes  les  autres,  se  superposent,  enchevêtrent  leurs  lignes 
crénelées.  Tout  au  bord  des  blocs  les  plus  hardis,  il  y  a  des  bas- 
tions avancés,  surplombant  des  abîmes  ;  il  y  a  des  mosquées  sus- 
pendues, à  différens  étages;  il  y  a  des  arceaux  compliqués,  de 
prodigieux  contreforts.  Et  le  caillou  d'en  haut,  par  superstition 
ou  par  fantaisie,  on  l'a  laissé  tel  quel,  accroupi  au  sommet  de  tout 
comme  une  grosse  bête  ronde. 

A  l'entrée  de  la  ville  morte,  à  côté  de  boulets  empilés,  de 
boulets  de  fonte  et  de  boulets  de  pierre,  de  tout  un  attirail  d'an- 
ciens sièges  et  d'anciennes  batailles,  voici  de  très  modernes  fusils 
à  répétition  formés  en  faisceaux  :  des  soldats  du  Nizam,  des 
sentinelles  veillent,  et  il  faut  montrer  au  passage  une  autorisa- 
tion spéciale.  N'entre  pas  qui  veut  dans  ces  ruines,  qui  consti- 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tuent  encore  une  forteresse  imprenable,  et  où  l'on  raconte  que 
le  souverain  cache  ses  trésors. 

Ce  sont  de  terribles  portes,  celles  de  Golconde,  qui  ne 
tournent  pour  s'ouvrir  que  sous  l'effort  combiné  de  plusieurs 
hommes.  Leurs  doubles  battans,  plaqués  aujourd'hui  contre  les 
parois,  dans  l'épaisseur  du  rempart,  sont  bardés  de  pointes  de  fer 
encore  acérées,  longues  comme  des  dagues,  —  et  cette  armature 
formidable  était  pour  écarter  les  éléphans,  qui  jadis  endomma- 
geaient à  coups  de  leurs  ivoires  les  énormes  boiseries,  pour 
s'amuser,  lorsqu'ils  s'engouffraient  en  troupe  dans  la  ville.  Quel 
air  de  mesquinerie  occidentale  prend  tout  à  coup,  en  pénétrant 
là,  mon  petit  attelage,  malgré  ses  deux  cochers  à  turban  doré, 
et  son  coureur,  agitant  aux  flancs  des  chevaux  un  long  chasse- 
mouches!.., 

La  première  rue  qui  se  présente,  au  sortir  des  épaisses  mu- 
railles, est  la  seule  un  peu  habitée,  par  quelques  pauvres  hères, 
qui  nichent  dans  des  débris  de  palais  et  tiennent  d'humbles  bou- 
tiques à  l'usage  des  soldats  gardiens. 

Ailleurs,  tout  est  silencieux  et  vide,  dans  l'enceinte  immense. 
Golconde  n'est  plus  qu'une  plaine  de  cendres,  semée  de  pierres 
en  déroute,  d'éboulemens  de  toutes  sortes,  et  d'où  surgissent, 
comme  des  dos  d'énormes  bêtes  endormies,  les  cailloux  primitifs, 
plus  résistans  que  les  constructions  des  hommes,  toujours  ces 
mêmes  blocs  aux  flancs  ronds  et  polis,  qui  jonchent  le  pays 
entier  et  qui,  par  endroits,  s'élèvent  en  montagne  (1). 

Les  portes  de  la  citadelle,  aussi  farouches  et  bardées  de  fer 
que  celles  du  rempart  d'en  bas,  donnent  accès  dans  un  chaos  de 
granit,  où  on  s'élève  tantôt  par  des  chemins  à  air  libre,  tantôt  par 
des  escaliers  obscurs,  à  travers  des  forteresses  ou  des  roches  vives. 
Tout  cela  est  stupéfiant  d'énormité,  même  dans  l'Inde  où  tant  de 
choses  démesurées  n'étonnent  plus.  Les  murailles  crénelées,  alter- 
nant avec  les  blocs  naturels,  forment  jusqu'en  haut  des  séries 
de  positions  inexpugnables.  Il  y  a  des  citernes,  pour  conserver 
l'eauen  temps  de  siège,  qui  sont  des  gouffres  profonds,  creusés  en 
plein  roc.  Il  y  a  des  trous  noirs,  menant  à  des  souterrains  qui 
descendaient  au  cœur  môme  de  cette  montagne  travaillée,  et  dé- 
bouchaient au  loin  dans  la  campagne,  pour  les  sorties  de  désespoir 

(1)  La  légende  indienne  sur  ces  blocs  du  Nizam  est  que  Dieu,  ayant  fini  de 
créer  le  monde,  se  trouva  en  présence  d'un  surcroît  de  matière  non  utilisée,  et 
qu'alors  il  la  roula  dans  ses  doigts  pour  la  jeter  ici,  au  hasard,  sur  la  terre. 


DANS    l'iNDE    affamée.  13 

et  les  suprêmes  fuites.  A  difTérentes  hauteurs,  il  y  a  des  mos- 
que'es,  afin  de  pouvoir  prier  dans  le  danger  jusqu'au  dernier  jour. 
Tout  a  été  prévu  et  puissamment  réalisé  comme  pour  la  rési- 
stance contre  des  hordes  de  géans,  et  la  résistance  indéfinie.  On 
ne  s'explique  plus  comment,  il  y  a  trois  siècles,  avant  l'invention 
de  nos  canons  modernes,  les  puissans  sultans  de  Golconde  ont  été 
chassés  de  leur  repaire  surhumain. 

A  mesure  que  l'on  s'élève,  les  désolations  d'alentour  élar- 
gissent leur  cercle  morne,  sous  le  soleil  de  feu.  Les  ouvrages 
supérieurs,  de  plus  en  plus  hardis  et  efïrayans,  sont  aussi  plus 
déjetés;  ils  surplombent  à  donner  le  vertige  et  ils  pencheat;  des 
masses  s'inclinent  pour  des  chutes  prochaines;  on  voit  des  ar- 
ceaux brisés,  de  gigantesques  lézardes.  Il  y  a  aussi  des  restes  de 
moniimens  incompréhensibles,  dont  on  ne  sait  plus  la  destina- 
tion ni  l'âge,  et,  dans  des  cavernes,  des  dieux  antérieurs  à  l'Islam, 
des  Hanouman  à  tête  de  singe,  habitent  parmi  les  chauves- 
souris,  enfumés  par  des  petits  lumignons,  que  sans  doute  de 
mystérieux  adorateurs  viennent  encore,  de  temps  à  autre,  leur 
apporter. 

Au  sommet  de  tout,  sur  la  dernière  terrasse,  une  mosquée, 
et  un  kiosque,  d'oii  les  sultans  de  jadis  surveillaient  le  pavs,  re- 
gardaient venir  du  fond  de  l'horizon  les  armées.  La  vue  qu'on 
avait  d'ici,  sur  les  campagnes,  les  jardins,  les  ombrages,  fut  cé- 
lèbre aux  siècles  passés.  Mais  aujourd'hui  ces  plaines  ont  cessé 
de  vivre. 

Les  climats  sont  changés,  il  ne  pleut  plus;  l'Inde,  à  ce 
qu'il  semble,  se  dessèche  en  même  temps  qu'elle  décline  cl 
s'épuise.  Au  delà  de  ce  chaos  de  rochers  et  de  remparts,  qui  est 
la  citadelle,  et  qui  dévale,  dans  le  grand  silence,  jusqu'en  bas, 
la  muraille  extérieure  de  la  ville,  la  muraille  crénelée,  que  le 
Nizam  fait  entretenir,  serpente  au  loin  pour  dessiner  encore  les 
contours  de  ce  qui  fut  Golconde,  la  Golconde  aux  diamans  mer- 
veilleux; mais  on  se  demande  à  quoi  bon,  pourquoi  une  telle 
muraille  pour  enfermer  ainsi  une  zone  particulière  de  désolation 
qui  est  devenue  en  tout  semblable  à  la  désolation  immense 
d'alentour  :  même  désert  gris,  et  mêmes  obsédans  cailloux  lisses, 
que  l'on  prendrait  pour  des  monstres  assis  en  troupeaux  sur  des 
cendres.  A  l'extrême  lointain,  Hyderabad  apparaît  à  peine,  en 
traînée  toute  blanche.  Et,  çà  et  là,  aux  confins  de  la  plaine,  ces 
éternels  cailloux  qui  s'entassent  en  montagnes   disloquées,  en 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fantastiques  forteresses,  prolongent  à  l'infini  l'illusion  et  la  tris- 
tesse des  cités  détruites. 

Non  loin  des  murs  de  la  ville  morte,  il  y  a  cependant  de  grands 
dômes  soigneusement  blanchis,  qui  n'ont  pas  l'air  de  ruines; 
et  ils  s'élèvent  au  milieu  de  bocages  enclos,  dont  la  verdure 
encore  vivante,  presque  fraîche,  étonne  sur  cette  terre  calcinée. 
Ce  sont  les  tombeaux  des  anciens  rois  de  Golconde;  grâce  au 
respect  des  Indiens  pour  la  mort,  ils  ont  été  épargnés,  et,  en  ces 
dernières  années,  on  a  replanté  alentour  les  grands  jardins 
funéraires. 

Plusieurs  sultans  et  sultanes,;.de  ce  féerique  royaume  sont  là 
endormis  sous  les  larges  coupoles  superbes.  Un  seul  d'entre  eux 
manque  à  la  muette  compagnie,  le  dernier,  qui  pourtant  avait 
fait  construire  lui-même  sa  demeure  d'éternité,  mais  qui  fut 
chassé  de  sa  sépulture  comme  de  ses  Etats  par  Aurangzeb  le 
conquérant,  et  mourut  en  exil. 

Leur  lieu  de  repos  est  exquis;  on  y  retrouve,  un  peu  étiolés 
par  la  chaleur  de  l'Inde,  nos  cyprès,  arbres  des  morts  dans  les 
cimetières  d'Orient  comme  dans  les  nôtres;  les  allées  de  sable 
fin  y  sont  droites  comme  dans  nos  vieux  jardins  de  France,  avec 
des  alignemens  de  vases  contenant  des  rosiers  tout  roses  de 
fleurs.  Des  équipes  de  femmes  et  de  jeunes  filles,  chargées  d'en- 
tretenir la  vie  factice  de  cette  oasis,  déversent  matin  et  soir  sur 
les  plates-bandes  une  eau  rare  qu'elles  apportent  dans  des  vases 
de  terre  et  que  des  hommes  tirent  à  grand'peine  du  fond  des 
puits,  creux  comme  des  abîmes. 

De  loin,  la  chaux  donnait  à  ces  dômes  un  faux  air  vivant. 
Mais  l'intérieur  des  vastes  mausolées  n'a  plus  une  peinture,  plus 
un  objet  d'ornementation;  tout  le  luxe  d'autrefois  s'y  est  éteint 
dans  la  vétusté  grise. 

Cependant,  sur  chaque  petit  tombeau  de  marbre,  isolé  sous 
sa  coupole  vide,  il  y  a  des  guirlandes  de  fleurs,  —  hommage 
d'ane  piété  adorable,  à  ces  souverains  dont  la  dynastie  s'est 
éteinte  depuis  trois  fois  cent  ans. 

Le  charme  étrange  et  nostalgique  de  ces  jardins,  entretenus 
à  force  d'arrosage  au  milieu  d'une  solitude  brûlée,  est  que  les 
cyprès  longs  et  frêles  y  voisinent  avec  les  palmiers,  et  que,  sur 
les  vases  de  roses,  des  colibris  confians  voltigent,  comme  feraient 
chez  nous  des  papillons. 


DAiss  l'inde  affamée.  15 


IV.  —  LES  EPOUVANTABLES   GROTTES 


Elles  sont  consacrées  à  toutes  les  divinités  des  Pouranas; 
mais  les  plus  immenses  sont  à  Çiva,  Dieu  de  la  mort. 

Des  hommes,  dont  le  rêve  fut  terrible  et  colossal,  s'achar- 
nèrent jadis,  durant  des  siècles,  à  les  tailler  dans  des  montagnes 
de  granit.  Il  en  est  de  bouddhiques,  de  brahmaniques,  d'autres 
qui  remontent  au  temps  des  rois  Jaïnas;  les  civilisations,  les 
religions  ont  passé  sans  interrompre  le  prodigieux  travail  du 
creusement  et  des  ciselures. 

Vers  l'an  mille  de  notre  ère,  au  dire  du  plus  ancien  auteur 
qui  en  ait  parlé,  TArabe  Maçoudi,  elles  étaient  toujours  en 
pleine  gloire,  et,  de  tous  les  points  de  l'Inde,  d'innombrables 
pèlerins  ne  cessaient  d'y  accourir. 

Maintenant  elles  sont  délaissées,  et  de  longues  périodes  de 
sécheresse  ont  désolé  l'àpre  région  d'alentour.  Leur  durée  indé- 
finie se  continue  dans  l'abandon  et  le  silence,  au  fond  d'un  pays 
d'où  la  vie  s'en  va. 

On  y  arrive  de  nos  jours  en  traversant  un  petit  désert  cou- 
leur de  bête  fauve,  uni  comme  une  grève  marine,  où  des  mon- 
tagnes isolées,  bizarrement  régulières,  surgissent  çà  et  là  de 
l'uniformité  plate,  avec  des  aspects  de  donjons,  de  citadelles  trop 
grandes. 

En  charrette  indienne,  aujourd'hui,  sous  un  lourd  soleil, 
j'ai  franchi  cette  solitude,  en  suivant  une  route  jalonnée  d'arbres 
morts. 

Vers  le  soir,  nous  avons  passé  par  un  fantôme  de  ville,  la 
jadis  célèbre  Dalantabad,  où  mourut  exilé,  il  y  a  trois  cents  ans, 
le  dernier  des  sultans  de  Golconde,  et  qui  de  loin  ressemble  à  la 
tour  de  Babel,  ainsi  que  la  représentent  les  vieilles  images.  Une 
ville-montagne,  un  temple-forteresse,  un  rocher  que  les  hommes 
d'autrefois  avaient  retaillé,  maçonné,  à  peu  près  régularisé,  du 
sommet  à  la  base,  et  qui  étonne,  plus  encore  que  les  pyramides 
d'Egypte  au  milieu  de  leurs  sables.  Des  centaines  de  tombeaux, 
effondrés  aux  abords;  on  ne  sait  combien  d'enceintes  crénelées, 
hérissées  de  pointes,  s'enserrant  les  unes  les  autres,  autour  du 
rocher  géant.  Nous  sommes  entrés  par  de  doubles  portes  formi- 
dables, qui  avaient,  comme  à  Golconde,  gardé  leurs  pointes  de 
fer.  Mais,  là  dedans,  personne,  du  silence,  des  ruines,  des  arbres 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

desséchés;  des  squelettes  de  banians,  avec  leurs  gerbes  de  ra- 
cines retombant  du  haut  des  branches  comme  de  longues  che- 
velures. Et  nous  sommes  ressortis  par  d'autres  portes  doubles, 
aussi  inutiles,  et  d'un  appareil  aussi  féroce. 

Dans  l'Est,  des  plateaux  rocheux  s'étendaient  à  Thorizon,  et 
il  a  fallu  y  monter  par  des  lacets,  mettre  pied  à  terre  et  marcher 
derrière  la  charrette  paresseuse.  C'était  l'heure  du  soleil  cou- 
chant, l'heure  de  l'inaltérable  splendeur  rouge,  en  ce  pays  qui 
va  mourir  faute  de  nuages  ;  Dalantabad,  la  farouche  ville-mon- 
tagne, avec  ses  tours,  avec  ses  amas  de  remparts  et  de  temples, 
semblait  s'élever  en  même  temps  que  nous  et  se  profilait  en 
plein  ciel,  dans  un  rayonnement  d'apothéose,  tandis  que  se  dé- 
ployait toujours  davantage  la  muette  immensité  des  plaines 
rousses,  comme  incendiées,  où  rien  n'indiquait  plus  la  vie. 

Sur  les  plateaux,  un  autre  groupement  de  ruines  nous  atten- 
dait encore,  Rozas,  ville  très  musulmane,  ville  de  mosquées  à 
l'abandon  et  de  frêles  minarets  fuselés.  Quantité  de  coupoles 
funéraires  encombraient  les  abords  de  ses  grands  remparts,  qui 
nous  sont  apparus  au  crépuscule.  Le  long  de  ses  rues  mortes, 
où  il  faisait  déjà  presque  nuit,  quelques  personnages  à  turban 
étaient  assis  sur  des  pierres  :  derniers  habitans  obstinés,  vieil- 
lards retenus  entre  ses  murs  par  la  sainteté  des  mosquées. 

Ensuite,  pendant  une  heure  environ,  plus  rien  que  la  mono- 
tonie des  roches,  et  l'étendue  brune,  dans  le  grand  silence  du 
soir... 

Et  tout  à  coup,  une  chose  si  surprenante  et  si  impossible, 
que  c'en  était  presque  à  avoir  peur,  dans  la  première  minute, 
avant  d'avoir  compris.  La  mer!  La  mer  devant  soi,  alors  que 
l'on  savait  être  au  Nizam,  dans  la  partie  centrale  de  l'Inde!  Une 
coupée  à  pic  dans  le  sol  des  plateaux,  et  l'inlini  mouvant  était 
là,  déployé  de  toutes  parts:  nous  le  dominions  du  haut  d'une 
immense  falaise,  au  bord  de  laquelle  notre  chemin  passait,  et  en 
même  temps,  une  brise  puissante  nous  arrivait  d'en  bas,  une 
brise  moins  chaude,  telle  une  brise  du  large... 

Mais  ce  n'étaient  que  les  plaines  au  delà,  les  plaines  brûlées, 
émiettées,  sur  lesquelles  le  vent  promenait  des  ondes  de  pous- 
sière ou  de  sable,  et  formait  comme  des  embruns  et  des  lames. 

D'ailleurs,  nous  touchions  au  but  :  les  grottes  (1),  que  cepen- 

(1)  Les  grottes  d'EUora. 


DANS  l'inde  affamé!-:.  17 

dant  rien  ne  révélait  encore,  étaient  au-dessous  de  nous,  le  long 
du  triste  rivage,  creusées  dans  ce  semblant  d'énormes  falaises, 
et  c'est  en  face  de  cette  mer  sans  eau  qu'elles  ouvraient  leurs 
gouffres  d'épouvantes. 

Il  faisait  nuit,  les  étoiles  brillaient,  et  ma  charrette  s'est 
arrêtée  devant  une  petite  «  maison  du  voyageur  »  où  les  hôtes, 
deux  vieux  Indiens  aux  cheveux  blancs,  se  sont  empressés  à 
me  recevoir,  appelant  par  de  grands  cris  leurs  serviteurs,  qui 
flânaient  aux  environs  dans  la  campagne. 

Personne,  cette  nuit,  ne  consentait  à  me  conduire  dans  les 
grottes  de  Ci  va  :  il  valait  mieux,  disait-on,  attendre  le  jour.  Un 
berger,  enfin,  qui  ramenait  ses  chèvres,  s'est  décidé,  pour  de 
l'argent,  et  nous  sommes  partis,  emportant  une  lanterne,  qu'on 
allumera  en  bas,  aux  sombres  entrées. 

La  nuit  est  sans  lune,  mais  limpide,  et  les  yeux  s'habituent, 
on  y  voit. 

D'abord  la  descente  dans  cette  plaine  qui  joue  la  mer.  C'est 
par  une  rampe  de  cinq  ou  six  cents  mètres  ;  c'est  dans  le  silence 
et  sous  le  scintillement  magnifique  des  étoiles,  parmi  des  roches 
tourmentées  et  parmi  des  cactus,  —  desséchés  sans  doute  comme 
sont  ici  toutes  choses,  mais  qui  tiennent  encore  debout  et  dont 
les  branches  rigides  simulent  de  grands  cierges  dans  des  candé- 
labres. 

En  bas,  l'obscurité  est  plus  épaisse,  quand  nous  commençons 
de  suivre  les  contours  du  faux  rivage,  au  pied  des  falaises  qui 
nous  font  de  l'ombre.  Le  vent,  qui  soufflait  si  fort  à  la  tombée 
de  la  nuit,  s'est  apaisé  ;  on  n'entend  plus  un  bruissement  nulle 
part,  et  le  lieu  est  étrangement  solennel. 

Dans  les  flancs  de  la  montagne,  voici  les  entrées  béantes, 
plus  intensément  noires  que  tout  ce  qui  est  noir  alentour,  trop 
grandes,  semble-t-il,  pour  être  l'œuvre  des  hommes,  mais  trop 
régulières  pour  être  naturelles  ;  d'ailleurs,  je  les  attendais  ainsi, 
je  sais  que  cest  cela... 

Nous  passions  sans  nous  arrrêter;  mais  le  berger  hésite,  et, 
par  une  brusque  volte-face,  revient  sur  ses  pas.  Une  crainte  reli- 
gieuse peut-être,  ou  bien  la  simple  peur,  le  retient  d'aller  où  il 
avait  projeté  de  me  conduire  ;  —  sans  doute,  était-ce  en 
quelque  lieu  plus  épouvantable  encore.  Alors,  avec  un  air  de 
dire  :  «  Non,  après  tout,  contente-toi  de  ceci  !  »  il  s'enfonce  avec 

TOME  XllI.  —  1903.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moi,  à  travers  des  éboulemens  de  pierres,  des  cailloux,  des 
cactus,  dans  la  première  venue  de  ces  ténébreuses  portes. 

Et  c'est  déjà  effroyablement  beau,  bien  que  j'aie  parfaitement 
compris  que  cela  ne  doit  rien  être  auprès  de  ce  que  Ton  n'ose 
pas  me  faire  voir. 

Des  cours  à  ciel  ouvert,  grandes  comme  des  carrousels,  et 
taillées  à  même  le  granit  énorme,  à  même  la  montagne  primi- 
tive. Leurs  parois  verticales,  dont  la  hauteur  nous  écrase,  ont 
trois  ou  quatre  étages  superposés  de  galeries  à  colonnes  trapues, 
le  long  desquelles  des  dieux  de  taille  surhumaine  sont  en  rang, 
comme  un  public  figé  dans  quelque  théâtre  de  la  mort.  Tout 
cela  est  noir  dans  la  nuit  ;  mais  le  plafond  de  ces  salles  de  Titans 
est  le  ciel  tout  poudré  d'étoiles,  et  une  vague  lueur  diffuse  nous 
permet  de  distinguer  la  foule  des  gigantesques  spectateurs 
sombres  qui  nous  regardent  venir. 

Et  il  y  en  a  des  séries,  on  ne  sait  combien,  de  ces  excava- 
tions sculptées,  qui  représentent  chacune  le  travail  de  tout  un 
peuple. 

Le  chevrier  que  j'ai  pour  guide,  d'abord  craintif,  s'enhardit 
de  plus  en  plus  au  cours  de  notre  promenade  dantesque.  Main- 
tenant il  allume  son  fanal  pour  que  nous  entrions  dans  une 
caverne  tout  à  fait  ténébreuse,  qui  doit  remonter  à  des  époques 
antérieures,  lourdement  barbares,  et  où  nous  n'aurons  même 
plus  la  sauvegarde  des  étoiles,  puisque  le  ciel  sera  remplacé  sur 
nos  têtes  par  les  granits  épais  de  la  montagne.  C'est  une  avenue 
haute  et  profonde  comme  une  nef  de  cathédrale  gothique,  où, 
sur  les  parois  lisses,  des  espèces  d'arceaux  en  relief  imitent  des 
vertèbres;  on  est  là  comme  dans  l'intérieur  d'une  bête,  d'un 
léviathan  vidé.  Dabord,  tant  notre  petite  lanterne  éclaire  mal 
au  milieu  de  telles  obscurités,  il  semblait  qu'il  n'y  eût  rien,  ni 
personne,  dans  cette  salle  si  longue.  Mais  une  forme  apparaît, 
quelqu'un  se  précise  tout  au  fond  ;  un  dieu  solitaire  de  vingt  ou 
trente  pieds  de  haut,  assis  sur  un  trône  ;  son  ombre,  derrière 
lui,  monte  jusqu'à  la  voûte,  et  danse  au  gré  de  la  petite  flamme 
que  nous  avons  apportée  ;  il  est  du  même  granit  et  du  même  ton 
noirâtre  que  le  lieu  tout  entier,  mais  sa  figure  de  colosse  a  été 
peinte  en  rouge,  avec  des  prunelles  noires  sur  de  gros  yeux 
blancs,  des  prunelles  abaissées  vers  nous,  comme  dans  la  stupeur 
d'être  ainsi  troublé  au  milieu  de  sa  paix  nocturne.  Le  silence 
ci  est  tellement  sonore  que  les  vibrations  de  nos  voix  se  pro- 


DANS    l'iNDE    affamée.  19 

longent  longtemps  après  que  nous  avons  fini  de  parler,  et  nous 
sommes  gênés  par  la  fixité  de  l'horrible  regard. 

Cependant,  mon  chevrier  n'a  plus  peur,  ayant  constaté  que 
tous  ces  personnages  de  pierre  étaient  aussi  immobiles  pendant 
la  nuit  qu'en  plein  jour.  En  sortant  de  cette  grotte,  sa  lan- 
terne éteinte,  délibérément  il  rebrousse  chemin  ;  je  comprends 
qu'il  va  me  mener  vers  quelque  chose  qu  il  n'osait  pas  affronter 
d'abord,  et,  sur  ce  sable  qui  rappelle  celui  des  grèves,  nous  mar- 
chons plus  vite,  suivant  en  sens  inverse  la  ligne  des  falaises, 
passant  cette  fois  sans  nous  arrêter  devant  toutes  ces  entrées 
dont  nous  avons  déjà  pénétré  le  mystère 

La  nuit  s'avance  lorsque  nous  touchons  au  but.  L'homme 
rallume  sa  lanterne  et  se  recueille.  Il  paraît  que,  où  nous 
allons,  il  va  faire  très  noir. 

Ce  qui  ajoute  une  horreur  imprévue  à  cette  entrée,  plus 
grande  encore  que  toutes  les  autres,  c'est  que  les  divinités,  les 
formes  gardiennes  du  seuil,  au  lieu  d'être  calmes  ainsi  que  là- 
bas  d'où  nous  venons,  s'étreignent,  se  tordent  dans  des  convul- 
sions de  rage,  de  souffrance  ou  d'agonie  ;  on  y  voit  si  mal  que 
l'on  ne  sépare  plus  exactement,  dans  ces  amas  de  noirceurs,  ce 
qui  est  personnages  taillés  de  ce  qui  n'est  que  reliefs  de  la 
montagne,  mais  les  roches  elles-mêmes,  les  énormes  masses 
surplombantes  ont  des  attitudes  prostrées,  des  contournemens 
douloureux  :  nous  sommes  ici  devant  les  demeures  de  Ci  va, 
implacable  Dieu  de  la  mort,  celui  qui  tue  pour  la  joie  de  voir 
mourir. 

Et  le  silence  du  seuil  prend  je  ne  sais  quoi  de  spécial  et  de 
terrible  ;  rochers  ou  grandes  formes  humaines,  angoisses  pétri- 
fiées, agonies  en  suspens  depuis  plus  de  dix  siècles,  tout  est 
baigné  dans  ce  silence-là,  qui  est  sonore  à  faire  frémir  ;  on  s'in- 
quiète de  ses  propres  pas,  on  s'écoute  respirer... 

Aussi,  nous  nous  attendions  à  tout,  excepté  à  du  bruit.  Mais 
à  peine  entrions-nous  sous  la  première  voûte,  qu'un  bruit  sou- 
dain, effarant,  éclate  en  l'air,  comme  si  nous  avions  touché  la 
détente  de  quelque  mécanisme  d'alarme  ;  un  bruit  qui,  en  une 
seconde,  se  propage  jusqu'au  plus  profond  des  temples  :  fouet- 
tement  de  grandes  plumes  noires,  tournoiement  affolé  de  grands 
oiseaux  de  proie,  aigles,  hiboux  ou  vautours,  qui  dormaient  là- 
haut  parmi  les  pierres.  Toute  cette  symphonie  d'ailes  est  am- 
plifiée sans  mesure  par  des  résonances  caverneuses,  répétée  par 


20  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

des  échos,  et  puis  elle  s  apaise  peu  à  peu  ;  elle  s'éloigne,  et  c'est 
fini,  le  silence  retombe... 

Au  sortir  de  cette  partie  voûtée,  qui  n'était  qu'un  péristyle, 
nous  retrouvons  tout  de  suite  les  étoiles  au-dessus  de  nos  têtes, 
mais  les  étoiles  aperçues  par  échappées  et  comme  du  fond  d'un 
abîme.  Ces  nouvelles  cours  à  ciel  ouvert,  obtenues  en  suppri- 
mant la  moitié  d'une  montagne,  en  enlevant  du  granit  de  quoi 
bâtir  une  ville,  ont  ceci  de  particulier  que  leurs  murs,  de  deux 
cents  pieds  de  haut,  avec  tous  leurs  étages  de  galeries  super- 
posées et  de  dieux  rangés  en  bataille,  ne  sont  pas  d'aplomb,  mais 
penchent  sur  vous  effroyablement.  On  a  compté  sur  la  solidité 
de  ces  granits,  —  qui,  depuis  le  sommet  jusqu'à  la  base,  se 
tiennent  en  un  seul  et  même  bloc,  sans  une  lézarde,  ni  une 
fissure,  —  pour  produire  cet  effet  de  gouffre  qui  se  referme, 
de  gouffre  qui  va  vous  engloutir. 

Et  puis,  les  cours  de  là-bas  étaient  vides.  Celles-ci  au  con- 
traire sont  encombrées  de  choses  colossales,  obélisques,  statues, 
éléphans  sur  des  socles,  pylônes  et  temples.  Le  plan  d'ensemble 
ne  se  démôle  pas,  dans  cette  obscurité  de  bientôt  minuit,  où 
notre  petite  lanterne  est  si  perdue  ;  on  perçoit  surtout  la  pro- 
fusion et  l'horreur;  au  passage,  quelque  grande  figure  de  cadavre, 
esquissée  dans  la  pierre,  quelque  rire  de  squelette  ou  de  monstre, 
s'éclaire  un  instant  et  rentre  aussitôt  dans  la  mêlée  confuse. 

D'abord  nous  n'avions  vu  que  des  éléphans  isolés  ;  en  voici 
maintenant  toute  une  compagnie  alignée,  debout,  trompe  pen- 
dante, les  seuls  qui  aient  l'air  calme,  au  milieu  de  tant  d'êtres 
convulsés  qui  grimacent  la  mort.  Et  ce  sont  eux  qui  supportent 
sur  leur  dos  la  série  des  trois  grands  temples  monolithes  du 
milieu. 

Nous  passons  entre  ces  temples  et  les  parois  penchées,  les 
parois  menaçantes  du  pourtour,  dans  une  sorte  de  chemin  de 
ronde  où  l'on  continue  de  voir  par  instans  les  étoiles,  qui  jamais 
ne  m'avaient  semblé  si  lointaines.  Et  partout,  des  enlacemens 
de  formes  furieuses,  des  combats  de  monstres,  des  accouple- 
mens  horribles,  des  tronçons  humains  coupés,  qui  perdent  leurs 
viscères,  mais  qui  s'embrassent  encore.  Çiva,  toujours  Çiva; 
Çiva  qui  a  pour  parure  des  colliers  de  crânes,  Çiva  qui  féconde 
et  Çiva  qui  tue  ;  Çiva  qui  a  des  bras  multiples  pour  pouvoir  tuer 
de  dix  côtés  à  la  fois;  Çiva  qui,  la  bouche  tordue  d'ironie,  s'ac- 
couple cruellement  pour  pouvoir,  après,  tuer  ce  qu'il  enfante; 


DANS    l'iNDE    affamée.  21 

Çiva  qui  danse  et  hurle  de  triomphe  sur  des  débris  pantelans, 
des  bras  arrachés,  des  entrailles  déchirées;  Çiva  qui  se  pâme  de 
joie  et  de  rire  en  piétinant  des  petites  filles  mortes,  et  fait  jaillir, 
à  coups  de  talon,  les  cervelles.  C'est  pai-  en  dessous  toujours 
que  la  lueur  de  notre  lanterne  joue  sur  ces  épouvantes,  et  elles 
émergent  une  à  une  de  l'ombre,  pour  aussitôt  s'y  replonger  et 
disparaître.  Les  groupes,  par  endroits,  sont  devenus  frustes, 
indistincts  sous  l'usure  des  siècles  ;  à  peine  dessinés,  ils  s'es- 
tompent et  fuient  dans  l'immense  noir  ambiant,  confondus  avec 
les  roches  qui  en  prolongent  obscurément  la  tourmente  ;  on  ne 
voit  pas,  on  ne  sait  pas  où  cela  s'arrête,  et  alors  on  s'imagine  la 
montagne  entière,  jusqu'en  son  cœur  même,  toute  remplie  de 
vagues  formes  affreuses,  tout  imprégnée  de  luxure  et  de  râle. 

Ces  éléphans  cariatides,  alignés  pour  soutenir  les  édifices  du 
centre,  détonnaient  dans  ce  lieu  par  leur  tranquillité  ;  mais  sur 
l'autre  face  des  temples,  dont  nous  faisons  le  tour,  nous  trouvons 
leurs  pareils,  leurs  symétriques,  entrés  eux  aussi  dans  le  mou- 
vement général  de  lutte  et  de  torture  ;  des  tigres,  des  bêtes  de 
rêve  les  étreignent,  ou  les  mordent  au  ventre  ;  ils  se  débattent  à 
mort,  déjà  écrasés  à  demi  par  les  murailles  qui  pèsent  sur  leur 
croupe.  Et,  de  ce  côté,  la  grande  paroi  enveloppante,  la  masse 
géologique  des  granits  d'alentour,  penche  encore  davantage  ;  la 
profusion  des  figures  ne  commence  à  s'y  ébaucher  qu'à  dix  ou 
vingt  pieds  de  haut;  toute  la  base,  —  qui  fait  ventre,  ainsi  que 
l'on  dit  en  parlant  d'une  ruine  prête  à  crouler,  d'une  ruine  qui 
surplombe  comme  une  voûte,  —  est  lisse,  avec  des  boursouflures 
aux  aspects  mous  ;  on  croirait  les  flancs  d'une  volute  d'eau  noire, 
on  croirait  une  monstrueuse  lame  de  mascaret,  soulevant  des 
édifices  dont  la  retombée  va  être  immédiate  et  ensevelissante... 

Ces  temples  monolithes,  que  des  compagnies  d'éléphans 
surélèvent  et  que  des  pans  de  montagne  taillée  dominent  de 
toutes  parts,  nous  en  avons  maintenant  achevé  le  tour.  Il  nous 
reste  à  y  pénétrer,  et  là  mon  guide  hésite  encore,  propose 
d'attendre  à  demain,  d'attendre  le  soleil  levé. 

Les  escaliers  qui  y  conduisent  sont  en  désarroi  ;  toutes  les 
marches  en  sont  brisées,  dangereusement  glissantes  à  force  d'avoir 
été  polies,  dans  les  temps,  par  le  continuel  passage  des  pieds  nus. 

D'instinct,  sans  savoir  pourquoi,  nous  montons  avec  des  pré- 
cautions de  silence  ;  mais  la  moindre  pierre  qui  vacille,  le 
moindre  caillou  qui  roule,  fait  un  bruit  que  l'écho  répète  et  qui 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  gêne.  Et  toujours,  autour  de  nous,  l'horreur  cent  fois  ré- 
pétée des  Çiva  gesticulant,  des  Çiva  crispés,  des  Çiva  qui  cam- 
brent leur  taille  fine  et  gonflent  leur  poitrine  charnue,  dans 
l'ivresse  des  procréations  ou  des  tueries. 

Au  milieu  de  si  épaisses  ténèbres,  en  entrant  là,  je  ne  me 
soucie  guère  de  n'avoir  songé  à  prendre  ni  une  arme,  ni  seule- 
ment un  bâton,  tant  la  possibilité  d'une  surprise  de  la  part  des 
hommes  ou  des  bêtes  est  loin  de  ma  pensée;  et  cependant  la 
peur  du  chevrier  me  gagne,  la  peur  sombre,  la  peur  de  ce  qui 
n'a  pas  de  nom  et  ne  s'exprime  pas. 

J'attendais,  dans  ce  sanctuaire,  le  summum  de  la  terreur 
épandue  alentour,  le  dernier  excès  des  symboles  atroces.  Mais 
non,  tout  est  apaisant  et  simple  ;  c'est  comme,  après  les  affres 
de  la  mort,  le  grand  calme  soudain  qui  doit  vous  accueillir  au 
delà  ;  aucune  représentation  humaine  ou  animale  nulle  part  ;  il 
n'y  a  plus  une  figure,  plus  une  étreinte,  plus  un  geste,  plus  rien; 
des  temples  vides,  d'une  solennité  reposante  et  grave.  Seules, 
les  résonances  funèbres  s'exagèrent  plus  encore  qu'à  l'extérieur, 
si  l'on  parle  ou  si  Ton  marche;  à  part  cela,  vraiment  il  n'y  a 
quoi  que  ce  soit  pour  elFrayer,  pas  même,  en  l'air,  un  remue- 
ment d'ailes  noires.  Et  les  colonnes  carrées,  qui  sont  d'un  même 
morceau  avec  les  dessous  et  avec  la  voûte,  ont  une  décoration 
sobre  et  sévère,  formée  surtout  de  lignes  s'entre-croisant. 

Visiblement,  du  reste,  malgré  les  ruines  et  la  vétusté  millé- 
naire, le  lieu  demeure  toujours  sacré  ;  dès  l'entrée,  il  s'impose 
comme  tel,  et  la  crainte  qu'il  inspire  est  surtout  religieuse.  Pour 
que  les  murs  soient  ainsi  enfumés,  par  la  flamme  des  torches 
ou  des  lampes,  il  faut  que  l'on  y  vienne  encore  en  foule,  et  pour 
que  le  granit  du  sol  soit  ainsi  luisant  et  comme  imprégné  d'huile. 
Le  dieu  de  la  mort  n'a  pas  délaissé  la  montagne  que  les  peuples 
d'un  autre  âge  avaient  creusée  pour  lui;  le  vieux  sanctuaire  a 
encore  une  âme. 

Il  y  a  trois  salles,  trois  temples,  qui  se  succèdent  et  se  com- 
mandent, taillés  dans  cette  seule  et  même  pierre.  Et  le  dernier 
des  trois  est  le  Saint  des  Saints,  la  partie  habituellement  très 
défendue,  que,  dans  aucun  autre  temple  brahmanique,  je  n'avais 
jamais  pu  pénétrer. 

Là  encore,  j'attendais  je  ne  sais  quoi  de  terrible  à  voir.  Et, 
là  encore,  il  n'y  a  presque  rien. 

Mais  la  seule   chose  qu'il   y   ait,    par  sa  simplicité  quintes- 


DANS  l'inde  affaimée.  23 

senciee,  par  sa  brutale  audace,  étoune,  inquiète  et  assombrit 
plus  que  foutes  les  épouvantes  amoncelées  au  dehors  :  sur  la 
pierre  fruste  de  l'autel,  un  petit  caillou  noir,  d'un  luisant  de 
marbre  poli,  ayant  forme  dVeuf  allongé  et  se  tenant  debout, 
avec,  de  chaque  côté,  p-ravés  sur  le  socle,  ces  mômes  signes 
mystérieux  que  les  sectateurs  de  Civa  ne  manquent  jamais  de 
retracer  sur  leur  front,  le  matin,  avec  de  la  cendre.  Tout  est 
noirci  de  fumée  alentour  ;  les  niches,  dans  le  mur,  pour  rece- 
voir de  pieuses  flammes,  sont  enduites  d'une  suie  épaisse,  et 
graissées  d'huile,  pleines  des  débris  de  mèche  que  l'on  n'ose  plus 
enlever.  Tout  est  sordide,  témoignant  d'un  culte  obstiné,  mais 
d'un  culte  peureux  et  sauvage. 

Or,  ce  caillou  noir,  centre  de  tout,  raison  d'être,  cause  pre- 
mière d'un  si  prodigieux  travail  de  déblaiement  et  de  sculpture, 
est  le  plus  condensé  et  le  plus  douloureusement  significatif  des 
symboles  qu'imaginèrent  jadis  les  Indiens  pour  figurer  le  dieu 
qui  féconde  sans  cesse, pour  sans  cesse  détruire;  il  est  le  Lingam  ; 
il  représente  la  procréation,  c/ui  ne  sert  qiià  alimenter  la  mort. 

L'étendue  qui  joue  la  mer  commence  de  s'éclairer  faiblement 
quand  je  sors  ce  matin  de  la  «  maison  du  voyageur,  »  où  j'ai 
dormi  à  mon  retour  des  grottes  épouvantables.  Sous  un  voile  de 
poussière,  en  suspens  comme  une  brume,  l'étendue  est  bleuâtre, 
avant  jour,  bleuâtre  et  imprécise  comme  de  l'eau  dans  du  brouil- 
lard. Mais  le  soleil,  qui  surgit  brusquement,  la  révèle  une  plaine 
rousse,  altérée  sous  une  atmosphère  sèche,  avec,  çà  et  là,  des 
arbres  morts. 

Je  vais  revoir,  à  la  lumière  violente,  les  temples  de  Çiva, 
vérifier  si  c'est  bien  réel,  tout  ce  dont  je  me  souviens,  et  cette 
fois  je  descends  seul,  connaissant  la  route,  entre  les  roches 
brunes  et  les  hauts  cactus  desséchés,  rigides  comme  des  cierges 
de  vieille  cire  jaune. 

A  peine  levé,  déjà  ce  soleil  sanglant  cause  une  impression  de 
brûlure  aux  tempes  ;  c'est  un  soleil  méchant  et  destructeur,  qui 
chaque  jour  répand  un  peu  plus  de  mort  sur  la  terre  de  l'Inde... 
Trois  hommes  à  bâtons,  espèces  de  pâtres  sans  troupeau,  remon- 
tent de  la  plaine,  passent  près  de  moi  avec  de  profonds  saints; 
ils  sont  d'une  maigreur  jamais  vue,  les  yeux  fébriles  et  trop 
grands  ;  sans  doute  viennent-ils  du  pays  de  la  faim,  au  seuil  du- 
quel me  voici  arrivé.  Les  mille  petites  plantes,  qui   jadis   par 


91 


REVUE    DES    DEUX    MONDFiS. 


places  tapissaient  la  montagne,  ne  forment  plus  qu'un  triste 
feutrage  sans  vie.  Mais  les  bêtes  qui  restent  sont,  comme  tou- 
jours, en  pleine  guerre  ;  sur  le  sol,  des  débris  de  petits  oiseaux 
s'e'talent,  déchiquetés  fraîchement  par  les  aigles  ;  partout,  de 
grosses  araignées  voraces  ont  tendu  des  toiles,  pour  manger  les 
derniers  papillons,  les  dernières  sauterelles.  Et  la  magnificence 
de  ce  soleil,  de  minute  en  minute  plus  brûlant,  comme  un  bra- 
sier qui  se  rapproche,  est  sinistre  autant  que  la  gloire  de  Çiva... 
Le  Dieu  qui  féconde  et  le  Dieu  qui  tue,  comme  je  pense  à  Lui, 
ce  matin,  en  descendant  à  son  horrible  sanctuaire  !  Et  comme  je 
le  conçois  bien,  cette  fois,  à  la  façon  brahmanique  !...  Le  Dieu 
qui  multiplie  les  germes  des  hommes  ou  des  bêtes  avec  une  iro- 
nique et  folle  profusion,  mais  qui  a  pris  soin,  pour  chaque  es- 
pèce créée,  d'inventer  un  ennemi,  infernalement  armé  tout  ex- 
près !  Avec  quel  art  inépuisable  et  minutieux  il  s'est  complu  à 
préparer  les  dents,  les  griffes,  les  cornes,  la  faim,  les  virus,  les 
venins  des  serpens  et  des  mouches  !  Au-dessus  des  étangs  où  les 
poissons  glissent,  il  a  aiguisé  tous  les  becs  des  oiseaux  pêcheurs. 
Pour  les  hommes,  qui  devaient  à  la  longue  se  rire  des  grands 
fauves,  il  a  sournoisement  réservé  les  maladies,  les  épuisemens 
et  les  vieillesses.  Dans  la  chair  de  tous,  il  a  enfoncé  l'écharde 
cuisante  et  stupide  de  lamour.  Pour  tous,  il  a  combiné  l'innom- 
brable et  ténébreux  essaim  des  infiniment  petits;  jusque  dans 
l'eau  des  ruisseaux  clairs,  cachant  des  myriades  de  destructeurs 
invisibles,  ou  bien  des  germes  de  vers  aux  armatures  féroces, 
prêts  à  dévorer  les  entrailles  de  qui  viendrait  boire...  «  La  souf- 
france est  pour  élever  les  âmes  ;  »  je  le  veux  bien  ;  mais  nos 
enfans,  nos  petits,  qui  meurent  sans  comprendre,  étouffés  par 
un  mal  inventé  pour  eux?...  D'ailleurs,  je  lai  vue  aussi,  la  souf- 
france, et  la  suprême  angoisse,  et  l'inutile  prière,  dans  les  pau- 
vres yeux  effarés  des  moindres  bêtes...  Et  les  oiselets  blessés  à 
mort  par  quelque  chasseur  imbécile,  est-ce  aussi  pour  élever 
leur  âme  ?  Et  les  bestioles  de  l'air,  sous  la  sucée  atroce  des  arai- 
gnées?... Toute  cette  infinie  cruauté,  épandue  sur  le  tourbillon 
des  êtres  ;  tout  cela  qui  est  vrai  à  hurler,  qui  a  été  connu  de 
tout  temps  et  ressassé  par  tout  le  monde,  jamais  ne  m'était  aussi 
impitoyablement  apparu  qu'à  cette  heure,  en  redescendant  aux 
grottes  de  Çiva.  Et  cependant  je  suis  l'un  des  heureux,  moi,  et 
des  bien  vivans,  que  la  famine  proche  n'atteindra  pas,  ni  sans 
doute    aucune   autre  cause   d'immédiate   destruction.   Au   plus. 


DANS  l'inde  affamée.  25 

ai-je  à  redouter  la  brûlure  de  ce  soleil  qui  monte,  et  la  morsure 
des  cobras  aux  anneaux  noirs,  enroulés  sous  l'herbe  morte... 

Quand  j'arrive  en  bas,  dans  la  plaine  de  sable  et  de  poussière, 
tournant  à  main  droite,  je  n"ai  plus  que  quelques  minutes  de 
marche  pour  me  retrouver  devant  les  portes  énormes  et  béantes. 

Aucun  bruit  d'alarme,  ce  matin,  n'accueille  mon  entrée  dans 
l'effroyable  sanctuaire  :  aigles,  vautours  ou  faucons,  qui  nichent 
aux  voûtes,  sont  déjà  partis  et  en  chasse,  la  serre,  le  bec  prêts 
à  déchirer  et  à  manger.  Silence  partout,  moins  terrible  cepen- 
dent  que  le  silence  d'hier  minuit. 

Les  temples  monolithes,  que  les  obélisques  précèdent  et  que 
les  rangées  d'éléphans  soutiennent,  sont  bien  là,  debout  dans 
l'excavation  profonde,  qui  penche  sur  eux  ses  flancs  peuplés  de 
figures.  Mais  tout  me  semble  moins  colossal,  moins  surhumain, 
vu  au  soleil  levant;  moins  surhumain  et  plus  assez  horrible  pour 
célébrer  comme  il  convient  le  Dieu  créateur.  OEuvre  d'une  race 
encore  enfantine,  qui  n'avait  pas  compris  suffisamment  encore 
l'immense  férocité  de  la  vie,  ou  qui  ne  savait  pas  mieux  sym- 
boliser. Et  rien  aujourd'hui  ne  me  rend  rimpression  d'hier, 
l'impression  d'arriver  ici  dans  la  nuit  noire,  avec  une  lanterne 
éclairant  mal  et  par  en  dessous. 

Le  délabrement  s'indique  extrême,  à  la  lumière  du  matin. 
Non  seulement  les  siècles  ont  passé,  fauchant  çà  et  là  des  co- 
lonnes, des  chapiteaux,  des  têtes  ou  des  corps;  mais  de  plus,  à 
l'époque  de  la  conquête  musulmane,  ces  temples  ont  été  as- 
saillis, comme  tous  ceux  de  Çiva,  par  des  hommes  fanatisés,  qui 
tenaient  à  nommer  Dieu  d'un  autre  nom. 

Ce  que  l'on  ne  soupçonnait  pas,  hier  en  pleine  nuit,  c'est  que 
tous  ces  épouvantails  avaient  jadis  été  peints.  Les  personnages, 
dent  on  distingue  à  présent  la  multitude  entière,  dont  on  aper- 
çoit de  tous  côtés  les  gestes  multiples,  dans  la  pénombre  des 
roches  surplombantes,  sont  encore  légèrement  verdàtres,  couleur 
de  cadavre,  tandis  que  le  fond  de  leurs  loges  est  resté  un  peu 
rouge,  comme  du  sang  qui  aurait  séché. 

Les  temples  monolithes  du  milieu  étaient  polychromes,  eux 
aussi,  en  leur  temps;  des  nuances  comme  on  en  voit  à  Thèbes 
ou  à  Memphis,  des  blancs,  des  rouges,  des  ocres  jaunes  y  per- 
sistent encore,  aux  places  abritées. 

Ce  matin,  j'y  monterai  donc  seul,  ainsi  que  je  le  souhaitais; 


26 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


le  chevrier  de  la  veille,  si  sauvage  qu'il  fût,  n'en  demeurait  pas 
moins  un  homme  pensant,  et  mon  tête-à-tète  avec  Çiva  était 
troublé  par  sa  présence. 

Au  dedans,  c'est  bien  le  silence  que  j'avais  prévu,  mais  j'atten- 
dais plus  de  lumière  sous  les  voûtes;  il  fait  très  sombre,  malgré 
ce  soleil  levant  dont  la  grande  plaine  rousse  est  déjà  tout  in- 
cendiée; un  peu  de  fraîcheur  nocturne  reste,  comme  empri- 
sonnée sous  les  granits  lourds;  et,  dans  le  fond  du  plus  secret 
sanctuaire,  aux  parois  ternies  depuis  des  siècles  par  les  torches 
fumeuses,  une  éternelle  obscurité  entoure  la  dernière,  la  plus 
sarcastique  expression  du  dieu  de  l'engendrement  et  de  la  mort, 
qui  est  le  caillou  noir,  cyniquement  taillé  en  Lingam... 


V.    —   LA   CHANSON    DE   LA   FAMINE 


Ce  sont  des  petits  enfans  surtout,  ce  sont  de  pauvres  petits 
squelettes,  aux  grands  yeux  étonnés  de  tant  souffrir,  qui  la 
chantent  ou  qui  la  hurlent,  cette  chanson,  à  l'entrée  des  vil- 
lages, aux  carrefours  des  routes,  en  tenant  à  deux  mains  leur 
ventre  affreusement  creusé,  dont  la  peau  s'est  plissée  comme 
celle  d'une  outre  vide. 

Pour  l'entendre  dans  toute  sa  violence,  cette  chanson-là,  il 
faut  faire  encore,  depuis  les  grottes  du  dieu  destructeur,  environ 
cent  lieues  vers  le  Nord-Ouest,  vers  le  pays  Radjpoute,  où  les 
hommes  eu  ce  moment  tombent  par  milliers,  faute  d'un  peu  de 
riz  qu'on  ne  leur  envoie  pas. 

Dans  cette  région,  les  forêts  sont  mortes,  la  jungle  est  morte, 
tout  est  mort. 

Les  pluies  de  printemps,  que  la  mer  d'Arabie  envoyait  jadis, 
font  défaut  depuis  quelques  années,  ou  bien  changent  de  route, 
vont  se  répandre,  inutiles,  sur  le  Beloutchistan  désert.  Et  les 
torrens  n'ont  plus  d'eau;  les  rivières  tarissent,  les  arbres  ne 
peuvent  plus  reverdir. 

C'est  par  la  route  peu  suivie  de  Rutlam  et  d'Indore,  que  je 
me  rends  au  pays  de  la  faim,  et  c'est  en  chemin  de  fer,  car  on 
sait  que  Tlnde  en  est  maintenant  sillonnée.  Le  train  s'en  \a, 
pres(|ue  vide,  et  les  rares  voyageurs  sont  tous  Indiens. 

Sous  mes  yeux,  pendant  des  heures,  les  forets  passent;  elles 
n'ont   plus   de  palmiers,  mais  des  arbres   qui  ressemblent   aux 


DANS  l'inde  affamée.  27 

nôtres;  on  les  prendrait  pour  les  forêts  de  chez  nous,  si  elles 
n'étaient  si  grandes,  avec  des  horizons  si  sauvages.  Des  ramures 
délicates,  des  ramures  grises.  Et  la  teinte  générale  est  celle  de 
nos  feuillées  de  chêne  en  décembre;  l'ancienne  Gaule,  à  l'arrière 
automne,  devait  avoir  de  tels  aspects;  or,  nous  sommes  dans 
rinde,  en  avril;  et  cette  chaleur  de  printemps  tropical  déroute 
l'esprit,  cette  chaleur  de  fournaise  sur  ces  paysages  d'hiver;  rien 
cependant,  au  cours  de  cette  première  journée  de  voyage,  ne 
révèle  encore  la  pressante  détresse  humaine;  mais  on  a  le  sen- 
timent de  quelque  chose  d'anormal,  d'une  désolation  sans  recours, 
d'une  espèce  d'agonie  de  la  planète  usée. 

L'Inde,  aïeule  de  notre  Europe,  est,  il  va  sans  dire,  un  pays 
de  ruines.  Un  peu  partout  apparaissent  les  immenses  fantômes 
des  villes  qui  moururent  dans  les  temps,  il  y  a  des  siècles  et 
des  millénaires  ;  des  villes  dont  le  nom  est  oublié,  mais  qui 
furent  des  villes  géantes,  superbement  perchées  sur  des  mon- 
tagnes et  dominant  des  abîmes.  Remparts  de  deux  lieues  de  long, 
palais  et  temples,  aujourd'hui  abandonnés  aux  singes  et  aux 
serpens  cobras...  Auprès  de  tels  débris,  combien  sembleraient 
mesquins  nos  donjons,  nos  manoirs,  tous  les  restes  de  notre 
moyen  âge  féodal! 

Ruines  et  forêts,  couleur  d'ocre  ou  de  sienne  brûlée,  se 
succèdent  le  long  de  ma  route,  baignant  jusqu'au  soir  dans  la 
même  incandescence  de  l'air.  Et,  sur  la  végétation  détruite,  sur 
les  ossemens  des  vieilles  cités  de  légende,  lardent  soleil  se 
couche,  terni  de  poussière,  tristement  rose,  d'une  hivernale 
pâleur. 

Le  lendemain  on  s'éveille  dans  la  jungle  infinie. 

Et  au  premier  village  où  l'on  s'arrête,  sitôt  que  s'apaise  le 
bruit  des  roues,  leur  fracas  de  ferraille,  une  clameur  monte, 
une  clameur  très  spéciale,  qui  tout  de  suite  vous  glace,  même 
avant  qu'on  ait  bien  compris  :  c'est  Ihorrible  chanson  qui  com- 
mence, et  qui  ne  vous  quittera  plus.  On  est  entré  dans  le  pays 
de  la  faim.  Il  n'y  a  guère  que  des  voix  enfantines,  et  cela  res- 
semblerait presque  au  tumulte  d'une  école  en  récréation,  mais 
avec  on  ne  sait  quoi  d'éraillé,  d'épuisé,  de  glapissant,  qui  fait  mal 
à  entendre... 

Oh!  les  pauvres  petits  êtres,  se  pressant  là  contre  la  barrière, 
et  tendant  vers  nous  leurs  mains  desséchées,  au  bout  des  os  qui 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  leurs  bras!  Sous  leur  peau  brune,  aux  plis  retombans, 
tout  leur  frêle  squelette  se  dessine,  à  faire  peur  ;  on  dirait 
qu'ils  n'ont  pas  d'entrailles,  tant  leur  ventre  est  plat,  et  des 
mouches  se  sont  collées  à  leurs  paupières,  à  leurs  lèvres,  pour 
y  boire  ce  qui  reste  d'humidité.  Ils  n'ont  plus  de  souffle, 
presque  plus  de  vie,  et  cependant  ils  tiennent  debout,  et  ils 
crient  encore.  Manger,  ils  voudraient  manger,  et  il  leur  semble 
que  ces  inconnus  qui  passent,  dans  de  si  grandes  voitures,  doi- 
vent être  riches,  qu'ils  auront  pitié  et  leur  jetteront  quelque  chose. 
—  «  Maharajh!  Maharajh!  »  (Monseigneur!  Monseigneur!) 
appellent  ensemble  toutes  les  petites  voix,  sur  des  notes  chantées 
et  tremblotantes.  Il  en  est  qui  ont  à  peine  cinq  ans,  et  qui  crient 
aussi:  «  Maharajh!  Maharajh!  »  et  qui  allongent  à  travers  la 
barrière  des  menottes  lamentables. 

Dans  ce  train,  ceux  qui  voyagent  avec  moi  sont  d'humbles 
Indiens,  de  3^  et  de  4®  classe;  ils  lancent  ce  qu'ils  ont,  des  restes 
de  gâteaux  de  riz,  des  monnaies  de  cuivre,  et  sur  tout  cela  les 
affamés  se  ruent  comme  des  bêtes,  en  se  piétinant  les  uns  les 
autres.  Des  pièces  de  monnaie  peuvent  donc  leur  servir?  Alors, 
c'est  donc  qu'il  y  a  des  provisions  encore  dans  les  boutiques  en 
terre  du  village,  mais  pour  ceux-là  seuls  qui  ont  de  quoi  en 
acheter!...  De  même,  quatre  wagons  de  riz  sont  attelés  derrière 
nous,  et  il  en  passe  ainsi  chaque  jour;  mais  on  ne  leur  en  donnera 
point;  non,  pas  une  poignée,  pas  quelques  grains  qui  prolon- 
geraient un  peu  leur  vie;  c'est  destiné  aux  habitans  des  villes,  à 
ceux  qui  ont  encore  de  l'argent  et  qui  paieront. 

Qu'est-ce  qui  nous  empêche  de  repartir?  Pourquoi  si  long- 
temps s'arrêter  devant  ce  lugubre  village,  où,  de  minute  en 
minute,  le  troupeau  des  affamés  s'assemble  plus  nombreux  et 
la  chanson  de  détresse  va  s'exaspérant  ? 

Aux  environs,  tant  la  terre  est  sèche  et  poudreuse,  ce  qui 
fut  rizières  ou  champs  cultivés  simule  un  désert  de  cendre.  Et 
voici  des  femmes,  —  des  squelettes  de  femmes  plutôt,  avec  des 
seins  pendans  comme  des  lambeaux  de  basane,  — qui  arrivent  en 
hâte,  épuisées  par  l'effort,  dans  l'espoir  de  vendre  de  lourds  et 
infects  paquets,  apportés  sur  leur  tête  :  des  peaux  de  leurs 
vaches,  qui  sont  mortes  de  faim  et  qu'elles  ont  écorchées.  Mais 
le  prix  d'une  vache  à  peu  près  vivante  est  tombé  ici  à  un  quart 
de  roupie  (environ  dix  sous),  puisqu'on  ne  pourrait  pas  la 
nourrir  et  que  pour  rien  au  monde,  dans  ce  pays  brahmanique, 


DAAS  l'inde  affamée.  29 

on  ne  se  déciderait  à  manger  de  sa  chair.  Alors,  qui  donc 
achèterait  une  peau  qui  sent  la  pourriture  et  qui  attire  un  essaim 
de  mouches? 

J'ai  jeté  maintenant  tout  ce  que  j'avais  de  pièces  sur  moi... 
Mon  Dieu,  on  ne  repartira  donc  pas!...  Oh!  le  désespoir  d'un 
tout  petit,  de  trois  ou  quatre  ans,  auquel  un  autre,  un  peu  plus 
grand  que  lui,  vient  d'arracher  l'aumône  qu'il  serrait  dans  sa 
main  crispée  !... 

Le  train  enfin  s'ébranle,  et  la  clameur  s'éloigne.  Nous  voici 
lancés  à  nouveau  dans  la  jungle  silencieuse. 

La  jungle  est  morte,  la  jungle  qui,  au  printemps,  devrait  four- 
miller de  vie  ;  les  graminées,  les  broussailles  n'y  reverdissent 
plus  ;  l'avril  n'a  plus  le  pouvoir  d'y  réveiller  les  essences  lan- 
guissantes; elle  affecte,  comme  la  forêt,  un  aspect  d'hiver  sous 
le  soleil  torride.  On  y  voit  errer  des  gazelles,  maigres,  effarées, 
qui  ne  trouvent  plus  d'herbe,  qui  ne  savent  où  aller  boire.  Et  de 
loin  en  loin,  sur  le  tronc  de  quelque  arbre  sec,  un  jeune  rameau, 
une  branchette  isolée  a  pris  tout  ce  qui  restait  de  sève,  pour 
donner  encore  deux  ou  trois  feuilles  tendres,  ou  bien  une  grande 
fleur  rouge  mélaacoliqaement  épanouie  au  milieu  de  la  déso- 
lation. 

A  chaque  village  où  l'on  s'arrête,  les  affamés  sont  là,  vous 
guettant  à  la  barrière.  Leur  chanson  que  Ton  redoute  d'entendre, 
et  qui  est  toujours  pareille,  en  fausset  déchirant,  sur  les  mêmes 
notes,  s'élève  dès  qu'on  approche  ;  et  puis  elle  s'enfle,  et  vous 
poursuit  en  s'exaltant  de  désespoir,  quand  on  s'éloigne  à  nouveau 
dans  les  solitudes  brûlées. 

VI.    —   BRAHMINES    DU    TEMPLE   d'oDEYPOURE 

A  cent  cinquante  lieues  à  peu  près  au  delà  des  épouvan- 
tables grottes,  —  dans  la  direction  du  Nord-Ouest,  qui  est  celle 
de  la  sécheresse  croissante,  —  la  ville  blanche  d'Odeypoure,  au 
pays  de  Meswar,  est  encore  une  étape  délicieuse,  sur  cette  route 
de  la  grande  famine,  que  j'ai  commencé  de  suivre. 

Quand  on  arrive,  on  aperçoit  de  très  loin  les  blancheurs  de 
cet  amas  de  palais  et  de  temples,  se  détachant  sur  le  fond  des 
hautes  montagnes  dentelées,  couvertes  de  forêts,  qui  l'entourent 
et  l'enferment  de  toutes  parts.  Malgré  la  teinte  feuille  morte, 
qui  a  remplacé  ici  le  vert  des  ramures,  depuis  qu'il  ne   pleut 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus,  malgré  toujours  cette  anormale  tristesse  d'une  terre  qui  se 
dépouille  et  jaunit,  au  printemps,  la  ville,  quand  on  y  regarde  à 
distance,  conserve  un  air  heureux  et  privilégié,  dans  ces  arbres, 
au  pied  de  ces  pentes  boisées,  qui  lui  font  comme  un  nid  de 
tranquillité  et  de  mystère. 

Mais,  de  près,  combien  la  détresse  déjà  s'indique  !  Dans 
l'avenue  bordée  d'arbres  morts  qui  conduit  aux  portes,  de 
lugubres  mendians  se  promènent,  de  ces  êtres  comme  on  n'en 
avait  vu  nulle  part  et  dont  la  vie  persistante  n'est  plus  vraisem- 
blable :  des  momies,  des  ossemens  desséchés  qui  marchent,  et  à 
qui  des  yeux  restent  au  fond  des  orbites,  et  une  voix,  au  fond 
de  la  gorge,  pour  demander  l'aumône.  Ils  sont  les  débris  de  la 
population  des  champs;  ils  se  traînent  vers  la  ville,  ayant  ouï 
dire  que  l'on  y  mangeait  encore.  Mais  souvent  aussi,  en  chemin, 
ils  s'afl'aissent  ;  on  en  voit  çà  et  là  de  gisans,  sur  l'épaisse  pous- 
sière qui  tout  de  suite  enveloppe  leur  agonie  et  donne  à  leur 
nudité  la  couleur  des  squelettes. 

Le  long  de  cette  avenue,  des  enclos  mélancoliques  et  sans 
fin  appartiennent  au  Maharajah  d'Odeypoure  :  par-dessus  les 
murs  d'enceinte,  on  voit  monter  des  mausolées,  des  ruines  de 
temples,  des  kiosques  en  pierre  et  en  marbre,  des  édifices  à 
coupoles  ayant  servi  à  la  crémation  de  princes  défunts,  et  de 
grands  arbres  effeuillés,  mourans,  sur  les  branches  desquels 
sont  assis  des  singes. 

Aux  portes  enfin,  aux  portes  des  remparts,  qui  sont  hautes  et 
blanches,  et  que  gardent  des  Indiens  le  sabre  nu,  la  sinistre 
marée  envahissante  des  meurt-de-faim  est  arrêtée  comme  un 
flot  par  une*  écluse  ;  ils  restent  là  entassés  et  la  main  tendue,  — 
non  point  qu'on  leur  interdise  de  passer,  mais,  dans  tous  les 
pays  du  monde,  les  entrées  de  ville  sont  un  lieu  d'élection  pour 
ceux  qui  mendient. 

Odeypoure,  fondée  il  y  a  trois  siècles  (après  la  desJ;ruction 
do  Chitore  (1),  l'ancienne  capitale  de  Meswar,  dont  les  ruines 
gisent  à  quelques  lieues  dans  l'Est),  a  déjà  pris  un  air  de  vétusté 
extrême,  sous  son  épais  linceul  de  chaux.  Elle  renferme  quan- 
tité de  temples  brahmaniques,  à  colonnes  blanches,  à  pyramides 
blanches,  dont  le  plus  grand  et  le  plus  vénéré  appartient  au 
dieu  Chri-Jannath-Raijie.  Très  blancs  aussi,  sur  un  rocher,  les 

(1)  Chitore,  bâtie  en  728;  mise  à  sac  en  1303  par  Allaudin,  en  1533  par  Bahadur, 
shah  de  Guzerat,  et  complètemeut  détruite  en  1568  par  Akbar, 


DANS    l'lNDE    affamée.  31 

grands  palais  du  Maharajah,  qui,  d'un  côté,  dominent  toute  la 
ville  el,  de  l'autre,  mirent  leurs  blancheurs  dans  un  lac  frais  et 
profond,  entouré  de  montagnes  et  de  forets. 

Une  circonstance  particulière  m'a  fait  ici,  dès  le  premier 
instant,  l'ami  de  deux  jeunes  brahmines,  qui  sont  frères  et  tous 
deux  prêtres  au  grand  temple.  Chaque  jour,  aux  heures  silen- 
cieuses et  brûlantes  oii  je  ne  sors  pas,  je  reçois  leur  visite  dis- 
crète, dans  la  petite  «  maison  du  voyageur  »  qui  est  en  dehors 
des  murs,  au  milieu  d'une  solitude  de  poussière.  Ils  sont  vêtus 
d'une  robe  blanche  et  coiiîés  d'un  mince  turban.  Ils  ont  le  même 
visage,  d'une  finesse  exquise,  les  deux  frères,  et  les  mêmes 
grands  yeux  mystiques.  Leur  noblesse  de  race,  sans  croisemens 
ni  mésalliances,  remonte  à  deux  ou  trois  mille  ans  :  fils  et 
arrière-petits-fils  de  rêveurs  qui,  depuis  les  origines,  se  sont 
tenus  en  dehors  et  au-dessus  de  notre  humanité  vile  ;  qui  jamais 
ne  se  sont  adonnés  à  l'intempérance,  au  commerce  ni  à  la 
guerre  ;  qui  n'ont  jamais  tué,  même  une  humble  bête  ;  qui  n'ont 
jamais  mangé  d'aucune  chose  of/anl  vécu.  Ils  sont  pétris  d'un 
limon  différent  du  nôtre  et  plus  pur;  ils  sont  presque  un  peu 
dématérialisés  avant  la  mort,  et  possèdent  des  sens  moins 
lourds,  capables  de  percevoir  des  choses  au  delà  de  cette  vie 
transitoire. 

Cependant  mon  espérance  était  chimérique,  d'obtenir  par 
eux  quelque  lumière  ;  leur  bralimisme  s'est  obscurci,  de  géné- 
ration en  généralion,  par  l'abus  des  rites  et  des  observances  ;  ils 
ne  connaissent  plus  le  sens  caché  des  symboles. 

—  «  Le  roi  Chri-Jugat-Singhie,  fils  do  Chri-Karan-Singhie, 
grand  adorateur  du  dieu  que  nous  servons,  commença  la  con- 
struction de  notre  temple  en  1684,  lors  de  son  avènement  au 
trône.  Ce  prince  l)àtit  deux  autres  temples  sur  le  lac,  et  ces 
troib  bâtisses  durèrent  ensemble  vingt-quatre  ans.  Pour  l'inau- 
guration, quand  l'image  de  notre  dieu  fut  placée  dans  le  sanc- 
tuaire, en  1708,  plusieurs  princes  des  environs  arrivèrent  en 
cortège,  avec  beaucoup  de  magnificence,  amenant  une  grande 
quantité  d'éléphans...  » 

C'est  l'un  des  deux  frères  qui  raconte,  dans  le  silence  de  midi 
et  dans  la  pénombre  de  la  «  maison  du  voyageur,  »  fermée 
contre  le  soleil,  contre  les  mouches,  et  contre  le  vent  dessé- 
chant, le  vent  de  famine.  Ils  sont  très  érudits  sur  les  temples 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Odeypoure  et  sur  tous  les  dieux  du  panthéon  Pouranique. 
Mais,  sur  les  causes  de  leurs  espoirs  éternels,  sur  leur  vision  de 
rau-delà,  si  je  les  interroge,  ils  ne  savent  répondre  rien  qui  me 
soit  intelligible  ;  tout  de  suite  nous  perdons  contact,  nous  ne 
nous  sentons  plus  des  âmes  de  même  espèce  ;  entre  nous  tombe 
comme  un  rideau  de  nuit  isolante.  Ils  sont  des  voyans  sans 
doute,  comme  la  plupart  des  prêtres,  leurs  pareils,  mais  ils 
sont  aussi  des  simples  qui  n'expliquent  pas. 

Chaque  jour  ils  m'apportent  des  présens  naïfs,  les  deux 
prêtres,  des  fleurs,  de  modestes  gâteaux  préparés  à  leur  usage. 
Ils  sont  courtois  et  doux.  Cependant  des  abîmes  nous  séparent. 
Et  au  respect  qu'ils  me  t<hiioignent,  se  mêle  un  irréductible 
dédain  de  caste  ;  ainsi,  non  seulement  ils  aimeraient  mieux 
mourir  que  partager  les  mets  horribles,  souilh'S  de  chair  et  de 
sang,  auxquels  m'ont  habitué  mes  ancêtres;  non  seulement  ils 
n'accepteraient  même  pas  de  ma  main  un  verre  d'eau;  mais  de 
plus,  le  fait  de  boire  ou  de  manger  quoi  que  ce  soit  en  ma  pré- 
sence, leur  semblerait  un  déshonneur  que  rien  ne  laverait  plus. 

Ce  matin,  avant  l'heure  habituelle  de  leur  visite,  ils  ont 
entr'ouvert  ma  porte,  —  laissant  pénétrer  avec  eux  un  rayon  de 
lumière  ardente,  une  envolée  de  poussière,  un  souffle  de  four- 
naise. C'était  pour  m'informer  qu'aujourd'hui  est  la  fête  de  leur 
dieu  ;  qu'ils  ne  seraient  donc  pas  libres  de  revenir,  mais  que  je 
pourrais  les  retrouver,  au  baisser  du  soleil,  dans  la  première 
enceinte  de  leur  temple. 

Et  ils  m'ont  laissé  des  guirlandes  de  fleurs  de  jasmin,  comme 
on  en  porte  ici  autour  du  cou  pendant  les  fêtes,  —  mais  de  notre 
vrai  jasmin  de  France,  qui  était  inconnu,  là-bas,  dans  l'Inde 
méridionale...  Or,  ces  petites  fleurs  blanches,  enhlées  en  guir- 
lande enfantine,  je  n'avais  plus  revu  cela  depuis  les  premiers 
étés  de  ma  vie,  depuis  l'âge  où,  dans  la  cour  de  ma  maison 
familiale,  à  l'ombre  des  vieux  murs  garnis  de  ce  même  jasmin, 
je  m'amusais  à  faire  des  colliers  pareils  à  ceux  que  mes  amis 
indiens  viennent  de  m'apporter...  Et  j'ai  retrouvé  tout  à  coup 
dans  ma  mémoire  ces  étés  lointains,  la  retombée  des  feuillnges 
le  long  de  ce  mur,  les  herbes  et  les  fleurs  de  cette  cour  qui  jadis, 
à  mes  yeux,  représentait  le  monde.  Alors,  dans  un  recul  infini, 
se  sont  effacés  pour  un  instant  les  pays  de  Brahma,  la  ville 
d'Odeypoure,  ses  dieux,  son  soleil  et  sa  famine... 


DANS  l'inde  affamée.  33 

Au  déclin  du  jour  cependant,  je  me  suis  rendu  à  la  fêle  du 
dieu  Chri-Jannath-Raijie. 

Son  temple  est  blanc  comme  de  la  neige  fraîchement  tombée. 
On  y  monte  par  un  escalier  monumental  de  trente  ou  quarante 
marches,  que  gardent  des  éléphans  de  pierre. 

La  pyramide  brahmanique,  ici,  au  nord  de  Flnde, n'est  pas, 
comme  dans  le  sud,  une  folle  mêlée  de  divinités  et  de  bêtes; 
elle  est  plus  sobre,  plus  mystérieusement  calme  ;  de  loin  elle 
ressemble  à  un  grand  if  de  cimetière.  —  Et  le  temple  de  Chri- 
Jannath-Raijie  possède  plusieurs  de  ces  pyramides,  qui  sont 
blanches  aussi,  blanches  comme  de  la  neige  fraîchement  tombée. 

Sachant  que  nul  ne  pénètre  dans  le  sanctuairç,  s'il  n'est  Hin- 
dou et  de  caste  noble,  je  suis  resté  dans  la  cour,  et  j'ai  l'ait  de- 
mander mes  amis. 

Ils  sont  venus  à  mon  appel,  mais  vraiment  ce  n'étaient  plus 
les  mêmes  que  dans  la  «  maison  du  voyageur;  »  l'abîme  d'in- 
compréhension s'était  creusé  entre  nous  davantage.  Et,  d'abord, 
ils  se  sont  excusés  de  ne  pouvoir  prendre  ma  main  comme  d'ha- 
bitude, étant  aujourd'hui  officians  et  appelés  à  toucher  des  choses 
saintes. 

Pour  la  première  fois,  je  les  voyais  presque  nus,  ainsi  que 
les  prêtres  ont  coutume  d'être  en  présence  de  leur  dieu,  la  petite 
cordelette  des  «  fils  de  la  bouche  de  Brahma  »  traversant  en 
bandoulière  leur  poitrine  de  belle  statue  bronzée.  Et  leurs  yeux 
dilatés  avaient  une  expression  d'absence  que  je  ne  leur  avais 
jamais  connue. 

Toujours  courtois  pourtant,  ils  m'ont  fait  asseoir  à  une  place 
d'honneur,  aux  pieds  d'un  Vichnou  de  cuivre,  en  face  même  de 
la  porte  du  sanctuaire. 

La  cour  du  temple  était  encombrée  de  marchands  de  parures, 
ayant  des  paniers  tout  remplis  de  colliers  en  jasmin  blanc,  en 
jasmin  jaune,  en  roses  du  Bengale.  Et  parmi  les  étalages  de 
fleurs,  rôdaient,  de  plus  en  plus  nombreux,  les  spectres  de  la 
faim,  les  pauvres  squelettes  d'une  couleur  terreuse,  avec  des 
yeux  de  fièvre. 

Devant  moi  défilait  le  peuple  de  Brahma,  montant  ou  des- 
cendant les  marches  du  temple,  entre  les  grands  éléphans  de 
pierre  qui,  en  haut  des  escaliers,  dressaient  leurs  trompes  vers 
le  ciel.  Tous  les  hommes  étaient  vêtus  de  robes  blanches,  un 
sabre  à  la  ceinture  et   plusieurs  rangs  de  fleurs  étages  sur  la 

TOME  XIII.   —   1903.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poitrine.  11  venait  des  vieillards  que  leur  barbe  de  neige,  re- 
broussée à  la  mode  radjpoute,  faisait  ressembler  à  de  vieux  chais 
blancs.  Il  venait  beaucoup  d'eul'ans  tout  petits,  les  jambes  à 
peine  assez  longues  pour  monter,  mais  lair  pénétré  et  grave,  et 
loujours  solennellement  coilï'és  d'une  espèce  de  tiare  en  velours 
brodé  d'or.  Et  les  femmes  étaient  merveilleuses,  drapées  à  lan- 
tique  dans  des  mousselines  de  toutes  couleurs  avec  des  dessins 
dorés,  ou  bien  dans  des  mousselines  noires  avec  des  étoiles  d'ar- 
gent. Une  musique  caverneuse  m'arrivait  du  fond  de  l'obscur  et 
impénétrable  temple,  et  parfois  les  coups  de  quelque  mons- 
trueux tamtam  grondaient  sous  les  voûtes  comme  le  tonnerre. 

Chacun,  avant  de  monter,  s'inclinait  pour  baiser  la  marche 
d'en  bas.  Et  de  même,  là-haut  avant  de  sortir  de  l'ombre  sainte, 
chacun  se  retournait  sur  la  porte,  pour  saluer  et  pour  baiser  le 
seuil.  Mais  les  spectres  de  la  famine,  qui  arrivaient  toujours, 
horriblement  nus  et  macabres,  gênaient  cette  foule  en  habits  de 
fête,  essayaient  d'arrêter  les  passans  avec  leurs  pauvres  mains 
desséchées,  crochaient  dans  les  voiles  de  mousseline,  avaient  des 
brusqueries  et  des  crispations  de  singe  pour  attraper  les  au- 
mônes... 

Et  puis  le  vent  s'est  déchaîné,  comme  chaque  soir  à  la  môme 
heure,  sans  pour  cela  rafraîchir  la  ville  brûlante,  et,  dans  une 
brume  de  poussière,  le  soleil  s'est  couché,  jaune,  triste,  et  terni 
autant  qu'un  soleil  du  Nord. 

Dans  les  rues,  malgré  tout,  la  fête  a  continué  jusqu'à  nuit 
close.  On  se  jetait  les  uns  aux  autres,  à  pleines  mains,  des  pou- 
dres parfumées  et  colorées,  qui  adhéraient  aux  visages,  aux  vè- 
temens.  Des  gens  sortaient  de  la  bagarre  avec  une  moilié  de 
figure  poudrée  de  bleu,  ou  de  violet,  ou  de  rouge.  Et  toutes  les 
robes  blanches  portaient  la  trace  de  mains  trempées  dans  des 
teintures  éclatantes,  cinq  doigts  marqués  en  rose,  en  jaune  ou 
en  vert. 

vn.    —    LE    BOIS    CHARMANT    d'oDRYPOURE 

Dans  le  bois  charmant  habilenl  trois  Inkirs,  tout  au  bord  de 
la  route,  sous  un  toit  de  chaume,  au  pied  d'une  colline  et  de- 
vant le  miroir  d'un  lac  tranquille.  Ce  sont  trois  jeunes  hommes 
ré'gulièrement  beaux,  nus  avec  de  longues  chevelures,  et  poudrés 
de  la  tête  aux  pieds  en  gris  pâle  couleur  de  pierre. 


DANS  l'indr  affamée.  35 

Tout  le  jour  et  tous  les  jours,  à  n'importe  quelle  heure  on 
passe,  ils  sont  là,  ces  trois  fakirs,  sous  riiumble  abri  que  rien 
ne  ferme,  assis  à  terre,  les  jambes  croisées  dans  la  pose  boud- 
dhique et  immobiles  devant  les  eaux  réfléchissantes,  où  se  ren- 
verse l'image  des  montagnes,  des  forêts  sombres  et  des  palais 
blancs  du  roi  d'Odeypoure. 

Derrière  la  ville  blanche,  aussitôt  dépassées  les  grandes  portes 
ogivales,  sans  transition,  commence  le  bois  silencieux  qui  s'en 
va,  par-dessus  les  hautes  cimes  d'alentour,  rejoindre  au  loin  la 
forêt,  la  jungle  et  les  tigres. 

Les  arbres  de  moyenne  futaie,  les  buissons  aux  branchages 
légers,  ressemblent  aux  nôtres,  et  ils  sont  très  efîeuillés,  comme 
il  arrive  chez  nous  à  la  lin  des  automnes.  Cependant  cest  le 
printemps  ici,  le  printemps  tropical,  et  l'air  brûle;  mais  il  fait 
trop  immuablement  beau  dans  le  bois  comme  dans  le  reste  de 
l'Inde,  et  tout  se  meurt  de  ce  beau  temps-là,  qui  dure  depuis  déjà 
trois  années. 

Pour  être  si  près  des  portes,  ce  lieu  d'ombre  est  étonnant  de 
rester  toujours  solitaire  et  calme;  tout  le  mouvement  s'est  porté 
de  I  autre  côté  de  la  ville,  et  presque  personne  ne  passe  sur  cette 
route,  devant  les  trois  fakirs  en  contemplation. 

Il  y  a  dans  le  bois  des  sangliers,  des  singes  et  quantité  d'oi- 
seaux, des  vols  de  tourterelles,  des  tribus  de  perruches.  Les 
paons  superbes  s'y  promènent  en  troupe  ;  entre  les  arbres  morts, 
sous  les  broussailles  grises  et  sur  le  sol  teinté  de  cendre,  on  les 
voit  courir  tout  allongés,  à  la  file,  merveilleux  d'éclat  et  sem- 
blables  à  des  fusées  de  métal  vert.  Toutes  ces  bêtes  sont  libres, 
mais  on  ne  saurait  dire  sauvages,  car,  en  ce  pays  où  rhomnie  ne 
tue  pas,  elles  n'ont  pas  comme  chez  nous  l'idée  de  le  fuir.  Quant 
aux  tigres  qui  habitent  l'autre  versant  des  montagnes,  de  nu'- 
moire  d'homme  on  ne  les  a  jamais  vus  rôder  dans  le  bois 
charmant. 

En  arrivant  par  le  tour  du  lac,  on  éprouve  d'abord  le  vague 
effroi  du  surnaturel,  au  premier  aspect  de  ces  trois  hommes  cou- 
leur de  pierre,  étrangement  immobiles  tout  au  bord  de  la  route. 
Ils  diffèrent  des  statues  en  ce  que  leurs  chevelures  longues,  leurs 
moustaches,  leurs  sourcils  sont  restés  noirs  ;  mais  la  fixité  de 
leurs  yeux  surtout  est  inquiétante,  et  on  ne  sait  plus. 

Ce  sont  des  hommes  d'une  vingtaine  d'années,  des  débutans 
en  fakirisme  ;  les  macérations  et  les  jeûnes  n'ont  pas  altéré  en- 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core  leur  belle  forme;  leurs  jambes  qui,  avec  le  temps,  vont  se 
momifier  dans  la  pose  éternellement  replie'e,  sont  grasses  et  un 
peu  féminines.  Ces  dessins  rouges,  qui  sont  peints  pour  signifier 
Çiva,  sur  leurs  fronts  couverts  de  poudre,  devraient  rappeler 
le  visage  des  pitres  ;  mais  on  n'y  songe  même  pas,  tant  le  regard 
est  grave. 

Derrière  eux,  sous  labri  de  chaume,  on  voit  luire,  bien  nets 
et  bien  en  ordre,  les  ustensiles  de  cuivre  qui  servent  à  leurs 
ablutions  de  chaque  matin  et  à  leur  diner  frugal.  Et  au-dessus 
de  leur  tête,  les  branches  mortes  qui  s'étendent,  sont  un  rendez- 
vous  d'oiseaux  ;  perruches,  tourterelles,  paons  magnifiques,  ou 
tout  petits  chanteurs  emplumés,  que  tant  de  sécheresse  déroute, 
viennent  picorer  les  graines  de  riz  laissées  pour  eux,  après  le 
repas  des  trois  sages. 

Le  passant  qui  s'arrête  devant  les  trois  fakirs  et  leur  adresse 
la  parole  est  parfois  invité,  d'un  geste  et  d'un  sourire  distrait,  à 
s'asseoir  à  Fombre  de  leur  toit;  mais  la  terre  est  balayée  là  si 
soigneusement,  qu'ils  prient  qu'on  ait  soin  de  retirer  ses  chaus- 
sures avant  de  s'approcher.  Ensuite  leurs  yeux  se  perdent  à 
nouveau' dans  le  rêve;  vous  vous  en  allez  quand  vous  voulez,  ils 
ne  vous  parlent  plus  et  cessent  même  de  vous  voir. 

Ce  lac,  au  milieu  du  bois,  appartient  au  roi  d'Odeypoure;  ses 
palais  seuls  y  sont  reflétés,  et  aussi  quelques  vieux  temples  aux 
blancheurs  éternelles;  dans  les  deux  îlots  du  milieu,  des  palais 
encore,  et  des  jardins  murés  ;  partout  ailleurs  sur  la  rive,  c'est 
le  fouillis  des  broussailles,  l'enlacement  des  arbres.  Et  les  très 
hautes  et  abruptes  montagnes,  tapissées  de  forêts  mourantes, 
eid'erment  le  lieu  de  toutes  parts,  avec  çà  et  là,  au  sommet  de 
quelque  cime  pointue,  l'éclat  blanc  d'une  petite  citadelle  d'au- 
trefois, d'un  petit  sanctuaire  brahmanique  plus  haut  perché  que 
^es  aigles.  Juste  au  bord  des  eaux  qui  baissent  chaque  jour,  une 
^einte  verte  persiste  aux  branches;  autrement,  n'importe  où  Ion 
regarde,  c'est,  dirait-on,  la  rouille  de  l'arrière-automne,  ou  les 
grisailles  de  l'hiver. 

Pour  la  première  fois,  aujourd'hui,  j'ai  vu  vraiment  remuer 
l'un  des  trois  fakirs. 

J'étais  entré  dans  le  bois  charmant  à  l'heure  du  coucher  du 
soleil,  —  l'heure  où,  sur  l'autre  ri^('  du  lac,  au-dessus  d'une 
maison  abandonnée  (jui    appartient   au  jMaharajah,  s'élève  tou- 


DANS  l'inde  affa.mée.  37 

jours  la  même  colonno  d'épaisse  fumée.  (Un  simple  tourbillon 
de  poussière,  soulevé  par  le  piétinement  des  sang^liers  d'alen- 
tour; il  en  vient  des  centaines  chaque  soir,  se  ruer  là  pour 
mauii'er  le  maïs  qu'on  leur  jette  du  haut  des  fenêtres,  de  la  part 
du  roi,  depuis  que  la  jungle  se  meurt.) 

Donc,  l'un  des  trois  fakirs  s'est  levé,  pour  aller  chercher  der- 
rière lui  un  miroir,  de  la  poudre,  du  carmin;  ensuite,  ayant 
repris  sa  pose  hiératique,  les  jambes  croisées,  il  a  reblanchi  son 
visage  et  repeint  soigneusement  le  signe  de  Çiva  sur  son  front. 
Il  n'y  avait  personne,  que  les  paons  et  les  tourterelles,  ralliant 
de  tous  côtés  pour  le  repas  du  soir.  Alors,  à  la  tombée  du  cré- 
puscule, pour  faire  honneur  à  qui,  cette  toilette?... 

Cependant  on  entendait  là-bas,  sous  le  couvert  des  branches, 
le  galop,  très  vite  rapproché,  d'une  troupe  de  chevaux.  Or,  c'était 
le  roi  qui  passait  avec  une  trentaine  de  personnages  de  sa  cour. 
De  jolis  chevaux  harnachés  de  mille  couleurs.  Tous  les  cavaliers, 
vêtus  de  blanc,  leur  taille  svelte,  prise  dans  de  longues  robes. 
Des  barbes,  des  moustaches  très  retroussées  en  l'air,  à  la  mode 
d'Odeypoure,  donnant  quelque  chose  du  chat  à  toutes  ces  figures 
de  camée,  d'un  bronze  pâle,  à  la  fois  très  fines  et  très  viriles. 

Et  le  roi  galopait  à  la  tête  de  son  escorte,  la  barbe  en  chat, 
lui  aussi,  le  visage,  l'allure,  d'une  beauté  et  d'une  distinction 
parfaites. 

En  les  regardant  s'éloigner  dans  l'allée  sans  feuilles,  on  son- 
geait à  quelque  chevauchée  de  notre  moyen  âge  occid(nital, 
quelque  prince  ou  quelque  duc,  suivi  de  ses  chevaliers  et  de  ses 
barons,  revenant  de  la  chasse,  eu  automne,  un  beau  soir  des 
siècles  passés... 

Pierre  Loti. 


LA 

SECONDE  ABDICATION 


I 

LE  RETOUR  DE  L'EMPEREUR  A  PARIS 


I 

En  France,  on  attendait  avec  anxiété  des  nouvelles  de  larmée. 
L'opinion  générale  était  que  l'Empereur  gagnerait  les  premières 
batailles.  On  croyait,  on  pariait  qu'il  serait  à  Bruxelles  avant  le 
30  juin.  Malgré  ses  succès  en  Espagne,  on  ne  craignait  guère 
Wellington.  On  disait  qu'à  Taiavera,  aux  Arapiles,  à  Vittoria, 
il  n'avait  combattu  que  les  maréchaux  et  qu'il  verrait  la  diffé- 
rence quand  il  se  mesurerait  avec  Napoléon.  Néanmoins  l'in- 
quiétude était  grande.  Après  ces  premières  victoires  n'en  fau- 
drait-il pas  remporter  d'autres  et  d'autres  encore?  La  France 
pouvait-elle  résister  à  l'Europe  entière  !  Les  optimistes  pensaient, 
il  est  vrai,  que  la  défaite  de  l'armée  anglaise,  dont  personne 
ne  doutait,  déconcerterait  les  coalisés  au  point  de  les  engager  à 
faire  des  ouvertures  de  paix.  Au  début  de  cette  guerre,  la  paix 
était  le  vœu  unanime.  En  1815,  on  aimait  la  paix  avec  passion, 
mais  on  n'accusait  pas  Napoléon  d'avoir  à  reprendre  les  armes. 
Le  bon  sens  public  comprenait  que,  si  l'Empereur  était  la  cause 
ou  le  prétexte  de  la  guerre,  il  n'en  était  point  le  promoteur. 
(^ettc  guerre  redoutée  et  exécrée,  c'était  l'Europe  qui  l'avait  vou- 


LA    SECONDE    ABDICATION.  39 

lue,  qui  l'avait  rendue  inévitable.  Tout  l'odieux  en  retombait 
sur  les  étrangers  et  sur  les  Bourbons,  leurs  protégés.  On  disait 
que  charbonnier  est  maître  chez  lui  ;  la  fierté  française  se  révol- 
tait à  la  pensée  que  les  puissances  prétendaient  imposer  un  gou- 
vernement au  peuple  de  la  Révolution.  Plus  on  aimait  la  paix, 
plus  on  était  animé  contre  ceux  qui  la  troublaient  pour  d'inso- 
lentes raisons.  La  menace  d'une  nouvelle  invasion  ralliait  les 
esprits  à  Napoléon,  car  on  voyait  toujours  en  lui  l'épée  de  la 
France. 

S'ils  dominaient  dans  la  masse  de  la  population,  ces  senti- 
mens  n'y  régnaient  pas  sans  partage.  Les  royalistes  continuaient 
d'espérer  et  d'agir.  Ils  ne  se  bornaient  pas  à  souhaiter  la  défaite 
de  l'Empereur;  ils  le  combattaient  par  tous  les  moyens  en  leur 
pouvoir  :  fausses  nouvelles,  propos  alarmans,  chansons,  pam- 
phlets, menaces  aux  fonctionnaires,  appels  à  la  désertion,  tenta- 
tives corruptrices,  embauchages,  séditions,  prises  d'armes.  Mar- 
seille, Bordeaux,  Toulouse,  Gaen,  le  Havre,  étaient  agités.  Dans 
l'Aveyron,  la  Lozère,  le  Gard,  le  Vaucluse,  l'Orne,  la  Sarthe, 
des  bandes  d'insurgés  et  de  réfractaires  escarmouchaient  contre 
les  gendarmes  et  les  colonnes  mobiles.  L'armée  vendéenne,  qui 
s'était  dispersée  à  la  mort  de  Louis  de  La  Rochejaquelein,  se  re- 
formait sous  le  commandement  de  Sapinaud.  Les  principaux 
chefs,  d'Autichamp,  Suzannet,  Auguste  de  La  Rochejaquelein, 
Saint-Hubert,  rassemblaient  de  nouveau  leurs  paysans  pour  les 
mener  à  la  rencontre  des  troupes  de  Travot  et  de  Lamarque.  Sur 
la  rive  droite  de  la  Loire,  les  chouans  de  Sol  de  Grisolles  se 
concentraient  à  Auray  au  nombre  de  quatre  à  cinq  mille. 

A  côté  des  royalistes,  il  y  avait  les  constitutionnels  de  pro- 
fession et  les  libéraux  de  carrière;  à  côté  des  petites  armées  de 
Vendéens  et  de  chouans,  il  y  avait  la  Chambre.  Sans  doute,  les 
libéraux  n'étaient  pas  disposés  à  prendre  le  fusil  comme  les  Ven- 
déens, et  ils  ne  faisaient  point  de  vœux,  comme  les  royalistes, 
pour  le  succès  des  alliés.  Mais  ils  n'envisageaient  pas  sans  ap- 
préhension de  nouvelles  victoires  napoléoniennes.  Par  delà  la 
lutte  entre  lEurope  et  la  France,  ils  voyaient  la  lutte  entre; 
l'Empereur  et  la  liberté.  Ils  redoutaient  que  le  triomphe  de  la 
France  par  l'épée  de  Napoléon  n'eût  pour  conséquence  le  retour 
au  despotisme.  Tel  était  chez  quelques-uns  l'attachement  aux 
idées  libérales  qu'ils  en  arrivaient  à  se  demander  s'il  ne  fallait 
pas  préférer  encore  la  victoire  de  l'étranger  à  la  perte  des  libertés 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publiques.  La  plupart  d'entre  eux,  cédant  à  l'instinct  du  patrio- 
tisme, souhaitaient  tout  de  même  des  succès  aux  frontières,  mais 
c'était  l'esprit  contraint  et  avec  plus  de  résignation  que  d'ar- 
deur. «  On  éprouve  une  vive  douleur,  écrivait  La  Fayette,  dans 
une  lettre  intime,  en  pensant  qu'on  ne  peut,  dans  les  circon- 
stances présentes,  s'abstenir  de  porter  secours  à  l'Empereur.  » 
Ces  sentimens  dominaient  dans  la  Chambre.  La  grande  majorité 
des  représentans  ne  voyaient  en  Napoléon  que  le  moindre  de  deux 
maux.  Elle  le  subissait  comme  une  condition  de  l'état  de  guerre; 
elle  n'était  bonapartiste  que  dans  le  sens  de  la  défense  du  pays. 
En  cette  assemblée  de  six  cents  députés,  on  n'en  aurait  pas  trouvé 
cent  sincèrement  dévoués  à  la  personne  de  l'Empereur  et  j^arti- 
sans  convaincus  du  régime  impérial.  «  J'ai  bien  moins  d'inquié- 
tudes, écrivait,  le  17  juin,  Sismondi  à  sa  mère,  sur  les  opéra- 
tions militaires  que  sur  la  conduite  de  la  Chambre.  Elle  est  tout 
à  fait  déraisonnable.  Jusqu'à  présent,  elle  ne  me  donne  que  de 
la  crainte.  » 

La  Chambre  des  pairs  jugeait  de  bon  goût  et  de  politique  ha- 
bile de  se  modeler  sur  l'esprit  de  la  Chambre  des  représentans. 
Les  pairs  tenaient  leur  nomination  de  la  seule  volonté  de  l'Empe- 
reur et,  pour  la  plupart,  ils  se  trouvaient  fort  heureux  de  siéger 
au  Luxembourg,  mais  ils  se  gardaient  bien  de  témoigner  leur 
reconnaissance  et  de  manifester  leur  dévouement.  (Il  est  juste 
de  dire  que  le  plus  grand  nombre  des  officiers  généraux  membres 
de  la  Chambre  haute  avaient  rejoint  les  armées.)  Les  pairs 
étaient  déterminés  à  rivaliser  de  libéralisme  avec  les  représen- 
tans. Ces  hommes  qui  presque  tous  avaient  fait  partie  du  ser- 
vile  Sénat  impérial  voulaient  désormais  étonner  le  monde  par 
leur  indépendance.  Si  Napoléon,  ayant  reçu  de  la  victoire  une 
nouvelle  investiture,  avait  seulement  levé  «  le  vieux  bras  do 
l'Empereur  »  selon  son  expression,  sans  doute  leur  volonté  eûi 
fléchi.  Les  députés,  eux  aussi,  se  fussent  vraisemblablement 
montrés  moins  revêches.  Mais  qu'advinssent  des  revers,  Napo- 
léon aurait  tout  à  craindre  de  la  Chambre  des  représentans  et 
rien  à  espérer  de  la  Chambre  des  pairs. 

Le  18  juin,  Paris  fut  réveillé  par  le  canon  des  Invalides.  On 
courut  aux  Tuileries,  au  Palais-Royal,  à  la  place  Vendôme  pour 
avoir  des  nouvelles  de  la  victoire.  Enfin  le  Moniteur  parut.  Il  y 
avait  une  dépêche  de  six  lignes,  datée  du  16  juin,  au  soir,  an- 
nonçant que  l'Empereur  venait  de  remporter  en  avant  de  Ligny 


LA    SECONDE    ABDICATION.  41 

une  victoire  complète  sur  les  armées  de  Wellington  et  de 
Bliiclier.  «  Ce  furent  des  transports  de  joie,  disent  des  témoins 
véridiques.  L'orgueil  brillait  dans  tous  les  regards.  »  Ce  jour-là 
étant  un  dimanche,  la  foule  se  pressait  dans  les  rues  et  sur  les 
promenades.  Des  groupes  se  formaient  pour  entendre  la  lecture 
de  VExtrait  du  Moniteur,  imprimé  sur  une  feuille  volante  C[ue 
l'on  distribuait  gratuitement.  Cliacun  suppléait  à  la  concision  du 
bulletin  par  de  merveilleux  commentaires  :  Wellington  était 
prisonnier,  Blûcher  blessé  à  mort;  on  avait  fait  25000  prison- 
niers. Bientôt  connue  dans  les  départemens,  la  victoire  de  Ligny 
y  eut  pour  effet  d'exalter  les  patriotes,  d'entraîner  les  indécis 
et  de  consterner  les  opposans  de  tout  parti. 

Le  19  juin,  et  jusqu'au  matin  du  20,  les  bonnes  nouvelles 
continuèrent.  La  rue  était  joyeuse,  la  stupeur  régnait  dans  les 
salons.  A  la  Bourse,  les  jours  précédens,  les  agioteurs  avaient  fait 
monter  les  cours  dans  l'espoir  d'une  défaite  de  1  Empereur  qui, 
selon  leurs  prévisions,  amènerait  vite  la  paix.  Ils  prirent  peur  et 
vendirent.  La  rente  tomba  de  56  francs  à  53  francs.  Mais  la 
Chambre  céda  à  Tentraînement  des  bons  Français.  «  Aujour- 
d'hui pour  la  première  fois,  écrivait,  le  19  juin,  le  conseiller 
d'Etat  Berlier,  la  Chambre  a,  presque  à  l'unanimité,  développé 
le  désir  de  faire  tout  ce  qu'exigeront  les  besoins  de  l'Etat.  »  La 
veille,  sous  l'impression  de  la  dépêche  datée  de  Ligny,  le  prési- 
dent Lanjuinais  avait  adressé  à  l'Empereur  une  lettre  de  félicita- 
tions, l'assurant  «  qu'il  n'avait  dans  le  Corps  législatif  que  des 
admirateurs  passionnés  et  des  amis  intrépides  dont  môme  les 
plus  grands  revers  n'ébranleraient  pas  le  dévouement.  » 

Dans  le  monde  politique,  cependant,  et  jusque  chez  les  plus 
chauds  partisans  de  l'Empereur,  il  y  avait  des  doutes  sur  l'im- 
portance de  la  victoire.  On  attendait  avec  une  anxieuse  impa- 
tience le  bulletin  détaillé  de  la  bataille  de  Ligny,  et  l'on  s'alar- 
mait que  l'état-major  impérial  tardât  tant  à  l'envoyer.  On  disait 
que  ce  n'avait  été  qu'une  action  très  disputée  et  très  meurtrière, 
et  non  un  succès  décisif  comme  Austerlitz  ou  léna.  En  proie  à 
de  mauvais  pressentimens,  Lucien  Bonaparte  conseilla  même  à 
son  frère  Joseph  de  ne  point  faire  tirer  le  canon  pour  célébrer 
cette  victoire,  qui  risquait  d'être  sans  lendemain. 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II 

Dans  l'après-midi  du  20  juin,  Joseph  reçut  l'effrayante  lettre 
cfue  l'Empereur  vaincu  lui  avait  écrite  la  veille,  pendant  la  halte 
à  Philippe  ville.  Napoléon  relatait  le  désastre  de  Waterloo  sans 
en  rien  atténuer  et  annonçait  son  retour  immédiat  à  Paris.  A 
cette  lettre  pour  Joseph  seul,  en  était  jointe  une  autre  destinée 
à  être  lue  au  conseil  des  ministres  et  qui  ne  révélait  qu'avec 
certaines  réticences  l'issue  de  la  bataille.  Joseph  réunit  le 
conseil  aux  Tuileries.  On  se  borna  à  entendre  la  lecture  de  la 
lettre,  car  l'Empereur  devant  être  à  Paris  dans  la  nuit  ou  le  len- 
demain matin,  il  n'y  avait  point  de  décision  à  prendre.  On 
exprima  seulement  lavis  que  l'Empereur  ferait  mieux  de  rester 
à  l'armée  ;  une  dépêche  lui  fut  même  envoyée  par  un  courrier 
extraordinaire  pour  l'engager  à  différer  son  retour.  Ce  courrier 
put-il  rejoindre  ri^]mpereur? C'est  douteux.  En  tout  cas,  l'opinion 
de  ses  ministres,  dont  un  au  moins  lui  était  plus  que  suspect, 
n'aurait  pas  modifié  la  résolution  que  lui  dictaient  impérieusement 
le  soin  de  renforcer  sur  l'heure  l'armée  vaincue  à  Waterloo  et  la 
crainte  de  trahisons  dans  le  ministère  et  de  complots  dans  la 
Chambre.  Autant  pour  la  défense  désespérée  du  pays  que  pour 
sauver  sa  couronne.  Napoléon  jugeait  que,  pendant  quelques 
jours,  sa  place  était  à  Paris. 

La  princesse  Hortense,  Rovigo,  Lavalette,  avaient  été  instruits 
de  la  fatale  nouvelle  presque  en  même  temps  que  les  ministres. 
Chose  en  vérité  surprenante,  chacun  garda  le  secret,  sauf  sans 
doute  Fouché,  qui  mit  dans  la  confidence  deux  ou  trois  familiers. 
Ce  soir-là,  la  catastrophe  demeura  à  peu  près  ignorée  à  Paris. 
Dans  les  salons,  dans  les  spectacles,  dans  les  cafés  des  boulevards 
et  du  Palais-Royal,  l'inquiétude  régnait,  on  parlait  de  mauvaises 
nouvelles  arrivées  aux  Tuileries  ;  mais  on  ne  savait  rien  de 
précis.  Chez  Carnot  lui-même,  qui  recevait  quelques  amis  intimes, 
on  en  resta  aux  conjectures  jusqu'assez  tard  dans  la  soirée. 
Assailli  de  questions,  le  ministre,  pour  s'y  dérober,  s'assit  à 
une  table  de  whist.  Comme  il  battait  machinalement  et  longue- 
ment les  cartes,  absorbé  dans  sa  pensée,  son  partenaire,  le  baron 
de  Gérando,  leva  le  regard  vers  lui.  Le  visage  de  Carnot  était 
contracté  par  la  douleur,  de  grosses  larmes  roulaient  dans  ses 
yeux.  Son  émotion  l'avait   Irahi.  Il  se   leva  en  jetant  les  cartes 


LA    SEGOiNDE    ABDICATION.  43 

et  dit  d'une  voix  étouffée  :  <(  —  Oui,  la  bataille  est  perdue!  » 
Le  lendemain,  de  très  bonne  heure,  le  désastre  était  connu 
dans  tout  le  monde  gouvernemental  et  parlementaire.  Pendant 
la  nuit,  Sauvo,  directeur  du  Moniteur,  avait  reçu  le  courrier 
extraordinaire  qui  apportait  le  Bulletin  de  la  bataille;  le  duc  de 
Bassano  précédant  Napoléon  était  arrivé  à  Paris;  le  personnel 
de  la  Maison  de  l'Empereur  avait  été  commandé  de  service.  De 
grand  matin,  Joseph  adressa  aux  ministres  une  convocation  pour 
un  conseil  à  l'Elysée,  et  les  affidés  de  Fouché,  parmi  lesquels  Jay 
et  Manuel,  ses  commensaux  et  ses  porte-paroles,  colportèrent  les 
nouvelles  chez  les  coryphées  du  parti  libéral.  Les  membres  du 
Parlement  étaient  en  émoi.  Déjà  grondaient  les  colères  et  s'an- 
nonçaient les  défections.  On  se  rappelait  ce  qui  s'était  passé,  l'an- 
née précédente,  à  Fontainebleau.  Les  mêmes  désastres  semblant 
devoir  aboutir  à  un  même  dénouement,  l'idée  de  l'abdication 
ét£|it  dans  tous  les  esprits,  le  mot  sur  toutes  les  lèvres.  On  courait 
les  uns  chez  les  autres.  C'étaient  des  visites  multiples,  des  entre- 
vues rapides,  des  intrigues  ébauchées.  On  allait  aux  nouvelles 
chez  le  prince  Joseph,  on  allait  aux  conseils  chez  Fouché,  qui 
seul  dans  ce  ^and  trouble  conservait  tout  son  calme. 

Fouché  n'avait  été  nullement  surpris  de  la  victoire  aes  alliés. 
Dès  le  mois  de  mai,  il  avait  dit  à  Pasquier:  «  L'Empereur 
gagnera  une  ou  deux  batailles,  il  perdra  la  troisième;  et  alors 
notre  rôle  commencera.  »  Ce  rôle,  c'était  de  profiter  de  la  défaite 
subie  par  Napoléon  pour  le  renverser  au  plus  vite.  En  faveur 
de  qui  ?  Les  circonstances  et  aussi  les  intérêts  du  duc  d'Otrante 
en  décideraient.  Toutefois  le  retour  soudain  de  l'Empereur  ne 
laissa  pas  de  déconcerter  un  peu  Fouché.  Il  se  serait  senti  plus 
tranquille  et  plus  libre  si  Napoléon  fût  resté  avec  les  débris  de 
l'armée  bien  loin  de  l'Elysée.  L'Empereur  revenait  à  Paris,  avait 
dit  Joseph,  pour  demander  de  grands  pouvoirs  à  la  Chambre. 
Ces  pouvoirs  dictatoriaux,  Fouché  doutait  fort  qu'on  les  donnât 
au  souverain  vaincu,  mais  il  pensait  que  Napoléon  serait  bien 
capable  de  les  prendre,  nonobstant  les  députés.  Il  aurait  pour  lui 
la  garnison,  les  fédérés,  les  ouvriers.  Les  bourgeois  libéraux  et 
la  garde  nationale  ne  s'aviseraient  pas  de  bouger  pour  défendre  la 
Chambre.  La  dictature  de  l'Empereur  ne  durât-elle  que  quelques 
jours,  elle  pourrait  cependant  être  redoutable  à  ses  ennemis 
politiques.  Et  Fouché,  surtout  depuis  la  découverte  de  sa  corres- 
pondance avec  Metternich,  se  savait  très  suspect.  Au  lieu  d'agir 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui-même,  il  jugea  donc  plus  prudent  pour  le  présent  et  tout 
aussi  profitable  pour  l'avenir  de  faire  agir  les  autres  jusqu'à  ce 
que  les  choses  fussent  tout  à  fait  décidées. 

Avec  une  habileté  diabolique,  jouant  tour  à  tour  l'animation 
et  l'abattement  selon  l'opinion  de  ses  interlocuteurs,  découra- 
geant ceux-ci,  enflammant  ceux-là,  paraissant  de  l'avis  de  chacun 
et  amenant  chacun  à  son  propre  avis,  Fouché  sut  associer  pour 
un  même  dessein  et  pousser  vers  un  même  but  les  hommes  les 
plus  opposés  d'opinions.  Aux  libéraux  comme  La  Fayette,  il 
dit  :  «  Napoléon  revient  furieux  ;  il  veut  dissoudre  la  Chambre 
et  prendre  la  dictature.  Souff'rirez-vous  ce  retour  au  despotisme  ? 
Le  danger  est  pressant.  Dans  quelques  heures,  la  Chambre  n'exis- 
tera plus.  Il  ne  faut  pas  se  contenter  de  faire  des  phrases.  »  Aux 
partisans  de  l'Empereur,  comme  Regnaud  de  Saint-Jean-d'Angély, 
il  représenta  que  la  fermentation  était  extrême  dans  l'Assem- 
blée, que  la  majorité  semblait  déjà  acquise  au  projet  de  pro- 
clamer la  déchéance  comme  l'année  précédente.  Il  insinuait 
qu'une  abdication  spontanée  était  peut-être  le  seul  moyen  pour 
l'Empereur  d'éviter  la  déposition,  de  préserver  le  pays  de  l'in- 
vasion et  du  démembrement,  et  de  sauver  la  dynastie.  Les  sou- 
verains qui  n'avaient  entrepris  la  guerre  que  pour  en  finir  avec 
lui,  arrêteraient  leurs  armées  et  ne  s'opposeraient  pas  sans  doute 
à  la  reconnaissance  de  Napoléon  II.  Le  duc  d'Otrante  laissait 
entendre  qu'il  avait,  quant  à  cela,  par  des  rapports  secrets  de 
Vienne,  des  quasi-certitudes.  A  d'autres  bonapartistes  moins  fa- 
ciles à  endoctriner  ,  il  disait  que  la  Chambre  était  avant  tout 
patriote  et  que  dans  l'intérêt  public  elle  ne  refuserait  pas  son 
concours  à  Napoléon  ;  mais  qu'il  devait  se  confier  franchement 
à  elle,  car  en  présence  d'un  si  grand  péril  il  fallait  l'union  com- 
plète entre  l'Empereur  et  la  nation.  Par  ces  manœuvres,  Fouché 
rendait  l'abdication ^  volontaire  ou  forcée,  presque  inévitable, 
et,  en  même  temps,  il  prenait  ses  sûretés  contre  tout  événe- 
ment. Si  même  Napoléon  gardait  le  pouvoir,  le  duc  d'Otrante 
trouverait  des  défenseurs  convaincus  parmi  les  familiers  du 
souverain  qu'il  aurait  tout  fait  pour  détrôner. 

III 

Pendant  ces  menées  et  ces  conciliabules,  le  21  juin,  à  huit 
heures  du  matin,  Napoléon  arriva  à  l'Elysée.  Avec  lui  étaient 


LA    SECONDE    ABDICATIO>'.  45 

Bertrand  et  Drouot,  ses  aides  de  camp  Corbineau,  Gourgaiid, 
Labédoyère,  son  éciiyer  Canisy  et  son  secrétaire-adjoint  Fleiiry 
de  Chaboulon.  Le  duc  de  Bassano  qui  lavait  quitté  à  Laon,  la 
veille  dans  la  soirée,  était  déjà  rentré  à  Paris. 

Caulaincourt,  devançant  l'heure  fixée  par  Joseph  pour  le 
conseil  des  ministres,  se  trouvait  à  l'Elysée.  Il  accourut  vers 
l'Empereur  quand  celui-ci  descendit  de  voiture.  Napoléon  sem- 
blait terrassé  par  les  journées  fatales.  Il  respirait  péniblement. 
Son  visage  avait  la  pâleur  de  la  cire,  ses  traits  étaient  tirés,  ses 
beaux  yeux,  naguère  si  brillans,  fascinateurs,  où  passaient  des 
éclairs,  étaient  sans  vie.  Après  un  soupir  pénible  qui  trahissait 
l'oppression  et  la  souffrance ,  il  dit  d'une  voix  haletante  : 
«  —  L'armée  avait  fait  des  prodiges,  la  panique  l'a  prise.  Tout 
a  été  perdu...  Ney  s'est  conduit  comme  un  fou;  il  ma  fait  massa- 
crer toute  ma  cavalerie...  Je  n'en  puis  plus...  Il  me  faut  deux 
heures  de  repos  pour  être  à  mes  affaires.  y>  Il  porta  la  main  à  sa 
poitrine,  disant  :  «  J  étoulte  là!  »  Il  commanda  de  lui  préparer 
un  bain,  et  reprit  :  <(  Mon  intention  est  de  réunir  les  deux 
Chambres  en  séance  impériale.  Je  leur  peindrai  les  malheurs  de 
larmée  ;  je  leur  demanderai  les  moyens  de  sauver  la  patrie. 
Après  cela,  je  repartirai.  »  Depuis  trois  mois,  le  duc  de  Vicence 
ne  cessait  pas  de  désespérer.  A  force  de  pressentir  la  cata- 
strophe, il  était  préparé  à  la  subir  sans  résistance,  comme  on 
accepte  l'inévitable.  Sans  chercher  un  mot  de  réconfort  dont 
Napoléon  avait  si  grand  besoin,  il  s'empressa  de  lui  apprendre 
les  dispositions  hostiles  des  représentans.  Il  dit  ses  craintes  que 
l'Empereur  ne  trouvât  pas  d'appui  dans  les  Chambres,  et  ses  re- 
grets qu'il  ne  fût  point  resté  au  milieu  de  son  armée  «  qui  était 
sa  force  et  sa  sûreté.  »  Napoléon  l'interrompit  :  «  —  Je  n'ai  plus 
d'armée!  je  n'ai  plus  que  des  fuyards.  »  Puis,  se  reprenant  à  l'es- 
pérance, déjà  tout  ranimé,  il  dit  :  «  —  Mais  je  trouverai  des 
hommes  et  des  fusils.  Tout  peut  se  réparer.  Les  députés  me  se- 
conderont. Vous  les  jugez  mal,  je  crois.  La  majorité  est  bonne 
et  française.  Je  n'ai  contre  moi  que  La  Fayette  et  quelques 
autres.  Je  les  gêne.  Ils  voudraient  travailler  pour  eux...  Mais  je 
ne  les  laisserai  pas  faire.  Ma  présence  ici  les  contiendra.  » 

Les  princes  Joseph  et  Lucien  arrivèrent  à  l'Elysée  à  quelques 
minutes  d'intervalle.  Joseph,  qui  venait  davoir  avec  Lanjuinais 
une  entrevue  peu  encourageante,  était  aussi  abattu  que  Lucien 
était  ardent.  Tous  deux  s'accordèrent,  bien  que  guidés  par  des 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentimens  très  difFérens,  à  confirmer  l'opinion  de  Caiilaincourt 
sur  l'hostilité  de  la  Chambre.  L'Empereur  les  quitta  pour  so  mettre 
au  bain.  Il  s'y  trouvait  depuis  quelques  instans  quand  on  lui 
apprit  la  venue  de  Davout.  Il  donna  l'ordre  de  l'introduire  dans 
sa  sallo  de  bains.  Lorsqu'il  le  vit  entrer,  il  leva  les  deux  bras  en 
l'air  et  les  laissa  retomber  de  tout  leur  poids  dans  l'eau  qui  re- 
jaillit jusque  sur  l'uniforme  du  maréchal.  «  Eh  bien!  Davout! 
Eh  bien  !  »  s'écria-t-il.  Puis  il  retraça  le  désastre,  décrivit  l'état 
de  dissolution  où  se  trouvait  l'armée,  s'épancha  en  plaintes, 
comme  avec  Caulaincourt,  contre  le  prince  de  la  Moskowa, 
Davout  prit  la  défense  de  Ney  :  «  Il  s'est  mis  la  corde  au  cou 
pour  vous  servir,  »  dit-il.  L'Empereur  l'interrompit  par  ces  mots  : 
«  Qu'est-ce  que  tout  ça  va  devenir?  »  «  Rien  n'est  perdu,  répondit 
Davout,  si  Votre  Majesté  prend  promptement  des  mesures  éner- 
giques. La  plus  urgente  est  de  proroger  les  Chambres,  car,  avec 
son  hostilité  passionnée,  la  Chambre  des  représentans  paralysera 
tous  les  dévouemens.  » 

Le  temps  passait,  les  ministres  étaient  réunis.  Davout  pressa 
rp]mpereur  de  sortir  du  bain  pour  venir  au  conseil.  Napoléon 
n'y  mit  nulle  hâte.  Il  se  fit  vêtir  lentement  ;  quand  il  fut  habillé, 
il  prit  un  léger  repas.  Dix  heures  avaient  déjà  sonné.  Les  mi- 
nistres étaient  surpris  que  l'Empereur  tardât  tant;  ceux  d'entre 
eux  qui  lui  gardaient  encore  leur  foi  s'alarmaient  de  cette  indo- 
lence. Il  parut  enfin. 

Le  conseil  était  au  complet.  II  y  avait  les  princes  Joseph  et 
Lucien,  Bassano,  ministre  secrétaire  d'Etat,  les  huit  ministres  à 
portefeuille,  Cambacérès,  Caulaincourt,  Carnot,  Gaudin,  Mol- 
lien,  Davout,  Decrès  et  Fouché,  les  quatre  ministres  d'Etat, 
membres  de  la  Chambre  des  représentans,  Defermon,  Regnaud, 
Boulay,  Merlin  de  Douai,  et  le  secrétaire  du  conseil  des  minis- 
tres, Berlier. 

L'Empereur  ouvrit  la  délibération  par  un  court  exposé  des 
événemens  militaires  et  de  l'état  actuel  de  l'armée  du  Nord. 
Puis  il  dit  :  «  Nos  malheurs  sont  grands.  Je  suis  venu  pour  im- 
primer à  la  nation  un  grand  et  noble  dévouement.  Que  la  France 
se  lève,  l'ennemi  sera  écrase...  J'ai  besoin  pour  sauver  la  patrie 
d'être  revêtu  d'un  grand  pouvoir,  d'une  dictature  temporaire. 
Dans  l'intérêt  public,  je  pourrais  me  saisir  de  ce  pouvoir;  mais  il 
serait  plus  utile  et  plus  national  quil  me  fût  donné  par  les  Cham- 
bres. »  Les  ministres  gardant  un  morne  silence,  expression  trop 


LA    SECONDE    ABDICATION.  47 

visible  du  découragement  qui  les  paralysait,  Napoléon  interpella 
chacun  d'eux. 

Carnot,  qui  comme  tous  les  grands  cœurs  connaissait  mal  les 
hommes,  les  croyant  à  sa  ressemblance,  se  faisait  illusion  sur  le 
patriotisme  des  représentans.  Il  approuva  le  dessein  de  l'Empe- 
reur et  conclut  qu'il  fallait  déclarer  la  Patrie  en  danger,  mobi- 
liser les  fédérés  et  toutes  les  gardes  nationales,  rappeler  les 
armées  de  Vendée  et  du  Midi,  livrer  bataille  appuyé  aux  retran- 
chemens  de  Paris,  et,  si  Ion  était  vaincu,  se  replier  derrière  la 
Loire  pour  y  continuer  la  guerre. 

Caulaincourt  objecta  à  Carnot  qu'il  était  prouvé  par  les  évé- 
nemens  de  1814  que  l'occupation  de  Paris  décidait  de  l'issue 
de  toute  campagne.  Il  ajouta  qu'il  ne  fallait  pas  néanmoins 
désespérer,  s'il  y  avait  union  sincère  entre  l'Empereur  et  les 
Chambres.  Bassano  et  Cambacérès  exprimèrent  aussi  l'avis  que 
l'Empereur  devait  agir  de  concert  avec  le  Parlement.  Mais  on 
sentait  à  leur  accent,  que,  comme  Caulaincourt,  ils  parlaient 
sans  conviction  et  sans  espoir. 

Davout  prit  la  parole  :  «  En  de  pareils  momens,  dit-il  d'une 
voix  assurée,  il  ne  faut  pas  deux  pouvoirs.  11  n'en  faut  qu'un 
seul,  assez  fort  pour  mettre  en  œuvre  tous  les  moyens  de  rési- 
stance et  pour  maîtriser  les  factions  criminelles  et  les  partis 
aveuglés  dont  les  intrigues  et  les  menées  feraient  obstacle  à  tout. 
Il  faut  sur  l'heure  proroger  les  Chambres,  conformément  au  droit 
constitutionnel.  C'est  parfaitement  légal.  Mais,  pour  atténuer 
l'efîet  de  cette  mesure  sur  l'esprit  des  gens  méticuleux,  on  peut 
annoncer  la  convocation  des  Chambres  dans  une  ville  de  l'in- 
térieur, qui  sera  ultérieurement  désignée,  pour  une  époque 
fixée  à  deux  ou  trois  semaines  d'ici,  sauf  à  renouveler  la  proro- 
gation si  les  circonstances  l'exigent  encore.  » 

Le  conseil  donné  par  Davout  traversait  les  plans  de  Fouclié. 
Le  duc  d'Otrante  avait  imaginé  de  répandre  le  bruit  que  l'Empe- 
reur voulait  proroger  ou  dissoudre  la  Chambre.  Mais  que  cette 
hypothèse  gratuite  devînt  une  réalité,  que  ce  projet  fût  mis  à 
exécution,  voilà  qui  l'eût  fort  déconcerté,  Il  composa  son  visage, 
prit  une  expression  ouverte  et  cordiale  et  demanda  hypocrite- 
ment pourquoi  l'on  prendrait  une  mesure  aussi  grave,  puisque, 
en  raison  du  danger  public,  les  Chambres  ne  marchanderaient 
pas  à  l'Empereur  leur  concours  dévoué.  «  Je  vous  assure, 
conclut-il,  que  tout   est  très  tranquille.    »   L'Empereur  haussa 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les   épaules   et    dit   :    «  Ah  !   selon  vous,  on    est  tranquille  !  » 

Aatc  sa  rudesse  coutumière,  le  duc  Decrès  déclara  qu'il  ne 
pensait  pas  du  tout  comme  le  ministre  de  la  Police,  que  l'on  ne 
devait  point  songer  un  instant  à  gagner  les  représentans  dont  la 
majorité  était  nettement  hostile  et  paraissait  résolue  à  voter  les 
motions  les  plus  violentes. 

Regnaud  avait  été  d'abord  très  déconcerté  par  les  paroles  de 
Fouché.  Pourquoi  le  duc  d'Otrante  assurait-il  à  l'Empereur,  en 
conseil  des  ministres,  l'appui  des  Chambres,  quand,  deux  heures 
auparavant,  dans  son  cabinet,  il  avait  déclaré  cet  appui  inespé- 
rable?  Regnaud  pénétra  les  raisons  de  Fouché,  mais  il  ne  les  pé- 
nétra qu'à  demi.  Il  crut  comprendre  que  le  duc  d'Otrante  voulait 
empêcher  une  tentative  de  dissolution,  qui  échouerait  et  qui 
aurait  pour  résultat,  non  plus  seulement  l'abdication  de  Napo- 
léon, à  laquelle  il  fallait  dès  maintenant  se  résigner,  mais  une 
déclaration  de  déchéance  entraînant  la  chute  de  la  dynastie  im- 
périale. Il  pensa  que  la  suspicion  dont  Fouché  était  l'objet  le 
contraignait  à  ruser.  Mais  lui,  Regnaud,  que  l'Empereur  regar- 
dait comme  un  de  ses  amis  les  plus  dévoués  bien  qu'il  fût  de- 
venu l'instrument  inconscient  de  Fouché,  qui  l'avait  persuadé 
de  la  possibilité  de  la  Régence,  ne  devait  pas  avoir  de  telles 
craintes.  Il  pouA^ait,  croyait-il,  parler  avec  franchise.  Il  dit  :  «  Je 
doute  malheureusement  que  les  représentans  consentent  à  se- 
conder les  vues  de  l'Empereur;  ils  paraissent  croire  que  ce  n'est 
plus  lui  qui  peut  sauver  la  patrie.  Je  crains  qu'un  grand  sacri- 
fice ne  soit  nécessaire.  »  L'Empereur  l'interrompit  :  «  Parlez 
nettement.  C'est  mon  abdication  qu'ils  veulent.  »  «  Je  le  crains, 
Sire,  quelque  pénible  que  cela  soit  pour  moi,  il  est  de  mon  de- 
voir d'éclairer  Votre  Majesté...  J'ajouterai  même  qu'il  serait  pos- 
sible, si  l'Empereur  ne  se  déterminait  point  à  offrir  son  abdi- 
cation dft  son  propre  mouvement  que  la  Chambre  osât  la 
demander.  » 

Lucien  répliqua  vivement  :  «  Si  la  Chambre  ne  A-eut  pas 
seconder  l'Empereur,  il  se  passera  d'elle.  Le  salut  de  la  patrie 
est  la  première  loi.  Puisque  la  Chambre  refuse  de  s'unira  l'Em- 
pereur pour  iauver  la  France,  il  faut  qu'il  la  sauve  seul.  Il  faut 
qu'il  se  déclare  dictateur,  qu'il  mette  tout  le  territoire  en  état  de 
siège  et  qu'il  appelle  à  sa  défense  tous  les  bons  Français.  » 

Sans  approuver  positivement  Lucien  et  sans  répondre  direc- 
tement à  Regnaud,  l'Empereur  dit  alors  :  «  La  présence  de  l'en- 


LA    SECOÎVDE    ABDICATION'.  49 

nemi  sur  le  sol  de  la  patrie  rendra,  j'espère,  aux  députés  le  sen- 
timent de  leurs  devoirs.  La  nation  les  a  nommés,  non  pour  mo 
renverser,  mais  pour  me  soutenir...  Je  ne  les  crains  point;  quoi 
qu  ils  fassent,  je  serai  toujours  Tidolc  du  peuple  et  de  l'armée. 
Si  je  disais  un  mot,  ils  seraient  tous  assommés...  Mais,  en  ne 
craignant  rien  pour  moi,  je  crains  tout  pour  la  France.  Si  nous 
nous  querellons  au  lieu  de  nous  unir,  nous  aurons  le  sort  du 
Bas-Empire.  Tout  sera  perdu,  au  lieu  que  le  patriotisme  de  la 
nation,  sa  haine  pour  l'étranger,  son  attachement  à  ma  per- 
sonne nous  ofïrent  encore  d'immenses  ressources.  »  Et  recou- 
vrant dans  un  suprême  rayon  d'espoir  toute  la  force,  toute  la 
lucidité,  toute  l'assurance  de  son  génie,  il  exposa  avec  une  pré- 
cision lumineuse  les  moyens  de  résister  et  de  vaincre,  qui  res- 
taient encore  au  pays  :  Depuis  un  mois,  toutes  les  mesures  mili- 
taires étaient  prises  dans  l'hypothèse  de  premières  batailles 
perdues.  Les  places  fortes  du  Nord  et  de  l'Est,  bien  armées,  bien 
approvisionnées,  pourvues  de  solides  garnisons,  gouvernées  par 
des  chefs  énergiques,  pouvaient  défier  trois  mois  et  davantage 
les  efforts  de  l'ennemi.  Le  corps  de  Brune  s'appuyait  sur  Toulon, 
les  corps  de  Suclietet  de  Lecourbe  allaient  se  replier  pour  couvrir 
Lyon  qui  se  trouvait  en  bon  état  de  défense.  Plus  de  200  000  sol- 
dats, militaires  retraités,  conscrits  de  1815  et  gardes  nationaux 
mobilisés  étaient  réunis  dans  les  dépôts  ou  en  marche  pour  les 
rejoindre.  Dans  quatre  jours  (le  25  juin),  il  irait  à  Laon  reprendre 
le  commandement  de  son  armée  ralliée  dont  l'effectif,  en  y  com- 
prenant les  détachemens  des  dépôts  déjà  mis  en  route  et  le  corps 
de  Grouchy  qui  devait  avoir  peu  souffert,  atteindrait  d'ici  la  fin 
du  mois  plus  de  80  000  hommes.  Elle  serait  renforcée  par  les 
25  000  soldats  d'élite  que  Bapp  avait  l'ordre  de  replier  sur 
la  Seine.  Ainsi,  dans  les  premiers  jours  de  juillet,  une  armée  de 
110  000  hommes,  presque  égale  en  nombre  à  celle  qui  avait 
ouvert  la  campagne,  couvrirait  Paris.  Les  Anglo-Prussiens,  ré- 
duits à  100  000  hommes  par  le  feu,  les  marches  et  les  déta- 
chemens laissés  sur  les  derrières  pour  protéger  les  lignes  de 
communications  et  masquer  les  places,  ne  chercheraient  pas  une 
bataille.  Ils  attendraient  derrière  la  Somme  l'entrée  en  ligne 
des  Busses  et  des  Autrichiens  qui  ne  pourraient  arriver  sur  la 
Marne  que  du  15  au  20  juillet.  A  Paris,  on  aurait  donc  vingt- 
cinq  jours  pour  achever  les  retranchemens,  mettre  en  batterie 
600  bouches  à  feu,  organiser  militairement  36000  gardes  na- 

TOME  XIII.   —   1903.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiotiaux,  armer  et  exercer  30  000  tirailleurs  fédérés,  et  faire  venir 
des  troupes  de  tous  les  dépôts.  Les  dépôts  vidés  seraient  bientôt 
remplis  avec  les  160  000  hommes  formant  le  complément  de  la 
conscription  de  1815  et  de  la  levée  des  gardes  nationaux  mobi- 
lisés, et  l'on  pourrait  encore  faire  de  nouveaux  appels  (1).  La 
France  contenait  plus  d'élémens  militaires  qu'aucun  autre  peuple 
au  monde...  «  Et  la  Chambre  veut  que  j'abdique!  poursuivit 
LEmpereur.  A-t-on  calculé  les  suites  de  mon  abdication  ?  C'est 
autour  de  moi,  autour  do  mon  nom,  que  se  groupe  l'armée  : 
m'enlever  à  elle,  c'est  la  dissoudre.  Si  jabdique,  vous  n'aurez 
plus  d'armée.  Les  soldats  n'entendent  rien  à  vos  subtilités.  Croit- 
on  que  des  déclarations  de  droits,  des  discours  de  tribune,  arrê- 
teront une  débandade?...  On  ne  veut  pas  voir  que  je  ne  suis  que 
le  prétexte  de  la  guerre,  que  c'est  la  France  qui  en  est  l'objet. 
Ils  disent  qu'ils  me  livrent  pour  sauver  la  France;  demain,  en  me 
livrant,  ils  prouveront  qu'ils  n'ont  voulu  sauver  qu'eux-mêmes... 
Me  repousser  quand  je  débarquais  à  Cannes,  je  l'aurais  compris. 
Mais  maintenant  je  fais  partie  de  ce  que  l'ennemi  attaque,  je  fais 
donc  partie  de  ce  que  la  France  doit  défendre.  En  me  livrant, 
elle  se  livre  elle-même,  elle  se  reconnaît  vaincue,  elle  encourage 
l'audace  du  vainqueur...  Ce  n'est  pas  la  liberté  qui  me  dépose, 
c'est  la  peur.  » 

Ces  paroles  d'une  éloquence  pénétrante  comme  l'acier  et  brû- 
lante comme  la  flamme,  galvanisèrent  les  ministres.  Leur  dé- 
vouement se  ranimait  avec  l'espérance.  Ils  semblaient  prêts  à 
faire   tout  ce  que  voudrait  l'Empereur.  Fouché  devint  très  in- 

(1)  Le  tableau  que  traçait  Napoléon  était  à  peu  près  exact  quant  au  nombre  de 
soldats  et  de  mobilisés  qui  se  trouvaient  aux  armées,  dans  les  garnisons  et  dans 
les  dépôts  ou  qui  étaient  en  marche  pour  les  rejoindre,  et  quant  à  celui  des 
hommes  à  mettre  en  activité.  Dès  le  15  juin,  28  000  hommes  de  l'armée  foudroyée 
à  Waterloo  allaient  se  trouver  réunis  autour  de  Laon.  Grouchy  ramenait  25  000  sol- 
dats et  toute  son  artillerie.  Les  dépôts  de  Paris  et  des  départemens  environnans 
pouvaient  fournir  immédiatement  25  000  hommes  au  moins.  Dans  les  dépôts 
des  départemens  plus  éloignés,  il  y  avait  46  000  conscrits  de  1815  et  120  000  gardes 
nationaux  mobilisés.  Un  mois  plus  tard  on  aurait  eu  encore  74  000  hommes  foi'- 
mant  le  complément  de  la  conscription  de  1815  et  84  000  hommes  formant  le  com- 
plément de  la  levée  de  la  garde  nationale  mobile.  En  comprenant  les  petites  armées 
du  Rhin,  des  Alpes,  des  Pyrénées,  de  la  Vendée,  les  garnisons  des  places  :  soldats, 
fusiliers  marins,  mobilisés,  militaires  retraités,  enfin  les  tirailleurs  fédérés,  les 
douaniers,  organisés  militairement,  les  corps  francs,  etc.,  la  France  pouvait 
encore  opposer  à  l'ennemi  plus  de  550  000  (;ombattans.  Mais  l'Empereur  se  faisait 
des  illusions  sur  la  possibilité  d'armer  ces  niasses.  On  aurait  eu  assez  de  canons; 
mais  les  fusils  et  les  chevaux  auraient  manqué.  Il  y  aurait  eu  aussi  la  question 
d'areent. 


LA    SECONDE    ABDICATION .  51 

quiet.  «  Ce  diable  d'homme  !  dil-il  quelques  heures  plus  tard  à 
un  royaliste  de  ses  amis,  il  m'a  l'ait  peur  ce  matin.  En  l'écoutant, 
je  croyais  qu'il  allait  recommencer.  Heureusement,  on  ne  recom- 
mence pas.  » 

IV 

Pendant  que  l'on  discourait  ù  lElysée,  la  Chambre  agissait. 

Les  séances  commençaient  généralement  à  deux  heures,  mais 
dès  le  matin,  ce  jour-là,  les  députés  étaient  venus  en  foule  au 
Palais  du  Corps  législatif.  Ils  remplissaient  les  salles  et  les  cou- 
loirs, formant  des  groupes  effarés  et  bourdonnans  où  se  mêlaient 
des  membres  de  la  Chambre  des  pairs,  des  journalistes,  des 
gardes  nationaux,  des  gens  de  toute  espèce  qui  entraient,  sor- 
taient et  rentraient  tour  à  tour.  «  C'était  l'aspect  d'une  ruche 
d'abeilles  en  anarchie,  »  dit  le  général  Thiébault.  On  se  commu- 
niquait des  détails  sur  le  désastre  de  Mont-Saint-Jean,  on  en 
exagérait  encore  l'étendue.  L'armée  entière  était  détruite;  pas 
un  homme  n'avait  échappé;  déjà  la  cavalerie  anglaise  était  â 
Saint-Quentin.  On  fulminait  contre  l'Empereur.  Le  matin,  Sieyès 
avait  dit  à  Lanjuinais,  qui  se  trouvait  avec  lui  chez  le  prince 
Joseph  :  «  Napoléon  a  perdu  une  bataille,  il  a  besoin  de  nous. 
]\Iarchons  avec  lui.  C'est  le  seul  moyen  de  nous  sauver.  Le 
danger  passé,  s'il  veut  être  despote,  nous  nous  réunirons  pour 
le  pendre.  Mais  aujourd'liui  sauvons-le  pour  qu'il  nous  sauve.  » 
Dans  les  Chambres,  nul  ne  raisonnait  comme  Sieyès.  On  pensait 
non  pas  à  sauver  la  France  par  l'Empereur,  mais  à  perdre  l'Em- 
pereur, quitte  à  perdre  la  France.  Chaque  parole  était  une  accu- 
sation. L'Empereur  était  la  seule  cause  de  la  guerre.  On  ne  s'était 
rallié  à  lui,  malgré  les  menaces  de  son  despotisme  latent,  que 
par  un  reste  de  confiance  dans  ses  talens  militaires.  Et  vieilli, 
usé,  devenu  à  demi  fou,  il  n'était  plus  même  capable  de  com- 
mander. Il  ne  savait  plus  que  faire  massacrer  ses  soldats  et  s'en- 
fuir. Il  venait  d'abandonner  son  armée  comme  il  l'avait  fait 
deux  fois,  en  Egypte  et  en  Russie.  Il  arrivait  à  Paris  pour  exiger 
du  pays  de  nouveaux  sacrifices  qui  lui  permissent  de  mener 
encore  follement  cent  mille  Français  à  la  boucherie  et  à  la  dé- 
faite. Que  n'était-il  resté  à  l'île  d'Elbe  !  Que  n'avait-il  été  tué  à 
Mont-Saint-Jean  !  Et  maintenant  l'abdication  n'était-elle  pas 
l'unique  parti  qu'il  eût  à  prendre?  Les  députés  criaient  d'autant 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  fort  qu'ils  avaient  peur.  On  avait  colporté  parmi  eux  les 
fausses  confidences  de  Fouclié,  que  Napoléon  voulait  se  pro- 
clamer dictateur;  et  d'instant  en  instant,  des  émissaires,  dépêchés 
secrètement  de  l'Elysée  par  le  même  Fouché,  rapportaient  dans 
les  couloirs  du  Palais  législatif,  d'une  façon  plus  alarmante 
qu'exacte,  tout  ce  qui  se  disait  au  conseil.  A  les  en  croire,  Lucien 
et  Davout  poussaient  l'Empereur  à  dissoudre  la  Chambre.  Sa 
décision  était  prise,  déjà  stationnaient  dans  la  cour  de  l'Elysée 
les  voitures  de  parade  où  Napoléon  allait  monter  pour  venir  en 
personne  déclarer  la  Chambre  des  représentans  dissoute  et  la 
Chambre  des  pairs  prorogée.  Ces  rapports  évoquaient  à  l'esprit 
troublé  des  députés  la  vision  des  grenadiers  de  Brumaire. 

Tandis  que  la  foule  consternée  et  avide  de  nouvelles  s'amas- 
sait au  dehors,  les  privilégiés  commencèrent  de  prendre  place 
dans  les  tribunes,  et  nombre  de  députés  s'assirent  à  leur  banc. 
Tous  les  yeux  convergeaient  vers  un  groupe  que  formaient  au 
bas  de  l'hémicycle  Flaugergues,  le  général  Sébastiani,  Roy, 
Manuel  et  La  Fayette  qui  les  dominait  de  sa  haute  taille  restée 
encore  svelte. 

Parmi  tous  les  députés  qui  clamaient  contre  l'Empereur  avec 
tant  de  colère,  La  Fayette,  sous  sa  froideur  apparente,  était  le 
plus  animé.  Bien  qu'il  eût  à  Napoléon  l'obligation  assez  sérieuse 
d'avoir  imposé  sa  mise  en  liberté  comme  condition  parti- 
culière du  traité  de  Campo-Formio  (1)  (en  1797  La  Fayette, 
croupissait  depuis  cinq  ans  dans  les  casemates  des  forteresses 

(1)  S'il  est  vroi  que  Bonaparte  agit  en  cela  d'après  les  instructions  du  Directoire, 
il  est  vrai  aussi  qu'il  prit  à  cœur  la  libération  de  La  Fayette,  à  laquelle  s'opposait 
très  vivement  le  cabinet  autrichien,  et  qu'il  l'obtint  par  son  ardente  persévérance. 
Voici  d'ailleurs  en  quels  termes  La  P'ayctte,  dans  une  lettre  du  ti  octobre  1797, 
exprimait  sa  reconnaissance  à  Bonaparte  ;  «  Les  prisonniers  d'Olmùtz  aiment  à 
rendre  hommage  à  leur  libérateur...  le  héros  qui  a  mis  notre  résurrection  au 
nombre  de  ses  miracles...  Nous  allons  tâcher  de  rétablir  les  santés  que  vous  avez 
sauvées.  Nous  joindrons  aux  vœux  de  notre  patriotisme  pour  la  République  l'in- 
térêt le  plus  vif  à  l'illustre  général  auquel  nous  sommes  encore  plus  attachés 
pour  les  services  c^'il  a  rendus  à  la  cause  de  la  liberté  et  à  notre  patrie  que  pour 
les  obligations  particulières  que  nous  nous  glorifions  de  lui  avoir  et  que  la  plus 
vive  reconnaissance  a  gravées  à  jamais  dans  notre  cœur.  » 

Le  6  mars  1798,  il  écrivait  encore  à  Bonaparte  :  "...  Je  vous  dois  plus  que  ma 
liberté  et  ma  vie,  puisque  ma  femme,  mes  filles,  mes  camarades  de  captivité  vous 
l'econnaissent  aussi  pour  leur  libérateur...  J'espère  n'avoir  pas  besoin  de  vous 
assurer  que  ma  gratitude  durera,  comme  mon  attachement,  autant  que  ma  vie.  » 

La  Fayette  rentra  en  France  grâce  au  18  Brumaire,  qu'il  fut  bien  loin  de 
blâmer.  Le  20  mai  1802,  il  écrivit  au  Premier  Consul  :  «  Le  18  Brumaire  sauva  la 
France.  » 


LA    SECONDE    ABDICATION.  53 

allemandes),  il  ne  lui  avait  jamais  pardonné  de  s'être  fait  pro- 
clamer Consul  à  vie,  puis  Empereur.  Le  retour  de  l'île  d'Elbe, 
malgré  le  rétablissement  de  la  cocarde  «  qu'il  avait  instituée,  » 
ne  lui  avait  inspiré,  selon  son  expression  encore,  que  «  des  vœux 
contre  le  destructeur  de  toutes  les  idées  libérales.  »  Elu  député 
sur  son  refus  d'accepter  la  pairie  que  lui  faisait  offrir  Napoléon, 
il  s'était  mis  à  la  tête  de  l'opposition  parlementaire  ;  et  il  y  a  des 
indices  que,  peu  de  jours  avant  le  Champ  de  Mai,  il  avait  été  du 
groupe  de  députés  qui  firent  des  ouvertures  à  Fouclié  et  à  Garnot 
en  vue  de  profiter  de  cette  «  ridicule  cérémonie  »  pour  déposer 
l'Empereur.  Après  Waterloo,  l'entreprise  était  plus  facile.  La 
Fayette  s'y  dévoua.  Bien  entendu,  il  croyait,  avec  une  naïveté 
imbécile,  que  les  alliés  «  qui  ne  faisaient  la  guerre  qu'à  Napo- 
léon, »  rentreraient  chez  eux  à  la  première  nouvelle  de  la  dé- 
chéance et  laisseraient  la  France  libre  d'installer  le  meilleur  des 
gouvernemens  constitutionnels  sous  le  sceptre  du  souverain  qui 
agréerait  le  plus  à  lui,  La  Fayette.  Pour  le  cas  où  l'Europe  s'avi- 
serait de  continuer  la  guerre,  La  Fayette  avait  d'autres  illusions 
à  son  service.  Il  s'imaginait  que  la  chute  de  l'Empire  «  rendrait 
son  élasticité  à  la  nation  qui  repousserait  alors  la  coalition  des 
rois  avec  cette  énergie  populaire  que  Bonaparte  n'avait  plus  le 
droit  ni  le  pouvoir  d'exciter.  » 

Déjà  mis  en  garde  par  Fouché  et  ses  émissaires  contre  le 
prétendu  projet  de  l'Empereur  de  dissoudre  la  Chambre  pour 
prendre  la  dictature,  La  Fayette  eut  la  confirmation  de  ces  des- 
seins par  Regnaud  lui-même  qui  venait  de  quitter  le  Conseil  de 
l'Elysée  (1).  Il  fallait  gagner  Napoléon  de  vitesse.  La  Fayette  se 
concerta  avec  Lanjuinais  qui,  bien  qu'il  ne  fût  encore  que  midi 
un  quart,  se  pressa  d'ouvrir  la  séance. 

Pendant  la  lecture  du  procès-verbal,  les  députés  assis  à  leurs 
bancs  ou  debout  sur  les  degrés  de  l'hémicycle  continuaient  de 
parler  avec  la  même  véhémence  que  dans  les  couloirs.  Un  bruit 


(1)  La  Fayette  à  M"=  d'Hénin,  Paris,  29  juin  1815. 

Il  est  difficile  de  révoquer  en  doute  cette  assertion  précise  d'une  lettre  écrite 
par  La  Fayette  huit  jours  après  les  événemens  et  où  il  n'avait  aucun  intérêt  à 
compromettre  ou  à  faire  valoir  Regnaud.  On  peut  dire  que  Regnaud,  persuadé 
que  l'Empereur  était  condamné  de  toute  façon  et  s'imaginant  que  l'abdication  assu- 
rerait la  couronne  au  Prince  impérial  tandis  qu'une  tentative  contre  la  Gliambre 
perdrait  Napoléon  IT  avec  Napoléon  1",  crut  devoir  employer  tous  les  moyens 
pour  paralyser  son  souverain.  L'Empereur  a  dit,  à  Sainte-Hélène  :  «  Regnaud  m'a 
trahi  un  des  premiers.  " 


54  REVUE    DES    DF<:UX    MONDES. 

confus  et  assourdissant  emplissait  la  vaste  salle.  Soudain  il  se 
fit  un  grand  silence.  La  Fayette  montait  à  la  tribune. 

D'une  voix  grave  et  calme,  que  l'on  écouta  avec  une  atten- 
tion qui  tenait  du  recueillement,  il  dit  :  <(  Lorsque,  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  bien  des  années,  s'élève  une  voix  que  les  vieux 
amis  de  la  liberté  reconnaîtront  encore,  je  me  sens  appelé  à  vous 
parler  des  dangers  de  la  patrie  que  vous  seuls  à  présent  avez  le 
pouvoir  de  sauver...  Permettez,  messieurs,  à  un  vétéran  de  la 
cause  sacrée  de  la  liberté  de  vous  soumettre  quelques  résolutions 
préalables  dont  vous  apprécierez,  j'espère,  la  nécessité  :  —  Article 
premier.  La  Chambre  des  représentans  déclare  que  l'indépen- 
dance de  la  nation  est  menacée.  —  Article  IL  La  Chambre  se  dé- 
clare en  permanence.  Toute  tentative  pour  la  dissoudre  est  un 
crime  de  haute  trahison  ;  quiconque  se  rendrait  coupable  de  cette 
tentative  sera  traître  à  la  patrie  et  jugé  comme  tel.  —  Ar- 
ticle III.  L'armée  et  la  garde  nationale  ont  bien  mérité  de  la 
patrie.  — Article  IV.  Le  ministre  de  l'Intérieur  est  invité  à  porter 
au  plus  grand  complet  la  garde  nationale  parisienne,  cette  garde 
citoyenne  dont  le  patriotisme  et  le  zèle  éprouvés  depuis  vingt- 
six  ans  offrent  une  sûre  garantie  à  la  liberté,  aux  propriétés, 
à  la  tranquillité  de  la  capitale  et  à  l'inviolabilité  des  repré- 
sentans de  la  nation.  —  Article  V.  Les  ministres  de  la  Guerre, 
des  Relations  extérieures,  de  l'Intérieur  et  de  la  Police  sont  in- 
vités à  se  rendre  sur-le-champ  dans  le  sein  de  l'Assemblée.  » 

On  applaudit.  La  motion  répondait  aux  sentimens  de  la 
Chambre,  à  ses  colères  comme  à  ses  craintes.  Mais  pour  proposer 
publiquement  cet  attentat  à  la  Constitution,  il  fallait  un  homme 
qui  eût  le  passé  et  l'autorité  de  La  Fayette.  Nul  autre  n'aurait  pu 
raisonnablement  l'oser.  C'est  pourquoi  Napoléon  ne  s'est  pas 
trompé  en  écrivant  dans  son  testament  que  sa  seconde  abdication 
est  due  à  La  Fayette. 

Les  trois  premiers  articles  furent  votés  sans  discussion.  Des 
bonapartistes,  s'il  en  était  encore,  les  uns  gardaient  un  silence 
timide,  les  autres  cédaient  à  l'entraînement  général;  ils  hurlaient 
avec  les  loups.  Aucun  d'eux  n'osa  ou  ne  voulut  protester  contre 
ce  coup  d'Etat  parlementaire.  Pour  les  libéraux  qui  pendant  la 
Restauration  s'étaient  posés  en  apôtres  de  la  Loi,  en  champions 
de  la  légalité,  ils  passèrent  sans  nul  scrupule  sur  l'illégalité  de 
la  mesure.  Que  Napoléon,  dans  la  plénitude  de  ses  droits  consti- 
tutionnels, décrétât  la  prorogation  ou  la  dissolution  de  la  Chambre, 


LA    SECONDE    ABDICATION.  5-^ 

ils  estimaient,  comme  l'avait  dit  La  Fayette,  que  ce  serait  <(  un 
crime  de  haute  trahison.  »  Mais  que  la  Chambre  se  mit  en 
insurrection  contre  l'Empereur  et  usurpât  le  pouvoir  exécutif, 
c'était,  à  leurs  yeux,  l'acte  le  plus  naturel  et  le  plus  légitime. 

Un  léger  débat  s'étant  élevé  sur  la  rédaction  de  l'article  IV, 
Merlin  de  Douai  en  fit  ajourner  le  vote  jusqu'après  la  compa- 
rution des  ministres.  On  adopta  ensuite  l'article  V,  puis  l'en- 
semble de  la  motion.  A  la  demande  de  l'ancien  préfet  de  police 
Dubois,  que  l'Empereur,  deux  mois  auparavant,  n'avait  pas  voulu 
réintégrer  au  Conseil  d'Etat,  la  Chambre  vota  l'affichage  de  la 
résolution  dans  Paris  et  les  départemens.  On  décida,  enfin,  que 
cette  résolution  serait  à  l'instant  transmise  sous  forme  de  mes- 
sage <(  aux  deux  autres  branches  de  l'autorité  représentative,  » 
ce  qui  signifiait,  en  jargon  parlementaire,  la  Chambre  des  pairs 
et  l'Empereur. 

V 

L'Empereur  aurait  pu  sans  doute  détourner  ce  coup,  si  au 
lieu  de  laisser  parler  longuement  ses  ministres  et  d'entreprendre 
de  les  convaincre  en  se  grisant  de  ses  paroles,  il  leur  eût  imposé 
sa  volonté  et  se  fût  rendu  avant  midi  à  la  Chambre  dans  son 
uniforme  terni  par  la  poudre.  Mais  il  cherchait  précisément  dans 
son  conseil  l'énergie  qu'il  n'avait  plus.  Brisé  de  fatigue,  ses  forces 
physiques  épuisées,  il  retardait  le  moment  d'agir.  Loin  de  brus- 
quer la  décision  des  ministres,  il  différait  d'en  prendre  une  lui- 
même.  On  ne  s'était  donc  arrêté  à  aucun  parti  et  l'Empereur 
continuait  d'exposer  ses  plans  pour  sa  nouvelle  campagne  de 
France,  quand  on  fut  informé,  probablement  par  Regnaud,  de  la 
motion  de  La  Fayette  et  du  vote  de  la  Chambre.  En  une  seule 
pensée,  rapide  comme  l'éclair,  Napoléon  mesura  toutes  les  con- 
séquences de  cet  acte.  «  J'aurais  dû  congédier  ces  gens-là  avant 
mon  départ,  dit-il.  C'est  fini.  Ils  vont  perdre  la  France.  »  L'im- 
pression est  la  même  chez  les  ministres.  Un  instant  gagnés  par 
son  éloquence  fascinatrice  aux  grands  desseins  de  l'Empereur, 
ils  les  jugent  maintenant  impraticables.  Davout  lui-même,  qui 
a  parlé  avec  ardeur  pour  les  mesures  énergiques,  violentes  au 
besoin,  s'intimide.  Il  lui  vient  des  scrupules  de  légalité.  Il  réflé- 
chit que,  s'il  faut  dissoudre  la  Chambre  par  la  force,  c'est  lui, mi- 
nistre de  la  Guerre,  qui  sera  chargé  de  cette  exécution.  Il  re- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cille  devant  la  responsabilité.  «  Le  moment  d'agir  est  passé,  dit-il. 
La  résolution  des  représentans  est  inconstitutionnelle,  mais  c'est 
un  fait  consommé.  Il  ne  faut  pas  se  flatter,  dans  les  circonstances 
présentes,  de  refaire  un  18  brumaire.  Pour  moi,  je  me  refuse- 
rais d'en  être  l'instrument.  »  Le  droit  passait  du  côté  de  ceux 
qui  avaient  violé  la  loi.  Napoléon,  une  heure  auparavant  en 
possession  de  tous  les  pouvoirs  légaux,  était  constitutionnelle- 
ment  désarmé. 

Après  un  instant  de  rêverie,  l'Empereur  dit  :  «  Je  vois  que 
Regnaud  ne  m'avait  pas  trompé.  J'abdiquerai  s'il  le  faut.  »  Mais 
s'apercevant,  au  visage  de  ses  ministres  qui  se  détendait,  bien 
qu'ils  s'efforçassent  de  garder  leur  mine  contrite,  qu'il  s'était  en 
quelque  sorte  condamné  par  cet  aveu  d'impuissance,  il  ajouta 
vivement  :  «  Cependant,  avant  de  prendre  un  parti,  il  faudra 
voir  ce  que  tout  ça  deviendra.  »  Puis  il  enjoignit  à  Regnaud  de 
retourner  à  la  Chambre  pour  calmer  les  représentans  et  se  rendre 
compte  de  leur  esprit.  «  Vous  leur  annoncerez,  dit-il  en  substance, 
que  l'armée,  après  de  grands  succès,  a  été  prise  de  panique; 
quelle  se  rallie;  que  je  suis  venu  à  Paris  pour  me  concerter 
avec  mes  ministres  et  avec  les  Chambres  sur  les  moyens  de 
rétablir  le  matériel  de  l'armée,  sur  les  mesures  législatives 
qu'exigent  les  circonstances;  que  le  Conseil  est  réuni  pour 
s'occuper  des  propositions  à  présenter  aux  Chambres.  »  Cette 
déclaration  rédig<''e  à  la  hâte  et  transcrite  en  double,  l'Empereur 
chargea  Carnot  d'en  donner  lecture  à  la  Chambre  des  pairs  en 
même  temps  que  Regnaud  la  communiquerait  à  la  Chambre 
élective.  Ce  n'était  là  encore  qu'un  prétexte  à  temporiser. 
L'esprit  de  la  Chambre,  l'Empereur  ne  le  connaissait  que  trop 
par  tout  ce  qu'on  lui  en  disait  depuis  le  matin,  et  par  la  résolu- 
tion qu'elle  venait  de  prendre.  Et,  raisonnablement,  il  ne  pou- 
vait espérer  qu'un  message  si  embarrassé  eût  la  moindre  action 
sur  les  représentans. 

La  Chambre  écouta  le  porte-paroles  de  l'Empereur  avec  conve- 
nance mais  avec  un  silence  de  glace  qui  était  une  manifestation. 
Avant  de  quitter  la  tribune,  Regnaud,  assez  maladroitement, 
car  le  document  n'était  certes  pas  de  nature  à  réchauffer  les  cœurs, 
proposa  de  lire  le  bulletin  de  la  bataille;  il  avait  une  épreuve  du 
Supplément  au  Moniteur  où  allait  paraître  cette  relation.  «  Quand 
on  attend,  s'écria  un  député,  les  renseignemens  officiels  que 
doivent  donner  les   ministres,  il  paraît  peu  convenable  que  la 


LA    SECONDE    ABDICATION.  57 

Chambre  prenne  connaissance  des  faits  d'une  manière  aussi  indi- 
recte. »  A  une  très  grande  majorité,  les  représentans  refusèrent 
d'entendre  la  lecture.  Puis,  comme  s'ils  tenaient  pour  nulle  la 
communication  qu'avait  faite  Regnaud  au  nom  de  l'Empereur, 
ils  passèrent  à  la  discussion  sur  la  façon  dont  on  interrogerait 
les  ministres. 

Presque  au  même  moment,  entre  une  heure  et  demie  et  deux 
heures,  Carnot  faisait  la  même  communication  à  la  Chambre  des 
pairs  qui  venait  d'entrer  en  séance.  La  déclaration  impériale, 
lue  par  ce  ministre,  d'une  voix  mal  assurée,  troubla  profondé- 
ment l'assemblée.  On  ne  savait  quel  accueil  y  faire.  Nul  ne 
demandait  la  parole  et  chacun  parlait  à  son  voisin.  Il  y  eut 
comme  une  tacite  suspension  de  séance.  C'est  au  milieu  de 
cet  effarement  que  le  message  de  la  Chambre  des  représentans 
fut  remis  au  président  Cambacérès.  Il  invita  Thibaudeau,  l'un 
des  secrétaires,  à  en  donner  lecture.  Après  un  instant  d'hésita- 
tion qui  se  traduisit  par  un  silence  assez  long,  la  Chambre  des 
pairs  se  sentit  soudain  ranimée.  Elle  s'était  faite  le  satellite  de 
la  Chambre  élective;  celle-ci  la  tirait  d'embarras  en  lui  marquant 
le  parti  à  prendre.  «  La  Chambre  des  représentans,  s'écria  Thi- 
baudeau, donne  un  bel  exemple.  Nous  devons  nous  empresser  de 
partager  ses  sentimens  et  de  les  manifester.  »  «  La  résolution  de 
la  Chambre,  dit  (Juinette,  doit  être  appuyée  et  consolidée  par 
une  résolution  semblable  de  la  Chambre  des  pairs.  »  Pontécou- 
lant  et  Boissy  d'Anglas  parlèrent  dans  le  même  sens.  Lavalette, 
Rovigo,  Sieyès,  Drouot,  d'autres  encore  étaient  atterrés,  mais  ils 
n'étaient  pas  hommes  de  tribune.  Seul  le  général  de  Valence  eut 
le  courage  de  prendre  la  parole.  Pour  parer  à  un  vote  par  en- 
traînement, il  demanda  le  renvoi  à  une  commission.  Bien  qu'ap- 
puyée à  deux  reprises  par  Carnot,  cette  proposition  fut  repoussée 
après  une  véhémente  réplique  de  Boissy  d'Anglas.  Cambacérès, 
sentant  que  la  situation  devenait  grave,  s'était  retiré  sous  pré- 
texte de  se  rendre  à  l'Elysée.  Le  vice-président  Lacépède,  qui 
avait  pris  le  fauteuil,  mit  les  articles  aux  voix.  Sur  l'article  II, 
déclarant  traître  à  la  patrie,  quiconque  tenterait  de  dissoudre 
les  Chambres,  Pontécoulant  crut  devoir  motiver  son  vote  ou  plutôt 
en  accentuer  la  signification.  «  Cette  disposition,  dit-il,  est  une 
dérogation  formelle  à  l'Acte  constitutionnel,  mais  je  la  vote 
sciemment  et  veux  en  encourir  toute  la  responsabilité.  »  Pour  la 
troisième  fois,  Valence  demanda  le  renvoi  à  une  commission, 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

invoquant  le  règlement  qui  interdisait  à  la  Chambre  toute  déli- 
bération d'urgence.  «  C'est  vous-même,  interrompit  Pontécou- 
lant,  qui  violez  le  règlement  en  revenant  sans  cesse  sur  une 
décision  prise  par  l'Assemblée.  La  nomination  d'une  commission 
a  été  rejetée.  »  Valence  reprit  la  parole  au  milieu  des  murmures. 
«  Je  ne  comprends  pas,  dit-il,  je  ne  comprendrai  jamais  com- 
ment vous  déclareriez  traître  à  la  patrie  quiconque  tenterait  de 
dissoudre  la  représentation  nationale!  Qui  nous  menace?  Qui? 
Est-ce  le  gouvernement?...  »  «  C'est  la  canaille  excitée  par  nos 
ennemis  !  s'exclama  tout  en  feu  Pontécoulant.  Et  d'ailleurs,  si  un 
ministre  présentait  un  arrêté  de  dissolution,  je  me  déclare  dès 
à  présent  son  accusateur.  »  «  Il  est  indécent,  dit  Boissy  d'Anglas, 
de  revenir  quatre  fois  sur  la  même  proposition.  Je  demande  que 
l'on  passe  aux  voix  et  que  celui  qui  entrave  encore  la  décision 
de  l'Assemblée  soit  rappelé  à  Tordre.  »  On  vota  aussitôt  une 
résolution  conforme  à  celle  de  la  Chambre  des  repvésentans, 
avec  cette  même  clause  que  le  texte  en  serait  transmis  à  l'Em- 
pereur. L'article  IV  qui  enjoignait  aux  ministres  de  se  rendre 
à  l'Assemblée  fut  cependant  repoussé.  Pontécoulant  avait  exprimé 
à  cet  égard  des  scrupules  de  légalité,  lui  qui  assumait  si  allègre- 
ment la  responsabilité  de  l'article  II,  attentat  bien  plus  grave 
à  la  Constitution.  Après  avoir  voté  cette  déclaration  de  guerre 
à  l'Empereur,  la  Chambre  des  pairs  suspendit  la  séance. 

La  Chambre  des  représentans  était  restée  en  permanence..  On 
commençait  à  y  manifester  une  vive  irritation  que  les  ministres 
ne  se  présentassent  point  selon  l'invitation  impérative  qui  leur  en 
avait  été  faite.  Sur  la  proposition  de  Jay,  appuyée  par  Manuel  et 
par  Durbach,  on  vota  l'envoi  à  chaque  ministre  nominativement 
d'un  second  message  lui  enjoignant  de  se  rendre  incontinent 
devant  la  Chambre.  Entre  temps,  on  engagea  une  discussion  sur 
les  mesures  à  prendre  pour  la  sécurité  de  l'assemblée.  «  M.  de 
La  Fayette,  dit  Manuel,  vous  a  proposé  de  faire  appeler  les  chefs 
de  la  garde  nationale.  Mourir  pour  la  patrie  est  un  sort  si  beau 
qu'il  n'est  personne  parmi  nous  qui  ne  s'en  fit  un  titre  de  gloire 
et  de  bonheur.  Mais  nous  devons  nous  conserver,  non  pour  nous, 
mais  pour  la  patrie.  »  Un  député  demanda  que  la  Chambre  nom- 
mât à  l'instant  un  commandant  de  la  garde  nationale,  le  général 
Durosnel  pouvant  se  refuser  d'obéir  au  Parlement,  sous  pré- 
texte qu'il  n'était  que  commandant  en  second  sous  les  ordres 
immédiats  de  l'Empereur.   Le  général  Sébastian!  insista   pour 


LA    vSECONDE    AI5DICAT10N.  59 

que  l'on  appelât  les  douze  chefs  de  légion  et  qu'il  leur  fût  enjoint 
de  mettre  chacun  un  bataillon  sous  les  armes  afin  de  protéger 
la  représentation  nationale.  Le  général  Sorbier  répliqua  que  l'on 
devait  procéder  régulièrement  et  s'adresser  à  Durosnel.  L'ordon- 
nateur Lefebvre,  membre  de  la  commission  administrative  de  la 
Chambre,  ferma  la  discussion  en  assurant  que  lui  et  ses  collègues 
venaient  d'inviter  officiellement  le  général  Durosnel  à  envoyer 
500  grenadiers.  Un  autre  membre  de  la  commission,  Gamon, 
ajouta  que  déjà  était  arrivé  un  bataillon  de  garde  nationale  qui 
faisait  le  service  autour  du  palais. 

Durosnel  n'était  pas  responsable  de  cette  prise  d'armes  inso- 
lite. Le  chef  d'état-major  de  la  garde  nationale,  Tourton,  grand 
ami  de  Fouché,  se  trouvait  au  Corps  législatif  quand  La  Fayette 
avait  fait  sa  motion.  Sans  tarder,  il  avait  insinué  à  Benjamin 
Delessert ,  qui  cumulait  le  mandat  de  représentant  avec  le 
grade  de  chef  de  la  3^  légion,  qu'il  serait  «  peut-être  bon  de 
prendre  les  mesures  que  commandait  l'intérêt  public.  »  Delessert 
quitta  la  Chambre  incontinent,  alla  revêtir  son  uniforme,  et 
après  s'être  concerté  avec  Billing,  son  chef  d'état-major,  il  fit  de 
sa  propre  autorité  battre  le  rappel  dans  le  quartier  des  Petits- 
Pères.  Environ  quatre  cents  gardes  nationaux  s'assemblèrent;  il 
leur  dit  que  la  représentation  nationale  étant  menacée,  ils  avaient 
mission  de  la  protéger.  Les  gardes,  croyant  marcher  en  vertu  d'un 
ordre  régulier,  s'acheminèrent  sans  objection  vers  le  Palais-Bour- 
bon; Delessert  les  rangea  en  bataille  devant  les  grilles,  face  au 
pont  de  la  Concorde  et  leur  fit  même  distribuer  des  cartouches. 

C'était  un  excès  de  précaution,  car  pour  être  redoutable  la 
foule  qui  grossissait  aux  abords  du  Corps  législatif  était  d'opinion 
trop  divisée.  D'ailleurs  il  lui  manquait  un  chef  ou  un  mot 
d'ordre.  Tel  groupe  de  curieux  où  les  bourgeois  et  les  bouti- 
quiers se  trouvaient  en  majorité  approuvait  la  conduite  des 
représentans.  Ils  pensaient  que  la  Chambre,  en  se  déclarant  si 
résolument  contre  l'Empereur,  l'allait  contraindre  à  une  nouvelle 
abdication,  qui  aurait  pour  conséquences  la  paix  et  la  reprise  des 
affaires.  Av^ec  le  roi,  que  quelques-uns  désiraient  en  secret  et 
que  d'autres  se  résignaient  déjà  à  accepter^  on  aurait  du  moins 
la  tranquillité  !  Ils  jugeaient  comme  à  la  Bourse,  où  l'on  saluait 
par  une  hausse  de  deux  francs  le  plus  cruel  désastre  qu'eussent 
éprouvé  les  armes  françaises.  Ces  sentimens  avaient  dominé 
autour  du  Palais-Bourbon  pendant  une  partie  de  l'après-midi, 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

car  l'élément  populaire  y  était  encore  peu  nombreux.  Dans  les 
quartiers  éloignés,  les  nouvelles  avaient  tardé  à  se  répandre. 
Par  une  confusion  explicable,  le  bruit  avait  même  couru  d'abord 
que  c'était  Timpératrice  qui  était  arrivée  à  Paris.  Vers  quatre 
heures  seulement,  les  ouvriers  et  les  fédérés  commencèrent  à  se 
porter  en  nombre  vers  FElysée  et  vers  la  Chambre.  A  mesure 
qu'ils  apprenaient  les  incidens  de  la  séance,  ils  manifestaient 
leur  mécontentement  par  des  sarcasmes  et  des  menaces  contre 
les  représentans  et  des  cris  de  «  Vive  l'Empereur  !  »  Malgré 
l'effroyable  bulletin  de  la  bataille  qui  venait  de  paraître  en  un 
supplément  du  Moniteur  et  en  diverses  feuilles  volantes  que  l'on 
se  passait  de  main  en  main  et  dont  on  faisait  des  lectures  à 
haute  voix,  ceux-là  n'étaient  point  découragés.  La  défaite  exaltait 
leur  patriotisme,  avivait  leur  haine  contre  l'étranger,  leurs  colères 
contre  ses  partisans,  et  laissait  entière  leur  confiance  en  l'Em- 
pereur. Ils  voulaient  la  continuation  de  la  guerre,  mais  tout 
leur  espoir  était  Napoléon. 

L'Empereur  était  informé  d'instant  en  instant  de  tout  ce  qui 
se  passait  au  Corps  légistatif  et  au  Luxembourg.  La  défection  de 
la  Chambre  des  pairs  l'affligea  dans  ses  sentimens  plus  qu'elle  ne 
déconcerta  ses  plans.  Il  ne  comptait  pas  trouver  un  appui  bien 
efficace  dans  la  Chambre  haute  qu'il  savait  aussi  déconsidérée 
déjà  que  naguère  son  Sénat.  La  nouvelle  injonction  des  repré- 
sentans aux  minisires  lui  donna  quelque  colère.  «  Je  vous  dé- 
fends de  bouger,  »  dit-il.  Tout  de  même,  à  moins  de  recourir  à 
des  mesures  extrêmes,  qu'il  était  bien  loin  de  vouloir  employer,  il 
fallait  céder.  Après  avoir  assez  longtemps  hésité,  il  autorisa 
les  ministres  à  se  rendre  au  Corps  législatif.  Mais  afin  qu'ils  ne 
parussent  point  obéir  aux  ordres  factieux  de  la  Chambre,  il  les 
y  dépêcha  comme  porteurs  d'un  second  message.  D'après  l'Acte 
additionnel,  l'Empereur  avait  le  pouvoir  de  se  faire  représenter 
au  Parlement  par  des  commissaires  de  son  choix.  Il  adjoignit 
aux  ministres  le  prince  Lucien  en  qualité  de  commissaire 
extraordinaire.  Ses  ministres,  dont  il  voyait  l'abattement  et  dont 
il  jugeait  la  tiédeur,  lui  semblaient  désormais  impuissans  à  dé- 
fendre ses  droits.  Pour  faire  un  dernier  appel  au  patriotisme  des 
Chambre  ,  il  avait  plus  de  confiance  dans  l'ardeur  et  la  fermeté 
de  Lucien.  «  Allez,  dit-il,  et  parlez  de  l'intérêt  de  la  France, 
qui  doit  être  cher  à  tous  ses  représentans.  A  votre  retour,  je  pren- 
drai le  parti  que  me  dictera  mon  devoir.  )> 


LA    SECONDE    ARDfCATlON.  61 

L'Empereur  quitta  le  salon  pour  aller  respirer  un  peu  sous 
les  grands  arbres  du  jardin.  Lucien  le  suivit.  Il  avait  accepté 
sa  mission  à  contre-cœur  ;  il  jugeait  qu'obtempérer  à  l'audacieuse 
sommation  des  députés  en  leur  envoyant  les  ministres  était  déjà 
une  sorte  d'abdication.  Seul  à  seul  avec  l'Empereur,  il  lui  con- 
seilla de  nouveau  de  dissoudre  la  Chambre.  A  celle  époque,  le 
jardin  de  TElysée  avait  pour  toute  clôture  un  saut  de  loup  et 
un  petit  mur  très  bas,  en  partie  écroulé.  La  foule  qui  s'amassait 
dans  l'avenue  Marigny  en  criant  :  «  Vive  l'Empereur  !»  et  :  «  Des 
armes  !  des  armes  !  »  aperçut  Napoléon  au  débouché  de  la  grande 
allée.  Les  acclamations  redoublèrent.  «  Eh  bien!  dit  Lucien, 
vous  entendez  ce  peuple?...  Un  mot,  et  les  ennemis  de  l'Em- 
pereur auront  succombé.  Il  en  est  ainsi  par  toute  la  France. 
L"abandonnerez-vous  aux  factions?  »  L'Empereur  s'arrêta,  salua 
de  la  main  la  foule  hurlante,  et  répondit  à  son  frère,  ému  jus- 
qu'aux larmes  de  la  grandeur  de  ses  paroles  :  «  Suis-je  plus 
qu'un  homme  pour  ramener  une  Chambre  égarée  à  l'union  qui 
seule  peut  nous  sauver?  ou  suis-je  un  misérable  chef  de  parti 
pour  allumer  la  guerre  civile  ?  Non  !  jamais  !  En  brumaire,  nous 
avons  pu  tirer  l'épée  pour  le  bien  de  la  France.  Pour  le  bien 
de  la  France,  nous  devons  aujourd'hui  jeter  cette  épée  loin  de 
nous.  Essayez  de  ramener  les  Chambres;  je  puis  tout  avec 
elles.  Sans  elles,  je  pourrais  beaucoup  pour  mon  intérêt,  mais  je 
ne  pourrais  pas  sauver  la  patrie.  Allez,  et  je  vous  défends  en  sor- 
tant de  haranguer  ce  peuple  qui  me  demande  des  armes.  Je  ten- 
terai tout  pour  la  France;  je  ne  veux  rien  tenter  pour  moi.  » 

Quelques  instans  après,  TEmpereur  exprima  les  mêmes  sen- 
timens  à  Benjamin  Constant,  qu'il  avait  mandé,  et  qu'il  reçut 
dans  le  jardin.  Les  :  «  Vive  l'Empereur!  »  et  les  cris  :  «  Aux 
armes  !  »  continuaient  autour  de  TElysée.  Benjamin  Constant 
qui,  le  matin,  avait  considéré  l'abdication  comme  funeste  et  qui, 
depuis  la  révolte  de  la  Chambre,  ne  voyait  plus  d'autre  issue, 
écoutait  avec  anxiété  <(  ces  manifestations  d'un  enthousiasme  en 
quelque  sorte  sauvage.  »  Il  songeait  à  l'unique,  mais  terrible 
ressource  qui  restait  à  Napoléon,  s'il  déchaînait  la  démagogie  en 
l'excitant  par  les  spoliations  et  le  sang.  «  Cet  homme,  pensait-il, 
pourrait  être  le  Marins  de  la  France,  et  la  France  deviendrait 
le  tombeau  des  nobles  et  peut-être  le  tombeau  des  étrangers.  » 
L'Empereur  avait  longtemps  gardé  le  silence,  les  yeux  fixés  sur 
la  foule  qui  l'acclamait;   il  dit  soudain  :  «   Vous  les  voyez!  ce 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  pas  eux  que  j'ai  comblés  d'honneurs  et  gorgés  d'argent. 
Que  me  doivent-ils?  Je  les  ai  trouvés,  je  les  ai  laissés  pauvres. 
Mais  l'instinct  de  la  nécessité  les  éclaire,  la  voix  du  pays  parle 
en  eux.  Si  je  le  veux,  dans  une  heure,  la  Chambre  rebelle 
n'existera  plus...  Mais  la  vie  d'un  homme  ne  vaut  pas  ce  prix.  Je 
ne  veux  pas  être  le  roi  de  la  Jacquerie.  Je  ne  suis  pas  revenu 
de  l'île  d'Elbe  pour  que  Paris  soit  inondé  de  sang.  » 

VI 

Il  était  six  heures  quand  Lucien,  accompagné  des  ministres 
de  l'Intérieur,  des  Affaires  étrangères,  de  la  Guerre  et  de  la 
Police,  entra  dans  la  salle  des  séances.  La  nouvelle  qu'une  foule 
énorme  acclamait  l'Empereur  autour  de  TÉlysée  avait  jeté 
l'alarme  parmi  les  députés.  Le  bruit  courait  que  des  ordres 
étaient  donnés  d'assembler  les  dépôts  de  la  vieille  garde  et  deux 
bataillons  de  tirailleurs  fédérés  pour  les  faire  marcher  contre  la 
Chambre.  A  l'arrivée  du  Président  des  Cinq-Cents  au  18  bru- 
maire, chacun  sentit  un  léger  frisson;  on  regardait  instincti- 
vement si  derrière  les  commissaires  de  l'Empereur  ne  luisaient 
pas  des  baïonnettes.  L'assemblée  reprit  son  assurance  en  voyant 
l'attitude  embarrassée  de  Lucien  et  la  sérénité  de  Fouché.  Sur 
la  demande  du  prince,  la  Chambre  se  forma  en  comité  secret. 
Lucien  lut  le  message  oii  l'Empereur  disait  en  substance  que  les 
négociations  allaient  être  rouvertes  pour  mettre  un  terme  à  la 
guerre,  si  cela  était  compatible  avec  l'indépendance  et  l'honneur 
de  la  nation,  et  que  le  prince  Lucien  et  les  ministres  étaient 
chargés  de  donner  à  la  Chambre  tous  les  renseignemens  qu'elle 
pourrait  désirer.  «  La  plus  grande  union  est  nécessaire,  ter- 
minait l'Empereur,  et  je  compte  sur  la  coopération  et  le  pa- 
triotisme des  Chambres  et  sur  leur  attachement  à  ma  personne.  » 
Lucien  acheva  cette  lecture  par  un  appel  à  l'union  entre  les  corps 
politiques,  puis  Davout,  Caulaincourt  et  Carnot,  montant  tour 
à  tour  à  la  tribune,  donnèrent  quelques  renseignemens  d'un 
optimisme  timide  sur  les  ressources  militaires  et  les  espérances 
diplomatiques. 

Jay,  l'homme  de  Fouché,  prit  la  parole.  «  Je  ne  me  dissi- 
mule pas,  dit-il  avec  emphase,  le  danger  auquel  je  m'expose,  si 
la  proposition  que  je  vais  faire  n'est  pas  soutenue  par  la  Chambre 
tout  entière.  Mais  dussé-je  essuyer  le  môme  sort  que  les  anciens 


LA    SECONDE    ABDICATION.  63 

députés  de  la  Gironde,  je  ne  reculerai  pas  devant  mon  devoir. 
Avant  d'émettre  ma  proposition,  je  prie  le  Président  d'inter- 
peller les  ministres  de  déclarer  avec  franchise  sils  pensent  que 
la  France  peut  résister  aux  armées  combinées  de  l'Europe,  et 
si  la  présence  de  Napoléon  n'est  pas  un  obstacle  invincible  à  la 
paix?  » 

Fouclié  avait  posé  la  question  par  la  bouche  de  son  compère 
Jay.  Il  se  chargea  lui-môme  de  la  réponse.  Tandis  que  les  mi- 
nistres, hésitans,  se  consultaient  du  regard,  le  traître,  sans  leur 
laisser  le  temps  de  prendre  un  parti,  vint  à  la  tribune  et  dit 
négligemment  que  «  les  ministres  n'avaient  rien  à  ajouter  à 
leurs  rapports  antérieurs.  »  Prenant  acte  de  cette  déclaration 
évasive,  Jay  montra  l'armée  décimée,  épuisée,  incapable  d'op- 
poser une  résistance  efficace  à  l'étranger,  dont  les  forces  croî- 
traient chaque  jour,  et  rappela  les  manifestes  des  puissances,  «  qui 
s'étaient  coalisées  non  contre  l'indépendance  de  la  nation  fran- 
çaise, mais  contre  la  seule  personne  de  Napoléon.  »  Encouragé 
par  l'approbation  de  la  Chambre,  il  interpella  Lucien  :  «  Vous, 
prince,  s'écria-t-il,qui  avez  montré  un  noble  caractère  dans  l'une 
et  l'autre  fortune,  sou  venez- vous  que  vous  êtes  Français,  que 
lout  doit  céder  à  l'amour  de  la  patrie.  Retournez  vers  votre  frère, 
dites-lui  que  l'Assemblée  des  représentans  du  peuple  attend  de 
lui  une  résolution  qui  lui  fera  plus  d'honneur  dans  l'avenir  que 
ses  nombreuses  victoires  ;  dites-lui  qu'en  abdiquant  le  pouvoir,  il 
peut  sauver  la  France,  qui  a  fait  pour  lui  de  si  grands  et  de  si 
pénibles  sacrifices.  »> 

Le  coup  était  porté.  Lucien  tenta  d'y  parer.  Il  opposa  aux 
paroles  de  Jay  sur  la  désorganisation  de  l'armée  le  tableau  des 
ressources  qui  restaient  en  hommes  et  en  matériel.  «  Quant  à 
l'étranger,  conclut-il,  quelle  confiance  pouvez-vous  avoir  dans 
SOS  déclarations.  Ils  ne  combattent,  disent-ils,  que  contre  l'Empe- 
reur. Quelle  dérision  !  C'est  pour  envahir  la  France,  c'est  pour  se 
partager  ses  provinces  que  les  puissances  se  sont  armées.  Je  le 
répète,  ce  n'est  pas  Napoléon  que  l'Europe  veut  attaquer,  c'est  la 
nation  française.  Et  on  propose  à  la  France  d'abandonner  son 
Empereur  !  On  l'exposerait  devant  le  tribunal  des  peuples  à  un 
jugement  sévère  sur  son  inconstance  et  sa  légèreté.  »  A  ces  mots, 
La  Fayette  se  lève  et  s'écrie  avec  véhémence  :  ((  C'est  une  assertion 
calomnieuse!  Comment  a-t-on  osé  accuser  la  nation  d'avoir  été 
légère  et  peu  persévérante  à  l'égard  de  Napoléon?  Elle  l'a  suivi 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  sables  d'Egypte  et  dans  les  déserts  de  Russie.  Et  c'est 
pour  l'avoir  suivi  qu'elle  a  à  regretter  le  sang  de  trois  millions 
de  Français  !  » 

Le  discours  de  Lucien,  très  habile  et  très  éloquent,  avait 
presque  ramené  l'Assemblée;  sa  dernière  phrase,  qui  provoqua 
la  dure  réponse  de  La  Fayette,  ruina  tout  l'efTet  obtenu.  Le  prince, 
interdit,  ne  trouva  rien  à  répliquer.  Manuel,  Dupm,  Lacoste, 
Girod  de  l'Ain  parlèrent  dans  le  même  sens  que  Jay,  appuyant 
plus  ou  moins  sa  motion  qu'une  députation  fût  envoyée  à  l'Em- 
pereur pour  lui  demander  d'abdiquer  et  lui  signifier  que,  s'il  s'y 
refusait,  on  prononcerait  la  déchéance.  Bien  que  gagnés  à  cette 
proposition,  les  députés  reculèrent  au  moment  de  l'adopter;  d'un 
accord  tacite,  elle  fut  temporairement  écartée  sans  être  mise 
aux  voix.  Gomme  mesure  provisoire,  on  décida  la  nomination 
d'une  commission  de  cinq  membres  de  chaque  Chambre  pour 
être  associée  aux  délibérations  du  conseil  des  ministres. 

La  séance  redevenue  publique  à  huit  heures  du  soir,  la 
Ghambre  arrêta  que  ses  délégués  seraient  son  président,  Lan- 
juinais,  et  ses  quatre  vice-présidens  La  Fayette,  Flaugergues, 
Dupont  de  lEure  et  le  général  Grenier.  Entre  temps,  Davout 
crut  devoir  faire  cette  déclaration  à  la  tribune  :  <(  J'apprends  que 
des  malveillans  font  courir  le  bruit  que  j'ai  fait  avancer  des 
troupes  pour  cerner  l'Assemblée.  Ce  bruit  est  injurieux  à  l'Em- 
pereur et  à  son  ministre,  qui  est  bon  Français.  »  De  son  côté,  le 
général  Durosnel,  commandant  en  second  la  garde  nationale,  ré- 
digea, sans  en  référer  à  l'Empereur  ni  au  ministre  de  l'Intérieur, 
un  ordre  du  jour  commençant  par  ces  mots  :  «  Au  moment  où 
les  Chambres  vont  délibérer  sur  les  moyens  de  sauver  la  patrie, 
il  faut  que  leurs  délibérations  puissent  être  calmes;  en  consé- 
quence, les  postes  de  la  garde  nationale  y  seront  doublés,  et 
MM.  les  chefs  de  légion  tiendront  dans  chaque  mairie  une  réserve 
commandée  par  un  capitaine,  pour  se  porter  partout  où  le  besoin 
pourrait  l'exiger.  »  Ces  déclarations,  ces  mesures  protectrices, 
ces  adhésions  détournées,  tout  cela  n'était  point  fait,  il  s'en  fal- 
lait, pour  fléchir  l'opposition  factieuse  des  députés. 

Du  Corps  législatif,  Lucien  et  les  ministres  se  rendirent  à 
huit  heures  et  demie  à  la  Chambre  des  pairs,  qui  se  forma  en 
comité  secret.  La  séance  fut  très  courte.  Les  commissaires  de 
l'Empereur  se  bornèrent  à  lire  le  message  et  à  inviter  la  Chambre 
haute  à  désigner  ses  cinq  délégués  au  conseil  des  ministres.  On 


LA    SECONDE    ABDICATION.  65 

élut  Boissy  d'Anglas,  Thibaiidcaii  et  les  généraux  Drouot,  De- 
jean   et  Andréossy. 

Lucien  retourna  à  l'Elysée.  L'Empereur  avait  dîné  seul,  en 
présence  de  la  princesse  Hortense.  L'animation  qu'il  avait  montrée 
tout  le  jour  cédait  à  la  fatigue  physique.  Il  était  triste  et  abattu, 
causait  peu;  sa  pensée  flottante  semblait  incapable  de  se  fixer 
pour  une  décision  quelconque.  Tantôt  il  déclarait  vouloir  user 
de  ses  droits  constitutionnels  contre  la  Chambre  insurgée, 
tantôt  il  parlait  d'en  finir  tout  de  suite  par  une  seconde  abdica- 
tion. Hortense  lui  ayant  conseillé  de  prendre  des  sûretés  en  écri- 
vant à  l'Empereur  d'Autriche,  ou  au  Czar,  il  dit  avec  force  : 
«  Jamais  je  n'écrirai  à  mon  beau-père.  Je  lui  en  veux  trop  de 
m'avoir  privé  de  ma  femme  et  de  mon  fils.  C'est  trop  cruel! 
Alexandre  n'est  qu'un  homme;  si  j'en  suis  réduit  là,  j'aime 
mieux  m'adresser  à  un  peuple,  à  l'Angleterre.  »  Lucien  lui 
rendit  compte  de  sa  mission  sans  rien  dissimuler  des  sentimens 
ouvertement  hostiles,  presque  haineux,  de  l'Assemblée.  «  La 
Chambre,  conclut-il,  s'est  prononcée  trop  fortement  pour  qu'il 
y  ait  espoir  de  la  ramener.  Dans  vingt-quatre  heures,  lautorité 
de  l'Empereur  ou  celle  de  la  Chambre  doit  avoir  cessé.  Il  n'y  a 
que  la  dissolution  ou  l'abdication.  »  C'était  aussi  l'avis  de  Bas- 
sano  et  de  Caulaincourt,  présens  à  l'entretien.  Mais,  tandis  que 
Lucien  insistait  énergiquement  pour  un  coup  de  force,  les  deux 
ministres  conseillaient  le  parti  contraire  avec  une  égale  fermeté. 
Ils  insinuèrent  même  que  si  l'Empereur  tardait  trop  à  se  sou- 
mettre, on  prononcerait  sa  déchéance.  «  Ils  n'oseraient!  »  dit 
Napoléon  avec  un  accent  qui  décelait  plus  de  doute  que  de 
conviction. 

Cette  journée,  déjà  si  remplie,  n'était  pas  terminée.  A  onze 
heures,  les  princes  Joseph  et  Lucien,  tous  les  ministres  et  les 
dix  délégués  des  Chambres  se  réunirent  sous  la  présidence  de 
Cambacérès  dans  la  grande  salle  du  Conseil  d'Etat  aux  Tuileries. 
Les  ministres  n'avaient  eu  ni  le  temps  ni  la  liberté  d'esprit  de 
méditer  «  les  moyens  de  salut  public,  »  qui  devaient  faire  l'objet 
de  la  délibération.  Leur  embarras  était  extrême.  Pour  dire  quel- 
que chose,  ils  déclarèrent  que  les  ministres  d'Etat  proposeraient 
à  la  Chambre  les  mesures  propres  à  fournir  des  hommes  et  de 
l'argent  et  à  contenir  les  ennemis  de  l'intérieur.  On  approuva  à 
l'unanimité  cette  vague  déclaration,  bien  qu'elle  fût  loin  de  répon- 
dre à  l'attente  de  La  Fayette  et  de  ses  collègues  de  la  Chambre. 

TOME  XIK.  —  1903.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  eux,  le  seul  «  moyen  de  salut  public  »  était  l'abdication.  On 
arriva  à  en  parler,  dabord  implicitement.  Thibaudeau  demanda 
qu'il  fût  posé  en  principe  que  l'on  sacrifierait  tout  pour  la  patrie, 
sauf  la  liberté  constitutionnelle  et  l'intégrité  du  territoire.  Cette 
motion,  qui  impliquait  que  l'on  était  prêt  à  sacrifier  l'Empereur, 
fut  votée  à  une  voix  de  majorité.  L'un  des  députés  proposa  ensuite 
d'envoyer  au  quartier  général  ennemi  des  négociateurs  au  nom 
des  Chambres,  puisque  les  puissances  ne  voulaient  pas  traiter 
avec  Napoléon.  Seul  de  ses  collègues  du  Cabinet,  Fouché  appuya 
cette  motion.  Les  autres  ministres,  retenus  par  un  reste  de  pu- 
deur, objectèrent  que  ce  serait  prononcer  de  fait  la  déchéance. 
La  proposition  fut  repoussée,  puis  reprise  et  votée  par  seize  voix 
contre  cinq,  grâce  à  ce  correctif  illusoire  que  les  plénipoten- 
tiaires des  Chambres  seraient  nommés  avec  le  consentement  de 
l'Empereur. 

La  discussion  avait  échauffé  les  esprits.  La  Fayette  jugea  le 
moment  opportun  pour  aborder  ouvertement  le  sujet  de  l'abdi- 
cation. Lucien  l'interrompit:  «  Si  les  amis  de  l'Empereur,  dit-il, 
avaient  cru  son  abdication  nécessaire  au  salut  de  la  France,  ils 
auraient  été  les  premiers  à  la  lui  demander.  »  «  C'est  parler  en 
vrai  Français,  reprit  La  Fayette.  J'adopte  cette  idée.  Je  demande 
que  nous  allions  tous  chez  l'Empereur  lui  dire  que  son  abdication 
est  devenue  nécessaire  aux  intérêts  de  la  patrie.  »  Malgré  l'in- 
sistance de  Flaugergues  et  de  Lanjuinais,  Cambacérès  se  défendit 
de  mettre  aux  voix  «  une  motion  de  cette  espèce.  »  On  se  sépara 
à  trois  heures  du  matin,  avec  la  certitude  que  le  jour  qui  se 
levait  verrait  la  chute  de  Napoléon. 

Henry  Houssaye. 


DANTE  ET  LA  MUSIQUE 


Le  sujet  a  deux  aspects,  ou  deux  faces.  Il  faut  premièrement 
le  prendre  par  le  dehors  :  chercher  quand  et  comment  la  mu- 
sique s'est  en  quelque  sorte  appliquée  soit  aux  personnages, 
soit  aux  paroles  dantesques.  Nous  tâcherons  ensuite,  —  et  c'est  le 
dedans  ou  le  cœur  d'une  telle  étude,  —  de  saisir  ce  qu'il  y  a  de 
musical  ou  de  musique  dans  l'œuvre  de  Dante,  dans  son  génie 
et  dans  son  âme  même. 

I 

L'un  des  premiers  compositeurs  connus,  peut-être  le  premier, 
qui  s'inspira  de  la  Divine  Comédie,  se  nommait  Vincenzo  Galilei. 
Père  de  l'illustre  astronome,  auteur  d'un  «  Discours  sur  la  mu- 
sique ancienne  et  moderne,  »  qui  fit  grand  bruit,  il  compte,  avec 
les  Péri,  les  Gaccini  et  autres,  parmi  les  membres  du  cénacle  ou 
de  la  «  camerata  »  florentine  où  naquit  l'opéra.  Galilei  avait 
choisi  l'épisode  d'Ugolin.  11  le  chanta  lui-même,  accompagné  par 
un  petit  orchestre  de  violes.  On  dit  que  sa  voix  était  belle  et 
que  son  visage  ressemblait  à  sa  voix.  Son  œuvre  est  perdue,  et 
Verdi,  peu  d'années  avant  de  mourir,  la  fit  rechercher  en  vain. 
C'est  dommage  :  elle  avait,  paraît-il,  quelque  rudesse  et  sentait 
un  peu  trop  l'antiquité.  Mais  elle  serait  pour  nous  un  exemple, 
et  non  des  moindres  sans  doute,  de  la  monodio  récitative  et  du 
style  alors  nouveau  (1). 

(1)  Voir,  pour  plus  de  détails  sur  l'œuvre  de  Galilée,  l'ouvrage  remarquable  et 
que  nous  avons  cité  souvent,  de  M.  Romain  Rolland  :  les  Origines  du  drame 
lyrique  moderne.  Histoire  de  l'opéra  en  Europe  avant  Lully  et  Scarlatti. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Deux  cents  années  s'écoulèrent  ensuite  sans  qu'à  la  poésie 
dantesque  la  musique  fit  écho.  La  cantate  et  l'oratorio  tiraient 
leurs  sujets  des  Ecritures;  l'antiquité  fournissait  à  l'opéra  les 
siens.  Mais  notre  siècle  musical,  —  j'entends  celui  qui  s'achève  à 
peine  et  peut  encore  s'appeler  nôtre,  —  s'est  quelquefois  souvenu 
de  Dante.  Un  des  plus  heaux  poèmes  symphoniques  de  Liszt  est 
inspiré  par  la  Divine  Comédie.  Le  théâtre  fut  moins  heureux. 
Sans  parler  d'un  opéra  de  Benjamin  Godard,  qui  n'a  de  Dante 
que  le  nom,  il  faut  avouer  que  le  compositeur  d'Ham/et  se  recon- 
naît à  peine,  et  seulement  au  début,  dans  Françoise  de  Ri^nini. 
Pourtant  (nous  citons  ici  notre. collaborateur  M.  de  Wyzewa)  : 
((  Seule  la  musique,  au  théâtre,  serait  capable  de  nous  faire 
pénétrer  dans  les  deux  cœurs  de  Paolo  et  de  Francesca.  Je  dirai 
plus  :  chez  Dante  même,  l'immortelle  vie  qui  anime  pour  nous 
ce  «  couple  désolé,  »  ne  tient  pas  à  la  vigueur  tragique  du  récit, 
ni  à  la  justesse  de  l'accent,  ni  à  la  beauté  des  images  :  elle  tient 
toute  à  la  puissante  et  sensuelle  musique  dont  le  poète  a  su 
animer  ses  vers.  »  Rien  n'est  plus  exact,  et  toutes  les  fois  qu'une 
traduction  lyrique  de  l'immortel  épisode  vous  en  semblera  la 
trahison,  c'est  donc  le  musicien  que  vous  devrez  accuser  plutôt 
que  la  musique  elle-même. 

Mais  deux  fois  au  moins  la  musique,  et  la  musique  italienne, 
a  bien  servi  la  parole,  cette  parole  de  Dante,  admirable  entre 
toutes  celles  qui  tombèrent  jamais  des  lèvres  de  l'Italie.  La  pre- 
mière fois,  c'est  dans  une  œuvre  d'un  homme  qui  fut  grand 
par  le  génie  le  plus  contraire  à  celui  de  Dante  et  qui  règne  en 
quelque  sorte  sur  l'autre  hémisphère  de  l'idéal  italien.  Cet 
homme  est  Piossini;  son  œuvre,  c'est  Otello.  La  page  la  plus 
belle  à'Olello  (qui  ne  compte  guère  que  deux  très  belles  pages), 
n'est  peut-être  pas  la  romance  du  Saule,  mais,  peu  d'instans  au- 
paravant, le  chant  du  gondolier  qui  passe  sous  la  fenêtre  de 
Desdemona. 

Nessun  maggior  dolore 
Che  ricordarsi  ciel  tempo  felice, 
Nella  miseria. 

L'effet  dramatique  de  ce  passage  et  de  ce  chant  est  sans 
pareil.  Dans  l'absurde  libretlo  qui  semble  une  parodie  de  Sliaks- 
peare,  les  trois  vers  de  Dante  viennent  tout  à  coup  jeter  un 
éclair  unique  de  vérité  et  de  vie.  Et  sa  lueur  porte  loin.   Elle 


DANTE    ET    LA    MUSIQUE.  69 

nous  découvre,  un  instant  rapprochées,  deux  héroïnes  inégale- 
ment pures,  mais  douces,  et  tristes,  et  touchantes  également  : 
Françoise  et  Desdemone,  sœurs  par  leur  infortune  et  par  notre 
pitié. 

L'effet  musical  n'est  pas  moindre,  et  sublime  est  ici  la  mé- 
lodie, ou  plutôt  la  mélopée. 

C'est  bien  une  mélopée  qu'il  fallait  :  je  veux  dire  le  contraire 
d'un  couplet  ou  d'une  romance;  quelque  chose  de  vague  et  sur- 
tout de  populaire,  afin  que  le  peuple  s'unît  à  l'angoisse  de  la 
jeune  patricienne  et  que  la  cité  semblât  partager  la  détresse  de 
son  enfant.  Ainsi  la  beauté  dramatique,  humaine,  s'accroît  de 
cette  beauté  des  choses  et  des  lieux  que  j'allais,  mais  que  je  n'ose 
plus  dire  immortelle,  puisque  à  Venise  justement  elle  se  meurt. 
Elle  est  bien,  la  triste  cantilène,  de  celles  qui  flottent  dans  les 
nuits  de  Venise  et  sur  ses  eaux.  Libre  et  comme  improvisée, 
elle  a  des  éclats,  des  écarts  aussi  qui  déchirent.  Qu'elle  traîne 
les  sons,  ou  les  précipite,  ou  les  brise;  soit  qu'elle  s'élance  vers 
les  notes  hautes,  soit  que  sur  celles  du  bas  elle  retombe  et 
s'écrase,  tantôt  elle  fond  le  cœur  et  tantôt  elle  le  fend.  L'admi- 
rable chant  a  des  résonances  lointaines.  Il  fait  un  sombre  pen- 
dant à  la  chanson  matinale  et  claire  qu'au  début  de  Guillaume 
Tell^  une  barque  aussi  porte  sur  d'autres  flots.  Il  est  le  signe 
enfin  d'une  rencontre  encore  plus  glorieuse  et  peut-être  unique 
entre  deux  génies,  entre  les  deux  génies  de  la  race.  Voilà  la  seule 
page  rossinienne  où  la  rieuse  Italie  se  soit  souvenue  de  l'Italie 
dolente  et  ne  lait  pas  seulement  comprise,  mais  égalée.  Est-ce  la 
poésie  qui  porta  si  haut  la  musique?  Peut-être;  mais  la  musique 
alors  ne  fut  pas  ingrate.  Les  sons  ont  agrandi,  creusé  la  parole 
déjà  si  vaste  et  si  profonde.  Ils  ont  ajouté  à  son  âme,  et  c'est 
unie  à  la  musique  de  Rossini,  que,  depuis  un  siècle  bientôt,  la 
maxime  de  Dante  étend  son  voile  de  mélancolie,  non  seulement 
sur  le  front  de  «  Desdemona  pensive,  »  mais  sur  celui  de  tout 
infortuné  qui  se  souvient  du  bonheur. 

L'autre  page  de  musique,  et  de  musique  italienne,  inspirée 
par  la  poésie  de  Dante  et  digne  d'elle,  est  une  des  dernières 
œuvres  de  Verdi  :  les  Laudes  à  la  Vierge,  récitées  par  saint 
Bernard  au  début  du  dernier  chant  du  Paradis.  La  prière  est 
écrite  pour  quatre  voix  de  femmes  sans  accompagnement  «  Voci 
bianche^  »  dit  la  partition.  Elle  dit  mal,  car  la  beauté  de  ce  qua- 
tuor vocal  consiste  au  contraire  dans  la  délicatesse  et  la  variété 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  coloris,  u  Vergine  tnadre^  ficjlia  del  tuo  figlio.  »  Ainsi  com- 
mence la  première  terzine,  et  dans  la  transparence  de  l'accord 
parfait,  à  travers  la  tonalité  claire,  on  voit  rayonner  la  pureté 
de  la  «  Vierge  mère,  fille  de  son  fils.  »  Loraison  continue:  les 
humbles  vocables  alternent  avec  les  appellations  de  magnifi- 
cence, et  la  musique  donne  aux  unes  plus  de  retentissement,  aux 
autres  plus  de  timidité.  «  Donna,  sei  tanto  grande  e  tanto  vali! 
Dame  !  vous  êtes  si  grande  et  si  précieuse  !  »  Entonnée  par  les 
quatre  voix  tour  à  tour,  l'affirmation  monte  comme  une  fanfare  ; 
mais,  si  la  direction  du  mouvement,  la  fermeté  de  l'attaque  fait 
l'apostrophe  éclatante,  le  mode  mineur  l'attendrit,  et  la  gloire  de 
l'élue  apparaît  comme  tempérée  par  la  modestie  de  la  femme.  En 
cette  longue  supplique,  la  musique  embellit  encore  tous  les  titres 
que  la  poésie  prodigue  à  la  madone  et  les  vertus  dont  elle  la 
pare.  Bien  que  mélodique  et  chantante,  cette  musique  ne  consiste 
guère  qu'en  des  accords.  Le  style  a  capella  convenait,  si  même 
il  ne  s'imposait,  à  ce  sujet,  à  ces  paroles,  et  par  la  recherche 
même  de  l'archaïsme,  la  polyphonie  de  Verdi  est  délicieuse  ici 
de  spiritualité  mystique,  comme  la  mélopée  rossinienne  est  ail- 
leurs, nous  venons  de  le  voir,  sublime  de  douloureuse  et  tra- 
gique humanité. 

II 

«  Le  poème  de  Dante  est  un  chant.  C'est  Tieck  qui  lappelle 
un  mystique  et  insondable  chant,  et  tel  est  littéralement  son 
caractère...  Je  donne  à  Dante  ma  plus  haute  louange  quand  je 
dis  de  sa  Divine  Comédie  qu'elle  est,  en  tout  sens,  essentiellement 
un  chant.  Dans  le  son  même  qu'elle  rend,  il  y  a  un  canto  fcrmo; 
elle  procède  comme  par  un  chant.  Le  langage,  sa  simple  terza 
rima,  sans  doute  l'aidait  en  ceci.  On  lit  tout  du  long  naturelle- 
ment avec  une  sorte  de  psalmodie.  Mais  j'ajoute  qu'il  n'en  pou- 
vait être  autrement;  car  l'essence  et  la  matière  de  l'œuvre  sont 
elles-mêmes  rythmiques.  Sa  profondeur,  et  sa  passion  ravie,  et 
sa  sincérité  la  font  musicale.  Allez  assez  profond,  il  y  a  de  la 
musique  partout...  Dante  est  le  porte-parole  du  moyen  âge;  la 
pensée  dont  on  vivait  alors  s'élève  là,  en  musique  éternelle... 
Dante,  l'homme  italien,  a  été  envoyé  dans  notre  monde  pour 
incarner  musicaleraent  la  religion  du  moyen  âge,  la  religion  de 
notre  moderne  Europe  et  sa  vie  intérieure.  » 


DAME    ET    LA    MUSIQUE.  71 

Ainsi  parle  Carlyle,  dans  son  livre  des  Héros  (1).  Et  comme 
un  jour  nous  méditions  cette  page,  voici  que  nous  reçûmes 
d'Italie,  et  d'un  Italien,  musicien  et  poète,  une  lettre,  digne  aussi 
d'être  citée  :  «  Dante  et  la  musique  !  nous  écrivait  M.  Arrigo  Boito, 
que  de  fois  j'y  ai  songé!  Gomment  ne  s'est-il  pas  trouvé  jus- 
qu'ici, à  travers  six  siècles  de  lecture,  un  lecteur  de  la  Divine 
Comédie  assez  musicien  pour  sentir  la  beauté  de  ce  thème  et  la 
nécessité  de  le  proclamer  !...  Prenez-y  garde  :  Dante  a  créé  la  poly- 
phonie de  ridée  ;  ou,  pour  mieux  dire,  le  sentiment,  la  pensée  et  la 
parole  s'incarnent  chez  lui  si  miraculeusement,  que  cette  trinité 
ne  fait  plus  qu'une  unité,  un  accord  de  trois  sons,  parfait,  où  le  sen- 
timent, lequel  est  l'élément  musical,  prédomine.  La  divination 
par  laquelle  il  choisit  la  parole  ;  la  place  que  cette  parole  occupe, 
ses  liens  mystérieux  avec  les  vocables,  les  rythmes,  les  assonances, 
les  rimes  qui  précèdent  et  qui  suivent,  tout  cela,  et  quelque  chose 
de  plus  secret  encore,  donne  au  tercet  de  Dante  la  valeur  d'une  vé- 
ritable musique  de  musicien.  Il  opère  avec  les  mots  le  même  pro- 
dige que  votre  divin  Mozart  et  mon  tlivin  Sébastien  Bach  opéraient 
avec  les  notes,  et  de  la  même  manière.  Mais,  des  trois,  il  est  le  plus 
divin.  Mozart  et  Bach  n'ont  pas  dépassé  la  région  de  leur  art  ;  Dante 
est  monté  plus  haut  que  celle  du  sien...  Il  a  touché,  franchi  les 
limites  de  la  connaissance...  Dans  le  cénacle  des  musiciens  in 
partibys,  ce  convive-là  n'a  pas  de  place.  Il  est  trop  grand.  Un  seul 
serait  digne  de  s'asseoir  au  pied  de  son  lit  tricliniaire  :  c'est 
Léonard,  ce  magicien  qui  savait  tout,  lui  aussi,  et  qui  dépassa,  lui 
aussi,  les  connaissances  de  son  siècle  et  prcs({ue  du  nôtre.  » 

Voilà,  nest-ce  pas,  des  paroles  assez  éloquentes,  et  plutôt  que 
d'y  ajouter  rien  et  de  les  affaiblir,  il  n'y  avait  qu'à  les  répéter. 

Gela,  c'est  la  part  de  la  musique  dans  la  poésie  de  Dante; 
c'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  musicalité  de  son  génie.  Gher- 
chons  maintenant  ce  qui  dans  le  poème  dantesque  a  trait  aux 
musiciens,  aux  genres  musicaux,  à  l'idée  enfin  ou  à  l'idéal  que 
le  poète  avait  de  la  musique  en  soi. 

III 

Il  n'y  a  pas  de  musique  dans  l'Enfer  de  Dante.  Serait-ce 
parce  que  dans  l'Enfer  tout  est  souffrance  ?  Non  pas,  et  jamais  la 

(1)  Traduction  Izoulet. 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

musique  ne  fut  incompatible  avec  la  douleur.  La  raison  véri- 
table, et  métaphysique  plutôt  que  morale,  c'est  que  dans  l'Enfer, 
—  Job  l'a  dit,  croyons-nous,  le  premier,  —  tout  est  désordre. 
Mais  le  Purgatoire,  et  le  Paradis  plus  encore,  baignent  dans  la 
musique  autant  que  dans  la  clarté 

Una  melodia  dolce  correva 
Per  Vaer  liiminoso. 

Voilà  le  Purgatoire  et  surtout  le  Paradis  ;  voilà  les  deux 
sortes  d'impressions  et  les  doubles  délices  éprouvées  par  le  mys- 
tique voyageur.  Les  âmes  se  révèlent  à  lui  comme  des  voix  et 
comme  des  rayons  ou  des  flammes,  et  malgré  les  splendeurs  qui 
souvent  l'éblouissent,  il  semble  que  Dante  soit  encore  moins 
touché,  moins  ravi  par  la  lumière  que  par  les  sons.  Tout,  jusqu'à 
la  brise  elle-même,  est  pour  lui  mélodie.  A  peine  a-t-il  commencé 
de  gravir  les  degrés  qui  mènent  au  quatrième  cercle  du  Purga- 
toire, qu'il  sent  près  de  lui  comme  un  battement  d'ailes,  et,  dans 
le  vent  qui  lui  souffle  au  visage,  il  entend  :  «  Heureux  les  paci- 
fiques, ceux  qui  n'ont  pas  de  colère  (1).  »  Entre  les  phénomènes 
lumineux  et  les  phénomènes  sonores,  la  relation,  la  proportion 
même  est  constante.  Au  troisième  cercle  du  Paradis,  dans  l'obs- 
cure clarté  de  la  lune,  un  Ave  Maria,  soupiré  par  Piccarda 
Donati,  s'évanouit  comme  la  lueur  de  l'astre  pâle.  La  correspon- 
dance peut  même  aller  jusqu'à  l'identité,  il  arrive  que  Dante 
mêle  indifféremment  les  images  de  l'un  et  de  l'autre  ordre  : 

E  corne  in  fiamma  favilla  si  vede, 
E  corne  in  voce  voce  si  discerne  (2). 

OU  que  dans  un  seul  vers  : 

Si  del  cantarc  e  si  dcl  ftammcggiarsi  (3), 

il  unisse  l'une  et  l'autre  beauté  et  célèbre  la  double  merveille, 
rayonnante  et  chantante  à  la  fois.  Il  l'écoute  et  la  contemple  avec 
transport  au  vingt-septième  chant  du  Pw^galoire  : 

(i)  E  tosto  ch'  io  al  primo  grado  fui, 

Senti'mi  presso  quasi  un  nniover  d'ala 
E  ventarmi  nel  volto  e  dir  :  Beali 
Pacifici,  che  son  senza  ira  mala. 

{Purgat.  xvii.) 

(2)  Parad.,  viii. 

(3)  Parad.,  xii. 


DANTE    ET    LA    MUSIQUE.  73 

L'ange  du  Seigneur  nous  apparut  joyeux.  Hors  de  la  flamme,  il  se  tenait 
sur  la  rive  et  chantait:  «  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  »  mais  d'une 
voix  plus  puissante  que  la  nôtre...  Et  mon  doux  Père,  pour  m'encourager, 
allait  parlant  toujours  de  Béatrice,  et  disant:  «  Il  me  semble  déjà  voir  ses 
yeux.  »  Une  voix  nous  guidait,  qui  chantait  sur  l'autre  rive,  et  nous,  n'écou- 
tant qu'elle,  nous  sortîmes  du  feu  à  l'endroit  oîi  l'on  montait. 

Venite,  benedicti  Patris  met.  Ces  paroles  se  firent  entendre  au  milieu 
d'une  lumière  qui  était  là  si  vive,  que  nos  yeux  furent  vaincus  et  ne  purent 
la  regarder  (1). 

Quelle  musique,  sur  ces  paroles,  Dante  peut-il  avoir  en- 
tendue ?  Sans  doute  une  mélodie  grégorienne  qui  se  trouve  dans 
les  plus  anciens  manuscrits  et  se  chante  à  Laudes,  au  Benedictiis 
de  la  Feria  2*,  le  premier  dimanche  de  Carême.  C'est  la  même 
qu'en  lisant  le  poète  on  croit  entendre  encore.  Mais  une  autre, 
qu'on  ne  saurait  non  plus  séparer  de  ce  texte,  chante  aussi  dans 
la  mémoire  :  je  veux  parler  de  la  célèbre  phrase  de  Judex  dans 
Mors  et  Vita.  Et  parce  qu'ici  la  musique  de  Gounod  met  une 
sorte  d'auréole  autour  de  l'antienne  liturgique,  parce  que  l'ac- 
compagnement environne  la  mélodie  comme  d'une  gloire,  la 
phrase  en  question  rappelle  et  n'est  pas  loin  de  reproduire  jus- 
tement cette  combinaison  des  sons  et  de  la  lumière  que  Dante  a 
si  tendrement  aimée. 

J'ai  vu,  dit-il  ailleurs,  j'ai  vu  des  éclairs  vivans  et  vainqueurs  se  faire  de 
nous  un  centre  et  d'eux-mêmes  une  couronne.  Plus  douce  était  leur  voix 
que  leur  aspect  n'était  éclatant...  Dans  le  royaume  du  ciel,  d'où  je  reviens, 
il  y  a  des  joies  si  précieuses  et  si  belles,  qu'on  ne  peut  les  emporter  en 
quittant  ce  séjour;  et  le  chant  de  ces  flammes  est  du  nombre  (2). 

Ainsi  la  musique  le  ravit  encore  plus  que  ne  fait  la  lumière 
et  leur  union  surtout  lui  paraît  un  tel  miracle,  qu'il  ne  peut 
l'imaginer  hors  du  Paradis. 

Autour  du  pèlerin  qui  prête  l'oreille,  tout  chante  et  tout  est 


(1)  Toutes  les  citations  du  Purgatoire  sont  empruntées  à  la  belle  traduction 
d'Ozanam. 

(2)  lo  vidi  più  fulgor',  vivi  e  vincenti 
Far  di  noi  centro  e  di  se  far  corona, 
Più  doici  in  voce  che  in  vista  lueenti 


Nella  corte  del  ciel,  dond'io  rivegno, 

Si  trovan  moite  gioie  care  e  belle 

Tanto,  che  non  si  posson  trar  del  regno, 

E  il  canto  di  quel  lumi  era  di  quelle.         (ParacL,  x.) 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chanté.  Quelquefois  il  entend  sans  voir  (1).  Les  oraisons,  les 
hymnes,  les  psaumes,  les  béatitudes  sont  mélodie.  Un  récit 
même  de  la  Genèse  :  l'histoire  du  Paradis  terrestre,  devient  une 
canzone  sur  les  lèvres  de  Matelda,  la  gentille  dame  qui  va 
seulette,  «  corne  donna  innamorata,  »  et  marche  le  long  d'un 
ruisseau,  cueillant  des  fleurs  et  chantant  :  «  Beau  quorum  tecta 
sunt  peccata.  »  Dante  a  fait  chanter  les  princes,  les  rois  et  les 
empereurs  :  ceux  du  moyen  âge  et  ceux,  y  compris  Justinien, 
des  premiers  siècles  ou  de  l'antiquité.  Il  a  fait  chanter  les  pro- 
phètes, les  apôtres  et  les  anges;  les  vertus  cardinales  et  théolo- 
gales :  une  au  moins  de  celles-ci,  la  charité,  sans  doute  parce 
que  plus  encore  que  les  deux  autres  elle  est  sentiment  et  que  le 
sentiment  forme  l'essence  de  la  musique.  Un  concert  s'élève 
après  que  Dante,  interrogé  sur  l'espérance  par  saint  Jacques  et 
sur  l'amour  par  saint  Jean  l'Evangéliste,  a  répondu,  et  saint 
Pierre,  l'ayant  interrogé  sur  la  foi,  l'illumine  à  trois  reprises  de 
sa  propre  clarté  et  le  bénit  en  chantant. 

Que  d'ombres,  ou  plutôt  que  de  lumières  chantantes,  le  poète 
rencontre  et  salue  !  Au  dire  de  ses  biographes,  il  avait  connu  les 
meilleurs  musiciens  de  son  siècle  (2).  Dans  le  Purgatoire  et 
dans  le  Paradis  —  car  il  n'en  mit  pas  un  seul  en  Enfer  —  il  est 
heureux  de  les  retrouver  et  de  les  écouter  encore.  Voici  Belacqua, 
le  fameux  luthier,  dont  l'habileté  neut  d'égale  que  la  paresse.  Au 
seuil  du  Paradis,  il  attend  son  salut  éternel,  dont  il  a  trop  différé 
le  soin  quand  il  était  sur  la  terre  et  qu'il  remettait  jusqu'au  der- 
nier moment  les  utiles  soupirs  [Perche  indugiai  al  fin  H  Inion 
sospiri).  Plus  heureux  et  déjà  sauvé,  voici  Folchetto,  l'amoureux 
trouvère  de  Provence,  dont  la  voix  réjouit  le  ciel,  mêlée  aux 
cantiques  des  Séraphins,  «  ces  flammes  pieuses  qui  se  font  un 
manteau  de  leurs  ailes.  »  Le  Purgatoire  garde  encore  un  autre 
troubadour,  Arnaldo  Daniello,  qui  se  nomme  à  Dante  en  ce  vers 
provençal,  adc^able  de  musique  et  de  mélancolie  :  Jeu  sui  Ai^naut, 
que  plore  et  vai  chantan. 

Est-il   enfin,  dans  la  Divine  Comédie,  une  plus  douce  et  plus 

(1)  E  verso  noi  volar  furon  sentiti, 
Non  perô  visti,  spiriti,  parlando 

Alla  mensa  d'amor  cortesi  inviti.  (Purgat.,  xin.) 

(2)  <<  Dante  sommamente  si  diletto  in  suoni  ed  in  canti  nella  sua  giovinezza,  e 
ciascuno  che  a  quel  tempi  era  ottimo  cantore  e  suonatore  fu  suo  ainico  ed  ebbe 
sua  usanza.  » 

(Boccace,  Vita  di  Dante.) 


DANTE    ET    LA    MUSIQUE.  75 

mélodieuse  figure  que  celle  de  Gasella?  Du  moins  il  n'en  est  pas 
une  autre  que  Dante  ait  plus  de  plaisir  et  d'émotion  à  revoir, 
tant  il  aima  le  musicien  et  tant  il  en  fut  aimé. 

«  Casella  mio,  »  si  quelque  loi  nouvelle  ne  t'enlève  pas  la  mémoire  et 
l'usage  des  chants  d'amour,  de  ces  chants  qui  naguère  apaisaient  en  moi 
toute  peine,  oh!  qu'il  te  plaise,  en  chantant,  de  consoler  mon  âme,  qui 
d'être  venue  ici,  portant  le  poids  du  corps,  éprouve  une  telle  lassitude! 

Aussitôt  Casella  se  met  à  chanter,  et  le  chant  de  cette  âme 
courtoise  n'est  autre  que  l'admirable  canzone  de  Dante  lui-même  : 
Amor  che  7ni  ragiona  nella  mente.  Casella,  sans  doute,  l'avait 
mise  en  musique  sur  la  terre,  et  même  après  la  mort  il  n'avait 
pu  l'oublier.  L'exquise  rencontre  a  lieu  dans  le  second  chant  du 
Purgatoire.  Et  c'est  l'honneur  de  la  musique,  que  Dante,  à  peine 
sorti  de  l'Enfer,  ne  sache  déjà  plus  se  passer  d'elle,  et  c'est  l'hon- 
neur des  musiciens  que  l'un  d'eux  soit  parmi  les  êtres  que  Dante 
a  le  plus  aimés. 

IV 

Aucune  des  formes  de  l'art  n'est  étrangère  au  poète  de  la 
Divine  Comédie,  et  ces  formes,  de  son  temps  même,  eurent  plus 
de  richesse  et  de  variété  qu'on  ne  pourrait  croire.  «  Les  ten- 
dances musicales  du  xni*'  siècle,  a  dit  avec  raison  M.  Gevaert, 
étaient  éminemment  favorables  à  l'art  du  chant.  Les  compositions 
de  cette  époque  n'étaient  pas  exclusivement  harmoniques.  Nous 
possédons  dans  la  notation  originale  une  foule  de  chansons 
françaises  composées  entre  1200  et  1350.  Ce  sont,  avec  les  can- 
tigas  du  roi  de  Gastille  Alphonse  le  Sage,  les  plus  anciens  spé- 
cimens authentiques  de  mélodie  profane  qui  soient  parvenus 
jusqu'à  nous.  »  11  est  donc  vrai  que  l'art  du  xni®  siècle  n'était  pas 
exclusivement  harmonique;  mais  il  pouvait  l'être,  et  nous  trou- 
vons dans  la  Divine  Comédie  des  exemples  tantôt  d'harmonie 
vocale  et  tantôt  de  monodie. 

C'est  un  solo  sans  accompagnement  que  la  canzone  de  Casella. 
Matelda  chante  à  voix  seule  aussi,  parmi  les  fleurs  «  dont  sa 
route  est  peinte,  »  et  le  poète,  sensible  à  la  diction  non  moins 
qu'à  la  musique,  la  prie  de  s'approcher  afin  qu'il  saisisse  mieux 
les  paroles  et  que  «  le  doux  son  »  arrive  à  son  oreille  «  coi  sitoi 
intendimenti.  »  Mais  Dante  goûte  également  le  charme  que  les 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instriimens  ajoutent  à  la  voix  :  voce  mista  al  dolce  suono.  Tantôt 
il  définit  les  rapports  de  l'accompagnement  et  du  chant  : 

E  corne  a  buon  cantor  buon  citarista 
Fa  seguitar  lo  guizzo  délia  corda, 
In  che  più  di  placer  lo  canto  acqiiista  (1). 

Tantôt  [Purg.  IX,  in  fine)  il  note  avec  justesse  l'impression 
que  nous  cause  l'accompagnement  instrumental,  «  quand  le  chant 
se  marie  à  l'orgue,  et  que  tantôt  on  entend  les  paroles,  tantôt  on 
ne  les  entend  plus.  » 

Dans  une  vallée  fleurie,  à  la  tombée  du  jour,  Pierre  III 
d'Aragon  et  Charles  P*",  comte  de  Provence,  entonnent  ensemble 
le  Salve  Regina. 

Quel...  che  s'accorda 
Cantando  con  celui, 

porte  le  texte.  «  S'accorda  »  signifie  peut  être  l'unisson,  peut-être 
cette  forme  primitive  de  la  polyphonie  à  deux  voix  qu'on  appe- 
lait le  déchant.  Quant  à  l'unisson  véritable,  et  nombreux,  on  le 
rencontre  souvent  dans  la  Divine  Comédie.  Nous  en  citerons  deux 
exemples  entre  tous  admirables.  Au  second  chant  du  Purgatoire, 
sur  une  mer  frissonnante  et  que  l'aube  colore,  Dante  voit  s'appro 
cher  une  barque  légère.  Un  ange  de  lumière  et  qui  semble  un 
«  oiseau  divin,  »  n'ayant  pour  rames  et  pour  voiles  que  ses  ailes, 
la  conduit.  Plus  de  cent  âmes  y  sont  assises  et  toutes  chantent 
ensemble,  ad  una  voce,  le  psaume  :  In  exitu  Israël  de  Egypto. 
Ailleurs  —  c'est  au  seizième  chant  du  Purgatoire  —  le  poète 
entend  des  voix  : 

Chacune  semblait  demander  paix  et  miséricorde  à  l'Agneau  de  Dieu  qui 
lave  les  péchés  du  inonde. 

Agnus  Dei,  ainsi  commençaient  toutes  leurs  invocations;  une  seule  pa- 
role était  sur  toutes  les  lèvres,  avec  un  seul  rythme,  de  sorte  qu'entre  ces 
âmes  la  concorde  semblait  parfaite. 

Una  parola  in  lutte  era  ed  un  modo, 
Si  che  pareva  tra  esse  ogni  concordia. 

En  peu  de  mots  voilà  toute  la  définition  et  toute  la  psychologie, 
ou  tout  Véthos,  d'une  des  principales  formes  de  la  musique,  d'une 

(1)  Parad.,  xx. 


DAM'E    ET  LA    MUSIQUE.  77 

des  catégories  de  l'idéal  sonore.  L'àme  du  moyen  âge  s'exprima 
par  elle  et  Dante  fut  témoin  de  sa  gloire  :  c'est  le  chant  grégo- 
rien, ou  plain-chant,  plus  «  concordant  »,  plus  unanime  encore 
que  ne  le  sera  la  polyphonie  du  xvi^  siècle,  car  dans  Tune  les 
voix  chantent  ensemble,  mais  dans  l'autre  elles  chantent  pareil- 
lement. 

Voici  maintenant  de  véritables  cantates,  pour  soll  et  chœurs. 
Pierre  d'Aragon  et  Charles  de  Provence  ont  achevé  le  Salve 
Regina.  Dans  le  silence,  le  poète  écoute  en  vain,  ou,  plus  litté- 
ralement, il  ressent  l'inutilité  même  d'écouter  : 

Quand'  io  incominciai  a  render  vano 
L'udire... 

Parole  de  musicien  encore  plus  que  de  poète,  comme  si  lorcille 
de  l'homme  n'était  faite  que  pour  la  musique,  et  que  celle-ci  mé- 
ritât seule  d'être  entendue.  Bientôt  elle  recommence.  Une  âme 
s'est  levée,  les  mains  jointes  vers  l'Orient;  l'hymne  Te  lucis  anlc 
s'échappe  dévotement  de  ses  lèvres,  et  d'autres  âmes,  semblables 
à  des  coryphées,  âmes  de  princes  et  de  rois,  lui  répondent  avec 
la  môme  dévotion  et  la  même  douceur. 

Il  arrive  aussi,  comme  dans  la  lyrique  chorale  des  Grecs,  que 
le  chant  se  môle  à  la  danse  : 

Tre  donne  in  giro... 
Venian  danzando. 

Ces  trois  femmes  qui  viennent  en  dansant  :  l'une  vêtue  de  rouge 
feu,  l'autre  d'émeraude  et  la  troisième  d'un  blanc  de  neige,  sont 
les  vertus  théologales.  Elles  dansent  toutes  les  trois,  mais  la  cha- 
rité seule  chante.  Ailleurs  encore  les  sons  provoquent  des  mou- 
vemens  ;  la  musique  fixe  des  figures  féminines  en  des  attitudes 
charmantes  :  muettes,  aux  écoutes,  elles  suspendent  leurs  pas  un 
instant  pour  les  reprendre  aussitôt,  les  réglant  sur  la  mélodie 
qu'elles  avaient  perdue  et  qu'elles  retrouvent  (1). 

«  Volgi,  Béatrice,  volgl  gli  occh.i  santi,  n 

Era  la  lor  canzone,  (c  al  tuo  fcdele, 

Che,per  vederti  hamossipassi  tanti.  »      {Purg.  xxxi.) 

(1)  Donne  mi  parver  non  da  ballo  sciolte, 

Ma  che  s'arrestin  tacite  ascoltando 
Fin  che  le  nuove  note  hanno  ricolte 

{Parad.,  x.) 


78  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

«  Tourne,  Béatrice,  tourne  tes  yeux  sacrés  vers  le  fidèle  ami  qui 
pour  te  voir  a  fait  un  si  long  chemin.  Telle  était  leur  chanson  » 
et  cette  chanson-là,  par  le  rythme,  par  l'inflexion  et  par  l'accent, 
en  évoque  une  autre  qui  plus  tard  l'égalera,  que  peut-être  même 
la  musique  fera  plus  belle  encore  :  un  chœur  d'âmes  aussi,  con- 
duisant vers  l'ombre  chérie,  sur  les  gazons  divins,  Orphée,  autre 
pèlerin  d'amour. 

Dante,  qui  ressemble  ici  à  Gluck,  annonce  ailleurs  les  maîtres 
d'un  art  plus  complexe;  il  devine  des  formes  ou  des  genres  que 
son  époque  ne  pouvait  connaître.  Au  vingtième  chant  du  Piir- 
gatoire,  certain  Gloria  in  excehis  nest  pas  chanté,  mais  crié  : 

Poi  comincià  da  tutte  parti  un  griclo. 

La  montagne  en  est  ébranlée  tout  entière.  De  même,  quelques 
siècles  plus  tard,  le  Gloria  de  la  messe  en  si  mineur  de  Bach  et 
celui  de  la  messe  en  ré  de  Beethoven,  commenceront  —  avec 
quel  éclat!  —  beaucoup  moins  par  des  chants  que  par  des  cris. 

La  musique  dantesque  n'a  rien  de  monotone.  Elle  abonde  en 
effets  imprévus  et  variés  sans  cesse. 

Un  peu  devant  nous  et  par  le  travers  de  la  côte,  venait  une  troupe  qui 
chantait  le  Miserere  verset  par  verset. 

Quand  ils  s'aperçurent  que  mon  corps  ne  donnait  point  passage  aux 
rayons,  leur  chant  se  changea  en  une  exclamation  longue  et  rauque  : 

Mutâr  lor  canto  in  un  0  lungo  e  roco  (1). 

Où  trouverons-nous  une  telle  interruption,  un  pareil  point 
d'orgue?  Ce  ne  sera  que  dans  les  sonates,  ou  les  quatuors,  ou  les 
symphonies  du  plus  tragique  des  musiciens.  Dante  aurait  pu 
dire  de  cette  exclamation  «  longue  et  rauque  »  ce  que  Wagner 
fait  dire  à  Beethoven  des  points  d'orgue  qui  coupent  les  premières 
mesures  de  la  symphonie  en  iit  mineur  :  «  Tenez  mon  point 
d'orgue  longuement  et  terriblement.  Je  n'ai  pas  écrit  des  points 
d'orgue  par  plaisanterie  ou  par  embarras,  comme  pour  avoir  le 
temps  de  réfléchir  à  ce  qui  suit...  Alors  la  vie  du  son  doit  être 
aspirée  jusqu'à  extinction.  Alors  j'arrête  les  vagues  de  mon 
océan  et  je  laisse  voir  jusqu'au  fond  de  ses  abîmes,  ou  je  sus- 
pends le  vol  des  nuages,  je  sépare  les  brouillards  confus,  je  fais 

(1)  Purgal.,  v. 


DANTE    ET    LA    MUSIQUE.  79 

apparaître  aux  regards  le  ciel  pur  et  azuré,  je  laisse  pénétrer 
jusque  dans  Tœil  rayonnant  du  soleil.  Voilà  pourquoi  je  mots 
des  points  d'orgue  (1).  »  C'est  pour  des  raisons  du  même  genre 
que  Dante  en  met  quelquefois  aussi. 

La  plainte  des  luxurieux  tourmentés  par  les  flammes  est  en- 
core un  chant  mêlé  de  cris  (2).  Il  semble  que  l'ordonnance  en  ait 
été  réglée  par  un  musicien  supérieur,  et  le  génie  de  Dante  a  de- 
viné ici  des  oppositions  de  tons  et  de  voix,  de  tessitures  et  de  tim- 
bres, en  un  mot  des  formes  ou  des  coupes  musicales,  que  les  plus 
grands  siècles  de  la  musique  devaient  peu  à  peu  découvrir. 

L'ensemble  ou  le  tutti  le  plus  magnifique  éclate  au  trentième 
chant  du  Purgatoire,  autour  de  Béatrice  apparue.  Sur  un  char 
symbolique  elle  se  tient  debout.  Des  vieillards,  qui  sont  les  pro- 
phètes et  les  apôtres,  l'environnent. 

Et  l'un  d'entre  eux,  comme  envoyé  du  ciel,  chanta  trois  fois  d'une  voix 
forte  :  Veni  sponsa  de  Libano;  et  tous  les  autres  le  répétèrent. 

Comme  au  jour  des  dernières  assises  les  bienheureux  se  lèveront  agiles, 
chacun  de  sa  fosse,  exhalant  un  Alléluia  de  leur  voix  ressuscitée, 

Ainsi,  à  la  voix  du  grand  vieillard,  se  levèrent  sur  le  char  divin  plus  de 
cent  ministres  et  messagers  de  la  vie  éternelle. 

-  Tous  disaient  :  Benedictus  qui  venis,   et  jetant  des   fleurs  au-dessus   du 
char  et  tout  alentour,  ils  ajoutaient  :  Manibus  o  date  lilia  plenis  ! 

Poésie  hébraïque,  virgilienne,  dantesque,  toute  poésie  est  ras- 
semblée en  cette  scène.  Tout  y  est  musique  également.  Un  vers 
en  particulier,  et  dans  ce  vers,  le  dernier  mot,  est  d'une  musi- 
calité qui  le  rend  impossible  à  traduire  : 

La  rivestita  voce  alleluiando. 

Rien  qu'en  ces  quatre  syllabes  la  joie,  la  jubilation  de  tous  les 
Alléluias  grégoriens  semble  éclater  et  fleurir.  Et  dans  la  mémoire 
des  musiciens,  il  est  impossible  que  d'autres  souvenirs  encore  ne 
s'éveillent  pas.  Il  est  impossible,  ayant  lu  cette  magnifique  pé- 
riode, de  ne  la  point  associer  à  maint  chef-d'œuvre  sonore  :  au 
Benedictus  de  la  messe  en  ré,  dont  le  rythme,  qui  retombe  sans 
cesse,  est  justement  celui  d'une  éternelle  eft'usion  de  fleurs  ;  aux 
chœurs  célestes  écrits  par  Schumann  pour  certaines  parties  du 

(1)  Traduit  et  cité  par  M.  Maurice  Kufferath  dans  sa  brochure  :  l'Art  de  diriger 
l'orchestre.  Paris,  chez  Fischbacher, 

(2)  Piirgat.,  xxv,  à  partir  du  vers  120. 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

second  Faust,  que  la  Divine  Comédie  à  coup  sûr  inspira.  Ainsi, 
dans  l'ordre  entier  de  la  musique  et  dans  toute  son  histoire,  la 
poésie  dantesque  a  des  racines  profondes  et,  la  symphonie  in- 
strumentale exceptée,  il  n'est  rien  de  notre  art  que  Dante  autre- 
fois n'ait  deviné,  rien  qu'il  ne  nous  rappelle  aujourd'hui. 

V 

Il  n'en  est  rien  non  plus  qu'il  n'ait  compris  et  qu'il  n'ait  aimé. 
Si  la  parole  chantée  le  ravit,  il  sent  aussi  la  beauté  de  la  mu- 
sique pure  ;  non  seulement  d'un  accoid  ou  d'une  mélodie  : 

Vna  melode, 
Che  mi  rapiva  senza  intender  Vinno  (1), 

mais  d'une  note  on  d'un  son  isolé.  Il  écoute,  charmé,  l'horloge 
appelant  à  matines  les  épouses  du  Seigneur,  avec  un  tintement 
si  doux,  que  l'àme  pieuse  se  gonfle  d'amour  (2).  A  chaque  heure 
du  jour  Dante  prête  une  voix.  Le  matin,  il  entend  «  l'hiron- 
delle commencer  ses  tristes  chansons,  peut-être  en  souvenir  de 
ses  premières  douleurs.  »  Et  parmi  les  «  soirs  »  sans  nombre 
que  la  musique  a  célébrés,  je  n'en  sais  pas  de  plus  musical  que 
les  deux  fameuses  terzines  par  où  s'ouvre  le  huitième  chant  du 
Purgatoire  : 

Déjà  c'était  l'heure  qui  tourne  vers  la  terre  les  regrets  des  naviyaleui's 
et  qui  attendrit  leurs  cœurs  à  la  pensée  du  moment  oii  ils  dirent  adreu  à 
leurs  doux  amis  ; 

L'heure  qui  hlesse  d'amour  le  nouveau  pèlerin,  s'il  entend  de  loin  la 
cloche  qui  semble  pleurer  le  jour  près  de  mourir  (3). 

Le  poète  pouvait  bien  associer  la  musique  à  l'heure  douce 

(1)  Parad.,  xiv. 

(2)  Indi,  corne  orologio,  che  ne  chiami 
Neir  ora  che  la  sposa  di  Dio  surge 
A  mattinar  lo  sposo  perché  l'ami, 
Che  l'una  parte  l'altra  tira  ed  urge, 
Tin  tin  sonando  con  si  dolce  nota, 

Che'I  ben  disposto  spirto  d'anior  turge.         {Parad.,  x.) 

(3)  Era  già  Fora  che  volge  '1  disio 

Ai  naviganti  e  intenerisce  il  cuore, 

Lo  di  ch'han  dette  a'  dokù  aniici  addio; 

E  che  lo  nuovo  peregrin  d'amor 

Punge,  se  ode  squilla  di  lontano, 

Che  paia  il  giorno  pianger  che  si  muore.        [Purg.,  viii.) 


DANTE    Eï    LA    MUSIQUE.  81 

entre  toutes,  car  la  musique  pour  lui  ne  fut  que  douceur.  Il  n'y 
a  pas  un  passage  du  Purgatoire  ou  du  Paradis  qui  n'en  rende 
au  besoin  témoignage. 

L'hymne  Te  lucis  ante  s'échappa  de  sa  bouche  avec  tant  de  dévotion  et 
avec  des  modulations  si  douces,  qu'elle  me  fit  oublier  à  moi-même. 

Puis  les  autres,  dévotement  et  doucement,  l'accompagnèrent  jusqu'au 
bout  de  l'hymne. 

«    Je   suis,  chante   ailleurs   une   ombre  féminine,  je   suis  la 
douce  sirène.  lo  son,  cantava,  io  son  dolce  sirena.  » 
Elle  chantait,  ajoute  le  poète, 

per  modo 
Tal,  che  diletto  e  doglia  parturie, 

et  pour  Dante,  la  musique  ressembla  toujours  à  cette  femme  : 
toujours  elle  lui  fit  plaisir  et  peine  à  la  fois. 

Le  plaisir  pourtant  l'emporte  et  la  mélancolie,  qui  le  tempère 
ou  le  voile,  ne  le  corrompt  jamais.  Tantôt  la  suavité  des  chants 
divins  enivre  le  poète,  tantôt  elle  lussoupit  et  le  plonge  dans 
une  extase  qui  ressemble  au  sommeil.  Au  seul  souvenir  des  cé- 
lestes cantiques  son  âme  se  fond,  et  pour  les  répéter  son  imagi- 
nation, dit-il,  aurait  trop  de  vivacité,  sa  parole  trop  peu  de  dou- 
ceur. Dolce,  dolcemente,  voilà  les  termes  qui  reviennent  sans 
cesse;  voilà,  selon  Dante,  le  caractère  ou  Véthos  général  de  la 
musique.  Il  l'associe  de  préférence  à  l'ordre  des  sentimens  bien- 
veillans  et  tendres.  Pas  une  seule  fois  il  ne  fait  d'elle,  comme  il 
fait  si  souvent  de  la  poésie,  l'interprète  de  la  colère,  de  la  haine 
ou  du  désespoir.  C'est  pour  cela  quil  ne  la  rencontre  que  dans 
le  Purgatoire  et  dans  le  Paradis  :  dans  la  région  où  le  bonheur 
se  prépare  et  dans  celle  où  il  se  consomme.  Elément  de  paix  et 
non  de  passion,  la  musique  agit  sur  Dante  et  ne  l'agite  point. 
Des  deux  principes  opposés  que  les  anciens  distinguaient  en 
elle,  venant  l'un  d'Apollon  et  l'autre  de  Bacchus,  il  ne  reconnaît 
et  ne  subit  que  le  principe  apoUinien.  Sensible  au  bienfait,  il 
échappe  au  maléfice.  Qu'ils  soient  d'amour  divin  ou  profane,  tous 
les  chants,  pour  lui,  sont  d'amour. 

(^et  art  qu'il  aimait  tant  l'a  fait  lui-même  plus  aimable.  Lors- 
qu  il  parle  de  la  musique,  et  rien  qu'à  sa  manière  d'en  parler,  on 
découvre  un  Dante  non  pas  ignoré,  mais  trop  peu  connu,  et  que 
souvent  un  autre  cache.  <(  Quiconque,  a  dit  très  bien  Montégut,  ne 

TOME  xni.  —  19U3.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lira  que  YEnfer,  risquera  fort  de  prendre  de  Dante  une  idée  in- 
juste. Et  cependant  c'est  sur  V Enfer  que  la  nature  morale  du 
grand  poète  a  été  jugée.  Si  le  Purgatoire  avait  plus  de  lecteurs, 
ce  faux  type  de  Dante  qui  s'est  imposé  à  l'imagination  de  la 
postérité  ne  résisterait  plus  depuis  longtemps.  Pour  nous,  con- 
tinue le  pénétrant  critique,  si  nous  avons  une  prédilection  par- 
ticulière pour  cette  partie  de  la  Divine  Comédie,  c'est  qu'elle  est 
la  plus  complète  apologie  du  poète  et  qu'elle  détruit  ce  type 
d'homme  formé  sur  le  modèle  des  passions  infernales  :  orgueil- 
leux, atrabilaire,  colérique  et  vindicatif,  fait  tout  entier  de  jus- 
tice et  de  haine  (1).  «  Ce  n'est  là  que  la  moitié  de  son  âme. 
Pour  que  l'autre  nous  soit  révélée,  il  faut  suivre  le  poète  gra- 
vissant la  montée  de  Pénitence,  «  semant  autour  de  lui  les  pa- 
roles affectueuses  et  les  saints  courtois,  payant  en  larmes  de 
pitié  les  récits  qu'il  écoute,  donnant  et  recevant  Tamour  (2).  » 
Montégut  aurait  pu  ajouter  que  de  cet  amour  réciproque  la  mu- 
sique est  souvent  la  cause,  la  messagère  et  l'interprète.  Pour  la 
musique  et  pour  ceux  qui  l'ont  chérie,  le  poète  garde  la  fleur  de  sa 
tendresse.  De  quel  doux  sourire  il  salue  Belacqua,  le  faiseur  de 
luths  !  Et  le  trouvère  Arnauld,  de  quelle  amicale  promesse  : 

E  dissi  cKal  suo  nome  il  mio  désire 
Apparecchiava  grazioso  loco. 

«  Je  lui  dis  qu'à  son  nom  mon  désir  préparait  une  gracieuse 
demeure.  » 

Surtout  n'oublions  pas  la  délicieuse  rencontre  de  Casella. 
«  Casella  inio.  »  Est-il  une  autre  âme  que  Dante  ait,  comme 
celle-là,  nommée  sienne?  Rappelons-nous  enfin  la  suavité  des 
cantiques  innombrables  dont  résonnent  le  Purgatoire  et  le  Pa- 
radis. Alors  nous  serons  touchés  par  l'exquise  sensibilité  du  poète 
ailleurs  terrible.  Alors  nous  verrons  cet  «  être  gracieux  et  bien- 
veillant, animal  grazioso  e  benigno,  »  ainsi  que  Francesca  le 
salue,  se  révéler  tout  entier  à  l'occasion  et  je  dirais  presque 
aux  sons  mêmes  de  sa  musique  bien-aimée. 

La  musique,  selon  Dante,  apaise  l'âme  et  la  console.  Mais 
elle  fait  mieux  encore  :  par  une  vertu  plus  haute,  elle  la  purifie 
et  la  délivre.  On  trouve  au  trentième  chant  du  Purgatoire,  après 
la  réprimande  sévère  de  Béatrice,  un  admirable  exemple  de  cet 

(1)  E.  Montégut,  Poètes  et  Artistes  de  V Italie  [Le  Purgatoire  de  Dante). 

(2)  É.  Montégut,  ibid. 


DAME    KT    LA    MUSIQUE.  83 

effet,  de  cette  opération  de  la  musique  sur  l'esprit  et  sur  lànie, 
que  les  Grecs  désignaient  par  le  mot  de  xaOapcriç. 

Regarde-moi  ;  je  suis  bien,  je  suis  bien  Béatrice.  Comment  donc  t'es-tu 
cru  digne  d'approcher  de  la  montagne?  Ne  savais-tu  pas  qu'ici  l'homme  est 
heureux? 

Mes  regards  se  baissèrent  vers  la  claire  fontaine  ;  mais,  y  voyant  mon 
image,  je  les  tournai  vers  l'herbe,  tant  la  honte  avait  appesanti  mon  front. 

Telle  la  mère  paraît  menaçante  à  son  fils,  telle  me  parut  Béatrice,  parce 
que  la  pitié  qui  châtie  laisse  une  saveur  amère. 

Elle  se  lut,  et  les  anges  chantèrent  aussitôt  :  In  te,  Domine,  aperavi.  Mais 
ils  n'allèrent  pas  au  delà  de  :  pecles  meos. 

Comme  la  neige  parmi  les  arbres,  sur  le  dos  de  l'Italie,  se  resserre  et  se 
congèle  au  souffle  des  vents  esclavons, 

Puis,  se  liquéfiant,  tombe  goutte  à  goutte,  pour  peu  que  la  terre  qui  n'a 
point  d'ombre  envoie  son  haleine,  pareille  au  feu  qui  fond  le  cierge; 

Ainsi  je  restai  sans  larmes  et  sans  soupirs  jusqu'au  chant  de  ces  esprits 
qui  mesurent  leurs  accords  sur  les  accords  des  sphères  éternelles. 

Mais  après  que  dans  leurs  doux  concerts  j'eus  compris  leur  compassion 
pour  moi,  mieux  que  s'ils  avaient  dit:  a  Madame,  pourquoi  le  confondre 
ainsi?  » 

La  glace  qui  s'était  endurcie  autour  de  moncœur  devint  soupirs  et  pleurs 
et  s'échappa  douloureusement  de  ma  poitrine  par  les  lèvres  et  par  les  yeux. 

C'est  la  môme  émotion  et  la  même  détente  que  saint  Augustin 
naguère  avait  éprouvée  en  écoutant  les  chants  de  l'église  ambro- 
sienne  :  «  Mes  larmes  coulaient  et  j'étais  bien  avec  mes  larmes; 
et  hene  mihi  erat  cum  eis.  » 

Il  s'agit  ici  du  poète  seul  et  ce  n'est  que  de  sa  douleur,  une 
douleur  de  la  terre,  que  nous  le  voyons  affranchi.  Ailleurs  la 
musique  nous  apparaît  encore  plus  saintement  libératrice  ;  plus 
mystique  et  vraiment  divine  est  l'œuvre  qu'elle  accomplit.  Rap- 
pelons-nous, au  second  chant  du  Purgatoire,  Tapproche  de  la 
nef  légère  où  cent  âmes  sont  assises.  A  peine  dégagées  de  leurs 
corps,  elles  commencent  leur  pèlerinage  expiatoire.  Elles 
chantent;  elles  chantent  ensemble,  à  l'unisson,  le  psaume  In 
exitu  Israël  de  Mgypto,  et  la  musique  fidèle,  unie,  peut-être 
coopérant  à  leur  purification,  les  suit  et  semble  même  les  aider 
sur  le  chemin  du  salut. 

VI 

Compagne  de  l'épreuve  passagère,  la  musique  enfin  le  sera 
de   l'éternelle  béatitude.  «  La  dolce  sinfonia  di  Pai'adiso,  »  qui 


»4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

débute  par  le  pâle  Ave  Maria  de  Piccarda  Donati,  s'accroît  et 
s'épure,  à  mesure  que  le  poète  s'élève  avec  Béatrice  qui  le  guide. 
Ils  sont  parvenus  tous  les  deux  au  ciel  de  Saturne.  Alors  la  di- 
vine conductrice,  qui  plusieurs  fois,  traversant  des  cieux  moins 
sublimes,  avait  souri,  s'interdit  de  sourire.  «  Si  je  souriais,  me 
dit-elle,  il  en  serait  de  toi  comme  de  Sémélé  quand  elle  fut  ré- 
duite en  cendres  (1).  » 

La  musique  à  son  tour  se  taisant,  Dante  sétonne  et  s'afflige 
que  l'une  et  l'autre  joie  lui  soient  ravies.  «  Pourquoi,  demande-t-il, 
pourquoi  fait-elle  silence,  la  douce  symphonie  du  Paradis,  qui 
résonnait  ailleurs  si  dévotement?  »  Et  l'âme  interrogée  (celle  de 
Pierre  Damien)  lui  répond  :  <(  Ton  oreille  est  mortelle  comme 
tes  yeux  et  tout  cesse  ici  de  chanter  de  même  que  Béatrice  a 
cessé  de  sourire  (2).  » 

Bientôt,  parmi  des  nuées  d'anges,  le  Christ  et  la  Vierge  appa- 
raissent et  nous  touchons  au  centre,  au  foyer  de  la  divine  splen- 
deur. Sur  les  lèvres  de  Béatrice  le  sourire  est  revenu.  Les  con- 
certs aussi  recommencent  et  le  poète  plus  fort,  plus  pur  en  peut 
supporter  le  ravissement  sans  mourir.  Une  mélodie  entonnée 
par  l'archange  Gabriel  et  reprise  par  les  chœurs  célestes,  se  forme 
et  se  ferme  pour  ainsi  dire  en  un  cercle  parfait  : 

Cosi  la  circulata  melodia 
Si  sig illava, 

et  sur  le  front  de  la  Vierge  la  couronne  sonore  s'ajoute  à  la 
couronne  de  lumière. 

Tout  est  musique  désormais  :  en  d'autres  termes,  l'impres- 
sion reçue  est  si  profondément  émouvante,  si  purement  senti- 
mentale, qu'elle  nous  vient  beaucoup  moins  de  la  poésie  que 
de  la  musique.  Cette  région  supérieure  du  Paradis  est  celle  des 
magnifiques   ensembles,   des   tutti  prodigieux.   A  travers  l'em- 


(1)  «  S'io  ridessi,  » 

Mi  cominciô,  «  tu  ti  faresti  quale 
Fu  Semelè,  quando  di  cener  fêssi... 


{Parad.,  xxi.) 


(2)  E  di'  percliè  si  tace  in  questa  ruota 

La  dolce  sinfonia  di  Paradiso, 
(]he  giù  per  l'altre  suona  si  devota. 
«  Tu  liai  l'udir  mortal,  si  come  il  viso,  » 
Rispose  a  me  ;  «  perô  qui  non  si  canta 
Per  quel  che  Béatrice  non  ha  riso...  » 

{Parad.,  xxi.) 


DANTE    ET    LA    MUSIQUE.  8.") 

pyrée,  les  Te  Deum  et  les  Salve  Regina,  les  Sanciiis  et  les  Hosaruia 
se  mêlent  ou  se  répondent.  Une  voix  d'abord,  puis  toutes  les 
hiérarchies  en  chœur  entonnent  un  suprême  Ave  Maria.  La  dolce 
sinfonia  finit  comme  elle  avait  commencé.  Mais  cette  fois  l'an- 
gélique  salutation  ne  tremble  plus,  solitaire,  dans  les  vapeurs  de 
la  lune;  renforcée  à  l'infini  par  des  voix  innombrables,  elle  roule 
comme  le  tonnerre  et  remplit  les  cieux.  C'est  l'épilogue,  c'est  la 
conclusion,  dira  le  lecteur  ordinaire;  mais  le  lecteur  musicien 
dira,  lui  :  c'est  la  dernière  reprise,  c'est  le  «  motif  augmenté,  » 
c'est  la  cadence. 

Quels  échos  laissc-t-elle  en  nous  et,  quand  nous  penserons  à 
la  musique,  qu'est-ce  que  la  pensée  de  Dante  ajoutera  désormais 
à  notre  pensée  ? 

D'abord  un  peu  de  mélancolie.  Au  cours  de  son  étude  sur  le 
Purgatoire,  Emile  Montégut  a  ressenti  quelque  tristesse.  «  Toutes 
ces  âmes,  se  demande-t-il,  avec  lesquelles  le  poète  s'entretient, 
où  sont-elles  maintenant?  Ont-elles  achevé  de  gravir  la  mon- 
tagne de  purification  et  sont-elles  entrées  enfin  dans  le  sein  de 
Dieu  ?  Si  elles  n'ont  pas  achevé  de  gravir  la  montagne,  combien 
lente  aujourd'hui  doit  être  leur  ascension  !  Bien  des  siècles  se 
sont  écoulés  déjà  depuis  que  le  poète  les  visita,  leurs  noms  ont 
péri,  le  souvenir  de  leurs  vertus  et  de  leurs  bienfaits  a  péri, 
et  il  y  a  longtemps  qu'à  leurs  souffrances  est  venue  s'ajouter 
la  douleur  de  sentir  qu'aucun  secours  ne  leur  venait  plus  de 
la  terre.  Si  elles  ont  encore  besoin  de  prières,  où  peuvent-elles 
en  trouver?  Y  a-t-il  aujourd'hui  un  Romagnol,  un  Toscan,  un 
Lombard  qui  s'intéresse  à  un  ProAenzan  Salvani,  à  un  Guido 
del  Duca,  à  un  Conrad  Malaspina?  Y  a-t-il  quelque  part  sur 
toute  la  terre  italienne  une  âme  de  femme  que  touche  le  sort 
de  Pia  di  Tolommei  ou  de  Sapia  la  Siennoise?  Est-il  un  artiste 
ou  un  poète  qui  s'inquiète  de  ces  confrères  anciens  :  Gasella  le 
musicien,  Belacqua  le  facteur  d'instrumens,  Daniel  Arnauld?  » 

Nous  à  notre  tour,  en  songeant  à  ceux-ci,  nous  ressentons 
une  sympathie,  une  inquiétude  fraternelle,  et  dans  le  secret  de 
notre  âme,  nous  demandons  pour  eux  la  délivrance  et  le  repos 
éternel. 

Mais  si  le  destin  des  musiciens  nous  demeure  caché,  com- 
bien nous  apparaît  éclatant  celui  de  la  musique  elle-même  !  Un 
Dante  nous  est  garant,  en  ayant  été  témoin,  de  son  immortalité. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c(  Il  est  croyable,  a  dit  saint  Thomas,  qu'après  la  résurrection 
les  saints  chanteront  les  louanges  de  Dieu.  Credibile  qiiod  post 
resiirrectionem  erit  in  sanctis  laus  vocalis.  »  En  maint  endroit 
de  la  Divine  Comédie^  le  grand  poète  confirme  la  croyance  et  la 
promesse  du  grand  docteur.  Il  nous  assure  même  Cfue  la  voix 
des  bienheureux,  cette  voix  qu'ils  auront  de  nouveau  «  revêtue  » 
[La  rivestita  voce  alleluiando),  sera  plus  vivante  encore  que  celle 
des  vivans  [hi  voce  assai  più  che  la  nostra  viva).  Dante  eut  de 
la  musique  une  idée  si  haute,  que  lui,  l'un  des  maîtres  du  verbe, 
il  n'a  cru  celui-ci  ni  capable  ni  digne  de  tout  exprimer.  Il  a 
senti  que  la  musique  défie  la  parole  et  la  dépasse  infiniment. 
«  Des  voix,  dit-il  au  douzième  chant  du  Purgatoire,  des  voix 
chantèrent  Beati  pauperes  spiritii,  mais  d'un  tel  accent,  que  les 
mots  ne  peuvent  le  rendre  (1).  »  Ainsi  le  Verbe,  qui  s'est  fait 
chair  ici-bas,  là-haut  se  fera  chant.  Seule  entre  tous  les  arts, 
la  musique  au  ciel  survivra.  Que  dis-je,  elle  revivra  plus  pure  et 
plus  belle.  Dépouillant  elle  aussi  tout  ce  qu'elle  eut  d'humain 
et  de  passager  :  la  sensualité,  la  passion  et  la  douleur,  ce  qu'elle 
contient  de  divin  et  d'impérissable  :  l'ordre,  la  raison,  l'amour, 
demeurera  seul  en  elle  et  s'y  épanouira  pour  jamais,  et  comme  les 
autres  créatures,  elle  trouvera  près  de  Dieu  la  plénitude  et  la 
perfection  de  son  être. 

Voilà  la  conception  dantesque  de  notre  art.  Pour  la  musique 
elle-même,  c'est  un  titre  d'honneur,  une  promesse  de  gloire  in- 
finie; pour  ceux  qui  l'aiment  et  souhaitent  de  n'en  être  jamais 
séparés,  c'est  le  gage  d'une  immortelle  espérance. 


Camille  Bellaigue. 


(1)  Voci 

Cantaron  si,  che  nol  diria  sermone. 


CAVALIERS  ET  DRAGONS 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


La  guerre  de  sécession  venait  à  peine  de  finir  que  la  guerre 
austro-prussienne  de  1866  commençait.  L'emploi  de  la  cavalerie, 
aussi  bien  du  côté  prussien  que  du  côté  autrichien,  comparé  à 
ce  qui  venait  de  se  faire  en  Amérique,  présente  un  contraste 
saisissant. 

Avec  des  cavaleries  exercées  depuis  tant  d'années,  on  était, 
semble-t-il,  en  droit  d'espérer  des  résultats  plus  considérables 
encore  que  ceux  dont  il  vient  d'être  fait  mention.  La  désillusion 
fut  complète.  Leur  rôle  fut  presque  nul.  Ceci  doit  paraître 
inexplicable  à  ceux  qui  ne  se  rendent  pas  compte  du  voile  que, 
dans  les  choses  militaires,  la  routine  et  le  parti  pris  jettent 
souvent  sur  les  intelligences  les  plus  claires. 

En  1866,  les  cavaleries  européennes  ne  prêtent  aucune  atten- 
tion aux  événemens  d'Amérique.  Elles  n'ont  en  vue  qu'un  seul 
but:  l'action  dans  la  bataille,  comme  arme  de  choc,  par  la  charge 
et  l'emploi  de  l'arme  blanche.  Quant  au  combat  par  le  feu,  il  ne 
saurait  en  être  question. 

Cette  erreur  a  été  si  funeste  à  l'Autriche,  qu'il  est  permis 
d'affirmer  qu'elle  a  causé  sa  défaite. 

L'Autriche  avait  une  magnifique  cavalerie,  admirablement 
montée  et  bien  encadrée.  ]\Iais  sa  doctrine  étant  fausse,  cette  ca- 
valerie devait  être  inutile,  et  elle  le  fut  en  effet.  En  Bohème, 
elle  comptait  178  escadrons,  dont  38  attachés  aux  corps  d'armée. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  Ti  décembre  1902. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  restait  donc  à  la  disposition  du  général  en  chef  140  escadrons 
avec  94  pièces  de  canon. 

De  son  côté,  la  Prusse  disposait  de  194  escadrons,  dont  88 
de  cavalerie  divisionnaire,  ce  qui  laissait  libre  106  escadrons 
et  46  pièces.  La  supériorité  autrichienne  comme  cavalerie  dispo- 
nible pour  une  action  à  grande  envergure,  était  donc  de  34  esca- 
drons et  de  48  pièces.  Il  convient  toutefois  de  remarquer  que  du 
côté  autrichien,  sur  140  escadrons,  78  de  lanciers  et  cuirassiers 
ne  sont  pas  pourvus  de  carabines. 

Les  événemens  vont  montrer  la  gravité  de  cette  erreur. 

Au  début  des  hostilités,  le  grand  état-major  prussien  pensait 
que  l'armée  autrichienne  se  réunirait  à  celle  de  la  Saxe  et  se 
concentrerait  à  Dresde,  pour  de  là  menacer  le  cœur  de  la  Prusse. 
En  conséquence,  les  troupes  destinées  à  opérer  contre  l'Au- 
triche furent  réparties  en  trois  armées  qui,  à  la  date  du  15  juin, 
jour  de  la  déclaration  des  hostilités,  étaient  ainsi  disposées  : 
l'armée  de  l'Elbe,  sous  le  général  Herwarth  de  Bittenfeld,  au- 
tour de  Torgau  ;  la  première  armée,  sous  le  prince  Frédéric- 
Charles,  vers  Gorlitz,  pour  couvrir  Berlin;  la  deuxième  armée, 
sous  le  prince  royal,  près  de  Neisse,  pour  couvrir  la  Silésie. 

Le  front  total  de  ce  déploiement  atteignait  300  kilomètres. 
La  première  et  la  deuxième  armée  étaient  séparées  par  un  inter- 
valle de  180  kilomètres.  Entre  leurs  lignes  de  marche,  vers  la 
Bohème,  se  trouvait  le  massif  du  Riesen-Gebirge,  dépourvu  de 
voies  de  communication  praticables  aux  armées 

Le  16  juin,  la  Saxe  est  envahie  par  l'armée  de  l'Elbe;  l'ar- 
mée saxonne  se  retire  devant  elle  pour  gagner  la  Bohème  et  se 
réunir  aux  corps  avancés  autrichiens.  En  même  temps  qu'il 
constatait  la  retraite  de  l'armée  saxonne,  le  grand  état-major 
prussien  recevait  le  19  juin  par  son  service  de  renseignemens 
tous  les  détails  concernant  les  cantonnemens  et  les  mouvemens 
de  l'armée  autrichienne.  En  conséquence  il  se  décidait  à  opérer 
en  Bohème  et  à  fixer  à  Gitschin  la  concentration  des  trois  ar- 
mées prussiennes. 

Dès  le  10  juin,  l'armée  autrichienne  était  établie  entre  Brunn 
et  Olmûtz  et  occupait  une  zone  de  cantonnement  de  80  kilo- 
mètres de  profondeur.  Le  12,  elle  commençait  à  resserrer  ses 
cantonnemens,  et  le  17  elle  se  mettait  en  mouvement;  mais  le 
défaut  d'organisation  entraînait  des  lenteurs;  le  Feldzeugmeister 
Benedeck,  mal  renseigné  sur  les  positions  et  les  mouvemens  des 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  89 

Prussiens,  hésitait  sur  le  parti  à  prendre,  si  bien  que  le  20  juin, 
les  trois  armées  prussiennes  concentrées  autour  de  Dresde, 
Gorlitz  et  Neisse  ne  se  trouvaient  pas  plus  éloignées  de  Gitschin 
que  l'armée  autrichienne. 

Cependant,  dès  le  30  mai,  la  J'"  division  de  cavalerie  de  ré- 
serve autrichienne  était  à  Prosnitz,  à  200  kilomètres  de  User, 
affluent  de  l'Elbe,  dont  la  vallée  formait  la  première  coupure 
sur  la  ligne  d'invasion  de  la  Bohême  par  la  Lusace  et  la  Suisse 
Saxonne. 

La  2*^  division  de  cavalerie  de  réserve  était  à  Kremnitz,  à 
220  kilomètres  de  l'isor  et  à  280  kilomètres  des  défilés  de  la 
montagne.  Ces  deux  divisions  allaient  être  maintenues  sur  leurs 
positions  jusqu'au  20  juin. 

La  3''  division  de  cavalerie  était  à  Wischau,à  200  kilomètres 
de  riser  et  à  250  kilomètres  du  débouché  de  la  Suisse  Saxonne. 
Le  20  juin  elle  fut  portée  à  Steinberg  au  nord  d'Olmiitz. 

La  l"""  division  de  cavalerie  légère  attachée  à  l'armée  saxonne 
et  le  corps  autrichien  du  général  Clam-Gallas  se  trouvaient  sur 
la  frontière  de  la  Lusace,  battant  en  retraite  en  Bohême  devant 
la  première  armée  prussienne  et  l'armée  de  l'Elbe. 

Enfin,  la  2°  division  de  cavalerie  légère  était  en  Silésie  avec 
son  quartier  général  à  Frcudenthal,  en  observation  devant  la 
pointe  sud  du  comté  de  Glatz,  pour  surveiller  l'armée  du  prince 
royal. 

Ce  ne  fut  que  le  20  juin  que  la  cavalerie  autrichienne  se  mit 
en  marche  !  Or,  le  22  juin,  la  tête  de  colonne  de  Tarmée  de 
l'Elbe  pénétrait  en  Bohême  et  atteignait  Schluckenau.  Le 
24  juin,  la  l^*"  armée  franchissait  à  son  tour  la  frontière  et  les 
montagnes. 

Le  25,  la  l"""  armée  prussienne,  réunie  à  celle  de  l'Elbe, 
sous  le  commandement  du  prince  Frédéric-Charles,  occupait 
le  front  Beichenberg,  Gabel  (en  Bohême)  au  débouché  sud  des 
monts  de  Lusace  et  de  l'Iser-Gebirge,  à  25  et  30  kilomètres  au 
nord-ouest  de  Tlser,  Faile  gauche  à  60  kilomètres  de  Faite  droite 
de  l'armée  du  prince  royal,  qui  était  encore  au  delà  de  la  chaîne 
du   Biesen-Gebirge  et  de  FErz-Gebirge,  entre  Liebau  et   Glatz. 

Ce  même  jour,  les  têtes  de  colonne  de  l'armée  autrichienne 
atteignaient  l'Elbe  vers  Josephstadt  et  Kœniggrœtz.  Mais  la  l"""  di- 
vision de  cavalerie  de  réserve  seule  avait  été  portée  en  avant  de 
l'armée.  Elle  était  le  24  juin  à  Skalilz  ayant  parcouru  depuis  le 


90  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

20  juin  130  kilomètres  en  5  jours,  soit  une  moyenne  journalière 
de  26  kilomètres  et  se  trouvait  encore  à  70  kilomètres  de  l'Isor, 
Les  deux  autres  divisions  de  cavalerie  de  réserve  avaient  été 
maintenues  en  arrière  des  troupes  d'infanterie  et  se  trouvaient 
encore,  la  2^  à  Leitomischl  à  110  kilomètres  de  l'Iser,  n'ayant 
parcouru  depuis  le  20  juin  que  100  kilomètres;  la  S*"  à  Abtsdorf, 
à  125  kilomètres  de  l'Iser,  ayant  parcouru  65  kilomètres. 

Seule  la  l'"^  division  de  cavalerie  légère  était  au  contact  des 
Prussiens  vers  Turnau  et  Podol. 

Quant  à  la  2"  division  de  cavalerie  légère,  elle  était  toujours 
en  observation  devant  le  comté  de  Glatz  à  Gabel  et  n'aA^ait  pas 
reconnu  le  mouvement  de  flanc  de  l'armée  du  prince  royal  par- 
tant de  la  basse  Neisse  pour  gagner,  en  contournant  le  comté  do 
Glatz,  les  défilés  de  l'Erz  et  du  Riesen-Gebirge. 

En  mettant  en  mouvement  dès  le  15  juin,  jour  de  l'ouverture 
des  hostilités,  les  quatre  divisions  de  cavalerie  disponibles  pour 
leur  faire  garnir  les  défilés  de  la  Lusace,  puis  la  ligne  de  Flser, 
Benedeck  pouvait  porter  le  gros  de  ses  forces  dans  l'autre 
direction  à  la  rencontre  de  l'armée  du  prince  royal  qu'il  eût 
attaqué  en  tête.  En  même  temps,  il  aurait  pu  la  faire  suivre  en 
queue  par  la  2^  division  de  cavalerie  légère  dans  les  défilés  des 
Sudètes. 

La  distance  maxima  à  parcourir  pour  atteindre  les  monts  de 
Lusace  était  de  300  kilomètres.  La  cavalerie  autrichienne  don- 
nait assez  de  preuves  d'endurance  pour  lui  faire  faire  ce  mou- 
vement en  chiq  ou  six  jours.  D'ailleurs,  dès  les  premiers  jours 
de  juin,  il  était  facile  de  pousser  la  cavalerie  vers  la  frontière 
et  de  lui  faire  gagner  quelques  marches. 

Le  25  juin,  il  était  encore  temps  de  faire  un  effort  et  de 
porter  la  cavalerie  de  réserve  sur  l'Iser.  L'armée  du  prince  Fré- 
déric-Charles n'atteignit  cette  rivière  que  le  27  juin. 

Le  grand  état-major  prussien  n'était  d'ailleurs  pas  sans  in- 
quiétude sur  la  situation;  aussi,  le  22  juin,  le  maréchal  de 
Moltke,  en  envoyant  ses  instructions  pour  la  marche  concen- 
trique des  armées  prussiennes  sur  Gitschin,  écrit  en  particulier 
au  commandant  de  la  1"^°  armée  : 

«  La  2'^  armée  est  la  plus  faible  et  c'est  à  elle  qu'incombe  la 
tâche  la  plus  difficile  puisqu'elle  doit  déboucher  des  montagnes. 
En  conséquence,  dès  que  la  l"'  armée  aura  effectué  sa  réunion 
avec  le  corps  du  général  llerwarth,  elle  devra,  afin  d'abréger  la 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  91 

crise,  redoubler  d'efforts  pour  hâter  son  mouvement  en  avant.  » 
Et  dans  la  relation  de  la  campagne,  de  Moltke  ajoute  :  ((  11  suf- 
fisait de  forces  relativement  faibles  pour  défendre  la  grande 
coupure  formée  par  Tlser  ou  colle  de  l'Elbe  selon  qu'on  vou- 
lait réunir  des  forces  supérieures  pour  opérer  contre  le  prince 
royal  ou  le  prince  Frédéric-Charles.  » 

Les  quatre  divisions  de  cavalerie  autrichienne,  bien  pourvues 
d'artillerie  et  opérant  comme  dragons,  étaient  plus  que  suffi- 
santes pour  remplir  cette  mission.  Mais  il  aurait  fallu  que  cette 
cavalerie  consentît  à  combattre  à  pied. 

En  ce  qui  concerne  la  cavalerie  dans  le  combat,  il  est  facile 
d'établir  que  la  bataille  de  Sadowa  eût  été  gagnée  par  les  Autri- 
chiens, s'ils  avaient  appliqué  les  principes  exposés  par  Sheridan. 

Le  matin  du  3  juillet,  l'armée  autrichienne  est  concentrée  à 
l'ouest  de  Kœniggraetz.  Le  Feldzeugmeister  Benedeck  se  propose 
d'attendre  l'ennemi  sur  les  hauteurs  entre  l'Elbe  et  la  petite 
rivière  Bistritz.  Il  place  en  l'"*'  ligne,  face  au  nord-ouest  de 
Lubno  à  Chlum,  trois  corps  d'armée  :  le  corps  saxon  à  gauche, 
avec  sa  cavalerie  à  l'extrême  gauche,  puis  le  X^  et  le  IlL  corps 
d'armée.  Il  établit  en  réserve,  derrière  l'aile  gauche,  le  VHP  corps 
d'armée  et  la  1*"  division  de  cavalerie,  sous  les  ordres  du  général 
Edelsheim;  à  l'aile  droite  il  place  les  IV''  et  IP  corps,  établis  de 
Chlum  jusqu'à  Lochenitz  sur  l'Elbe,  avec  la  2^  division  de  ca- 
valerie légère  de  Tour  et  Taxis,  surveillant  les  ponts  de  l'Elbe 
et  le  cours  d'un  petit  affluent  :  la  Trottina.  Enfin,  en  réserve 
générale,  en  arrière  de  Chlum,  il  garde  les  L^  et  VP  corps 
d'armée,  la  réserA^e  d'artillerie  et  les  3  divisions  de  grosse  ca- 
valerie des  généraux  prince  de  Schleswig-Holstein,  Zaitseck  et 
comte  de  Coudenhove. 

Chaque  corps  d'armée  dispose  d'un  régiment  de  cavalerie 
qui  lui  appartient  en  propre. 

Le  maréchal  de  Moltke  attribue  à  l'armée  autrichienne  un 
effectif  total  de  200000  combattans,  dans  lequel  les  5  divisions 
de  cavalerie  entrent  pour  un  effectif  de  18000  cavaliers,  répartis 
en  118  escadrons  et  10  batteries  d'artillerie. 

On  sait  ce  que  fut  la  bataille.  La  1'"''  armée  prussienne  et 
larmée  de  TElbe,  formant  un  total  de  125000  hommes,  sous  le 
commandement  du  prince  Frédéric-Charles,  se  porte  à  l'attaque 
dès  8  heures  du  matin  sur  un  front  de  12  kilomètres.  A  la  gauche, 
le   général  Fransecky  se  Jette  dans  le  bois  de  Swiep-Wald  et 


92  REVUE    DES    DEUX    MO^'DES. 

l'occupe  dès  8  heures  du  matin,  pour  tendre  la  main  à  la 
2«  armée  prussienne  dont  les  pointes  d'avant-garde  sont  à  la 
même  heure  vers  Kœniginhoff,  sur  la  rive  gauche  de  l'Elhe,  à 
15  kilomètres  de  distance.  Le  prince  royal  vient  de  recevoir 
l'ordre  de  l'amener  au  plus  vite  tout  entière,  sur  le  flanc  droit 
de  l'armée  de  Benedeck. 

«  Or,  à  8  heures  du  matin,  de  toute  la  2"  armée,  il  n'y  avait 
en  marche  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe  que  le  VP  corps  prus- 
sien, dont  l'eff'ectif  était  très  faible,  avec  les  avant-gardes  du  corps 
de  la  garde  et  du  l""  corps  qui  s'étaient  mis  en  route  quoiqu'ils 
n'eussent  encore  reçu  aucun  ordre  de  départ.  »  [Campagne  de 
1866,  Section  historique  prussienne.) 

On  sait  le  reste.  Au  moment  oii  le  roi  de  Prusse,  voyant 
l'offensive  du  prince  Frédéric-Charles  arrêtée  ou  repoussée 
partout,  toutes  les  réserves  engagées  et  la  troupe  à  bout  de 
forces,  va  donner  l'ordre  de  la  retraite,  la  2^  armée  entre  enfin  en 
liffue  II  est  midi.  L'armée  autrichienne  reste  ligée  dans  ses  po- 
sitions,  tandis  que  le  prince  royal  amène  constamment  de  nou- 
velles forces  et,  vers  3  h.  30  du  soir,  les  armées  prussiennes 
réunies  et  soudées  procèdent  à  une  attaque  générale,  en  conver- 
geant sur  le  plateau  de  Chlum.  L'infanterie  autrichienne  est 
refoulée  en  désordre  sur  l'Elbe. 

C'est  alors  seulement  qu'intervient  la  cavalerie.  Elle  se  dévoue 
brillamment  et  montre,  en  protégeant  la  retraite  de  l'infanterie  et 
en  tenant  tête  partout  à  la  cavalerie  prussienne,  dont  elle  arrête 
la  poursuite,  ce  qu'on  aurait  pu  attendre  d'elle  si,  au  lieu  de  la 
conserver  pour  atténuer  la  défaite,  on  l'eût  employée  pour  con- 
courir au  succès. 

Or,  on  l'a  vu  :  à  8  heures  du  matin,  la  plus  grande  partie  de 
la  2''  armée  prussienne  n'avait  pas  encore  franchi  l'Elbe.  Cette 
armée  avait,  tout  entière,  passé  la  nuit  du  2  au  3  juillet  sur 
la  rive  gauche  du  fleuve. 

A  11  heures  du  matin,  les  têtes  de  colonne  de  la  garde  et 
du  VI^  corps  prussien  atteignaient  à  peine  la  Trottina  et  se  trou- 
vaient encore  à  près  de  6  kilomètres  de  la  division  Fransecky  : 
le  reste  de  la  2^  armée  s'échelonnait  jusqu'à  l'Elbe. 

La  section  historique  du  grand  état-major  prussien  s'étend 
avec  complaisance  sur  les  difficultés  de  parcours  que  rencon- 
trèrent les  troupes  du  prince  royal  dans  leur  marche  au  combat. 
Que  serait-il  donc  arrivé  si  les  116  escadrons  et  les  10  batteries 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  93 

de  la  réserve  autrichienne  se  fussent  portc'S  dès  l'aube  du 
2  juillet  au-devant  des  têtes  de  colonne  de  la  2"  armée  prus- 
sienne !  En  se  répandant  sur  tout  le  front  de  marche  et  en  uti- 
lisant les  accidens  de  terrain  que  signale  le  maréchal  de  Moltke, 
pour  tendre  de  tous  côtés  des  embuscades,  ils  auraient  harcelé 
sur  tous  les  points  et  à  tout  instant  les  colonnes  ennemies,  en 
ayant  recours,  suivant  les  circonstances,  soit  au  sabre,  soit  au 
canon,  soit  à  la  carabine.  On  peut  être  sûr  que  Tarmée  du  prince 
royal,  ainsi  retardée  au  passage  de  l'Elbe,  puis  au  passage  de  la 
Trotina,  ne  serait  jamais  arrivée  à  temps  sur  le  champ  de  ba- 
taille de  Kœniggraetz.  Peut-être  même  aurait-elle  été  complète- 
ment annihilée.  Sadowa  eût  été  une  victoire  pour  l'Autriche,  au 
lieu  d'être  un  désastre. 

On  s'est  demandé  si  Benedeck  était  informé  du  mouvement 
de  l'armée  du  prince  royal.  Les  combats  précédens  de  Trautenau, 
de  Nachod,  de  Skalitz,  avaient  dû  suffisamment  l'éclairer  sur  la 
position  de  la  2"^  armée  prussienne  sur  son  flanc  droit. 

Il  faut  aussi  faire  remarquer  que  la  cavalerie  autrichienne 
tenant  à  n'opérer  qu'en  masse  et  ne  battant  pas  l'estrade,  avait 
complètement  négligé  d'éclairer  le  général  en  chef  sur  ce  qui 
se  passait  à  sa  droite.  Mais  déjà,  dans  la  matinée  du  3  juillet,  un 
télégramme  de  Josephstadt  annonçait  le  passage  de  fortes  co- 
lonnes s'avançant  du  Nord-Est  vers  le  Sud-Ouest.  Il  était  donc 
encore  temps  d'intervenir  avec  les  o  divisions  de  cavalerie  de 
réserve. 

Gomme  nous  voilà  loin  d'Henri  IV  partant  avec  900  chevaux 
et  précédant  son  armée  de  quatre  jours  de  marche  pour  se 
porter  à  la  rencontre  des  troupes  de  la  Ligue,  dans  l'espoir,  avec 
sa  poignée  d'hommes,  de  les  jeter  dans  la  Saône,  pendant  qu'elles 
en  opéreraient  le  passage. 

Etait-ce  donc  que  la  cavalerie  autrichienne  fût  incapable  de 
jouer  un  tel  rôle?  Ce  qui  s'est  passé  en  Lombardic  prouve  le  con- 
traire. Il  eût  suffi  de  lui  indiquer  ce  qu'elle  devait  faire. 

Sur  l'Adige,  l'archiduc  Albert,  qui  commande  l'armée  autri- 
chienne contre  les  armées  italiennes,  sait  employer  sa  cavalerie 
et  en  tirer  un  excellent  parti. 

Dès  le  début  des  hostilités,  l'archiduc,  dont  l'armée  borde 
l'Adige,  de  Vérone  à  Badia,  se  couvre  d'un  côté  sur  le  Mincio, 
par  un  rideau  formé  par  la  brigade  de  cavalerie  du  colonel 
Pulz,  soutenue  par  un  bataillon  de  chasseurs  établi  à  Custozza, 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  l'autre  sur  le  Pô,  par  la  brigade  d'infanterie  du  général 
Scudier,  soutenu  par  le  13"  régiment  de  hussards.  Pas  un  espion 
ennemi  ne  pourra  franchir  ce  rideau  et  Fétat-major  italien  res- 
tera dans  l'ignorance  absolue  des  mouvemens  des  Autrichiens. 

Le  22  juin,  résolu  à  porter  son  elfort  contre  larmée  du  roi 
de  Sardaigne,  établie  entre  la  Chiese  et  le  Mincio  et  mettant  à 
profit  une  crue  du  Pô,  qui  rend  difficile  le  passage  de  ce  fleuve, 
l'archiduc  rappelle  à  lui  la  brigade  Scudier  et  ne  laisse  devant 
les  90000  hommes  du  général  Cialdini,  établis  autour  de  Fer- 
rare,  que  le  13"  hussards  et  le  10'^  bataillon  de  chasseurs,  sous 
les  ordres  du  colonel  de  Szapary.  Ce  dernier  s'acquitte  parfaite- 
ment de  sa  mission,  tient  constamment  l'archiduc  au  courant  des 
mouvemens  des  Italiens,  recule  pas  à  pas  devant  eux,  en  les 
tenant  en  haleine  et  détruit  les  ponts  de  chaque  cours  d'eau  qu'il 
abandonne.  Le  23  juin,  à  8  heures  du  soir,  il  faisait  savoir  par 
télégraphe  à  l'archiduc  que  l'armée  de  Cialdini,  encore  occupée 
sur  le  Pô,  n'avait  pas  rallié  l'armée  du  roi  et  ne  pouvait  être  le 
lendemain  à  la  bataille  entre  le  Mincio  et  l'Adige. 

Le  24  au  matin,  l'armée  royale  franchit  le  Mincio  et  se  porte 
en  avant  dans  la  direction  de  Vérone,  Elle  est  absolument  sur- 
prise de  se  heurter  à  l'armée  autrichienne,  dont  elle  ignorait  la 
présence  en  avant  de  cette  ville.  Les  deux  divisions  de  la  droite  : 
prince  Humbert  et  Bixio,  viennent  donner  contre  les  deux  bri- 
gades de  cavalerie  des  colonels  Bujanovics  et  Pulz  (15  esca- 
drons, 2400  chevaux)  que  l'archiduc  a  réunis  sous  le  comman- 
dement du  dernier.  Celles-ci  n'hésitent  pas;  elles  attaquent  à 
fond  et  avec  beaucoup  d'à-propos  les  deux  divisions  italiennes. 
Chaque  régiment,  tout  en  se  conformant  au  mouvement  général, 
agit  de  sa  propre  initiative.  En  particulier,  les  lanciers  de  Trani 
et  les  hussards  de  l'empereur,  emportés  par  leur  élan,  attaquent 
de  front,  les  premiers,  les  carrés  du  prince  Humbert,  les  seconds, 
ceux  de  la  division  Bixio. 

Ces  deux  brigades  perdent  la  moitié  de  leur  efl'ectif.  Mais  les 
36  bataillons  et  les  6  batteries  des  2  divisions  prince  Humbert 
et  Bixio  sont  immobilisés  pour  le  reste  de  la  journée.  Il  n'était 
que  8  heures  un  quart  du  matin.  Encore,  crut-on  nécessaire  de 
renforcer  plus  tard  ces  troupes,  pour  remonter  leur  moral,  avec 
la  brigade  Pistoja. 

Les  débris  de  la  cavalerie  du  colonel  Pulz  se  rallient  et  pen- 
dant tout  le  reste  de  la  journée  menacent  le  flanc  de  ces  deux 


cavaf-ii:rs  et  dragoiss.  95 

divisions  d'infanterie  qu'elles  tiennent  ainsi  figées  sur  leurs  posi- 
tions. Bien  plus,  vers  deux  heures  du  soir,  les  deux  brigades 
autrichiennes  chargent  pour  la  deuxième  fois,  et  cette  fois  pren- 
nent plus  de  1  000  hommes  aux  régimens  italiens  qui  descendent 
en  fuyant  le  Monte  Croce  et  le  Monte  Torre.  Elles  poussent 
même  l'audace  jusqu'à  sommer  les  deux  généraux  de  division 
de  capituler. 

A  l'autre  aile  et  également  à  8  heures  du  matin,  la  brigade 
autrichienne  d'infanterie  du  général  Benko  était  obligée  d'aban- 
donner devant  les  forces  très  supérieures  des  brigades  italiennes 
Pisa  et  Forli,  la  position  de  Monte  Cricol,  Mongabia,  Fenile,  où 
elle  était  en  train  de  se  déployer.  Le  colonel  de  Berres  qui,  avec 
six  pelotons  de  lanciers  de  Sicile,  servait  do  soutien  à  la  réserve 
d'artillerie  du  V*"  corps  autrichien,  voyant  le  mouvement  de 
recul  du  général  Benko,  envoie  aussitôt  trois  de  ses  pelotons 
sous  les  ordres  du  capitaine  Bechtoldsheim,  pour  chercher  à 
prendre  en  flanc  les  colonnes  italiennes.  Celui-ci  dépasse  les 
troupes  du  général  Benko,  gravit  le  Monte  Cricol  pour  recon- 
naître l'ennemi  et  aperçoit  la  brigade  italienne  Forli  marchant 
en  pleine  confiance  sur  Fenile.  A  sa  tête  se  trouvent  le  général 
Cerale,  commandant  la  division,  et  le  général  Dho,  commandant 
la  brigade.  Sans  hésiter,  il  descend  la  pente  comme  un  ouragan 
avec  ses  trois  pelotons;  traverse  la  brigade  Pisa,  qui  garnit  le 
revers  des  pentes  du  Monte  Cricol,  tombe  dans  le  flanc  de  la 
lu'igade  Forli,  stupéfaite  de  tant  d'audace,  et  la  met  en  pleine 
confusion.  Les  deux  généraux  sont  grièvement  blessés.  Des  cinq 
bataillons  présens,  un  seul  résiste  ;  les  quatre  autres  sont  en 
panique.  Les  trois  pelotons  de  lanciers,  décimés  par  le  feu  du 
bataillon  qui  n'a  pas  fui,  sont,  il  est  vrai,  réduits  à  17  hommes. 
Ils  ont  perdu,  tués,  blessés  et  manquans  :  2  officiers,  94  hommes 
et  79  chevaux,  mais  l'aile  droite  autrichienne  est  dégagée  et  dé- 
sormais va  pouvoir  reprendre  l'offensive,  progresser  sans  arrêt 
et  achever  de  décider  le  succès. 

A  Custozza,  la  cavalerie  autrichienne  n'est  donc  pas,  comme 
à  Sadowa,  employée  à  sauver  l'armée  d'un  désastre.  Elle  sert  à 
l'archiduc  Albert  à  s'envelopper  avant  la  bataille  d'un  rideau 
impénétrable,  à  tromper  l'ennemi  et  à  tenir  éloignée  du  champ 
de  bataille  toute  une  armée. 

Au  début  du  combat,  elle  profite  avec  à-propos  des  occasions 
offertes  et  les  résultats  qu'elle  obtient  compensent  ses  pertes. 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  il  faut  faire  remarquer  que  ces  résultats  n'ont  été  obtenus 
que  par  de  très  petites  fractions.  Ce  sera  dorénavant  la  règle,  car 
seules  elles  peuvent  saisir  l'occasion  et  en  profiter. 

Lorsque  la  cavalerie  autrichienne  est  coagulée  en  lourdes 
masses  qui  se  réservent  pour  la  bataille,  comme  dans  la  cam- 
pagne de  Bohême,  elle  ne  peut  ni  éclairer  ni  combattre.  Quand 
tout  est  perdu,  alors  seulement  elle  intervient  pour  ralentir  la 
poursuite.  Elle  sait  se  dévouer  sans  restriction  et  subir  avec  le 
plus  grand  courage  les  pertes  les  plus  cruelles  ;  mais  pour  quel 
résultat?  Quelques  escadrons  pied  à  terre,  appuyés  par  leur  artil- 
lerie, n'auraient-ils  pas  arrêté  plus  sûrement  la  poursuite  que  ne 
le  firent  des  charges  meurtrières  ? 

La  cavalerie  prussienne,  plus  divisée,  éclairait  mieux  prin- 
cipalement au  moyen  de  ses  pointes  d'officiers.  Toutefois,  son 
action,  comme  arme  combattante,  fut  restreinte,  parce  que  le 
combat  à  pied  n'était  pas  dans  ses  mœurs. 

La  décroissance  progressive  de  la  force  de  la  cavalerie  en 
tant  qu'arme  de  choc  ne  cesse  donc  pas  de  se  manifester.  Cepen- 
dant les  grands  chefs  ne  veulent  pas  s'en  rendre  compte.  En  vain 
la  guerre  américaine  l'a-t-elle  clairement  démontré.  En  France, 
le  même  aveuglement  existait.  Quatre  ans  plus  tard,  la  guerre 
franco-allemande  éclatait  et  nous  en  apportait  la  preuve  cruelle. 

En  juillet  1870,  à  l'armée  du  Rhin,  nous  disposons  de 
220  escadrons  :  84  de  cuirassiers  et  de  lanciers,  84  de  chasseurs 
d'Afrique,  hussards  et  chasseurs  et  S2  de  dragons.  Ceux-ci  sont 
enfin  parvenus  au  but  depuis  si  longtemps  poursuivi,  de  se  sous- 
traire définitivement  au  service  pour  lequel  ils  ont  été  créés  : 
le  combat  à  pied.  Peu  à  peu,  ils  s'étaient  débarrassés  de  l'arme- 
ment spécial  qui  leur  avait  été  donné  à  cet  efTet. 

Leur  premier  armement  réglementaire  date  de  1717.  Ils 
avaient  alors  le  même  fusil  que  l'infanterie  avec  la  baïonnette  à 
douille  inventée  en  1688. 

Ils  conservent  et  suivent  dans  ses  transformations  l'armement 
de  finfanterie,  en  1734,  1777,  1822. 

En  1832,  "on  supprime  leur  baïonnette;  on  l'avait  enlevée  en 
1816  aux  hussards  qui,  après  avoir  eu  le  fusil  comme  les  dragons, 
avaient  reçu  le  mousqueton  de  cavalerie  modèle  1786  avec 
baïonnette.  En  1842,  les  dragons  reçoivent  un  fusil  de  modèle 
spécial  à  garnitures  en  cuivre,  à  percussion  et  sans  baïonnette, 
qui  est  suivi  par  le  fusil  modèle  1857. 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  97 

En  18G7,  on  modifie  ce  fusil  suivant  le  système  Ghassepot,  et 
l'arme  des  dragons  se  trouve  ainsi  peser  200  grammes  de  plus 
que  le  fusil  d'infanterie  modèle  1866. 

Enfin,  le  4  décembre  1869,  sur  la  proposition  du  Comité 
d'artillerie  et  dans  le  but  d'unifier  tout  l'armement  de  la  cava- 
lerie, le  fusil  de  cavalerie  modèle  1866  est  adopté.  Mais  les  dra- 
gons, n'acceptant  pas  d'avoir  un  fusil  comme  l'infanterie,  le  bap- 
tisent du  nom  de  carabine. 

Mieux  encore.  Pour  que  personne  ne  puisse  les  obliger  à 
reprendre  leur  vrai  rôle  de  dragons,  ils  se  font  désigner,  ainsi 
que  les  lanciers,  sous  le  nom  de  cavalerie  de  ligne,  et  fixent 
ainsi  leur  rôle  dans  la  bataille. 

D'autre  part,  la  faiblesse  du  commandement  supérieur  lais- 
sait la  cavalerie  se  cristalliser  dans  son  particularisme. 

Le  service  en  campagne,  théoriquement  enseigné,  était  peu 
pratiqué.  L'instruction  se  bornait  à  des  évolutions  schématiques 
sur  des  terrains  plans,  agrémentées  de  vaines  parades.  Le  tir 
était  considéré  comme  une  inutile  corvée  et  même  dans  certains 
régimens  qui  croyaient  affirmer  ainsi  leur  esprit  cavalier,  des 
corvées  brûlaient  les  cartouches  pour  s'en  débarrasser  plus  vite. 
Les  funestes  conséquences  de  ces  erreurs  ne  se  firent  pas 
attendre. 

Dès  le  début  des  opérations,  notre  cavalerie  fut  groupée  en 
lourdes  masses,  comme  l'avait  été  la  cavalerie  autrichienne 
en  1866,  et  les  mêmes  fautes  amenèrent  les  mêmes  désastres. 
Les  généraux  spécialisés  dans  leur  arme  tenaient  à  réunir  sous 
leur  commandement  le  plus  grand  nombre  possible  d'escadrons 
et  n'en  laissaient  détacher  sous  aucun  prétexte.  D'où  cette  consé- 
quence que  nos  troupes,  n'étant  pas  éclairées,  furent  partout 
surprises. 

Un  écrivain  allemand  (le  prince  de  Hohenlohe)  dit  à  ce  sujet: 
«  Les  tendances  imprimées  à  la  cavalerie  française  la  portent  à 
veiller  à  sa  propre  sécurité,  plutôt  qu'à  pousser  en  pays  ennemi 
d'audacieuses  reconnaissances.  »  Cette  appréciation  n'était  même 
pas  exacte,  comme  le  prouve  l'affaire  du  15  août  1870,  où  la 
division  du  général  Forton  fut  surprise  au  bivouac,  n'ayant 
même  pas  su  se  garder  elle-même. 

Dans  cette  campagne,  notre  cavalerie  s'est  montrée  nulle  dans 
son  rôle  stratégique,  nulle  dans  le  service  d'exploration,  nulle 
dans  le  service  de  sûreté  ;   malavisée  et  inutile   dans  son  rôle 

TOME  XIII.   —  1903.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tactique.  Elle   fut  simplement   brave.   Etait-ce  donc  suffisant? 

Cependant  son  armement  était  excellent.  La  plupart  des  régi- 
mens  était  dotés  du  fusil  de  cavalerie  modèle  1869,  les  autres 
avaient  l'ancien  fusil  de  dragon,  transformé,  en  1867,  au  système 
Chassepot  :  mais,  pour  s'en  servir,  il  aurait  fallu  mettre  pied  à 
terre,  et  la  cavalerie  ne  le  voulait  pas. 

Après  les  désastres  de  Sedan  et  de  Metz,  les  Allemands  s'em- 
pressèrent d'armer  leur  cavalerie  avec  nos  carabines  tombées 
entre  leurs  mains  et  dont  nous  n'avions  pas  su  faire  usage. 

Il  semble  que  tout  au  moins  notre  cavalerie  pouvait  battre 
l'estrade.  Elle  se  désintéresse  de  ce  service.  Elle  reste  en  masses, 
se  réservant  pour  la  bataille.  Aussi,  dès  l'ouverture  des  hosti- 
lités, les  alertes  commencent  et  se  succèdent  sans  interruption 
jusqu'à  Sedan. 

A  Wissembourg,  au  lieu  de  lancer  de  la  cavalerie  au  loin,  de 
lourdes  reconnaissances  sont  envoyées  les  2,  3  et  même  4  août 
de  grand  matin.  Elles  rentrent  de  bonne  heure,  ne  voient  rien, 
mais  leurs  mouvemens  renseignent  parfaitement  l'ennemi.  La 
division  Douay  est  attaquée  au  moment  où  elle  s'y  attend  le 
moins. 

Le  29  août,  à  Beaumont,  c'est  notre  5''  corps  (général  de 
Failly)  qui  est  surpris  à  midi  dans  ses  bivouacs,  sans  aucune 
organisation  de  surveillance. 

Cette  échaufFourée  nous  coûte  4  800  hommes  et  42  bouches  à 
feu.  Notre  cavalerie  n'avait  su  renseigner  ni  sur  l'approche  ni 
même  sur  l'arrivée  de  l'ennemi,  et  cependant  elle  était  prévenue, 
puisque,  la  veille,  une  colonne  allemande  avait  été  rencontrée  à 
Nouart.  Elle  continue  à  se  mouvoir  en  lourdes  divisions  et,  dès 
lors,  laisse  le  champ  libre  à  toutes  les  patrouilles  de  l'adversaire. 
C'est  au  point  qu'à  Beaumont,  un  des  escadrons  de  celui-ci  vient 
à  la  lisière  des  bois  contempler  notre  camp,  pendant  que  le 
commandant  de  la  colonne  prussienne,  prévenu  sans  retard, 
accélère  la  marche  de  l'infanterie  de  son  avant-garde  et  fait 
rapidement  mettre  en  batterie,  près  de  Petite-Forêt,  24  pièces  qui 
ouvrent  soudain  le  feu  sur  le  S*'  corps  alors  en  pleine  quiétude. 

Les  rapports  sont  pleins  de  récits  de  surprises  analogues  à 
celles  de  Wissembourg  et  de  Beaumont. 

Combien  la  situation  eût  été  différente,  si  notre  cavalerie 
s'était  inspirée  des  procédés  de  Sluart  ou  de  Sheridan  ! 

A  la  fin  de  juillet,  dans   la  concentration   hâtive  de  notre 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  99 

armée,  nous  avions  20  000  cavaliers  à  la  frontière.  Les  Alle- 
mands se  formaient  au  nord  de  la  ligne  Trèves-Spire.  La  plus 
grande  partie  de  leurs  troupes  était  sur  la  rive  droite  du  Rhin; 
la  masse  principale  de  leur  cavalerie  en  arrière  de  l'infanterie, 
Le  Palatinat  ('tait  donc  ouvert  à  nos  incursions.  Le  grand  état- 
major  prussien  ne  comptait  que  sur  la  barrière  du  Rhin  pour 
arrêter  nos  cavaliers.  Ceux-ci  ne  bougèrent  pas.  Bientôt  ras- 
surés, les  Allemands  purent  du  15  au  27  juillet,  devant  toute 
notre  cavalerie  immobile,  garnir  la  ligne  Trèves-Sarrebruck 
avec  9  bataillons  et  8  escadrons  et  protéger  ainsi  leurs  pre- 
mières marches.  Bientôt  le  prince  Frédéric-Charles  pouvait 
lancer  à  quatre  jours  de  marche,  en  avant  du  front  de  la  \h  armée, 
les  5®  et  6''  divisions  de  cavalerie,  qu'il  faisait  soutenir  sur 
chaque  aile  par  une  division  d'infanterie.  Cette  cavalerie  avait 
beau  jeu.  Elle  ne  rencontrait  aucun  obstacle.  Cependant,  au 
début,  alors  qu'elle  pensait  devoir  se  heurter  à  un  adversaire 
sérieux,  elle  se  montre  prudente. 

Du  !*"■  au  5  août,  elle  précède  l'infanterie  d'une  journée  de 
marche  (25  à  30  kil.).  Le  5,  alors  que  le  contact  est  pris,  elle 
n"est  plus  qu'à  5  kilomètres  en  avant  de  l'armée,  et  le  6  août, 
jour  de  la  bataille,  elle  passe  derrière  l'infanterie.  Aussi,  à  la 
fin  de  la  journée  n'est-elle  pas  à  même  d'entreprendre  la  pour- 
suite de  notre  armée  vaincue. 

Cependant,  au  dire  des  Allemands,  après  la  bataille  de 
Reichshoffen,  la  déroute  complète  offrait  une  proie  facile  à  la 
cavalerie.  Celle-ci,  trop  loin  du  champ  de  bataille,  ne  put  se 
porter  en  avant  que  le  7  au  matin,  alors  que  le  contact  était 
perdu.  La  faute  commise  en  groupant  la  cavalerie  en  grosses 
masses  et  aux  ailes,  apparaît  ici  clairement.  Il  n'en  reste  plus 
sur  le  front. 

Le  10  août,  le  maréchal  de  Moltke  donne  à  sa  cavalerie  l'ordre 
de  se  porter  en  avant  à  grande  distance,  pour  couvrir  la  marche 
des  armées  et  rechercher  celles  de  l'ennemi. 

A  partir  de  ce  moment,  la  cavalerie  allemande,  rassurée  par 
linaction  de  la  nôtre,  devient  plus  hardie.  Elle  lance  des  pointes 
d'officiers,  dont  laudace  eût  été  excessive  sans  notre  inertie. 
Cependant  cette  cavalerie  à  qui  rien  ne  s'oppose  laisse,  après 
Sedan,  un  de  nos  corps  s'échapper. 

Dans  la  nuit  du  l^^"  au  2  septembre,  le  général  Vinoy,  qui 
amenait  le  13«  corps  au  secours  de  l'armée  du  maréchal  de  Mac- 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Mahon,  apprend  le  désastre.  Il  se  décide  à  battre  en  retraite  sur 
Laon  par  Rethel.  Il  ignorait  qu'il  avait  sur  sa  gauche,  à  5  ou 
6  kilomètres  de  la  route  qu'il  allait  suivre,  la  6^  division  de 
cavalerie  du  duc  Guillaume  de  Mecklembourg-Schwerin  et,  phis 
au  sud,  la  5"  division  de  cavalerie  du  général  comte  Rhein- 
baben,  tandis  que  le  6®  corps  prussien  tenait  la  ligne  de  l'Aisne 
avec  la  12"  division  d'infanterie  à  Rethel,  la  11^  échelonnée  de 
Rethel  àl'Argonne. 

Le  2  septembre,  au  lever  du  jour,  la  6"^  division  de  cavalerie 
prussienne  découvre  la  marche  du  13''  corps  français  et  avertit 
aussitôt  la  5*^  division  de  cavalerie  et  le  6''  corps  prussien.  Mais 
ces  deux  divisions,  au  lieu  de  gagner  la  tête  de  la  colonne  fran- 
çaise et  de  lui  barrer  la  route  avec  leurs  carabines  et  leurs 
canons,  se  contentent  d'envoyer  quelques  salves  inoffensives  et 
de  faire  caracoler  sur  son  flanc  gauche  quelques  cavaliers  en 
patrouille.  Le  général  Vinoy,  sachant  Rethel  occupé  par  TenZ 
nemi,  reporte  sa  ligne  de  marche  au  nord  de  cette  ville  et  prend 
sa  direction  de  retraite  vers  l'ouest,  sans  que  les  deux  divisions 
de  cavalerie  allemande  songent  à  l'y  suivre, 

De  son  côté,  le  6*^  corps  prussien,  au  lieu  de  lier  son  action 
à  celle  des  5**  et  6^  divisions  de  cavalerie  et  de  se  tenir  en  con- 
tact avec  la  colonne  française,  préjuge  de  la  direction  que  sui- 
vra celle-ci  le  lendemain  et  va  occuper  Ghâteau-Porcien  sur 
l'Aisne,  tandis  que  le  général  Vinoy  reporte  sa  marche  à 
10  kilomètres  plus  au  nord  sur  Chaumont-Porcien.  Il  arrive  à 
Montcornet  dans  la  soirée  du  3  septembre,  n'ayant  perdu  que 
40  hommes  tués  ou  blessés  et  56  disparus,  après  une  marche 
de  72  kilomètres  en  quarante  heures. 

Gomment  le  général  Vinoy  a-t-il  pu  sauver  sa  colonne,  dans 
la  situation  critique  où  elle  se  trouvait  ?  Quelle  résistance  aurait- 
il  été  capable  de  surmonter?  Une  des  deux  brigades  était  formée 
de  conscrits,  qui  ignoraient  l'usage  de  leurs  armes  et  dont  les 
fusils  étaient  plus  dangereux  pour  leurs  camarades  que  pour 
l'ennemi. 

Rien  n'était  plus  simple  que  de  cerner  la  colonne  Vinoy  et 
de  l'obliger  à  mettre  bas  les  armes.  Les  deux  divisions  de  cava- 
lerie pouvaient,  à  leur  gré,  laisser  passer  la  colonne  et  la  pour- 
suivre à  revers,  en  la  jetant  sur  la  12''  division  prussienne,  ou 
la  devancer  sur  la  route  de  Rethel,  avec  une  partie  de  leur 
effectif,  tandis  que  l'autre  partie  se  serait  portée  sur  son  Hanc 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  101 

droit,  pour  la  prendre  ainsi  entre  deux  feux.  Le  6®  corps  prus- 
sisn  aurait  en  môme  temps  attaqué  la  tête.  Mais  il  aurait  fallu 
une  cavalerie  sachant  manier  aussi  bien  le  fusil  et  le  canon  que 
le  sabre.  Et  cette  cavalerie  n'existe  pas  encore. 

Malgré  le  champ  libre  qui  lui  fut  laissé,  la  cavalerie  alle- 
mande n'a  pas  voulu  tenter  des  raids,  comme  ceux  des  Améri- 
cains dans  la  guerre  de  Sécession. 

Le  grand  état-major  prussien  «  n'ose  faire  avancer  les  divi- 
sions de  cavalerie  seules  au  cœur  du  pays,  par  crainte  des 
francs-tireurs.  Le  général  von  der  Thann,  établi  à  Orléans,  ne 
permet  pas  de  pousser  plus  loin  que  la  forêt  de  Blois  à  l'ouest, 
que  Salbris  sur  la  Sauldre  au  sud.  Il  ne  croit  pas  possible  d'exé- 
cuter un  coup  de  main  sur  Bourges,  où  pourtant  on  eût  détruit 
les  ateliers  qui  permettaient  à  l'ennemi  d'équiper  les  corps  nou- 
veaux qu'il  forma.it.  »  (Hohenlohe.) 

Cependant,  pas  un  instant  notre  cavalerie  ne  gêne  l'adver- 
saire. Depuis  le  premier  jour  de  la  campagne  jusqu'à  la  fin,  elle 
ne  se  détache  pas  de  l'infanterie  et  continue  à  se  réserver  pour 
la  charge  dans  la  bataille.  Quand  elle  y  parut,  elle  n'y  fut  guère 
heureuse  ! 

L'étude  du  rôle  tactique  joué  par  les  cavaleries  des  deux 
partis  montre  que  les  Allemands  n'ont  fait  charger  leur  cavalerie 
en  masse  que  dans  une  seule  journée,  le  16  août,  à  Mars-la- 
Tour,  tandis  que  nous  avons  employé  la  nôtre  trois  fois  :  à 
Reichshoffen,  à  Mars-la-Tour  et  à  Sedan. 

Le  6  août  (bataille  de  Reichshoffen),  vers  une  heure  de  l'après- 
midi,  le  11"  corps  allemand  venait  de  s'emparer  de  Morsbronn, 
après  une  lutte  violente  :  la  4"  division  d'infanterie  qui  formait 
notre  aile  droite  était  débordée  et  se  trouvait  ainsi  très  compro- 
mise. Le  général  de  Lartigue,  commandant  cette  division,  de- 
mande alors  au  général  Michel  de  lancer  dans  le  flanc  de  l'as- 
saillant un  de  ses  régimens  de  cuirassiers.  Sans  se  faire  éclairer, 
la  brigade  part  aussitôt  tout  entière  (8''  et  9*^  cuirassiers),  suivie 
de  deux  escadrons  du  6°  lanciers.  Le  terrain  de  l'attaque  était 
coupé  de  vignes,  de  houblonnières,  d'arbres  abattus,  de  fossés 
nombreux  et  profonds,  qui  formaient  des  obstacles  pour  les 
cavaliers  et  des  abris  pour  les  Allemands.  Ceux-ci  pouvaient 
sans  danger  fusiller  nos  cuirassiers.  Ce  fut  une  folie,  un  mas- 
sacre aussi  inutile  que  cruel. 

Quelques  compagnies  (disent  les  Allemands)  «  repoussèrent 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  de  grandes  pertes  la  brigade  de  cuirassiers  Michel,  qui  se 
jetait  sur  le  village  de  Morsbronn,  et  cette  cavalerie  ne  fut  pas 
en  état  d'arrêter  un  temps  appréciable  l'infanterie  allemande.    » 

Dans  son  Bistorigue  de  la  guerre,  le  grand  état-major  prus- 
sien admet  que,  grâce  au  sacrifice  des  cuirassiers,  notre  infan- 
terie, à  l'extrême  droite,  put  se  replier  sur  Eberbaeh,  sans  être 
inquiétée.  Dans  tous  les  cas,  il  eût  été  facile  avec  quelques  ca- 
rabines d'obtenir  un  aussi  maigre  résultat  d'une  façon  moins 
sanglante.  Mais  on  pouvait  faire  mieux. 

Un  peu  plus  tard,  à  trois  heures,  à  l'autre  aile,  Elsasshausen 
nous  est  enlevé.  On  fait  encore  appel  à  la  eavalerie  pour  réta- 
blir le  combat.  Les  quatre  régimens  de  cuirassiers  (1"'',  2^,  3^ 
et  i'^)  de  la  division  Bonnemains  sont  lancés  à  l'attaque.  Le  ter- 
rain n'est  pas  meilleur  qu'à  Morsbronn  et  n'est  pas  mieux  re- 
connu. L'entreprise  est  aussi  folle.  Le  résultat  est  le  même. 

Bien  plus,  cette  dernière  charge  favorisa  l'offensive  alle- 
mande, car  elle  fit  cesser  le  feu  de  mousqueterie  et  de  mitrail- 
leuses dont  était  criblée  une  colonne  d'infanterie  prussienne  qui 
venait  d'échouer  dans  son  attaque.  Celle-ci  put  alors  se  ressaisir 
et  accueillir  à  son  tour  nos  cuirassiers  par  un  feu  meurtrier. 

Néanmoins,  en  admettant  même  que  les  deux  charges  des 
cuirassiers  aient  permis  à  l'armée  du  maréchal  de  Mac-Mahon 
d'opérer  sa  retraite,  elles  n'en  demeurent  pas  moins  de  coupables 
folies. 

Qu'on  se  représente  au  contrairel'effet  de  surprise  qu'auraient 
pu  produire  ces  3000  cavaliers,  si,  au  lieu  de  se  jeter  éperdument 
à  travers  toutes  sortes  d'obstacles  contre  une  infanterie  bien 
protégée  par  le  terrain,  ils  avaient,  grâce  à  la  vitesse  de  leurs 
chevaux,  gagné  rapidement  les  flancs  et  même  les  derrières  de 
l'assaillant.  La  brigade  Michel  en  tournant  Morsbronn,  au  sud 
par  Hegeney,  la  division  Bonnemains  en  se  glissant  par  les  bois 
au  nord  vers  Frœschviller,  ne  pouvaient-elles  gagner  une  posi- 
tion d'où  elles  auraient  ouvert  un  feu  violent  sur  l'infanterie 
allemande?  Quel  n'eût  pas  été  le  résultat  d'une  pareille  ma- 
nœuvre. Mais  au  lieu  de  cuirassiers,  il  eût  fallu  des  dragons  ou 
de  la  cavalerie  légère  et  surtout  une  cavalerie  exercée  au  com- 
bat à  pied. 

Le  16  août  fut  la  journée  des  grandes  chevauchées.  La  pre- 
mière fut  la  charge  de  nos  cuirassiers  de  la  garde,  exécutée  à 
midi  et  demie,  vers  Flavigny,  contre  la  lO''   brigade  d'infanterie 


CAVALIERS  ET  DRAGONS.  103 

prussienne;  le  résultat  l'ut  la  perte  de  22  officiers,  244  sous- 
officiers  et  soldats  et  250  chevaux  (la  moitié  de  l'effectif),  et 
l'effet  nul. 

Puis  vint  la  charge  de  la  brigade  allemande  Redern.  Les 
hussards  de  Brunswick  faillirent  enlever  le  maréchal  Bazaine  et 
le  général  Frossard,  mais  ils  furent  arrêtés  par  le  S*"  bataillon 
de  chasseurs  à  pied  et  chargés  à  leur  tour  par  les  escadrons 
d'escorte  du  général  Frossard  et  du  maréchal  Bazaine,  qui  les 
achevèrent. 

A  1  heure  et  demie,  la  6"  division  de  cavalerie  prussienne 
se  lance  à  l'attaque  entre  Flavigny  et  Bussières.  Prise  sous  le  feu 
des  grenadiers  de  la  garde,  elle  ne  peut  même  pas  se  déployer. 
Pertes  13  officiers,  193  hommes. 

A  2  heures,  a  lieu  la  célèbre  charge  de  la  brigade  Bredovv 
(6  escadrons  des  7°  cuirassiers  et  16"  uhlans),  lancée  pour  parer 
à  une  attaque  du  maréchal  Ganrobert  sur  Vionville.  Elle  prend 
comme  objectif  une  longue  batterie  d'artillcriej  française  établie 
entre  le  bois  de  Villiers  et  la  route  de  Verdun.  Elle  parcourt 
2  kilomètres  et  fait  retirer  Tartillerie,  mais,  reçue  par  la  division 
de  cavalerie  du  général  Forton  et  par  les  dragons  de  la  division 
Valabrègue,  décimée  par  la  mousqueterie,  elle  est  vivement 
repoussée,  laissant  409  chevaux  sur  le  terrain  et  ne  ramenant 
que  7  officiers  et  70  hommes  dans  un  régiment;  6  officiers  et 
80  hommes  dans  l'autre.  En  somme,  une  ligne  d'infanterie 
momentanément  traversée  et  une  ligne  d'artillerie  déplacée; 
résultat  à  peu  près  nul. 

Peu  après,  le  l*^""  régiment  de  dragons  de  la  garde  prussienne, 
suivi  de  deux  escadrons  du  4"  cuirassiers,  est  lancé  contre  l'in- 
fanterie de  la  division  Cissey,  de  notra  4*^  corps,  afin  de  pro- 
téger la  retraite  de  la  20^^^  division  d'infanterie  prussienne  vive- 
ment talonnée  par  nos  troupes.  Les  cuirassiers  tombent  sous 
le  feu  de  l'infanterie  et  ne  peuvent  même  pas  fournir  la  charge. 
Quant  aux  dragons,  ils  perdent  12  officiers,  125  cavaliers  et  150 
chevaux. 

Les  Allemands  attribuent  à  cette  charge,  comme  à  celle  du 
général  Bredow  un  résultat  considérable.  C'est  grâce  à  elle, 
disent-ils,  que  la  20^  division  d'infanterie  prussienne  fut  dé- 
gagée des  étreintes  du  4"  corps  français.  Cette  appréciation  n'est 
pas  exacte;  le  4*^  corps  fut  arrêté  par  ordre. 

Vers  la  fin  de  la  journée,  pour  soutenir  l'aile  gauche  aile- 


104  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mande,  le  commandant  du  40"  corps  réunit  tout  ce  qu'il  trouve 
de  cavalerie,  soit  6  régimens  (4"=  cuirassiers,  13%  IG*"  et  19° 
dragons,  13*'  uhlans,  10"  hussards)  et  les  jette  sur  le  même 
nombre  de  régimens  français  :  2"  et  7^  hussards,  3''  dragons,  lan- 
ciers et  dragons  de  la  garde,  2^^  chasseurs  d'Afrique.  Il  en  ré- 
sulte une  mêlée,  sur  l'issue  de  laquelle  personne  ne  s'est  jamais 
mis  d"accord,  chaque  parti  s'étant  attribué  le  succès  final,  mais 
dont  le  résultat  n'eut  absolument  aucune  influence  sur  le  déve- 
loppement de  la  bataille. 

Enfin,  à  la  tombée  de  la  nuit  (8  heures  du  soir),  le  prince 
Frédéric-Charles  ordonna  une  nouvelle  attaque  de  cavalerie  sur 
Rezonville  et  lança  à  la  charge  deux  brigades  de  la  6''  division 
de  cavalerie  entre  Vionville  et  Flavigny  (3'^  et  15°  uhlans,  6°  cui- 
rassiers, 9°  et  12°  dragons,  16°  hussards).  Cette  cavalerie  ne  put 
même  pas  se  déployer.  Le  résullat  fut  désastreux. 

En  employant  leur  cavalerie,  les  Allemands  étaient  ce  jour- 
là  logiques,  puisqu'ils  n'avaient  encore  en  ligne  que  fort  peu 
d'infanterie  et  qu'il  fallait  soutenir  leur  déploiement  d'artillerie. 
Mais  si  l'idée  était  juste,  les  procédés  d'exécution  furent  déplo- 
rables, parce  que  les  charges  seules  furent  employées.  Elles 
n'aboutirent  qu'à  des  pertes  cruelles. 

C'est  à  tort  que  quelques-uns  de  lenrs  écrivains  ont  attribué 
à  l'action  de  la  cavalerie  notre  retraite  sur  Metz.  Nous  nous 
sommes  retirés  parce  que  ce  mouvement  répondait  au  plan  de 
Bazaine. 

De  notre  côté,  l'emploi  de  la  cavalerie  fut  aussi  mauvais  et 
les  résultats  encore  plus  tristes. 

A  Sedan,  notre  meilleur  général  de  cavalerie,  Margueritte, 
ayant  été  mortellement  blessé  en  reconnaissant  le  terrain  de  la 
première  charge,  aucune  d'elles  n'est  arrivée  jusqu'aux  lignes 
prussiennes.  «  Le  feu  de  quelques  batteries  et  d'un  petit  nombre 
de  compagnies,  »  disent  les  Allemands ,  «  firent  échouer  tous 
les  efforts  de  cette  division,  dont  toute  la  bravoure  succomba 
sous  le  feu  rapide.  » 

Néanmoins,  cette  charge  fut  justifiée. 

De  toute  la  campagne,  c'est  même  la  seule  qui  eut  sa  raison 
d'être. 

Il  ne  s'agissait  pas  de  rétablir  une  situation  irrémédia- 
blement perdue,  mais  bien  d'avoir  l'honneur  sauf.  Dans  de 
telles  conditions,  la  course  à  la  mort  est  un  devoir. 


CAVALIERS  ET  DRAGONS.  lOo 

La  guerre  Sud-Africaine  vient  encore  de  confirmer  ce  fait 
que  l'emploi  du  feu  par  la  cavalerie  s'impose  et  doit  se  généra- 
liser de  plus  en  plus.  Sous  la  pression  des  événemens,  les  An- 
glais n'ont  pas  tardé  à  se  défaire  des  lances  et  des  carabines 
pour  prendre  le  fusil  d'infanterie.  Depuis  1901,  leur  cavalerie  a 
dû  renoncer  aux  charges  et  n'a  combattu  qu'à  pied. 

Quant  aux  Boers,  ils  ont  montré  ce  que  doivent  être  des 
corps  de  vrais  dragons,  s'éclairant  et  se  couvrant  au  moven 
d'éclaireurs  spéciaux. 

La  loi  de  décroissance  des  effets  de  la  cavalerie,  en  tant 
qu'arme  de  choc,  est  donc  établie  d'une  manière  indiscutable. 

Aussi  ses  effectifs  diminuent-ils  successivement. 

Quelques  chiffres  permettent  de  s'en  rendre  compte. 

Pour  un  bataillon  d'environ  650  hommes,  il  y  a  en  1648 
(Condé),  3  esc.  55;  1678  (Créqui),  4,65;  1691  (Luxembourg), 
4,58;  1709  (Villars),  2,00;  1745  (maréchal de  Saxe),  1,72;  1805 
(Napoléon),  1,03;  1812  {id.),  0,80;  1859  (Napoléon  III),  0,40; 
1866  (Guillaume  II)  0,88;  1870  {ia.),  0,80;  1870  (Napoléon 
III),  0,72. 

Le  perfectionnement  des  armes  à  feu  accentue  chaque  jour 
ce  changement.  En  revanche,  lorsqu'elle  sait  utiliser  ses  cara- 
bines, la  cavalerie  prend  une  force  redoutable  et  particulièrement 
dangereuse  pour  les  lignes  de  communication. 

Sa  mobilité  en  fit  toujours  l'arme  des  surprises.  Elle  en  fait 
maintenant  larme  des  destructions  soudaines  de  matériel,  des 
désorganisations  et  des  paniques,  vu  l'effet  démoralisant  et 
presque  instantané  des  armes  à  répétition,  des  mitrailleuses  et 
des  canons  à  tir  rapide. 

Elle  n'est  plus,  comme  au  xvii^  siècle,  l'âme  souveraine  de  la 
bataille,  mais  elle  aura  souvent  dans  les  mains  le  sort  d'une 
campagne,  si  elle  sait  renoncer  aux  erremens  actuels  et  com- 
prendre que  l'esprit  cavalier  ne  consiste  pas  dans  le  mépris  du 
combat  à  pied. 

L'idolâtrie  du  cheval  a  depuis  longtemps  dévoyé  son  juge- 
ment. Les  cavaliers  de  Sheridan  ne  connaissaient  pas  les  airs  de 
manège.  Ils  n'en  ont  pas  moins  fait  capituler  l'armée  de  Lee. 

L'esprit  cavalier,  c'est  l'esprit  d'entreprise,  l'audace,  la  témé- 
rité même,  appuyés  sur  la  décision  et  le  sang-froid.  C'est  la 
volonté  toujours  tendue  à  saisir  l'occasion  et  à  en  profiter  ;  c'est 
la  poursuite  du  but  jusqu'à   l'épuisement  complet  des  forces 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  regarder  en  arrière,  sans  s'occuper  du  retour.  Il  est  l'apa- 
nage de  la  jeunesse. 

Il  ne  faut  donc  pas  en  temps  de  paix  former  des  divisions  de 
cavalerie,  ni  même  des  brigades.  Les  régimens  de  cavalerie  doi- 
vent, comme  les  bataillons  de  chasseurs,  ne  relever  que  des 
corps  d'armée.  Il  faut  les  faire  commander  par  des  majors.  Ils 
auront  alors  des  chefs  de  trente-cinq  à  quarante  ans,  qui  seront 
ensuite  envoyés,  comme  lieutenans-colonels,  dans  les  régimens 
d'infanterie  et  d'artillerie.  Plus  tard,  devenus  généraux,  ils  pour- 
ront remplir  le  rôle  que  leur  titre  comporte  :  le  commandement 
de  toutes  les  armes. 

La  guerre  seule  peut  mettre  en  relief  les  vrais  officiers  de 
cavalerie.  Point  n'est  besoin  de  beaucoup  de  temps  pour  les  dé- 
couvrir. Dès  les  premiers  jours  d'une  campagne,  les  caractères 
se  dessinent.  Les  premières  hostilités  font  évanouir  les  réputa- 
tions de  cabinet,  dit  de  Brack.  Le  général  en  chef  qui,  vers  la 
lin  de  la  bataille,  réunira,  ici  1200  chevaux,  là  2  000,  plus  loin 
1  500,  donnera  le  commandement  de  chacun  de  ces  groupes  à 
lofficier  qu'il  jugera  le  plus  capable.  Souvent  Napoléon  agit 
ainsi.  Mais  il  n'avait  pas  besoin  de  s'adresser  à  des  majors,  parce 
que  ses  généraux  de  cavalerie  avaient  de  trente  à  trente-cinq  ans  • 

Les  Allemands  ont  compris  que  la  formation  des  divisions 
de  cavalerie  en  temps  de  paix  les  exposerait  à  mettre  à  leur 
tête  des  généraux  âgés.  Aussi,  n'ont-ils  qu'une  division  de  cava- 
lerie :  celle  de  la  garde  qui  est  sous  la  main  de  l'Empereur. 

Au  moment  des  grandes  manœuvres  annuelles  (et  il  en  serait 
de  même  lors  de  la  déclaration  de  guerre),  des  chefs  désignés 
par  l'Empereur  sont  mis  à  la  tête  des  divisions  et  brigades  pro- 
visoires. Ils  sont  ainsi  essayés  et  jugés.  Leur  commandement 
n'est  que  de  courte  durée  ;  on  ne  risque  pas  d'en  être  embar- 
rassé. 

Ainsi,  en  1901,  il  a  été  formé  pour  les  grandes  manœuvres, 
deux  divisions  de  cavalerie,  dont  l'une  a  été  confiée  au  général- 
lieutenant  von  Hagenow,  alors  âgé  de  cinquante-cinq  ans,  et 
l'autre  au  prince  Léopold  de  Prusse,  qui  n'avait  pas  quarante-six 
ans. 

En  1902,  une  division  de  cavalerie  a  été  formée  pour  les 
grandes  manœuvres  et  placée  sous  le  commandement  tempo- 
raire du  général-lieutenant  von  Hennings,  inspecteur  de  cava- 
lerie de    l'arrondissement   de   Stettin.  L'autre  division   était  la 


CAVAF.IERS    ET    DRAGONS.  107 

division  de  cavalerie  do   la  garde,   commandée  par  le  général- 
lieutenant  von  Winterfeld. 

Ces  deux  officiers  généraux  sont  âgés  de  cinquante-cinq  ans. 

Il  résulte  de  l'ensemble  de  ces  considérations  que  nous  ne 
devrions  avoir  qu'une  seule  espèce  de  cavalerie  :  les  dragons.  En 
raison  de  nos  casernemens,  nos  régimens  resteraient  à  cinq  esca- 
drons, dont  un  de  chasseurs  éclaireurs,  recrutés  et  instruits  d'une 
manière  spéciale  et  montés  en  chevaux  de  sang,  car  c'est  une 
grave  erreur  de  croire  que  n'importe  quel  cavalier  peut  faire  un 
éclaireur  !  Les  autres  escadrons  utiliseraient  les  ressources  nor- 
males dans  les  conditions  actuelles,  les  remontes  s'efforçant  de 
leur  donner  des  chevaux  de  galop,  car  la  vitesse  sur  de  longs 
parcours  à  travers  champs  est  plus  que  jamais  nécessaire.  Les 
cuirassiers  seraient  donc  transformés  en  dragons.  Déjà  Napo- 
léon les  armait  pour  combattre  à  pied.  Le  12  novembre  1811, 
il  écrit  de  Saint-Gloud,  à  Clarke,  duc  de  Feltre,  ministre  de  la 
Guerre  :  «  Les  régimens  de  cuirassiers  de  l'ancien  régime  avaient 
des  mousquetons  qu'ils  portaient,  non  comme  la  cavalerie  lé- 
gère, suspendus  en  bandoulière,  mais  qu'ils  portaient  pour  s'en 
servir  comme  de  fusils...  Mon  intention  est  que  chaque  homme 
ait  un  fusil,  que  cela  soit  un  mousqueton  très  court,  porté  de  la 
manière  la  plus  convenable  aux  cuirassiers,  peu  m'importe.  J'ai 
déjà  fait  donner  à  la  grosse  cavalerie  des  mousquetons.  A  la  paix, 
ils  les  ont  renvoyés.  Dans  la  dernière  campagne,  ils  n'en  ont 
pas  eu.  » 

Le  26  décembre  1811,  il  ajoute  :  «  J'ai  pris  un  décret  pour 
armer  les  cuirassiers  d'un  mousqueton  et  les  lanciers  d'une  ca- 
rabine. » 

Enfin,  le  15  février  1812,  il  ordonne  :  «  Le  mousqueton  sera 
armé  d'une  baïonnette  dont  le  fourreau  s'attachera  au  ceinturon 
du  sabre  comme  dans  l'arme  des  dragons.  » 

Les  cuirassiers  firent  la  campagne  de  1812  avec  le  mous- 
queton et  la  baïonnette. 

Il  faut  savoir  le  reconnaître,  les  cuirassiers  ne  doivent  leur 
existence  qu'à  notre  sentimentalité.  Nous  leur  savons  gré  de 
s'être  fait  détruire  à  Waterloo  et  à  Reichshoften.  Une  légende 
s'est  créée,  qui  plaît  à  notre  nation.  Elle  se  personnifie  dans  ces 
charges  désespérées  et  inutiles.  L'auréole  dont  les  cuirassiers  sont 
entourés  empêche  leur  transformation,  cependant  nécessaire. 
Le  sentiment  chez  nous  dominant  la  raison,  personne  n'ose  tou- 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cher  à  cette  cavalerie  bardée  de  fer,  inutilisable  pour  le  combat 
à  pied,  incapable  des  galops  prolongés  dans  les  terrains  défoncés, 
et  uniquement  destinée  à  l'action  par  le  choc. 

Cependant  chacun  sait  maintenant  à  quelles  pertes  inutiles  la 
charge  en  masse  aboutirait. 

Les  cuirassiers  sont,  il  est  vrai,  décoratifs.  Ils  augmentent 
la  solennité  des  escortes.  On  pourrait,  à  cet  efï'et,  conserver  à 
Paris  les  deux  régimens  de  cuirassiers  qui  s'y  trouvent. 

Mais  avons-nous  le  droit,  pour  des  raisons  de  sentiment,  de 
priver  larmée  de  soixante-cinq  escadrons  de  dragons? 

Le  13  juillet  1880,  sur  l'avis  du  Comité  de  cavalerie,  qui  de- 
mandait la  suppression  totale  des  cuirasses,  celles-ci  furent  enle- 
vées aux  six  régimens  de  numéros  pairs.  Un  des  membres  du 
Comité  disait  à  ce  propos  :  «  Il  peut  arriver  que,  dans  une  cir- 
constance donnée,  je  regrette  de  ne  pas  avoir  de  cuirassiers  sous 
la  main.  Mais  cette  circonstance  ne  se  présentera  peut-être  ja- 
mais et  nous  ne  devons  pas  pour  une  éventualité  si  peu  pro- 
bable priver  notre  cavalerie  de  8000  carabines.  » 

La  question  semblait  donc  résolue.  Mais  les  vieilles  idées  sur 
la  fameuse  et  hypothétique  bataille  de  cavalerie  reprirent  le 
dessus,  et,  le  29  avril  1883,  les  cuirasses  furent  rendues.  La 
France  est  maintenant  la  seule  puissance  qui  se  donne  le  luxe 
d'entretenir  des  cuirassiers. 

La  Russie  les  a  supprimés  en  1859.  L'Allemagne  en  1888, 
l'Autriche  en  1881.  Allons-nous  les  conserver? 

Ils  sont  plus  chers  que  les  autres  régimens  et  difficiles  à 
remonter.  Leurs  chevaux  seraient  mieux  utilisés  comme  trait 
léger  pour  atteler  les  batteries  de  cavalerie  appelées  à  un  si 
grand  rôle. 

Pour  des  raisons  du  même  ordre,  les  lances  de  nos  dragons 
doivent  être  supprimées. 

Un  article  remarquable,  paru  récemment  dans  la  Remœ  de 
cavalerie  (1),  a  démontré  leur  inutilité.  Voici  quatorze  ans  que 
la  question  se  discute;  il  est  temps  d'en  finir.  La  lance  est  une 
mauvaise  arme.  Nous  avons  perdu  de  vue  que  les  lanciers  n'ont 
apparu  dans  notre  armée  qu'en  1811,  par  conséquent  après 
l'époque  où  notre  cavalerie  s'est  montrée  la  plus  brillante. 

Alors,  nos  dragons,  nos  chasseurs,  mettaient  en  déroute  les 

(1)  Et  que  l'on  dit  inspiré,  sinon  rédigé,  par  notre  État-Major  général. 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  109 

lanciers  ennemis.  Faut-il  citer  quelques  exemples  (1).  A  Aus- 
terlitz,  les  uhlans  du  grand-duc  sont  culbutés  par  nos  dragons 
et  perdent  400  hommes  avec  leur  général  comte  Essen.  AEssling, 
les  uhlans  de  Liechtenstein  sont  battus  par  les  chasseurs  de 
Marulaz. 

Le  8  octobre  1805,  à  Lembach,  un  escadron  du  3''  dragons, 
se  heurte  au  régiment  de  uhlans  de  Mersfeld,  soutenu  par  les 
hussards  de  Liechtenstein;  tout  est  mis  en  déroute  par  ce  seul 
escadron. 

Le  6  mai  1809,  le  2^  chasseurs  attaque  à  Blindenmarkt  le 
régiment  de  uhlans  autrichien  «  archiduc  Charles,  »  le  culbute  et 
le  poursuit  une  lieue  et  demie.  Le  chemin,  dit  le  témoin  oculaire 
Baudin  de  Réville,  était  jonché  de  leurs  lances. 

Mais  une  légende  sur  les  lanciers  polonais  a  fait  croire  à  la 
puissance  de  leurs  armes.  Elle  se  réduit  à  ceci  : 

Dès  1796,  il  existait  dans  notre  armée  un  corps  étranger  :  la 
légion  polonaise,  passée  ensuite  à  la  solde  de  l'Italie,  sous  le  nom 
de  Polacco  Italiane.  Elle  fut  de  nouveau  prise  à  notre  service 
en  1808,  comme  régiment  de  lanciers  de  la  Vistule.  Seuls,  ces 
cavaliers  portèrent  la  lance  jusqu'en  1811,  sans  que  leur  exemple 
ait  paru  assez  probant  pour  déterminer  l'adoption  de  cette  arme. 
Il  est  donc  inexact  de  répéter  que  la  lance  est  l'arme  nationale 
des  Polonais. 

Lors  de  la  formation,  en  1809,  de  l'armée  du  Grand-Duché, 
les  corps  de  cavalerie  nouveaux  comprenaient  trois  régimens  de 
chasseurs  et  trois  de  lanciers.  Le  régiment  de  jeunes  gens  nobles 
de  Varsovie,  qui  se  constitua  pour  servir  d'escorte  d'honneur  à 
l'Empereur,  portait  le  costume  devenu  célèbre,  bleu  à  bande 
rouge  et  la  shapska,  mais  pas  la  lance.  Il  n'en  avait  pas  quand 
il  s'illustra,  le  28  novembre  1808,  à  Somo-Sierra. 

C'est  sans  lances  encore  qu'à  Wagram,  ce  régiment  devenu 
chevau-légers,  à  la  suite  de  la  garde,  culbuta  le  régiment  de 
uhlans  autrichiens  O'Reilly,  qui,  eux,  avaient  des  lances  et  qui, 
d'après  Niegolowski,  les  jetèrent  pour  prendre  leurs  sabres  au 
moment  de  charger. 

Dans  ses  «  avant-postes  de  cavalerie  légère  »  le  général  de 
Brack  écrit  :  (^  Les  lanciers  serrés  ne  peuvent  ni  parer,  ni  pointer, 
et  de  deux  choses  l'une  :  ou  ils  jetteront  leurs  lances  pour  pren- 

(1)  Revue  de  Cavalerie. 


110  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

dre  leurs  sabres  et,  dans  ce  cas,  vous  combattrez  à  chance  égale, 
ou  ils  voudront  conserver  leurs  lances,  et,  dans  ce  second  cas, 
vous  aurez  bon  marché  d'eux.  » 

11  faut  aussi  se  rappeler  que  le  1^^'  régiment  de  lanciers,  qui 
chargea  l'infanterie  autrichienne  à  Solférino,  n'avait  pas  de  lances, 
car  les  hommes  s'en  débarrassèrent  dès  qu'on  prit  le  galop. 

Les  Autrichiens  ont  supprimé  la  lance  en  1884.  Les  Russes 
également.  En  dehors  des  régimens  de  la  garde,  ils  n'ont  plus 
que  des  dragons  et  des  cosaques  ;  ceux-ci,  armés  de  fusils,  sont 
dressés  au  combat  à  pied.  Les  cosaques  du  Caucase  n'ont  pas  de 
lances.  Ceux  des  steppes  les  ont  encore  au  premier  rang. 

Dès  le  commencement  de  décembre  1899,  le  1*^""  royal  dra- 
gons anglais,  qui  servait  au  Natal  sous  les  ordres  du  général 
BuUer,  obtenait  d'être  débarrassé  de  ses  lances.  Cet  exemple 
était  suivi  par  tous  les  autres  régimens.  Les  lances  furent  mises 
en  magasin,  et,  disait  récemment  une  haute  personnalité  mili- 
taire, «  j'espère  qu'elles  n'en  sortiront  plus.  » 

Cette  manière  de  voir  s'accorde  peu  avec  les  idées  de  l'Em- 
pereur allemand. 

Le  3  janvier  1890,  un  ordre  impérial  armait  de  la  lance 
(sans  préjudice  de  la  carabine)  toute  la  cavalerie.  11  semble  qu'en 
ce  moment  encore,  la  lance  est  l'arme  favorite  du  souverain. 

«  Nous  nettoierons  les  abords  de  la  bataille  avec  nos  balais 
d'acier,  »  disent  les  partisans  de  cette  arme.  Quelques  groupes 
de  dragons  pied  à  terre  les  feraient  vite  rentrer  dans  les  lignes. 

En  ce  qui  concerne  l'exploration,  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  que  la  cavalerie  est  maintenant  arrêtée  par  le  feu  à  des  dis- 
tances où  elle  ne  peut  encore  rien  voir.  Plus  que  par  le  passé, 
elle  est  exposée  à  tomber  dans  des  embuscades. 

La  guerre  Sud-Africaine  a  donné  à  cet  égard  des  exemples 
probans.  Les  Anglais  n'ont  pu  obtenir  de  la  cavalerie  que  des 
renseignemens  sur  la  ligne  apparente  du  rideau  de  mousque- 
terie,  dont  s'enveloppait  l'adversaire  et  sur  les  points  qu'il  n'oc- 
cupait pas. 

Un  tel  résultat  peut  être  acquis  avec  de  faibles  forces,  pourvu 
qu'elles  soient  actives,  très  mobiles  et  adroites.  Pour  ce  service 
le  groupement  en  divisions  est  nuisible.  Il  vaut  mieux  que  la 
cavalerie  soit  répartie  dans  les  détachemens  de  couverture  com- 
posés des  trois  armes  formant  rideau,  et  qui  tiennent  tout  le 
réseau  routier  menant  à  l'ennemi.  Faudrait-il  entendre  par  là 


CAVALIERS  ET  DRAGONS.  111 

qu'il  n'y  aura  plus  de  comjjat  de  cavalerie  et  que  toute  idée  de 
choc  doit  être  abandonnée?  Ce  n'est  pas  la  question.  Il  faut  seu- 
lement renoncer  à  l'idée  de  la  bataille  de  cavalerie  précédant 
les  grandes  rencontres  de  toutes  armes.  Pourquoi  faire  détruire 
une  partie  de  sa  cavalerie  en  pure  perte,  puisqu'une  cavalerie  si 
victorieuse  qu'elle  soit  n'en  sera  pas  moins  arrêtée  par  la  mous- 
queterie  des  rideaux  et  ne  pourra  pas  donner  d'autres  renseigne- 
mens  que  ceux  que  procureraient  plus  facilement  quelques  pa- 
trouilles d'éclaireurs  bien  menées. 

Le  combat  de  mousqueterie  a  pris,  pour  la  cavalerie,  une  im- 
portance de  premier  ordre.  Il  permet  à  une  troupe  peu  nom- 
breuse, mais  bien  instruite  au  combat  à  pied,  de  se  débarrasser 
en  quelques  instans  d'une  cavalerie  très  supérieure  qui  voudrait 
agir  par  la  charge  et  à  l'arme  blanche.  Les  rideaux  dont  les 
armées  devront  s'envelopper  fourniront  à  la  cavalerie  l'occasion 
fréquente  de  s'employer  à  pied.  Pour  les  constituer,  on  aura  re- 
cours à  des  fractions  multipliées  (régimens  et  mêmes  unités 
moindres  agissant  d'après  les  ordres  directs  des  commandans  des 
groupes).  De  même,  pour  déchirer  les  rideaux  de  l'adversaire, 
la  cavalerie  aura  recours  au  combat  de  mousqueterie,  comme 
la  cavalerie  anglaise  a  été  forcée  de  le  faire  au  Transvaal. 

Il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  se  représenter  une  prise 
de  contact.  Laissons  la  parole  à  un  officier  de  cavalerie  qui 
comprend  l'avenir  de  son  arme  : 

«  Nous  ignorions,  avant  les  campagnes  sud-africaines,  nous 
savons  maintenant  (si  nous  ne  nous  obstinons  pas  à  détourner 
notre  vue  de  faits  patens),  ce  que  vaut  le  fusil  à  tir  rapide  et 
sans  fumée,  manié  par  des  hommes  de  sang-froid,  d'initiative  et 
de  résolution.  Entre  les  mains  d'hommes  ainsi  trempés  ayant  le 
courage  de  renoncer  à  la  passivité,  voulant  et  sachant  avancer 
sous  le  feu,  le  fusil  actuel,  c'est  là  le  fait  nouveau  et  capital, 
peut,  lorsqu'il  parvient  à  se  rapprocher  suffisamment,  remplacer 
l'assaut  à  l'arme  blanche.  Arrivé  à  courte  portée,  il  vaut  le  cou- 
teau sous  la  gorge. 

Ainsi  s'expliquent  les  marches  ofTensives  de  combattans  sans 
baïonnette,  enveloppant  et  faisant  capituler  des  troupes  très  su- 
périeures en  nombre,  mais  passives  et  massées. 

Autre  fait  nouveau  :  une  ligne,  dont  quelques  points  bien 
choisis  sont  garnis  de  feu,  est  presque  aussi  forte  dans  ses  trouées 
que  dans  ses  saillans  occupés. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  s'explique  la  facilité  avec  laquelle  la  retraite  a  été 
coupée  aux  partis  de  cavalerie  allant  à  la  découverte.  Cette 
découverte  ne  peut  rien  voir  avec  les  yeux.  Elle  peut  dire  qu'en 
arrivant  dans  une  certaine  zone  elle  a  vu  tomber  ses  hommes 
et  ses  chevaux.  Mais  quels  étaient  les  points  d'origine  des 
balles?  Etaient-elles  lancées  par  un  rideau  insignifiant,  ou  par 
de  gros  effectifs? 

Mise  brutalement  en  face  de  ces  faits,  la  cavalerie  anglaise 
a  été  décontenancée.  Elle  n'a  rien  vu,  parce  qu'elle  n'a  trouvé 
que  l'invisible;  elle  n'a  pas  chargé,  parce  qu'elle  ne  pouvait 
charger  l'inconnu;  elle  a  parfois  capitulé  parce  que,  dans  son  ser- 
vice d'exploration,  elle  se  trouvait  tout  d'un  coup  entourée  d'un 
cercle  de  fusils  invisibles,  et  que  ce  cercle  mystérieux,  mais 
infranchissable  à  cheval,  allait  sans  cesse  en  se  rétrécissant. 

On  dira  :  Que  nous  importe  !  Nous  ne  sommes  pas  destinés 
à  nous  mesurer  avec  des  Boers.  Nous  n'avons  donc  pas  à  nous 
occuper  de  leurs  procédés  plus  ou  moins  bizarres,  mais  bien  de 
la  tactique  des  armées  européennes,  qui  est  identique  à  la  nôtre. 

Les  armées  européennes,  lorsqu'elles  mettront  des  balles 
dans  leurs  nouveaux  fusils,  seront  bien  obligées  de  prendre, 
après  les  premières  échauffourées,  la  tactique  correspondant  à 
ces  fusils. 

Ne  chargerons-nous  donc  plus  jamais? 

Oh  !  que  si  :  nous  n'aurons  pas  toujours  en  face  de  nous  des 
virtuoses  du  fusil  dernier  modèle.  La  môme  arme,  mise  entre 
les  mains  du  Chinois,  devient  presque  inoffensive,  parce  qu'elle 
ne  vaut  que  par  les  qualités  de  celui  qui  la  porte  :  adresse,  ins- 
tinct du  terrain,  endurance,  initiative,  courage,  en  deux  mots 
haute  valeur  physique  et  morale. 

Or,  les  armées  européennes  se  rapprocheront  tantôt  du  Chi- 
nois, tantôt  du  Boer  :  composées  en  grande  partie  d'hommes 
habitués  à  la  ville,  à  des  positions  sédentaires,  au  bien-être  fami- 
lial, et  dont  les  aptitudes  physiques  sont  diminuées  de  tout  ce 
qu'a  gagné  leur  intellectualité,  elles  sont  inexpérimentées,  ner- 
veuses, impressionnables,  exaltées  un  jour,  déprimées  le  lende- 
main. 

Quand,  à  des  indices  qui  ne  trompent  pas,  vous  sentirez  le 
moral  de  vos  ennemis  tourner  au  Chinois,  alors  chargez  :  au- 
cune arme,  dans  ce  cas,  ne  vaut  le  cheval.  Ainsi,  quand,  dans 
un  défilement  rapproché  d'un  front  découvert  que  personne  n'ose 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  113 

aborder  parce  que  la  mort  y  est  installée,  se  presseront,  se  bous- 
culeront les  échelons  d'infanterie,  chacun  destiné  à  pousser 
l'autre  (comme  si  jamais  le  mouvement  en  avant  avait  été  dé- 
terminé par  une  poussée  de  l'arrière  !)  et  chacun  s'arrétant,  para- 
lysé, devant  la  même  ligne  fatidique,  alors  sortez  de  terre  ou 
tombez  du  ciel,  mais  surgissez,  les  cavaliers  !  piétinez  le  trou- 
peau jusqu'à  ce  qu'il  demande  grâce. 

Mais  quand  ces  armées,  qui  sont  intelligentes,  généreuses,  que 
le  moindre  succès  exalte,  se  rapprocheront  du  Boer,  quand  elles 
joueront  juste  et  serré  de  leurs  nouvelles  armes  à  feu,  n'allez 
pas  vous  terrer  dans  un  coin  ou  vous  agiter  dans  le  vide  en  vous 
plaignant  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  pour  la  cavalerie.  Il  n'y  a  rien  à 
faire  par  la  vue,  le  choc  et  l'arme  blanche;  il  y  a  tout  à  faire 
par  le  cheval  et  l'arme  à  feu. 

La  tactique  universellement  adoptée  jusqu'à  ce  jour  par  la 
cavalerie,  n'a  pu  soutenir  l'épreuve  de  la  guerre,  faite  avec  les 
nouvelles  armes  à  feu  employées  dans  le  sens  de  leur  nouvelle 
puissance.  Donnons  donc  plus  d'envergure  et  d'élasticité  à  cette 
tactique  que  l'évolution  de  la  guerre  a  prise  au  dépourvu.  Quand 
nous  ne  pouvons  pas  voir  avec  les  yeux,  voyons  avec  le  fusil. 
Quand  nous  ne  pouvons  pas  attaquer  par  le  choc  et  l'arme 
blanche,  attaquons  par  le  cheval  et  l'arme  à  feu.  Voilà  la  solu- 
tion. Il  n'y  en  a  pas  d'autre.  En  théorie,  elle  paraît  simple;  dans 
la  pratique,  il  y  aura  bien  des  difficultés  à  surmonter  pour  la 
faire  entrer  dans  les  mœurs  de  la  cavalerie. 

Établir  vivement,  au  moyen  de  groupes  à  pied  bien  placés, 
largement  espacés,  une  ligne  de  feu  longue,  offensive  et  débor- 
dante, soutenue,  quand  c'est  possible,  par  du  canon  et  de  la  mi- 
trailleuse, gardée,  sur  ses  flancs  et  derrière,  par  des  tireurs  et  des 
réserves  à  cheval,  voilà  ce  que  doit  faire  aujourd'hui  notre 
cavalerie,  toutes  les  fois  que  ses  yeux,  sa  puissance  de  choc  et 
ses  armes  blanches  lui  refusent  le  service. 

Qu'il  s'agisse  d'exploration,  de  couverture,  de  bataille  ou  de 
poursuite,  l'arme  à  feu  s'offre  au  moment  où  l'arme  blanche  se 
dérobe  ;  et  la  tactique  de  feu,  très  simple,  consiste  à  se  servir  des 
chevaux  pour  égrener  vivement  un  chapelet  de  groupes  à  pied. 
La  longueur  de  la  ligne,  sa  densité,  les  intervalles  séparant  ses 
groupes  varieront  à  chaque  cas  :  ce  qui  ne  variera  pas  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  ligne,  c'est  l'idée  de  l'en  avant. 

Il  y  a  un  abîme  entre  cette  tactique  de  feu,  si  simple  soit-elle, 
TOME  xui.  —  1903.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  nos  habitudes  de  manœuvres,  qui  consistent  à  descendre  un 
peloton  derrière  une  barricade  pour  s'y  défendre  passivement. 
Vos  hommes  sont  Français  et  cavaliers,  leur  double  nature  est 
offensive,  et  vous  leur  demandez  de  la  défensive  et  de  la  passi- 
vité. Ils  vous  répondent  par  un  dégoût  instinctif  du  combat  à 
pied,  par  l'envie  obsédante  de  remonter  à  cheval,  et  ils  ont 
raison. 

Au  contraire,  en  pratiquant  la  ligne  de  feu  longue,  offensive, 
à  tendances  débordantes,  vous  réveillerez  l'instinct  de  la  race 
française,  qui  supporte  le  rang,  mais  ne  l'aime  pas  ;  et  dont  le 
vieux  sang  gaulois  ne  s'échauffe  que  lorsqu'on  le  livre  sans  con- 
trainte à  son  besoin  d'en  avant. 

L'en  avant  à  pied  n'est  plus  l'élan  furieux  des  zouaves  à  la 
baïonnette,  que  les  cavaliers  ne  pourraient  imiter  sans  renoncer 
à  leurs  éperons  ;  car,  là  oii  l'assaut  est  possible,  la  charge  à 
cheval  est  indiquée.  L'en  avant  à  pied,  lorsque  l'assaut  et  la 
charge  sont  impossibles,  consiste,  pour  chaque  groupe,  dans 
chaque  groupe  pour  chaque  homme,  à  gagner  en  rampant 
20  mètres,  quand  le  terrain  présente  20  mètres  de  couvert  ;  à 
n'en  gagner  que  deux  ou  trois,  d'un  bond  brusque,  précédé  et 
suivi  de  la  disparition  couchée,  quand  le  sol  n'offre  aucun  abri. 
Le  but^connu  de  tous,  sans  qu'il  soit  besoin  d'ordres,  est  d'arriver 
à  la  courte  portée  où  les  balles  cessent  d'être  folles  pour  devenir 
dociles  comme  des  baïonnettes  ;  où  l'ennemi  demande  grâce, , 
parce  qu'il  ne  peut  plus  lever  la  tête,  et  que,  même  avec  le  nez 
en  terre,  il  sent  la  mort  lui  effleurer  les  cheveux. 

Ces  audaces  d'attaques  offensives  à  pied  contre  un  ennemi 
plus  fort,  ou  plutôt  contre  un  ennemi  sans  nous  occuper  de  sa 
force,  nous  sont  permises  à  nous  cavaliers,  et  à  nous  seuls.  Car 
nos  chevaux  nous  ont  transportés  d'un  galop  à  l'endroit  favorable, 
à  celui  où  nous  avions  l'espoir  de  charger.  La  charge  n'étant  pas 
opportune,  ces  mêmes  chevaux  nous  donnent  la  mobilité  néces- 
saire pour  mener  le  combat  à  pied  en  largeur,  par  unités  souples 
et  légères,  sans  encombrement  de  lourds  effectifs,  que  seule 
l'infanterie  est  capable  de  manier  en  profondeur.  Enfin,  ce  sont 
encore  les  chevaux  qui  nous  assurent  la  possibilité  de  déguerpir, 
pour  recommencer  plus  loin,  lorsque  notre  coup  est  manqué, 
que  l'ennemi  prend  lui-  même  d'écharpe  notre  tentative  d'enve- 
loppement. 

Quand  les  cavaliers  sauront  se  servir  de  leurs  armes  à  feu  de 


CAVALIERS  ET  DRAGONS.  115 

cette  l'açon-Ià,  le  commandement  pourra  confier  sans  crainte  de 
belles  missions  à  leurs  détachemens.  Le  fameux  parti  de  100  che- 
vaux du  premier  Empire  recommencera  ses  exploits.  En  com- 
binant l'invisibilité  et  la  puissance  de  ses  fusils  avec  la  vitesse  de 
ses  chevaux,  il  sera  difficile  à  saisir.  Il  pourra  donc  s'éloigner 
des  siens,  faire  de  la  découverte  ou  se  lancer  dans  les  lignes  de 
communications  ennemies,  pour  torpiller  les  chemins  de  fer, 
artères  des  armées  modernes.  » 

Oui,  c'est  bien  ainsi  qu'il  faut  comprendre  Faction  de  la  cava- 
lerie. 

Mais  ce  n'est  là  qu'une  partie  des  services  que  nous  sommes 
en  droit  d'attendre  d'elle.  Quoique  changé,  son  rôle  dans  la 
bataille  va  grandir.  Grâce  aux  dragons,  le  commandement 
pourra  porter,  en  quelques  instans,  où  il  voudra,  les  carabines  et 
les  canons  nécessaires.  Alors  la  réunion  de  nombreux  escadrons 
et  la  nécessité  de  les  faire  agir  par  masses  de  1  500  à  2  000  che- 
vaux s'imposera.  Mais  il  serait  mauvais  de  constituer  à  l'avance 
ces  groupemens,  puisqu'ils  doivent  correspondre  à  des  situa- 
tions variant  d'un  jour  à  l'autre.  Quand  le  moment  sera  venu, 
le  général  en  chef  mettra  à  leur  tête  l'officier  qu'il  croira  le  plus 
apte  à  la  mission  donnée,  quitte  à  le  remplacer  le  lendemain, 
s'il  s'est  montré  insuffisant.  Ce  procédé  fut  souvent  employé  par 
Napoléon.  Il  est  à  retenir. 

Ces  groupemens  de  cavalerie  auront  presque  toujours  un 
grand  rôle  à  jouer  à  la  fin  de  la  bataille. 

Rendons  la  parole  à  notre  officier  de  cavalerie. 

«  Dans  les  grandes  batailles  de  l'avenir,  qui  dureront  deux 
ou  trois  jours  sur  des  fronts  de  40  et  50  kilomètres,  avec 
500  000  hommes  peut-être  de  chaque  côté,  il  arrivera  un  moment 
où  ces  masses  impressionnables  ne  pourront  plus  supporter 
l'extrême  tension  de  leurs  nerfs,  où  elles  n'auront  plus  de  force 
morale  à  opposer  à  l'événement  ;  où  elles  seront  mûres  pour  la 
panique.  Qui  donc  mieux  que  la  cavalerie  peut  produire  l'évé- 
nement, peut  causer  la  panique  ?  Quand  le  général  croit,  sent, 
devine  que  le  moment  psychologique  approche,  il  réunit  ce  qu'il 
peut  trouver  d'escadrons.  Il  fait  appeler  l'officier  qui  les  com- 
mande et  lui  dit:  La  situation  est  parvenue  à  son  dernier  degré. 
L'heure  approche  où  un  événement  décidera  de  la  victoire  ou 
de  la  défaite.  Je  vous  ai  réuni  là  environ  5000,  6000  chevaux. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rôdez,  cherchez,  tâtez  et,  si  vous  trouvez  chez  l'ennemi  un  point 
faible,  lancez-vous,  votre  heure  est  arrivée. 

L'officier  part  et  la  masse  des  escadrons  le  suit  de  loin, 
d'abri  en  abri.  De  tous  les  côtés  s'élancent  des  officiers  éclai- 
reurs,  montés  sur  des  chevaux  de  sang.  En  quête  d'occasions, 
ils  apportent  au  général,  dans  des  va-et-vient  rapides,  des  ren- 
seignemens  ou  impressions,  qui  ne  sont  pas  toujours  favorables. 
Ici,  le  terrain  est  impossible  ;  là,  l'ennemi  est  sur  ses  gardes  et 
ne  paraît  pas  ébranlé. 

Tout  à  coup,  guidé  par  un  officier,  le  général,  d'un  galop 
allongé,  gagne  un  point  d'observation.  Oui,  c'est  l'endroit  et  le 
moment 

En  avant  ! 

Les  régimens  quittent  leur  dernier  abri.  Ils  traversent  au 
trot,  par  des  évolutions  simples  et  souples,  les  encombremens 
inévitables  derrière  une  armée  qui  se  bat.  —  Enfin  les  lignes 
amies  sont  franchies,  et  Ton  prend  le  galop.  Au  galop,  pendant 
des  kilomètres,  au  galop  allongé  à  travers  l'infanterie,  l'artillerie, 
les  obstacles  de  tous  genres,  au  galop,  jusqu'à  ce  que  tout  soit 
traversé,  car  il  faut  s'emparer  des  défilés  sur  les  lignes  de 
retraite. 

La  trouée  est  faite,  l'événement  est  produit,  la  panique  est 
amorcée,  la  victoire  s'offre;  un  dernier  effort  des  autres  armes, 
et  elle  est  gagnée.  » 

C'est  dans  cet  ordre  d'idées  qu'il  faut  envisager  les  charges 
que,  depuis  quelques  années,  l'Empereur  allemand  commande 
en  personne  à  la  fin  des  grandes  manœuvres.  Il  tient  à  mettre 
en  lumière  ce  fait,  que  la  cavalerie  reprend  toute  sa  puissance 
comme  arme  à  cheval,  lorsque  l'adversaire,  démoralisé  par  une 
lutte  qui  a  excédé  ses  forces,  se  met  en  retraite,  en  désordre. 
La  cavalerie  peut  alors  tout  oser. 

II  est  clair  que  dans  une  bataille,  50  ou  60  escadrons  ne 
seraient  pas  réunis  sur  le  même  point.  Là  où  1500  chevaux  ne 
pénétreraient  pas,  4  000  chevaux  ne  réussiraient  pas  davantage. 
Les  groupes  de  cavalerie  seraient  en  fait  répartis  sur  tout  le 
front  du  combat  et  agiraient  sur  les  terrains  convenables  aux 
heures  psychologiques.  Si,  dans  les  manœuvres,  afin  de  donner 
des  leçons  qui  frappent  l'imagination,  l'empereur  Guillaume 
constitue  des  groupemens  énormes,  il  ne  s'ensuit  pas  que,  dans 
la  bataille,  toute  sa  cavalerie  serait  formée  en  une  seule  masse, 


CAVALIERS    ET    DRAGONS.  117 

il  y  a  donc  dans  ces  charges  autre  chose  (jiie  le  désir  d'offrir  aux 
assistans  un  spectacle  impressionnant.  Mais  nos  dragons  envisa- 
geront un  rôle  plus  élevé.  Ils  doivent  songer  aux  attaques  di- 
rigées contre  tous  les  moyens  de  communication,  sans  lesquels 
les  armées  ne  peuvent  pas  vivre.  Les  chemins  de  fer  ne  sont-ils 
pas  le  but  naturellement  offert  à  toutes  les  entreprises  hardies 
des  jeunes  officiers?  Tout  nœud  de  chemin  de  fer  dans  la  zone 
utile  du  réseau  ferré  est  un  nœud  vital,  et  sa  destruction  peut 
amener  la  retraite  forcée  des  troupes  qu'il  alimente.  Nos  dragons 
les  attaqueront  par  la  carabine  et  le  canon.  Ils  ne  pourront  pas, 
il  est  vrai,  se  ravitailler  en  munitions.  Qu'importe,  si  la  des- 
truction est  accomplie.  Ils  perdront  leur  artillerie?  Qu'importe 
encore;  il  y  en  a  d'autre  dans  les  arsenaux.  Qu'ils  atteignent  le 
but,  le  reste  est  secondaire. 

Cette  étude  n'est  pas  pour  plaire  à  ceux  des  officiers  de  l'an- 
cienne école  qui,  dans  la  création  des  divisions  de  cavalerie, 
ont  cru  pouvoir  développer  la  puissance  de  l'arme,  en  groupant 
derrière  eux  de  nombreux  escadrons  évoluant  au  geste. 

Les  armes  nouvelles  imposent  des  changemens  dans  l'orga- 
nisation comme  dans  la  tactique.  Certes,  les  quiétudes  peuvent 
en  être  troublées.  Nous  laisserons-nous  arrêter  par  des  intérêts 
particuliers?  La  nation  qui  consent  de  si  lourds  sacrifices  a  le 
droit  d'être  exigeante.  Elle  ne  doit  satisfaire  les  ambitions  que 
dans  la  limite  de  son  intérêt.  Elle  se  rappellera  donc  que  ce 
n'est  pas  en  confiant  ses  escadrons  à  des  vieillards  de  soixante  ans 
qu'elle  obtiendra  d'eux  des  coups  de  torpilleurs.  Notre  cavalerie 
doit  être  commandée  par  des  officiers  jeunes  et  hardis,  dont 
l'élévation  du  caractère  et  la  hauteur  des  sentimens  seront  la 
garantie  qu'en  toutes  circonstances,  ils  feront  plus  que  leur  de- 
voir. Alors,  quoi  qu'il  advienne,  nous  serons  au  moins  sûrs  que 
ses  chefs  possèdent  la  principale,  la  plus  féconde  des  qualités  de 
l'homme  de  guerre  :  la  jeunesse. 


LA  FIN  DE  DONATIENNE 


DERNIERE    PARTIE   (1) 


III.    —    LE  THEATRE 


Le  soir,  après  le  dîner  pris  dans  Tarrière-boutique,  elle  s'ha- 
billa, et  elle  avait  bon  air,  malgré  la  fatigue  du  visage,  avec  son 
chapeau  à  plumes  roses  et  noires,  et  son  tour  de  cou  de  four- 
rure grise;  elle  marchait  bien;  elle  avait  de  petites  mains  dont 
la  peau,  tachée  et  entaillée  par  le  travail,  disparaissait  sous  des 
gants.  L'homme  l'entraîna,  rapidement.  Les  voisines  qui  ne 
perdaient  aucun  incident  de  la  rue,  pas  plus  qu'en  province, 
dirent  :  «  Les  voilà  encore  partis  pour  le  théâtre,  je  parie.  Ils 
gagnent  gros.  Mais  c'est  elle  qui  lui  fait  dépenser  tout  cet  ar- 
gent-là. Elle  n'aime  que  s'amuser.  » 

La  cravate  épinglée  d'un  faux  brillant,  la  jaquette  bombée 
sur  la  poitrine,  l'air  vainqueur  et  insolent,  Bastien  Laray  mar- 
chait près  de  Donatienne.  Il  cherchait  à  réparer  l'effet  désastreux 
de  ses  brutalités  du  matin  ;  il  avait  aperçu  clairement  que  cette 
Donatienne  avait  dit  vrai  dans  un  moment  de  colère,  qu'elle  le  quit- 
terait sans  même  avoir  besoin  d'une  raison...  Ils  prirent  le  train, 
et  furent  bientôt  sur  les  boulevards.  Il  était  près  de  neuf  heures. 

Dans  la  salle  illuminée,  quand  ils  entrèrent,  la  pièce  était 
commencée.  On  riait.  Les  mêmes  mots  avaient  mis  la  même 
expression   sur  le  visage  des  quelques  spectateurs  de  l'amphi- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre. 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  119 

tliéâtre,  qui  durent  se  lever  pour  laisser  Donatienne  et  son  amant 
prendre  chacun  sa  place,  au  premier  rang,  vers  le  milieu.  Lui, 
il  était  déjà  à  l'unisson.  Elle  désirait  s'y  mettre,  pour  échapper 
à  l'obsédante  pensée  qui  la  suivait  depuis  le  matin.  Elle  aimait  le 
théâtre.  Elle  avait  dépensé  beaucoup  d'argent  sur  ses  gages,  du 
temps  qu'elle  était  domestique,  pour  «  rire  aux  comédies,  » 
comme  elle  disait.  Et  l'assurance  avec  laquelle  elle  passa,  la 
première,  le  visage  levé,  la  lèvre  entr'ouverte  et  murmurant  : 
((  Pardon,  »  le  geste  avec  lequel  elle  ramena  sa  robe  à  gauche, 
s'assit,  et,  sans  regarder  les  acteurs,  commença  par  lorgner  la 
salle,  indiquaient  la  longue  fréquentation. 

Bientôt,  elle  s'accouda  sur  la  rampe  de  velours  rouge;  et 
tendit  son  esprit  vers  cette  scène,  tout  en  bas,  d'où  montaient 
les  mots  qui  devaient  faire  rire.  Mais  on  eût  dit  que  ce  qui  venait 
vers  elle,  ce  n'étaient  que  des  enveloppes  de  mots  vides  de  sens, 
des  sons  vagues,  et  qui  ne  la  touchaient  pas  ;  il  y  en  avait  d'autres 
au  contraire,  que  personne  ne  prononçait,  que  personne  ne  sa- 
vait, et  qu'elle  entendait  rouler  comme  des  vagues  au  dedans 
d'elle-même  :  «  Noémi  !  Lucienne  !  Johel  !  »  Elle  ne  pouvait  pas 
ne  pas  les  entendre,  ces  mots  qui  portaient  avec  eux  tout  le 
drame  de  sa  vie,  pas  plus  qu'avec  la  main  elle  n'eût  empêché  de 
jaillir  une  source  d'eau.  Le  théâtre  ne  la  délivrait  pas  d'elle- 
même.  Elle  regarda  l'orchestre,  les  loges,  les  toilettes...  Mais  le 
trouble  profond  de  son  cœur  ne  s'apaisait  plus.  Elle  sentait,  au 
contraire,  grandir  sa  peine,  de  tout  le  contraste  que  formaient 
avec  elle  ce  décor  et  cette  foule.  N'en  pouvant  plus,  elle  se  tourna 
du  côté  de  son  amant.  Elle  voulait  lui  dire  :  «  Emmène-moi!  » 
Et,  de  l'autre  côté  de  Bastien  Laray,  avant  même  d'avoir  ouvert 
les  lèvres,  elle  aperçut,  assise  dans  une  stalle  d'amphithéâtre, 
une  femme  de  même  condition,  comme  elle^  jeune,  la  joue  en 
fleur,  et  qui  était  venue  avec  son  enfant,  un  bébé  de  deux  ans 
peut-être,  qu'elle  tenait  pressé  contre  elle,  poitrine  contre  poi- 
trine. La  tête  blonde  pendait  et  dormait  sur  l'épaule  de  la  mère. 
Un  souffle  régulier  soulevait  le  petit  corps,  qui  parfois,  dans 
un  rêve,  s'agitait,  puis  retombait. 

Gomme  la  femme  était  près  de  la  balustrade,  et  qu'elle 
paraissait  uniquement  attentive  à  la  pièce  qui  se  jouait,  Dona- 
tienne pensa  :  ((  Si  elle  lâchait  l'enfant  !  Si  elle  desserrait  seule- 
ment les  bras;  il  coulerait  dans  la  salle,  et  s'y  briserait  !  Comme 
il  est  joli,  cet  innocent  !  »  Elle  le  regarda   longtemps,  si  long- 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  que  la  mère  finit  par  la  remarquer.  Les  deux  femmes 
comprirent  qu'elles  étaient  mères  l'une  et  l'autre.   Donatienne 
n'alla  pas  au  delà  d'un  sourire  triste  ;  mais  elle  en  vint  à  penser 
que  si  elle  tenait  ce  petit  sur  ses  genoux,  elle  en  aurait  une  dou- 
ceur de  cœur.  Elle  n'osa  pas  le  dire.  L'autre  s'absorba  de  nou- 
veau, les  yeux  fixes,  dans  le  spectacle  qui  se  jouait  en  bas,  sur 
les  planclies.  Donatienne,  cependant,  demeura  à  demi  tournée  du 
côté  de  l'enfant,  et  elle  se  sentait  pâlir,  comme  si  la  source  de  sa 
vie  était  atteinte.  Le  théâtre,  les  mots,  les  rires,  que  c'était  loin  ! 
L'homme  qui  assistait  à  cette  comédie,  et  qui  ne  se   doutait  pas 
de  ce  qui   se  passait  tout  près  de   lui,  comme   il  lui  paraissait 
bien  étranger  à  elle-même,  et  comme  il  l'était  en  effet  !  Ce  qu'elle 
voyait,  c'étaient  les  dernières  images  que  la  vie  commune  lui  eût 
laissées,  les  images  qu'elle  repoussait  depuis  des  années,  âprement 
victorieuses  ce  soir,  et  ravageant  son  âme.  Elle  voyait  la  maison 
de  Ros  Grignon,  au  sommet  de  la  butte  pierreuse,  le  champ  de 
sarrasin  et  le  champ  de  seigle  qui  faisaient  deux  bandes  claires, 
au  bas  de  la  colline,  et  au   delà,  la  lande  et  la  forêt  qui   chan- 
taient  dans  le   vent  ;    elle   voyait  la  chambre  avec  le  lit  et  les 
berceaux,  avec  la  porte  qui  ouvrait  sur  l'étable  ;  elle  voyait  les 
trois  enfans  qui  l'enveloppaient,  quand  elle  rentrait  des  champs. 
«  Mes  bien-aimés,  où  êtes- vous?  Est-il  vrai  que  vous  viviez?  » 
Tout  avait  été  vendu.  Oui,  et  d'autres  cultivaient  les  pauvres 
champs  où  Louarn  avait  usé   ses    bras...    C'était  bien  fini.    Et 
Donatienne  ne  souhaitait  pas  reprendre  la  vie  d'autrefois.  Mais, 
dans  cette  salle  de  théâtre,  là,  tout  en  haut,  folle  qu'elle  était, 
il  lui  parut,  plus  sûrement  que  jamais,  qu'en  se  séparant  de  ses 
enfans,  elle  avait  rompu  avec  une  joie  infinie,  une  joie  durable, 
qu'elle  était  autrefois  trop  jeune  et  trop  légère  pour  comprendre. 
A  présent,  elle  eût  été  sans  défense  contre  les  petites  mains,  les 
bras,   les  yeux,   les  lèvres  de  ces  trois  bien-aimés  qu'elle  avait 
connus  autour  d'elle.  «  Oh  !  les  petits,  les  petits,  comment  les 
mères   peuvent-elles  vous  quitter   autrement   que  par  la  mort? 
Quelle  folie  m'a  prise   d'aller  me  louer  à   Paris  ?  Quelle  autre 
folie  de  rester,  quand  j'étais  libre  de  revenir!...  La  caresse  de  vos 
mains  me  manque,  et  le  poids  de  vos  corps  sur  mes  genoux.  Je 
souffre  1  »  Elle  souffrait  si  évidemment  que  Bastien  Laray,  s'étant 
retourné,  la  face  réjouie  et  lourdement  épanouie,  demanda  : 

—  Tu  ne  ris  pas,  Donatienne? 

—  Non. 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  121 

—  Tu  n'entends  donc  pas  ? 

—  Non. 

—  Je  ne  t'ai  pas  payé  ta  place  pour  que  tu  aies  des  airs 
pareils  !  Qu'est-ce  qu'il  te  faut  ? 

La  voisine,  ayant  entendu  les  reproches,  regardait  du  côté 
de  Donatienne,  et  balançait  lentement,  câlinement,  son  jeune 
buste  souple,  qui  berçait  l'enfant.  Elle  vit  les  mains  gantées  se 
tendre  à  demi  vers  elle,  incertaines,  hésitantes;  elle  entendit  : 

—  Madame,  si  vous  vouliez  me  le  donner  à  bercer  ? 

—  Cela  vous  ferait  plaisir  ? 

—  Cela  me  ferait  du  bien:  je  n'en  ai  plus,  moi... 

Elle  était  si  pâle  que  la  femme  vit  qu'elle  disait  vrai,  et 
qu'elle  eut  pitié. 

—  Tu  es  ridicule,  Donatienne!  fit  l'amant. 

Mais  la  femme,  doucement,  avait  pris  l'enfant,  et,  derrière 
le  dos  de  l'homme  qui  protestait,  à  la  joie  des  voisines^,  au  scan- 
dale des  voisins  qui  disaient  :  «  Chut  !  les  femmes  !  »  elle  le 
tendait  à  Donatienne,  avec  une  petite  peur  cependant.  Et,  quand 
elle  eut  lâché  la  robe  bleue  et  blanche,  elle  ne  fut  plus  maîtresse 
à  son  tour  d'écouter  ni  de  regarder  la  scène,  et  elle  eut  un 
regret.  Sans  cesser  de  sourire,  par  politesse,  elle  jetait  souvent 
les  yeux  du  côté  de  Donatienne.  Celle-ci  avait  couché  l'enfant  sur 
ses  genoux,  et  l'entourait  de  ses  bras  ;  maternelle,  immobile  et 
pliée  comme  un  berceau,  elle  le  regardait  dormir.  Un  frémissement 
l'agitait,  et  elle  ne  pouvait  le  calmer,  non  de  plaisir,  comme 
elle  l'avait  cru,  mais  de  chagrin  et  de  remords  plus  profond... 

Les  acteurs  achevaient  la  pièce.  Le  rideau  se  baissait. 

—  Assez  de  bêtises  !  dit  l'homme.  Rends  le  gosse,  et  partons  ! 
Elle  ne  répondit  pas,  leva  le  petit  corps  chaud  jusqu'à   ses 

lèvres,  hésita  un  moment,  comme  si  elle  avait  honte  et  se  jugeait 
indigne,  puis,  rapidement,  elle  baisa  la  joue  rose,  qui  se  plissa 
sous  le  baiser. 

—  Merci  !  dit-elle  en  remettant  l'enfant  à  sa  mère. 
Elle  partit  avec  Bastien  Laray. 

Il  était  une  heure  du  matin  quand  ils  rentrèrent  dans  le 
petit  appartement  de  Levallois,  au-dessus  du  café.  L'homme,  las 
et  mécontent,  se  coucha  presque  sans  mot  dire.  Donatienne  se 
déshabilla  lentement  ;  elle  perdit  du  temps,  avec  intention,  à 
tourner  dans  sa  chambre  ;  elle  eût  voulu,  ce  soir-là,  s'étendre 
sur  le  tapis,  ou  dans  un  fauteuil.  Quand  elle  vit  que  son  amant 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dormait,  elle  se  coucha,  à  son  tour  ;  mais  elle  s'écarta  de  lui  le 
plus  possible,  et  dans  la  nuit,  longtemps,  elle  pleura. 

Un  regret  avait  donc  passé  dans  la  vie  de  Donatienne.  Mais 
aucun  grand  changement  ne  suivit  cette  souffrance.  Elle  s'atténua 
même,  comme  les  autres,  avec  les  semaines.  Personne  ne  connut 
le  secret.  La  mère  s'appliqua  à  combattre  les  imaginations  qui 
lui  venaient,  et  à  se  dire  qu'il  n'y  aurait  point  de  retour  de  ce 
messager  qui  l'avait  taiit  troublée. 

L'hiver  passa.  Mars  commença  à  déchirer  les  nuages  d'hiver. 
Chaque  matin,  Donatienne,  en  ouvrant  la  devanture  du  café, 
cherchait  l'homme  qui  avait  promis  de  revenir. 

Il  n'était  pas  là.  Elle  avait,  malgré  elle,  une  déception.  En 
allumant  le  feu,  en  mettant  à  bouillir  le  café,  elle  songeait 
invinciblement  à  ceux  qu'elle  avait  délaissés.  Et  sa  plus  vive 
tristesse,  c'était  de  ne  pouvoir  se  les  représenter  tels  qu'ils 
devaient  être  maintenant,  les  enfans  qui  étaient  sortis  d'elle.  Ils 
ne  la  regardaient  point.  Ils  n'avaient  point  de  sourire.  Ils  étaient 
sans  voix.  Quelle  façon  auraient-ils  eue  de  la  nommer?  Quelle 
taille  avaient-ils,  et  quels  vêtemens?... 

Cela  la  torturait  jusqu'à  l'arrivée  des  premiers  cliens,  qui  la 
sauvaient  de  sa  misère  d'âme. 

Le  mois  de  mars  continua  de  traîner  ses  jours. 

IV.    —   CELUI   QUI   PASSE 

Il  y  avait,  loin  de  Paris,  plus  loin  encore  de  la  Bretagne, 
une  plaine  oii  la  terre  était  toute  remuée  de  collines  et  de  val- 
lons. Du  côté  du  nord,  un  haut  plateau  tombait  presque  à  pic 
dans  la  vallée,  et  la  fermait.  De  moindres  hauteurs  s'en  déta- 
chaient, à  l'est  et  à  l'ouest,  pour  enserrer  cette  plaine  en  cor- 
beille, verte  au  printemps  et  couleur  d'osier  sec  lorsque  l'été 
avait  passé.  On  pouvait  juger  combien  elle  était  vaste,  à  la  len- 
teur des  nuages  que  le  vent  poussait  au-dessus.  Quand  le  vent 
ne  soufflait  pas  en  tempête,  ils  mettaient  une  demi-journée  à  dis- 
paraître. Les  pâtres,  habitués  à  la  contempler,  avaient  des  yeux 
de  songe.  Ils  menaient  des  troupeaux  de  moutons  et  de  porcs  à 
travers  les  landes  du  plateau,  où  des  étangs  peu  profonds  lui- 
saient parmi  des  bruyères  et  des  seigles.  Les  villages,  dans  la 
plaine,  étaient  distans  les  uns  des  autres.  Lorsqu'il  faisait  beau, 


LA    FIN    DE    DONATlENiNE.  123 

on  les  reconnaissait  de  loin,  non  pas  à  la  pointe  de  leur  clo- 
cher, car  les  églises  avaient  de  petites  tours  carrées,  mais  au 
rouge  de  leurs  toits  de  tuiles.  Centre  des  terres  françaises,  région 
emprisonnée  dans  tant  et  tant  de  terres,  que  jamais  ni  le  vent 
de  l'océan,  ni  celui  des  grandes  montagnes  n'y  atteignaient  sans 
s'être  brisé  les  ailes  ;  région  où  l'été  cuisait  le  froment  encore 
laiteux,  et  séchait  souvent  les  fruits  dans  leur  verdeur. 

Non  loin  de  l'entrée  de  la  plaine,  la  route,  après  avoir  des- 
cendu, remontait,  puis  descendait  encore,  et,  au  bas  de  la  seconde 
descente,  passait  à  quelques  mètres  d'une  maison  de  pauvres: 
deux  chambres  sous  un  toit  de  vieilles  tuiles,  crevassées,  dis- 
jointes, recouvertes  d'une  couche  de  poussière  et  de  feuilles 
mortes,  dont  les  saisons  variaient  l'aspect.  Dans  l'enclos,  quelques 
planches  de  choux  et  de  carottes,  une  mare,  un  peu  plus  loin, 
un  puits,  quelques  plates-bandes  étroites,  semées  de  giroflées. 
Tout  autour  de  ce  mince  domaine,  qui  avait  la  forme  d'un  coin, 
une  haie  vive  se  tordait,  épaisse,  emprisonnant  quelques  troncs 
de  peupliers,  coupés  à  six  mètres  du  sol,  et  qui  donnaient  du  bois 
de  fagot;  c'était  tout.  Au  delà,  les  prés,  les  blés,  les  trèfles  cou- 
vraient la  terre  de  leurs  larges  rayures.  Il  n'y  avait  pas  de  construc- 
tion voisine;  seulement,  un  chemin  de  moyenne  grandeur,  em- 
branché à  l'angle  de  la  haie,  conduisait  au  village  qu'on  devinait 
à  droite,  parmi  les  arbres  des  vergers,  à  un  demi-kilomètre. 

Le  20  mars,  la  journée  était  froide  ;  le  vent  soufflait  du  pla- 
teau violet,  et,  au-dessus  de  la  plaine,  entraînait  un  lourd  tapis 
de  nuages  qui  semblait  ne  point  avoir  de  fin.  Depuis  plus  d'une 
semaine,  le  nuage  glissait  vers  le  sud  ;  quelquefois  seulement, 
par  une  fissure  de  ce  plafond,  une  averse  de  rayons  tombait  et 
faisait  fulgurer  un  coin  de  campagne,  où  s'enlevaient  en  clair 
les  plus  petits  détails,  un  troupeau,  une  voiture  en  marche,  le 
dessin  des  fossés  et  des  talus,  le  coq  d'or  d'un  clocher  ou  d'une 
girouette.  On  voyait  alors,  à  la  couleur  tendre  des  prés  et  des 
groupes  d'arbres,  que  le  printemps  était  commencé,  et  qu'il  y 
avait  des  bourgeons  aux  branches.  Le  vent  ni  le  ciel  ne  l'eussent 
dit.  Le  vent  sifflait,  et,  dans  le  maigre  enclos,  au  bord  de  la  route, 
faisait  claquer  le  linge  qu'une  enfant  étendait.  Elle  l'avait  lavé 
dans  une  mare  dont  la  canetille  était  encore  divisée  et  cherchait 
à  se  joindre  en  une  nappe  uniforme,  là,  au  bout  du  jardin,  du 
côté  opposé  à  la  route,  et,  à  présent,  l'ayant  mis  sur  une 
brouette,  elle  prenait,   pièce  par  pièce,  les  chemises,  les   mou- 


124  REVUE  DES  ©EUX  MONDES. 

choirs,  les  culottes  d'enfant  et  les  torchons,  et  les  déployant,  les 
fixait,  avec  des  pinces  de  bois,  le  long  d'une  corde  tendue  devant 
la  maison,  dans  le  sens  des  rangées  de  choux  jusqu'à  la  grande 
route.  Les  chemises,  gonflées,  battaient  l'air  de  leurs  bras  ;  les 
carrés  de  toile  se  ridaient,  ondulaient  et  claquaient.  L'enfant, 
grave,  continuait  son  travail,  qu'elle  avait  commencé  par  l'extré- 
mité de  la  corde,  près  du  seuil. 

Elle  n'était  pas  grande,  mais  elle  était  svelte  et  bien  faite,  et 
fine  assurément,  plus  qu'une  paysanne  ordinaire.  Quelqu'un  en 
ce  moment  la  regardait  avec  attention,  quelqu'un  qu'elle  ne 
voyait  pas,  un  homme  vêtu  en  ouvrier,  d'un  complet  mal  ajusté 
en  gros  drap  foncé  à  côtes,  coiffé  d'un  melon  râpé,  et  qui  portait 
sur  l'épaule,  au  bout  d'un  bâton,  un  paquet  volumineux,  noué 
dans  une  blouse  blanche.  Il  arrivait  du  fond  de  la  plaine,  et  la 
bouc  couvrait  ses  gros  souliers  de  cuir  brut.  Il  marchait  contre 
le  vent.  Sa  figure  était  rouge,  et  ses  yeux  pleuraient,  à  cause  de 
cette  piqûre  de  l'air.  En  apercevant  la  petite,  cent  'mètres  avant 
le  jardin,  il  avait  ralenti  la  marche,  et  il  approchait  à  petits  pas, 
s'arrêtant  souvent  pour  reprendre  haleine,  comme  un  homme 
très  las.  Il  l'était  un  peu;  il  voulait  surtout  observer  cette 
maison,  ce  jardin,  les  gens  qu'il  y  trouverait.  Et  il  tâchait  de  ne 
pas  être  trop  tôt  remarqué  par  l'étendeuso  de  linge. 

Celle-ci  ne  pensait  qu'à  sa  besogne.  Elle  allait,  venait,  se 
baissait,  se  relevait,  et  cela  empêchait  le  voyageur  de  distinguer 
le  visage,  tantôt  détourné,  tantôt  caché  derrière  une  pièce  de 
linge,  ou  par  les  bras  qui  tendaient  l'étofTc.  Elle  avait  une  jupe 
courte,  laissant  voir  une  paire  de  sabots,  et,  sur  des  jambes 
toutes  menues,  des  bas  qui  avaient  dû  être  rouges,  mais  qui 
étaient,  à  présent,  d'un  rose  éteint  et  tout  rapiécés.  La  jupe  était 
noire,  comme  le  corsage,  et  par  devant,  l'enfant  portait  un  tablier 
de  coton  bleu  qu'elle  avait  mis  pour  faire  sa  laverie,  et  qu'elle 
n'avait  pas  quitté,  bien  qu'il  fût  tout  mouillé  et  recroquevillé  en 
un  paquet. 

L'homme,  quand  la  distance  ne  fut  plus  que  d'une  quinzaine 
de  pas,  s'arrêta  au  coin  de  la  haie  qui  tournait  autour  du  jar- 
din, et,  sur  son  visage  placide,  l'émotion  marqua  sa  trace.  Elle 
tira  en  bas  les  coins  des  lèvres  lourdes  et  gercées.  Il  reconnaissait 
l'enfant  qu'il  avait  vue  de  loin  et  assise,  un  an  plus  tôt;  elle  se 
rapprochait  de  la  haie  vive  et  par  conséquent  de  la  route;  elle 
était  fine  de  traits  comme  de  corps,  avec  des  yeux  sombres, [des 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  125 

cils  longs,  une  bouche  toute  petite,,.,  comme  celle  de  Donatienne, 
et  le  teint  pâle,  et  un  menton  pointu,  et  l'air  triste  et  réservé. 
Le  vent  ramenait  par  devant  ses  jupes,  et  quelques  mèches  de 
cheveux;  mais  l'édifice  des  cheveux  bruns,  couleur  de  châtaigne 
cuite,  était  solide,  et  relevé  en  petit  casque.  Elle  eût  paru  une 
demoiselle  de  ville,  sans  ses  vêtemens  de  pauvresse.  Rien  ne 
bougeait  dans  Tenclos  de  quelques  ares...  Si,...  un  gamin  de  cinq 
à  six  ans,  là-bas,  dans  l'encadrement  de  la  porte  de  la  maison. 

Le  maçon  se  rappelait  la  promesse  qu'il  avait  faite,  de  parler, 
au  retour,  à  ces  gens  qu'on  disait  venus  de  loin,  et  de  rapporter 
des  renseignemens.  Il  allait  prendre  le  train  là-haut,  sur  le  pla- 
teau, pour  Paris.  Quelques  mètres  le  séparaient  à  peine  de  la 
petite  qui  étendait  une  grande  chemise  de  coton,  à  carreaux,  que 
la  brise  froide  souffla  aussitôt  et  gonfla.  L'homme  toussa,  pour 
s'annoncer.  L'enfant  frissonna,  se  recula,  tenant  encore  une 
des  pinces  de  bois  qu'elle  voulait  poser  sur  la  corde,  et,  ayant 
regardé  dans  la  route,  par-dessus  la  haie,  découvrit  le  passant, 
qui  avait  déposé  son  paquet  de  bardes  au  bord  du  fossé,  et  qui, 
du  revers  de  sa  manche,  s'essuyait  la  figure.  Il  n'avait  pas  l'air 
méchant.  Elle  était  chez  elle,  de  l'autre  côté  de  la  haie.  Elle  de- 
meura. Il  tâcha  de  se  faire  une  voix  douce  : 

—  Est-ce  qu'il  y  aurait  moyen,  ma  petite,  d'avoir  un  verre 
de  vin? 

Cela  lui  parut  trouvé.  Elle  répondit  : 

—  Il  n'y  a  que  de  l'eau  chez  nous. 

—  Eh  bien  !  un  verre  d'eau,  car  j'ai  soif. 

Avant  de  répondre,  elle  s'assura  encore  qu'il  n'avait  pas  la 
mine  d'un  chemineau  dangereux,  et  regarda  du  côté  du  village. 
Puis,  sérieuse  toujours,  et  vive  de  mouvement  : 

—  Je  vais  vous  en  donner. 

En  une  minute,  elle  eut  couru  à  la  maison,  puisé  de  l'eau 
dans  la  seille,  et  elle  reparut,  portant,  au  bout  de  son  bras,  un 
verre  plein,  dont  Feau  en  mouvement  jetait  des  éclairs  bleus. 

—  Elle  est  bonne,  dit-elle,  et  fraîche,  vous  allez  voir. 

Il  souleva  son  chapeau,  but  d'un  trait,  secoua  le  verre,  en  le 
tendant  par-dessus  les  épines. 

—  Je  vous  remercie,  dit-il,  mademoiselle  Nocmi  ! 

Elle  prit  le  verre,  puis  demeura  immobile.  L'étonnement 
grandissait  en  elle.  L'expression  grave  de  ce  très  jeune  visage 
devenait  hostile,  ou  inquiète. 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  On  ne  m'appelle  guère  mademoiselle;  mais  je  suis  Noémi, 
en  effet.  Gomment  le  savez- vous? 

—  Je  vous  ai  vue,  l'an  dernier,  quand  je  passais  pour  aller 
faire  ma  saison  à  Paris.  Vous  ne  vous  rappelez  pas? 

—  Non. 

—  Un  de  mes  camarades  m'a  indiqué  la  maison  :  «  Ce  sont 
des  gens  qui  ne  sont  pas  du  pays,  qu'il  m'a  dit.  C'est  venu  de 
loin.  Il  y  a  un  gosse  qui  a  nom  Joël.  »  Est-ce  vrai  ? 

—  Oui. 

—  C'est  lui,  là-bas? 

—  Non.  Celui-ci,  c'est  Baptiste;  Joël  est  avec  le  père,  à  la 
carrière. 

—  Combien  en  tout? 

—  Quatre. 

—  Tant  pis  ! 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  vous  faire  ?  dit-elle,  rassurée  sans 
savoir  pourquoi,  et  riant  d'un  rire  frais. 

—  Ce  n'est  pas  mon  compte,  fit  Fhomme  en  hochant  la  tête, 
et  se  parlant  à  lui-même.  Tant  pis  ! 

—  Allons,  continuez  votre  route,  à  présent,  dit  la  petite  en 
se  remettant  au  travail;  j'ai  la  fin  de  ma  laverie  à  étendre;  si  on 
me  voyait  m'amuser,  j'en  aurais,  une  secouée  ! 

Le  maçon  avait  souffert,  comme  d'une  déception  personnelle, 
de  cette  réponse:  «  Nous  sommes  quatre.  »  Voilà  donc  ce  qu'il 
rapporterait  à  la  patronne,  là-bas,  à  l'ardente,  et  jolie,  et  si  mater- 
nelle hôtesse  du  café  de  Levallois  !  Il  la  vit  en  imagination  pleurer, 
et  dire  :  «  Pourquoi  êtes-vous  venu  ?  Avant  de  vous  avoir  vu,  je 
n'avais  pas  d'espérance,  et  voilà  maintenant  que  vous  me  l'ôtez.  » 
Il  avait  une  âme  facile  à  toucher,  et  naïve.  Il  considéra  l'enfant 
qui  le  regardait  encore,  soupçonneuse,  étendant  d'autres  pièces  de 
linge  sur  les  choux,  car  il  n'y  avait  plus  de  place  sur  la  corde.  Et 
la  ressemblance  était  si  grande,  entre  la  physionomie  de  cette  pe- 
tite, et  l'autre,  qu'il  se  rappelait,  qu'il  ne  releva  pas  le  bâton,  ni  le 
paquet  de  bardes  vers  lesquels  il  s'était  déjà  baissé  pour  partir. 

—  Faut  pas  vous  fâcher,  petite  Noémi,  ni  croire  que  je  suis 
comme  ces  chemineaux  qui  causent  avec  tout  le  monde,  par- 
dessus les  haies,  et  qui  n'ont  pas  toujours  des  jolies  histoires  dans 
leur  vie.  Moi,  je  suis  du  pays;  je  suis  de  Gentioux,  et  on  m'y 
connaît  pour  être  d'une  famille  de  bonnes  gens...  Si  je  vous  ai 
parlé...  Revenez  donc,  que  je  vous  dise? 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  127 

Elle  lit  trois  pas,  tenant  encore  un  carre  de  toile  entre  les 
mains  pendantes. 

—  C'est  que  j'ai  vu,  à  Paris,  quelqu'un  qui  était,  je  crois 
bien,  de  vos  parens... 

—  Je  ne  m'en  connais  pas,  dit  Noémi.  Est-ce  un  homme? 

—  Non. 

Elle  s'était  dressée  sur  ses  sabots,  pour  mieux  voir  le  voya- 
geur; elle  avait  la  bouche  entr'ouverte,  et  les  ailes  du  nez  toutes 
blanches  d'émotion.  Le  passant  songea:  «  Elle  sait  quelque 
chose!  »  Et  il  vit  que  les  mains  avaient  laissé  tomber  la  toile. 
De  l'autre  côté  de  la  haie,  tout  près  de  lui,  la  petite,  avec  un 
accent  passionné,  demanda  : 

—  Elle  est  donc  vivante  ? 

—  Voyons,  fit  l'homme,  qui  comprit  que  le  chagrin  ou  la  joie 
avait  une  large  prise  sur  cette  enfant;  voyons,  avant  de  vous  dire 
ce  qui  en  est,  il  faut  que  je  sache  plusieurs  choses.  Ne  vous  en 
allez  pas  comme  cela;...  n'ayez  pas  les  mains  tremblantes...  Vous 
disiez  quatre  enfans  ? 

—  Oui,  Baptiste,  le  dernier,  et,  en  remontant,  Joël,  Lucienne 
et  moi.  Ça  fait  quatre. 

—  Un  de  plus  qu'on  ne  m'avait  dit.  Vous  êtes  venus  de 
Bretagne  ? 

—  Oui.  J'avais  plus  de  cinq  ans.  Je  me  rappelle,  moi  :  j'allais 
à  pied;  les  autres  dans  la  voiture  à  bras, 

—  Vous  avez  votre  mère,  ici? 

La  petite  fronça  le  sourcil,  et  hésita  avant  de  révéler  ce  qu'elle 
avait  caché  au  plus  profond  de  son  âme.  Elle  s'assura,  encore 
une  fois,  que  le  visage  de  ce  passant  était  vraiment  ému  ;  qu'elle 
avait  devant  elle  un  bon  homme,  puis,  penchée,  rapide  de 
parole,  et  femme  et  enfant  à  la  fois  : 

—  Il  y  a  la  mère  de  Baptiste,  monsieur.  Mais  ce  n'est  pas  ma 
mère  à  moi.  La  mienne,  il  paraît  qu'elle  a  laissé  vendre  notre 
bien,  en  Bretagne,  qu'elle  n'a  pas  voulu  revenir  ;  elle  était 
partie  pour  nourrir  un  enfant  de  riche  :  on  ne  l'a  jamais  revue. 

—  Comment  s'appelait-elle? 

—  Donatienne. 

—  Alors,  je  l'ai  vue  !  dit  l'homme. 

—  Oh  !  qu'est-ce  que  vous  dites  là?  Vous  l'avez  vue? 

—  Oui,  je  lui  ai  même  parlé. 

Elle  se  mit  à  pleurer,  silencieusement,  en  levant  les  yeux; 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  larmes  coulaient,  et  elle  regardait  au-dessus  de  l'homme, 
vers  le  haut  des  arbres,  où  devait  flotter  l'image  de  celle  qui 
s'appelait  Donatienne...  Puis  elle  abaissa  les  paupières,  et  elle 
sanglotait,  et  elle  continuait  de  sourire  à  la  vision. 

—  Dites,  monsieur,  est-ce  qu'elle  a  parlé  de  moi  ? 

—  De  tous. 

—  Elle  ne  nous  a  pas  oubliés,  comme  ils  disent  ?  Je  le  savais 
bien...  J'en  étais  sûre...  Je  l'aimais...  Est-ce  qu'elle  est  vieille? 

—  Non  pas  !  belle  femme  encore. 

Il  pensa:  «  Vous  serez,  vous  êtes  sa  jeunesse  renouvelée.  » 
Il  dit  seulement  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  Quand  je  lui  ai  raconté  qu'il 
y  avait  un  Joël  dans  le  pays,  elle  a  voulu  en  savoir  plus  long; 
je  lui  ai  appris  tout  ce  que  je  savais;  elle  a  crié:  «  Je  suis  leur 
mère  !...  »  Peut-être  que  pour  pas  grand'chose,  pour  une  permis- 
sion qu'on  lui  donnerait,  elle  lâcherait  tout  à  Paris,  et  qu'elle 
reviendrait... 

—  Ah!  Dieu!  non,  qu'elle  ne  vienne  pas!  dit  la  petite, 
effrayée  :  dites-lui  bonjour  pour  moi,  Noémi;  dites  que  je  l'avais 
dans  mes  rêves  ;  dites  que  je  la  nomme  dans  ma  prière,  —  les 
autres,  c'est  trop  petit,  n'est-ce  pas?  —  mais  qu'elle  ne  revienne 
pas  !...  Je  le  voudrais  bien...  Eux,  ils  ne  voudront  jamais  ! 

—  Qui? 

Elle  répondit,  ardente,  tragique  comme  Donatienne  : 

—  Mon  père,  et  l'autre.  Quand  ils  parlent  d'elle,  ils  deman- 
dent qu'elle  meure,  ou  bien  ils  assurent  quelle  est  morte,  et  ils 
sont  d'accord  pour  en  dire  toute  espèce  de  mal,  et  moi,  qui  ne 
veux  pas  appeler  l'autre  «  maman,  »  ils  me  font  des  scènes,  et 
elle  voudrait  bien  me  battre,  si  elle  le  pouvait...  On  n'est  pas 
bon  pour  moi  tous  les  jours,  vous  pouvez  bien  le  rapporter  à 
maman  Donatienne...  Oh  !  monsieur,  je  ne  vais  plus  penser  qu'à 
elle...  Mais  je  ne  dirai  pas  que  je  sais  qu'elle  vit.  Non,  je  vous 
jure  que  non.  Dites-moi  où  elle  habite?... 

Il  écrivit  l'adresse  sur  un  carnet  mou,  usé,  serré  par  un 
élastique,  détacha  la  page,  et  la  tendit  à  l'enfant.  Noémi  regarda 
encore  du  côté  du  village,  et  répondit  : 

—  Elle  revient,  la  mère  de  Baptiste!  La  voilà!  Vous  ne 
pouvez  la  voir,  mais,  moi  qui  connais  le  chemin,  je  sais  que 
c'est  elle...  Elle  est  allée,  avec  Lucienne,  acheter  du  charbon  au 
bourg...  Ne  restez  pas...  Quand  le  père  est  monté  par  elle,  il  est 


LA    FIN    DE    DONATIENNE. 


129 


rude!  Il  va  revenir,  lui  aussi,  tout  à  l'heure,  de  la  carrière;... 
allez- vous-en,  je  serais  cognée,  et  vous  peut-être... 

—  Oh  1  moi,  fit  l'homme,  je  suis  tranquille  ! 

Il  montra  le  bâton  à  terre  ;  il  se  baissa,  remit  sur  son  dos  le 
paquet  de  bardes,  puis,  levant  son  chapeau  : 

—  Je  dirai  que  j'ai  vu  Noémi,  n'est-ce  pas? 

La  pauvre  enfant  était  si  émue  que  les  larmes  venaient  trop 
abondantes,  et  l'étoutTaient.  Elle  fit  signe:  «  Oui,  vous  le  direz,  » 
puis  elle  montra  le  chemin  du  bourg,  et,  sentant  qu'elle  était  en 
faute,  se  courba  pour  finir  d'étendre  le  linge  de  la  laverie. 

Le  maçon  s'éloigna.  Déjà  elle  se  détournait  pour  le  voir  mon- 
ter la  côte,  en  haut  de  laquelle  se  trouvaient  les  roches  calcaires 
et  la  carrière  où  Louarn  travaillait.  Elle  suivait,  de  toute  sa  jeu- 
nesse d'âme  émue,  ce  messager  qui  avait  apporté  un  tel  secret, 
celui  qui  avait  vu  la  mère  véritable.  Elle  oubliait,  ayant  achevé  le 
travail,  de  reprendre  la  brouette  et  de  la  remiser  sous  le  hangar. 
L'homme  montait,  forme  roulante  sur  la  poussière  pâle.  Le  vent 
froidissait.  Le  soleil  baissait.  La  grande  plaine,  déjà  triste  sous 
le  voile  des  nuages  fuyans,  s'enténébrait  et  perdait  ses  lointains... 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  là,  fainéante?  Qu'est-ce  que  tu 
regardes  ? 

Noémi  tressaillit,  et  se  dépêcha  de  soulever  la  brouette  et  de 
revenir  vers  la  maison.  La  voix  reprit  : 

—  Tu  vas  être  secouée  par  ton  père  !  Il  va  te  donner  une 
danse  !  Depuis  deux  heures  que  je  suis  partie,  ta  laverie  n'est 
pas  seulement  sèche,  avec  un  vent  comme  ça  ! 

L'enfant  était  déjà  sous  l'appentis,  et  n'écoutait  plus.  Le  vent 
l'y  aidait.  Il  soulevait  les  tuiles;  il  commençait  à  siffler  dans  les 
branches  des  peupliers  étêtés  qui  entouraient  la  maison.  Mais 
Noémi  no  pouvait  échapper.  Une  femme  tournait  le  chemin, 
prenait  la  grande  route^  et,  tout  de  suite  après  le  détour,  ouvrait 
la  barrière  à  claire-voie  qui  divisait  en  deux  la  haie  vive.  Cette 
femme,  qu'accompagnait  une  fille  de  onze  ans,  mince,  déhan- 
chée et  blonde,  était  une  mégère  de  corps  solide,  large  d'épaules, 
et  dont  les  yeux  jaunes  et  perçans  semblaient  toujours  en  quête 
d'un  sujet  de  querelle.  Les  bras  étaient  terminés  par  des  mains 
énormes,  qui  eussent  lutté  avec  celles  d'un  homme  robuste. 
C'était  celle  avec  qui  vivait  Louarn,  celle  qu'on  appelait  «  la 
Louarn  »  dans  le  pays,  celle  qu'il  avait  rencontrée  par  hasard 
dans  les  premières  semaines  de  l'exil,  et  qui  s'était  approchée, 

TOME  XIII.   —    1903.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  soir  que  le  pauvre  errant,  au  bord  d'une  route,  essayait  d'al- 
lumer du  feu  et  de  cuire  le  dîner  pour  les  enfans  qui  criaient. 
Noémi  se  le  rappelait.  Elle  était  le  seul  témoin  gênant  du  passé, 
la  seule  qui  pût  dire  :  «  J'ai  eu  une  autre  mère,  en  Bretagne.  » 

—  Fainéante  !  reprit  la  femme,  quand  Noémi  rentra  dans 
la  première  chambre  de  la  maison.  Vas-tu  te  mettre  à  faire  la 
soupe,  à  présent?  La  marmite  n'est  pas  sur  le  feu!  Les  pommes 
de  terre  ne  sont  pas  épluchées  !...  Qu'est-ce  que  tu  as  donc  fait?... 

—  J'ai  étendu  le  linge,  d'abord,  fit  Noémi. 

—  D'abord...  D'abord,  le  père  va  rentrer,  et  je  lui  dirai  que 
tu  es  une  propre  à  rien  ! 

Lucienne,  derrière  elle,  portait  une  mesure  de  charbon  dans 
un  sac  et  des  bonnets  re passés  dans  un  panier.  Elle  était  suivie 
de  Baptiste,  qui  écorçait  un  brin  d'osier  avec  un  fragment  de 
verre. 

—  Maman,  dit-elle,  voilà  le  charbon.  Mais  fais  travailler 
Noémi  !  Ce  n'est  plus  mon  tour. 

La  Louarn  montra  du  doigt  l'appentis,  où  se  trouvait  la  pro- 
vision de  pommes  de  terre,  et  cria  : 

—  Allons  !  fainéante,  à  la  soupe  ! 

Noémi  se  sentit  blessée  plus  douloureusement  que  d'habi- 
tude. Elle  avait  dans  le  cœur  la  certitude  que  sa  vraie  mère 
n'aurait  pas  parlé  ni  agi  comme  cette  femme.  Au  lieu  d'obéir, 
elle  enleva  son  tablier,  et  répondit  : 

—  Vous  pouvez  bien  la  faire  vous-même  !  Je  vais  me  sécher, 
moi,  je  suis  toute  mouillée,  et  j'ai  plus  travaillé  que  vous! 

L'autre  devint  pourpre  : 

—  Ah  !  mauvaise  graine,  tu  ne  veux  pas  obéir?  Ah!  tu  ré- 
sistes ?  Ah  !  tu  as  des  paroles  contre  moi  ? 

Elle  se  baissa,  saisit  son  sabot  par  la  bride  de  cuir,  et  le  lança 
violemment  dans  la  direction  de  Noémi.  La  petite  fut  frôlée  par 
la  semelle  de  bois,  qui  alla  heurter  le  mur  du  fond  de  la  pièce, 
et  retomba  sur  la  terre. 

—  Voilà  pour  l'apprendre  !  avait  crié  la  Louarn. 

Ces  mots  sonnaient  encore  dans  la  chambre,  mêlés  aux  cris 
de  peur  de  Baptiste,  quand  une  forme  étroite  et  haute  boucha 
presque  entièrement  l'ouverture  de  la  porte. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore  ?  demanda  une  voix  d'homme 
basse  et  voilée. 

C'était  Louarn. 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  131 

Le  chagrin,  l'usure  du  travail  et  de  l'air,  la  défiance  de  soi- 
même  et  des  hommes,  avaient  sculpté  cette  statue  de  la  pauvreté 
dans  le  corps  ligneux  du  Breton  transplanté.  Il  était  naturelle- 
ment long  de  visage,  et  la  mâchoire  avait  descendu  encore  et 
pendait,  entr'ouvrant  les  lèvres  gercées,  comme  ces  gueules  de 
harengs  séchés  que  la  mort  et  le  feu  ont  convulsées.  Sans  doute, 
ses  lèvres  avaient  pris  Ihabitude  de  se  plaindre,  et  le  bas  du 
masque  avait  gardé  l'expression  et  le  geste  de  ceux  qui  appellent 
au  secours.  Aucune  barbe;  des  joues  plates;  la  peau  du  nez 
tendue;  de  grands  trous  d'ombre  au-dessous  des  sourcils,  des 
creux  faits  par  la  fatigue  et  les  larmes,  et,  au  fond,  des  yeux 
qu'on  voyait  à  peine,  qui  paraissaient  bruns  à  cause  de  la  profon- 
deur d'ombre,  mais  qui,  en  pleine  lumière,  quand  par  hasard 
on  les  voyait  bien,  étaient  la  seule  note  claire  de  ce  visage 
sombre,  des  yeux  d'un  gris  de  mer  presque  bleu,  de  la  couleur 
qu'elle  a,  lorsqu'elle  entre  dans  les  ports  de  pêche,  lasse  et  striée 
d'écume.  Jean  Louarn  portait  les  cheveux  demi-longs,  coupés 
au  ras  du  col  de  sa  veste,  et  ils  étaient  déteints  et  rougis  par  le 
grand  air,  comme  la  peau.  Il  marchait  penché  en  avant,  la  poi- 
trine rentrée.  Rien  n'était  plus  jeune  en  lui.  Mais  il  tenait  par  la 
main  un  bel  enfant  rose  de  huit  ans,  Joël,  depuis  longtemps 
revenu  de  cette  ferme,  aux  marches  de  Bretagne,  où  il  avait  été 
laissé  et  nourri,  et  qui  passait  maintenant  la  journée  dans  la 
carrière  avec  le  père,  en  haut  de  la  colline. 

Tout  le  jour,  et  comme  tous  les  jours,  Louarn  avait  travaillé 
sur  cette  colline  qui  se  levait  à  une  petite  distance  de  la  maison, 
colline  pelée,  à  peine  réjouie  par  quelques  bouquets  de  chênes 
mal  nourris,  dont  les  branches  s'aplatissaient  contre  le  sol,  et 
au  sommet  de  laquelle  se  dressait,  comme  un  château  fort,  une 
crête  de  roches  fauves  que  la  route  éventrait  par  le  milieu.  Là 
se  trouvait  la  carrière  où,  sept  années  plus  tôt,  Louarn,  en  quête 
de  travail  et  vagabond  à  travers  la  France,  avait  été  embauché 
pour  une  semaine.  La  semaine  durait  encore.  Incapable  d'ap- 
prendre un  métier  difficile,  manœuvre  condamné  aux  besognes 
où  l'esprit  n'a  point  de  part,  il  abattait  la  pierre,  dans  une  car- 
rière à  ciel  ouvert,  taillée  dans  cette  falaise.  A  coups  de  pic, 
lentement,  sous  le  chaud  du  soleil,  sous  le  froid  du  vent  en 
marche,  qui  venait  reconnaître  la  colline  comme  un  vaisseau 
reconnaît  une  île,  Jean  Louarn  attaquait  le  marbre  rouge  et 
jaune,  dont  les  parois,  vues    de   la  route,   ressemblaient  à  des 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tranches  de  chair.  La  pierre  servait  aux  maçons  du  pays.  Le  mé- 
tier était  dur,  le  gain  médiocre.  Heureusement  les  chômages 
étaient  rares.  Quand  Louarn  descendait  vers  le  village,  à  la  nuit 
tombante,  avec  la  trentaine  d'hommes  employés  au  même  tra- 
vail, rien  ne  le  distinguait  de  ses  compagnons,  si  ce  n'est  sa 
taille  anguleuse,  sa  tète  petite,  mobile  et  farouche  comme  celle 
des  oiseaux  de  rivage.  Les  yeux  du  Breton  étaient  demeurés  in- 
quiets dans  le  pays  des  collines  calmes,  que  la  tempête  laisse  à 
leur  place.  Ils  ne  pouvaient  se  reposer  sur  aucune  chose,  ni  sur 
les  moissons  qui  n'avaient  pas  de  ressemblance  avec  celles  du 
pays  de  Plœuc,  ni  sur  les  étangs  qu'on  voyait  luire,  çà  et  là,  sur 
le  plateau,  et  qui  le  faisaient  trop  songer  à  la  mer,  ni  sur  les  mai- 
sons du  bourg  voisin,  ou  les  villages  moins  proches,  car  plusieurs 
années  d'habitation  n'avaient  pas  suffi  à  le  faire  adopter,  et  Louarn 
n'était,  comme  au  premier  jour,  qu'un  ouvrier  de  passage,  qu'on 
tolère,  un  étranger  dont  on  se  défie.  Aucun  lion  ne  l'attachait 
là  plutôt  qu'ailleurs,  et  rien  n'attachait  à  lui. 

Certes,  il  y  avait  longtemps  qu'il  logeait  le  chagrin  dans  sa 
maison  !  Mais  cela  lui  apparut  plus  clairement  que  d'habitude, 
quand  il  rentra,  ce  soir  de  mars,  et  qu'il  les  trouva  tous  en 
larmes  ou  criant  de  colère. 

—  Allons,  dit-il  en  clignant  les  yeux  pour  voir  Baptiste  qui, 
dans  l'ombre,  ramassait  le  sabot  de  sa  mère  ;  c'est  des  batteries, 
encore  ! 

—  Elle  ne  travaille  pas  quand  je  la  laisse  à  la  maison  !  cria  la 
femme...  Elle  est  d'une  espèce  que  je  hais,  une  demoiselle,  une 
écouteuse  de  chansons,  une  fille  qui  ne  te  fera  pas  des  rentes, 
Louarn  !  Elle  n'a  pas  seulement  trouvé  le  moyen  de  faire  la 
soupe... 

Et,  pendant  cinq  minutes,  la  voix  forte  et  rude  retentit  sous 
les  poutrelles  enfumées  de  la  chambre,  pendant  que  les  quatre 
enfans  et  Louarn,  immobiles  dans  le  jour  presque  éteint,  atten- 
daient la  fin  de  l'injure  que  la  femme  proférait  contre  la  fille  aînée. 

Quand  elle  eut  tini  : 

—  Dis  pardon  à  maman  !  fit  Louarn.  Et,  puisqu'il  n'y  a  pas 
de  soupe,  faites  du  feu,  les  femmes  ;  nous  attendrons. 

La  petite  fit  signe  que  non. 

—  Dis  pardon  !  répéta  Louarn. 

Un  moment  de  silence  encore,  et  puis,  droite,  rapidement, 
Noémi  jeta  : 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  133 

—  Elle  n'est  pas  ma  maman  à  moi  !  Elle  me  déteste  !  Maman 
s'appelait  Donatienne  ! 

—  Qu'est-ce  que  lu  dis  là  ! 

Louarn  arrêta,  de  son  bras  solide,  la  mégère  qui  selançait 
pour  répondre  par  des  coups,  et  qui,  se  voyant  empêchée  de 
frapper,  se  retourna  contre  Louarn,  et  Tinvectiva. 

—  Tu  me  laisses  injurier,  Louarn;  tu  défends  ta  fille;  j'en 
ai  assez  de  ta  vie  de  misère,  de  ce  sale  pays  où  il  n'y  a  jamais 
eu  pour  nous  que  de  la  misère  et  du  mépris  !  Qui  est-ce  qui  te 
regarde  seulement  ici?  Tu  ne  dis  jamais  rien;  tu  ne  réponds 
pas;  tu  ne  te  mets  pas  en  avant;  tu  es  le  chien  de  tout  le  monde  ! 
J'en  ai  assez,  je  m'en  irai,  je  laisserai  ta  boutique  et  la  vermine 
que  tu  y  a  mise  ! 

—  Va  donc!  dit  Louarn  en  la  lâchant. 

Elle  répondit  très  bas,  pour  elle  seule,  et,  au  lieu  de  s'en 
aller,  frotta  une  allumette,  et  l'approcha  d'un  fagot  d'épines.  Et 
tout  le  monde  fut  soulagé  de  voir  la  flamme  s'élever  et  le  si- 
lence se  faire,  tout  le  monde,  sauf  Louarn,  qui  n'osait  plus  parler 
à  Noémi,  de  crainte  d'exciter  trop  violemment  la  colère  de  la 
femme,  mais  qui  avait  attiré  Joël  et,  passant  la  main  dans  les 
boucles  brunes  du  gamin,  prenait  plaisir  à  cette  tendresse, 
comme  s'il  caressait  le  passé.  Il  n'avait  point  changé  de  figure. 
Sa  main  osseuse  et  lente  de  mouvement  lissait  les  cheveux  qui 
se  relevaient  en  rayons  sombres,  bordés  d'or  par  la  flamme. 
Noémi,  pressée  contre  la  fenêtre,  faisait  semblant  de  considérer 
la  nuit,  les  têtes  proches  des  peupliers,  et  les  nuages  courant 
toujours  en  nappe  fermée,  un  peu  tachée  de  clarté  livide  vers 
le  couchant. 

Louarn  avait  le  cœur  malade.  Il  pensait  à  Donatienne. 

Mais  ce  n'était  plus  le  jeune  mari  amoureux,  qui  avait  tant 
pleuré,  quand  Donatienne  avait  quitté  la  closerie  de  Ros  Grignon 
et  la  campagne  de  Plœuc,  pour  se  placer  comme  nourrice  à 
Paris.  Il  était  loin,  celui  qui,  chaque  semaine,  inquiet  pour  la 
petite  Bretonne  expatriée,  se  reprenait  à  espérer  des  nouvelles  qui 
ne  venaient  pas;  celui  qui  défrichait  la  lande,  afin  de  gagner 
un  peu  plus,  et  d'avoir  la  maison  mieux  en  fête  et  plus  douce 
pour  celle  qui  rentrerait;  il  était  loin,  le  fermier  détaché  du  sol, 
dépouillé  de  son  pauvre  mobilier  qu'on  avait  vendu  pour  indem- 
niser le  maître,  le  chemineau  sans  travail,  sans  paroisse,  sans 
projet,  sans  autre  idée  que  la  faim,  et  qu'on  avait  vu,  un  matin, 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  avec  ses  trois  enfans  le  chemin  de  la  Vendée,  le  chemin 
par  où  l'on  sort  de  Bretagne,  et  par  où  ceux  qui  passent  ne 
reviennent  pas  souvent.  Depuis  longtemps  la  colère  avait  rem- 
placé l'amour.  Et  Louarn  n'avait  pas  cessé  de  songer  à  elle, 
mais  c'était  pour  l'accuser.  11  disait  :  «  C'est  elle  qui  a  tout  fait. 
Mauvaise  femme!  Mauvaise  mère!  »  Il  lui  reprochait  ainsi  de 
lavoir  ruiné,  de  lavoir  abandonné,  et  réduit  à  la  vie  misérable 
et  coupable  qu'il  menait.  Car  la  foi  n'était  pas  morte  en  ce  fils 
de  la  Bretagne,  et,  bien  qu'il  eût  la  conscience  diminuée  par  la 
durée  de  sa  faute,  il  sentait  encore  le  besoin  de  s'excuser  à  ses 
propres  yeux,  et  il  le  faisait  en  chargeant  l'absente,  l'infidèle, 
l'indigne  Donatienne...  En  sa  pensée  obscure,  quand  il  songeait 
à  cela,  tout  finissait  par  se  mêler,  sa  peine  et  sa  faiblesse,  et  son 
mot  le  plus  commun  c'était  :  ((  Je  n'ai  pas  eu  de  chance  !  » 

Cependant,  comme  il  n'y  a  rien  de  plus  caché,  même  à  nous- 
mêmes,  que  nos  vraies  pensées,  Louarn  avait  été  content  de 
reconnaître  en  Noémi  une  image  de  l'autre...  Par  sa  fine  taille, 
par  ses  traits  pareils  à  ceux  des  poupées  de  porcelaine,  par  le  son 
de  sa  voix,  Noémi  rappelait  beaucoup  Donatienne,  Mais  le  cœur 
n'était  pas  léger  comme  celui  de  la  mère... 

Ce  soir  où,  brusquement,  le  nom  de  celle-ci  avait  été  jeté 
dans  la  maison  d'exil,  Louarn  fut  plus  taciturne  encore  que  de 
coutume.  Après  le  souper,  tandis  que  la  femme  écartait  les 
tisons  du  foyer,  grondait  Joël  et  Baptiste  qui  se  couchaient  trop 
lentement  dans  la  chambre  voisine,  et  sortait  pour  aller  fermer 
à  clef  la  cage  des  poules  et  le  clapier,  il  contemplait,  avec  une 
fierté  qu'il  ne  pouvait  dire  à  personne,  Noémi  et  Lucienne  qui 
apportaient  le  linge  séché  sur  les  cordes  du  jardin.  Elles  pliaient, 
morceau  par  morceau,  les  draps,  les  serviettes  ou  les  chemises 
qu'elles  avaient  jetés  en  paquet  sur  leur  épaule  gauche.  Il  faisait 
noir  dehors.  La  salle  était  éclairée,  tout  au  fond  et  loin  de  l'en- 
trée, par  une  petite  lampe  fumeuse,  et  quand,  dans  cette  demi- 
ombre,  Noémi  entrait,  chargée,  à  moitié  décoiffée,  riant  parce 
que  ses  quatorze  ans  avaient  besoin  de  joie  et  s'en  créaient  là  où 
il  n'y  en  avait  pas,  Louarn  avait  la  vision  claire  de  celle  qu'il 
venait  d'entendre  nommer  de  nouveau. 

L'intensité  du  souvenir  était  telle  qu'il  regarda,  un  moment, 
ses  mains,  ses  pauvres  mains  qui  avaient  tant  souffert,  autrefois, 
en  abattant  la  lande,  pour  l'amour  de  Donatienne,  et  qu'il  dit  : 

—  Elle  me  poursuivra  donc  toujours  ! 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  135 

—  Que  demandez-vous?  dit  l'enfant,  qui  s'arrêta  de  plier 
un  drap. 

Elle  était  si  ressemblante,  penchée,  les  yeux  brillans,  que 
Louarn  se  mit  à  pleurer. 

Elle  eut  envie  de  lui  dire  le  secret. 

Mais  elle  n'osa  pas... 

La  nuit  berça  les  innocences,  les  fautes,  les  colères,  les  ran- 
cunes. La  fatigue  fut  victorieuse,  un  par  un,  de  ces  pauvres  que 
le  nom  d'une  même  femme  troublait. 

Noémi,  dans  larrière-chambre,  dans  le  lit  de  bois  blanc, 
tout  bas  et  étroit,  où  elle  couchait  avec  Lucienne,  s'endormit  la 
dernière.  Elle  avait  mis  sous  son  oreiller  le  papier  où  était  écrite 
l'adresse  de  sa  mère,  de  la  lointaine  mère  qu'elle  entrevoyait 
encore,  quand  elle  pensait  à  sa  petite  enfance.  Elle  murmurait 
quelquefois  :  «  Maman,  je  vous  croyais  morte...  Vous  vivez!... 
Je  voudrais  vous  revoir.  Oh!  tant  vous  revoir!...  Mais  il  ne  faut 
pas...  L'autre  vous  tuerait...  Elle  est  si  méchante/....  Maman 
Donatienne,  si  je  pouvais  vous  avoir  là,  seulement  une  petite 
minute,  au  bord  de  mon  lit,  et  vous  embrasser!...  Ils  n'enten- 
draient rien  !  » 

Elle  entendait  le  vent  qui  coulait  du  plateau  dans  la  plaine, 
et  qui  travaillait,  faisant  son  obscur  devoir  d'ouvrier,  dans  les 
charpentes,  dans  les  feuilles,  dans  l'enclos  dont  il  pénétrait  et 
assainissait  la  terre... 

Elle  revoyait  l'homme  qui  s'était  approché  de  la  haie,  Taprès- 
midi  ;  elle  répétait  les  mots  qu'il  avait  dits  ;  elle  récitait  toute 
la  conversation,  comme  autrefois  son  catéchisme,  demandes  et 
réponses.  Où  était-il?  Sûrement  il  avait  pris  le  train  pour  Paris; 
à  présent,  il  était  loin,  emportant  le  secret  qu'il  avait  vu 
Noémi... 

V.  —  l'été  revenu 

L'homme,  en  effet,  à  toute  vitesse,  regagnait  Paris.  Lui  non 
plus,  il  ne  dormait  pas.  Etendu  sur  la  banquette  de  son  com- 
partiment de  troisième  classe,  il  réfléchissait  à  ce  qu'il  devait 
faire.  L'image  de  Noémi,  debout  de  l'autre  côté  de  la  haie, 
toute  jeune,  inquiète,  puis  violemment  émue,  lui  revenait  à 
lesprit,  et  il  la  comparait  avec  celle  de  Donatienne,  pour  mieux 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affirmer  :  «  Elles  sont  mère  et  fille,  oui,  assurément.  »  Il  se 
demandait  quelles  seraient  les  conséquences  de  sa  visite  à 
Levallois-Perret?  S'il  y  allait,  cette  mère,  qu'il  avait  vue  si  fré- 
missante et  si  passionnée,  accourrait  dans  la  Creuse.  Rien  ne  la 
retiendrait.  Il  y  aurait  des  scènes  terribles,  dans  la  maison  du 
carrier,  comme  celles  qu'il  lisait,  chaque  jour,  dans  le  journal, 
des  «  drames  de  la  jalousie.  »  La  petite  avait  eu  raison  :  il  ne  fal- 
lait pas  que  Donatienne  revînt.  Non,  c'était  le  plus  sûr.  Mais  le 
meilleur  moyen  d'empêcher  le  conflit,  n'était-ce  pas  de  se  taire? 
En  tout  cas,  rien  ne  pressait.  La  mère  n'avait-elle  pas  la  presque- 
certitude  que  SCS  enfans  vivaient?  Puisqu'elle  ne  pouvait  pas 
retourner  auprès  de  son  mari,  et  auprès  d'eux,  ne  valait-il  pas 
mieux  en  rester  là?  c  Ma  foi,  conclut-il,  je  ne  risque  rien  en  n'y 
allant  pas.  Je  ne  lui  dois  rien,  à  cette  femme.  Je  lui  épargne 
même  des  ennuis.  Je  n'irai  pas.  » 

C'était  un  homme  prudent,  qui  avait  déjà  du  regret  de  figurer 
dans  un  commencement  de  querelle.  Il  reprit  son  travail,  et  ou- 
blia Donatienne. 

Et  le  grand  été  a  reparu  sur  toute  la  terre  de  France.  Il 
chauff"e  le  quartier  ouvrier  où  Donatienne  n'attend  plus  rien  de 
la  vie,  et  cherche  à  se  persuader  que  ses  enfans  n'ont  jamais  été 
vus  par  ce  client  de  passage,  autrefois.  «  Celui  qui  m'a  parlé  m'a 
trompé,  pense-t-elle,  ou  bien  il  a  rencontré  le  Joël  d'une  autre 
que  moi,  et  c'est  pourquoi  il  n'est  pas  repassé  par  ici.  »  Elle  a 
conscience  qu'elle  aurait  été  capable  d'un  effort,  pour  eux,  si  elle 
avait  su  où  ils  vivaient  ;  elle  se  dit  qu'il  n'y  a  plus  de  chance  de 
rien  savoir  maintenant,  et  qu'elle  est  condamnée  à  vieillir  dans 
cette  misère  et  cette  lassitude  de  tout. 

Le  soleil  chauffe  encore  les  champs  de  Ros  Grignon,  où  le 
nom  des  Louarn  n'est  plus  même  un  souvenir.  Il  chauffe  la 
forêt  de  Plœuc,  qui  remue  sa  feuillée  immense.  Des  mouettes 
égarées  viennent,  et  la  regardent  vivre,  et  la  prennent  pour  la 
mer,  à  cause  des  houles  et  à  cause  du  bruit,  et  elles  hésitent  avant 
de  donner  le  coup  d'aile  qui  les  oriente  vers  la  côte. 

Il  chauffe  la  plaine  où  habitent  les  pauvres  qui  ont  émigré 
de  Bretagne,  et  la  colline  où  est  la  carrière.  Louarn  travaille 
tout  au  sommet,  les  pieds  enfoncés  dans  l'éboulis  de  terre  et  de 
pierrailles,  au  bas  d'une  muraille  de  roches  toute  droite,  haute 
et  jaune,  qu'il  attaque  à  coups  de  pic.  Le  fer  sonne  contre  l'obs- 
tacle, et  rebondit.  Il  fait  si  chaud,  dans  cette  cuve  rocheuse,  que 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  137 

les  chiens  qui  ont  suivi  les  ouvriers,  trouvant  le  sol  brûlant,  ont 
secoué  leurs  pattes  et  pris  la  grande  route,  pour  aller  chercher 
de  l'ombre.  Les  hommes  restent,  pour  le  pain.  Ils  sont  espacés, 
tout  petits  au  pied  des  falaises  qu'ils  abattent  par  tranches.  De 
leur  château  de  pierre,  ils  dominent  toute  la  plaine,  où  le  silence 
est  grand  à  cause  de  l'accablement  des  choses  et  des  gens.  La 
campagne  est  presque  aussi  muette  que  par  la  neige.  La  vibration 
des  pics  de  fer  coule,  monotone  et  aiguë  comme  un  chant  de 
grillon,  vers  les  lieux  bas... 

Il  était  trois  heures  de  l'après-midi,  lorsqu'un  cri  terrible 
brisa  ce  petit  bruit  des  mineurs  de  pierre.  Et  les  gens  épars  au 
bas  de  la  colline,  dans  les  champs,  tournèrent  la  tête,  et  virent 
s'élever  une  fumée  de  poussière,  comme  il  en  sort  d'une  aire  où 
l'on  bat  le  froment.  Puis  six  ouvriers  parurent  sur  le  bord  de  la 
route  qui,  ayant  traversé  la  carrière,  descendait  vers  les  villages 
Ils  faisaient  des  signes,  et  leurs  mots,  criés  en  même  temps  pai 
deux  ou  trois,  roulaient  en  désordre.  Ils  portaient,  étendu  sur 
une  civière,  un  homme  sans  connaissance  et  couvert  de  sang. 

Ils  auraient  voulu  de  l'eau  fraîche  et  du  linge. 

Personne  ne  vint.  Ils  descendirent.  Le  visage  du  blessé,  dans 
la  lumière,  était  blanc  comme  de  la  poussière  de  craie,  et,  pour 
le  protéger,  un  des  mineurs  le  couvrait  avec  deux  feuilles  de 
fougère,  cueillies  au  bord  du  fossé.  Elles  étaient  balancées  par 
la  marche.  Personne  ne  parlait.  Les  ouvriers  de  la  carrière,  les 
compagnons  habituels  du  blessé,  groupés  au  sommet  de  la  côte, 
regardaient  le  malheur  descendre.  Les  porteurs  pleuraient,  avec 
des  figures  dures,  et  les  larmes  tombaient  avec  la  sueur. 

Quand  ils  furent  au  bas  de  la  pente,  où  l'ombre  commençait, 
ils  tournèrent  à  droite,  ouvrirent  une  petite  barrière,  et  en- 
trèrent dans  l'enclos  des  Louarn.  Des  cris  de  femmes  retentirent 
aux  deux  angles  opposés.  Noémi,  les  bras  levés;  la  compagne  de 
Louarn,  avec  un  jurement  de  douleur,  se  jetèrent  au-devant  des 
porteurs. 

—  Qu'est-ce  qu'il  a?  Dites-le  donc?  Est-ce  qu'il  est  mort? 

—  Laissez-nous,  Noémi  ;. ..  allez  tirer  la  couverture  de  son  lit... 

—  Il  ne  parle  plus!  Il  ne  voit  plus!  Oh!  du  sang  qui  coule! 
Père?  père? 

Repoussant  la  jeune  fille,  et  la  femme  qui  criait  :  «  N'y  a 
qu'à  nous  que  ça  arrive  !  Ça  ne  tombe  que  chez  nous  !  »  les  car- 
riers longèrent  le  carré  de  choux,  et,  dans  la  première  chambre, 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  le  lit,  près  de  la  fenêtre,  déposèrent  leur  camarade.  Le  reflet 
des  rideaux  de  serge  verdissait  la  figure  de  Louarn. 

—  Il  est  mort,  n'est-ce  pas?  demanda  Noémi. 

Deux  vieux  ouvriers,  qui  restaient  là,  immobiles  de  stupeur 
et  de  lassitude,  cessèrent  de  contempler  le  blessé,  et  dirent  : 

—  On  ne  croit  pas  :  il  a  un  peu  de  souffle. 

Un  jeune,  qui  avait  une  figure  pâle,  tout  en  pointe,  et  de  pe- 
tites moustaches  relevées,  s'écartant  pour  que  Noémi  s'ap- 
prochât, dit  : 

—  J'ai  une  bécane  qu'est  pas  loin,  mam'selle  Noémi.  Je  vas 
courir  au  médecin.  S'il  y  a  espoir,  il  le  dira.  Il  ne  faut  pas  plus 
de  trois  quarts  d'heure.  Je  ne  m'amuserai  pas  en  route,  soyez 
tranquille  ! 

Et,  tandis  qu'elle  se  penchait  pour  écouter  le  souffle  : 

—  Voilà  ce  qui  est  arrivé  :  le  grand  chaud  fend  la  pierre,  des 
fois  ;  Louarn  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  garer  ;  ça  lui  est  tombé 
sur  les  jambes,  là,  du  haut  de  la  carrière,  de  plus  de  quatre 
mètres.  C'est  moi  qui  l'ai  relevé.  Il  était  presque  enterré.  Il  n'a 
poussé  qu'un  cri,  avec  les  yeux  tout  grands,  et  puis  il  les  a  fermés 
comme  à  présent,  et  il  n'a  pas  plus  bougé  qu'un  mort.  N'est-ce 
pas,  vous  autres? 

Il  fit  un  signe  de  tête  pour  prendre  congé,  enfonça  son  cha- 
peau, et  sortit  pour  aller  chercher  le  médecin.  Les  autres  ou- 
vriers confirmèrent  le  récit;  ils  se  mordaient  les  lèvres,  en  écou- 
tant pleurer  Noémi,  Lucienne  et  les  deux  petits  groupés  sur  le 
seuil  de  l'arrière-chambre,  et  qui  appelaient  leur  père.  Et,  l'un 
après  l'autre,  ils  répétaient,  comme  une  explication  et  une  con- 
solation : 

—  C'est  le  métier  qui  veut  ça.  Tout  le  monde  n'a  pas  de 
chance.  Pauvre  Louarn  ! 

Bientôt,  ils  se  retirèrent,  sauf  un,  le  plus  ancien,  qui  aida  la 
femme  à  déshabiller  Louarn  inanimé.  Le  sang  coulait  de  vingt 
endroits,  depuis  le  ventre  jusqu'au-dessous  des  genoux,  trous 
béans,  mâchures,  coupures  produites  par  l'éclatement  des  chairs 
comprimées,  et  que  poudraient  des  fragmens  de  pierre,  de  la 
poussière  et  des  morceaux  d'étoffe... 

A  la  nuit,  une  voiture  s'arrêta  sur  la  route.  Louarn,  sorti  de 
son  long  évanouissement,  criait,  sans  interruption,  depuis  deux 
heures. 

Deux  femmes  le  veillaient,  et  celle  qui  vivait  avec  lui  depuis 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  139 

sept  années  n'était  pas  parmi  elles.  C'étaient  deux  femmes  du 
bourg,  venues  au  bruit  du  mallieur.  L'autre,  affolée,  irritée  pur 
la  plainte  qui  ne  cessait  point,  se  tenait  dehors,  guettant  le  mé- 
decin, inventant  des  courses  à  faire  dans  le  bourg,  n'apparaissant 
à  la  porte  que  pour  répéter,  les  poings  sur  les  tempes  :  «  Je  ne 
peux  pas  l'entendre  !  »  et  se  sauver  aussitôt. 

Ce  fut  elle  qui  ouvrit  la  barrière,  et  précéda  un  gros  homme 
court,  rapide,  qui  n'était  jamais  venu  en  ce  coin  de  pays,  et  s'était 
trompé  de  route. 

—  Pas  facile  de  vous  trouver,  la  femme  !  Quelle  contrée  de 
sauvages  !  Où  est-il  ? 

—  Là,  vous  ne  l'entendez  donc  pas? 

Le  médecin  entra  dans  la  salle  qu'éclairaient  les  flammes  du 
foyer,  car  on  cuisait  les  pommes  de  terre  pour  le  souper.  La 
flambée  montant  plus  haut  que  le  bois  du  lit  où  était  couché  le 
blessé,  le  médecin  aperçut  une  figure  maigre,  rasée,  convulsée, 
et  deux  yeux  éclairés  jusqu'au  fond,  comme  des  cornets  lu- 
mineux, et  qui  regardaient  fixement,  avec  angoisse,  tandis  que 
les  lèvres  ouvertes,  tendues  en  arc,  jetaient  la  même  plainte 
sans  arrêt  :  c  Ah  !  ah  !  »  et  s'étiraient  encore  quand  la  douleur  était 
plus  aiguë. 

—  Voyons  les  jambes  ! 

D'un  mouvement  brusque,  le  médecin  souleva  les  couvertures 
et  les  draps,  et  les  rejeta  contre  le  mur.  Un  hurlement  sortit  de 
la  bouche  du  blessé.  Les  quatre  enfans,  massés  dans  la  seconde 
chambre  et  pressés  contre  les  montans  de  la  porte,  s'enfuirent 
vers  l'appentis,  ne  pouvant  supporter  cette  angoisse  qui  leur  tor- 
dait les  nerfs. 

Les  linges  sanglans,  la  blouse  prêtée  par  un  camarade  pour 
envelopper  un  des  genoux  et  toute  maculée  de  sang  noir,  furent 
enlevés  d'une  main  hâtive.  L'une  des  femmes  du  bourg  tenait 
une  chandelle;  l'autre  une  cuvette.  La  tête  du  médecin  et  ses 
épaules  vêtues  d'orléans  noire  étaient  penchées  vers  le  milieu 
du  lit.  Et  des  gouttes  de  sueur  coulaient  sur  le  visage  de  Louarn, 
dont  les  prunelles  se  perdaient  quelquefois  dans  le  haut  de  Tor- 
bite,  tandis  que  la  plainte  ininterrompue  de  ses  lèvres  emplissait 
la  chambre,  et  s'échappait  dans  la  campagne  nocturne,  chaude 
et  sentant  la  moisson. 

La  Louarn  allait  et  venait,  demandant  à  demi-voix  : 

—  Monsieur  le  médecin,  est-ce  qu'il  va  périr? 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  bout  d'une  heure,  celui-ci,  qui  n'avait  fait  aucune  atten- 
tion à  la  question,  se  redressa,  et,  comme  sïl  l'entendait  pour  la 
première  fois,  répondit  : 

—  Non,  je  crois  qu'il  vivra,  mais  les  jambes  ne  reviendront 
pas. 

La  femme  se  rapprocha,  hagarde,  le  corps  penché  en  avant, 
insultante  dans  la  douleur,  dans  l'épreuve  où  le  fond  de  l'être 
apparaît. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis?  Tu  nés  pas  capable  de  le  raccom- 
moder? 

—  Pas  complètement,  répondit  le  médecin  qui  regardait  ses 
mains,  embarrassé  et  cherchant  une  cuvette  et  du  savon. 

—  Vendu  !  Qui  est-ce  qui  va  fournir  au  ménage,  à  présent? 
Sais-tu  qu'il  y  a  quatre  enfans,  ici?  Vendu!  Si  lu  étais  chez  des 
riches,  tu  le  tirerais  d'afTaire  ; . . .  qu'est-ce  que  tu  veux  que  je 
devienne  avec  un  infirme? 

Le  médecin  saisit  un  linge,  qu'une  des  voisines  du  bourg  lui 
tendait,  et  ne  répondit  pas. 

Puis,  négligeant  celle  qui  venait  de  parler,  il  recommanda 
aux  autres  diverses  choses,  et  promit  de  revenir  sans  préciser  le 
jour,  comme  ils  font  quand  ils  prévoient  une  souffrance  longue 
et  sans  remède. 

Il  traversa  seul  le  petit  jardin.  Tout  au  bout,  dans  la  nuit,  le 
long  de  la  barrière,  une  forme  svelte  se  leva;  Noémi  demanda  : 

—  Monsieur,  est-ce  vrai  qu'il  ne  pourra  plus  travailler? 

Le  gros  homme  qui  marchait  en  roulant  sur  la  terre  de  l'allée, 
las  de  sa  journée,  las  de  l'heure  qu'il  venait  de  passer  dans  la 
maison,  et  commençant  à  sentir  que  lair  vicié  de  la  chambre  se 
détachait  de  ses  vêtemens  et  se  dissipait  dans  la  nuit,  sursauta, 
et  s'arrêta,  prêt  à  répondre  rudement.  Il  reconnut,  à  la  voix,  à  la 
silhouette,  au  profil  fin  de  Noémi  qui  se  dessinait  sur  le  blanc 
de  la  barrière,  qu'il  avait  devant  lui  une  enfant  de  ce  blessé  et 
de  ce  condamné. 

—  Ma  petite,  répondit-il,  je  crains  bien  que  ce  ne  soit  vous 
qui  deviez  travailler  pour  lui,  à  présent. 

—  J'y  ai  pensé  déjà,  fit  la  voix.  J'aurai  mes  quatorze  ans 
bientôt.  Je  me  mettrai  en  condition.  Et  j'enverrai  l'argent  que 
je  gagnerai.  Je  suis  forte. 

Le  médecin  considéra  cette  grêle  apparition 

—  Et  les  plus  petits? 


LA    FliN    DE    DONATIENJNE.  141 

—  Lucienne  les  gardera.  Nous  avons  convenu  de  tout,  elle  et 
moi,  tout  à  riieure. 

—  Je  reviendrai  demain  sans  faute,  dit  Fhomme  en  ouvrant 
la  barrière,  je  reviendrai  vers  midi. 

Il  fit  quelques  pas  sur  la  route,  au  bord  de  laquelle  son 
cheval,  intentionnellement  mal  attaché,  mangeait  de  l'herbe.  La 
lanterne  de  la  voiture  trembla,  pendant  cinq  minutes,  entre  les 
chênes  du  chemin,  et  disparut. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  lorsque  Noémi  se  leva,  ayant 
mal  dormi,  elle  passa  la  tête  par  l'ouverture  de  la  porte  qui  faisait 
communiquer  les  deux  chambres.  La  plainte,  qui  s'était  apaisée 
une  partie  de  la  nuit,  recommençait,  mais  faible,  épuisée,  hale- 
tante... L'enfant  vit  que  le  père  demandait  à  boire.  Les  femmes 
étaient  retournées  dans  le  bourg,  vers  onze  heures  du  soir,  pro- 
mettant de  revenir;  elles  n'étaient  pas  encore  revenues.  Noémi 
sauta  du  lit,  passa  un  jupon  court,  et  donna  à  boire  un  peu  de 
lait  au  blessé,  que  la  fièvre  avait  saisi  et  accablait.  Celui-ci  re- 
connut peut-être  sa  fille,  mais  ne  lui  sourit  pas. 

Elle  eut  le  sentiment  que  le  danger  avait  augmenté.  Il  fallait 
quand  même  allumer  le  feu,  pour  la  soupe,  et  augmenter  la  cha- 
leur dans  cette  chambre  déjà  chaude,  et  relancer  la  flambée  du 
bois  dans  ces  yeux  malades. 

Noémi  sortit  pour  aller  prendre  de  la  tourbe,  qui  ferait  moins 
de  flamme,  et  dont  il  y  avait  une  provision  près  des  niches  à 
lapins,  dehors.  Sans  doute  celle  qu'on  appelait  la  Louarn  avait  eu 
la  même  idée,  puisqu'elle  ne  se  trouvait  pas  dans  la  chambre. 

L'enfant  revint  avec  des  mottes  de  tourbe,  sans  avoir  ren- 
contré la  femme,  et  allumu  le  feu. 

En  ce  moment,  les  coqs  chantaient.  Les  voisines  du  bourg 
entraient. 

—  Où  est  ta  mère,  petite?  demandèrent-elles. 

—  Peut-être  au  bourg,  dit  Noémi,  car  je  ne  la  vois  ni  ne 
l'entends,  depuis  que  je  suis  levée. 

—  Nenni,  lit  lune  des  voisines,  car  le  débit  n'est  pas  encore 
ouvert. 

—  Elle  sera  montée  à  la  carrière,  alors,  parce  que  les  outils 
du  père  y  sont  restés,  dit  Noémi,  et  elle  ne  laisse  rien  perdre. 

Le  médecin  revint,  et  refit  le  pansement  des  plaies,  puis  il 
quitta  la  maison,  avec  un  hochement  de  tête  et  des  mots  vagues 
qui  ne  signifiaient   rien  de  bon.  Mais  la  Louarn  ne  reparut  ni 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  le  repas  de  midi,  ni  à  deux  heures,  ni  à  trois.  Le  père  déli- 
rait et  s'affaiblissait.  Joël  et  Lucienne,  envoyés  à  la  carrière, 
pour  avoir  des  nouvelles,  puis  au  bourg,  rapportèrent  que  per- 
sonne n'avait  vu  la  Louarn. 

Une  des  femmes  qui  soignaient  le  malade,  la  grosse  qui  avait 
des  moustaches,  dit  : 

—  Elle  s'est  peut-être  détruite. 

—  Non,  fit  l'autre.  Quand  elle  a  appris  qu'il  était  si  malade, 
elle  a  eu  l'air  toute  perdue;  et  j'ai  bien  vu  qu'elle  ne  pensait 
pas  à  lui,  mais  à  elle...  Ma  petite  Noémi,  faut  pas  te  faire  du 
chagrin,  mais  je  crois  bien  qu'elle  ne  reviendra  pas. 

—  Ne  dites  pas  cela  aux  petits,  dit  simplement  Noémi. 

Elle  ne  pleura  pas.  L'autre  fut  stupéfaite.  Mais,  la  nuit 
venue,  les  petits  commencèrent  à  s'inquiéter.  Lucienne,  Joël, 
qui  se  croyaient  les  enfans  de  cette  femme,  demandèrent  avec  des 
larmes  :  «  Oii  est-elle?  »  Baptiste,  les  voyant  pleurer,  courut  avec 
eux  autour  de  la  maison,  criant  :  «  Maman,  oi\  êtes-vous?  Maman, 
oi^i  êtes-vous  ?  »  Et  aussi  longtemps  qu'ils  furent  éveillés,  les 
petits  eurent  autant  de  chagrin  qu'on  peut  en  avoir  à  onze  ans, 
à  huit  ans,  à  six  ans. 

Cette  nuit-là,  ce  fut  Noémi  qui  veilla  le  père,  depuis  minuit 
jusqu'à  l'aube.  Elle  se  sentait  toute  seule,  dans  l'ombre,  qui  est 
pleine  de  rêves,  de  peurs  et  de  projets.  Leur  troupe  l'envelop- 
pait, comme  elle  avait  enveloppé  sa  race,  autrefois,  dans  les 
champs  de  blé  noir  et  d'ajoncs,  comme  elle  avait  effrayé,  consolé 
ou  bercé  une  autre  femme  jeune,  semblable  à  elle,  longuement 
penchée  sur  des  berceaux,  et  même  ce  pauvre  homme  émacié, 
brûlé  de  fièvre,  délaissé  deux  fois,  et  qui  avait  eu  une  jeunesse 
et  des  songes  aussi  pendant  les  nuits  de  veille.  Il  dormait  d'un 
sommeil  coupé  de  frissons,  de  plaintes,  de  visions  de  fièvre. 
Elle  le  considérait,  croyant  quelquefois  qu'il  parlait  pour  elle, 
comprenant  aussitôt  qu'il  divaguait.  Quand  elle  ne  le  regardait 
plus,  elle  pensait  au  lendemain,  et  quand  elle  le  regardait,  elle 
pensait  à  son  enfance,  à  des  choses  lointaines.  Et  peut-être  se 
retrouvaient-ils  dans  ce  lointain,  voyageurs  qui  suivaient  le 
même  souvenir,  sans  se  voir,  sans  être  sûrs  du  voisinage.  Il  y  en 
avait  un  qui  délirait  ;  l'autre  songeait,  sa  petite  tête  appuyée  sur 
ses  mains,  ayant  la  chandelle  entre  elle  et  son  père.  Quelquefois, 
elle  disait  des  mois  à  demi-voix,  pour  briser  la  grande  solitude  et 
la  plainte  du  vent  qui  rôdait  autour  de  la  maison,  et  que  le  silence 


LA    Fl^    DE    DONATIENNE.  143 

enhardit.  Pauvre  père,  elle  ne  se  souvenait  plus  de  la  figure 
qu'il  avait  lorsqu'il  était  jeune,  mais  elle  se  souvenait  de  la 
maison  au  sommet  d'une  butte,  et  de  la  grande  clarté  que  c'était, 
tout  alentour,  et  de  l'ombre  à  l'intérieur,  et  d'une  vache  qui 
montrait  sa  bonne  tête  quand  on  ouvrait  la  porte,  au  fond  de  la 
chambre,  et  du  berceau  de  Joël  que  Noémi,  toute  petite,  ba- 
lançait à  l'aide  d'une  ficelle. 

Elle  rassembla  ces  images,  et  quelques  autres  qui  formaient 
pour  elle  le  bonheur  passé.  Elle  se  demanda  si  le  père  n'avait 
pas,  de  ce  temps-là,  les  mêmes  souvenirs  heureux,  et  elle  ne 
douta  pas  qu'il  en  fût  ainsi.  Il  semblait  dormir,  mais  il  souffrait. 
Alors,  comme  si  elle  eût  voulu  envoyer  un  message  à  cette  àme 
prisonnière  derrière  son  masque  clos,  à  cette  âme  garrottée  par 
la  douleur  et  le  cauchemar,  elle  tendit  ses  lèvres  plus  nerveuse- 
ment que  de  coutume,  elle  jeta,  avec  netteté  et  presque  sans 
voix,  dans  la  chambre  muette  : 

—  Donatienne  ! 

Elle  attendit  ;  le  visage  enfiévré  ne  reçut  aucune  vie,  aucune 
joie,  aucune  peine  de  ce  mot  inhabituel. 

Une  seconde  fois,  le  nom  de  la  mère  qu'elle  aimait,  de  la 
femme  qu'il  avait  aimée,  frissonna  dans  la  nuit.  Les  paupières 
du  blessé  se  soulevèrent  faiblement,  assez  pour  que  Noémi  eût 
l'impression  d'un  regard,  d'une  réponse  de  l'âme  égarée  et  ma- 
lade. Elle  crut  que  le  regard  était  plein  de  reproches,  et  que  l'in- 
stant d'après,  les  lèvres  en  s'agitant  disaient  :  «  Tais-toi  !  ne 
prononce  pas  le  nom  de  ma  plus  grande  douleur  !  » 

Puis  ce  fut  de  nouveau  l'entière  absorption  de  l'être  dans  la 
souffrance,  les  yeux  clos,  les  joues  qui  se  creusent,  et  qui  pâlis- 
sent aux  coins  de  la  bouche  grimaçante. 

Noémi  continua  de  songer.  Au  petit  matin,  quand  un  peu  de 
jour  mit  comme  du  givre  aux  fentes  des  volets,  elle  s'approcha 
de  la  fenêtre  qui  était  percée  du  côté  des  peupliers  et  des  champs, 
et  elle  se  pencha  sur  l'appui  de  bois  qu'il  y  avait  en  avant,  et 
elle  tourna  le  dos,  de  peur  que  le  père  ne  surprît  le  secret. 

Elle  voulait  écrire. 

Avec  lenteur,  non  pour  trouver  les  mots,  mais  pour  les 
former,  l'aînée  des  Louarn  écrivit  à  «  Madame  Donatienne,  »  et 
mit  l'adresse  qu'avait  donnée  le  passant. 

Elle  attendit  que  le  jour  fût  levé,  puis,  guettant  le  marchand 
d'œufs  qui  passait,  elle  lui  tendit  la  lettre  qu'il  devait  jeter  dans 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  boîte  de  la  gare,  là-bas,  sur  le  plateau.  Le  marchand  arrêta  son 
maigre  cheval  lancé  au  trot. 

—  Ça  sera  fait,  ma  jolie,  dit-il. 

Il  lut  et  épela  l'adresse,  qui  ne  lui  causa  aucun  étonnement, 
à  lui  cfui  était  du  loin,  et  à  qui  ces  Louarn  importaient  peu,  pe- 
tites gens  dont  le  jardin  n'était  qu'une  tache  sur  la  route  que 
suivait  la  voiture.  Mais  Noémi  avait  rougi,  eu  lui  remettant  la 
lettre,  comme  si  c'avait  été  une  lettre  d'amour.  Elle  avait  en- 
fermé tout  son  espoir  et  tout  son  rêve  dans  cette  enveloppe 
menue,  sur  laquelle  la  grosse  écriture  appliquée  disait  :  «  A 
Madame,  madame  Donatienne;  »  et  quand  elle  vit  diminuer,  puis 
disparaître  la  carriole  du  marchand,  elle  chercha  à  s'imaginer 
ce  qui  allait  arriver.  Combien  de  temps  mettrait  la  lettre  pour 
parvenir  à  destination?  Peu  sans  doute.  Bien  que  Noémi  n'eût 
jamais  mis  le  pied  dans  un  train,  elle  en  avait  vu  passer;  elle 
savait  qu'ils  vont  tous  vers  Paris,  avec  leurs  fumées  blanches 
couchées  sur  le  dos,  et  si  vite,  si  vite...  Oiî  serait  la  mère?  Dans 
quelle  maison,  que  Noémi  se  représentait  pareille  à  celles  du 
bourg?...  Donatienne  était  debout  sur  un  seuil  de  briques  posées 
sur  tranche  ;  elle  tricotait,  comme  les  femmes  du  bourg  ;  elle  ou- 
vrait la  lettre  ;  elle  disait  :  «  C'est  de  mon  enfant,  Noémi  !  Il  y  a 
du  malheur  chez  nous!...  »  Mais  l'enfant  ne  voyait  plus  ce  qui 
arriverait  ensuite,  et  elle  sentait  en  elle  une  inquiétude,  une  an- 
goisse qui  grandissait,  à  mesure  que  les  heures  s'écoulaient. 

Et  cela  devint  si  fort,  que,  vers  le  soir,  lasse  d'avoir  souffert 
sans  se  plaindre,  plus  lasse  encore  d'avoir  entendu  souffrir  le 
blessé,  elle  laissa  un  moment  les  deux  femmes  charitables  qui 
gardaient  le  malade,  et  fit  signe  à  Lucienne  et  à  Joël.  Dès  la 
porte,  tout  bas  : 

—  Où  allons-nous  ?  fit  Lucienne. 

L'aînée  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres.  Derrière  elle,  traver- 
sèrent l'enclos,  Lucienne  blonde,  rose,  moins  élégante  et  moins 
vive,  et  Joël  tout  frisé,  comme  un  mousse,  et  vêtu  d'une  cu- 
lotte qu'une  seule  bretelle  attachait  aux  épaules.  Ils  s'avancèrent, 
en  file,  jusqu'à  la  route,  et  tournèrent  à  gauche,  par  où  la  terre 
montait. 

Ils  montent  la  colline,  les  trois  petits,  ayant  dans  le  cœur, 
l'un  de  la  peine  comme  une  femme,  les  autres  un  peu  de  chagrin 
comme  des  enfans.  Ils  ne  se  parlent  pas.  Joël  mange  des  mûres 
aux  haies  qui   sont  poussiéreuses.  On  entend   les  coups  do  pic 


LA    FIN    DE    DONATIEINNE.  14?) 

des  ouvriers,  car  le  travail  continue,  sans  le  blessé  de  la  veille. 
Les  chênes  deviennent  maigres  et  clairsemés  sur  la  pente  où  le 
rocher  affleure  partout.  La  route  est  dure  à  gravir.  Noémi  tra- 
verse la  carrière  d'une  extrémité  à  l'autre,  et  quelques-uns  des 
abatteurs  de  pierre,  debout  sur  d'invisibles  saillies  de  la  falaise 
attaquée,  et  comme  incrustés  en  elle,  crient  de  loin  : 

—  Petite  Noémi?...  Le  père  Louarn  va-t-il  mieux? 

Elle  fait  signe  que  non,  de  sa  tête  mignonne  dont  le  menton 
se  lève  un  peu,  fiérottement,  et  elle  va  sans  s'arrêter.  Elle  ne 
peut  parler  :  son  cœur  lui  parle  trop.  Elle  dépasse  le  défilé  où 
la  route  n'est  qu'une  entaille  dans  la  muraille  rocheuse,  et  au 
delà  duquel  la  colline  commence  à  s'abaisser  vers  le  nord,  toute 
vêtue  de  genêts  et  de  fougères.  Personne  ne  peut  plus  la  voir, 
sauf  Lucienne  et  Joël  qui  demandent  :  <(  Où  va-t-on  ?  »  et  qui 
s'étonnent.  Mais  elle  s'avance  jusqu'à  une  motte  de  terre  en  pro- 
montoire, qui  est  là,  au  bord  de  la  route,  et  d'où  la  vue  est 
grande  sur  tout  le  pays.  Elle  a  bien  des  fois,  cette  Noémi,  jeté 
de  là  des  cailloux  dans  la  seconde  vallée,  profonde  et  toute 
pleine  de  pointes  d'arbres  tremblantes  ;  bien  des  fois  flâné  en 
regardant,  sur  la  gauche,  la  fuite  indéfinie  des  guérets,  des  blés, 
des  luzernes,  des  prés,  et  le  ciel  voyageur  qui  est  au-dessus.  Au- 
jourd'hui, elle  n'a  d'yeux  que  pour  le  plateau  qui  se  lève,  au 
nord,  après  la  vallée  étroite,  et  pour  le  ruban  de  route  qu'on  y 
peut  suivre,  tordu,  effacé,  reparu,  jusqu'à  l'endroit  où  les  choses 
se  mêlent  et  s'apparentent  comme  des  grains  de  poussière;  c'est 
la  grande  route  qui  part  de  la  gare  invisible,  bâtie  dans  une 
brande,  la  route  que  prennent  les  rares  voyageurs  qui  ont  affaire 
dans  la  région.  Les  deux  enfans  plus  jeunes  ont  rejoint  Noémi 
sur  le  tertre  avançant.  La  lumière,  inclinée,  rase  le  sol,  et  rend 
douce  l'étendue. 

—  Est-ce  que  tu  vois  du  monde,  sur  la  route?  dit  Noémi. 

—  Un  troupeau  de  moutons  avec  son  berger.  Mais  c'est  bien 
loin...  Est-ce  le  médecin  qui  va  venir  par  là? 

—  C'est  notre  mère,  répond  Noémi. 

—  Elle  a  f...  le  camp,  tu  le  sais  bien!  dit  Lucienne. 

Et  elle  approche  son  visage  rousselé,  et  ses  cheveux  ébou- 
riffés, tout  dorés  dans  le  soleil,  de  ce  mince  visage  angoissé  de 
la  sœur  aînée.  Celle-ci  reprend  : 

—  Celle  qui  va  venir,  c'est  la  vraie. 

Elle  parle  doucement;  elle  a  les  yeux  fixés  sur  le  lointain; 

TOME   XIII.    —    1903.  10 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  est  si  grave,  que  les  deux  cadets  la  croient  sur  parole,  et 
cherchent,  eux  aussi,  à  découvrir  sur  la  route,  là-bas,  la  mère 
qui  doit  venir. 

—  Elle  n'est  pas  vieille  ?  demande  Lucienne,  comme  avait 
fait  Noémi. 

Noémi  répond  : 

—  Pas  vieille  du  tout.  Il  faut  qu'elle  vienne.  Sans  cela  nous 
sommes  perdus,  mes  petits... 

Ils  ne  comprennent  pas  bien  pourquoi.  Cependant  ils  s'atten- 
drissent, et  leurs  yeux  s'emplissent  de  larmes.  La  nuit  va  tomber. 
La  route  est  grise  déjà,  grise  jusqu'au  bout.  Personne  n'y  passe. 
La  mère  ne  vient  pas. 

Les  petits  se  lassent  de  fixer  le  même  point.  Ils  se  mettent  à 
toucher  les  herbes  et  les  pierres.  Noémi,  seule,  les  yeux  en 
avant,  la  moitié  de  son  visage  éclairé  par  le  couchant  qui  pâlit, 
joint  les  mains  sous  son  tablier,  et  dit,  dans  le  vent  qui  souffle 
de  l'ombre  :  «  Reviens  !  reviens  !  » 

L'ombre  a  complètement  caché  la  seconde  vallée  ;  elle  a 
confondu,  même  sur  le  plateau,  la  route  avec  la  lande.  Alors 
Noémi  se  détourne.  Elle  a  l'air  si  triste  que  les  petits  la  regar- 
dent en  dessous,  à  présent,  de  chaque  côté,  et  lui  prennent  la 
main,  pour  se  rassurer.  Tous  trois,  ils  regagnent  la  maison.  Los 
ouvriers  sont  partis.  La  journée  est  finie.  Louarn  a  toujours  la 
fièvre.  Les  femmes  disent  qu'il  ne  vivra  pas... 

Le  lendemain,  sur  la  même  motte,  au  sommet  de  la  colline, 
Noémi  revint,  avec  Lucienne  et  Joël,  et  le  surlendemain  de 
même.  L'attendue  ne  parut  point.  Et,  le  quatrième  jour,  la  petite 
Noémi  désespéra,  et  ne  monta  plus  là-haut. 

VI.    —   LA   MÈRE 

Le  quatrième  jour,  les  petits  Louarn  cessèrent  donc  de  monter 
sur  la  carrière. 

Cependant,  une  femme  venait  vers  eux,  ce  jour-là  même. 

Elle  n'avait  reçu  la  lettre  que  le  matin,  le  marchand  d'œufs 
ayant  oublié,  dans  la  poche  de  sa  blouse,  le  papier  dont  il  était 
chargé.  Inconnue  traversant  des  pays  inconnus,  pliée  en  deux  et 
la  tête  dans  ses  mains,  ou  bien  rencognée  dans  un  angle  du  com- 
partiment de  troisième  classe,  elle  venait.  Une  chose  l'absorbait, 
une    seule  :   comment   reparaître    devant  eux  ?  Que  répondre, 


LA    FIN    DE    DONATlEiNiNE.  447 

quand  ils  demanderaient  :  ((  Maman,  où  étiez-vons?  »  Jamais  ils 
ne  la  croiraient,  si  elle  disait  :  «  Je  vous  aimais  pourtant.  »  Ne  pas 
.être  crue;  être  méprisée,  ou  maintenant  ou  plus  tard,  de  ceux 
qu'elle  avait  enfantés  ;  apporter  avec  soi  dans  la  maison  son 
péché  de  sept  années,  et  le  sentir  toujours  là,  quand  ils  la  bai- 
seraient au  front  !  Vivre  entre  ce  remords  et  la  vengeance  pos- 
sible et  les  reproches  certains  de  son  mari  !  Retrouver  Fancienne 
misère  aggravée  par  la  maladie  !  S'ensevelir  dans  tous  les  devoirs 
d'autrefois,  tous  accrus,  et  n'avoir  même  plus,  pour  reprendre 
courage,  la  première  jeunesse  qui  aide  tant!...  Quel  avenir!  Et 
n'était-ce  pas  vers  cela  qu'elle  allait?...  Pourquoi  était-elle  partie? 
Elle  se  le  demandait.  Elle  ne  se  comprenait  pas  elle-même. 
«  Comment  ai-je  fait  cela?  Je  vais  à  mon  malheur!  Toujours 
plus  !  Toujours  plus  !  » 

Le  train  courait  depuis  des  heures.  Le  soleil  brûlait  la  place 
où  elle  était  blottie.  Déjà  il  penchait.  Ses  rayons  étaient  de  biais, 
comme  les  blés  qui  versent.  Elle  ne  voyait  et  ne  sentait  rien 
autre  que  sa  peine. 

Oui,  comment  s'était-elle  décidée  si  brusquement?  Elle  repas- 
sait indéfiniment,  dans  son  esprit,  les  circonstances  qui  avaient 
marqué  cette  matinée.  Quelle  heure  était-il  ?  Sept  heures  et 
demie...  C'est  bien  cela,...  un  peu  plus,  peut-être...  Elle  allait 
sortir  pour  les  provisions...  Elle  avait  mis  son  chapeau  de  paille, 
contre  son  habitude,  qui  était  de  sortir  en  cheveux,  dans  le 
quartier.  Le  facteur  entre.  Une  lettre,..  Elle  ne  connaît  pas 
récriture...  Elle  ouvre,  elle  lit...  Heureusement,  pas  un  client 
n'est  là!  Elle  peut  baiser  la  page,  dix  fois,  vingt  fois...  C'est 
Noémi  qui  l'a  écrite,  la  lettre!  Elle  appelle  au  secours...  Et  il 
n'y  a  pas  même  une  hésitation,  pas  un  raisonnement.  Elle  appelle 
au  secours  :  il  faut  aller  ;  revoir  celle  qui  est  l'aînée,  Noémi  qui 
lui  ressemble  ;  il  faut  retrouver  contre  sa  poitrine  le  cœur  de 
ses  enfans,  les  avoir  là,  tous  trois,  autour  d'elle,  leur  bras  autour 
de  son  cou...  Et  l'image  de  cette  joie  maternelle  avait  été  si 
puissante  que  Donatienne  était  remontée  en  hâte  dans  sa  chambre, 
avait  ouvert  l'armoire,  et,  sur  la  plus  haute  planche,  saisi  un 
paquet  enveloppé  dans  une  serviette  cousue,  et  tout  gris  de 
poussière  accumulée.  «  Qu'est-ce  que  tu  cherches,  Donatienne? 
Pourquoi  reviens-tu?  »  Bastien  Laray  dormait  à  moitié.  «  Rien; 
rendors-toi  ;  jo  vais  chez  la  lingère.  »  Vivement,  elle  était  redes- 
cendue, elle  avait  pris  la  clef  du  comptoir,  et  mis  dans  sa  poche  lar- 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gent  qui  s'y  trouvait...  Tout  le  reste  ne  serait-il  pas  pour  lui?  Oh  ! 
elle  ne  le  volait  pas,  non,  loin  de  là...  Elle  lui  laissait  plus  qu'il 
n'avait  à  réclamer.  Et,  comme  folle,  de  joie  et  de  peur,  elle  avait 
pris  le  chemin  de  fer  de  ceinture,  puis  la  grande  ligne  du  centre. 
Maintenant,  et  de  plus  en  plus,  elle  aurait  voulu  ne  pas 
achever  le  voyage.  Il  lui  semblait  qu'elle  était  emportée  vers 
un  gouffre.  L'effroi  grandissait  en  elle  à  mesure  qu'elle  appro- 
chait du  terme  de  la  route,  et  des  révoltes  la  prenaient  contre 
sa  résolution  première,  comme  ceux  qui  vont  se  constituer  pri- 
sonniers, et  qui  luttent,  et  qui  se  détournent  à  la  dernière  mi- 
nute.,. Reprendre  le  chemin  de  Paris,  elle  n'y  songeait  pas. 
C'était  fini.  Elle  était  libérée  d'une  servitude...  Mais  pourquoi 
courir  à  l'autre?...  Il  était  facile  de  descendre  à  cette  station, 
à  cette  autre,  dans  ce  village...  Elle  trouverait  toujours  à  ga- 
gner sa  vie... 

Donatienne  savait  que  les  arrêts  n'étaient  plus  nombreux, 
avant  celui  qui  serait  définitif,  car  la  fin  du  jour  s'annonçait. 
L'air  était  tout  doré.  Parmi  les  touffes  sèches  d'asphodèles,  sur 
le  plateau  couvert  de  bruyères  et  de  pâtures,  les  étangs  luisaient, 
rayés  de  lames  d'or  qui  unissaient  les  rives  déjà  violettes,  et  que 
perçait,  çà  et  là,  un  jonc  brisé.  C'était  le  dernier  éclat  du  soleil, 
l'heure  d'arrivée  pour  elle.  Trois  fois,  la  voyageuse,  quand  le 
train  s'arrêtait,  toucha  de  la  main  le  paquet  posé  sur  la  ban- 
quette, et  se  leva,  résolue  à  descendre  dans  ces  campagnes,. qui 
étaient  du  moins  pour  elle  sans  autre  effroi  que  celui  de  l'inconnu. 
Mais  quelque  chose  de  plus  fort  que  la  peur  la  fit  renoncer  à  la 
fuite;  trois  fois  elle  entendit  monter,  comme  la  voix  de  la  mer 
dans  les  cavernes  qu'on  ne  voit  pas,  les  noms  de  Noémi,  de 
Lucienne  et  de  Joël.  Elle  se  rappela  les  termes  de  la  lettre 
qu'elle  avait  là,  dans  son  corsage,  et  qui  disait  :  «  Nous  avons  eu 
du  malheur;  aujourd'hui  le  père  a  eu  les  jambes  écrasées;  il  crie; 
il  va  peut-être  mourir;  bien  sûr  il  ne  pourra  plus  travailler  dans 
la  carrière.  Ah  !  maman,  si  ma  lettre  vous  arrive,  revenez  pour 
lui,  et  revenez  pour  Noémi  !  » 

Elle  se  rasseyait;  elle  reprenait  la  force  d'aller  jusqu'à  la 
station  prochaine... 

Le  soleil  baissa  encore...  Le  train  s'arrêta,  et  l'employé  cria 
un  nom,  celui  du  village  d'où  était  datée  la  lettre  de  Noémi. 

C'était  là. 

Sur  le  quai  une  femme  descendit,  seule,  son  paquet  à  la  main. 


LA    FliN    DE    DONATIENNE.  149 

Les  wagons  se  remirent  à  rouler.  Ouant  ils  eurent  disparu,  elle 
demanda  son  chemin,  et,  après  qu'on  le  lui  eut  dit,  resta  immo- 
bile, si  pâle  que  le  chef  de  station  demanda:  «  Vous  êtes  ma- 
lade? »  Elle  secoua  la  tête.  Elle  était  seulement  incapable  de 
porter  plus  loin  sa  peine  et  de  faire  un  mouvement. 

Ne  comprenant  pas,  l'employé  la  laissa. 

Elle  demeura  ainsi,  plusieurs  minutes.  Puis,  sans  raisonner 
de  nouveau  sa  résolution,  sans  rien  qui  marquât  dans  son  âme 
une  lutte  et  une  victoire,  elle  fit  ce  premier  pas  qui  signifiait 
une  acceptation  de  la  destinée.  Ce  fut  une  volonté  obscure,  un 
acte  presque  inconscient  dans  le  présent  et  dont  les  causes  étaient 
anciennes.  Mais  le  moindre  sacrifice,  le  plus  pauvrement,  le  plus 
tardivement  consenti,  renouvelle  une  âme.  Donatienne,  dès 
qu'elle  eut  seulement  traversé  le  quai  de  la  gare,  se  sentit  plus 
forte.  Elle  continua  en  tournant  à  gauche,  et  répétant  :  «  C'est 
pour  vous  ravoir,  mes  trois  petits  !  »  Et  son  cœur  s'anima  d'une 
espèce  de  joie  de  souffrir  pour  eux.  Elle  se  hâta.  Elle  apercevait, 
en  avant,  le  bord  du  plateau  et,  dans  la  poussière  rouge  du 
couchant,  la  plaine  immense  où  il  fallait  descendre. 

Il  le  fallait. 

A  quelque  distance  de  la  gare,  comme  il  n'y  avait  personne 
sur  la  route,  elle  ouvrit  le  paquet  enveloppé  d'un  linge,  en  tira 
une  robe  noire  à  petits  plis,  galonnée  de  velours,  —  celle  avec 
laquelle  jadis  elle  était  venue  à  Paris,  —  elle  trouva  aussi  trois 
coiiles  de  mousseline,  trois  coiffes  de  Plœuc  qui  ressemblent  à 
une  fleur  de  cyclamen,  et  elle  en  choisit  une,  bien  que  1  "étoffe 
fût  froissée  et  jaunie.  Et,  entrant  par  la  barrière  d'un  champ, 
elle  reprit  l'ancien  costume  de  Bretagne,  et  serra  dans  la  serviette 
la  robe  achetée  à  la  ville. 

«  Ils  me  reconnaîtront  mieux,  »  songea-t-elle. 

Elle  se  remit  en  marche,  et  elle  réentendit  le  battement  doux 
que  faisaient  sur  ses  tempes  les  ailes  de  la  coiffe  de  lin. 

Donatienne  traversa  le  plateau,  descendit  dans  la  plaine  où, 
d'un  regard  d'épouvante,  tout  à  l'heure,  elle  avait  cherché  à  devi- 
ner la  maison.  Elle  était  décidée  à  entrer.  Elle  gravit  la  première 
colline,  celle  que  couronnaient  les  falaises  de  roches,  et  au  delà 
de  laquelle  il  y  avait  l'enclos.  Mais  elle  ne  le  savait  pas.  Elle 
était  toute  nouvelle  au  pays.  Pour  se  donner  du  courage,  elle  se 
demandait  si  elle  allait  être  reconnue  par  ses  enfans,  et  lequel 
des  trois  abandonnés  la  reconnaîtrait  le  premier. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  le  jour  finissant,  les  ouvriers  travaillaient  encore. 

Elle  entendit  le  bruit  de  leurs  pics.  Un  enfant  jouait  au  bord 
de  la  route,  avec  des  pierres  qu'il  disposait  en  pyramides.  C'était 
Baptiste,  que  les  carriers  avaient  adopté,  depuis  le  malheur,  et 
qu'ils  emmenaient  avec  eux  dès  le  matin,  le  payant  d'une  écuelle 
de  soupe,  pour  que  l'enfant  descendît  au  bourg  et  fît  les  com- 
missions. Donatienne  allait  le  dépasser. 

—  Bonjour,  petit  ! 

—  Bonjour,  madame  ! 

—  Dis-moi,  est-ce  loin,  la  maison  de  Jean  Louarn? 

Il  tourna  vers  elle  sa  face  carrée  et  ses  yeux  brillans  de  vie, 
où  le  songe  des  mers  bretonnes  n'avait  jamais  passé. 

—  Nenni,  c'est  pas  loin.  C'est  la  première  au  bas  de  la  côte. 
Pendant  qu'elle  regardait  au-dessous  d'elle,  dans  le  soir  qui 

creuse  les  vallons: 

—  Je  peux  vous  conduire,  reprit  le  jeune  gars;  c'est  chez 
moi  :  je  suis  un  Louarn. 

—  Toi  ?  Ce  n'est  pas  vrai  ! 

—  Pas  vrai  !  Dites  donc,  les  hommes,  là-bas,  est-ce  que  je 
ne  suis  pas  un  Louarn,  moi,  Baptiste  Louarn?  Elle  ne  veut  pas 
me  croire  ! 

De  grosses  voix,  renvoyées  en  échos  par  les  falaises,  répon- 
dirent :  «  Mais  si  !  Vous  pouvez  vous  fier  à  lui  !  C'est  le  fils  d'un 
camarade  !  » 

Et,  comme  le  petit  guettait,  tout  fier,  ce  qu'elle  allait  répondre, 
il  la  vit  devenir  si  blanche  de  visage,  qu'il  pensa  à  la  figure  de 
son  père  blessé.  Donatienne  comprenait.  C'était  l'enfant  de  l'autre 
qui  lui  disait  le  premier  bonjour!... 

Alors,  des  profondeurs  du  passé  de  sa  race  et  de  son  propre 
passé,  l'appel  à  Dieu  s'échappa.  Dans  l'agonie  de  son  cœur,  elle 
chercha  vaguement,  parmi  les  verdures,  une  croix  pour  y  sus- 
pendre une  pauvre  prière  faible,  une  croix  comme  il  y  en  a  tou- 
jours, en  Bretagne,  aux  carrefours  des  chemins.  Mais  elle  n'en 
rencontra  pas. 

Un  court  moment  elle  se  recueillit,  et,  se  sentant  moins  faible, 
elle  regarda  de  nouveau  le  petit. 

—  Baptiste  Louarn,  demanda-t-elle,  ta  mère  est-elle  chez 
toi? 

—  Non,  madame.  Ils  disent  qu'elle  ne  reviendra  plus. 

—  Qui  a  dit  cela? 


LA    KfN    DE    DONATIENNE.  151 

—  Mes  sœurs,  et  aussi  les  femmes  du  bourg. 
Donatienne  prit  la  main  de  l'enfant. 

—  Conduis-moi,  petit.  Elles  se  trompent.  Ta  mère  est  déjà 
revenue,  puisque  me  voici. 

Il  ne  la  comprit  pas.  Tous  deux,  côte  à  côte,  ils  se  mirent  à 
descendre.  L'enfant  lui  montrait  du  doigt,  entre  les  souches  de 
peupliers,  le  toit  de  la  maison.  Elle  ne  le  voyait  plus.  Elle  avait 
les  yeux  grands  ouverts,  un  peu  levés,  et  des  lèvres  qui  buvaient 
le  vent,  et  qui  remuaient.  Donatienne  disait  :  «  J'ai  envie  de 
mourir;  faites-moi  porter  la  vie  !  » 

Baptiste  entendait  à  peine,  car  elle  parlait  tout  bas.  Il  crut 
qu'elle  prononçait  le  nom  de  Noémi.  Et  il  dit  : 

—  Elle  va  venir.  Quand  ma  grande  sœur  me  voit,  elle  vient 
toujours  au-devant. 

En  ce  moment,  ils  arrivaient  au  bas  de  la  colline,  et  Ton 
voyait  la  haie  vive  des  Louarn,  avec  les  feuilles  des  peupliers, 
au-dessus,  qui  frissonnaient.  La  barrière  était  ouverte.  C'était 
l'heure  où  la  campagne  se  tait,  pour  boire  la  première  ombre  et 
la  première  fraîcheur.  Baptiste  siffla  deux  notes.  Dans  le  jour 
cendré,  au  bout  du  jardin,  une  tête  jeune,  éveillée,  répondit  à 
l'appel,  et  se  pencha  hors  de  la  porte.  Elle  allait  sourire.  Elle 
allait  parler.  Mais  tout  à  coup,  elle  eut  une  secousse,  comme  si 
elle  se  retirait.  Les  yeux  s'agrandirent.  Ils  venaient  de  découvrir, 
près  de  Baptiste,  une  femme  qui  s'appuyait  à  la  barrière,  et  qui 
était  mince,  et  jeune  encore,  et  pâle,  et  coiffée  tout  autrement 
que  les  femmes  du  pays. 

Noémi  hésita  une  seconde.  Puis  elle  eut  la  force  de  ne  pas 
crier,  et  elle  sortit  en  courant,  muette,  brave,  les  bras  levés  vers 
sa  joie.  Elle  était  sûre.  Son  cœur,  mieux  que  ses  yeux,  avait 
reconnu  la  mère. 

Celle-ci  la  voyait  venir,  et  se  tenait  immobile. 

Et  elle  ferma  les  yeux,  de  bonheur  et  de  douleur,  quand 
Noémi  fut  tout  près,  et,  toute  droite,  elle  se  laissa  envelopper  par 
les  bras  de  l'enfant,  qui  disait  le  mot  qu'elle  avait  tant  souhaité 
entendre  :  «  Maman  !  maman  Donatienne  !  » 

Mais  elle  se  sentait  indigne,  et  la  joie  fuyait,  à  mesure  qu'elle 
tombait  dans  son  cœur. 

—  Maman  Donatienne,  papa  est  mieux  :  depuis  ce  matin,  il 
reconnaît;  la  fièvre  a  diminué...  Ah!  maman,  je  ne  comptais 
plus  sur  vous  ! 


1S2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Personne  ne  les  entendait,  l'une  qui  pleurait,  l'autre  qui 
parlait  bas. 

L'ombre  était  presque  faite;  le  jardin  se  taisait.  Mais  on  pou- 
vait venir.  La  mère  dénoua  les  bras  qui  la  serraient,  écarta  l'en- 
fant qui  voulait  l'embrasser  et  lui  parler  encore,  et  nerveuse, 
mettant  les  doigts  sur  les  lèvres  de  Noémi,  craignant  une  ques- 
tion qui  la  torturait  : 

—  Ne  me  demande  rien,  dit-elle.  Je  vous  ai  toujours  eus  dans 
le  cœur,  mes  petits...  Je  reviens  pour  vous...  Mène-moi!... 

Légère,  troublée  et  fière,  l'enfant  prit  par  la  main  sa  mère,  et, 
levant  le  front,  longea  le  carré  de  choux,  la  mare,  et  tourna 
pour  entrer  dans  la  maison. 

Il  n'y  avait  point  de  lampe  allumée  dans  la  chambre,  et  toute  la 
lumière  était  une  faible  rayée  qui  coulait  de  la  fenêtre,  en  biais, 
sur  le  lit  du  père,  et  se  diluait  dans  les  ténèbres  grandissantes. 

Les  voisines  étaient  assises  à  côté  de  la  fenêtre  ;  Joël  et  Lu- 
cienne jouaient  sur  la  terre  nue,  dans  l'ombre.  Le  blessé  som- 
meillait. 

Quand  Donatienne  entra,  derrière  Noémi,  personne  n'y  fit  at- 
tention. Elle  s'avança,  sans  être  remarquée,  jusqu'auprès  du  lit. 
La  tête  de  Louarn  endormi  était  dans  l'ombre.  Celle  de  sa  femme 
recevait  la  lumière,  faiblement.  Les  voisines  chuchotèrent  :  <(  Qui 
est-ce?  »  Les  deux  ailes  de  la  coiffe  de  lin  se  penchèrent  vers  le 
blessé.  Et  les  anges  de  Dieu  purent  voir  que  cette  femme,  qui 
avait  péché  et  souffert,  en  ce  moment  du  moins  avait  pitié.  Elle 
considérait  le  visage  émacié,  tourmenté,  vieilli,  usé  par  le  cha- 
grin et  le  travail,  le  visage  qu'elle  avait  fait  en  s'en  allant.  Et  ses 
lèvres  tremblaient. 

Noémi,  qui  s'était  écartée  et  mise  un  peu  en  retrait,  mais 
tout  près  de  la  jupe  à  petits  plis  qu'elle  tenait  de  la  main,  souffla, 
dans  la  chambre  silencieuse,  un  seul  mot  : 

—  Maman  ! 

L'homme  releva  les  paupières,  et,  des  profondeurs  du  som- 
meil et  de  l'oubli,  son  âme  monta  lentement  vers  ses  yeux,  qui 
s'effarèrent  de  cette  vision  de  la  coiffe  bretonne,  et  se  perdirent 
en  haut,  puis  revinrent  à  elle,  puis  frémirent,  puis  s'avivèrent 
de  deux  larmes,  qui  coulèrent. 

Tant  d'autres  avaient  passé  avant,  qu'elles  tombaient  plus  vite. 

Il  demanda  : 

—  G'est-il  toi,  Donatienne? 


LA    FIN    DE    DONATIENNE.  153 

—  Oui,  c'est  moi. 

Les  voix  étaient  faibles  comme  le  jour.  Le  regard  de  Louarn 
parut  se  creuser.  On  eût  dit  qu'un  chemin  s'ouvrait  jusqu'à  la 
peine  cachée  de  son  âme. 

—  Gomme  tu  viens  tard  !  dit-il.  Je  n'ai,  à  cette  heure,  que  de 
la  misère  à  te  donner. 

Elle  voulait  répondre.  Mais  les  yeux  du  blessé  se  fermèrent, 
et  le  visage  retomba  de  profil  sur  l'oreiller,  inerte,  accablé  par 
le  sommeil. 

Donatienne  se  tourna  vers  le  milieu  de  la  salle.  Elle  respirait 
vite,  comme  celles  qui  vont  pleurer.  Les  deux  femmes  du  bourg 
s'étaient  approchées,  Noémi  lui  amenait  Lucienne  et  Joël,  hé- 
sitans  et  luttans,  et  leur  disait  en  vain  :  «  C'est  maman,  la  vraie, 
je  vous  assure.  »  Ils  ne  l'avaient  pas  connue.  Ils  avaient  peur 
d'elle.  Et,  dès  que  Donatienne  les  eut  embrassés,  ils  s'échap- 
pèrent, et  glissèrent  dans  l'ombre. 

Alors,  près  du  lit  d'où  elle  n'avait  pas  bougé  encore,  elle  de- 
manda : 

—  Donnez-moi  de  la  lumière,  mes  enfans. 

Quand  la  lumière  fut  posée  sur  la  table  du  milieu,  on  vit 
que  la  petite  Bretonne  n'avait  pu  retenir  ses  larmes,  mais  qu'elle 
ne  voulait  pas  leur  donner  toute  puissance  sur  elle.  Debout  près 
de  Noémi,  elle  avait  l'air  d'une  sœur  un  peu  plus  grande,  et  qui 
avait  de  la  peine.  Elle  poussa  un  grand  soupir. 

—  Noémi,  dit-elle  doucement,  il  est  l'heure  de  prépai'er  le 
souper  ? 

—  Oui,  maman. 

Donatienne  s'arrêta  un  instant,  comme  si  les  mots  qu'elle 
avait  à  ajouter  étaient  difiiciles  à  dire. 

—  Donne-moi  les  sabots  de  celle  qui  est  partie. 

—  Oui,  maman. 

—  J'irai  tirer  de  l'eau,  et  je  ferai  la  soupe,  pour  vous  tous 
quatre. 

Et,  ayant  mis  les  sabots  de  l'autre,  elle  commença  de  travailler. 

René  Bazin. 


UNE   VIE    D'AMBASSADRICE 

AU  SIÈCLE  DERNIER 


I 

A  LA  COUR  DE  RUSSIE 


De  nouveau,  je  viens  entretenir  de  Dorothée,  comtesse,  puis 
princesse  de  Liéven,  les  lecteurs  de  la  Revue.  En  lui  consacrant 
ce  récit,  je  me  plais  à  penser  qu'ils  ne  trouveront  pas  mauvais 
qu'une  fois  de  plus,  je  leur  parle  d'elle  (1).  La  place  qu'elle  a 
tenue  dans  la  société  diplomatique  de  son  temps,  l'influence 
qu'elle  y  a  exercée,  les  illustres  amitiés  qu'elle  y  contracta, 
voilà  qui  suffirait,  me  semble-t-il,  à  justifier  une  étude  complé- 
mentaire de  celles  dont  elle  a  été  l'objet  de  ma  part,  n'eussé-je 
pas  d'autres  motifs  pour  l'entreprendre.  Mais,  j'en  ai  d'autres.  Ils 
m'ont  été  fournis  par  le  comte  Alexandre  Apponyi,  petit-fils  du 
comte  Alexandre  de  Benckendorff,  frère  de  M™'  de  Liéven.  Je 
lui  dois  la  communication  de   quelques  centaines  de  lettres  (2) 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  septembre  1901  et  15  mars  1902. 

(2)  Quatre  cents,  pour  préciser.  Écrites  en  français,  elles  sont  presque  toutes 
adressées  par  M""  de  Liéven  à  son  frère  Alexandre  de  Benckendorfl',  officier  dans 
l'armée  russe,  qui  devint  général  et  aide  de  camp  des  empereurs  Alexandre  I"  et 
Nicolas  1".  On  en  trouve  dans  le  nombre  quelques-unes  adressées  au  même  cor- 
respondant par  le  mari  de  M""  de  Liéven  ou  par  elle  à  son  père  et  à  la  comtesse 
Apponyi  son  amie.  Parmi  celles  qu'elle  envoyait  à  son  frère,  cent  cinquante  tra- 
duites en  anglais  viennent  d'être  publiées  à  Londres  :  Letters  ofDorothea  princess 
Liéven,  during  lier  résidence  in  London,  1812-1834,  edited  by  Lionel  G.  Robinson. 
London.    Longmans.    Green    and    C°.    En   les    publiant,  notre   éminent   confrère 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  155 

écrites  par  sa  grand'tanto.  La  première  date  de  1802,  la  dernière 
de  1838.  Cette  volumineuse  correspondance  embrasse  donc  trente- 
six  années  de  la  vie  de  la  princesse,  la  période  la  plus  active 
de  son  existence  si  pleine  et  si  mouvementée,  ces  temps  où  elle 
brilla  sur  l'une  des  premières  scèaes  du  monde,  parmi  les 
hommes  d'Etat  les  plus  éminens.  Là,  nous  sommes,  en  ce  qui 
la  concerne,  sur  dos  terres  à  peu  près  inexplorées.  Pour  y  mar- 
cher utilement,  pour  y  découvrir  ce  qu'elles  renferment,  il  fallait 
un  flambeau.  La  correspondance  de  la  princesse  avec  son  frère 
me  l'a  mis  en  main. 

I 

En  1800,  au  moment  où  elle  va  épouser  le  comte  de  Liéven, 
Dorothée  de  Benckendorff  vient  de  quitter  le  couvent  de  Smolny, 
institut  des  demoiselles  nobles  protégées  par  Llmpératrice,  où 
elle  a  été  élevée  dans  la  religion  luthérienne,  celle  de  sa  famille. 
Elle  a  quinze  ans.  Qu'on  se  figure  une  toute  jeune  fille  aux  che- 
veux bruns,  grande,  mince,  trop  mince  même,  et  qui  promet  de 
grandir  encore.  La  poitrine  est  plate  à  l'excès,  le  cou  plutôt  dis- 
gracieux à  force  d'être  long.  Mais  elle  rachète  ces  imperfections 
par  la  grâce  du  visage  et  par  l'éclat  du  regard.  Ses  yeux  cares- 
sans  révèlent  la  vivacité  de  son  intelligence,  l'ardeur  de  son 
âme.  Dans  cette  enfant,  la  femme  qu'elle  sera  plus  tard  perce 
déjà,  prime-sautière,  spontanée,  impressionnable  au  plus  haut 
degré,  voire  un  peu  frivole,  ce  qui  est  de  son  âge. 

Aussi  instruite  que  le  peuvent  être  les  jeunes  filles  d\in  rang 
social  égal  au  sien,  elle  parle  quatre  langues:  le  russe,  le  fran- 
çais, l'allemand  et  l'anglais;  elle  les  écrit;  c'est  le  français  qu'elle 
préfère.  Elle  en  use  ordinairement  dans  sa  conversation  comme 
dans  sa  correspondance.  Entre  tous  les  arts  qu'on  lui  enseigna, 
elle  n'est  guère  captivée  que  par  la  musique;  et  encore,  mani- 
feste-t-elle  ce  goût  plus  encore  comme  auditrice  que  comme 
exécutante. 

Sa  mère  est  morte.  Son  père  lui  reste;  elle  lui  a  voué  un 
culte  passionné,  ainsi  qu'à  sa  sœur  Marie  et  à  ses  deux  frères 

M.  Lionel  Robinsonles  a  enrichies  d'annotations  instructives.  II  en  reste  deux  cent 
cinquante  qui  n'ont  jamais  vu  le  jour,  Le  comte  Apponyi  a  bien  voulu  me  les 
communiquer  avec  le  texte  français  des  précédentes.  Je  me  plais  à  le  remercier 
ici  de  la  bienveillante  libéralité  avec  laquelle  il  m'a  ouvert  ses  archives. 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Alexandre  et  Constantin,  à  ceux-ci  surtout.  L'esprit  de  famille 
règne  à  ce  foyer.  Une  affection  réciproque  en  règle  toutes  les 
actions.  Le  père,  le  comte  de  Benckendorff,  général  d'infanterie, 
a  fait  un  beau  chemin  dans  l'armée  sous  le  règne  de  Catherine. 
Il  a  su  gagner,  avec  l'estime  de  ses  camarades,  celle  de  sa  souve- 
raine. Elle  lui  a  été  maintenue  par  le  successeur  de  celle-ci, 
l'empereur  Paul  P'"  qui,  d'ailleurs,  a  connu  au  couvent  de  Smolny 
la  petite  Dorothée.  «  Il  venait  souvent  au  couvent  où  j'ai  été 
élevée,  écrira-t-elle  plus  tard  dans  son  journal  (1).  Il  s'amusait 
quelquefois  des  jeux  des  petites  filles;  il  y  prenait  volontiers 
part  lui-même.  Je  me  souviens  d'avoir  joué  un  soir,  dans  l'an- 
née 1798,  au  colin-maillard  avec  lui,  le  dernier  roi  de  Pologne, 
le  prince  de  Condé  et  le  maréchal  Souvaroff.  L'Empereur  fit 
mille  folies  très  gaies  et  toujours  convenables.  »  Quant  à  l'impé- 
ratrice Marie  Feodorov^^na  (2)  elle  ne  s'est  pas  contentée  de  jouer 
avec  la  jeune  pensionnaire  :  elle  l'a  prise  en  affection,  a  promis 
de  la  marier.  Elle  lui  destine  un  emploi  de  dame  d'honneur. 

Il  y  avait  alors  à  la  cour  de  Russie  une  haute  dignitaire  qui 
par  ses  services  et  l'inûuence  qu'ils  lui  avaient  assurée,  était 
devenue  toute-puissante.  C'était  la  baronne  de  Liéven,  gouver- 
nante dos  enfans  impériaux,  amie  de  leur  mère,  sa  compagne 
inséparable,  fixée  à  demeure  au  palais.  Rien  de  banal  en  cette 
femme,  ni  l'existence  ni  le  caractère.  Veuve  à  vingt  ans  d'un 
major  général,  qui  l'avait  laissée  sans  fortune  avec  deux  fils,  elle 
vivait  à  Riga,  pauvre  et  obscure,  pas  assez  obscure  cependant 
pour  qu'à  diverses  reprises  son  nom  n'eût  pas  été  prononcé 
devant  la  grande  Catherine.  Ceux  par  qui  il  l'était  y  avaient  sans 
doute  ajouté  divers  traits  révélateurs  d'une  rare  trempe  d'âme 
puisqu'enl783,  l'Impératrice  s'en  souvint  lorsqu'elle  eut  à  chercher 
une  éducatrice  pour  les  enfans  du  grand-duc  Paul,  son  héritier. 


(1)  La  princesse  de  Liéven  a  laissé  un  journal  autographe.  Elle  y  raconte  sa  vie 
et  ne  recule  pas,  m'assure-t-on,  devant  les  confidences  personnelles  les  plus 
intimes.  Mais,  aux  termes  du  testament  de  son  fils  aîné,  le  prince  Alexandre  qui 
lui  survécut,  ce  précieux  document  et  d'autres  provenant  de  sa  succession  ne 
pourront  être  communiqués  ni  publiés  avant  1936.  Il  en  a  été  cependant  distrait 
un  fragment.  Il  figure  dans  un  volume  que  vient  de  publier  à  Berlin  le  savant 
professeur  Theodor  Schiemann,  sous  ce  titre  :  Die  Ermordung  Pauls  und  die 
Thronbesfeigung  Nikolaiis  I.  La  lecture  de  ces  quelques  pages  inspirera  à  tous 
ceux  qui  en  prendront  connaissance  le  regret  que  la  divulgation  des  autres  échappe 
encore  à  l'histoire  d'une  vie  dont  nous  n'ignorons  guère  plus  les  secrets. 

(2)  Née  Augusta  de  Wurtemberg,  seconde  femme  de  Paul,  dont  elle  eut  dix 
enfans. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  457 

On  sait  quau  mépris  du  droit  des  parens,  elle  entendait 
s'occuper  seule  de  les  élever.  Elle  n'aimait  pas  leur  père,  soit 
cju'il  lui  rappelât  trop  vivement  le  mari  dont  on  lui  imputait  la 
mort  tragique;  soit  que,  comme  lanière  d'Hamlet,  elle  craignît 
de  lire  en  ses  yeux  l'accusation  véhémente  qu'elle  le  soupçonnait 
de  porter  dans  son  cœur.  Elle  l'avait  relégué  loin  d'elle.  Lui- 
même  eût  d'ailleurs  refusé  de  vivre  à  ses  côtés,  d'être  le  témoin 
de  ses  désordres.  Catherine  et  son  fils  semblaient  séparés  par 
un  abîme.  Les  griefs,  légitimes  ou  non,  que  le  tsarewitch  nour- 
rissait contre  sa  mère  sétaient  encore  aggravés  quand  elle  lui 
avait  arraché  ses  enfans  pour  les  avoir  à  sa  cour  et  pour  façonner 
à  son  gré  leur  esprit  et  leur  âme.  Cet  outrage  à  l'autorité  pater- 
nelle accompli  lorsqu'ils  étaient  encore  en  bas  âge,  il  avait  fallu 
bientôt  songer  à  leur  donner  une  gouvernante.  Le  souvenir  de 
l'Impératrice  s'était  alors  porté  sur  cette  «  petite  Liéven  »  qui 
végétait  tristement  dans  sa  pauvre  maison  de  Riga. 

Un  matin,  elle  y  voit  entrer  le  comte  de  Broron-Camus, 
gouverneur  général  de  la  province.  Il  est  porteur  de  l'offre  que 
fait  à  la  jeune  femme  l'Impératrice.  Elle  l'appelle  à  sa  cour  pour 
y  diriger  l'éducation  des  enfans  du  tsarewitch.  Tombée  de  si  haut, 
une  telle  offre  est  presque  un  ordre.  Cependant,  la  baronne  de 
Liéven  y  répond  en  la  repoussant.  Peut-être  connaît-elle  les 
dissentimens  qui  existent  entre  la  mère  et  le  fils  et  redoute-t-elle 
de  s'y  trouver  mêlée;  peut-être  aussi,  révoltée  par  tout  ce  qu'on 
raconte  des  mœurs  de  l'Impératrice,  ne  veut-elle  pas  la  voir. 
Elle  refuse  résolument,  sans  avouer  les  causes  de  son  refus.  Le 
négociateur  insiste;  il  énumère  les  avantages  proposés;  puis,  à 
bout  d'argumens,  il  montre  à  M"""  de  Liéven  ses  deux  fils  qui 
courent  pieds  nus  dans  la  chambre. 

—  Vous  aurez  de  quoi  leur  payer  des  souliers,  dit-il. 
Elle  rougit  et,  après  une  brève  hésitation,  s'écrie  : 

—  Eh  bien!  ce  sera  pour  eux  que  j'essaierai. 

D'après  une  autre  version,  empruntée  aux  mêmes  sources  et 
qui  complète  celle-ci  sans  la  démentir,  le  consentement  n'aurait 
pas  été  aussi  prompt.  Elle  nous  montre  M"^^  de  Liéven  restant 
sourde  aux  objurgations  du  comte  de  Broron,  ne  partant  pour 
Saint-Pétersbourg  que  sur  un  ordre  formel  et  décidée  à  y  faire 
connaître  les  causes  de  son  refus. 

Présentée  à  l'Impératrice  par  la  comtesse  Braniçka,  elle  tombe 
à  genoux. 


i58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  vous  charger  de  l'éducation 
de  mes  petits-enfans  ?  lui  demande  Catherine. 

—  Majesté,  répond-elle,  il  y  a  dans  cette  cour  trop  de  débor- 
demens,  trop  de  scandales. 

Comment  a-t-elle  osé  parler  ainsi  à  la  despotique  souveraine 
qui  tient  dans  ses  puissantes  mains  la  vie  de  ses  sujets?  Sans 
doute,  une  parole  foudroyante  va  la  faire  rentrer  sous  terre.  Il 
n'en  est  rien.  Catherine  demeure  calme.  Elle  ne  s'offense  pas  de 
cette  allusion  à  ses  désordres.  Très  douce,  elle  dit  : 

—  Vous  ne  les  verrez  pas  (1). 

Ce  n'est  pas  au  surplus  la  seule  circonstance  oii  la  baronne  de 
Liéven  (2)  ait  tenu  tête  à  la  grande  Impératrice.  Ayant  accepté 
les  fonctions  difficiles  qu'on  lui  a  presque  imposées,  elle  apporte 
à  les  remplir  autant  d'indépendance  que  de  sollicitude.  Quoi- 
qu'elle les  tienne  de  sa  souveraine,  elle  se  souviendra  toujours 
qu'au-dessus  de  l'autorité  que  celle-ci  s'est  arrogée  sur  ses  petits- 
enl'ans,  il  y  en  a  une  supérieure,  plus  légitime,  plus  sacrée: 
celle  du  père  et  de  la  mère.  Toutes  les  fois  que  sur  des  questions 
d'éducation,  de  conduite,  il  y  aura  conflit  entre  l'une  et  l'autre, 
c'est  du  côté  des  parens  que  la  gouvernante  se  mettra,  et  avec  tant 
d'habileté,  de  savoir-faire,  mais  aussi  tant  de  résolution,  que 
Catherine,  qui  cependant  ne  cède  à  personne,  presque  toujours 
finira  par  lui  donner  raison,  Il  est  vrai  que  M™"  de  Liéven  n'hé- 
site jamais  à  mettre  les  fers  au  feu  quand  il  le  faut,  et  à  déclarer 
qu'elle  s'en  ira  plutôt  que  de  prêter  la  main  à  ce  qu'elle  consi- 
dère comme  une  injure  à  l'autorité  paternelle. 

J'ai  sous  les  yeux  un  portrait  d'elle  qui  ne  permet  pas  de 
douter  de  la  fermeté  de  son  caractère.  Il  a  été  fait  quand  elle 
commençait  à  vieillir.  Elle  y  est  représentée  en  une  toilette 
quasi  asiatique.  Les  traits  trop  durs  et  par  trop  dépourvus  de 
grâce  concourent  à  révéler  une  volonté  sans  défaillance.  Dans  le 
regard  l'énergie  le  dispute  à  la  bonté.  C'est  l'image  d'une  maî- 
tresse femme  et  d'une  femme  de  cœur.  Elle  rend  vraisemblable 
tout  ce  qui  nous  a  été  rapporté  d'elle.  Elle  explique  aussi  la  recon- 
naissance que  lui  avaient  gardée  ses  élèves.  Leur  père,  Paul  I", 
une  fois  sur  le  trône,  et  sa  femme  l'impératrice  Marie,  à  son 
exemple,  lui  en  donnèrent  maints  témoignages.  Elle  devait  en 

(1)  Renseignemens  inédits,  communiqués  à  l'auteur. 

(2)  Elle  fut  faite  comtesse    en   1799  et  princesse  en  1823    à   l'avènement  de 
Nicolas  I".  Ses  fils  eurent  droit  aux  mêmes  titres. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  159 

recevoir  d'autres  de  leur  successeur  Alexandre  P''.  Il  n'oublia 
jamais  que  M""  de  Liéven  avait  largement  contribué  à  sa  for- 
mation intellectuelle. 

Les  fils  de  la  gouvernante,  naturellement,  participèrent  à  sa 
faveur.  Entrés  dans  l'armée  en  1777,  ils  allaient  parvenir  aux 
plus  hautes  fonctions  militaires  et  civiles.  L'aîné  fut  major 
général,  curateur  de  l'université  de  Dorpat  et,  en  1833,  sous  le 
règne  de  Nicolas,  ministre  de  l'Instruction  publique.  Avec  le 
souvenir  de  sa  science,  dont  l'étendue  le  différenciait  de  son 
cadet,  il  a  laissé  celui  d'une  dévotion  intolérante,  exaltée, 
poussée  jusqu'au  mysticisme  et  de  fréquentes  colères  au  cours 
desquelles  il  devenait  si  terrible  que  sa  famille  tremblait  tou- 
jours devant  lui.  Son  frère  cadet,  d'un  naturel  plus  malléable, 
mais  sec  de  cœur  et  d'esprit  moins  ouvert,  fut  aussi  heureux 
dans  sa  carrière.  On  le  verra  tour  à  tour  lieutenant  général, 
ambassadeur  à  Berlin  et  à  Londres,  gouverneur  du  futur 
Alexandre  IL  A  l'époque  où  se  préparait  son  mariage  avec  Doro- 
thée de  BenckendorfT,  sous  le  patronage  de  l'Impératrice,  il  avait 
vingt-sept  ans.  Depuis  trois  ans,  aide  de  camp  de  Paul  P"",  il 
était  nanti  du  portefeuille  de  la  Guerre.  Il  exerçait  ses  fonctions 
ministérielles  sous  l'autorité  directe  et  quotidienne  de  l'Em- 
pereur. 

A  ces  détails,  il  est  aisé  de  se  figurer  ce  qu'était  alors  la 
situation  de  sa  mère  à  la  cour  de  Russie.  En  possession  de 
l'amicale  confiance  de  l'Impératrice,  aimée  par  ses  maîtres,  adulée 
par  ses  inférieurs,  enviée  par  ses  égaux,  la  rigidité  de  ses 
mœurs,  l'éclat  de  ses  services,  le  prix  qu'elle  en  recueillait 
incessamment  lui  assuraient  un  respect  universel.  L'Empereur 
venait  de  lui  donner  un  nouveau  gage  de  sa  bienveillance,  en 
accordant  son  consentement  au  mariage  de  son  jeune  ministre 
avec  Dorothée  de  BenckendorfF.  Les  deux  familles  s'étaient  rapi- 
dement mises  d'accord.  Quant  aux  jeunes  gens,  de  la  joie  qu'ils 
laissaient  voir,  on  eût  pu  conclure  que  leur  mariage  était,  à 
proprement  parler,  un  mariage  d'amour,  si  l'âge  de  la  fiancée,  — 
elle  avait  quinze  ans,  —  n'eût  autorisé  les  esprits  sagaces  et 
prévoyans  à  concevoir  quelques  doutes  sur  la  durée  des  senti- 
mens  qu'elle  éprouvait  alors. 

Après  la  bénédiction  nuptiale,  les  nouveaux  époux  s'instal- 
lèrent à  Saint-Pétersbourg  d'où  les  fonctions  du  mari  ne  lui  per- 
mettaient pas  de  s'éloigner.  Le  général  de  BenckendorfT  retourna 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  son  commandement.  Mais,  pour  faciliter  à  sa  fille  la  tran- 
sition d'un  état  à  un  autre,  il  laissait  dans  la  capitale  ses  autres 
enfans  :  Alexandre,  Constantin  et  Marie.  Ils  y  finissaient  leur 
éducation.  Alexandre  se  destinait  à  l'armée,  Constantin  à  la 
diplomatie.  Quanta  Marie,  promue  au  rang  de  demoiselle  d'hon- 
neur, elle  allait  bientôt  vivre  à  la  cour  (1).  L'union  était  étroite 
et  tendre  entre  les  frères  et  les  sœurs.  Dès  lors,  on  conçoit  sans 
peine  que  Dorothée  ait  souscrit  d'un  cœur  enthousiaste  à  l'ar- 
rangement qui  fixait  à  ses  côtés  les  compagnons  de  ses  jeunes 
années  et  lui  épargnait  les  tristesses  d'une  séparation  dont  son 
nouveau  foyer,  quelque  bonheur  qu'elle  espérât  y  trouver,  eût 
été  assombri. 

Dès  ce  premier  jour,  elle  aima  son  mari-  La  preuve  en  est 
dans  sa  correspondance.  On  la  voit  à  tout  instant  se  louer  de  lui, 
se  plaindre  amèrement  lorsque  son  service  auprès  de  l'Empe- 
reur le  retient  loin  d'elle,  se  réjouir  quand  il  revient  et  plus 
encore  quand  il  lui  a  annoncé  en  rentrant  qu'il  va  pouvoir 
rester  quelques  jours  à  la  maison.  Parmi  les  nombreuses  lettres 
que  j'ai  dans  les  mains  et  qui,  de  1802  à  1838,  se  suivent  régu- 
lièrement, j'en  ai  trouvé  une  sans  date  qui  assurément  a  été* 
écrite  au  lendemain  du  mariage,  pendant  une  courte  indisposi- 
tion du  cher  frère  Alexandre.  Elle  témoigne  de  l'état  d'âme  de 
la  petite  comtesse.  Tout  y  révèle,  en  ce  qui  touche  son  mari,  un 
parfait  contentement. 

«  Croyez,  mon  cher  Alexandre,  que  je  souff're  autant  que 
vous  d'être  privée  de  vous  voir  dans  ce  moment.  J'ai  besoin  de 
votre  présence  pour  compléter  mon  bonheur.  Je  n'entreprendrai 
pas  de  vous  le  décrire.  Vous  connaissez  mon  mari  (avec  quel 
plaisir  je  lui  donne  ce  nom!).  Aussi  vous  devez  comprendre 
combien  je  l'aime,  combien  je  suis  heureuse.  Tâchez  de  vous  re- 
mettre bien  vite.  Je  suis  d'une  impatience  extrême  à  vous  voir 
et  à  vous  dire  tout  ce  que  mon  cœur  ressent  de  tendre  pour 
vous.  Adieu,  je  t'embrasse  tendrement  (2).  » 

(1)  De  cette  sœur  qui,  nous  dit-on,  mourut  jeune,  il  est  rarement  question  dans 
la  correspondance  qui  est  sous  nos  yeux.  Elle  y  est  désignée  sous  le  nom  de 
Mâcha.  On  aimait  dans  la  famille  à  se  débaptiser,  à  substiluer  au  prénom  un  di- 
minutif, Alexandre  devient  Arrar;  Constantin,  Costa;  Dorothée,  Dacha.  Elle-même, 
dans  les  premières  années  de  son  mariage,  quand  elle  parle  de  son  mari,  ne 
l'appelle  que  Bonsi. 

(2)  Cette  lettre  ni  celles  qui  vont  de  1802  à  1813  ne  figurent  dans  le  recueil  pu- 
blié à  Londres.  Ce  recueil  contient  uniquement  celles     ui  furent  écrites  de  1813  à 


UNE    VIE    d'aMIUSSADRICE    AU    SIÈCLE    DERNIER.  161 

En  exprimant  avec  cette  ardeur  toute  juvénile  son  amour 
pour  l'homme  dont,  depuis  quelques  jours,  elle  porte  le  nom, 
la  jeune  mariée  ne  joue  pas  une  comédie.  Elle  traduit  les  sen- 
sations de  son  âme  ;  elle  est  sincère  comme  elle  ne  cessera  ja- 
mais de  l'être  en  parlant  de  lui.  Quelques  années  après,  elle 
n'osera  plus  dire  qu'elle  l'aime  ;  mais  elle  dira  toujours  qu'elle 
l'estime  et  se  consacrera  à  le  faire  briller  en  lui  attribuant  ses 
propres  talens.  Le  trait  est  à  retenir.  Au  cours  d'une  longue  vie 
qui  a  parsemé  sa  route  de  tentations  entraînantes,  notre  héroïne 
n'a  su  qu'imparfaitement  y  résister,  et  encore  qu'on  lui  ait  ca- 
lomnieusement  prêté  des  amans  qu'elle  n'a  jamais  eus,  on  ne 
saurait  nier  qu'elle  ne  s'est  pas  piquée,  son  mari  vivant,  d'une 
fidélité  rigoureuse  à  ses  devoirs  conjugaux,  et,  son  mari  mort, 
d'un  attachement  durable  à  sa  mémoire.  Sa  liaison  avec  Metter- 
nicli  ne  peut  être  mise  en  doute  et  pas  davantage  la  passion  que 
lui  avait  inspirée  un  grand  seigneur  anglais  dont  ses  intimes 
d'alors  associaient  le  nom  au  sien.  Il  est  également  visible  que 
dans  son  amitié  pour  Guizot  contractée  avant  qu'elle  fût  veuve, 
il  y  a  eu  une  part  d'amour  et  qu'au  total,  son  cœur,  une  fois  dé- 
taché de  celui  de  son  époux,  a  longtemps  erré  avant  de  se  fixer 
à  la  dernière  et  suprême  affection  qui  embellit  sa  vieillesse  et 
l'accompagna  jusqu'à  la  tombe.  Du  moins,  convient-il  de  con- 
stater qu'à  travers  ces  aventures  de  caractères  si  divers,  menées 
en  marge  de  sa  vie,  la  dignité  de  son  foyer  est  toujours  restée 
sauve  et  celle  de  son  mari  par  conséquent. 

Elle  a  porté  beau,  s'est  fait  un  visage  impassible,  n'a  rien 
laissé  voir  ni  rien  livré  à  la  malignité  publique  de  ce  qu'elle  de- 
vait et  voulait  cacher.  Ce  que  l'on  sait,  on  Ta  surpris,  et  sans 
doute  enjolivé;  elle  avait  l'horreur  de  l'incorrection,  du  scandale. 
Elle  n'a  cessé  de  nourrir,  plus  encore  que  la  crainte  d'une  dé- 
chéance bien  improbable  dans  le  monde  où  elle  vivait,  l'ardent 
désir  de  ne  pas  être  une  cause  de  chagrins  pour  le  père  de  ses 
six  enfans  (1),  pour  eux-mêmes.  Cette  préoccupation  apparaît 
en  elle  toujours  si  dominante  qu'on  n'est  pas  étonné  de  l'en- 
tendre, parvenue  à  la  maturité  de  l'âge,  parler  de  son  mari  avec 

1834;  et  encore  s'en  faut-il  de  beaucoup  qu'elles  y  soient  toutes,  l'éditeur  ayant 
eu  surtout  en  vue  de  prendre  dans  la  Correspondance  ce  qui  intéressait  exclusive- 
ment l'Angleterre.  Pour  le  même  motif,  il  n'en  donne  aucune  d'une  date  posté- 
rieure à  1834. 

(1)  Cinq  fils  et  une  fille  qui  ne  vécut  pas. 

TOME  xm.  —  1903.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autant  de  tendre  sollicitude  qu'aux  temps  ri  ans  de  la  lune  de 
miel,  et  gémir  d'être  séparée  de  lui,  alors  que  des  douleurs  suc- 
cessives et  les  coups  répétés  du  malheur  lui  font  souhaiter  ar- 
demment une  réunion  qui  leur  permettrait  de  mêler  leurs 
larmes. 

Cet  avenir  de  tristesse  et  de  regrets,  elle  ne  le  prévoyait  pas, 
à  l'aube  de  sa  vie  conjugale.  Heureuse,  elle  jouissait  de  son 
bonheur.  La  conviction  qu'il  durerait  en  doublait  le  prix.  Son 
existence  est  alors  celle  des  jeunes  femmes  ses  égales.  Tout  lui 
plaît,  tout  lui  sourit,  tout  lui  est  rose.  Ses  jours  se  partagent 
entre  l'accomplissement  de  devoirs  qui  ne  sont  encore  ni  nom- 
breux, ni  lourds,  ni  difficiles,  et  les  obligations  mondaines  aux- 
quelles elle  est  tenue.  A  la  cour  comme  à  la  ville,  elle  est  de 
toutes  les  fêtes,  mise  en  vedette  par  la  fonction  de  son  mari  et 
par  celles  de  sa  belle-mère.  On  la  voit  au  palais  d'Hiver  quand 
l'Empereur  y  réside  ;  au  palais  Michel,  qu'il  préfère  parce  qu'il 
s'y  croit  plus  en  sûreté  ;  à  Gatchina,  à  Paulowski,  dans  les 
salons  de  la  capitale  ;  elle  se  trouve  partout  où  vont  les  <(  Impé- 
riautés;  »  admise  dans  lintimité  de  Tlmpératrice,  elle  est  l'amie 
des  grandes-duchesses.  Les  personnages  les  plus  haut  placés  la 
comblent  de  prévenances  ;  tout  le  monde  a  des  attentions  pour 
elle  ;  la  rudesse  tartare  s'émousse  au  contact  de  cette  jeune 
femme  frêle,  délicate  et  rieuse  dont  la  jeunesse  captive  quiconque 
l'approche  et  dont  les  saillies  spirituelles  allument  toujours 
autour  d'elle  un  rayon  de  gaieté. 

Elle  s'abandonne  à  ce  tourbillon  moins  encore  par  goût  que 
parce  que  son  mari  s'y  plaît  ou  tout  au  moins  parce  que,  déjà 
courtisan  souple  et  délié,  il  l'a  persuadée  que  feindre  de  s'y 
plaire  est  le  plus  sûr  moyen  de  se  maintenir  dans  les  bonnes 
grâces  de  l'Empereur.  Elle  paraît  alors  s'y  livrer  tout  entière  et 
il  en  est  ainsi  jusqu'au  jour  où  le  despotisme  impérial,  qui  déjà 
tant  de  fois  a  fait  des  victimes  et  autorisé  tous  les  doutes  sur  l'état 
des  facultés  mentales  de  Paul  P'",  soumet  la  Russie  à  un  régime 
de  compression  intolérable  et  y  répand  la  terreur. 

«  Le  caractère  ombrageux  de  l'Empereur,  raconte  dans  son 
journal  la  princesse  de  Lieven,  avait  pris  dans  la  dernière  année 
un  caractère  effrayant.  Les  apparences  les  plus  puériles  prenaient 
à  ses  yeux  les  proportions  d'un  complot.  Il  destituait  et  exilait 
arbitrairement.  La  forteresse  recevait  de  nombreuses  victimes  et 
il  ne  fallait  quelquefois  pour  cela  que  des  gilets  trop  longs  ou 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  463 

un  habit  trop  court.  Les  gilets  étaient  proscrits.  L'Empereur 
disait  que  les  gilets  avaient  fait  la  révolution  française...  Dans 
les  dernières  six  semaines,  plus  de  cent  officiers  de  la  garde  im- 
périale avaient  été  jetés  dans  les  prisons.  Mon  mari  avait  le  mal- 
heur d'être  l'organe  de  ces  sentences  iniques.  » 

Après  avoir  mentionné  les  dispositions  du  malheureux 
Paul  P'"  à  la  violence  et  à  l'extravagance,  M'""  de  Liéven  se  plaît 
à  reconnaître  qu'il  possédait  de  réelles  qualités  d'esprit  et  de 
cœur,  qu'il  ('4ait  «  grand  et  noble,  ennemi  généreux,  ami  magni- 
fique, sachant  pardonner  grandement  et  réparer  un  tort  ou  une 
injustice  avec  effusion.  »  Par  malheur,  «  la  toute-puissance,  cet 
écueil  des  plus  fortes  têtes,  avait  achevé  de  développer  en  lui  de 
tristes  germes.  »  Néanmoins,  jusqu'à  ce  jour,  le  comte  de  Liéven 
n'avait  pas  eu  à  souffrir  des  caprices  de  son  terrible  maître.  En 
une  circonstance,  il  est  vrai,  où  il  s'était  rendu  coupable  d'un 
oubli  dans  le  service,  l'Empereur  lui  avait  envoyé  un  aide  de 
camp  pour  lui  dire  en  propres  termes  et  sans  y  rien  ajouter  qu'il 
était  «  un  sot.  »  L'aide  de  camp  avait  dû  bel  et  bien  s'exécuter 
et  aller,  lui,  simple  colonel,  jeter  cette  épitliète  à  la  tête  du  chef 
de  la  maison  militaire  impériale.  Mais,  en  rappelant  ce  souvenir, 
M"""  de  Liéven  observe  que  «  c'est  le  seul  mauvais  moment  que 
son  mari  ait  eu  à  subir  de  la  part  de  l'Flmpereur.  » 

Ce  fut  la  vérité  jusqu'au  11  mars  1801,  c'est-à-dire  jusqu'à 
l'entrée  de  la  nuit  tragique  qui  devait  voir  périr  Paul  I".  Ce 
soir-là,  le  ministre  de  la  Guerre,  alité  depuis  quelques  jours,  rece- 
vait à  l'improviste  ce  billet  écrit  par  l'Empereur  :  «  Votre  indis- 
position se  prolonge  trop  ;  et  comme  les  affaires  ne  peuvent  pas 
se  régler  sur  vos  vésicatoires,  vous  aurez  à  remettre  le  porte- 
feuille de  la  Guerre  au  prince  Gagarine.  »  En  même  temps  que 
ce  témoignage  de  la  fin  de  sa  faveur,  le  comte  de  Liéven  rece- 
vait, d'autre  part,  la  nouvelle  que  l'Empereur,  à  la  demande  de 
Gagarine  et  afin  d'atténuer  la  rigueur  de  cette  disgrâce  soudaine, 
avait  donné  l'ordre  de  mettre  à  l'ordre  du  jour  du  lendemain 
sa  promotion  au  grade  de  lieutenant-général.  Ceci  était  fait  pour 
le  consoler  de  cela.  Il  s'endormit  néanmoins  l'esprit  inquiet.  Le 
style  du  billet,  ce  qu'il  savait  du  caractère  de  Paul  V%  lui  don- 
naient tout  à  craindre,  en  dépit  de  l'avancement  promis.  Il  était 
loin  de  se  douter  que,  quelques  heures  plus  tard,  l'Empereur 
serait  mort,  victime  d'une  conjuration  ourdie  par  des  hauts  per- 
sonnages de  sa  cour. 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  leur  tête,  on  le  sait,  était  le  comte  de  Pahlen  :  il  cumulait 
alors  plusieurs  grands  emplois  qui  le  mettaient  en  rapports  fré- 
quens  avec  le  ministre  de  la  Guerre.  Pendant  que  celui-ci  était 
indisposé,  il  venait  souvent  le  voir.  «  C'était,  dit  encore  M"""  de 
Liéven,  un  homme  d'une  haute  stature,  large  d'épaules,  le  front 
élevé,  de  la  physionomie  la  plus  ouverte,  la  plus  honnête,  la 
plus  joviale,  plein  d'esprit,  d'originalité,  de  bonhomie,  de  finesse, 
de  drôlerie  dans  le  langage;  une  nature  inculte, mais  forte,  beau- 
coup de  bon  sens,  ferme,  hardi,  portant  la  vie  légèrement.  C'était 
l'image  de  la  droiture,  de  la  joie  et  de  Imsouciance...  Je  le 
voyais  toujours  arriver  avec  un  plaisir  infini;  il  ne  manquait 
jamais  de  me  faire  rire  et  il  y  prenait  plaisir.  J'étais  fort  con- 
trariée de  me  voir  renvoyée  lorsque  la  conversation  prenait  une 
tournure  sérieuse.  Il  rendait  compte  à  mon  mari  des  incidens 
de  la  journée.  J'étais  de  trop  pour  cela,  mais  j  étais  un  peu 
curieuse  et  j'obtenais  souvent  de  mon  mari  la  confidence  de  ce 
que  je  n'avais  pas  entendu.  » 

C'est  ainsi  qu'elle  apprit  qu'un  soir,  l'Empereur,  soupçonnant 
ses  fils  de  conspirer  contre  lui,  était  descendu  après  souper  chez 
l'aîné,  le  grand-duc  Alexandre,  où  il  n'allait  jamais.  «  Il  voulait 
le  surprendre.  Il  trouva  sur  sa  table,  entre  autres  livres,  la  tra- 
gédie de  la  mort  de  César.  Cela  lui  parut  décisif.  Il  remonta 
dans  son  appartement  et  prenant  Tliistoire  de  Pierre  le  Grand, 
il  l'ouvrit  à  la  page  de  la  mort  d'Alexis,  et  ordonna  au  comte 
Koutaisoff  (1)  de  porter  ce  livre  au  grand-duc  et  de  lui  faire 
lire  cette  page.  »  Pahlen  avoua  encore  à  Liéven  qu'étant  données 
les  dispositions  de  l'Empereur,  il  s'attendait  d'un  moment  à 
l'autre  à  voir  l'Impératrice  au  couvent  et  les  grands-ducs  à  la 
forteresse.  Mais  il  ne  poussa  pas  ses  confidences  jusqu'au  bout. 
Voyant  son  jeune  collègue  malade,  incapable  de  servir,  il  s'abs- 
tint de  l'initier  au  complot. 

La  princesse  n'hésite  pas  â  déclarer  que  ce  fut  là  «  l'une  des 
bonnes  fortunes  de  la  carrière  de  son  mari.  »  —  «  Je  lui  ai  sou- 
vent entendu  débattre  cette  question.  Que  faire  d'une  aussi  dange- 
reuse confidence?  Sauver  l'Empereur,  voilà  le  devoir.  Mais  quoi? 
Livrer  à  la  vengeance,  à  sa  rigueur  tout  ce  que  la  Russie  comp- 
tait de  plus  grand,  de  plus  élevé?  Où  s'arrêterait  la  proscription, 
alors  que  les  impliqués  étaient  si  nombreux?  L'échafaud,  l'exil, 

1^1)  Son  ancien  valet  de  chambre  dont  il  avait  fait  son  grand  écuyer  et  son 
favori. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  165 

la  prison  pour  tous.  Et  après?  Un  régime  plus  terrible  encore 
que  celui  sous  lequel  gémissait  la  Russie.  L'alternative  était 
horrible.  Si  Pahlen  avait  parlé,  il  n'y  avait  qu'un  parti  à  prendre, 
c'était  de  se  brûler  la  cervelle.  » 

Le  jeune  ménage  ne  connut  donc  la  sanglante  tragédie  du 
palais  Michel  que  lorsque  le  dernier  acte  venait  d'être  joué. 
C'était  dans  la  nuit  du  H  au  12  mars.  Vers  deux  heures  et 
demie,  les  Liéven,  qui  s'étaient  couchés  et  dormaient,  sont  brus- 
quement réveillés  par  un  officier  chargé  d'un  message  de  l'Empe- 
reur. 

—  C'est  la  forteresse,  dit  le  mari  à  la  femme.  Et  il  n'en 
doute  plus  en  apprenant  qu'il  est  mandé  au  palais  d'Hiver  où 
Sa  Majesté  l'attend.  Toutefois,  comme  il  sait  que  l'Empereur  ré- 
side au  palais  Michel,  il  croit  à  une  erreur  de  l'officier.  —  Vous 
êtes  ivre,  lui  reproche-t-il. 

Offensé,  l'officier  réplique  qu'il  vient  de  quitter  Sa  Majesté  et 
a  répété  ses  propres  paroles.  Et  Liéven  s'étonnant  que  l'Empereur 
ait  changé  de  résidence  au  milieu  de  la  nuit,  le  messager 
ajoute  : 

—  L'Empereur  est  très  malade,  et  c'est  le  grand-duc  Alexandre, 
c'est-à-dire  l'Empereur,  qui  m'envoie  vers  vous. 

A  cette  nouvelle,  la  surprise  du  ministre  devient  de  l'effroi.  Il 
renvoie  l'officier  et  discute  avec  sa  femme  sur  le  parti  à  prendre. 
Le  messager  a-t-il  dit  la  vérité?  N'est-ce  pas  un  piège  que 
Paul  I<""  tend  à  son  favori  d'hier?  «  Il  était  inutile  de  chercher  à 
deviner  cette  énigme.  Il  fallait  prendre  un  parti.  Mon  mari  se 
leva;  il  demanda  son  traîneau  et  passa  en  attendant  dans  sa 
chambre  de  toilette  qui  donnait  dans  la  cour.  La  chambre  à 
coucher  était  située  sur  la  Grande  Millionne  exactement  en  face 
de  la  caserne  du  premier  régiment  de  la  garde  impériale  Préobra- 
jensky,  et  cette  rue  aboutissait  au  palais  d'Hiver.  Mon  mari  me 
fit  lever  et  me  plaça  à  la  fenêtre  en  m'engageant  d'observer  tout 
ce  qui  se  passerait  dans  la  rue  et  de  l'en  prévenir. 

«  Me  voilà  en  fonction.  J'avais  quinze  ans,  l'humeur  gaie, 
aimant  assez  un  événement  et  regardant  très  légèrement  à  travers 
une  catastrophe  quelconque,  pourvu  qu'elle  amenât  un  change- 
ment à  la  routine  de  la  Abeille.  Je  pensais  avec  curiosité  au 
lendemain.  Où  ferais-jemavisiteà  ma  belle-mère  et  aux  grandes- 
duchesses  chez  qui  j'allais  tous  les  jours?  Voilà  quel  était  mon 
plus  grand  souci.  Il  n'y  avait  qu'une  veilleuse  dans  la  chambre. 


466  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  levai  le  rideau  de  la  fenêtre,  je  m'y  établis  et  je  restai  les  yeux 
fixés  sur  la  rue.  De  la  glace,  de  la  neige.  Pas  un  passant.  Le  fac- 
tionnaire retiré  et  blotti  dans  sa  guérite.  Pas  une  lumière  à  au- 
cune fenêtre  de  la  caserne,  pas  le  moindre  bruit.  Mon  mari  me 
demandait  de  l'autre  chambre  ce  que  je  voyais.  Je  répondais  : 
Rien  du  tout.  Il  ne  hâtait  pas  beaucoup  sa  toilette,  hésitait  à 
sortir.  Les  quarts  d'heure  se  succédaient  et  je  m'ennuyais  de  ne 
rien  voir.  J'avais  quelque  envie  de  dormir.  Enfin,  j'entends  un 
bruit  bien  faible  encore,  mais  que  je  reconnais  pour  être  celui 
d'une  voiture.  J'annonçai  à  grands  cris  cette  grande  nouvelle, 
mais  avant  que  mon  mari  eût  le  temps  d'accourir,  la  voiture 
avait  passé;  un  coupé  à  deux  chevaux  (dans  ce  temps  tout  le 
monde  allait  à  quatre  ou  six  chevaux  à  Pétersbourg)  de  très 
chétive  apparence,  mais  deux  officiers  derrière  en  guise  de  la- 
quais et  à  la  lueur  de  la  neige,  je  crus  reconnaître  M.  Ouwarofï" 
aide  de  camp  général  de  l'Empereur.  Cette  circonstance  était 
frappante.  Mon  mari  n'hésita  plus.  Il  se  jeta  dans  son  traîneau  et 
se  fit  conduire  au  palais  d'Hiver.  » 

C'est  là  tout  ce  que  vit  M""^  de  Liéven  des  dramatiques  scènes 
qui  précédèrent  et  suivirent  le  meurtre  de  Paul  l".  Ce  qu'elle 
en  raconte  ensuite,  elle  le  sut  le  lendemain  par  sa  belle-mère  qui 
était  au  palais  Michel,  durant  cette  terrible  nuit.  Son  récit 
ajoute  peu  à  ce  que  l'on  savait  déjà;  il  ne  diffère  que  par  de 
menus  détails  de  celui  que  j'ai  publié  ailleurs  (1).  Il  n'y  a  donc 
pas  lieu  d'y  faire  de  plus  nombreux  emprunts.  Je  n'en  veux 
retenir  que  les  quelques  lignes  où  la  narratrice,  après  avoir  décrit 
l'allégresse  qui,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  Russie,  salua  l'avène- 
ment d'Alexandre,  successeur  de  Paul  I*"",  la  justifie  et  l'explique. 
«  Nous  avons  manqué  d'historiens  et  de  poètes  pour  redire  cet 
enthousiasme,  cet  enivrement  général.  Quatre  années  de  despo- 
tisme tombant  parfois  à  la  folie,  souvent  à  la  cruauté,  venaient 
de  trouver  un  terme.  La  catastrophe  oubliée  ou  exaltée,  il  n'y 
avait  pas  de  milieu.  Le  moment  de  la  juger  n'était  pas  venu 
encore.  On  s'était  couché  esclave  opprimé;  on  se  réveillait  libre 
et  heureux.  Cette  pensée  dominait  toutes  les  autres.  On  était 
affamé  de  bonheur  et  on  s'y  livra  avec  la  confiance  de  l'éter- 
nité. » 

(1)  Voir  mon  livre  :  Conspirateurs  et  Comédiennes. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERiVIER.  167 


II 

A  la  date  où  s'ouvre  la  correspondance  qui  va  me  servir  de 
guide,  —  février  1802,  —  on  ne  semblait  plus  se  rappeler  en 
Russie  les  circonstances  en  lesquelles  s'était  accompli  ce  change- 
ment de  règne.  Salués,  au  lendemain  de  leur  crime,  comme  dos 
libérateurs,  les  meurtriers  de  Paul  I"  avaient  été  maintenus 
d'abord  dans  leurs  emplois.  La  veuve  de  Paul  demandait  en  vain 
leur  punition.  Le  sentiment  public  ne  permettait  pas  à  l'empe- 
reur Alexandre  de  les  châtier.  Mais,  peu  à  peu,  cédant  aux  solli- 
citations de  sa  mère  comme  à  l'horreur  qu'ils  lui  inspiraient,  il 
commençait,  sous  divers  prétextes,  à  les  bannir.  Pahlen  lui- 
même,  le  plus  puissant  d'entre  eux,  après  avoir  poussé  l'arro- 
gance jusqu'à  déclarer  «  que  s'étant  débarrassé  du  mari,  il  saurait 
bien  se  débarrasser  de  la  femme  (1),  »  avait  payé  de  la  disgrâce 
et  de  l'exil  ses  révoltantes  bravades.  Il  venait  d'être  interné  dans 
ses  terres  de  Courlande,  sous  la  défense  absolue  d'approcher 
jamais  de  Saint-Pétersbourg  et  de  Moscou. 

Son  départ,  l'éloignement  de  ses  complices,  effaçaient  de  san- 
glans  souvenirs.  Il  n'y  est  jamais  fait  allusion  dans  les  lettres 
qu'écrivait  Dorothée  de  Liéven  à  son  frère,  même  quand  elle  y 
parle  du  successeur  de  Paul  I".  Déjà  populaire  avant  de  monter 
sur  le  trône,  le  jeune  empereur  —  il  avait  vingt-trois  ans  — 
était  adoré.  Partout  où  il  paraissait,  on  l'acclamait.  Ses  sujets  en- 
veloppaient dans  le  même  culte  sa  femme,  l'impératrice  Elisa- 
beth «  si  belle  et  si  charmante,  pleine  de  la  dignité  la  plus  gra- 
cieuse »  et  que  M"'"  de  Liéven  nous  montre  «  vêtue  d'une  simple 
robe  de  mousseline  blanche,  la  tête  sans  ornemens,  rien  que  ses 
belles  boucles  blondes  flottant  sur  son  cou.  Sa  taille  était  fort 
belle  et  rien  alors  n'était  comparable  à  l'élégance  de  son  port, 
de  sa  démarche.  L'Empereur  aussi  était  beau.  Il  resplendissait 
de  jeunesse  et  de  cette  sérénité  qui  formait  le  trait  distinctif  de 
sa  physionomie  et  de  son  caractère.  L'aspect  de  ce  couple  im- 
périal était  saisissant.  On  s'inclinait  devant  eux,  on  les  entourait 
avec  un  amour  qui  tenait  de  la  passion.  » 

Le  changement  de  règne  n'avait  pas  modifié  la  situation  de 
la  famille  de  Liéven.  La  mère  demeurait  à  la  cour,  investie  des 

(1)  Journal  de  M°°=  de  Liéven. 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes  fonctions,  attachée  à  la  personne  de  l'Impératrice  douai- 
rière, honorée  de  sa  confiante  amitié.  Le  mari  de  Dorotliée 
n'était  plus  ministre  de  la  Guerre.  Mais,  nommé  lieutenant  gé- 
néral, aide  de  camp  de  l'Empereur,  il  n'avait  rien  perdu  de  son 
crédit.  Sous  les  ordres  de  son  maître,  il  participait  à  la  haute 
direction  des  affaires  militaires.  Il  devait  en  être  ainsi  pour  lui 
jusqu'à  la  fin  de  1809,  époque  de  son  entrée  dans  la  carrière 
diplomatique  et  de  sa  nomination  à  la  légation  de  Prusse. 

Durant  cette  période  de  huit  années,  rien  dans  l'existence  de 
sa  femme  ne  permet  de  prévoir  le  grand  rôle  qu'elle  tiendra 
plus  tard.  Les  événemens  publics  qui,  dans  l'avenir,  absorberont 
son  attention,  ses  facultés  et  la  passionneront  ne  semblent  pas 
l'intéresser.  Il  en  est  à  peine  question  dans  ses  lettres  de  jeu- 
nesse ;  elle  y  parle  surtout  d'elle,  de  son  mari,  de  ses  enfans, 
au  fur  et  à  mesure  qu'ils  viennent  au  monde,  —  elle  en  avait 
quatre  en  1809,  —  des  menus  faits  de  sa  vie,  de  ceux  de  la  ville  et 
de  la  cour.  Elles  n'offriraient  qu'un  médiocre  intérêt  pour  l'his- 
toire si  elles  n'éclairaient  du  jour  le  plus  vif  celle  de  la  société 
russe  dans  les  premières  années  du  règne  d'Alexandre.  A  ce 
point  de  vue  du  moins,  elles  méritent  de  retenir  le  lecteur, 
car  elles  sont  une  chronique  vivante  et  piquante,  où  revit  tout 
un  monde  avec  ses  mœurs,  ses  plaisirs,  ses  scandales,  ses  drames. 

Au  commencement  de  1802,  le  frère  aîné  de  M"""  de  Liéven, 
entré  dans  l'armée  en  qualité  d'officier,  venait  de  quitter  Saint- 
Pétersbourg  pour  aller  faire  au  loin  son  apprentissage  de  la  vie 
militaire.  Très  attristés  de  leur  séparation,  le  frère  et  la  sœur 
s'étaient  promis  de  s'écrire  souvent,  tant  qu'elle  durerait.  Dès  le 
27  février,  Dorothée  tient  parole  : 

«  J'ai  eu  bien  du  plaisir,  mon  cher  Alexandre,  à  recevoir 
votre  billet  d'hier.  J'étais  impatiente  de  savoir  des  nouvelles  de 
votre  course  nocturne.  Vous  voilà  en  grand  train  de  voyage  à 
l'heure  qu'il  esf.  Le  mari  vient  de  partir;  je  n'ai  plus  d'Arrar  à 
traîner  après  moi  dans  la  maison  ;  les  matinées  me  paraissent 
d'un  long  tuant;  je  n'ose  pas  lire  encore  et  pour  comble  de  dis- 
grâce je  n'ai  plus  d'oranges  à  peler,  car  vous  savez  que  depuis 
qu'il  n'y  a  plus  de  progéniture  à  attendre,  on  a  cessé  de  m'en 
donner.  KhitrofT  a  passé  hier  la  soirée  chez  nous  ;  il  ma  dit  une 
nouvelle  dont  on  fait  encore  un  grand  secret,  mais  qui  va  être 
connue  ces  jours-ci  :  le  comte  Flinsky  se  divorce  décidément  de 
sa  femme    et   part  de    suite  pour    épouser  la  princesse  Lubo- 


V.1SE    VIE   d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  169 

mirska...  On  marie  déjà  la  comtesse  Flinska  à  un  autre;  mais 
je  ne  sais  encore  qui. 

«  Depuis  votre  départ,  le  temps  est  mauvais;  il  fait  sale  dans 
les  rues.  Cela  n'empêche  cependant  pas  nos  belles  dames  de 
traîner  leurs  longues  queues  et  leurs  charmes  sur  le  quai...  On 
dit  qu'il  y  avait  une  foule  prodigieuse  à  la  mascarade  allemande. 
Il  s'y  est  passé  un  assez  joli  tour.  Cinq  masques  s'approchent  du 
buffet,  s'y  font  servir  et  gobent  pour  une  centaine  de  roubles  de 
vins,  etc., etc.  Quatre  d'entre  eux  le  quittent;  le  cinquième  reste, 
assis.  Comme  il  se  faisait  tard,  l'hôte  s'approche  du  masque  et 
lui  demande  le  paiement  qui  lui  est  dû.  Celui-ci  ne  répond  pas 
le  mot.  Feuilleté  lui  fait  des  reproches,  le  menace  de  la  police  : 
même  silence.  L'officier  de  police  arrive,  lui  dit  qu'il  le  décou- 
vrira s'il  s'obstine  à  ne  pas  payer.  Mais  voyant  que  tout  cela 
n'avance  à  rien,  il  le  prend  par  les  épaules  et...  toute  la  machine 
s'écroule;  c'était  de  la  paille...  J'ai  bien  du  plaisir  à  penser  que 
mes  lettres  vous  en  font  un  peu  et  c'est  bien  une  raison  pour 
vous  écrire  souvent,  outre  la  satisfaction  que  j'y  trouve  moi- 
même;  j'attends  avec  impatience  votre  première  lettre.  Adieu, 
mon  cher  ami.  Bonsi  vous  embrasse;  bon  chemin  et  de  temps 
en  temps  un  regret  à  vos  amis.  Je  me  mets  sur  les  rangs  la  pre 
mière,  car  personne  assurément  ne  peut  vous  être  plus  sincère- 
ment attaché  que  moi.  » 

J'ai  cité  presque  en  entier  cette  lettre  parce  qu'elle  donne 
une  idée  exacte  de  toutes  celles  qui  datent  des  huit  années  qu'au 
lendemain  de  son  mariage,  M"*  de  Liéven  passa  à  Saint-Péters- 
bourg. Elle  me  permet  non  de  ne  leur  rien  emprunter,  mais  d'en 
abréger  les  extraits,  de  les  réduire  à  ce  qui  nous  fait  pénétrer 
dans  la  société  russe,  au  moment  où,  à  la  faveur  des  plus  grands 
événemens  du  siècle,  elle  va  se  répandre  en  Europe,  se  mêler 
plus  étroitement  à  celle  de  Paris  et  de  Londres,  et,  pour  me  servir 
d'un  mot  qui  manque  à  notre  langue,  puisqu'il  caractérise 
mieux  que  tout  autre  ce  mouvement  de  fusion,  se  «  cosmopoli- 
tiser.  ))De  mois  en  mois,  les  notes  de  M™^  de  Liéven  se  succèdent, 
révélant  chez  leur  auteur,  eu  même  temps  qu'une  large  part 
d'esprit  naturel,  une  claire  vision  des  êtres  et  des  choses,  un  sens 
très  net  de  l'ordre  moral,  des  préjugés  de  caste,  un  amour  pas- 
sionné pour  sa  famille,  son  pays,  ses  souvenirs,  une  rare  faculté 
d'exprimer  ce  qu'elle  ressent,  de  décrire  ce  qu'elle  a  vu.  Tota- 
lisées au  bout  de  chaque  année,  elles  sont  comme  des  chapitres 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  petite  histoire,  écrits  en  marge  de  la  grande,  par  la  rédaction 
desquels,  celle  qui  les  a  écrits  se  prépare  à  des  observations 
d'envergure  plus  large,  qui  s'exerceront  ultérieurement  avec  une 
incomparable  maestria  sur  des  sujets  plus  dignes  des  historiens 
et  y  apporteront  de  précieuses  informations. 

Pour  le  moment,  nous  n'en  sommes  encore  qu'à  la  chronique. 
Mais,  quand  il  s'agit  de  nous  initier  à  des  mœurs  ignorées  ou 
peu  connues,  de  nous  apprendre  ce  qu'il  est  advenu  de  certains 
personnages  qui  n'ont  paru  qu'un  jour  sur  quelque  illustre 
théâtre  pour  disparaître  ensuite,  la  chronique  a  aussi  son  prix. 
Plus  encore  que  l'Histoire,  elle  est  la  clé  des  âmes. 

«  Le  comte  Valérien  Zouboff  (1),  écrit  le  3  mars  M""'  de 
Liéven,  a  eu  ces  jours  passés  une  espèce  de  coup  d'apoplexie; 
si  on  ne  l'eût  secouru  sur-le-champ,  c'en  était  fait  de  lui;  il 
est  beaucoup  mieux  à  présent.  Je  crois  que  sa  veuve  se  serait 
consolée  de  sa  perte,  d'autant  plus  qu'on  parle  de  divorce  entre 
eux...  Hier,  j'ai  fait  ma  première  sortie  en  voiture,  accompagnée 
de  Costa  (2).  Vous  eussiez  ri  de  voir  sa  figure  lorsque  nous  ren- 
contrâmes l'Empereur  et  qu'il  s'arrêta  avec  nous  ;  il  le  fixait  tant 
qu'il  pouvait  et  avec  la  plus  drôle  de  mine.  Un  aide  de  camp  a 
été  arrêté  hier  pour  être  venu  à  la  parade  avec  un  gilet  noir.  Le 
général  Rayefsky  est  de  retour  de  Moscou.  On  le  dit  très  capot 
de  ce  que  le  chambellan  Hitroff  lui  a  enlevé  sa  promise.  » 

«  6  mars.  —  On  ne  parle  en  ville  que  d'un  article  de  la 
Gazette  de  Londi^es,  où  notre  ambassadeur  en  France  est  furieu- 
sement bafoué.  La  cause  est  une  balourdise  à  la  vérité,  qu'il  a 
commise  en  faisant  insérer  dans  le  bulletin  à  Paris  une  note 
officielle  au  Premier  Consul  sur  laquelle  celui-ci,  écrit-on,  lui 
a  l'ait  une  sortie  assez  verte  devant  tous  les  ministres.  Là-dessus, 
comme  vous  pensez  bien,  s  ensuit  commentaires  sur  commen- 
taires. » 

«  10  mars.  —  J'ai  encore  une  mort  à  vous  annoncer,  et  quelle 
mort!  la  belle  Naschokin;  on  en  a  eu  la  nouvelle  hier  de 
Moscou  ;  elle  est  décédée  après  huit  jours  de  maladie  seulement. 
La  Gerebzoff  la  Polonaise  (3)  va  la  suivre  bientôt,  je  crois  ;  elle 


(1)  Un  des  célèbres  favoris  de  Catherine. 

(2)  Constantin,  le  plus  jeune  de  ses  frères. 

(3)  Sœur  des  Zouboff.  Avait  été  l'amie  de  lord  Withworth  ambassadeur  d'An- 
gleterre en  Russie  sous  Paul  I"".  Du  vivant  de  ce  prince,  c'est  chez  elle  que  se 
réunissaient  les  mécontens  et  que  furent  jetées  les  bases  du  complot  de  1801. 


UHK    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  171 

est  cl(''jà  à  toute  extrémité.  Voilà  une  malheureuse  époque  pour 
nos  beautés.  La  princesse  Toufaikin  a  été  enterrée  hier...  Encore 
une  singulière  et  triste  aventure.  La  princesse  G...,  jeune  iille 
de  quinze  ans  au  plus,  fîUe  du  ci-devant  ministre  des  Finances, 
a  disparu  depuis  quatre  jours;  toutes  les  recherches  qu'on  a 
faites  jusqu'à  présent  ont  été  inutiles.  Toute  la  famille  devait 
partir  pour  Moscou.  La  nuit  de  ce  jour,  elle  s'évade.  Le  pire  de 
l'affaire  est  que  ces  jeunes  filles  ont  reçu  une  très  mauvaise  édu- 
cation, que  jamais  elles  n'ont  vu  de  monde,  en  sorte  qu'il  y  a 
tout  lieu  de  supposer  qu'elle  s'est  enfuie  avec  quelqu'un  du  com- 
mun. Le  père  est  hors  de  soi  de  désespoir  et  il  y  a  bien  de  quoi.  » 
Et  en  post-scriptum  de  la  même  lettre  :  «  La  G...  est  enfin 
retrouvée;  elle  s'était  enfuie  avec  un  écrivain  de  son  père.  La 
belle  affaire!  » 

«  5/  mars.  —  L'ambassadeur  de  France  Hédouville  est 
arrivé  (1).  On  dit  sa  femme  jolie  et  assez  ressemblante  à  la  dé- 
funte Toufaikin;  ni  lui  ni  elle  n'ont  encore  paru.  L'ambassadeur 
est  habillé  à  l'ancienne  :  beaucoup  de  poudre,  des  boucles,  le 
front  découvert...  L'Empereur  ira  demeurer  à  Kaméni  Ostrow. 
Nous  y  avons  déjà  loué  une  maison  tout  proche  du  palais,  assez 
vaste.  Costa  y  demeurera  avec  nous.  A  propos,  je  ne  vous  ai 
pas  dit  encore  que  la  promenade  devant  ma  maison  m'est  abso- 
lument interdite  parce  que  c'est  un  lieu  indécent.  Vous  devinez 
bien  que  cela  vient  d'une  haute  part;  mais  ce  que  vous  auriez 
peine  à  deviner,  c'est  que  c'est  le  Verd  (?)  qui  en  est  cause.  Il 
me  rencontre;  il  me  parle;  effectivement,  c'est  scandaleux;  donc 
tout  de  suite,  défense  de  me  montrer.  Qu'en  dites-vous?  Bonsi 
est  très  fâché  de  cela;  aussi  a-t-il  dit  vertement  sa  façon  de 
penser  là-dessus.  Mais,  en  attendant,  il  faut  se  soumettre.  » 

«  4  avril.  —  Les  Françaises  ont  paru  (2);  tout  ce  qu'on  avait 
débité  sur  leur  figure  est  faux.  Ce  n'est  pas  moi  qui  parle  ici, 
car  mon  jugement  pourrait  vous  paraître  suspect.  Mais  c'est 
par  d'autres  que  j'ai  appris  qu'elles  sont  laides  tout  à  fait.  Le  gé- 
néral Ouwaroff,  grand  admirateur  du  beau  sexe,  me  l'a  confirmé. 
Outre  cela,  elles  ont  très  mauvaise  tournure  et  sont  mal  mises. 
La  renommée  trompe  fort.  » 

«  S  avril.  —  J'étais  fort  étonnée  depuis  quelque  temps  de  ne 

(1)  Le  général  d'Hédouville  que  le  Premier  Consul  venait  de  nommer  à  Saint- 
Pétersbourg. 

(2)  La  générale  d'Hédouville  et  ses  filles. 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  voir  la  comtesse  Zouboff.  J'ai  appris  hier  que,  sur  les  re- 
proches que  lui  a  faits  son  mari  de  sa  vie  dissipée,  elle  s'est  con- 
damnée à  une  retraite  volontaire  et  a  fermé  sa  porte  à  tout  le 
monde,  même  à  sa  grande  et  grosse  amie,  même  au  cousin  (?), 
qu'en  dites-vous?  Le  mari  s'en  moque;  le  cousin  passe  sa  vie 
dans  sa  chambre...  .Fai  vu  hier  les  Françaises.  Vous  eussiez  ri  de 
voir  la  foule  de  monde  qui  courait  après  elles.  » 

«  ?^  avril.  —  Je  reviens  dans  ce  moment  du  théâtre  des  che- 
vaux au  Galerenhoff.  Il  est  arrivé  ici  depuis  quelques  jours  une 
voltigeuse  italienne  nommée  Chiarini,  qui  excelle  vraiment  dans 
son  genre.  Elle  est  âgée  de  seize  ans  et  belle  comme  un  ange. 
En  voilà  bien  assez  pour  faire  que  le  théâtre  ne  se  désemplit  pas 
depuis  trois  semaines  qu'elle  est  arrivée,  et,  tous  les  jours,  il  y  a 
représentation.  » 

«  5  mai.  —  Costa  a  été  l'autre  jour  chez  l'Impératrice,  qui  a 
eu  la  bonté  de  le  présenter  elle-même  à  l'Empereur.  Il  a  été  décidé 
que,  dans  quelques  semaines  d'ici,  il  ira  à  Ratisbonne  y  passer 
quelques  mois  et,  de  là,  on  l'enverra  à  quelque  mission  plus  con- 
sidérable. 

«  Le  général  Talisin,  que  vous  connaissez,  a  été  renvoyé  de 
la  ville,  il  y  a  de  cela  trois  ou  quatre  jours.  Tout  le  monde  a  été 
ravi  de  cette  nouvelle.  Il  était  généralement  haï  et  à  bien  juste 
titre.  Voici  la  cause  de  son  renvoi.  Il  voulait  être  commandant 
du  régiment  de  Séménowsky  et,  pour  parvenir  à  ses  fins,  il  avait 
gagné  à  force  d'argent  deux  des  valets  de  chambre  de  l'Empe- 
reur. Deux  mille  roubles  leur  avaient  [été  déjà  payés  et  Talisin 
leur  avait  donné  une  lettre  de  change  de  quinze  mille,  payable 
aussitôt  qu'il  aurait  atteint  son  but.  L'Empereur  découvre  l'in- 
trigue. Il  a  les  preuves  en  main  et,  tout  de  suite,  il  envoie  ordre 
à  Talisin  de  quitter  la  ville;  il  a  eu  son  congé  et  il  est  dit  dans 
l'ordre  pourquoi.  Les  deux  valets  de  chambre  dont  l'un  était  le 
favori  de  l'Empereur  ont  été  renvoyés  avec  des  feld-jagers.  Tout 
le  monde  bénit  la  justice  de  notre  cher  souverain  qui  mérite 
vraiment  chaque  jour  davantage  l'amour  de  son  peuple. 

«...  L'Impératrice  est  déjà  établie  à  Paulowsky.  Samedi,  il 
y  aura  bal  à  propos  de  la  fête  de  la  grande-duchesse  Catherine. 
Nous  y  sommes  invités  et  comme  il  n'y  aura  en  tout  que  dix  dan- 
seurs, il  faudra  que  Bonsi  étale  aussi  ses  grâces.  » 

«  9  mai.  —  Avant-hier,  il  y  eut  bal  chez  la  comtesse  Schou- 
valoff  et,  comme  de  raison,  votre  sœur  en  a  été.  Elle  donne  dans 


UNE    VIE    i)'AIMnASSADRir.E    AIT    SIÈCLE    DERNIER.  173 

le  grand  genre  comme  vous  voyez.  La  fête  était  délicieuse;  c'était 
un  goûter  à  la  viennoise  du  plus  joli  goût  possible.  On  avait 
pratiqué  un  jardin  délicieux  dans  la  salle  du  tin-.  Tous  les  ap- 
partemens  étaient  éclairés  en  transparens;  c'était  vraiment  une 
féerie  ;  l'Empereur  et  l'Impératrice  en  étaient.  » 

((  1^  mai.  —  Je  suis  encore  toute  harassée  de  ma  course  à 
Paulowsky,  je  me  suis  bien  amusée;  j'ai  dansé  comme  une  folle, 
quoiqu'il  y  eût  fort  peu  de  danseuses.  Bonsi  s'en  est  donné  aussi; 
nous  avons  beaucoup  valsé  surtout.  Les  Français  ont  apporté 
une  nouvelle  danse,  la  Be/noise,  qui  naturellement  est  fort  à  la 
mode  ici. 

«  Le  petit  ScherbatofP  est  parti  hier  pour  Vienne.  C'est  celui 
qui,  vous  savez,  eut  cette  affaire  avec  le  chevalier  de  Saxe  (1); 
il  va  vider  sa  querelle  avec  lui.  Le  chevalier  avait  appelé  le 
prince  Zouboff  en  duel  pour  avoir  raison  de  son  renvoi  de  la 
Russie  après  son  histoire  du  temps  encore  de  l'Impératrice  dé- 
funte. ScherbatofF,  auteur  de  la  dispute,  apprenant  ce  cartel  se 
rend  en  toute  diligence  à  Vienne  afin  de  le  prévenir.  Ceci  prouve 
du  caractère  chez  un  jeune  homme  tout  au  plus  de  vingt-quatre 
ans...  Zouboff  l'a  échappé  belle  à  Varsovie.  Un  Polonais  lui 
envoie  un  défi  pour  venger  sur  lui  les  malheurs  de  sa  patrie; 
beaucoup  d'autres  se  joignent  à  lui.  Enfin,  ils  assiègent  la  maison 
du  prince  ;  la  populace  s'en  mêle  ;  le  gouverneur  a  été  obligé,  pour 
mettre  à  couvert  les  jours  du  prince,  de  le  faire  partir  secrètement 
la  nuit  avec  une  bonne  escorte  qui  l'a  conduit  jusqu'aux  fron- 
tières d'Autriche;  il  est  maintenant  à  Vienne.  » 

En  ce  même  mois  de  mai,  la  verve  de  notre  petite  mariée  se 
voile  d'un  peu  de  tristesse.  Pour  la  première  fois,  elle  va  con* 
naître  le  chagrin  de  se  séparer  de  ce  qu'on  aime.  L'Empereur 
doit  faire  une  visite  au  roi  de  Prusse,  à  Memel  ;  M.  de  Liéven,  en 
sa  qualité  d'aide  de  camp,  est  désigné  pour  l'accompagner.  11  a  été 
décidé  qu'en  son  absence,  sa  femme  s'installerait  à  Paulowsky 


(1)  Fils  du  prinre  Xavier  de  Lusace,  oncle  de  Louis  IXVI.  Sa  querelle  avec 
Scherbatoff  datait  des  temps  de  l'cmigration  (1794).  Réfugié  alors  en  Russie,  il  en 
avait  été  chassé  à  la  demande  de  Valérien  ZouboiT  avant  que  ce  différend  eût  été 
vidé.  Ce  n'est  qu'au  bout  de  huit  ans  qu'il  put  demander  compte  à  Zoubotf  de  son 
expulsion  dont  il  le  rendait  responsable.  Mais,  soit  que,  comme  on  l'a  prétendu, 
Zouboff  eût  refusé  de  se  battre,  soit  que  Scherbatoff  eût  revendiqué  le  droit  d'avoir 
le  premier  satisfaction  c'est  avec  celui-ci  que  le  chevalier  de  Saxe  dut  d'abord  se 
mesurer.  L'issue  du  duel  fut  fatale  au  chevalier.  Dans  une  des  lettres  [suivantes, 
M""*  de  Liéven  raconte  qu'il  a  été  tué. 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auprès  de  sa  belle-mère.  Elle  n'aime  pas  ce  séjour  où  règne  une 
étiquette  «  fort  ennuyante  »  et  que  l'absence  de  Bonsi  lui  rend 
insupportable.  Ses  «  compagnes  de  veuvage  »  les  femmes  des 
aides  de  camp  qui  ont  suivi  l'Empereur,  y  résident  avec  elle. 
Les  impératrices  s'efl'orcent  de  les  distraire.  Mais,  en  dépit  des 
plaisirs,  il  n'y  a  de  consolation  pour  Dorothée  que  lorsque  arri- 
vent des  nouvelles  des  voyageurs.  Elle  en  fait  part  joyeusement 
à  son  frère  et,  du  même  coup,  la  correspondance  reprend  son 
caractère  de  chronique  historique  et  mondaine. 

«  Partout,  l'Empereur  est  acclamé.  A  Riga,  le  peuple  a 
dételé  ses  chevaux  à  la  porte  des  faubourgs  et  a  traîné  la  voiture 
jusqu'au  château.  Les  gardes  qui  avaient  eu  l'ordre  de  ne  pas 
venir  à  la  rencontre  de  l'Empereur  sont  sortis  malgré  cela  et 
l'ont  reçu  avec  des  cris  de  joie  qui  ont  été  répétés  par  tous  les 
habitans.  Les  matelots  de  toutes  les  nations  qui  se  trouvent  à 
Riga  semblaient  en  ce  moment  ne  faire  qu'un  peuple  avec  la 
nation  russe.  L'Empereur  a  été  touché  jusqu'aux  larmes  et  il  y 
avait  bien  de  quoi.  Il  s'est  arrêté  pendant  trois  jours  à  Riga, 
pendant  lesquels  il  n'y  avait  que  fêtes,  que  bals.  Mon  mari  a 
dansé  du  matin  au  soir. 

«  Je  m'ennuie  ici  à  périr;  vous  ne  vous  faites  pas  idée  de 
l'étiquette  qui  y  règne.  Cependant,  depuis  quelques  jours,  je  ne 
vais  plus  aux  sociétés  ;  je  prétexte  une  cure  que  je  fais  et  je  m'en 
trouve  fort  bien.  Au  moins,  je  passe  mon  temps  plus  agréablement 
et  je  suis  libre,  c'est  un  grand  avantage.  Lanskoï,  l'aide  de  camp 
du  grand-duc  Constantin,  a  été  congédié  du  militaire  et  placé  au 
ministère  des  Affaires  étrangères.  On  dit  que  c'est  pour  un  uni- 
forme déboutonné.  » 

Au  mois  de  juillet  suivant,  le  mari  et  la  femme  sont  de  nou- 
veau réunis.  Ils  ont  suivi  la  cour  à  Kaméni-Ostrow.  Mais  ils  y 
habitent  dans  une  maison  qu'ils  ont  louée.  C'est  encore  de  la 
solitude  pour  Dorothée.  Elle  n'a  plus  auprès  d'elle  ni  frère 
ni  sœur.  Alexandre,  après  un  séjour  en  Sibérie  ,  se  rend  au 
Caucase  à  moins  qu'il  n'aille  en  Chine  ou  eu  Egypte,  voire  à 
Constantinople;  c'est  un  grand  voyageur.  Mâcha  a  commencé 
auprès  de  l'impératrice  Elisabeth  son  service  de  demoiselle 
d'honneur.  Costa,  apprenti  diplomate,  vient  d'être  envoyé  à  Ra- 
tisbonne  et  Bonsi  passe  son  temps  aux  ordres  de  l'Empereur.  La 
correspondance  devient  plus  active.  Elle  est  une  distraction  pour 
M""^  de  Liéven,  le  meilleur  moyen  de  combler  le  vide  des  journées. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  HS 

Le  7  juillet,  elle  est  riche  trinformations. 

«  Costa  ne  m'a  pas  écrit  depuis  son  départ  de  Riga.  Mais  le 
prince  Scherbatoff  venant  de  Vienne  Ta  rencontré  à  Vilna.  A 
propos  de  Scherbatoff,  je  crois  vous  avoir  dit  qu'il  était  parti 
pour  l'étranger  afin  de  vider  son  ancienne  querelle  avec  le  che- 
valier de  Saxe.  Il  vient  de  l'expédier  dans  lautre  monde.  On  a 
employé  mille  supercheries  pour  perdre  ScherLatofî.  D'abord,  le 
chevalier  ne  voulait  pas  se  battre  au  pistolet.  Mais  voyant  que 
ScherbatofT  ne  voulait  pas  s'en  désister,  il  a  exigé  de  lui  de 
prendre  le  pistolet  qu'il  lui  donnerait  lui-même.  Heureusement, 
celui-ci  l'essaya  avant  et  il  se  trouva  que  la  balle  au  lieu  d'aller 
droit  donnait  trois  pas  à  droite.  Il  a  arrangé  le  pistolet  de  son 
mieux  et  du  premier  coup,  il  perce  le  chevalier  d'outre  en  outre. 
Celui-ci  s'écrie  :  Je  meurs,  et  tire  encore  son  coup.  Mais  la  balle 
n'a  fait  que  friser  le  chapeau  de  ScherbatofT.  Le  chevalier  de 
Saxe  est  mort  sur  la  place. 

«...  Nous  avons  eu  ces  jours-ci  une  aventure  d'un  autre 
genre.  Vous  devez  connaître  et  vous  rappeler  un  certain  prince  G..., 
réputé  coquin,  escroc,  qui  possède  les  choses  les  plus  rares,  qui 
a  gagné  KoutaisofT  dans  le  temps  par  ses  belles  pierres.  Vous  y 
êtes.  Et  bien,  ce  G...,  après  avoir  perdu  une  somme  énorme  au 
jeu,  à  Moscou,  est  venu  ici  où  il  a  continué  à  jouer  et  à  perdre. 
Pour  faire  face  à  une  partie  de  ses  créanciers,  il  fabrique  une 
fausse  lettre  de  change  sur  un  banquier  de  Vienne;  je  crois  qu'il 
ne  s'en  est  pas  tenu  à  une,  tant  il  y  a  que  voyant  l'Empereur  et 
la  ville  à  demi  instruits  de  ses  friponneries,  il  adresse  avant- 
hier  une  lettre  à  mon  mari,  l'enjoignant  de  remettre  l'incluse  à 
l'Empereur.  Cette  lettre  lui  annonce  le  dessein  qu'il  a  pris  de 
finir  ses  jours,  en  se  noyant;  il  prie  en  même  temps  l'Empereur 
de  se  charger  d'un  enfant  qu'il  a.  Aussitôt  après  la  réception  de 
la  lettre,  on  envoie  dans  tous  les  postes,  dans  toutes  les  villes 
frontières  afin  de  l'arrêter,  car  il  est  évident  que  ce  prétendu 
désespoir  n'est  qu'une  feinte  pour  éloigner  les  recherches  afin 
qu'il  puisse  s'évader.  Jusqu'ici,  il  n'y  a  point  de  nouvelles  et  il 
y  a  tout  lieu  de  craindre  qu'il  n'ait  déjà  passé  la  frontière. 

«  Tous  les  jours,  je  fais  une  promenade  à  cheval.  Vous  auriez 
meilleure  opinion  de  mon  courage,  si  vous  pouviez  me  voir  à 
présent  à  cheval.  Je  viens  d'en  acheter  un  charmant  qu'Egert  me 
dresse  et  que  je  pourrai  monter  d'ici  à  quelques  semaines.  En 
attendant,  je  me  sers  des  chevaux  de  la  cour.  » 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  jours  plus  tard,  la  cour  est  réinstallée  à  Paulowsky. 
On  y  fête  le  retour  de  l'Impératrice  qui  revient  de  Prusse  où 
elle  avait  suivi  son  mari  et  où  elle  est  restée  après  lui.  «  Il  me 
semble  par  ouï-dire  qu'on  est  enchanté  de  la  reine  (1),  je  ne  sais 
même  si  elle  ne  plaît  pas  plus  que  l'Impératrice;  vous  me  direz 
que  cela  est  difficile.  » 

Le  30  juillet,  nouveau  déplacement.  La  cour  est  à  PéterhofT, 
séjour  préféré  de  l'Impératrice  mère.  De  récens  embellissemens 
viennent  de  transformer  cette  résidence  de  rêve.  Le  7  août, 
M""*  de  Liéven  les  décrit  :  «  Vis-à-vis  de  la  grande  fontaine  de 
Samson,  en  face  du  palais,  on  a  élevé  deux  beaux  pavillons  d'où 
continue  une  superbe  colonnade  coupée  au  milieu  par  le  chemin. 
La  coupole  des  pavillons  est  dorée.  En  haut,  il  sort  une  fontaine 
qui  arrose  cette  coupole  et  descend  le  long  des  fenêtres  à  la 
vénitienne,  pratiquées  dans  ces  pavillons.  L'effet  est  de  la  plus 
grande  beauté.  Lorsque  vous  vous  trouvez  devant  ces  pavillons, 
cela  fait  absolument  l'effet  d'une  pluie  à  verse.  Sur  la  terrasse 
qui  descend  du  palais,  on  a  placé,  de  distance  en  distance,  des 
vases  en  bronze  doré  de  forme  antique.  Toutes  les  statues  qui 
sont  dans  le  jardin  vont  être  dorées. 

«...  Nous  avons  deux  étrangers  dans  notre  ville  depuis  en- 
viron une  semaine.  Le  premier  est  l'oncle  de  l'Impératrice,  le 
prince  de  Bade,  frère  de  feu  son  père;  le  second,  le  prince  de 
Glocester,  neveu  du  roi  d'Angleterre.  Il  est  arrivé  à  Péterhoff  le 
jour  de  la  fête;  il  y  avait  mascarade  et  illumination,  le  tout  fort 
beau.  Ce  prince  peut  avoir  vingt-cinq  ans;  il, est  de  la  taille  de 
l'Empereur,  mais  pas  si  gros  ;  il  a  une  tournure  charmante,  un 
beau  visage,  l'air  très  comme  il  faut.  Il  s'arrêtera  un  mois  ici.  » 
Gomme  toutes  les  lettres  que  M"'"  de  Liéven  écrit  à  son  «  cher 
Alexandre  »  celle-ci  se  termine  par  les  expressions  les  plus  affec- 
tueuses, les  plus  tendres;  elles  ont  même  ce  jour-là  un  caractère 
d'effusion  plus  accentué  :  «  Bonsi  vous  embrasse  bien  tendrement. 
Adieu,  mon  cher,  mon  bon  ami;  voilà  bientôt  un  demi-an  que 
vous  nous  avez  quittés.  Il  vous  en  reste  encore  cinq  fois  autant, 
et  puis  vous  nous  serez  rendu,  j'espère.  » 

Le  surlendemain,  elle  corrige  son  premier  jugement  sur  le 
prince  de  Glocester.   Elle  l'a  rencontré  à  un  bal  donné  en  son 


(1)  La  belle  reine  Louise  de  Prusse  qui  plus  tard,  lors  des  malheurs  de  sa  patrie, 
révéla  tant  d'héroïque  grandeur  d'àme. 


UNE    VIE    d'ambassadrice   AU    SIÈCLE    DERNIER.  177 

honneur  par  le  prince  Kourakin  (1).  «  Il  prouve  bien  qu'il  ne 
faut  pas  juger  des  apparences;  il  se  découvre  qu'il  est  d'une 
bêtise  rare;  la  Bagration  s'en  est  emparée  (2).  »  Le  11  septembre, 
ce  n'est  que  détails  sur  sa  vie  privée  et  ses  plaisirs  qui  se  suc- 
cèdent sans  interruption.  Entre  les  lignes,  on  devine  le  dépit 
que  commence  à  lui  inspirer  la  solitude  où  la  laisse  son  mari. 
<(  Je  continue  toujours  mes  promenades  à  cheval.  Comme  je 
les  fais  après  que  mon  mari  est  revenu  de  chez  l'Empereur, 
nous  ne  dînons  plus  qu'à  quatre  heures,  quelquefois  plus  tard; 
c'est  aussi  l'heure  du  diner  de  l'Empereur.  Cela  ne  m'arrange 
nullement.  Aussi,  y  a-t-il  toujours  dispute  entre  nous.  Il  y  a 
des  jours  où  je  ne  le  vois  pas  du  tout.  De  fondation,  vous 
savez  qu'il  y  va  tous  les  matins;  il  finit  quelquefois  ses  affaires 
à  trois  heures;  il  y  dîne  et  puis,  après  dîner,  des  affaires  en- 
core. » 

Pour  remplir  cette  solitude  et  aux  heures  où  elle  lui  pèse, 
elle  recourt  à  l'amitié.  Elle  commence  à  nouer  ici  ou  là  des 
relations  que  la  mort  seule  brisera.  C'est  alors  qu'elle  se  lie  avec 
la  princesse  Alexandre  de  Wurtemberg,  fille  aînée  de  Paul  I''*', 
durant  un  séjour  que  fait  celle-ci  à  la  cour  de  son  frère.  «  C'est 
une  bien  intéressante  femme.  Sans  être  belle,  elle  a  une  physio- 
nomie extrêmement  douce  et  gracieuse  qui  fait  qu'on  l'aime  dès 
qu'on  la  voit;  elle  est  toute  charmante.  »  Le  20  octobre,  elle 
écrit  encore  :  «  Mâcha  est  venue  avec  la  princesse  Alexandre  de 
Wurtemberg  passer  quelques  jours  chez  moi  pour  voir  partir 
le  ballon  aérostatique.  Deux  jours  de  suite,  l'Empereur,  toute 
sa  famille  et  tout  le  public  de  Pétersbourg  étaient  rassemblés 
pendant  quelques  heures   et  finalement,  le  ballon    n'est   point 


il)  Frère  de  celui  qui  fut  ambassadeur  à  Paris  sous  Napoléon  I". 

(2)  Femme  du  général  Bagration  qui  commanda  les  armées  russes  pendant  les 
campagnes  contre  la  France  et  fut  tué  en  1812,  à  la  bataille  de  Borodino.  Après  sa 
mort,  sa  veuve  quitta  la  Russie  et  se  rendit  à  Vienne  où  elle  devint  l'amie  de 
Metternich.  Pendant  le  Congrès,  elle  fut  l'ornement  de  toutes  les  fêtes.  Elle  était 
belle  et  passait  pour  galante.  En  1815,  elle  parut  à  Paris.  Elle  s'y  fixa  définitive- 
ment un  peu  plus  tard  et  y  mourut  vers  1855.  Elle  s'y  était  remariée,  tout  en  conser- 
vant son  nom,  avec  le  général  anglais  Caradoc,  qui  lui  survécut.  Elle  avait  essayé 
de  se  poser  en  rivale  diplomatique  de  la  princesse  de  Liéven.  Mais  elle  n'avait 
ni  son  esprit,  ni  sa  fidélité  à  ses  amis.  Sa  beauté  disparue  ne  pouvait  plus  lui  en 
tenir  lieu,  bien  que,  comme  la  Jézabel  de  Racine,  elle  recourût  à  mille  artifices 
pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage.  Sa  tentative  échoua  et  après  avoir  été 
une  des  plus  jolies  femmes  de  son  temps,  elle  dut  se  résigner  à  n'être  qu'une 
ex-jolie  femme.  C'est,  cependant,  quoique  excentrique,  une  figure  attachante  que 
j'espère  remettre  un  jour  en  lumière. 

TOME   XIII.   —  1903.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parti.  La  populace  était  lu  rieuse.  On  dit  que  dans  la  confusion 
le  grand  maître  de  la  police  a  été  maltraité.  » 

Au  commencement  de  novembre,  elle  est  toute  è  la  joie  ; 
son  père,  qu'elle  n'a  pas  vu  depuis  longtemps,  vient  passer 
quelques  jours  près  d'elle.  «  Il  occupera  vos  chambres.  Je  les  ai 
fait  arranger  fort  joliment.  La  petite  chambre  qui  répond  à  la 
bibliothèque  en  haut  sera  son  cabinet,  il  y  a  de  nouvelles  tapis- 
series françaises  fort  jolies,  un  divan  en  perse,  des  rideaux  à 
l'antique...  et  dans  l'escalier  un  tapis  anglais  qui  fait  fort  bien... 
L'Impératrice  mère  est  de  retour  en  ville;  elle  a  recommencé 
son  train  de  vie  ordinaire.  Elle  ne  se  montre  jamais  en  public, 
ni  aux  messes,  ni  aux  Ermitages.  » 

La  retraite  en  laquelle  s'est  confinée  l'auguste  veuve  de  Paul  I" 
fait  contraste  avec  les  divertissemens  de  la  cour.  Elle  assiste, 
le  30  novembre,  à  l'inauguration  du  théâtre  de  pierre,  «  le  plus 
beau  qui  existe,  »  écrit  M"'"  de  Liéven,  pouvant  contenir  deux 
mille  spectateurs,  brillamment  éclairé  «  par  une  vingtaine  de 
lampes  à  quinquets  »  qui  répandent  «  une  clarté  incroyable.  » 
On  fait  toilette  pour  y  aller  «  parce  que  l'on  quitte  en  bas  déjà 
ses  pelisses,  le  théâtre  étant  plus  chaud  qu'aucun  appartement.  » 
Pour  attendre  ses  voitures,  «  il  y  a  douze  foyers  revêtus  de  faux 
marbres  et  ornés  de  statues.  C'est  de  la  plus  grande  magnifi- 
cence. »  M""'  de  Liéven  parle,  avec  le  même  enthousiasme,  d'une 
représentation  donnée  le  12  décembre  au  théâtre  de  l'Ermitage, 
par  M'^''  Félix,  nouvelle  actrice  arrivée  de  Paris,  «  qui  vient  de 
se  déclarer  épouse  de  M.  Andrieux,  »  comédien  lui  aussi,  arrivé 
avec  elle.  «  Ah  !  mon  cher,  que  vous  avez  bien  fait  de  partir  avant 
que  de  l'avoir  vue!  Elle  est  jolie,  belle  tout  ensemble,  un  main- 
tien, une  tournure,  une  mise  la  plus  noble,  la  plus  élégante  du 
monde,  un  organe  délicieux.  Pour  le  jeu,  elle  dépasse  de  beau- 
coup la  Valville.  J'en  raffole.  » 

Ce  n'est  pas  trop  de  ces  distractions  ininterrompues  pour 
consoler  M"""  de  Liéven  du  gros  chagrin  que  lui  a  causé  le  départ 
de  la  princesse  de  Wurtemberg.  ((  C'est  aussi  vraiment  une  char- 
mante femme;  on  ne  voit  pas  de  figure  plus  intéressante  ni  de 
commerce  plus  agréable.  Pendant  son  séjour  ici,  nous  étions 
tous  les  jours  ensemble.  » 

Est-ce  ce  chagrin  qui  dicte  à  la  correspondante  du  «  cher 
Alexandre,  »  au  moment  où  s'achève  cette  année  1802  si  pleine 
pour  elle  d'agitations,  de  bruit  et  peut-être  de  déceptions,  ces 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  179 

accens  nirlancoliqucs?  «  Nous  vivotons  tranquillement  et  ora- 
geusement  aussi,  si  vous  voulez,  car  à  la  cour,  il  y  a  de  tout. 
Heureusement  que  notre  petit  individu  n'en  est  pas  atteint.  Mais, 
il  y  a  cependant  bien  des  momens  où  l'on  forme  le  vœu  d'en 
être  bien  loin.  Et  pourtant,  tel  est  l'homme  et  la  force  de  l'habi- 
tude et  l'habitude  des  grandeurs  qu'il  ne  se  sépare  jamais  qu'à 
regret  des  choses  mêmes  qui  lui  sont  le  plus  à  charge  et  le  plus 
désagréables.  En  vérité,  mon  cher,  j'envie  bien  de  bon  cœur 
votre  sort,  s'entend  si  je  pouvais  le  partager  avec  Bonsi,  car  sans 
lui,  point  de  plaisir  pour  moi.  Pétersbourg  est  d'un  morne  insup- 
portable. » 

III 

Telles  sont,  dans  ces  premières  années  de  son  mariage,  les 
préoccupations  et  les  impressions  de  M""^  de  Liéven.  Elle  les 
raconte  et  les  traduit  avec  l'abondance  et  la  spontanéité  de  sa 
jeunesse  ;  elle  soccupe  surtout  de  petites  choses  parce  que  dans 
le  cadre  limité  où  est  enfermé  sa  vie,  les  grandes  lui  échappent 
encore.  Si  son  existence  est  uniforme,  elle  est  facile;  elle  ne 
comporte  dans  le  présent  ni  lourds  devoirs,  ni  cuisans  soucis,  et 
cette  jeune  femme  de  dix-sept  ans  ne  saurait  prévoir  ceux  que 
lui  réserve  l'avenir;  elle  n'y  songe  même  pas. 

A  ce  point  de  vue,  sa  correspondance  en  1803  ne  diffère 
guère  de  celle  de  1802.  C'est  toujours  de  sa  part  même  applica- 
tion à  entretenir  son  frère  des  menus  faits  qui  se  déroulent  sous 
ses  yeux,  lés  événemens  de  la  cour,  les  absences  de  son  mari, 
les  visites  qu'elle  reçoit,  celles  qu'elle  fait,  ses  déplacemens,  ses 
projets,  les  aménagemens  de  son  intérieur.  Il  y  a  peu  à  glaner 
dans  ces  notes  quasi  quotidiennes,  où  se  trahit  parfois,  avec  une 
absence  totale  de  volonté,  l'impatience  passagère  que  causent  à 
M""'  de  Liéven  la  monotonie  des  jours  qui  se  succèdent  pareils 
et  l'impossibilité  où  elle  est  d'en  remplir  à  son  gré  toutes  les 
heures. 

Cette  impatience  apparaît  jusque  dans  la  satisfaction  qu'elle 
éprouve  au  mois  de  mars  en  annonçant  à  son  frère  qu'elle  va 
voyager  «  et  courir  le  monde  seule.  »  —  «  Ne  vous  en  scanda- 
lisez pas  trop  cependant.  »  Si  son  mari  la  quitte  comme  l'année 
précédente,  ce  qui  n'est  que  trop  probable  et  sans  doute  pour  plus 
longtemps,  elle  ne  retournera  pas  à  Paulowsky  où,  durant  son 


180  REVUE  BES  BEUX  MONDES. 

dernier  séjour,  «  elle  n'a  eu  que  des  désagrémeus  ;  »  mais  <(  pour 
ne  pas  rester  en  ville  à  s'ennuyer,  elle  ira,  accompagnée  de  «  la 
Hoven,  »  àMarienbourg  chez  sa  belle-sœur  Vietinghoiî  et  de  là  eu 
Courlande  «  prendre  les  eaux  de  mer  ou  celles  d'une  source  très 
vantée  et  très  salutaire.  »  Elle  y  restera  jusquau  retour  de  son 
mari.  «  Le  voyage  d'abord,  le  séjour  de  la  campagne  et  les  eaux 
me  feront  certainement  un  bien  infini  outre  le  plaisir  que  cette 
course  me  procurera.  Aussi,  je  m'en  réjouis  bien.  Si  on  pouvait 
rapprocher  un  peu  le  Caucase,  j'irais  y  prendre  les  eaux  et  je 
verrais  mon  cher  Arrar.  » 

Revenant  à  son  rôle  de  chroniqueuse,  elle  annonce  dans  la 
même  lettre  «  le  mariage  de  Scheremitoff  avec  une  de  ses  es- 
claves qu'il  a  déclarée  son  épouse  légitime  lorsqu'elle  est  accou- 
chée d'un  fils.  Elle  vient  de  mourir  ces  jours-ci  et  a  été  enterrée 
avec  toute  la  pompe  imaginable.  Son  fils  s'appelle  comte  Dmitri 
et  hérite  seul  des  grands  bien  du  comte.  » 

Le  12  mai,  elle  a  un  grand  crève-cœur.  Son  mari  part  à  la 
suite  de  l'Empereur;  pour  elle,  il  n'est  plus  question  de  voyage, 
il  faut  retourner  à  cet  ennuyeux  Paulowsky.  <(  Le  grand  plaisir  ! 
écrit-elle;  une  année  d'intervalle  n'a  pas  apporté  de  changement 
à  l'agréable  manière  de  vivre  ici  :  même  gêne,  même  étiquette, 
même  ennui,  il  y  a  de  quoi  périr.  Je  suis  logée  dans  les  mêmes 
appartemens  que  nous  occupions,  il  y  a  de  cela  trois  ans.  Com- 
bien cela  m'a  rappelé  d'agréables  souvenirs  :  vos  arrivées  à 
cheval  avec  Kretoff,  nos  promenades  en  lignes  à  la  datche  de 
Soltikoff;  tout  plein  de  choses  me  sont  revenues  en  tête.  En 
vérité,  c'était  un  temps  bien  agréable  pour  moi.  Que  de  chan- 
gemens  depuis  !  Comme  toute  cette  société  s'est  dispersée  !  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  nous  la  retrouvons  remise  du 
dépit  de  son  voyage  manqué.  Son  mari  est  revenu  :  «  Aujour- 
d'hui pour  la  première  fois,  il  passe  toute  la  journée  chez  lui. 
Il  a  maintenant  des  jours  marqués  pour  le  travail  ainsi  que 
l'ont  les  ministres;  il  a  dans  la  semaine  trois  jours  tout  à  lui.  Il 
en  est  enchanté  et  moi  aussi  comme  de  raison.  »  Mais  cet  ar- 
rangement dure  peu.  Au  mois  de  septembre,  sa  vie  est  redevenue 
très  grise  :  «  Je  m'ennuie  assez.  Je  ne  vois  presque  pas  mon 
mari;  il  est  même  rare  qu'il  dîne  à  la  maison.  »  En  revanche, 
elle  a  en  perspective  le  bonheur  qu'elle  souhaitait  le  plus  ardem- 
ment. Elle  nourrit  l'espoir  d'une  maternité  prochaine.  Au  fur  et 
à  mesure  qu'il  se  précise,  elle  se  résigne  mieux  à  sa  solitude.  On 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIKCLE    DKRMER.  181 

pourra  danser  sans  elle,  cela  lui  est  bien  e'gal.  Elle  ne  ment  pas 
lorsqnen  parlant  à  son  frère  des  fêtes  auxquelles  vont  donner 
lieu  les  fiançailles  de  la  grande-duchesse  Marie,  —  dîner  de  trois 
cents  personnes  et  bal  paré  dans  la  salle  Saint-Georges,  «  le 
premier  qui  ait  eu  lieu  depuis  ce  règne  »  —  elle  ajoute  :  «  Je 
passerai  tout  cela  dans  ma  chambre  et  j'en  ai  peu  de  regrets.  » 

D'ailleurs,  comme  elle  a  la  mobilité  de  son  âge,  ces  velléités 
de  retraite  durent  peu.  Au  commencement  de  1804,  la  cour 
étant  en  grand  train  de  plaisirs,  elle  a  recommencé  à  y  prendre 
part  :  «  Je  suis  de  tout  cela,  ne  vous  en  déplaise,  malgré  ma 
taille  assez  disgracieuse.  Au  reste,  qu'importe  la  façon,  pourvu 
qu'on  s'amuse.  »  Elle  met  à  s'amuser  d'autant  plus  d'entrain  que 
le  moment  approche  où  elle  devra  se  condamner  à  la  réclusion. 
Et  puis,  tout  est  à  cette  heure  pour  lui  faire  savourer  la  joie  de 
vivre.  Les  faveurs  pleuvent  sur  sa  famille.  Sa  belle-mère  vient 
d'être  pourvue  d'une  belle  starostie  en  Pologne.  A  ce  don  de 
l'Empereur,  l'Impératrice  a  ajouté  des  diamans.  Son  père  qu'elle 
attend  sous  peu  de  jours  est  nommé  conseiller  privé.  Son  frère 
Alexandre  qui  fait  campagne  en  Géorgie,  signalé  pour  sa  belle 
conduite  devant  l'ennemi,  a  reçu  le  prix  de  sa  vaillance  :  le  grade 
de  lieutenant  et  l'épée  de  Sainte-Anne.  L'Empereur  l'a  admis  au 
nombre  de  ses  aides  de  camp.  Constantin  est  nommé  secrétaire 
d'ambassade  à  Berlin.  Enfin,  elle  espère  un  fils.  «  Je  suis  bien 
impatiente  de  pouvoir  vous  annoncer  l'arrivée  d'un  petit  neveu. 
Je  vous  assure  que  je  ne  puis  pas  attendre  ce  moment.  C'est 
sûrement  papa  qui  vous  l'apprendra  le  premier.  Je  voudrais 
seulement  avoir  une  adresse  sûre  pour  que  vous  en  soyez  informé 
plus  tôt,  parce  que  votre  amitié  m'assure  de  la  part  que  vous 
prendrez  à  cet  événement.  »  —  «  D'ici  à  trois  semaines,  j'espère 
pouvoir  vous  marquer  ma  délivrance.  Je  suis  bien  impatiente 
que  tout  soit  fini  et  heureusement  fini.  Je  redoute  un  peu  ce 
moment.  » 

Entre  temps,  elle  ne  se  lasse  pas  de  bourrer  de  nouvelles  sa 
correspondance.  Elle  y  parle  notamment  de  quelques-uns  des 
émigrés  français  qui  ont  pris  du  service  en  Russie.  «  Le  comte 
de  Saint-Priest  le  cadet  épouse  la  princesse  Galitzin  surnommée 
Patriarche  ;  le  comte  de  Langeron,  une  veuve  Kachintzoll"  assez 
jolie  et  très  riche.  Girard  se  marie  à  la  fille  de  Dehmouth,  l'au- 
bergiste, qui  a  un  bien  immense.  Tous  ces  messieurs  ne  font  pas 
mal  leurs  affaires.  » 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Enfin,  vers  la  mi-février,  un  heureux  accouchement  met  un 
terme  à  sa  grossesse.  Son  frère  en  est  aussitôt  averti  ;  le  mois 
suivant,  le  comte  de  Liéven  lui  confirme  la  nouvelle  :  «  Je  suis 
père  enfin,  mon  cher  ami.  Ma  femme  a  très  heureusement  ac- 
couché d'une  fille  et  moi  d'un  gros  volume  d'inquiétudes.  Elle 
est  déjà  presque  entièrement  rétablie,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  encore 
quatre  semaines  qu'elle  est  délivrée  du  petit  mignon  d'enfant 
que  je  souffre  un  peu  plus  que  ses  semblables.  » 

Les  inquiétudes  dont  parle  ici  le  comte  de  Liéven,  il  était 
destiné  à  les  ressentir  d'année  en  année,  pendant  les  trois  sui- 
vantes. Dans  cet  intervalle,  sa  femme  lui  donna  trois  fils  : 
Alexandre,  Paul  et  Constantin.  La  naissance  de  sa  fille  l'avait 
mise  en  goût  de  maternité  et  préparée  à  être  la  mère  admirable 
que  révèle  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  sa  correspondance.  Elle  le  fut 
avec  son  premier  enfant  comme  avec  les  autres.  Dans  la  plupart 
de  ses  lettres  à  son  frère,  elle  parle  de  sa  fille  :  «  Je  passe  mon 
temps  chez  ma  petite  quand  je  ne  suis  pas  interrompue  par  le 
monde.  »  —  «  Ma  petite  a  été  vaccinée  la  semaine  passée,  voilà 
une  grande  inquiétude  de  moins  pour  moi.  Elle  va  bien  et  j'es- 
père pouvoir  la  produire  dans  le  monde  sous  quelques  jours.  » 
—  «  L'Impératrice  voulait  que  j'allasse  à  Paulowsky  comme  les 
années  précédentes.  Mais  je  m'en  suis  dispensée  celle-ci  à  cause 
de  ma  petite  qu'il  y  avait  trop  d'embarras  à  transporter  là-bas, 
outre  que  j'aurais  été  peut-être  logée  dans  des  appartemens  hur 
mides.  Je  suis  donc  restée  toute  seule  ici  avec  elle  et  mon  temps 
s'est  passé  plus  vite  que  je  ne  l'avais  cru  :  elle  commence  à 
devenir  bien  gentille,  bien  jolie.  Que  ne  donnerais-je  pas  pour 
que  vous  la  vissiez,  mon  cher  Alexandre  ;  vous  l'aimeriez,  j'en 
suis  sûre.  »  —  «  Je  ne  sais  ce  que  je  donnerais  pour  que  vous 
vissiez  mon  mari  avec  son  enfant.  Il  en  est  occupé  sans  cesse. 
Vous  n'avez  pas  d'idée  comme  il  l'aime.  Dans  le  fait,  elle  est 
charmante,  cette  petite  créature,  et  bien  faite  pour  plaire.  Elle  a 
tant  d'esprit,  d'entendement.  Gomme  je  voudrais  déjà  qu'elle  pût 
parler.  » 

Ces  propos  sont  ceux  de  toutes  les  mères.  Mais  ils  sont  à 
signaler,  tenus  par  une  femme  qu'on  verra  bientôt  occuper  la 
première  place  dans  les  milieux  diplomatiques  et  qu'on  pourrait 
croire,  à  ne  la  voir  que  là,  assez  dédaigneuse  de  ses  devoirs 
maternels,  disposée  à  ne  pas  prendre  au  tragique  les  soucis  que 
lui  donnent  ses  enfans. 


UNE   VIE    d'aMBASSADRTCE    AU    SIÈCLE    DERNIER.  183 

En  réalité,  ils  ont  dominé  toujours  toutes  ses  autres  préoc- 
cupations. La  petite  nouvelle  née  ne  vécut  pas.  En  1807,  il  n'en 
est  plus  question  dans  la  correspondance  qui  est  muette  quant  à 
l'époque  de  sa  mort.  Trois  berceaux  ont  remplacé  le  sien  et 
contribué  sans  doute  à  rendre  moins  cruelle  à  sa  mère  sa  dispa- 
rition. Au  mois  de  mai  de  cette  année,  à  peine  relevée  de  cou- 
ches, Dorothée  mande  à  son  frère  :  «  Mes  trois  garçons  vont 
bien.  Constantin  sera  bien  joli  avec  le  temps;  il  l'emportera  cer- 
tainement sur  les  deux  aînés,  quoique  je  ne  pense  pas  qu'il  puisse 
faire  tort  à  mon  afîection  pour  Paul.  »  Désormais  ses  lettres  té- 
moigneront, pour  la  plupart,  de  sa  sollicitude  maternelle  et  de 
son  désir  de  faire  de  ses  fils  des  hommes  dignes  d'elle. 

A  la  même  date,  les  dramatiques  événemens  déchaînés  en 
Europe  par  les  visées  ambitieuses  de  Napoléon  se  compliquaient 
et  s'aggravaient.  Des  divers  points  où  on  les  avait  vus  d'abord  se 
dérouler,  ils  se  répercutaient  en  coups  retentissans  jusqu'aux 
frontières  de  l'empire  russe.  L'armée  française  les  avait  franchies 
en  entrant  en  Pologne.  Austerlitz,  Eylau,  Friedland  sont,  de  la 
fin  de  1805  au  milieu  de  1807,  les  étapes  de  la  marche  épique  qui 
conduisait  l'un  vers  l'autre  Napoléon  et  Alexandre.  Des  actions 
sanglantes  préludaient  à  la  paix  de  Tilsitt.  La  guerre  d'où  allait 
sortir  l'alliance  mettait  le  monde  en  feu. 

En  lisant  les  lettres  qu'écrivait  à  cette  époque  à  son  frère 
M""'  de  Liéven,  on  est  étonné  de  n'y  recueillir  que  de  rares  échos 
des  inquiétudes  auxquelles  les  victoires  françaises  livraient  la 
Russie.  Cet  étonnement  est  d'autant  plus  fondé  que  les  préoccu- 
pations patriotiques  se  doublaient  pour  la  jeune  femme  de  préoc- 
cupations d'ordre  plus  intime  non  moins  douloureuses.  Son  mari 
était  désigné  pour  suivre  l'Empereur  dont  on  annonçait  le  pro- 
chain départ  pour  l'armée;  son  frère  venait  d'y  être  envoyé, 
comme  attaché  à  l'état-major  du  général  en  chef  Benningsen. 
C'est  à  peine  cependant  si  sa  correspondance  mentionne  ces  évé- 
nemens. Quand  elle  y  fait  allusion,  c'est  pour  souhaiter  des 
succès  à  son  cher  Alexandre  ou  pour  se  plaindre  d'être  séparée 
de  son  mari  dont  les  absences,  durant  cette  période,  furent  fré- 
quentes. 

Lors  de  la  première,  à  la  fin  de  1805,  elle  écrit  :  «  Vous 
n'avez  pas  d'idée  combien  cette  séparation  d'avec  lui  m'est  pénible 
puisque  je  suis  tout  à  fait  dans  l'ignorance  du  moment  où  je 
pourrai  le  revoir  et  que,  selon  toute  ap  arence,  leur  absence  doit 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  durer  bien  longtemps.  Ils  marchent  maintenant  avec 
l'armée,  Dieu  sait  quand  ils  pourront  la  quitter.  J'ai  au  moins 
l'avantage  sur  les  autres  femmes  d'avoir  tous  les  jours  des  nou- 
velles bien  fraîches.  Je  ne  sors  point  du  tout,  excepté  pour  voir 
ma  belle-mère.  On  dit  qu'une  forte  armée  française  se  trouve 
fort  près  de  chez  vous.  Je  vous  avoue  que  cela  me  donne  bien  des 
inquiétudes  et  me  fait  désirer  bien  vivement  des  lettres  de  votre 
part.  »  Ni  dans  colle-là,  ni  dans  les  suivantes,  il  n'est  parlé  de  la 
bataille  d'Austerlitz  qui  vient  de  mettre  aux  prises  Français  et 
Russes. 

En  revanche,  Tannée  suivante,  au  jour  anniversaire  de  ce 
mémorable  combat,  une  lettre  du  comte  de  Liéven,  datée  de 
Saint-Pétersbourg  et  adressée  à  son  beau-frère,  au  quartier  gé- 
néral de  Benningsen,  trahit  les  alarmes  de  la  cour  de  Russie. 

«  Ne  négligez  pas,  mon  cher  ami,  do  me  mander  tout  ce  qui 
est  intéressant  à  savoir,  accompagné  même  de  vos  réflexions;  je 
saurai  en  tirer  un  bon  parti  pour  le  bien  général.  Vous  m'avez  dit 
que  Benningsen  a  besoin  d'être  encouragé.  Aussi  n'ai-je  pas 
manqué  de  soigner  un  rescrit  très  flatteur  que  le  courrier  porteur 
de  la  présente  lui  a  remis.  Mais  je  ne  puis  vous  cacher,  mon 
cher  ami,  l'inquiétude  que  j'ai  sur  le  sort  de  notre  armée  depuis 
aujourd'hui.  Cj'tlo  journée  qui  nous  fut  si  fatale  l'année  passée 
peut  avoir  produit  un  second  revers  et,  dans  le  moment  que  vous 
recevrez  cette  lettre,  il  doit  y  avoir  eu  de  grands  événemens  chez 
vous.  Je  fonde  ces  suppositions  par  les  nouvelles  que  nous  avons 
de  la  marche  de  Tarmée  française.  Je  crois  entrevoir  les  calculs 
de  Bonaparte  de  donner  une  bataille  le  même  jour.  Si  Ben- 
ningsen, dans  ce  cas,  aura  eu  le  bon  esprit  de  se  replier  sur  Bon- 
shorden  (1),  voyant  les  forces  de  reimemi  supérieures  aux 
siennes,  le  danger  ne  pourra  pas  être  grand.  Mais,  je  crains  qu'il 
n'aura  pas  voulu  plier  et  par  là  se  sera  trop  exposé.  Kamensky 
est  parti  le  46  ;  une  troupe  de  jeunes  gens  l'ont  suivi;  Kretoff  est 
du  nombre;  Knorring  est  parti  aujourd'hui.  Tout  ce  qui  a  pu 
être  envoyé  d'ici  pour  subvenir  aux  besoins  de  larmée  a  été  fait; 
toutes  les  mesures  que  l'urgence  des  circonstances  a  exigées  ont 
été  prises;  enfin  on  a  fait  ici  tout  ce  qu'il  a  été  possible  de  faire. 
Si  les  premiers  coups  ne  sont  pas  décisifs,  il  y  a  de  l'espoir  que 
nous  finirons  par  des  succès,  surtout  si  nous  pouvons  nous  tenir 

(1)  Le  général  Bonshorden  commandait  le  corps  d'armée   qui  suivait  celui  de 
Benningsen. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  185 

jusqu'au  printemps  sans  grandes  pertes,  puisque  alors  nous  aurons 
les  secours  de  l'intérieur  qui  nous  rendront  supérieurs  à  l'en- 
nemi. » 

Le  danger  que  redoutait  le  comte  de  Liéven  parut  d'abord 
devoir  être  conjuré,  Benningsen  étant  parvenu  à  éviter  le  con- 
tact avec  l'armée  française.  Mais,  serré  de  près  par  Napoléon,  il 
fut  bientôt  réduit  à  accepter  le  combat.  C'était  à  Eylau,  le  7  fé- 
vrier. Si,  malgré  son  caractère  horriblement  sanglant  et  tragique, 
cette  bataille  ne  fut  pas  décisive,  du  moins  prépara-t-elle  l'écrase- 
ment des  forces  russes,  qui  eut  lieu  àFriedland  le  14  juin  suivant. 
Quelques  jours  plus  tard,  les  deux  empereurs  se  rencontraient 
à  Tilsitt  et  la  paix  était  signée  entre  la  Russie  et  la  France. 

Le  22  juillet,  l'empereur  Alexandre  rentré  à  Peterhoff, 
M™"  de  Liéven,  pour  la  première  fois  subit  le  contre-coup  des 
événemens,  non  plus  comme  une  petite  fille  à  l'âme  mobile  et 
légère,  sur  qui  ils  glissent  sans  y  creuser  une  trace  profonde,  mais 
comme  une  femme  que  le  malheur  vient  de  mûrir.  Humiliée 
d'avoir  vu  son  souverain  qu'elle  idolâtre  contraint  de  traiter  avec 
ce  Français,  un  soldat  de  fortune,  ce  qu'elle  éprouve,  elle  l'ex- 
prime sous  des  formes  simples  et  familières.  Mais,  dans  ses  pa- 
roles un  caractère  se  trahit;  une  personnalité  s'en  dégage  et,  quoi- 
qu'elle n'ait  que  vingt-deux  ans,  commence  à  paraître  en  elle  une 
patriote  aussi  sensible  aux  revers  de  son  pays  qu'à  ses  triomphes. 

«  J'ai  été  si  longtemps  sans  vous  écrire,  mon  cher  Alexandre, 
par  la  même  raison  que  vous  me  donnez  de  votre  silence  dans 
votre  lettre.  J'ai  l'esprit  peu  disposé  à  cela;  je  suis  d'une  humeur 
abominable;  je  me  dispute  du  matin  au  soir  avec  tout  ce  que  je 
rencontre  et  nommément  avec  mon  mari,  sans  que  cependant 
cela  porte  préjudice  à  l'amour  conjugal.  C'est  un  besoin  de  dis- 
puter, de  dégoiser  toute  ma  mauvaise  humeur^  que  je  ne  puis  pas 
vaincre.  Tout  retlue  aujourd'hui  à  Péterhofî  pour  les  fêtes.  Je 
suis  restée  seule  chez  moi  parce  que  la  disposition  de  mon  esprit 
m'éloigne  absolument  des  plaisirs.  Malgré  l'arrivée  de  mon  mari, 
je  suis  restée  établie  ici  (à  Ïsarkoé-Sèlo),  me  contentant  de  le 
voir  quelques  heures,  une  fois  par  semaine.  J'ai  double  intérêt 
à  ce  séjour,  d'abord  pour  ma  santé  et  celle  de  mes  enfans  qui  y 
gagnent  beaucoup  et  puis,  parce  que  j'aurais  honte  de  voir  du 
monde.  Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  je  suis  humiliée  de  ce 
qui  s'est  passé.  » 

Cette  lettre,  qui  révèle  beaucoup  d'amertume  et  qui  prouve 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aussi  que  M'"°  de  Liéven  n'est  plus,  au  même  degré  qu'aux  débuts 
de  son  mariage,  l'amoureuse  candide  et  naïve  dont  la  gaieté  rem- 
plissait la  maison,  est  la  dernière  de  cette  période  de  sa  vie. 
Bientôt  après,  Alexandre  de  Benckendorff,  nommé  capitaine,  ren- 
trait à  Saint-Pétersbourg  pour  y  remplir  ses  fonctions  d'aide  de 
camp  de  l'Empereur.  La  correspondance  entre  la  sœur  et  le  frère 
fut  naturellement  interrompue;  ils  n'avaient  plus  à  s'écrire  puis- 
qu'ils se  voyaient  tous  les  jours.  Elle  ne  fut  reprise  qu'en  1810, 
lorsque  M""'  de  Liéven  se  fut  installée  à  Berlin  avec  son  mari. 
Transporté,  sur  sa  demande,  de  la  carrière  militaire  dans  la  car- 
rière diplomatique,  il  venait  d'être  nommé  ministre  de  Russie  à 
la  cour  de  Prusse. 

De  ce  séjour  à  Berlin,  qui  ne  dura  pas  deux  ans,  elle  ne  devait 
garder  que  d'assez  ternes  souvenirs.  La  mission  du  comte  de 
Liéven  fut  sans  éclat.  Elle  ne  comportait  guère  et  n'eût  com- 
porté pour  personne  l'emploi  de  talens  diplomatiques.  Vaincu 
par  Napoléon,  ne  régnant  que  sur  un  royaume  dépecé,  où  il 
n'était  même  plus  son  maître,  le  morose  Frédéric-Guillaume, 
abaissé  et  sacrifié  par  l'alliance  contractée  entre  la  France  et  la 
Russie,  attendait  sa  revanche  d'une  rupture  des  nœuds  qui  s'étaient 
formés  à  Tilsitt  sans  profit  pour  lui.  Cette  rupture,  il  l'espérait; 
en  1810,  tout  la  faisait  présager  ;  il  s'y  préparait,  secrètement 
encouragé  par  Alexandre  qui  lui  aussi  la  sentait  venir.  Le  rôle  de 
l'ambassadeur  impérial  à  la  cour  de  Prusse  se  bornait  à  entre- 
tenir ces  espoirs,  à  transmettre  les  instructions  que  nécessitaient 
ces  circonstances.  Il  n'y  avait  guère  place  en  cela  pour  l'activité 
intellectuelle  de  M"""  de  Liéven. 

D'ailleurs  les  facultés  qu'elle  devait  bientôt  déployer  à  Londres 
ne  s'étaient  pas  encore  révélées.  Elle  ne  songeait  qu'à  jouir  des 
avantages  attachés  à  la  haute  fonction  qu'occupait  son  mari, 
qu'au  bonheur  d'avoir  ses  enfans  autour  d'elle,  de  les  associer 
aux  satisfactions  matérielles  et  morales  qui  lui  étaient  assurées 
à  elle-même.  On  ne  trouve  pas  autre  chose  dans  les  lettres  qu'elle 
écrit  alors.  Elles  ne  présenteraient  qu'un  médiocre  intérêt  si 
elles  ne  témoignaient,  dans  les  récits  où  elle  raconte  ce  qu'elle 
voit  et  répète  ce  qu'elle  entend,  du  rare  don  d'observation  qu'elle 
a  si  heureusement  exercé  depuis.  Sa  présentation  à  la  belle  reine 
Louise  est  narrée  par  elle  non  à  son  frère,  cette  fois,  mais  à  sa 
sœur,  avec  un  luxe  de  détails,  qui  contribue  à  en  faire  le  plus 
piquant  tableau. 


UNE    VIE    d'aMBA»SADR1CE    AU    SIÈCLE    DERNIER.  187 

«  Elle  m'a  fait  un  accueil  extrêmement  aimable;  elle  m'a 
retenue  au  delà  de  deux  heures  chez  elle,  m'a  fait  cent  mille 
questions  sur  Pétersbourp;',  de  vous  aussi,  et,  en  général,  ne  parle 
que  Russie  et  Russes,  qu'elle  paraît  aimer  beaucoup.  Elle  m'a 
montré  son  appartement,  qui  est  assez  joli,  surtout  sa  chambre  à 
coucher,  qui  est  arrangée  dans  le  goût  de  Pétersbourg  :  des 
draperies,  des  albâtres,  des  colonnes  et  un  grand  encensoir 
fumant  au  milieu  de  la  chambre;  en  un  mot,  c'est  très  joli.  Elle- 
même  était  mieux  que  tout  cela.  Elle  avait  un  habit  court  ouvert 
par-devant,  ponceau  brodé  d'or,  broderies  des  uniformes  de 
cosaques,  les  manches  cosaques  de  même  ;  dessous,  un  habit  en 
satin  blanc,  mêmes  broderies  en  or,  un  bonnet  demi-cosaque, 
demi-houlan,  sur  la  tête,  fort  haut,  large  par  le  haut,  étroit  par 
le  bas,  ponceau  et  or,  comme  l'habit.  Cela  faisait  un  costume 
charmant  et  lui  allait  à  merveille  ;  collet  montant  comme  les 
cosaques.  C'était  assez  singulier,  mais  joli.  Elle  n'a  pas  changé 
depuis  Pétersbourg;  mais  le  roi  est  un  peu  engraissé.  C'est 
aujourd'hui  la  fête  do  la  reine,  il  y  a  un  grandissime  bal  au 
grand  palais.  J'y  vais,  et  je  serai  aussi  belle  que  je  puisse  letre.  » 

Elle  ne  parle  pas  de  la  société  de  Berlin  aussi  favorablement 
que  de  la  toilette  royale.  Trois  mois  après  son  arrivée,  elle  sent 
qu'elle  va  s'ennuyer  beaucoup.  »  Les  sociétés  sont  tuantes,  les 
femmes  très  peu  aimables  ;  les  hommes  ne  le  sont  qu'autant 
qu'on  leur  donne  à  manger,  et,  comme  ma  maison  n'est  point 
encore  montée  à  recevoir  beaucoup  de  monde,  je  ne  puis  pas 
juger  de  l'effet  que  produirait  mon  cuisinier  sur  leur  humeur. 
Je  me  borne  maintenant  à  voir  quelques  étrangers,  parmi  les- 
quels les  ministres  de  France  et  d'Autriche,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  distingué  et  qui  serait  distingué  partout  sous  tous  les  rap- 
ports. Je  suis  invitée  parfois  à  dîner  chez  des  Majestés  et  des 
Altesses.  Mon  mari  et  ses  collègues  sont  traités  en  marchandise 
anglaise.  Il  sort  du  reste  plus  que  moi.  Je  me  promène  au  parc 
avec  mes  enfans,  et  puis  je  mange  et  je  dors  :  voilà  les  plaisirs  de 
Berlin.  » 

Le  temps  ne  modifie  pas  son  opinion  sur  les  personnages  du 
milieu  où  elle  vit  :  «  Ce  sont  de  drôles  de  gens.  Le  roi  est  bien 
peu  de  chose  et  entêté  comme  toutes  les  bêtes.  On  lui  a  remâché 
qu'il  ne  devait  pas  avoir  l'air  trop  bien  avec  nous  et  il  suit  très 
exactement  cet  avis  envers  nous,  et  au  delà;  et,  d'un  autre  côté, 
il  va,  à  ce  qu'on  dit  aujourd'hui,  faire  trente  milles  pour  voir 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

quelques  matelots  russes  qui  passent.  Son  fils  est  habillé  en 
cosaque  et  paraît  ainsi  dans  les  rues  et  aux  bals  de  la  cour  ;  ils 
n'ont  pas  le  sens  commun,  tous.  Au  reste,  ceci  m'importe  peu.  Je 
songe  maintenant  à  mettre  à  profit  pour  ma  santé  le  temps  que 
je  suis  en  Allemagne,  et  j'espère  que  ce  ne  sera  pas  long,  » 

Ce  devait  être  plus  long  qu'elle  ne  pensait.  Elle  se  résigna, 
et  trompa  son  attente  en  ne  donnant  aux  devoirs  diplomatiques 
que  le  strict  nécessaire,  en  se  consacrant  à  ses  enfans,  en  les 
conduisant  à  la  campagne,  à  la  mer,  aux  eaux  et  en  y  séjour- 
nant le  plus  qu'elle  pouvait.  En  septembre,  sous  les  ombrages 
de  Gharlottenbourg,  «  elle  ne  s'ennuie  ni  ne  s'amuse.  »  Sa  vie 
est  «  douce  et  commode.  »  Elle  la  supporterait  si  elle  en  voyait 
la  fin,  «  Mais,  être  sotte  pendant  quelques  années  encore,  c'est 
violent  ;  et  vrai,  je  crois  qu'à  moins  de  grands  événemens, 
nous  pourrirons  ici.  »  Ces  événemens,  on  les  prévoit  au  mois 
d'avril  1811  :  «  Les  environs  se  remplissent  de  troupes  fran- 
çaises. Vous  aurez  bientôt  dos  lauriers  à  cueillir.  Ces  lauriers-là 
me  feront  sans  doute  prendre  le  chemin  de  la  Russie  et  j'en 
serai  fort  aise.  Ma  santé  n'est  pas  bonne,  ma  beauté  est  au  diable 
et  mon  humeur  pas  brillante  ;  il  n'y  a  pas  de  quoi  l'avoir  gentille 
non  plus.  » 

Les  vœux  de  M™^  de  Liéven  ne  se  réalisèrent  qu'a  quelques 
mois  de  là,  à  la  fin  de  1811,  au  momeni  où  Napoléon  et 
Alexandre  se  préparaient  à  marcher  l'un  contre  l'autre.  Son 
mari  fut  rappelé  ;  elle  quitta  Berlin  avec  satisfaction,  s'inquié- 
tant  cependant  un  peu  «  de  ce  qu'on  allait  faire  d'eux.  »  Ils  igno- 
raient encore  qu'on  leur  destinait  le  poste  de  Londres,  Nous 
allons  maintenant  les  y  suivre, 

Ernest  Daudet, 


CORNEILLE 

ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL 


P.  Corneille  et  le  Théâtre  espagnol,  par  M.  Guillaume  Huszar,  1  vol.  m-18,  Paris, 
1903,  Emile  Bouillon  ;  —  La  Comedia  espagnole  en  France  de  Hardy  à  Racine, 
par  M.  Ernest  Martinenche,  1  vol.  in-8°,  Paris,  1900,  Hat^hette;  —  Corneille, 
par  M.  Gustave  Lanson,  dans  la  collection  des  Grands  écrivains  français,  1  vol. 
in-18,  Paris,  1898,  Hachette. 


Avant  tout,  remercions  M.  Guillaume  Huszar,  qui  est  Hon- 
grois, d'avoir  écrit  ce  livre  sur  P.  Corneille  et  le  Théâtre  espagnol, 
et  de  l'avoir  écrit  en  français.  Remercions-le  d'avoir,  en  l'écri- 
vant, apporté  ce  que  l'on  appelle  une  intéressante  <(  contribution  » 
à  l'histoire  de  la  littérature  européenne.  Et  remercions-le  enfin 
de  l'intention  qu'il  a  eue,  pour  renouveler  ou  pour  rajeunir  une 
question  presque  aussi  vieille  que  Corneille  ou  du  moins  que  le 
Cid,  de  n'y  mêler  lui-même  aucune  de  ces  «  préventions  »  qui 
jusqu'ici,  nous  dit-il,  auraient  troublé  le  juojement  des  critiques 
espagnols  ou  français...  H  y  pouvait  bien  ajouter,  comme  n'étant 
pas  les  moins  prévenus  de  tous,  quelques  critiques  allemands, 
dont  les  deux  Schlegel  ! 

A  la  vérité,  c'est  cette  intention  même  d'un  auteur  hongrois 
qui  nous  a  mis  d'abord  en  défiance,  et  nous  nous  sommes 
douté  tout  de  suite  que,  si  quelqu'un  avait  à  se  féliciter  de  l'im- 
partialité de  M.  Guillaume  Huszar,  ce  ne  serait  pas  Corneille, 
n  y  a  deux  ans  déjà  qu'un  jeune  professeur,  M.  Ernest  Marti- 
nenche, dans  un  fort  bon  livre  sur  la  Comedia  espagnole  en 
France  depuis  Hardy  jusqu'à  Racine,  avait  traité  le  même  sujet  : 
puisque  M.  Guillaume  Huszar  y  revenait  à  son  tour,  nous  nous 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sommes  douté  qu'il  en  avait  ses  raisons,  et  cfu'elles  n'étaient 
pas  de  souscrire  purement  et  simplement  aux  conclusions  de 
M.  Ernest  Martinenche.  M.  Ernest  Martinenclie,  tout  en  faisant 
la  part  très  large,  dans  l'œuvre  de  Corneille,  à  l'influence  du 
théâtre  espagnol,  l'y  avait  faite  plus  large  encore  au  génie  de 
Corneille  :  nous  avons  tout  de  suite  conjecturé  que,  si  M.  Guil- 
laume Huszâr  avait  écrit  son  livre,  c'était  pour  faire  la  part  moins 
large  au  génie  de  Corneille,  et  d'autant  plus  large  à  Tintluence 
du  théâtre  espagnol.  Et  nous  ne  nous  sommes  point  trompé  ! 
Mais,  bien  loin  de  lui  en  vouloir,  c'est  là  précisément  ce  qui 
fait  l'intérêt  de  son  livre.  Rien  ne  saurait  être  plus  instructif 
pour  nous  que  l'opinion  des  étrangers  sur  quelques-uns  de  nos 
grands  écrivains.  ((  Il  est  impossible  aux  critiques  français  d'être 
impartiaux,  nous  dit  M.  G.  Huszâr,  lorsqu'ils  parlent  de  ce  poète 
de  grand  talent,  sans  doute,  —  c'est  Corneille,  —  mais  pour  l'appré- 
ciation duquel  ils  ne  trouvent  pas  d'expressions  assez  élogieuses 
dans  le  vocabulaire  littéraire.  »  Voilà  donc  qui  est  entendu.  Si 
les  étrangers  ne  sont  pas  plus  «  impartiaux  »  que  nous,  —  et  pour- 
quoi le  seraient-ils?  —  ils  sont  «  partiaux  »  d'une  autre  manière. 
C'est  bien  le  cas  de  M.  G.  Huszâr.  H  est  «  partial;  »  il  l'est  au 
delà  de  tout  ce  qu'il  peut  croire  ;  et  s'il  ne  l'est  pas  pour  les 
mômes  raisons  que  «  les  critiques  français,  »  il  l'est  pour  d'autres, 
dont  je  ne  voudrais  ici  retenir  que  les  principales,  et  d'abord 
colles  qui  peut-être  intéressent  moins  la  question  des  rapports 
du  théâtre  de  Corneille  avec  le  théâtre  espagnol  que  la  question 
même  de  méthode  en  «  Littérature  comparée.  « 

I 

Par  exemple,  M.  G.  Huszâr  relève  quelque  part  une  asser- 
tion d'A.  de  Puibusque,  en  son  livre  intitulé  Histoire  comimrée 
des  Littératures  espagnole  et  française,  et  il  ajoute  :  «  Il  nous 
paraît  que,  dans  cette  assertion,  se  manifeste  l'habitude  des  cri- 
tiques français  qui  veulent  à  tout  prix  démontrer  la  supériorité 
des  adaptations  sur  leurs  originaux.  »  Laissons  de  côté,  pour  le 
moment,  la  question  de  savoir  ce  que  c'est  au  juste  qu'une 
«  adaptation  !  »  La  vérité  est  que  les  «  critiques  français  » 
n'ont  jamais  prétendu  «  démontrer  la  supériorité  des  adapta- 
tions »  en  général,  sur  ((  leurs  originaux,  »  mais  uniquement  la 
«  supériorité  »  d'une  adaptation  donnée  sur  un  original  donné, 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  191 

du  Cid  de  Corneille  sur  celui  de  Guillen  de  Castro,  ou  encore 
de  son  Menteur  sur  celui  d'Alarcon.  En  d'autres  termes,  ils  ont 
soutenu,  et  ils  soutiennent,  avec  beaucoup  de  critiques  ou  d'his- 
toriens qui  ne  sont  pas  Français,  qu'une  «  adaptation  »  n'est  pas 
de  soi,  comme  telle,  en  sa  seule  qualité  d'adaptation,  nécessai- 
rement ou  fatalement  inférieure  à  son  «  original.  »  Elle  le  serait 
peut-être,  si  les  questions  littéraires  se  décidaient  en  quelque 
manière  a  priori^  logiquement,  et  sans  avoir  égard  à  la  réalité 
de  l'histoire  des  littératures.  Mais,  en  fait,  l'histoire  des  littéra- 
tures est  remplie  d'  «  adaptations  »  qui  passent,  et  à  bon  droit, 
pour  être  «  supérieures  à  leurs  originaux.  »  Ne  sortons  pas 
encore  du  domaine  de  la  littérature  française  et  supposons, 
puisque  aussi  bien  c'est  ce  qui  est  en  question,  que  le  Cid  de 
Corneille  soit  «  supérieur  »  à  celui  de  Guillen  de  Castro  :  il  en 
sera  donc  en  ce  cas  du  Cid  de  Corneille  comme  de  VÈcole  des 
Femmes  de  Molière,  qui  est  très  «  supérieure  »  à  la  nouvelle  de 
Scarron  :  La  Précaution  inutile,  dont  elle  n'est  qu'une  «  adap- 
tation ;  »  et  comme  du  Bajazet  de  Racine,  qui  n'est  aussi  qu'une 
((  adaptation  »  de  la  Floridon  de  Segrais,  dans  ses  Divertissemens 
de  la  Princesse  Anrélie,  et  combien  au-dessus  de  son  modèle  !  Mais 
il  ne  s'ensuivra  pas  de  là  que  la  Siiile  du  Menteur  soit  «  supé- 
rieure »  à  la  délicieuse  comédie  de  Lope  de  Vega  :  Aimer  sans 
savoir  qui;  et  aucun  «  critique  français  »  n'a  jamais  soutenu 
qu'elle  en  fût  autre  chose  qu'une  «  adaptation,  »  ou  une  «  imi- 
tation »  assez  gauche,  une  copie  dont  la  lourdeur  a  comme 
écrasé,  en  y  appuyant,  toutes  les  grâces  légères  qui  font  le 
charme  de  l'original . 

Cette  question  de  «  supériorité  »  ou  d'  «  infériorité  »  serait 
sans  doute,  ou  du  moins,  —  car  elle  ne  le  serait  pas,  et  j'ai  tort 
de  faire  cette  concession,  —  elle  pourrait  paraître  assez  vaine,  si 
elle  ne  se  rattachait  à  la  question  de  F  «  invention  dans  l'art;  » 
et  celle-ci,  toujours  très  intéressante,  n'a  nulle  part,  on  le 
conçoit,  plus  d'importance  qu'en  littérature  comparée.  Simpli- 
fions-la pour  la  mieux  poser.  Quis  primas...  qui  des  deux  est  le 
poète,  celui  qui  «  invente,  »  ou  celui  qui  «  achève?»  celui  qui 
«  crée,  »  ou  celui  qui  «  fait  vivre?  »  et  quel  est  le  créateur,  celui 
qui  «  trouve  la  matière,  »  ou  celui  qui  «  lui  donne  une  forme?  » 
Ici  encore,  nous  n'avons  qu'à  consulter  l'histoire,  ou  plutôt  l'ex- 
périence, et  nous  verrons  qu'en  littérature  comme  en  art,  l'in- 
vention proprement  dite,  la  découverte  ou  la  «  trouvaille  »  du 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sujet  n'est  rien,  ou  assez  peu  de  chose;  et  tout  dépend  de  lusage 
que  l'artiste  ou  le  poète  en  sait  faire. 

...  Pour  que  le  néant  ne  touche  point  à  lui, 
C'est  assez  d'un  enfant  sur  sa  mère  endormi  ; 

a  dit  Musset,  et,  s'il  ne  nous  avait  lui-même  avertis  qu'il  parlait 
là  de  Raphaël,  de  combien  de  peintres,  de  Pérugin  et  de  Titien, 
de  Léonard  et  de  Corrège,  de  Memling  et  de  Rubens  n'en  aurait- 
il  pas  pu  dire  autant?  Mais  je  n'ai  pas  voulu  tout  à  l'heure  sortir 
du  domaine  de  la  littérature  française  :  restons  ici  sur  le  terrain 
de  la  littérature  dramatique.  De  quelles  sources  Lope  de  Vega, 
Galderon,  Alarcon,  Tirso  de  Molina  ont-ils  tiré  les  sujets  dateurs 
Comedias?  C'est  une  recherche  que  je  ne  sache  pas  que  Ton  ait 
encore  faite.  Mais  nous  connaissons  les  sources  de  Racine,  qui 
semble  avoir  affecté  de  ne  porter  à  la  scène  aucun  sujet  qu'un 
Rotrou,  qu'un  Scudéri,  qu'un  la  Galprenède  n'y  eussent  traité 
avant  lui.  Nous  connaissons  les  sources  de  Shakspeare,  et  toute 
la  critique  est  tombée  d'accord  que,  pour  être  imitée  des  nou- 
velles de  Bandello  et  de  Luigi  da  Porta,  —  qui  sont  elles-mêmes 
des  chefs-d'œuvre,  —  l'originalité  de  son  Roméo  et  Juliette  n'en 
était  pas  diminuée.  Et  nous  connaissons  encore  les  sources  d'Eu- 
ripide, de  Sophocle,  et  d'Eschyle,  lesquels  n'en  sont  pas  moins 
tout  ce  qu'ils  sont,  pour  avoir  l'un  après  l'autre  traité  les  mêmes 
sujets,  et  les  avoir  tous  ou  presque  tous  reçus  d'une  tradition 
légendaire  dont  il  ne  semble  pas  qu'ils  aient  altéré  les  grandes 
lignes.  Leurs  Agamemnon,  leurs  Electre,  leurs  Oreste  ne  sont,  à 
proprement  parler,  que  des  «  adaptations.  »  Leur  originalité, 
quelle  qu'elle  soit,  consiste  donc  en  autre  chose  que  dans  1'  «  in- 
vention »  de  leurs  sujets,  au  sens  littéral,  mais  peu  littéraire, 
du  mot.  S'ils  sont  poètes,  ce  n'est  pas  pour  les  avoir  «  trouvés.  » 
Ce  qui  fait  l'intérêt  ou  la  valeur  de  leurs  tragédies,  comme  aussi 
bien  des  drames  de  Shakspeare,  et  des  «  comédies  »  de  Calderon 
ou  de  Lope  de  Vega,  n'a  qu'un  lointain  rapport  avec  le  sujet  de 
leurs  pièces,  puisque  les  mêmes  sujets,  en  d'autres  mains,  n'ont 
pas  rendu  les  mêmes  effets,  ni  produit  les  mêmes  chefs-d'œuvre 
Et,  généralement,  les  «  critiques  français  »  auraient  tort  de  vou- 
loir «  démontrer  la  supériorité  des  adaptations  sur  leurs  origi- 
naux, »  mais  les  critiques  hongrois  ou  alhimands  n'auraient  pas 
raison,  eux  non  plus,  s'ils  posaient  en  principe  la  «  supériorité 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  193 

des  originaux  sur  leurs  adaptations,  et  qu'ils  confondissent  «  pri- 
mauté »  avec  «  priorité.  » 

C'est  précisément  ce  que  semble  avoir  fait  M.  G.  Huszâr  dans 
son  Corneille;  et,  de  ce  que  Corneille  u"a  «  inventé  »  ni  le  sujet 
du  Cid,  ni  celui  du  Menteur,  il  en  conclut,  sans  plus  d'hési- 
tation, au  défaut  d'originalité.  Disons-le  donc  encore,  et  une  fois 
de  plus,  à  ce  propos  :  les  études  de  «  littérature  comparée  »  de- 
viendraient trop  faciles,  et  le  profit  en  serait  bien  mince,  pour 
ne  pas  dire  tout  à  fait  nul,  s'il  ne  s'agissait  que  de  savoir  quelle 
est  l'origine  des  fables!  Tous  les  commencemens  sont  humbles, 
et  les  plus  poétiques  fictions  ne  prennent  leur  valeur  d'art  ou 
leur  signification  d'humanité,  qu'en  se  chargeant  pour  ainsi  dire 
de  sens,  à  mesure  qu'elles  vivent,  et  qu'en  durant  elles  s'enrichis- 
sent de  ce  qui  n'était  pas  toujours  contenu  dans  leur  germe.  Il  ne 
suffit  pas  de  descendre  aux  enfers  pour  en  rapporter  la  Dicine 
Comédie,  mais  le  principal  est  encore  d'être  l'Alighieri.  La  Dévo- 
tion à  la  Croix  ne  serait  qu'une  affreuse  histoire  de  brigands,  si 
Calderon  n'y  avait  ajouté  son  génie.  Mais  ce  que  l'on  peut  se 
proposer  de  rechercher,  si  ce  n'est  pas  précisément  à  quelles 
conditions  et  comment  on  devient  Calderon,  Dante,  ou  Corneille, 
c'est  du  moins  en  quoi  Corneille,  Dante,  ou  Calderon  sont  en  effet 
ce  qu'ils  sont,  par  quelles  qualités  de  leur  génie,  quel  rapport 
de  ces  qualités  avec  le  génie  de  leur  temps  ou  de  leur  race; 
—  et  là  même  est  le  véritable  objet  de  la  «  littérature  com- 
parée. ))  C'est  encore  ce  que  M.  G.  Huszàr  nous  paraît  avoir  un 
peu  perdu  de  vue  dans  son  livre,  et  ce  que  nous  résumerons 
d'un  mot  en  disant  que,  dans  la  comparaison  des  «  adaptations  » 
de  Corneille  avec  ses  originaux  espagnols,  il  n'a  oublié  (|ue  la 
question  du  style. 

Je  m'empresse  d'ajouter  que  son  erreur  ne  lui  est  pas  person- 
nelle ;  et  je  suis  frappé  de  voir  le  peu  de  place  qu'occupe  aujour- 
d'hui, dans  les  études  d'histoire  ou  de  critique  littéraire,  cette 
question  du  style.  On  rend  justice  en  passant,  pour  mémoire  ou 
par  acquit  de  conscience,  à  «  l'écriture  »  de  Corneille,  mais  du 
reste,  et  ce  banal  hommage  une  fois  acquitté,  on  parle  de  Cor- 
neille à  peu  près  comme  on  parlerait  de  Hardy  ou  de  Rotrou  : 
c'est  une  suite  assez  naturelle  de  l'importance  exagérée  qu'on 
attache  à  la  question  de  l'invention  ou  de  l'originalité,  d'ailleurs 
mal  entendues  l'une  et  l'autre.  Qui  donc  a  dit  que  les  tragédies 
de  Campistron  étaient  mieux  intriguées  que  celles  de  Racine?  Il 

TOME  XIII.  —  1903.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  pourrait  que  ce  lût  Voltaire  !  Et,  puisque  je  le  nomme,  il  y 
a  plus  d'  «  invention,  »  au  même  sens,  dans  sa  Zaïre,  dans  son 
Alzire,  dans  son  Tancrède,  que  dans  le  théâtre  tout  entier  de 
Racine.  Oui,  voilà  des  sujets  «  inventés  »  ou  «  fabriqués  »  de 
toutes  pièces  !  On  ne  s'est  cependant  pas  avisé  jusqu'ici  de  mettre 
Tancrède,  ni  Zaïre,  au-dessus  di  Andromaque  ou  de  Bajazet.  Mais 
je  crains  fort  que  l'on  n'y  vienne  !  Et  on  y  viendra  si  l'on  conti- 
nue de  s'aveugler,  à  force  d'érudition,  sur  la  différence  qui 
sépare  le  style  de  Voltaire  de  celui  de  Racine,  ou  la  personna- 
lité de  Corneille  de  celle  de  Rotrou.  Ce  serait  un  étrange  résul- 
tat des  études  de  «  littérature  comparée!  »  Ou  plutôt,  et  dès 
à  présent,  c'est  un  regrettable  effet  de  ces  méthodes  qui,  dans 
l'analyse  de  l'œuvre  d'art,  tiennent  compte  aujourd'hui  de  tout, 
excepté  de  sa  valeur  d'art.  Dans  un  «  original  »  espagnol, 
d'Alarcon  ou  de  Lope  de  Vega,  quand  on  a  reconnu  la  source 
d'une  tragédie  de  Corneille,  et  confrontant  alors,  acte  par  acte, 
ou  scène  par  scène,  l'original  et  la  «  copie,  »  quand  on  a  soi- 
gneusement, scrupuleusement,  scientifiquement  noté  les  points 
de  contact  et  de  différence,  les  retranchemens  et  les  additions, 
les  modifications  ou  les  changemens,  on  croit  avoir  traité  la 
question  des  rapports  du  théâtre  de  Corneille  avec  le  théâtre 
espagnol.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  matériaux.  Il  s'agit  de  les 
mettre  en  œuvre.  Et  c'est  ici  que,  la  considération  du  style 
dominant  toutes  les  autres,  on  ne  commet  pas  seulement  un 
oubli ,  si  Ion  omet  d'en  tenir  compte,  mais  on  passe  à  côté 
de  la  question  qu'on  prétendait  traiter. 

Car,  le  «  style,  »  en  littérature  comme  en  art,  de  quelque 
façon  qu'on  le  définisse,  étant  ce  qui  seul  achève  les  œuvres,  est 
aussi  ce  qui  les  distingue,  ce  qui  les  juge,  et  ce  qui  les  classe. 
Sans  doute,  il  ne  faut  pas  le  confondre,  —  en  dépit  des  grammai- 
riens, et  même  de  quelques  professeurs,  —  avec  l'art  d'écrire  cor- 
rectement ou  élégamment,  tel  qu'il  s'enseigne  en  «  vingt  leçons.  » 
Il  ne  faut  pas  non  plus  le  réduire  à  (juelques-unes  do  ses  qualités, 
qui  peuvent  bien  être  quelquefois,  mais  qui  ne  sont  pas  toujours 
ni  nécessairement  les  siennes  :  il  y  a  précisément  autant  de 
styles  qu'il  y  a  de  sortes  ou  de  genres  d'écrire,  et  peut-être  autant 
que  de  grands  écrivains  ou  d'écrivains  originaux.  Et  il  ne  faut  pas 
croire  enfin  que,  les  grands  écrivains  ayant  fixé  pour  ainsi  dire 
le  modèle  éternel  du  style,  on  écrirait  bien  ou  mal  à  propor- 
tion que  l'on  se  rapprocherait  de  ce  modèle,  ou  qu'au  contraire 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  195 

on  s'en  éloignerait.  Le  style  est  quelque  chose  de  plus  intérieur 
et  de  plus  personnel.  «  Bien  écrire  »  ce  n'est  pas  écrire  de  telle 
ou  telle  manière,  mais,  de  quelque  manière  qu'on  le  dise,  et 
avec  des  moyens  qui,  d'un  écrivain  à  un  autre  écrivain,  ne  sont 
presque  jamais  les  mêmes,  c'est  réussir  à  dire  tout  ce  qu'on  a 
voulu  dire,  et  rien  que  ce  qu'on  a  voulu  dire,  et  de  telle  sorte 
qu'il  n'apparaisse  pas  que  V on  puisse  autrement  le  dire.  Qu'ils  dé- 
crivent ou  qu'ils  peignent,  qu'ils  racontent  ou  qu'ils  raisonnent, 
qu'ils  exposent  ou  qu'ils  discutent,  en  prose  comme  en  vers,  au 
théâtre  comme  dans  le  roman,  en  français  comme  en  espagnol, 
je  pense,  et,  en  tout  cas,  comme  en  latin  et  comme  en  grec,  c'est 
à  ce  signe  que  se  reconnaissent  les  grands  écrivains.  Les  autres, 

—  les  moindres  ou  les  médiocres,  —  réussissent  à  se  faire  en- 
tendre. Tout  le  monde  se  fait  entendre  :  une  cuisinière,  un  re- 
porter, un  politicien.  Mais  regardez-y  de  plus  près,  et,  parmi  les 
contemporains  de  Corneille,  lisez  Rotrou,  par  exemple,  ou  Tristan 
L'Hermite,  ou  Quinault,  ou  Thomas,  frère  de  Pierre,  La  Calpre- 
nède  ou  du  Ryer  :  vous  les  trouverez  toujours  au-dessous,  ou 
au-dessus,  ou  à  côté,  dans  les  parages  ou  dans  les  environs  de 
ce  qu'ils  auraient  voulu  dire.  Leur  langue  est  celle  de  Corneille, 

—  leur  vocabulaire,  et  aussi  leur  syntaxe,  —  mais  un  don  leur 
a  été  refusé,  qui  est  celui  d'égaler  leur  pensée  par  l'expression, 
et,  quoi  qu'ils  disent,  et  qui  n'est  pas  toujours  plus  mal  pensé  ni 
moins  vivement  senti  que  du  Corneille,  ce  qui  leur  fait  défaut, 
c'est  le  don  de  nous  procurer,  à  nous  spectateurs  ou  lecteurs,  la 
sensation  du  définitif  et  de  l'achevé.  Corneille  a  eu  ce  don!  Dans 
ses  chefs-d'œuvre,  —  et  déjà  dans  les  comédies  de  sa  jeunesse, 
non  pas  Clitaîidre,  mais  la  Suivante  ou  l'Illusion  comique,  —  il  a 
dit  tout  ce  qu'il  voulait  dire;  et  il  l'a  dit  comme  il  le  voulait 
dire;  et  ce  qu'il  n'a  pas  pu  dire  comme  il  l'aurait  voulu,  il  s'est 
abstenu  de  le  dire  : 

...  Et  qux 
Desperat  tractata  nitescere  passe,  relinquit. 

C'est  par  là  qu'il  est  éminent.  Il  a  le  don  du  «  style  »  et  de 
l'invention  verbale;  le  don  de  ceux  qui  sont  «  nés  »  écrivains. 
C'est  en  eux,  et  d'abord,  ce  qui  frappe  leurs  contemporains  et 
leurs  «  nationaux.  »  Ils  enrichissent  de  leurs  trouvailles  le  trésor 
commun  de  la  langue  maternelle.  Ils  en  étendent  les  moyens 
à  de  nouveaux  usages.  On  les  comprend,  quoiqu'ils  se  servent 


196  .     REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  termes,  et  de  tours,  et  de  rapprochemens  de  mots  qui  n'ap- 
partiennent qu'à  eux.  Et  comme  ils  n'inventent,  comme  ils  ne 
peuvent  inventer  utilement  que  dans  le  sens  du  génie  de  la  race, 
voilà  pourquoi  toute  étude  que  l'on  fait  d'eux,  mais  particuliè- 
rement toute  étude  comparative,  qui  ne  regarde  pas  d'abord, 
qui  ne  s'attache  pas  principalement  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
«  national  »  en  eux,  leur  fait  tort,  ainsi  qu'à  la  littérature  dont 
ils  sont  les  représentans,  du  meilleur  de  leur  originalité. 

Mais  c'est  aussi  pourquoi  le  livre  de  M.  G.  Huszar,  qui  n'a 
presque  pas  égard  au  style  de  Corneille,  porte,  si  je  puis  ainsi  dire, 
à  faux,  et  ne  tient  pas,  ni  ne  pouvait  tenir  les  promesses  de  son 
titre.  Dans  une  étude  sur  Corneille  et  le  théâtre  espagnol,  s'il 
était  sans  doute  intéressant  de  préciser  la  nature  et  l'étendue  des 
emprunts  que  l'auteur  du  Cid  et  du  Menteur  a  du  faire  à  Lope 
de  Vega  ou  à  Guillen  de  Castro,  ce  qui  l'eût  été  davantage  encore, 
—  et  je  crois  pouvoir  dire  ce  que  l'on  attendait,  —  c'était 
l'analyse  de  ce  qu'un  même  sujet  devient  quand  il  se  réfracte 
en  quelque  manière  au  travers  d'un  tempérament  espagnol  ou 
d'un  tempérament  français;  et  là  même,  dirons-nous,  là  surtout, 
et  non  ailleurs,  est  le  véritable  intérêt  des  études  de  «  littérature 
comparée.  »  Elles  ne  relèveraient  autrement  que  de  la  statis- 
tique, non  de  la  critique  ou  de  l'histoire  de  la  littérature.  Elles 
ne  rendront  ce  que  nous  en  espérons  que  si  la  considération 
d'art  y  domine.  Et,  manifestement,  cette  considération  ne  domi- 
nera que  si,  dans  ce  genre  d'études,  on  fait  au  mérite  éminent 
du  «  style,  »  ou  de  la  forme,  et  à  la  recherche  des  rapports 
qu'ils  soutiennent  avec  l'esprit  d'un  temps  ou  le  génie  d'une 
race,  la  place  qu'ils  y  doivent  occuper. 

M.  Guillaume  Huszar  dit  ailleurs  :  «  La  comedia  espagnole 
est  fortement  imprégnée  du  caractère  national  :  le  théâtre  de 
Corneille  n'est  qu'un  reflet  pâle  et  partiel  de  l'esprit  de  son 
peuple  et  de  son  époque...  C'est  pour  ainsi  dire  malgré  Corneille 
que  l'esprit  contemporain  et  national  a  effleuré  de  son  faible 
souffle  son  monde  classique  ;  »  et  il  conclut  en  ces  termes  :  «  Les 
héros  et  les  idées  de  Corneille  ne  sont  pas  issus  du  sol  natal  ; 
on  retrouve  en  eux  le  cachet  de  l'esprit  antique  et  de  l'esprit 
espagnol.  Aussi  les  comedias  espagnoles,  jaillies  de  l'organisme 
vivant  d'une  nation,  ont-elles  plus  d'intérêt,  font-elles  plus 
d'efTet  et  sont-elles  plus  vivantes  que  les  pièces  de  Corneille, 
artificielles  et  inanimées.  »  Ce  sont  autant  d'opinions  ou  de  para- 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  197 

doxes  auxquels  nous  ne  pouvons  souscrire,  et  au  contraire,  nous 
répondrons,  en  nous  autorisant  des  observations  que  nous  venons 
de  faire  sur  le  «  style,  »  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  «  français,  »  — 
ni  de  plus  contemporain  de  la  société  du  temps  de  Louis  XIll  et 
de  Richelieu,  —  que  les  comédies  de  la  jeunesse  de  Corneille, 
à  moins  que  ce  ne  soient  son  Menteur  ou  son  Cinna,  son  Po- 
lyeucte  ou  sa  Rodogtme. 

Mais  il  y  a  mieux  encore,  et  on  pourrait  prouver  qu'aucun 
poète  plus  que  Corneille  ne  s'est  inspiré  de  V actualité;  n'y  a  plus 
habilement  ou  plus  ingénieusement  conformé  le  choix  de  ses 
sujets;  n'a  fait  dans  ses  tragédies  la  part  ou  la  place  plus  large, 
plus  complaisante,  à  ces  allusions  par  le  moyen  desquelles  un 
auteur  dramatique  rattache  aux  préoccupations  de  l'heure  pré- 
sente les  motifs  de  drame  qu'il  emprunte  à  la  légende  ou  à 
l'histoire.  C'est  ce  que  M.  G.  Lanson  a  très  bien  montré  naguère, 
—  dans  le  Corneille  qu'il  a  écrit  pour  la  collection  des  Grands 
écrivains  français^  —  et  nos  lecteurs  se  rappelleront  peut-être 
combien  cette  ressemblance  de  la  tragédie  de  Corneille  aA^ec  les 
mœurs  du  temps  de  la  Fronde  a  frappé  M""*"  Arvède  Barine,  dans 
les  études  qu'elle  a  consacrées  à  la  Grande  Mademoiselle.  A  vrai 
dire,  dans  le  personnage  de  Chimène  ou  dans  celui  de  l'Emilie 
de  Cinna,  de  la  Cléopâtre  de  Pompée,  de  la  Pauline  de  Poli/eucte, 
ce  ne  sont  ni  des  Romaines  qui  revivent,  ou  la  reine  d'Egypte, 
et  bien  moins  encore  des  Espagnoles,  mais  des  Françaises  du 
temps  de  la  Fronde  et  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  avec  leurs 
sentimens  et  avec  leur  langage,  avec  leur  goût  de  la  galanterie, 
de  la  politique  et  de  l'intrigue,  avec  la  complication  de  leurs 
desseins  et  la  virilité  de  leurs  résolutions.  «  Emilie,  nous  dit 
M.  Husziir,  parle  la  même  langue  que  les  héroïnes  de  Calderon  ; 
le  vigoureux  langage  dans  lequel  elle  sait  rendre  plausible  la 
justification  de  sa  vengeance  contribue  à  mieux  faire  ressortir  ce 
qu'il  y  a  d'essentiellement  espagnol  en  elle.  »  Mais  ce  «  vigoureux 
langage  »  ne  fait  pas  moins  ressortir  ce  qu'il  y  a  de  traits  com- 
muns entre  elle,  et  une  duchesse  de  Chevreuse,  par  exemple,  ou 
une  M""^  de  Longueville.  Et,  de  ces  aristocratiques  aventurières, 
de  l'espèce  de  la  sœur  de  Condé  ou  de  l'amie  de  Chalais,  com- 
bien en  trouverait-on  dans  l'Espagne  de  Philippe  111  et  de  Cal- 
deron ? 

Si  donc  les  critiques  français,  en  général,  trop  préoccupés 
d'insister  sur  le  caractère  d'universalité  de  la  tragédie  de  Cor- 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

neille,  n'en  ont  pas  assez  mis  en  lumière  le  caractère  d'actua- 
lité, le  moment  est  venu  de  le  faire.  Le  Polyeucte  de  notre  poète 
est-il  vraiment  inspiré  de  Calderon,  —  dont  ]\I.  G.  Huszar,  à  ce 
propos,  cite  jusqu'à  trois  pièces  :  El  principe  Constante;  Los  dos 
amantes  del  cielo,  et  El  José  de  las  miijeres?  —  Je  ne  saurais  le 
dire  ;  et  la  preuve  n'en  est  pas  encore  faite.  Mais  ce  que  l'on 
peut  faire,  et  ce  que  Sainte-Beuve  a  fait  dans  son  Port-Royal, 
c'est  de  montrer  le  rapport  de  Polyeucte,  sinon  peut-être  avec 
le  jansénisme,  du  moins  avec  les  préoccupations  religieuses  qui 
agitaient  les  esprits  aux  environs  de  1640.  C'est  le  Saint-Genest 
de  Rotrou  dont  on  ne  voit  pas  les  liaisons  avec  cette  nature  de 
préoccupations,  qui  est  situé  en  dehors  du  temps,  dont  les  péri- 
péties se  déroulent  dans  la  région  vague  et  indéterminée  qui  est 
avant  Corneille  l'habituel  «  milieu  »  du  théâtre  français,  comme 
en  général  aussi  du  théâtre  espagnol  ;  et,  après  la  supériorité  du 
style,  rien,  à  notre  avis,  n'est  plus  caractéristique  du  génie  de 
Corneille,  que  ce  qu'il  y  a  dans  son  théâtre,  pour  reprendre  les 
expressions  de  M.  G.  Huszar,  de  précisément  «  issu  du  sol  natal  » 
et  comme  de  «  jailli  de  l'organisme  vivant  d'une  nation.  » 

Est-ce  que,  d'ailleurs,  nous  nierons  pour  cela  l'intluence  du 
théâtre  espagnol  sur  le  génie  de  Corneille?  En  aucune  manière, 
et  au  contraire,  si  nous  sommes  justes,  nous  saurons  gré  à 
M.  G.  Huszar  de  l'avoir  mise  en  tout  son  jour.  Un  critique 
français  écrivait,  il  y  a  quelques  années,  que  la  «  part  de  l'in- 
fluence espagnole  dans  le  théâtre  de  Corneille  se  réduit  à  deux 
tragédies  :  Le  Cid  et  Don  Sanche  d'Aragon,  et  à  deux  comédies  : 
Le  Menteur  et  la  Suite  du  Menteur  :  »  c'est  une  «  erreur  grave,  » 
répond  M.  G.  Huszar,  et  il  le  prouve.  Nous  serons  sages  de  nous 
en  souvenir.  La  lecture  d'une  pièce  de  Lope  de  Vega,  El  honrado 
hermano,  semble  bien  n'avoir  pas  été  tout  à  fait  étrangère  au 
choix  du  sujet  à'Horace;  et  on  trouve  au  moins  de  curieux  rap- 
ports entre  la  Théodore  de  Corneille  et  Los  dos  amantes  del  cielo, 
de  Calderon.  H  y  en  a  de  plus  étroits  encore  entre  une  autre 
pièce  de  Calderon.  En  esta  vida  todo  es  verdady  todo  es  men- 
tira, et  la  tragédie  à'Héraclius  ;  et,  si  la  critique  française  admet 
communément  que  c'est  Calderon  qui  aurait  imité  Corneille, 
M.  G,  Huszar  ne  partage  pas  cette  opinion,  et  il  en  donne  d'assez 
bonnes  raisons.  Editeurs  ou  commentateurs,  biographes  ou  his- 
toriens futurs  de  Corneille,  nous  devrons  tenir  compte  de  ces 
rapprochemens,   et  nous    n'imiterons  pas  M.   G.  Lanson,  qui, 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  199 

dans  le  livre  que  nous  citions  tout  à  l'heure,  na  dit  que  quelques 
mots  à  peine  des  rapports  du  théâtre  de  Corneille  avec  le  théâtre 
espagnol.  Nous  nous  garderons  surtout  de  répéter  avec  Henri 
Martin  qu'au  lendemain  du  Cid^  »  la  France  sentit  à  l'instant 
qu'elle  avait  plus  que  Lope  de  Vega  et  que  Calderon.  »  Car  d'abord 
il  ne  paraît  pas  qu'en  1636  ou  1637,  Calderon  fût  très  connu  en 
France,  et  puis,  sous  prétexte  de  patriotisme,  «  on  ne  se  dit  pas 
à  soi-même  de  ces  choses.  »  Mais  nous  reprendrons  à  nouveau 
la  question,  et,  suivant  à  notre  tour  M.  G.  Huszilr  sur  le  terrain 
où  il  l'a  placée,  nous  tâcherons,  en  faisant  sa  juste  part  à  l'in- 
lluence  espagnole,  de  ne  pas  la  disputer  à  l'originalité  du  génie 
de  Corneille.  Après  les  raisons  «  nationales  »  il  s'agit  d'en  trouver 
maintenant  d'  «  européennes.  » 

II 

«  Les  trois  élémens  de  la  civilisation  du  moyen  âge,  écrit 
M.  G.  Huszar,  la  religion,  l'honneur  et  la  galanterie  étaient  plus 
vivaces  en  Espagne  que  partout  ailleurs.  Le  culte  de  l'honneur  et 
de  la  femme,  la  fidélité,  le  respect  de  l'ennemi  même  avaient 
trouvé  parmi  les  Espagnols  leurs  champions  les  plus  enthou- 
siastes; »  et  ce  sont,  en  efï'et,  ces  trois  sentimens,  tour  à  tour  ou 
ensemble,  tantôt  se  fortifiant  et  s'exaltant  l'un  l'autre,  ou  tantôt 
au  contraire  s'opposant  et  se  combattant,  qui  ont  inspiré  les 
chefs-d'œuvre  du  théâtre  espagnol.  Prenons-en,  si  Ion  veut,  pour 
exemples,  en  des  genres  assez  différens:  Les  Prouesses  du  Cid  et 
Le  Médecin  de  so?i  Honneur;  Aimer  sans  savoir  gui,  — le  modèle 
de  la  Suite  du  Menteur,  —  et  la  Dévotion  à  la  croix.  De  l'usage 
ou  de  l'emploi  de  ces  trois  élémens  dans  le  drame  ne  recher- 
chons pas  la  première  origine  littéraire,  et  ne  nous  demandons 
pas  non  plus  si  quelques  trouvères,  —  de  ceux  qui  ont  chanté 
en  français  les  héros  de  la  Table  Ronde  —  ou  quelques  «  novel- 
lieri,  »  tels  c[ue  Sacchetti,  par  exemple,  et  Boccace,  ne  s'étaient 
pas  avisés,  longtemps  avant  qu'il  y  eût  un  théâtre  espagnol,  de 
ce  que  les  jeux  de  l'amour  et  du  hasard  ont,  selon  l'occasion, 
de  romanesque  ou  de  tragique.  Admettons,  —  ce  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  démontré,  ce  que  contestent  même,  et  non  sans  en 
donner  d'assez  bonnes  raisons,  les  biographes  d'Alexandre  Hardy, 
—  admettons  que  le  théâtre  français  du  xvii"  siècle,  à  ses  débuts, 
se  soit  abondamment  inspiré  du  théâtre  espagnol,  quoique  non 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  celui  de  Galderon,  lequel,  en  effet,  iva  pu  commencer 
d'écrire  pour  le  théâtre  qu'à  peine  deux  ou  trois  ans  avant 
P.  Corneille.  Expliquons,  si  Ton  le  veut,  par  l'imitation  de  ce 
même  théâtre,  et  quoique  je  sois  prêt  pour  ma  part  à  en  fournir 
une  tout  autre  explication,  le  développement  et  la  fortune  de  la 
tragi-comédie  entre  1610  et  1640.  Et,  à  l'exception  de  X'Illusion 
comique,  s'il  semble  bien  que  les  premières  comédies  de  Cor- 
neille, —  La  Veuve,  La  Suivante,  La  Galerie  du  palais,  etc.,  — 
ne  doivent  rien  à  l'Espagne,  supposons  cependant  que  sa  pre- 
mière rencontre  avec  le  théâtre  espagnol  ait  été  pour  lui  ce  qu'on 
appelle  une  révélation.  La  question  est  de  savoir  ce  qu'il  a  tiré 
de  cette  révélation. 

On  ne  saurait  sans  doute  s'autoriser  de  Polijeucle  ou  de  Théo- 
dore pour  prétendre  qu'il  ait  eu,  deux  fois  au  moins  dans  sa  car- 
rière, l'idée  de  mêler  l'un  à  l'autre,  comme  le  font  constamment 
Galderon  ou  Lope  de  Vega,  le  romanesque  et  la  religion.  Il  a 
traité,  dans  Polyeucte  et  dans  Théodore,  deux  sujets  religieux, 
mais  il  les  a  traités  en  historien  du  christianisme  naissant,  si  je 
puis  ainsi  dire,  et  non  pas  du  tout,  comme  Calderon  et  Lope  de 
Vega,  en  imitateur  des  mœurs  ou  des  idées  de  son  temps.  Excel- 
lent chrétien,  qui  ne  s'est  distrait  du  théâtre  qu'en  traduisant  en 
vers  V Imitation  de  Jésus-Christ,  —  et  en  beaux  vers,  quoique 
d'ailleurs  ils  ne  nous  rendent  rien,  ou  presque  rien  de  l'accent 
de  l'original,  —  Corneille,  s'il  n'est  pas  janséniste,  est  cependant 
de  ces  Français  qui,  pendant  tout  un  demi-siècle,  de  1610  à 
1660,  ont  travaillé  consciencieusement  à  séparer  la  religion,  à  la 
distinguer,  et  comme  à  l'isoler  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  Je  dis 
qu'il  y  a  «  travaillé;  »  et,  en  effet,  quand  on  considère  le  nombre 
des  livres  de  dévotion  qu'on  a  fait  passer  alors  de  l'espagnol  en 
français,  on  se  rend  compte  que  l'un  des  caractères  du  mouve- 
ment religieux  en  France,  au  xvii®  siècle,  a  été  sa  résistance  à 
l'invasion  d'un  catholicisme  méridional,  dont  la  forme,  super- 
stitieuse et  passionnée,  semble  avoir  offusqué  la  lucidité  raison- 
neuse de  l'esprit  français.  Si  les  Provinciales,  1656-16S7,  sont  le 
témoignage  le  plus  éloquent  de  cette  résistance,  on  en  retrouve 
un  peu  partout  des  traces.  Elle  sont  manifestes,  à  notre  avis,  dans 
la  manière  dont  Corneille  a  traité  le  sujet  de  Pohjeucte;  et  le 
lecteur  n'aura  pas  de  peine  à  s'en  apercevoir  qui  se  donnera  le 
plaisir  de  comparer  la  «  couleur  »  de  Polyeucte,  avec  celle  du 
Prince  constant. 


CORNEILLE    ET    LE    TIIiJATRE    ESPAGNOL.  201 

D'un  autre  côté,  si  l'on  veut  que  Corneille,  séduit  à  la  beauté 
du  sujet  du  Cid,  et  averti  par  son  succès  môme,  ait  entrevu, 
dans  le  théâtre  espagnol,  une  conception  particulièrement  pas- 
sionnée de  l'amour,  on  est  obligé  pourtant  de  reconnaître  qu'il 
n'y  a  qu'un  Cid  dans  son  œuvre  entière,  —  qu'un  Rodrigue  et 
qu'une  Chimène  ;  —  et,  au  résumé,  rien  n'est  moins  espagnol,  si 
rien  n'est  moins  passionné,  je  veux  dire  moins  ardent,  plus  rai- 
sonnable et  moins  fou,  moins  «  romantique  »  enfin,  que  l'idée 
qu'il  s'est  formée  de  l'amour.  «  Lope  de  Vega,  Galderon,  Alarcon, 
dit  à  ce  propos  M.  G.  Huszâr,  ont  vécu  d'une  vie  orageuse, 
romanesque,  analogue  à  celle  de  leurs  héros;  Lope  ne  renonça 
même  pas  à  l'amour,  quand,  dans  sa  vieillesse,  il  se  fut  retiré 
dans  le  sein  de  l'Eglise.  La  vie  de  Corneille,  au  contraire,  a  été 
régulière,  monotone  ;  il  ignora  les  élans  fougueux  du  cœur,  et 
aima  à  peine...  quoi  qu'il  ait  fait  un  mariage  heureux.  »  Et,  à  la 
vérité,  je  ne  sache  pas  que  Shakspeare  ou  Racine,  qui  furent 
pourtant,  s'il  y  en  a,  des  poètes  de  l'amour,  aient,  eux  non  plus, 
beaucoup  aimé.  Peut-être,  comme  le  dira  Figaro,  «  n'est-il  pas 
toujours  nécessaire  de  tenir  les  choses  pour  en  parler!  »  et  pour- 
quoi l'un  des  caractères  du  génie  ne  serait-il  pas  précisément 
le  pouvoir  qu'il  aurait  d'anticiper  ou  de  suppléer  l'expérience 
de  la  vie?  En  tout  cas,  et  quelle  qu'en  soit  la  cause,  l'amour, 
dans  le  théâtre  de  Corneille  n'est  habituellement  que  de  la  «  ga- 
lanterie; »  et,  de  cette  «  galanterie,  »  dans  une  société  qui  vivait, 
comme  la  société  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  les  intrigues  amou- 
reuses de  VAstrée,  de  YEndijmion  ou  du  Polexandre,  le  poète, 
pour  en  trouver  autour  de  lui  des  modèles,  n'avait  qu'à  ouvrir 
les  yeux.  C'est  à  cet  égard  encore  qu'il  est  bien  de  son  temps,  et 
du  monde  où  il  fréquente.  La  «  galanterie,  »  dans  le  théâtre  de 
Corneille,  ne  se  sépare  point  du  langage  qui  lui  sert  d'expres- 
sion, et  on  n'aime  point  tant  chez  lui  les  belles  personnes,  que  la 
beauté  des  sentimens  qu'elles  inspirent,  ou  l'honneur  qu'elles  font 
à  leurs  galans  de  s'en  laisser  aimer. 

Et  n'est-il  pas  bien  encore  et  toujours  de  son  temps,  je  veux 
dire  :  a-t-il  eu  besoin  des  leçons  de  l'Espagne,  quand,  avant  le 
Cid,  mais  bien  plus  après  le  Cid,  il  donne  au  ressort  de  l'hon- 
neur, ou  du  «  point  d'honneur,  »  dans  sa  tragédie,  l'importance 
qu'il  lui  donne?  On  pourrait  discuter.  Mais  jaime  mieux  avouer 
qu'ici,  l'exaltation  du  point  d'honneur  apparaît  comme  tellement 
caractéristique  du  théâtre  espagnol,  et  il  faut  même  dire  de  la 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

littérature  espagnole  tout  entière,  du  roman  picaresque,  Lazarille 
de  Tonnes  ou  Giisman  d'Alfarache,  aussi  bien  que  du  drame  de 
Galderon  ou  de  Lope  de  Vega;  le  point  d'honneur  en  est  telle- 
ment le  principe  dominant,  déterminant  et  agissant;  on  en  voit 
partout  des  effets  tellement  inattendus,  qui  engendrent  à  leur 
tour  de  si  beaux  cas  de  conscience,  de  si  sublimes  dévouemens 
ou  des  crimes  tellement  odieux;  tout  un  peuple,  et  un  grand 
peuple,  depuis  le  plus  fier  de  ses  grands  seigneurs  jusqu'au  der- 
nier de  ses  picaros,  en  a  si  docilement  subi  les  exigences  les  plus 
farouches,  que,  si  le  théâtre  espagnol  a  dû  frapper  les  imaginations 
étrangères  par  quelqu'un  de  ses  caractères  originaux,  assurément 
c'est  par  celui-là.  «  Les  auteurs  de  comédies,  dit  M.  G.  Huszâr, 
ont  fait  jouer  à  l'honneur  et  à  ses  lois,  singulièrement  compli- 
quées, un  rôle  immense.  L'honneur  remplaça  le  Destin,  le  Fatum 
des  anciens.  Les  ressorts  de  l'intrigue  de  la  plupart  des  pièces  se 
trouvent  dans  l'honneur.  Lope  de  Vega  s'en  servit  souvent  et 
avec  bonheuj-.  A  cet  égard,  comme  à  beaucoup  d'autres,  ses  suc- 
cesseurs n'ont  fait  que  suivre  ses  traces.  Mais  Galderon  surtout 
est  le  vrai  poète  de  Thonneur,  et  c'est  en  s'appuyant  sur  ses 
œuvres,  qu'un  critique  espagnol  a  fait  dans  une  étude  spéciale, 
[A.  Rubio  y  Lluch,  El  sentimiento  del  honor  en  el  teatro  de  Gal- 
deron, 1882,  Barcelone]  l'analyse  de  ce  sentiment.  »  Contempo- 
rain de  Galderon,  qui  vécut  de  1600  à  1681,  je  ne  crois  pas  que 
Gorneille,  né  en  1606  et  mort  en  1684,  ait  pu  lui  faire  beaucoup 
d'emprunts.  Mais,  qu'il  se  soit  inspiré,  comme  l'auteur  à'Hciiiani 
devait  le  faire  à  son  tour,  de  «  l'honneur  castillan,  »  c'est,  encore 
une  fois,  ce  que  nous  reconnaissons  volontiers.  Ajoutons  tout  de 
suite  qu'il  en  a  profondément  transformé  la  notion,  comme  aussi 
les  effets;  et,  si  nous  en  avions  ici  la  place,  rien  ne  serait  plus 
intéressant  que  de  suivre  et  de  caractériser  d'œuvre  en  œuvre, 
depuis  Le  Cid^  1636,  jusqu'à  Rodogime,  1645,  le  progrès  de  la 
transformation. 

On  peut,  je  crois,  le  résumer  d'un  mot,  en  disant  que,  d'un 
mobile  d'action  tout  égoïste  ou  personnel  qu'il  était  dans  le 
théâtre  espagnol,  Gorneille  a  fait  du  «  point  d'honneur  »  un 
mobile  d'action  extérieur  à  ses  personnages;  qui  leur  est  donné 
ou  plutôt  imposé  du  dehors  ;  (c  héroïque  »  plutôt  que  «  chevale- 
resque; »  social  au  lieu  d'individuel,  et  féroce  quelquefois  ou 
farouche,  mais,  dans  sa  férocité,  général  ou  universel,  et  géné- 
reux, pour  ainsi  parler,  de  sa  généralité  même. 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  203 

Je  dois  à  ma  maîtresse  aussi  bien  qu'à  mon  père, 

dit  le  Rodrigue  de  Corneille  :  le  Rodrigue  espagnol  ne  «  devait  » 
qu'à  lui-même.  Là  est  le  vice  ou  l'exagération,  là  le  sophisme  du 
((  point  d'honneur.  »  Car,  nous  ne  nous  devons  rien  à  nous- 
mêmes,  et  ceux  de  nos  «  devoirs,  »  que  la  rapidité  du  langage  nous 
permet  de  considérer  comme/<  personnels,  »  sont  toujours  relatifs 
à  quelqu'un  qui  n'est  pas  nous.  C'est  ce  que  savait  Corneille.  Ce 
n'est  pas  à  lui-même,  Horace,  que  le  héros  de  sa  tragédie  fait  le 
sacrifice  de  ses  liens  de  famille  ou  l'immolation  de  sa  sœur,  c'est 
«  à  la  patrie.  »  Quand  Auguste  pardonne  à  Cinna,  ce  n'est  pas 
à  lui-même  qu'il  fait  le  sacrifice  de  sa  vengeance,  mais  à  l'État, 
ou  du  moins  à  l'idée  générale  et  impersonnelle  qu'ils  se  forment, 
Corneille  et  lui,  de  ce  que  doit  être  un  maître  du  monde. 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers, 
Je  le  suis,  je  veux  l'être! 

La  transformation  est-elle  encore  douteuse?  Auguste,  Horace, 
Rodrigue  ne  voient-ils  pas  eux-mêmes  très  clair  dans  leur  cœur? 
Confondent-ils  peut-être  leur  «  devoir  »  avec  leur  «  point  d'hon- 
neur, »  et  leurs  résolutions  procèdent-elles  autant  de  leur  orgueil 
que  de  leur  volonté?  Ou  bien  encore  leur  volonté  n'est-elle  pas 
assez  détachée  des  motifs  qui  la  déterminent?  Considérons  donc, 
au  lieu  d'eux,  Polyeucte  ou  Pauline,  mais  surtout  César  ou  Cor- 
nélie,  Rodogune  ou  Cléopàtre.  L'évolution  est  ici  accomplie.  De 
la  conception  jalouse  du  «  point  d'honneur  »  s'est  dégagée  la 
conception  cornélienne  de  la  volonté.  Ce  qui  est  noble  désor- 
mais, et  vraiment  «  héroïque,  »  ce  n'est  plus  de  vivre  conformé- 
ment à  un  idéal  plus  ou  moins  arbitraire  d'honneur  ou  de  vaine 
gloire,  mais  conformément  à  soi-même.  Zf,v  6[jLo).oyo'jii.£vw;^  disait 
l'antique  stoïcisme,  dont  Corneille  a  puisé  les  leçons  dans  le 
théâtre  de  Sénèque  et  dans  la  Pharsale  de  Lucain.  Vivre,  c'est 
agir,  et  agir,  c'est  établir  la  domination  d'une  volonté  forte  et  con- 
sciente de  soi  sur  les  volontés  incertaines  qui  l'entourent,  sur 
les  passions  qui  en  contrarient  le  développement,  sur  les  obstacles 
qui  l'empêchent  de  se  réaliser. 

Je  m'étonne  un  peu  que  M.  G.  Huszâr,  qui  a  très  bien  vu 
que  r  «  exaltation  de  l'honneur  espagnol  amena  Corneille  à  glo- 
rifier la  volonté,  »  n'ait  pas  mieux  vu  la  différence  profonde  qu'il 
y  a  de  l'un  à  l'autre  principe.  «  Ses  héros  et  ses  héroïnes,  nous 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit-il  de  Corneille,  à  quelque  nationalité  qu'ils  appartiennent, 
quels  que  soient  leur  âge  et  leur  position  sociale,  ne  veulent  que 
parce  qu'ils  veulent  vouloir,  parce  qu  ils  trouvent  plaisir  à  dé- 
montrer le  pouvoir  terrible  de  leur  volonté.  »  Je  ne  dis  pas  le 
contraire,  et  même  je  crois  reconnaître  ici  sous  la  plume  du 
critique  hongrois  une  opinion  que  j'ai  plusieurs  fois  exprimée. 
J'accorde  aussi  à  M.  G.  Huszâr  qu'il  y  ait  plus  d'artifice  logique, 
dans  cette  conception  ou  dans  cette  représentation  de  la  volonté, 
que  d'observation  de  la  vérité.  Mais  il  faut  distinguer  !  Il  y  a  toute 
une  partie  de  l'œuvre  de  Corneille  qu'on  tenterait  inutilement  de 
sauver  de  l'oubli,  et  dont  la  connaissance  ne  nous  sert  qu'à  mieux 
étudier  dans  ses  propres  déformations  la  nature  de  son  génie. 
Mais  le  vrai  Corneille,  celui  qu'il  s'agit  de  comparer  avec  les 
Calderon  et  les  Lope  de  Vega,  c'est  le  Corneille  de  son  «  midi  » 
comme  disait  Boileau  ;  c'est  le  Corneille  de  ses  dix  ou  douze  ans 
de  pleine  maturité,  l'auteur  de  ses  chefs-d'œuvre,  —  depuis  Le 
Cid,  1637,  jusqu'à  Don  Sanche,  1650,  et  Nicomêde,  1651;  — 
celui-là  seul,  si  l'on  veut  être  juste,  et  non  pas  évidemment 
l'auteur  à' Agésilas  ou  d'Attila.  C'est  ce  Corneille  dont  nous  disons 
en  France,  qu'en  substituant  sa  conception  de  la  volonté  à  celle 
du  «  point  d'honneur  »  espagnol,  il  a  «  humanisé  »  en  1'  ((  uni- 
versalisant »  ce  qui  donne  au  drame  espagnol  son  caractère  si 
«  national,  »  mais  en  même  temps  si  <(  particulier.  »  Là  est  sa 
part  d'  «  invention,  »  si  la  véritable  «  invention  »  littéraire  est, 
comme  nous  le  croyons,  de  nature  psychologique,  et  s'il  est  tou- 
jours assez  facile  de  «  trouver  »  des  situations  qui  étonnent,  mais 
moins  aisé  de  les  «  motiver  »  et,  en  les  motivant,  de  leur  donner 
ua  air  de  vraisemblance  qu'elles  ne  tiennent  pas  toujours  de  la 
réalité. 

Mais  une  autre  «  invention  »  de  Corneille,  celle  qui  achrve  de 
le  classer  au  rang  des  «  génies  originaux,  »  et  qui  fait  de  son 
théâtre,  comme  de  celui  de  Calderon  ou  de  Shakspeare,  — 
j'oserai  même  dire  comme  du  théâtre  grec,  —  une  «  création  » 
unique  dans  Thistoire  de  la  littérature  dramatique,  c'est  l'emploi 
qu'il  a  fait  de  l'histoire  dans  le  drame,  et  que  personne,  remar- 
quons-le bien,  ni  Shakspeare,  ni  les  Grecs,  n'en  avait  fait  avant 
lui.  On  a  écrit  tout  un  livre,  et  un  savant  livre,  qui  n'est  pas  bon, 
sur  le  Grand  Corneille  historien;  il  y  en  aurait  un  autre,  et  un 
meilleur  à  écrire,  sur  VEmploi  de  r/iistoire  dans  le  drame,  et 
comment  se  fait-il  qu'on  ne  l'ait  pas  écrit?  Car,  évidemment,  et 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  205 

sans  remonter  jusqu'aux  anciens,  —  qui  croyaient  peut-être  à 
l'historicité  de  quelques-unes  des  légendes  qu'ils  ont  mises  à  la 
scène,  telle  que  celle  des  Atrides, —  Shakspeare,  quand  il  écrit 
Richard  m,  Corneille,  quand  il  écrit  Rodogiine,  ou  Schiller,  quand 
il  écrit  Wallenstéin,  ni  ne  font  de  l'histoire  un  même  usage,  ni 
ne  semblent  avoir  eu  les  mêmes  raisons  d'en  compulser  les 
annales,  ni  ne  s'en  sont  servùs  aux  mêmes  lins.  Quelles  furent 
ces  fins,  ces  raisons,  cet  usage?  On  ne  voit  pas  qu'aucun  histo- 
rien ou  critique  se  soit  proposé  de  nous  le  dire,  et  voilà  sans 
doute  le  prétexte  ou  la  matière  d'une  belle  étude  de  «  Littérature 
comparée.  )>  Il  nous  suffit  aujourd'hui  d'en  avoir  indiqué  le 
projet.  Mais  si  jamais  quelqu'un  le  réalise,  nous  avons  la  ferme 
confiance  qu'on  ne  saurait  guère  traiter  de  sujet  plus  intéressant, 
—  puisse  le  motif  en  être  un  pour  des  «  critiques  français  !  »  — 
et  c'est  alors,  et  alors  seulement,  qu'on  aura  pleinement  rendu 
justice  à  l'auteur  d'Horace  et  de  Cinîia,  de  Polijeucte  et  de  Ro- 
dogune,  de  Nicomède  et  de  Sertorius. 

S'il  ne  saurait  en  effet  y  avoir,  à  proprement  parler,  de  «  tra- 
gédie bourgeoise,  »  et  si  même  ces  deux  termes  sont  aussi  contra- 
dictoires que  le  seraient  ceux  de  «  vaudeville  sérieux,  »  ou  de 
((  farce  héroïque,  »  ce  que  Corneille  a  parfaitement  vu,  c'est 
que  la  tragédie  ne  saurait  donc  se  déterminer  dans  sa  forme  qu'en 
s'encadrant  dans  le  décor  de  l'histoire.  —  Si  le  sujet  d'une 
belle  tragédie  «  doit  n'être  pas  vraisemblable,  »  et  si,  comme  il 
le  faut,  nous  entendons  par  là  que  les  événemens  extraordi- 
naires, ceux  qui  ne  se  sont  vus  qu'une  fois,  sont  seuls  de  son  do- 
maine, ce  que  Corneille  a  parfaitement  vu,  c'est  que  l'histoire 
seule,  en  nous  garantissant  l'authenticité  de  ces  événemens 
extraordinaires,  nous  assurait  donc  de  la  réalité  de  ces  situations 
et  de  ces  sentimens  extrêmes,  en  dehors  desquels  il  n'y  a  jamais 
eu  de  tragédie  vraiment  digne  de  ce  nom.  —  Si  les  volontés  des 
hommes  ne  se  tendent,  et,  comme  on  disait  jadis,  ne  se  ((  bandent  » 
jamais  plus  énergiquement  que  lorsqu'elles  entrevoient  dans  la 
possession  du  pouvoir  le  terme  et  le  couronnement  de  leur 
effort,  ce  que  Corneille  a  parfaitement  compris,  c'est  que  l'histoire 
étant  le  «  lieu  »  des  volontés,  l'action  tragique,  dont  le  ressort  est 
le  déploiement  de  la  volonté,  ne  se  réaliserait  donc  jamais  plus 
pleinement  qu'en  sinspirant  de  l'histoire.  —  Si  l'intérêt  d'émo- 
tion que  nous  prenons  aux  malheurs  de  nos  semblables  est  à  pro- 
portion, non  pas  du  tout  de  la  nature  de  ces  malheurs,  puisqu'elle 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  varie  guère, —  «  on  ne  meurt  qu'une  fois,»  dit  le  proverbe, — 
mais  à  proportion  de  la  hauteur  d'où  tombent  les  victimes,  ce  que 
Corneille  a  parfaitement  vu,  c'est  que,  la  qualité  des  victimes 
faisant  ainsi  lune  des  parties  de  l'émotion  tragique,  il  ne  s'en 
rencontrait  nulle  part  de  plus  «  qualifiées  »  qu'en  histoire.  — 
Et  si  enfin  l'histoire,  parce  qu'elle  est  l'histoire,  est  en  même 
temps  «  poésie,  »  n'y  ayant  pas  de  grand  poète  dont  les  regards 
ne  soient  d'eux-mêmes  involontairement  tournés  vers  le  passé, 
ce  que  Corneille  a  parfaitement  vu,  c'est  que  lemploi  de  l'his- 
toire pouvait  suppléer,  lui  tout  seul,  à  tout  ce  que  l'on  sacrifierait 
de  lyrisme,  et  de  caprice,  et  de  fantaisie,  en  réglant  la  notion  de 
la  tragédie. 

On  objectera,  je  le  sais,  que  cet  emploi  de  l'hisLoire  dans  le 
drame  a  ses  dangers,  et  que  Corneille  lui-même  ne  les  a  pas  tou- 
jours évités.  La  «  tragédie  politique  »  du  xvin^  siècle  en  est 
issue,  qui  est  peut-être  bien  ce  qu'aucune  littérature  dramatique 
ait  jamais  produit  de  moins  «  théâtral.  »  Il  n'est  pas  prouvé  non 
plus,  je  le  veux  bien,  que  pour  être  historiques,  des  aventures 
comme  celles  de  Pertharite,  roi  des  Lombards,  ou  de  Siirena,  gé- 
néra/ des  Parthes  en  soient  véritablement  plus  «  tragiques  •>■>  ni 
surtout  plus  intéressantes.  On  peut  même  douter  qu'elles  soient 
«  arrivées,  »  et,  au  fait,  qu'y  a-t-il  d'historique,  de  vraiment  au- 
thentique, dans  Rodogune  elle-même  ou  dans  Héraclius?  Les 
Dumas  et  les  Hugo,  de  nos  jours,  se  sont  à  peine  donné  avec 
l'histoire  plus  de  libertés  que  Corneille.  Il  est  vrai  qu'en  re- 
vanche, et  tout  en  en  faisant  moins  de  bruit,  Corneille  ne  s'est 
pas  plus  qu'eux  soucié  de  la  «  couleur  locale.  »  Il  a  bien  pu 
reprocher  à  Racine  que  ses  Turcs  n'en  étaient  point  :  je  ne  crois 
pas  qu'il  ait  cru  sincèrement  que  ses  Bithyniens,  ceux  de  Nico- 
mède,  ou  ses  Syriens,  ceux  de  Rodogune,  eussent  rien  de  très 
asiatique.  Mais  tout  cela  n'empêche  pas  qu'il  ait  découvert,  dans 
l'alliance  de  l'histoire  et  du  drame,  des  ressources  dramatiques 
nouvelles;  que  Rodogune  elle-même,  que  Pompée,  que  Polyeucte, 
que  Cinna,  qu  Horace  soient  des  chefs-d'œuvre  de  cet  art  nou- 
veau; qu'on  n'en  ait  pas  vu  d'essais,  depuis  lui,  qui  ne  fussent 
très  au-dessous  des  modèles  qu'il  en  a  donnés  ;  —  et  si  ce  n'est  pas 
ici  de  l'invention,  je  voudrais  bien  savoir  ce  que  nous  appel- 
lerons désormais  de  ce  nom  ? 

A  cette  conception  de  la  tragédie  se  rattachent  tout  naturel- 
lement quelques  traits  où  M.  G.  Huszâr  a  cru  reconnaître  encore 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  207 

l'influence  du  théâtre  espagnol.  «  L'influence  de  Lope  et  de  son 
école,  nous  dit-il  quelque  part,  se  fait  sentir  dans  cette  recherche 
des  scènes  terribles  qu'on  a  si  souvent  constatée  chez  Corneille. 
L'emploi  de  l'extraordinaire,  et  du  merveilleux  même,  peut  se 
ramener,  en  grande  partie,  à  l'influence  du  théâtre  espagnol.  Lui- 
même  préférait,  parmi  ses  tragédies,  colles  qui  abondent  en  situa- 
tions capables  d'éveiller  l'épouvante.  »  Le  «  merveilleux,  »  dans 
laquelle  de  ses  tragédies  Corneille  l'a-t-il  donc  employé,  dans 
Polijeucte  ou  dans  Rodogune?  Mais,  pour  l'emploi  de  «  l'extraor- 
dinaire, »  je  crains,  en  vérité,  que  M.  G.  Huszâr  ne  le  confonde 
avec  l'emploi  de  l'histoire,  tel  que  nous  venons  précisément  d'es- 
sayer de  le  déflnir;  et  on  voit,  si  je  ne  me  trompe,  comment  cet 
emploi  de  l'histoire  sauve  ici  Corneille  du  reproche,  —  puisque 
c'en  est  un  qu'on  lui  fait, —  d'avoir  imité  le  théâtre  espagnol.  Il 
a  tout  simplement  «  imité  »  l'histoire,  qui  n'est,  après  tout, 
qu'une  forme  de  l'expérience  ou  de  la  vie,  dont  on  pourrait  dire 
qu'elle  conserve  la  trace  comme  les  coquilles  témoignent  de 
l'animal  qui  les  habita.  Et,  en  effet,  toutes  les  fois  que  l'emploi 
de  l'histoire  dans  le  drame  ne  se  réduira  pas,  comme  dans  les 
drames  historiques  de  Shakspeare  ,  à  n'être  qu'une  sorte  de 
«  chronique  »  dialoguée,  le  poète  sera  poussé,  comme  invinci- 
blement, à  la  recherche  des  situations  «  extraordinaires  »  et 
«  capables  d'éveiller  l'épouvante.  »  Quelques  efforts  que  l'on 
fasse,  comme  de  nos  jours,  pour  transformer  l'histoire  en  un 
recueil  de  renseignemens  statistiques,  —  et  je  ne  méconnais 
pas  l'intérêt  de  cette  nature  de  renseignemens,  —  on  ne  fera 
pas  que  l'histoire  des  «  individus  »  et  des  catastrophes  dont  ils 
furent  les  auteurs  ou  les  victimes  ne  continue  d'être  le  princi- 
pal attrait  de  la  connaissance  du  passé.  Mais  ce  que  l'on  fera 
bien  moins  encore,  c'est  que  ce  ne  soit  pas  là  ce  qui  parle  à  l'ima- 
gination des  poètes  et  des  foules.  L'  «  extraordinaire  »  dans  le 
théâtre  espagnol,  est  tiré  du  «  commun,  »  si  je  puis  ainsi 
dire,  ou  d'une  complication  d'effets  dont  aucun  pris  à  part  ne 
s'écarte  sensiblement  du  train  de  la  vie  quotidienne  ;  mais,  dans 
le  théâtre  de  Corneille,  il  est  tiré  d'ailleurs,  et  particulièrement 
de  cet  ordre  de  faits  que  l'histoire  n'enregistre  que  pour  les 
avoir  précisément  jugés  rares  ou  «  extraordinaires,  »  et,  comme 
dit  Corneille,  différons  de  1'  «  ordre  commun.  » 

«  On  retrouve  chez  Corneille,  nous  dit  encore  M.  G.  Huszâr, 
un  autre  trait  essentiellement  caractéristique  du  drame  espagnol  : 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  la  recherche  des  situations  extrêmes  et  des  contrastes  qui 
en  résultent.  Comme  ses  modèles,  il  sait  mettre  ses  héros  et  ses 
héroïnes  en  présence  d'alternatives  également  critiques,  et  les 
scènes  où  les  personnages  sont  déchirés  de  sentimens  contraires, 
ont  assurément  un  caractère  espagnol.  »  M.  G.  lluszar  songeait- 
il  en  écrivant  cette  phrase,  aux  stances  de  Rodrigue: 

Misérable  vengeur  d'une  juste  querelle, 

Et  malheureux  objet  d'une  injuste  rigueur... 

OU  encore  au  monologue  d'Auguste  : 

Rentre  en  toi-même,  Octave,  et  cesse  de  te  plaindre? 

et  nous,  toutes  les  fois  qu'un  conflit  de  sentimens  s'élèvera  dans 
une  âme,  y  verrons-nous  quelque  chose  d'  c  assurément  espa- 
gnol? «Autant  vaudrait  faire  honneur  à  l'Espagne  d'avoir  inventé 
la  psychologie  dramatique!  Mais  la  vérité,  c'est  qu'on  trouverait 
des  modèles  de  ces  conflits  de  sentimens  contraires  dans  le  réper- 
toire de  Rohert  Garnier,  par  exemple,  et  c'est  surtout  qu'à  son 
défaut,  l'expérience  et  l'histoire  suffisaient  ici  largement  à  Cor- 
neille. L'histoire  elle-même,  vue  de  haut,  par  un  poète,  n'est 
qu'un  répertoire  de  «  situations  extrêmes,  »  qui  n'ont  géné- 
ralement d'issue  que  la  mort  ou  la  honte  de  la  défaite;  et  l'ordi- 
naire des  personnages  qui  en  sont  les  acteurs  ou  les  protagonistes 
est  justement  de  se  trouver  <(  en  présence  d'alternatives  éga- 
lement critiques.  »  Le  rythme  en  est  réglé,  pour  ainsi  dire,  par 
elles,  par  leur  succession  ou  leur  opposition,  comme  aussi  hien 
celui  de  la  vie  même,  et  si  les  héros  de  Corneille  «  sont  toujours 
sur  le  point  de  tomber  de  Charybde  en  Scylla,  comme  les 
caballeros,  et  les  damas  espagnols,  »  c'est  qu'ils  appartiennent  à 
l'histoire.  Quand  le  vaincu  de  Pharsale  vint  chercher  un  refuge 
aux  rivages  d'Egypte,  je  ne  crois  pas  que  les  perplexités  de  Pto- 
lémée,  —  qui  font  avec  les  audaces  de  Gléopàtre,  sa  sœur,  tout 
le  sujet  de  la  Mort  de  Pompée,  —  fussent  imitées  d'un  modèle 
espagnol,  et  Corneille,  pour  se  les  représenter,  n'avait  sans  doute 
besoin  ni  de  Calderon,  ni  de  Lope  de  Vega.  Mais  aux  yeux  de 
M.  G.  Husziir,  Pompée,  dont  il  n'a  pas  retrouvé  l'original 
espagnol,  à  moins  que  de  le  voir  dans  le  poème  de  Lucain,  — 
et,  au  fait,  Lucain  était  de  Cordoue,  —  Pompée  ne  rappelle  pas 
moins  (*  la  comedia,  par  le  culte  de  la  vengeance  qu'incarne 
Cornélie,  trahissant  par  là  sa  parenté  éloignée  avec  les  dames 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  209 

espagnoles;  et  Cléopâtre,  par  son  orgueil,  son  amour  de  la 
gloire,  son  ambition,  présente  de  nombreux  traits  du  caractère 
castillan  !  » 

Maintenant,  et  en  deliors  de  ce  qu'il  dut  aux  données  de  This- 
toire,  —  dont  je  persiste  à  croire  que  ce  ne  sont  pas  les  poètes 
espagnols  qui  lui  ont  révélé  l'intérêt  et  enseigné  Temploi  dans  le 
drame,  —  si  nous  nous  demandons  ce  que  Corneille  a  emprunté 
de  ses  modèles  «  castillans,  »  j'admets  volontiers  que  leur  influence 
ne  soit  pas  étrangère  au  goût  qu'il  a  si  souvent  montré  pour  les 
subtilités  de  la  casuistique.  Ses  héros  sont  bavards,  mais  surtout 
ils  sont  pleins  de  distinctions  infinies.  On  ne  les  trouve  jamais  à 
court  de  raisons  ni  surtout  de  raisonnemens  pour  expliquer,  pour 
justifier,  pour  louer  eux-mêmes  leur  conduite.  Quoi  qu'ils  fassent, 
ils  ont  toujours  d'excellens  motifs  de  le  faire  ;  ils  le  croient  du 
moins;  ils  essaient  de  nous  le  faire  croire;  et  cela  les  mène  sou- 
vent à  énoncer  d'étranges  maximes  :  Escobar  et  Sanchez  en 
énoncent  à  peine  de  plus  surprenantes.  Et  puisqu'il  ne  semble 
pas  douteux  que  l'Espagne  ait  été  la  patrie  d'élection  de  la  casuis- 
tique, on  peut  donc  imputer  ce  que  Ion  en  trouve  dans  la  tra- 
gédie de  Corneille  à  l'influence  du  théâtre  espagnol.  Mais  ce  ne 
sera  toujours  qu'à  la  condition  de  ne  rien  exagérer,  et,  notam- 
ment, de  nous  souvenir  que  la  casuistique,  en  général,  n'étant 
qu'une  forme  de  la  délicatesse  de  conscience,  elle  n'a  donc  rien 
de  particulièrement  espagnol,  ni  même  de  «  catholique  »  ou  de 
chrétien,  quoi  qu'on  en  puisse  dire;  et  le  développement  n'en  est 
qu'une  suite  ou  une  conséquence  du  progrès  psychologique  et 
moral.  Les  anciens  eux-mêmes  n'en  ont  pas  ignoré  l'usage.  Les 
Controverses  de  celui  qu'on  appelle  Sénèque  le  Rhéteur  et  qu'on 
aimerait  en  vérité  qui  fût  le  même  que  Sénèque  le  Tragique,  ne 
sont,  en  un  certain  sens,  qu'un  recueil  de  cas  de  conscience;  et, 
sans  avoir  ici  l'intention  de  réhabiliter  les  sophistes  grecs,  il  ne 
paraît  pas  prouvé  que  leur  morale  ne  soit  pas  tout  aussi  délicate 
que  celle  de  Socrate,  et  surtout  de  Platon.  J'en  appelle  à  témoin 
le  théâtre  entier  d'Euripide. 

Faisons  donc  attention,  si  nous  voulons  discuter  utilement 
les  questions,  de  commencer  par  les  bien  poser.  La  question  des 
rapports  du  théâtre  de  Corneille  avec  le  théâtre  espagnol  n'a 
vraiment  pas  d'importance  en  soi,  ni  même  d'autre  intérêt  que 
celui  d'une  assez  vaine  curiosité.  Le  Cirf  est  le  Cid,  Poli/eucte  est 
Polyeucte,  Rodogiine  est  Rodogiine.  S'ils  ne  les  étaient  pas,  on 
TOME  xni.  —  1903.  1  '(■ 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prouverait  bien  inutilement  que  Corneille  en  a  «  inventé  »  les 
sujets;  et  supposé  qu'il  n'eût  tiré  son  Attila^  sa  Pulchérie,  son 
Suréna  que  du  trésor  de  sa  seule  imagination,  nous  ne  les  admi- 
rerions pas  pour  cela  davantage.  Inversement,  de  quelque  source 
étrangère  et,  si  Ton  le  veut,  encore  ignorée,  quil  ait  tiré  Rodogune, 
Polyeucte,  et  le  Cid,  ni  l'intérêt,  ni  la  valeur,  ni  la  signification 
n'en  sauraient  être  diminués.  Il  nous  faut  nous  placer  à  un  point 
de  vue  plus  élevé.  Les  questions  de  «  littérature  comparée  »  ne 
sont  pas,  ne  sauraient  être  des  questions  d'amour-propre  national, 
et  le  malheur  est  qu'avec  ces  méthodes  statistiques,  on  court  le 
danger  de  les  y  réduire.  C'est  uniquement  pour  ce  motif  que  nous 
avons  cru  devoir  examiner  et  critiquer  d,'un  peu  près  le  livre  de 
M.  G.  Huszâr.  Il  est  plein  de  choses  et  même  de  bonnes  choses. 
La  lecture  en  est  instructive  et  facile.  Il  témoigne  d'une  connais- 
sance étendue,  précise,  et  en  quelques  points  assez  approfondie 
de  deux  grandes  littératures.  Que  si  l'auteur  préfère  la  liberté 
du  théâtre  espagnol  à  la  contrainte  du  théâtre  français,  c'est  son 
droit.  Ce  le  serait  encore,  s'il  était  Français  au  lieu  d'être  Hon- 
grois. Mais,  quelques-unes  des  questions  que  son  livre  soulève, 
le  débordent  pour  ainsi  dire,  et  le  dépassent.  C'est  ce  que  nous 
avons  essayé  de  montrer,  chemin  faisant,  et,  avant  de  prendre 
congé  de  lui,  c'est  pour  cette  raison  que  nous  voudrions  insister 
sur  deux  ou  trois  points  essentiels. 

111 

Et  d'abord  nous  ne  saurions  douter,  après  avoir  lu 
M.  G.  Huszâr,  que  nous  ne  connaissions  pas  encore  as.sez,  en 
France,  l'histoire  de  la  littérature  espagnole.  Rien  qu'à  nous 
enfermer  dans  le  seul  examen  des  rapports  du  théâtre  de  Cor- 
neille avec  le  théâtre  espagnol,  la  question  des  rapports  de 
VHéracliiis  avec  VEn  esta  vida...  de  Calderon  est  tout  entière  à 
revoir;  et  je  ne  sache  pas  qu'aucun  éditeur,  commentateur,  cri- 
tique, biographe  ou  historien  de  Corneille  ait  étudié  les  analo- 
gies de  son  Polyeucte  avec  les  trois  pièces  que  cite  M.  G.  Huszâr  : 
El  principe  constante,  El  José  de  las  miijeres^  et  Los  dos  Amantes 
del  cielo.  L'une  des  plus  belles  scènes  du  Cid,  la  iv''  de  lacté  III; 

Eh  bien,  sans  vous  donner  la  peine  de  poursuivre, 
Assurez-vous  l'honneur  de  m'empôcher  de  vivre... 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  211 

offre  encore  do  singulières  ressemblances  avec  la  scène  XP  de 
la  l''"  journée  de  la  Dévotion  à  la  Croix.  «  Sensible  à  l'amour 
d'un  côté,  accablée  de  l'autre  par  le  malheur  présent,  je  voudrais 
en  même  temps  te  châtier  et  te  défendre,  et  dans  la  confusion 
mortelle  de  mes  pensées  la  clémence  me  combat  et  le  ressen- 
timent me  pousse.  »  C'est  la  Julia  de  Calderon  qui  parle  en  ces 
termes  à  son  amant  Eusebio,  qui  reparaît  devant  elle  tout  cou- 
vert du  sang  de  Lisardo,  son  frère,  et  n'est-ce  pas  aussi  le  dis- 
cours que  tient  Chimène  à  Rodrigue?  La  Dévotion  à  la  Croix 
avait  paru  en  1634. 

Mais  la  question  plus  générale  des  rapports  de  la  littérature 
espagnole  avec  la  littérature  française  est  sans  doute  plus  im- 
portante encore,  et  M.  A.  Morel-Fatio  ne  Ta  guère  qu'effleurée 
dans  ses  savantes  Etudes  sur  l'Espagne  ;  M.  G.  Lanson,  dans  la 
Revue  d Histoire  littéraire  de  la  France  (1896-1897),  n'en  a  touché 
que  la  période  qui  s'étend  de  1600  à  1660;  et  c'est  également 
entre  les  mômes  limites  que  s'est  enfermé  M.  Martinenche,  en 
écrivant  le  livre  que  nous  avons  cité  sur  La  Comédie  espagnole 
en  France,  de  Hardy  à  Racine  (1900).  C'est  aussi  la  même  pé- 
riode, et  j'ajouterai  la  même  question,  —  celle  des  rapports 
du  théâtre  espagnol  et  du  théâtre  français,  —  qu'éclairent  les  re- 
cherches de  M.  P.  Morillot  sur  Scarron,  de  M.  Eugène  Rigal  sur 
Alexandre  Hardy,  de  M.  G.  Reynier  sur  Thomas  Corneille.  Mais_, 
trois  fois  au  moins,  quatre  peut-être,  la  littérature  espagnole  a 
profondément  agi  sur  la  noire  :  —  au  xvi®  siècle,  par  l'intermé- 
diaire de  d'IIerberay  des  Essards  et  de  sa  traduction  ài^Amadis, 
qui  a  commencé  de  paraître  en  1340;  —  au  xvu'^  siècle,  par  l'in- 
termédiaire, non  seulement  des  auteurs  dramatiques,  Hardy, 
Mairet,  Rotrou,  Corneille,  mais  aussi  par  celui  des  traducteurs  de 
romans,  au  premier  rang  desquels  il  faut  nommer  Chapelain,  et 
des  livres  de  dévotion,  tels  que  la  Fleur  des  Saints,  de  Ribade- 
neira  ou  la  Grande  Guide  des  Pécheurs,  de  Louis  de  Grenade;  — 
au  xvni'^  siècle,  par  l'intermédiaire  de  M'"'  d'Aulnoy,  mais  sur- 
tout des  «  imitations  »  ou  des  «  adaptations  »  de  Lesage  :  le 
Diable  boiteux,  Gil  Blas  lui-même,  Gusman  d' Alfarache ;  Esteva- 
nille  Gonzalez,  etc.  ;  —  et  enfin,  au  xix^  siècle,  par  l'intermédiaire 
des  romantiques  ou  du  romantisme,  en  e^énéral,  sous  l'inspira- 
tion de  la  critique  allemande,  des  leçons  de  Guillaume  de  Schle- 
gel,  dans  son  Cours  de  Littérature  dramatique,  et  de  l'éloge  dé- 
mesuré que  son  frère  Frédéric  a  fait  de  Calderon,  dans  son  Histoire 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Littérature  ancienne  et  moderne.  Il  serait  temps  que  l'on 
étudiât  de  plus  près  l'histoire  de  cette  influence,  et  dans  un  livre 
dont  le  plan  serait  plus  large,  et  plus  libre  à  la  fois  que  celui  de 
Puibusque  dans  son  Histoire  comparée  des  Littératures  espagnole 
et  française.  Agé  qu'il  est  de  plus  de  soixante  ans,  ce  livre,  d'ail- 
leurs estimable,  n'a  aucune  des  qualités  qui  «  gardent  les  écrits  de 
vieillir  ;  »  et  on  y  voit  bien  que  la  littérature  espagnole  a  exercé 
plusieurs  fois  sur  la  littérature  française  une  influence  profonde, 
ou  plutôt  une  influence  étendue,  mais  on  n'y  voit  malheureuse- 
ment ni  les  raisons  de  cette  influence,  ni  les  causes  qui  l'ont 
interrompue,  ni  ses  liaisons  avec  le  développement  intérieur  de 
la  littérature  française,  ni  les  modifications  qu'elle  a  opérées,  ni 
quelles  sont  enfin  les  autres  influences  qui  l'ont  elle-même  con- 
trariée; —  et  encore  une  fois,  c'est  tout  cela  qui  est  «  la  littérature 
comparée.  » 

Ce  qu'il  faut  essayer  de  nous  mettre  dans  l'esprit,  c'est  qu'en 
effet  l'histoire  particulière  de  l'une  quelconque  des  grandes  lit- 
tératures de  l'Europe  moderne  ne  saurait  désormais  s'écrire,  ou 
même  so  comprendre,  qu'à  la  lumière,  et  je  dirais  volontiers 
«  en  fonction  )>  de  toutes  les  autres.  Littéralement,  l'étude  de 
Dante  ou  celle  de  Shakspëare  sont  des  questions  <(  internatio- 
nales »  qui  n'appartiennent  exclusivement  ni  à  l'Italie,  ni  à 
l'Angleterre.  Pareillement  la  question  qui  nous  occupe  aujour- 
d'hui, celle  des  «  rapports  du  théâtre  de  Corneille  avec  le  théâtre 
espagnol.  »  C'est  ce  que  n'a  pas  vu  M.  G.  Huszâr.  Il  l'a  traitée 
comme  n'intéressant  que  la  France  et  que  l'Espagne,  et  sans 
doute  elle  les  intéresse,  elle  nous  intéresse,  mais  d'une  tout 
autre  manière  que  ne  l'a  cru  M.  G.  Huszâr,  et  par  d'autres  côtés, 
et  à  un  autre  titre. 

Car,  de  ce  point  de  vue  plus  général,  —  qu'on  eût  voulu  qui 
fût  le  sien,  —  voyez  comme  les  questions  changent  d'aspect,  de 
signification,  et  même  de  position.  Il  n'y  a  presque  pas  un 
de  nos  historiens  de  la  littérature  française  qui  n'attribue  pour 
une  large  part  la  forme  <(  oratoire  »  de  notre  tragédie,  — telle  que 
déjà  l'idée  s'en  dessine  dans  les  pièces  de  Jean  de  la  Taille  ou  de 
Robert  Garnier;  —  la  direction  qu'elle  a  prise  de  bonne  heure;  et 
les  caractères  généraux  qui  sont  demeurés  les  siens  jusque  dans 
les  déclamations  mal  écrites,  et  plus  mal  rimées,  de  Marmontel 
ou  de  La  Harpe,  à  l'influence  de  Sénèque.  «  Les  tragédies  de 
Jean  de  la  Taille,  dit  à  propos  M.  G.  Huszâr,  montrent  Vi?ifluence 


CORNEILLE  ET  LE  THÉÂTRE  ESPAGNOL.  213 

de  Sénèque;...  Robert  Garnier,  ce  disciple  de  Séîièque,  est  le 
moins  indigne  des  prédécesseurs  de  Corneille  au  xvi°  siècle...  » 
et  il  ne  fait,  en  le  disant,  que  redire  ce  que  nous  avons  tous 
plus  ou  moins  dit.  Nous  avions  raison,  et  lui  aussi,  s'il  n'est 
pas  douteux  qu'au  xvii^  siècle  même,  on  retrouve  le  souvenir, 
sinon  l'influence  de  Sénèque ,  dans  le  théâtre  de  Corneille  et 
dans  celui  de  Racine.  Passons  cependant  la  Manche,  et  consul- 
tons les  historiens  du  théâtre  anglais.  Eux  aussi  nous  parlent 
de  Sénèque,  et  nous  disent,  en  propres  termes,  que,  dans  les  pre- 
mières années  du  règne  d'Elisabeth,  il  n'y  a  pas  un  «  classique  » 
dont  la  popularité  soit  comparable,  non  seulement  entre  les  let- 
trés mais  parmi  les  auteurs  dramatiques,  à  celle  de  Sénèque  le 
Tragique.  Ils  en  donnent  d'excellentes  raisons,  dont  celle-ci  n'est 
pas  la  moins  ingénieuse  ni  la  moins  solide ,  que,  de  tous  les 
écrivains  de  l'antiquité  gréco-latine,  Sénèque  étant  le  plus  «  cos- 
mopolite, »  avec  Plutarque,  est  donc  aussi,  comme  Plutarque, 
celui  que  les  modernes  ont  dû  le  mieux  comprendre.  Ils  nous 
rappellent  alors  que,  de  1539  à  1581,  toutes  les  tragédies  de  Sé- 
nèque ont  été  traduites  en  anglais.  Ils  ajoutent  que  les  preuves 
abondent'de  l'influence  de  ces  traductions  sur  les  commencemens 
de  la  tragédie  anglaise  :  les  Ip/iigénie ,  [esAjax,  les  Persée,  les 
Mucius  Scevola,  les  Quintiis  Fabius,  les  Scipion ,  se  succèdent 
sur  la  scène,  les  Jocaste  et  les  Catilina.  Et,  naturellement,  la 
question  se  pose  de  savoir  pourquoi  les  choses  s'étant  passées 
jusque-là,  —  c'est-à-dire  jusqu'aux  environs  de  1 580,  —  en  Angle- 
terre comme  en  France,  elles  commencent  donc  alors  de  s'y 
passer  autrement.  Nous  soupçonnons  que,  si  les  historiens  du 
théâtre  français  ne  se  sont  pas  exagéré  l'influence  de  Sénèque 
sur  la  formation  de  la  tragédie,  leur  explication  n'explique  en 
réalité  rien  du  tout.  En  littérature  et  en  art,  comme  ailleurs,  les 
mômes  causes  ne  sauraient  manquer  d'opérer  les  mêmes  eflets. 
Et  si  Ion  dit  que,  les  efl'ets  n'étant  pas  les  mêmes,  étant  même 
contraires  ou  contradictoires, les  «  mêmes  causes  »  n'étaient  donc 
pas  à  vrai  dire  les  mêmes,  la  C|uestion  change  ici  de  nature  ! 
Les  difl'érences  qui  séparent  la  conception  générale  du  drame 
anglais  de  celle  de  la  tragédie  française  ne  viennent  pas  d'une 
diff"érence  de  culture  ou  d'éducation  littéraire.  Si  le  drame  anglais 
est  ce  C|u'il  est  en  dépit  de  Sénèque,  il  y  a  lieu  de  croire  que, 
sans  Sénèque,  la  tragédie  française  n'en  serait  pas  moins  ce  qu'elle 
est.  11  faut  creuser  plus  profondément.  Il  faut  chercher  ailleurs, 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  une  question  d'histoire  littéraire  se  trouve  transformée  en 
une  question  d'histoire  générale  de  la  civilisation. 

J'en  donnerai  un  autre  exemple. 

M.  G.  Huszâr  emprunte  à  Désiré  Nisard  les  lignes  que  voici  : 
((  Les  mœurs  de  la  France  avaient  mis  à  la  mode  le  mélange  de 
la  politique  et  de  la  galanterie.  Corneille  fit  des  politiques 
galans.  »  Et  il  continue  :  «  M.  J.  Lemaître  dit  une  chose  ana- 
logue  :  «  Les  Romains  de  Corneille  n'étaient  que  des  Français  du 
temps  de  Louis  XllI  ou  de  la  Fronde.  »  Et  il  ajoute  en  son  nom 
personnel  :  «  A  notre  avis,  Corneille  a  subi  aussi  bien  Tinfluence 
de  son  époque  que  celle  de  l'Espagne.  Mais  les  élémens  de  ses 
tragédies,  qui  peuvent  être  regardés  comme  exprimant  l'esprit 
contemporain,  se  confondent  avec  ceux  qui  sont  dus  à  lEspagne, 
ou  bien  ils  sont  absorbés  par  eux.  »  Cest  ici  qu'il  faudrait  es- 
sayer de  s'entendre,  et,  par  exemple,  si  «  l'amour  »  dans  la  tra- 
gédie de  Corneille,  —  c'est  M.  G.  Huszar  qui  le  dit,  —  ressemble 
autant  à  lidée  que  l'on  s'en  formait  à  la  cour  de  Louis  XIII 
qu'il  diffère  de  la  manière  dont  on  le  comprenait  en  Espagne, 
voilà  un  singulier  raisonnement!  Si  Corneille  imite  l'Espagne,  il 
l'imite,  et  quand  il  ne  l'imite  pas,  il  l'imite  tout  de  même,  car  en 
ce  cas,  nous  dit-on,  ce  qu'il  imite,  ce  sont  les  «  mœurs  de  son 
époque;  »  et  les  mœurs  de  son  époque  peuvent  être  regardées 
comme  «  se  confondant  avec  celles  de  l'Espagne,  »  ou  bien 
elles  sont  «  absorbées  par  elle.  » 

Mais  la  question  est  mal  posée.  La  vérité,  c'est  qu'à  ce  mo- 
ment de  l'histoire,  entre  1580  et  16S0  ou  environ,  «  l'esprit 
contemporain  »  est  sensiblement  le  même  dans  l'Europe  à  peu 
près  entière  :  je  veux  dire  en  Allemagne,  en  France,  en  Angle- 
terre, en  Espagne,  en  Italie;  et  là,  pour  décider  la  question  des 
rapports  de  Corneille  avec  le  théâtre  espagnol,  —  comme  aussi 
bien  dix  autres  questions  de  la  même  nature,  —  là  est  précisé- 
ment le  c(  phénomène  littéraire  »  qu'il  s'agirait  d'expliquer. 
Gongorisme  ou  cultisme  en  Espagne,  mariuisme  en  Italie,  pré- 
ciosité chez  nous,  euphuisme  en  Angleterre,  tout  cela,  c'est 
partout,  et  à  la  fois,  ce  que  l'on  pourrait  appeler  une  même 
maladie  du  langage;  un  même  idéal  de  littérature  ou  d'art  qui 
se  précise  en  s'exagérant  :  c'est  aussi  le  symptôme  et  le  signal 
d'une  même  transformation  de  1'  «  esprit  contemporain,  »  et  des 
mœurs.  Corneille  n'en  est  que  l'un  des  représentans.  Et  au  lieu 
de  dire,  avec  M.  G.  Huszar  «  qu'il  subit  l'influence  de  son  époque 


CORNEILLE    ET    LE    THÉÂTRE    ESPAGNOL.  215 

aussi  bien  que  celle  de  l'Espagne,  )>  il  nous  faut  dire  que  l'Es- 
pagne et  la  France  traversent  en  même  temps  une  même  phase 
de  l'évolution  de  la  «  littérature  européenne.  »  Ici  encore  la 
question  est  plus  haute  que  de  savoir  qui  des  deux  est  supérieur 
à  l'autre,  du  Cid  de  Corneille  ou  de  celui  de  Guillen  de  Castro, 
plus  générale  et  plus  intéressante  que  d'examiner  lequel  des 
deux  est  le  plus  espagnol  ou  le  plus  français.  Car,  souvent,  c'est 
à  cela  que  se  réduisent  les  études  de  «  littérature  comparée  » 
qu'on  nous  donne  ;  et  on  est  étonné,  selon  les  cas,  amusé  ou 
irrité  de  voir  qu'un  gros  livre,  bien  savant  et  bien  ((documenté» 
sur  le  Roman  picaresque ,  n'aboutisse  qu'à  prouver  que  Mateo 
Aleman  fut  un  auteur  espagnol,  et  Alain-René  Lesage  un  écrivain 
français  !  Il  y  avait  a  priori  de  fortes  raisons  de  le  croire  !  Mais 
ce  qu'il  fallait  essayer  de  montrer  c'était,  entre  des  mains  diffé- 
rentes, ce  que  devient  une  même  ((  matière,  »  et  comment,  tout 
en  subissant  les  mêmes  influences,  l'originalité  des  génies  na- 
tionaux ou  des  talens  individuels  trouve  pourtant  les  moyens  de 
s'en  libérer. 

Ou,  en  d'autres  termes,  étant  donné  le  sujet  du  Cid,  et  généra- 
lement la  matière  du  théâtre  espagnol,  quels  en  sont  les  rapports 
avec  le  génie  national  de  l'Espagne  ;  —  comment,  dans  quelles 
conditions  de  fait,  à  la  faveur  de  quelles  circonstances,  et  pour- 
quoi, par  lesquelles  de  ses  qualités,  ou  peut-être  de  ses  défauts, 
par  quels  traits  de  ce  qu'on  en  pourrait  appeler  l'état  signalé- 
tique,  ce  théâtre  a-t-il  fait  fortune  hors  de  ses  frontières;  —  de 
quelle  manière,  en  l'imitant,  ou  plutôt  en  essayant  de  se  l'ap- 
proprier, les  exigences  de  l'esprit  français,  ou  anglais,  ou  alle- 
mand. Font-elles  transformé  ;  —  de  quel  progrès  de  l'art  ou  de  la 
pensée  cette  transformation  a-t-elle  été  l'origine,  ou  le  signal,  ou 
quelquefois  le  chef-d'œuvre  ;  —  qu'est-ce  qu'un  Corneille  ou  un 
Racine  y  ont  ajouté  de  leur  fond,  je  veux  dire  d'eux-mêmes,  et 
pour  ainsi  parler  de  leur  substance,  —  et  enfin,  de  ce  concours 
d'influences  ou  de  leur  contrariété  même,  de  cette  succession  de 
métamorphoses,  de  cet  accroissement  de  signification  profonde, 
quel  enrichissement  en  est-il  résulté  pour  l'art  dramatique,  pour 
la  littérature  européenne,  pour  l'esprit  humain,  ce  sont  les 
questions  auxquelles  il  faudra  que  la  ((  littérature  comparée  » 
s'efforce  de  répondre.  Elle  n'y  réussira  qu'en  assouplissant  ce  que 
ses  méthodes  ont  présentement  d'un  peu  raide,  et  surtout  qu'en 
élargissant  ce  qu'elles  ont  de  trop  étriqué.  Elle  devra  aussi  pré- 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciser  ce  que,  sous  leur  apparence  de  rigueur  érudite,  elles  ont 
jusqu'ici  d'incertain  et  de  flottant. 

Trois  indications  l'y  aideront  peut-être,  que  je  formulerai  de 
la  manière  suivante  : 

1°  Il  y  a  une  littérature  ((  européenne,  »  dont  les  littératures 
«  nationales  »  ne  sont  que  les  manifestations  particulières; 

2"  Ces  manifestations  particulières,  continues  en  apparence, 
sont  en  réalité  «  successives  »  ou  «  alternatives  ;  »  et  chacune 
de  ces  «  littératures  nationales  »  prend  à  son  tour,  dans  des  con- 
ditions assez  difficiles  à  définir,  l'hégémonie  de  la  «  littérature 
européenne;  » 

3°  L'une  de  ces  conditions  semble  être  la  rencontre  ou  la 
coïncidence  de  ce  que  leur  génie  propre  a  de  plus  «  national  » 
avec  les  exigences  qui  sont,  à  un  moment  donné,  les  exigences 
actuelles  de  l'esprit  «  européen.  » 

Il  ne  me  reste,  en  terminant,  qu'à  remercier  encore  une  fois 
M.  G.  Huszar,  de  m'avoir  procuré  l'occasion  d'exprimer  ces  idées. 
J'ai  dit  quels  étaient  les  défauts,  mais  aussi  les  qualités  de  son 
livre.  Je  ne  Aoudrais  pas,  en  le  critiquant,  en  avoir  méconnu  la 
valeur,  qui  est  grande.  Il  ne  tiendra  qu'à  son  auteur,  dans  une 
prochaine  édition,  et  sans  rien  modifier  à  son  plan,  de  faire  de 
ces  trois  cents  pages  l'étude  à  la  fois  la  plus  précise  et  la  plus 
complète  qu'on  ait  encore  écrite  sur  les  rapports  du  th<''àtre  de 
Corneille  avec  le  théâtre  espagnol...  Je  n'oserais,  après  cela, 
décider  s'il  sera,  pour  les  Espagnols  et  pour  nous,  plus  flatteur 
ou  plus  humiliant  de  la  devoir  à  un  Hongrois. 

Ferdusanu  Brunetière. 


REVUE   SCIENTIFIQUE 


LA  MUTILATION  SPONTANÉE  CHEZ  LES  ANIMAUX 


On  a  dit,  —  et  un  poète  célèbre  s'est  fait  l'écho  de  cette  légende,  — 
que  le  renard  pris  au  piège  rongeait  son  pied  captif  et  brisait  lui-même 
sa  chaîne  vivante.  C'est  aussi  une  opinion  très  répandue  que  d'autres 
animaux  sont  capables  du  même  stoïcisme,  et  que  le  rat,  en  particu- 
lier, lorsqu'il  est  pris  par  une  patte,  n'hésite  pas  à  la  couper  de  ses 
propres  dents  et  parvient,  par  ce  moyen,  à  reconquérir  sa  liberté.  Ces 
histoires  n'ont  pas  une  authenticité  suffisante  pour  mériter  une  com- 
plète créance.  Il  n'est  pas  douteux,  à  la  vérité,  que  des  bêtes  prison- 
nières réussissent  quelquefois  à  se  dégager  de  leurs  entraves  et  à 
s'évader  en  abandonnant  à  l'instrument  de  supplice  un  membre  plus 
ou  moins  mutilé.  Mais  peut-on  affirmer  que  ce  soit  là  une  amputation 
volontaire  ?  Est-ce  vraiment  l'effet  d'un  calcul,  à  la  fois  héroïque  et 
intelligent,  qui  décide  le  sacrifice  d'une  partie  pour  assurer  le  salut  du 
tout,  et  qui  règle  les  moyens  d'exécution?  Il  y  a  bien  des  raisons  d'en 
douter.  D'ordinaire,  la  mutilation  n'est  pas  le  fait  de  l'animal  :  elle 
est  l'effet  de  la  cause  vulnérante  et  de  la  mortification  des  tissus  qui 
en  résulte.  Ce  sont  les  mâchoires  du  piège  qui  ont  broyé  le  membre  et 
l'ont  réduit  à  l'état  de  chose  morte  qui  se  sépare  à  la  suite  des  efforts 
exercés  en  vue  de  la  fuite.  La  mutilation  volontaire,  accom.plie  sur 
soi-même  dans  un  dessein  déterminé,  reste  le  propre  de  l'homme  et 
témoigne,  suivant  les  cas,  d'une  sagesse  ou  d'une  aberration  égale- 
ment stoïques  (1). 

(1)  Il  y  a  des  animaux  qui,  maintenus  en  captivité,  prennent  l'habitude  de 
ronger  quelque  partie  de  leur  corps.  Le  fait  a  été  observé  sur  des  singes  de  mé- 
nagerie. Une  sauterelle   de  vigne,  l'Ephippirjera,  dans   les  mêmes  circonstances 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  rencontre,  dans  le  monde  animal,  une  multitude  d'e'clopés  :  des 
lézards  et  des  iguanes  sans  queue;  des  crabes,  des  langoustes,  des 
écrevisses  qui  n'ont  pas  leur  nombre  de  pattes  ;  des  étoiles  de  mer 
amputées  de  quelques-uns  de  leurs  rayons;  des  araignées  bancales; 
des  annélides  incomplètes.  Beaucoup  de  ces  invalides  ont  perdu  leurs 
membres  à  la  bataille  ou  les  ont  laissés  entre  les  dents  de  l'ennemi. 
Mais,  il  y  en  a  beaucoup  aussi  qui  sont  les  propres  auteurs  de  leurs 
mutilations.  Il  existe,  en  un  mot,  des  exemples  innombrables  d'ampu- 
tations spontanées.  Des  recherches  récentes  viennent  de  rappeler 
l'attention  sur  ces  curieux  phénomènes,  dont  l'ingénieux  physiologiste 
de  l'Université  de  Liège,  M.  Léon  Frédericq,  a  fait  connaître,  il  y  a 
quelques  années,  la  véritable  nature. 

Il  y  a,  dans  tous  les  embranchemens  du  règne  animal,  des  espèces 
qui  sont  capables  de  pratiquer  sur  elles-mêmes  l'amputation  d'un 
membre  ;  et  cela,  dans  des  cas  où  ce  sacrifice  révèle  une  apparente 
sagesse.  Le  lézard,  que  l'enfant  saisit  violemment,  échappe  souvent  à 
cette  étreinte  en  laissant  dans  les  mains  de  son  persécuteur  un  frag- 
ment de  queue  brusquement  détaché ,  et  il  s'évade  allègrement 
vers  les  cachettes  ménagées  dans  la  vieOle  muraille.  L'orvet,  qui 
habite  aussi  les  trous  des  murs  ou  qui  se  creuse  des  galeries  sou- 
terraines, se  libère  au  prix  du  même  sacrifice.  Tout  le  monde  a  vu 
cette  sorte  de  lézard  sans  pattes  qui  a  toutes  les  apparences  d'un  ser- 
pent; il  est  très  commun  partout  et  tout  à  fait  inoffensif,  malgré  le 
préjugé  contraire.  Il  vit  d'insectes  divers  et  de  mollusques  terrestres 
et  ne  cherche  même  pas  à  mordre  lorsqu'on  le  saisit.  Il  est  connu  du 
vulgaire  sous  le  nom  de  serpent  de  verre,  qui  exprime  précisément  son 
extrême  fragiUté,  ou  plutôt  la  fragilité  de  sa  queue,  qui  se  casse 
beaucoup  plus  aisément  encore  que  celle  du  lézard. 

Les  vertébrés  ne  nous  offrent  pas  d'autres  exemples  d'animaux 
sujets  à  l'amputation  spontanée.  Mais,  en  revanche,  l'embranchement 
des  articulés  est  extrêmement  riche  sous  ce  rapport.  Insectes  de 
divers  ordres,  arachnides,  crustacés,  se  débarrassent  de  leurs  pattes 
avec  la  plus  grande  facihté,  dans  certains  cas  pressans.  Et,  à  vrai  dire, 
ce  sacrifice  —  que  nous  allons  voir  n'être  pas  du  tout  volontaire  —  n'a 
pas  non  plus  le  mérite  d'être  définitif  et  sans  retour;  car,  le  plus  sou- 
vent, le  membre  perdu  se  régénère  et  se  rétabUt  en  peu  de  temps. 
—  Parmi  les  mollusques,  les  phénomènes  d'autochirurgie  sont  plus 
rares;  on  voit  cependant  des  lamellibranches  comme  les  Solen,  et  des 

dévore  ses  pattes  de  devant.  Maria  von  Linden,  en  1893,  a  fait  connaître  des  larves 
de  Pïiryganes  qui  agissent  de  même. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  219 

gastéropodes  comme  certaines  Hélix  et  Barpa,  amputer,  au  besoin, 
une  partie  de  leur  organe  de  reptation  que  l'on  appelle  le  «  pied  :  » 
tandis  que  d'autres,  comme  les  Doris,  coupent  et  rejettent  une  por- 
tion de  leur  manteau.  —  Mais  c'est  dans  l'embranchement  des  rayon- 
nés  et  particulièrement  parmi  les  échinodermes,  que  se  rencontrent 
les  faits  d'amputation  spontanée  les  plus  frappans.  Les  étoiles  de 
mer  détachent  leurs  bras  à  la  moindre  sollicitation,  et  certaines 
holothuries  vont  jusqu'à  rejeter,  de  la  même  manière,  leur  tube 
digestif. 

Néanmoins,  les  cas  les  plus  instructifs  sont  offerts  par  les  crus- 
tacés. C'est  en  observant  les  crabes,  les  homards  et  les  langoustes, 
et  en  instituant  sur  ces  animaux  des  expériences  bien  conçues  que 
M.  L.  Frédericq  a  fait  connaître  pour  la  première  fois  la  nature  et  le 
mécanisme  véritable  du  phénomène  de  l'amputation  spontanée. 


I 


Le  caractère  le  plus  essentiel  de  cet  acte  c'est  que,  en  dépit  des 
apparences  contraires  et  de  son  nom  même,  il  n'est  nullement  spon- 
tané ni  volontaire.  L'amputation  est  inconsciente.  Chez  les  crabes,  où 
cette  opération  chirurgicale  exécutée  par  l'animal  sur  lui-même,  — 
cette  «  autotomie,  »  comme  L.  Frédericq  l'a  appelée,  —  est  facile  à 
étudier,  on  constate  qu'elle  est  indépendante  de  la  volonté  de  l'animal 
et  purement  automatique.  Elle  est  le  résultat  d'un  acte  réflexe  bien 
caractérisé.  Comme  tous  les  réflexes,  elle  a  pour  point  de  départ,  une 
excitation  nettement  définie,  portée  sur  le  membre  et  atteignant  le  nerf 
sensitif.  La  nature  de  l'excitation  importe  peu,  pourvu  qu'elle  soit 
brusque.  La  plus  efficace  est  l'excitation  électrique  :  il  suffît  de  toucher 
l'extrémité  de  la  patte  avec  une  pince  électrique,  pour  en  observer  le 
détachement.  Un  coup  de  ciseaux,  une  brûlure,  une  pression  brusque, 
auraient  le  même  résultat. 

L'amputation  spontanée  est  un  procédé  de  défense  adéquat  à  une 
espèce  d'agression  étroitement  déterminée  :  il  en  résulte  qu'il  est 
inefficace  aussitôt  que  l'attaque  prend  une  autre  forme.  S'il  témoigne 
dans  certains  cas  d'une  appropriation  et  d'une  sagesse  que  l'on  puisse 
admirer,  ce  n'est  pas  à  la  volonté  de  l'animal  qu'on  en  peut  faire 
remonter  le  mérite,  —  car  celui-ci  fonctionne  comme  une  machine 
montée,  —  c'est  à  l'adaptation  héréditaire  qui  a  organisé  ce  mécanisme 
aveugle.  Voilà  ce  que  les  expériences  de  M.  Frédericq  ont  bien  mis  en 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lumière  et  ce  que  certains  naturalistes  comme  Frenzel,  en  1891,  ont 
vainement  contesté. 

L'étude  que  le  savant  belge  avait  faite  sur  les  crustacés,  un 
physiologiste  français  Ch.  Contejean  l'a  exactement  reproduite  quelque 
temps  après,  sur  le  lézard  et  la  sauterelle.  Son  travail,  présenté  à 
l'Académie  des  sciences  la  même  année  où  Frenzel  produisait  ses  vaines 
interprétations,  y  répondait  indirectement.  Exactement  calqué  sur 
celui  de  L.  Frédericq,  il  en  confirmait  les  conclusions.  Le  mécanisme 
se  montrait  assez  général.  L'amputation  de  la  queue  du  lézard,  ceUe 
des  pattes  sauteuses  chez  la  sauterelle,  comme  celle  de  la  pince  du 
homard  ou  des  pattes  ambulatoires  du  tourteau  sont  soustraites  à 
l'action  de  la  volonté.  Les  unes  et  les  autres  sont  des  actes  réflexes 
provoqués  par  l'excitation  portée  en  un  certain  point  des  membres, 
mais  faisant  défaut  si  l'excitation  n'a  pas  ce  point  de  départ.  Il  faut 
que  l'agresseur  mette,  en  quelque  sorte  le  doigt  sur  le  bouton  qui 
déclanche  le  mécanisme;  alors,  celui-ci  entre  en  jeu;  le  membre 
se  détache.  Si  l'on  presse  fortement  sur  la  queue  du  lézard,  sur  la 
patte  de  la  sauterelle  ou  du  crustacé  ;  si  on  les  entame  et  qu'on  les 
blesse  ;  si  c'est,  par  exemple,  la  mâchoire  d'un  carnassier,  d'un  animal 
de  proie  qui  attaque  le  membre  et  en  excite  les  nerfs,  l'appareil  ré- 
flexe fonctionne  et  le  lézard,  la  sauterelle  ou  le  crustacé  s'enfuient 
laissant  à  l'ennemi  le  seul  organe  qu'il  ait  appréhendé.  Mais,  si  la 
queue  du  lézard  ou  la  patte  du  crustacé  sont  saisies  avec  précaution, 
et  ménagement,  et  entourées  d'un  hen  qui  ne  les  presse  pas  trop  for- 
tement au  début,  l'animal  restera  prisonnier.  Son  ennemi  pourra  le 
tourmenter,  le  dévorer  en  détail,  à  la  condition  de  respecter  le  membre 
captif;  celui-ci  ne  se  détachera  pas,  et  la  bête  subira  jusqu'au  bout  son 
supplice. 

Le  caractère  automatique  et  inintelligent  du  phénomène  apparaît 
bien  dans  ces  circonstances.  Le  lézard  attaché  par  la  queue  peut  être 
blessé  ensuite  ou  brûlé  en  divers  points  du  corps.  Il  cherchera  vaine- 
ment à  se  dégager.  La  cassure  de  la  queue  n'aura  pas  heu  alors  qu'elle 
serait  pourtant  nécessaire  au  salut  de  l'animal  :  elle  se  produira,  aii 
contraire,  dans  des  cas  où  elle  lui  sera  entièrement  inutile.  En  voici 
deux  exemples  :  L.  Frédericq  fixe  au  moyen  d'un  emplâtre  circulaire 
un  lien  à  la  base  de  la  queue  d'un  lézard,  aussi  près  du  tronc  que  pos- 
sible. L'animal  retenu  par  cette  sorte  de  collier,  s'épuise  en  eff'orls 
infructueux  pour  s'échapper.  La  queue  résiste.  Mais,  vient-on  à 
s'attaquer  à  elle  directement  :  vient-on  à  en  pincer  l'extrémité  hbre, 
l'organe  se  détache  aussitôt  par  le  mécanisme  ordinaire.  Mais  alors,  la 


REVUE    SCIEM'IFIQUE.  221 

rupture  a  lieu  au-dessous  du  point  d'attache,  c'est-à-dire  à  un  niveau 
où  le  sacrifice  n'est  d'aucun  profit  à  l'animal,  puisqu'il  ne  lui  procure 
pas  la  liberté.  Cette  expérience  nous  apprend  incidemment  que  la 
cassure  ne  se  fait  pas  toujours  au  point  utile.  Elle  se  produit  en  cer- 
tains points  de  choix;  elle  a  des  lieux  d'élection.  Chez  les  crustacés  et 
chez  les  insectes,  le  nombre  de  ces  places  de  choix  se  réduit  à  une 
seule  :  le  détachement  des  pattes  se  fait  en  un  point  déterminé,  tou- 
jours le  même. 

Une  autre  épreuve,  pour  en  revenir  au  lézard,  montre  encore  le 
caractère  automatique  et  non  intentionnel  de  l'amputation  caudale. 
Elle  s'obtient,  en  effet,  chez  l'animal  à  qui  l'on  a  enlevé  les  hémi- 
sphères cérébraux,  c'est-à-dire  l'organe  qui  préside  aux  manifestations 
de  l'intelhgence  et  de  la  volonté.  Si  l'on  froisse  l'extrémité  de  la  queue 
d'un  lézard  décapité,  l'organe  se  rompt  et  se  détache.  Il  y  a  plus  :  la 
rupture  se  produit  encore  de  la  même  façon  si  l'animal  a  été  coupé 
en  deux,  et  s'il  est  réduit  au  train  postérieur.  Il  suffit,  pour  que  le 
mécanisme  de  la  rupture  puisse  fonctionner,  qu'il  y  ait  intégrité 
du  système  nerveux  au  niveau  du  point  d'attache  des  pattes  pos- 
térieures. 

Ces  détails  suffisent  à  montrer  qu'il  s'agit  ici  d'un  phénomène 
réflexe.  Une  excitation  suffisante,  produite  par  une  cause  vulnérante 
quelconque,  par  une  brûlure,  par  un  froissement,  par  une  piqûre, 
par  une  décharge  électrique,  est  recueillie  par  les  nerfs  sensitifs  de  la 
région  caudale;  conduite  à  la  moelle  épinière,  à  un  centre  placé  à  la 
hauteur  des  membres  postérieurs,  elle  se  réfléchit  automatiquement  à 
ce  niveau,  et  revient  provoquer  à  l'action  certains  muscles.  La  rupture 
est  le  fait  d'une  contraction  musculaire  produite  à  propos,  en  un  cer- 
tain point  de  moindre  résistance.  Le  mécanisme  d'exécution  en  est 
très  curieux.  Deux  points  en  sont  particulièrement  surprenans  :  la 
facilité  apparente  de  l'amputation  et  son  innocuité.  La  facilité  de 
l'opération  a  fait  quelquefois  conclure  à  la  fragilité  de  l'organe.  Mais 
ni  la  queue  du  lézard  ou  de  l'orvet,  ni  la  pince  du  homard  ne  sont 
fragiles  en  réalité.  Nous  nous  en  rendons  bien  compte  pour  le  homard 
qu'on  sert  sur  nos  tables  :  ce  n'est  pas  sans  effort  que  nous  parve- 
nons à  détacher  ses  pattes.  Pour  la  queîue  de  l'orvet,  L.  Frédericq  a  eu 
la  curiosité  de  mesurer  sa  résistance  à  l'arrachement.  Il  a,  chez  un 
orvet  mort  qui  pesait  19  grammes,  attaché  à  l'extrémité  de  la  queue 
des  poids  croissans  jusqu'à  ce  que  la  rupture  s'ensuivît.  Il  fallut  em- 
ployer une  charge  de  490  grammes,  c'est-à-dire  plus  de  vingt-cinq  fois 
supérieure  au  poids  de  l'animal.  Contejean,  pour  arracher  la  patte 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauteuse  d'une  sauterelle  morte,  dut  exercer  une  traction  soixante  et 
une  fois  plus  grande  que  le  poids  de  l'animal.  C'est  assez  dire  que  la 
brisure  du  membre  ne  se  produit  pas  à  la  moindre  tentative  quel- 
conque, mais  seulement  sous  l'action  d'un  effort  musculaire  appro- 
prié, dirigé  et  exercé  d'une  manière  convenable. 

Le  second  sujet  d'étonnement  résulte  de  l'innocuité  de  l'amputa- 
tion. Il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  d'hémorragie.  Or  la  section  pratiquée 
par  un  opérateur,  au  moyen  d'un  instrument  tranchant,  serait  suivie 
d'un  écoulement  de  sang  considérable  dans  le  cas  du  lézard,  intaris- 
sable et  mortel  dans  le  cas  du  homard. 

L'une  et  l'autre  particularité  ont  reçu  une  explication  parfaitement 
satisfaisante.  Nous  y  reviendrons,  dans  un  moment.  La  seconde  nous 
éclaire  immédiatement  sur  la  signification  biologique  de  cette  caté- 
gorie de  phénomènes.  Il  n'était  pas  douteux  que  ce  fussent  des  actes 
de  défense  :  il  restait  à  en  apprécier  le  caractère.  Nous  en  avons  main- 
tenant le  moyen.  Les  naturalistes,  et  tout  d'abord  M.  Giard  qui  est 
l'un  des  mieux  qualifiés,  ont  rangé  l'amputation  spontanée  dans  la 
catégorie  des  actes  de  défense  évasive,  c'est-à-dire  ayant  pour  but  ou 
résultat  de  permettre  à  l'animal  d'échapper  à  ses  ennemis  carnassiers. 
Tel  est,  en  effet,  le  bénéfice  évident  de  l'opération. 

On  peut  tenter  d'expliquer  la  manière  dont  s'est  formé  et  perfec- 
tionné ce  mécanisme  remarquable.  Et  c'est  ce  qu'a  fait  L.  Frédericq 
en  suivant  la  formule  habituelle  de  la  théorie  de  l'évolution. 

Les  premiers  crustacés  chez  qui  s'est  produite  l'autotomie,  se  sont 
sans  doute  débattus  tant  et  si  bien  qu'ils  ont  rompu  en  quelque 
point  le  membre  captif.  Ils  se  sont  comportés  comme  les  oiseaux 
sauvages  qui,  appréhendés  par  la  queue,  s'échappent,  abandonnant 
une  touffe  de  plumes  à  l'étreinte  ennemie,  ou  comme  le  Lérot  dont 
parle  Frenzel,  cette  sorte  de  petit  loir,  ravageur  de  nos  espaliers,  qui 
possède  une  queue  très  fournie  dont  la  peau  se  déchire  facilement  et 
reste  dans  la  main  qui  l'a  saisie.  Ainsi  fait  encore  le  homard  lorsque 
l'on  vient  à  le  prendre  par  une  patte  autre  que  celle  qui  est  armée  de 
pinces  et  passible  d'amputation  spontanée.  Il  se  livre  à  des  mouve- 
mens  furieux  et  désordonnés,  incontestablement  volontaires,  qui 
ont  souvent  pour  résultat  d'amener  la  rupture  de  la  patte  au  point  de 
moindre  résistance,  c'est-à-dire  au  niveau  de  la  membrane  qui  sépare 
le  deuxième  article  du  troisième.  —  Mais,  au  cours  des  temps  le  pro- 
cédé de  réaction  violente  et  générale  du  crustacé  a  pu  se  régulariser 
et  se  perfectionner  progressivement  de  génération  en  génération  :  les 
contractions  musculaires  se  sont  concentrées  sur  un  point  de  la  patte 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  223 

dont  la  force  de  résistance  a  simultanément  diminué  :  la  résistance  à 
la  traction  dans  la  direction  du  membre  y  est  restée  grande;  elle  est 
devenue  faible,  au  contraire,  dans  le  sens  de  l'axe  d'un  certain  muscle 
qui  est  le  muscle  autotomiste.  La  contraction  de  celui-ci  a  cessé 
d'avoir  besoin  de  la  sollicitation  de  la  volonté;  elle  est  devenue  pro- 
gressivement réflexe  comme  il  advient  à  tous  les  mouvemens  haln- 
tuels.  De  telle  sorte  que  l'effort  désordonné  certainement  volontaire 
et  intentionnel  au  début,  serait  devenu,  au  cours  des  générations, 
réglé,  économisé  et  purement  réflexe.  Et  c'est  cet  état  qui  s'observe 
chez  le  crabe.  Lorsqu'on  pince  l'une  des  pattes,  l'animal  la  soulève, 
l'appuie  légèrement  contre  le  bord  de  la  carapace  ;  on  entend  un  cra- 
quement, et  la  patte  tombe,  brisée  le  long  d'un  sillon  circulaire  qui 
préexiste  au  milieu  du  deuxième  article. 

C'est  là  un  type  d'explication  classique.  Nous  n'y  ferons  qu'une 
légère  restriction.  C'est  que  l'amputation  envisagée  dans  son  carac- 
tère actuel  n'est  plus  seulement  un  acte  de  défense  évasive.  Il  peut 
arriver  qu'il  ne  serve  pas  à  l'évasion;  que  celle-ci  soit  impossible. 
Il  sert  alors  à  la  préservation  de  l'animal  ;  la  blessure  faite  par  un  car- 
nassier qui  aurait  pour  conséquence  une  hémorragie  mortelle,  reste 
sans  inconvénient  grâce  à  l'autotomie.  On  pourrait  dire,  à  cet  égard, 
que  l'amputation  est  devenue  un  acte  de  défense  curative. 

C'est  dans  l'interprétation  des  actes  de  ce  genre  qu'apparaît  nette- 
ment la  différence  foncière  des  points  de  vue  des  hommes  de  science, 
suivant  qu'ils  sont  zoologistes  ou  physiologistes.  Le  zoologiste,  le 
naturaUste,  cherchent  à  situer  le  phénomène  dans  la  nature  :  ils  lui 
assignent  une  place  et  un  rôle  en  rapport  avec  l'idée  qu'ils  se  for- 
ment de  l'utihté  qu'il  peut  avoir.  C'est  ce  qu'ils  appellent  «  expliquer  » 
le  phénomène  :  et  c'est  là  une  explication  fînahste.  «  C'est,  dit  Huxley, 
pour  conquérir  sa  liberté  que  l'écrevisse  rompt  son  membre  captif.  » 
«  C'est,  dit  un  autre,  —  M,  Parize,  —  sous  l'influence  de  la  peur  que 
lui  fait  éprouver  le  terrible  poulpe,  l'octopus,  que  se  produit  cette 
rupture.  »  —  Le  physiologiste,  comme  le  physicien,  cherche  l'expli- 
cation scientifique  du  mécanisme  phénoménal,  abstraction  faite  des 
déductions,  inductions  et  vues  hypothétiques  qu'il  peut  permettre. 
Le  crabe  rompt  sa  patte,  parce  qu'une  excitation  partie  du  membre 
plus  ou  moins  froissé  ou  blessé  s'est  réflécliie  sur  un  centre  nerveux 
et  a  provoqué  la  contraction  brusque  et  excessive  de  muscles  norma- 
lement destinés  à  étendre  le  membre. 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 


Le  fait  de  l'amputation  spontanée  des  pattes  chez  les  crustacés  et 
de  leur  régénération  ultérieure  avait  été  aperçu  par  Réaumur  au  com- 
mencement du  xviii^  siècle.  Dans  un  curieux  mémoire  présenté  en 
1712  à  l'Académie  des  Sciences  «  sur  les  diverses  reproductions  qui  se 
font  dans  les  écrevisses,  les  homards,  les  crabes,  »  le  célèbre  natura- 
liste rapporte  une  expérience  caractéristique  à  cet  égard.  «  Je  pris, 
dit-il,  plusieurs  écrevisses  auxquelles  je  coupai  une  jambe.  Je  les 
renfermai  dans  un  de  ces  bateaux  couverts  que  les  pêcheurs  nomment 
Boutiques,  où  ils  conservent  le  poisson  en  vie...  Au  bout  de  quelques 
mois,  je  vis,  et  ce  ne  fut  pas  sans  surprise,  quelque  heu  que  j'eusse  de 
l'attendre,  —  je  vis,  dis-je,  de  nouvelles  jambes  qui  occupaient  la 
place  des  anciennes  que  je  leur  avais  enlevées.  »  Et  l'auteur  ajoute 
une  réflexion,  une  sorte  de  moralité,  dans  le  goût  du  temps  :  «  Une 
pareille  source  de  reproduction  n'excite  guère  moins  notre  envie  que 
notre  admiration.  Si,  en  la  place  d'une  jambe  ou  d'un  bras  perdu,  il 
nous  en  renaissait  un  autre,  on  embrasserait  plus  volontiers  la  pro- 
fession des  armes.  » 

Ceci  est  pour  la  régénération.  Voici  maintenant  ce  qui  concerne 
l'amputation  spontanée  :  «  C'est  lorsque  l'on  coupe  la  jambe  près  de 
la  quatrième  jointure  qu'elle  se  reproduit  le  plus  aisément.  Et,  ce  qui 
est  digne  de  remarque,  c'est  que  c'est  aussi  là  que  les  jambes  se 
cassent  naturellement...  Si  l'on  va  considérer,  quelques  jours  après, 
les  écrevisses  dont  on  a  coupé  une  jambe  à  la  première,  à  la  seconde, 
ou  à  la  troisième  jointure,  on  trouvera,  pour  l'ordinaire,  et  peut-être 
avec  quelque  étonnement,  que  les  jambes  que  l'on  avait  coupées  sont 
toutes  cassées  dans  la  suture  qui  est  proche  de  la  quatrième;  comme 
si  les  écrevisses,  instruites  que  leurs  jambes  reviennent  plus  vite  lors- 
qu'elles sont  cassées  en  cet  endroit  qu'ailleurs  avaient  eu  la  prudence 
de  se  les  y  rompre.  » 

L'observation  est  parfaitement  exacte  de  tous  points.  Lorsque  l'on 
coupe  l'extrémité  d'une  patte,  elle  se  détache  toujours  au  même  en- 
droit, au  niveau  de  l'article  qui  est  le  second  en  comptant  à  partir  de 
l'attache  du  membre  au  tronc  et  qui  est  le  quatrième,  en  effet,  si  l'on 
compte  les  articles  à  partir  de  l'extrémité,  comme  faisait  Réaumur. 
Chez  l'écrevisse,  comme  chez  le  homard,  d'ailleurs,  c'est  la  patte  de  la 
première  paire,  la  pince,  qui  se  rompt  le  plus  facilement.  Et  cette 
rupture,  pour  la  pince,  ne  se  fait  pas  dans  l'intervalle  de  deux  articles, 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  225 

par  exemple  entre  le  deuxième  et  le  troisième  (que  les  zoologistes 
a.i^'peU.eni  Oasipodite  et  ischiopodite).  Elle  ne  se  fait  pas  dans  cette  partie 
molle  et  membraneuse  qui  sépare  les  parties  rigides,  mais  dans  la 
continuité  du  deuxième  article,  en  pleine  partie  dure.  La  place  de  la 
rupture  est  d'ailleurs  indiquée  par  un  sillon  préexistant.  Tous  ces 
faits  avaient  été  aperçus  déjà  par  Réaumur  et  ils  étaient  tombés  dans 
l'oubli.  C'est  d'ailleurs  sur  les  crabes,  plutôt  que  sur  les  écrevisses, 
qu'ils  s'observent  bien.  Toute  personne  qui  a  manié  ces  animaux 
vivans  sait  avec  quelle  facilité  ils  décrochent  et  sèment  leurs  pattes 
sous  l'influence  d'une  irritation  très  légère.  Les  dix  pattes  pem^ent 
tomber  ainsi  successivement,  et  le  crabe  se  trouver  réduit,  en 
quelque  sorte,  à  l'état  de  cul-de-jatte. 

Il  n'est  pas  permis  d'incriminer  ici,  pas  plus  que  pour  le  lézard  ou 
la  sauterelle,  une  fragilité  spéciale  du  membre.  Cette  fragilité  n'existe 
pas.  Il  faut  des  poids  de  4  à  o  kilos  pour  détacher  la  patte  chez  un 
crabe  qui  aurait  les  dimensions  de  la  paume  de  la  main.  La  séparation, 
dans  ce  cas,  ne  se  produit  presque  jamais  au  lieu  d'élection  habituel  ; 
le  membre  tout  entier  est  arraché  à  son  insertion  au  tronc.  De  plus, 
la  surface  de  rupture,  au  lieu  d'être  propre  et  nette,  montre  des  masses 
musculaires  déchirées,  en  lambeaux.  La  nature  est,  dans  ce  cas,  meil- 
leur chirurgien  que  le  physiologiste. 

Reste  à  expliquer  le  mécanisme  de  l'amputation  et  son  innocuité. 
Il  faut  pour  cela  se  rappeler  la  constitution  des  pattes  des  crustacés 
que  H.  Milne  Edwards  a  fait  connaître  autrefois  dans  ses  belles  re- 
cherches sur  l'histoire  naturelle  de  ces  animaux.  Une  patte  est  formée 
par  une  série  d'étuis  durs,  plus  ou  moins  cyUndriques,  placés  bout  à 
bout.  Une  membrane  flexible  les  relie,  qui  permet  les  mouvemens 
des  uns  sur  les  autres,  à  peu  près  comme  le  joint  de  cuir  qui  dans  les 
tuyaux  d'arrosage  public  unit  entre  eux  les  tubes  métalliques.  Les 
articles  sont  au  nombre  de  six,  et  c'est  le  second  à  partir  du  tronc  qui 
nous  intéresse  ici.  Ce  second  article,  en  efTet,  est  formé  par  la  soudure, 
plus  ou  moins  complète,  de  deux  pièces  :  un  sillon  visible  en  indique 
extérieurement  la  jonction.  C'est  là  que  se  fera  la  rupture  :  c'est  le  lieu 
d'élection;  le  point  de  moindre  résistance.  Un  muscle  puissant,  étalé 
en  éventail  sur  le  premier  article,  vient  s'attacher  par  un  tendon  en 
pinceau  sur  le  bord  le  plus  voisin  du  deuxième  article.  Sa  contraction, 
lorsqu'elle  est  modérée  et  qu'aucun  obstacle  ne  se  met  en  travers,  a 
pour  effet  d'écarter  la  patte  de  l'axe  du  corps,  de  l'étendre  en  dehors 
(muscle  extenseur).  Lorsque  la  contraction  est  ^dolente,  et  c'est  le  cas 
pour  celle  qui  est  provoquée  d'une  manière  réflexe  par  le  froisse- 
TOME  xm.  —  1903.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment,  la  piqûre,  récrasement  de  l'exlrémité  du  membre,  celui-ci 
fortement  étendu  vient  buter  contre  le  bord  de  la  carapace.  Un 
craquement  se  fait  entendre,  le  sillon  se  creuse,  la  coque  se  fend, 
éclate;  les  tissus  mous  se  déchirent;  la  rupture  est  consommée.  Le 
muscle  extenseur,  qu'on  pourrait  appeler  amputateur,  gonflé  par  la 
contraction,  obstrue  l'orifice,  et  forme  une  sorte  de  moignon  qui 
s'oppose  à  l'écoulement  du  sang. 

M.  Ch.  Contejean  a  fait  connaître  le  mécanisme  de  la  rupture  de  la 
queue  chez  le  lézard.  11  est  très  analogue.  Les  articles  sont  repré- 
sentés ici  par  les  vertèbres  qui  forment  le  squelette  caudal.  Celles- 
ci,  en  forme  de  sablier,  ont  un  point  faible  en  leur  milieu,  correspon- 
dant à  l'étranglement;  il  y  a  là  une  zone  qui  n'a  pas  subi  l'ossification 
et  s'est  maintenue  à  l'état  de  cartilage.  La  rupture  se  fait  en  cet 
endroit,  sous  l'influence  d'une  forte  contraction  des  muscles  qui 
tirent  de  part  et  d'autre.  La  queue  se  courbe  en  S  et  quelques  se- 
cousses convulsives  suffisent  à  rompre  la  peau  écailleuse  au  niveau 
de  la  fracture  et  à  séparer  le  fragment  caudal.  Ici,  encore,  la  rétrac- 
tion des  muscles  pare  à  l'hémorrhagie. 

III 

L'amputation  spontanée  n'est  pas  un  fait  accidentel,  propre  seule- 
ment à  un  petit  nombre  d'espèces  et  destiné  à  leur  défense.  C'est  un 
phénomène  très  général  et  qui  peut  servir  à  d'autres  objets  qu'à  pro- 
téger la  retraite  de  l'animal  devant  ses  ennemis.  M.  Giard  a  distingué 
les  divers  cas  d'autotomie  en  deux  grands  groupes  suivant  leur  genre 
d'utilité.  La  mutilation  que  s'impose  l'animal  peut  servir,  suivant  cet 
éminent  naturaliste,  soit  à  faciliter  la  fuite  de  l'animal;  c'est  Vauto- 
tomie  évasive;  soit  à  assurer  sa  propagation,  et  c'est  alors  Vautotomie 
reproductrice. 

Dans  ce  qui  précède,  il  n'a  été  question  que  des  exemples  les  mieux 
étudiés  des  mutilations  destinées  à  la  défense  de  l'animal,  et  ceux-là 
sont  offerts  par  quelques  vertébrés  et  par  un  grand  nombre  de  crus- 
tacés. Mais,  ce  procédé  de  défense  n'est  pas  moins  répandu  chez  les 
Insectes.  Il  existe  à  peu  près  chez  tous  ceux  qui  possèdent  des  mem- 
bres longs  et  grêles.  C'est  un  fait  assez  général  et  comportant  peu 
d'exceptions.  On  cite  parmi  ces  exceptions  les  insectes  haut  perchés 
qui  courent  à  la  surface  des  eaux  tranquilles,  et  que  les  enfans 
appellent  à  tort  araignées  d'eau:  ce  sont  des  hydromètres. 

Tout  le  monde  connaît  la  facilité  avec  laquelle  les  sauterelles  per- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  227 

dent  leurs  longues  paites  sauteuses.  Celles-ci  restent  souvent  dans 
les  mains  de  l'enfant  qui  les  saisit  sans  précaution.  On  ne  peut  pré- 
tendre cependant  que  ce  soient  des  organes  fragiles,  car  ils  sont  ca- 
pables de  supporter  un  poids  considérable  sans  les  rompre.  Conte- 
jean  a  employé  jusqu'à  180  grammes  pour  un  insecte  qui  pesait 
3  grammes;  et  lorsque  la  patte  cède  enfin,  l'arrachement  se  fait  au 
point  par  oii  elle  s'unissait  au  tronc.  Au  contraire,  quand  elle  cède  à 
la  légère  pression  de  la  main  qui  l'appréhende,  ce  n'pst  pas  un  arrache- 
ment qui  se  produit  :  c'est  un  phénomène  actif,  une  désarticulation, 
un  décrochement  réalisé  par  la  contraction  réflexe  des  muscles.  Le 
lieu  aussi  en  est  différent  :  c'est  entre  la  première  et  la  seconde 
pièce,  entre  la  cuisse  et  la  hanche,  qu'elle  se  produit.  —  On  peut  d'ail- 
leurs éviter  la  mutilation  de  la  sauterelle  en  la  saisissant  à  l'extré- 
mité de  la  grosse  cuisse  (ou  fémur)  sans  presser  trop  fortement.  Mais 
alors,  il  suffit  de  pincer  le  bout  de  la  patte,  de  donner  un  coup  de 
ciseaux  sur  les  crochets  du  pied,  pour  que  la  cuisse  se  détache  du 
corps  et  que  l'animal  tombe  à  terre.  —  Le  fait  se  produit  encore  chez 
l'insecte  décapité. 

Dans  l'ordre  des  Diptères,  l'amputation  spontanée  s'observe  chez 
les  tipules  aux  pattes  longues  et  grêles  comme  celles  des  cousins,  et 
aussi  chez  nombre  de  mouches  dont  les  membres  cependant  sont  plus 
courts  et  ramassés. 

De  nombreux  papillons  abandonnent  aussi  très  aisément  leurs 
pattes.  Ce  sont  le  plus  souvent  des  espèces  à  musculature  puissante, 
les  nymphales,  les  vanesses,  des  sphinx,  des  noctuelles,  des  pyrales. 
L.  Frédericq  a  observé  le  fait  chez  de  petites  espèces,  les  ptérophores 
aux  ailes  laciniées. 

Les  araignées  communes,  les  faucheurs,  désarticulent  leurs  pattes 
aussitôt  qu'elles  sont  exposées  à  la  moindre  violence;  mais,  si  l'on  se 
contente  de  les  retenir  en  les  attachant  ou  en  les  engluant,  l'animal 
reste  captif  et  le  réflexe  de  prétendue  défense  évasive  ne  se  produit 
pas. 

Il  faut  arrêter  cette  énumération.  Pour  qu'elle  fût  complète  il  fau- 
drait citer,  parmi  les  Mollusques,  les  éolis  qui  abandonnent  leurs 
papilles  dorsales;  —  parmi  les  Échinodermes,  les  oursins  qui  se  débar- 
rassent, dans  les  cas  pressans,  de  leurs  ambulacres;  —  parmi  les 
Annélides,  les  polynoës  et  les  cirrhatules  qui  se  défont  de  leurs  cirrhes. 
Dans  ce  dernier  groupe,  le  fait  est  si  général  et  si  fréquent  qu'il  est 
difficile  de  rencontrer  des  exemplaires  entiers  et  complets  d'un  grand 
nombre  d'espèces  de  Chétopodes. 


^28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Enfin,  dans  l'embranchement  des  Rayonnes,  les  comatules  et  les 
étoiles  de  mer,  astérides  et  ophiures,  se  mutilent  avec  la  plus  grande 
facilité.  W.  Preyer,  après  Liitken,  a  étudié  le  détail  de  ces  curieux 
phénomènes,  à  la  station  zoologique  de  Naples.  Il  a  vu  les  bras  se 
détacher  par  groupes  de  trois  et  de  quatre.  Et  comme  ces  fragmens 
continuent  de  vivre  après  leur  séparation  et  qu'ils  reconstituent  le 
type,  la  mutilation  devient  ici  un  procédé  de  diffusion  de  l'espèce;  c'est 
Vautotomie  reproductrice.  Le  bras  détaché  peut  lui-même  se  subdiviser 
en  fragmens  secondaires.  C'est  chez  les  comatules  que  le  phénomène 
est  poussé  à  son  comble.  Si  l'on  excite  par  l'électricité  le  disque  cen- 
tral d'un  de  ces  gracieux  rayonnes  qui  ressemblent  plus  ou  moins 
exactement  à  des  tulipes  de  mer,  tous  les  bras  se  détachent  et  chacun 
d'eux,  sous  la  même  excitation,  se  divise  et  se  fragmente.  Il  semble 
que  ce  soit  une  association  qui  se  dissout.  Et,  de  fait,  ces  rayonnes 
sont  des  sortes  de  colonies  formées  par  la  réunion  d'un  assez  grand 
nombre  d'individus. 

On  voit  ici  l'autotomie  confiner  à  la  division  reproductrice  chez  les 
étoiles  de  mer;  il  en  est  de  même  chez  les  échinodermes;  de  même 
encore  chez  les  céphalopodes  qui  se  débarrassent  d'un  bras  ectocotyle 
reproducteur.  L'autotomie,  enfin,  devient  économique,  ainsi  que  le  dit 
M.  Giard,  chez  les  synaptes,  les  phoronis  et  d'autres  espèces  qui,  en 
cas  de  disette  alimentaire  ou  de  difficulté  respiratoire,  s'allègent  et  ré- 
duisent leur  volume,  afin  d'entretenir,  dit-on,  avec  plus  de  facilité  un 
corps  plus  petit. 

Il  est  toujours  hasardeux  d'envisager  les  actes  des  animaux  au 
point  de  vue  finaliste,  comme  font  les  naturalistes.  Il  est  facile,  mais 
en  même  temps  chanceux  de  sonder  les  intentions  de  la  nature,  le  but 
d'un  acte,  ou  d'en  apprécier  seulement  les  résultats.  Il  est  plus  scienti- 
fique et  plus  sûr  d'en  rechercher  le  mécanisme. 

A.  Dastre. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  DU  VENEZUELA 


31  décembre. 

Il  y  a  quelque  dix  ans,  lorsque  éclata  l'un  de  ces  scandales  qui 
viennent  périodiquement  troubler  et  affliger  notre  pays,  de  mauvaises 
langues  prétendaient  que,  dans  les  antichambres  ministérielles  et  les 
couloirs  du  Parlement,  on  feignait  d'être  ailleurs  et  de  mettre  une 
curiosité  anxieuse  à  se  demander  :  «  Que  se  passe-t-il  donc  à  Caracas?  » 
Aujourd'hui  encore,  en  des  circonstances  qui  malheureusement  ne 
font  que  trop  penser  à  celles-là,  c'est  une  question  que  l'on  peut  se 
poser  d'autant  plus  légitimement  que,  cette  fois,  il  se  passe  à  Caracas 
des  choses  sérieuses,  et  même  graves,  où  sont  intéressées  trois  ou 
quatre  des  plus  grandes  puissances  du  monde,  et  desquelles,  par  con- 
séquent, on  ne  saurait  nulle  part  distraire  son  attention. 

Le  point  de  départ  de  toute  l'affaire  est  naturellement  une  révolu- 
tion. Nous  disons  «  naturellement  »  parce  que  le  Venezuela  est  l'un 
des  États  de  l'Amérique  du  Sud  où  se  vérifie  le  mieux  cette  «  loi  »  des 
Républiques  espagnoles  d'aller  d'insurrections  en  pronunciamientos^ 
comme  s'il  fallait  coûte  que  coûte  tailler  de  la  besogne  à  ces  généraux 
improvisés  et  inoccupés  dont  on  assure,  en  plaisantant  à  peine,  qu'Usa 
sont  plus  nombreux  que  leurs  soldats;  qui,  en  tout  cas,  sont  presque 
aussi  nombreux  que  les  sous-officiers;  et  qui,  ne  trouvant  que  rare- 
ment à  employer  leur  activité  ou  à  faire  briller  leurs  talens  au  dehors, 
se  retournent  vers  le  dedans  et,  plutôt  que  de  ne  pas  faire  la  guerre, 
aim.ent  mieux  déchaîner  guerre  civile  sur  guerre  civile.  Là,  dans  ces 
Républiques  du  plein  soleil,  entre  le  tropique  et  l'équateur,  s'est  exagéré 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  type  espagnol,  s'est  exaspéré  le  mal  espagnol;  là  s'est  développée 
jusqu'à  l'état  aigu  l'espèce  d'  «  ingouvernabilité  »  de  la  race  que  les 
ambassadeurs  florentins  relevaient  déjà  à  la  charge  des  Espagnols  du 
XVI*  siècle.  Le  Venezuela,  pour  sa  part,  n'a  eu  garde  de  manquer  à  ces 
traditions,  par  lesquelles,  s'en  étant  séparée  par  tout  le  reste,  l'Amé- 
rique du  Sud  se  rattache  à  la  mère  patrie  ;  et,  si  l'on  en  croit  le  compte 
qu'en  a  fait  le  propre  ministre  des  Affaires  étrangères  du  Royaume- 
Uni,  lord  Lansdowne,  il  en  serait,  depuis  soixante-dix  ans,  à  sa  cent 
quatrième  révolution  :  à  peu  près  une  et  demie  par  an. 

Ce  qui  est  sur,  c'est  que  Tannée  qui  finit  en  a  vu  deux,  ou,  sinon 
deux  révolutions  distinctes,  au  moins  une  révolution  en  deux  temps 
et  comme  en  deux  actes.  Un  ancien  ministre  des  Finances,  M.  Matos, 
transformé  subitement  en  «  général  »  Matos,  a  levé  contre  le  prési- 
dent Gipriano  Castro, 

Juste  retour.  Monsieur,  des  choses  d'ici-bas, 

ce  même  étendard  de  la  révolte  qu'accourant  jadis  de  ses  montagnes 
des  Andes,  le  général  Castro  avait  levé  contre  le  président  Andrade. 
A  son  tour,  U  a  enrôlé  et  entraîné  contre  le  tyran  une  «  armée  libéra- 
trice; »  —  les  armées  révolutionnaires  sont  toujours,  tant  que  durent 
les  révolutions,  des  armées  hbératrices;  ce  n'est  que  plus  tard  que  l'on 
s'aperçoit  qu'une  autre  armée  et  une  autre  révolution  sont  néces- 
saires pour  se  libérer  du  libérateur.  Après  mille  vicissitudes,  que  seul 
un  Hurtado  de  Mendoza  serait  digne  de  raconter  :  —  guerra  larga  de 
varias  sucesos,  tomas  y  desolaciones  de  ciudades  populosas,  —  tantôt 
battant,  tantôt  battu,  longtemps  menacé,  puis  soudain  victorieux,  au 
bout  de  plusieurs  mois  de  lutte,  le  président  Castro  paraissait  avoir 
triomphé  de  ses  adversaires,  et  il  rentrait  dans  sa  bonne  ville  de 
Caracas,  au  son  tonnant  et  carillonnant  du  canon  et  des  cloches. 

Il  est  vrai  que  ces  cloches,  le  clergé  s'était  refusé  à  les  sonner,  et 
que  le  Président  avait  dû  y  faire  pourvoir  par  sa  police;  ce  qui  n'était 
pas  un  excellent  signe.  Cependant,  la  discorde  s'était  mise  au  camp 
des  conjurés;  la  révolution  elle-même  s'était  divisée.  A  la  suite  d'une 
querelle  entre  le  général  Matos  et  l'un  de  ses  principaux  lieutenans,  le 
général  Rolando,  on  annonçait  que  le  général  Matos  s'était  retiré, 
mais  non  sans  avoir  passé  ses  pouvoirs  au  général  Hernandez,  l'Es- 
tropié, el  Mocho,  ainsi  nommé  ou  surnommé  à  cause  d'une  blessure 
qu'il  avait  reçue  au  bras  dans  une  précédente  campagne. 

Quoi  qu'il  en  fût,  les  télégrammes  officiels  devenaient  ou  redeve- 
naient dithyrambiques  :  maintenant  qu'il  s'estimait  consolidé,  le  pré- 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

sident  Castro  haussait  le  ton  jusqu'au  défi  :  «  Les  petits  peuples, 
faisait-U  dire  par  la  presse  à  sa  dévotion,  les  petits  peuples,  au  moyen 
de  leur  armée  et  de  leur  marine,  ont  aussi  la  force  et  peuvent  la  faire 
sentir.  On  ferait  bien  de  ne  pas  mettre  le  président  Castro  dans  l'obli- 
gation d'agir  et  de  procéder  avec  énergie,  car  on  pourrait  en  souffrir.  » 
Qui,  on  ?  Ni  plus  ni  moins  que  l'Angleterre,  l'Allemagne,  l'Italie,  et  un 
peu  les  États-Unis,  la  France,  la  Hollande,  mêlés  à  des  titres  divers 
et  par  certains  de  leurs  nationaux  à  ces  histoires  vénézuéliennes,  car 
voilà  le  mauvais  côté  de  la  civilisation  moderne  :  avec  l'extrême  faci- 
lité des  communications  et  l'appât  d'un  commerce  plus  étendu,  il  y  a 
partout  des  gens  de  partout;  les  peuples  à  présent  se  compénètrent, 
et  l'on  ne  peut  plus  se  battre  entre  soi  sans  risquer  par  là  même 
d'en  blesser  d'autres  et  de  se  voir  contraint  à  des  réparations  coû- 
teuses. 

On  avait  appris  vers  le  milieu  de  juin  que  le  président  Castro  venait 
de  déclarer  confisqués  les  biens  provenant  de  la  succession  d'un  de 
ses  prédécesseurs,  l'ancien  président  de  la  République  Guzman  Blanco, 
et  que  le  représentant  de  la  France  à  Caracas,  notre  consul  M.  Quié- 
vreux,  avait  dû  protester  contre  la  saisie  de  ces  biens,  dont  une  partie 
appartient  à  M.  le  duc  de  Morny,  du  chef  de  sa  femme,  fille  de  Guzman 
Blanco.  Le  rétablissement  de  nos  relations  diplomatiques  avec  le  Vene- 
zuela était  tout  récent,  si  récent  que  la  légation  de  France  à  Caracas 
était  encore  vacante  ;  et  ce  nouvel  incident  faisait  craindre  une  nou- 
velle rupture.  D'autre  part,  la  révolution  s'était,  comme  d'ordinaire 
les  révolutions,  abandonnée  à  toutes  sortes  d'excès.  En  vingt  endroits, 
et  notamment  à  Barcelona,  beaucoup  de  propriétés  avaient  été  dé- 
truites; vingt-neuf  maisons  de  commerce,  la  plupart  étrangères,  et 
quinze  maisons  particulières,  saccagées;  des  perquisitions,  opérées;  et 
de  l'argent  extorqué  aux  habitans  terrorisés,  sous  promesse  d'épargner 
leur  vie  et  celle  des  leurs.  Gela  se  passait  en  août.  En  septembre,  les- 
dits  révolutionnaires  faisaient  sauter  les  ponts  du  chemin  de  fer  alle- 
mand de  Valencia  à  Caracas  et  deux  ponts  du  chemin  de  fer  anglais  de 
Caracas  à  la  Guayra.  Aussi  révolutionnaire  qu'eux,  le  gouvernement 
faisait  plus  fort.  Le  navire  vénézuéhen  le  Réstaurado?'  s'avançait  sous 
pavillon  américain  et  bombardait  Ciudad-Bolivar,  le  grand  port  de 
rOrénoque,  occupé  par  les  insurgés;  il  s'en  tirait  avec  des  excuses,  en 
saluant  le  drapeau  éloilé.  Ce  qui  n'empêchait  pas  le  président  Castro 
de  faire  arrêter  en  octobre  à  Carupano  notre  agent  consulaire,  qu'il  ne 
relâchait  que  sur  une  protestation  vigoureuse.  La  Hollande  y  joignait 
la  sienne  pour  la  saisie  de  deux  goélettes;  et,  avec  l'Angleterre,  elle 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demandait  l'abolition  des  droits  différentiels  de  30  pour  100  sur  les 
marchandises  venant  des  Antilles. 

Cette  longue  liste  de  griefs  se  grossissait  de  tout  un  paquet  de 
créances  demeurées  depuis  longtemps  irrécouvrables.  L'Allemagne, 
entre  autres,  réclamait  au  Venezuela  un  certain  nombre  de  millions 
soit  prêtés,  soit  engagés  dans  la  construction  de  ce  chemra  de  fer  de 
Caracas  à  Valencia,  dont,  précisément,  l'insurrection  venait  de  ruiner 
les  ouvrages  d'art;  soit  enfin  exigés  en  dédommagement  de  pertes 
subies  par  des  sujets  allemands.  Le  gouvernement  vénézuélien  com- 
mençait par  repousser  de  telles  réclamations  ;  U  leur  déniait  tout  fon- 
dement légal  :  ses  tribunaux,  selon  lui,  et  ses  tribunaux  seuls,  appré- 
cieraient. Au  surplus,  il  ne  prétendait  pas  ne  rien  devoir,  et  ce  qu'il 
devait,  il  le  paierait  quand  il  pourrait;  mais  il  ne  pourrait  point  tant 
que  la  révolution  décliirerait  le  pays,  tant  que  la  guerre  civile  ne  serait 
pas  achevée,  tant  que  l'ordre  n'aurait  pas  ramené  la  prospérité. 

«  Demain,  »  disait  le  président  Castro,  manana;  et  il  atermoyait,  il 
chicanait,  il  répondait  par  d'autres  griefs.  Quoi  d'étonnant,  s'il  ne 
venait  pas  à  bout  de  l'insurrection?  EUe  avait,  insinuait-U,  les  sym- 
pathies secrètes,  ou  même  déclarées,  des  puissances,  parce  que  son 
chef,  M.  Matos,  avait  osé  promettre  ce  à  quoi  il  n'aurait  jamais  voulu 
consentir,  quant  à  lui  :  l'institution  d'un  contrôle  étranger  sur  les 
finances  nationales.  Et  ce  n'étaient  pas  des  sympathies  inactives  ou 
platoniques  :  en  échange  de  ces  complaisances,  les  autorités  anglaises 
de  la  Trinité,  —  le  général  Castro  les  en  accusait  formellement,  — 
avaient  d'abord  suscité  ou  favorisé  la  révolution,  puis  l'avaient  ra- 
vitaillée par  les  expéditions  du  navire  flibustier  le  Ban  Righ,  qui 
jetait  de  temps  en  temps  sur  les  rives  de  l'Orénoque  des  armes  et  des 
provisions.  Que  si,  se  défendant  et  hâtant  de  son  mieux  la  pacifica- 
tion, il  décrétait  le  blocus  de  l'embouchure  de  ce  fleuve  et  des  côtes 
vénézuéhennes,  les  mêmes  puissances,  les  grandes  puissances,  par 
un  abus  scandaleux  de  la  force,  soutenaient  que  ce  blocus  n'était  pas 
effectif,  et  s'en  souciaient  comme  si  de  rien  n'était.  L'Angleterre  avait 
abusé  bien  plus  scandaleusement  encore;  elle  avait  occupé  l'île  de 
los  Patos,  considérée  par  elle  comme  une  dépendance  de  la  Trinité, 
par  le  Venezuela  comme  terre  vénézuéhenne.  Qui  donc  avait  en- 
dormi les  farouches  gardiens  de  la  doctrine  de  Monroë?  Lui,  cepen- 
dant, président  Castro,  en  face  de  la  révolution,  il  représentait  le  gou- 
vernement réguUer,  en  face  de  l'étranger  l'indépendance  nationale, 
et  en  face  de  l'Europe  coahsée  l'intégrité,  l'inviolabifité  du  continent 
américain.  C'étaient  de  grandes  causes  et  qui,  s'il  devait  succomber. 


REVUE.    CHRONIQUE,  233 

valaient  bien  une  grande  chute!  A  mesure,  d'ailleurs,  que  la  fortune 
lui  revenait  et  que  la  situation  se  dessinait  en  sa  faveur,  il  espérait 
un  peu  plus  chaque  jour  qu'il  ne  succomberait  pas,  et,  sous  l'em- 
pire de  ces  dispositions,  à  la  fin  de  novembre,  il  avisait  l'Angle- 
terre, l'Allemagne,  la  France,  l'Italie,  la  Hollande,  et  indirectement  les 
États-Unis,  de  prendre  garde  à  ne  pas  le  mettre  «  dans  l'obhgation 
d'agir.  » 

Mais  il  avait  tant  dit  et  répété  qu'il  paierait  «  demain,  »  et  que 
«  demain,  »  ce  serait  quand  l'insurrection  serait  abattue  ;  il  disait  main- 
tenant si  fièrement  que  c'en  était  fait  des  conspirateurs  et  des  traîtres, 
que  la  révolution  était  en  pièces  et  les  révolutionnaires  en  morceaux  ; 
il  faisait  sonner  avec  une  telle  allégresse  les  cloches  et  tonner  avec 
une  telle  solennité  les  canons  pour  la  paix,  que  les  puissances,  impa- 
tientes, croyant  arrivé  ce  «  demain  »  qu'elles  avaient  redouté  peut-être 
de  ne  voir  arriver  jamais,  toutes  ensemble,  sans  tarder,  présentaient 
leur  note,  parlant,  suivant  leur  caractère  et  leurs  incUnations,  plus  ou 
moins  impérieusement.  C'est  le  14  novembre  qu'un  décret  présidentiel 
avait  réinstallé  à  Caracas  le  siège  du  pouvoir  exécutif.  Le  25,  la 
Grande-Bretagne  adressait  un  ultimatum  au  gouvernement  vénézué- 
lien. Elle  lui  signifiait  d'avoir  à  verser  immédiatement  une  indemnité 
convenable  à  ceux  des  sujets  de  Sa  Majesté  qui  avaient  été  lésés  par 
sa  faute,  durant  la  dernière  guerre  ou  antérieurement,  et  à  donner, 
de  plus,  des  garanties  de  sécurité  pour  l'avenir.  Un  délai  de  quinzaine 
lui  était  imparti,  à  l'expiration  duquel,  s'il  n'avait  pris  un  arrangement 
satisfaisant,  l'Angleterre  rappellerait  son  représentant  à  Caracas  et 
romprait  toute  relation  diplomatique. 

En  outre,  il  apparaissait  bientôt  que  l'Allemagne,  penchait,  à  son 
habitude,  vers  la  manière  forte.  Dès  l'origine  du  conflit,  elle  s'était 
prononcée,  comme  en  témoignaient  les  articles  de  la  Gazette  de  Co- 
logne, lors  de  l'arrestation  de  l'agent  consulaire  français  à  Carupano, 
pour  une  solution  nette  et  complète,  avait  hé  partie  avec  l'Angleterre 
et  avec  elle  combiné  une  action  commune  au  Venezuela  en  vue  d'y 
faire  prévaloir  de  concert  leurs  droits  et  leurs  intérêts.  Une  escadre 
impériale  recevait  l'ordre  de  se  rendre  dans  les  eaux  vénézuéliennes, 
et  d'y  ralUer  les  croiseurs  déjà  détachés  pour  y  faire  la  police  mari- 
time et  couvrir  de  leur  protection,  le  cas  échéant,  les  sujets  allemands 
qui  en  auraient  besoin.  Désormais  il  s'agissait  de  bien  autre  chose 
que  d'une  opération  de  police,  même  rude  :  U  fallait  régler  tous  les 
comptes,  tout  d'un  coup,  et  tout  de  suite. 

En  ces  conjonctures  plus  que  délicates,  le  président  Castro  se  re- 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jetait  alors  vers  les  Étals-Uuis,  qui,  eux  aussi,  avaient  pu  avoir  à 
se  plaindre  de  lui  et,  eux  aussi,  avaient  pu  prendre  quelques  précau- 
tions contre  lui,  mais  qui,  pensait-il,  oublieraient  vite  ses  torts,  si 
l'Europe  se  plaçait  envers  eux  dans  le  tort  incomparablement  et  infi- 
niment pire  d'offenser  la  doctrine  de  Monroë,  de  manquer  au  premier 
de  leurs  principes,  consacré  et  posé  par  un  siècle  d'histoire  comme  la 
condition  même  de  leur  existence,  comme  la  règle  même  de  leur  poli- 
tique :  l'Amérique  aux  Américains.  A  la  Maison-Blanche,  on  affectait  de 
ne  pas  entendre,  et,  sans  doute  pour  ne  pas  encourager  le  général  dans 
une  résistance  entêtée,  on  lui  laissait  entendre,  on  lui  faisait  même 
expressément  savoir  que  «  la  doctrine  de  Monroë  n'a  nullement  pour 
objet  de  protéger  les  républiques  sud-américaines  dans  les  tentatives 
qu'elles  peuvent  faire  pour  se  soustraire  à  leurs  engagemens;  »  et 
qu'en  conséquence  on  avait  «  informé  l'ambassadeur  d'Angleterre  que 
les  États-Unis  ne  font  pas  la  moindre  objection  à  ce  que  la  Grande- 
Bretagne  saisisse  les  douanes  vénézuéliennes,  à  l'effet  d'assurer  le 
paiement  des  indemnités  dues  à  ses  nationaux.  » 

Vainement  le  président  Castro  revenait  sur  ce  point,  qu'il  jugeait 
décisif  :  l'occupation  par  les  autorités  anglaises  de  l'île  de  los  Patos, 
—  n'y  avait-il  pas  là  violation  du  sol  américain  ?  —  les  États-Unis  se 
contentaient  de  la  déclaration  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  que  «  la 
Grande-Bretagne  n'a  pas  l'intention  de  s'établir  à  demeure  sur  le  ter- 
ritoire du  Venezuela  ;  »  et,  comme  la  même  déclaration  était  faite  par 
l'Allemagne,  ils  ne  pouvaient,  concluaient-ils,  que  rester  neutres. 

L'intervention  armée  des  deux  puissances,  Angleterre  et  Alle- 
magne, se  dessinait  très  vigoureuse  :  six  vaisseaux  anglais,  six  vais- 
seaux allemands;  et,  en  Allemagne,  on  déplorait  que  l'amirauté  ne  fît 
pas  davantage  et  n'en  envoyât  pas  trois  de  plus,  ainsi  qu'il  en  avait 
été  question.  De  toute  manière,  on  voulait  que  le  différend  avec  le 
Venezuela  fût  tranché  une  bonne  fois  par  ce  qui  tranche  une  fois  pour 
toutes,  par  l'épée.  «  Autrement,  disaient  les  Berliner  Neueste  Nachrich- 
ten,  le  seul  résultat  aura  été  d'endurcir  le  président  Castro  dans  son 
insolence  et  de  lui  permettre  peut-être  de  se  vanter  de  nouveau  d'avoir 
repoussé  les  navires  de  guerre  allemands  avec  quelques  tonneaux  de 
bière.  » 

Un  peu  refroidi  dans  son  espérance  de  voir  les  États-Unis  inter- 
poser entre  les  alliés  et  le  Venezuela  la  doctrine  de  Monroë,  le  Prési- 
dent faisait  appel  au  sentiment  national,  à  cet  orgueil  de  race  toujours 
vivant  dans  toute  population  de  sang  espagnol,  à  cette  chevalerie  qui 
ne  déteste  pas  et  recherche  même  avec  une  noble  folie  les  batailles 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

disproportionnées  ;  et  la  grandiloquence  de  son  langage  n'allait  pas 
sans  une  certaine  grandeur  de  desseins  et  de  pensées.  Après  s'être 
qualifié,  lui  et  les  siens,  de  «  héros  du  droit  »  et  avoir  qualifié  les 
autres,  les  partisans  du  général  Matos,  de  «  mercenaires  assassins, 
soudoyés  pour  le  malheur  du  Venezuela,  »  subitement  il  les  amnis- 
tiait, il  tentait  de  se  les  réconcilier,  il  leur  montrait  et  il  offrait  de  leur 
confier  le  drapeau,  générosité  qui  sans  doute  n'était  pas  exempte  de 
quelque  calcul  :  se  servir  du  danger  de  la  patrie  pour  se  sauver  de  la 
révolution. 

Les  insurgés,  du  reste,  n'y  étaient  pas  pris  :  leur  chef,  M.  Matos, 
escomptait  le  même  péril,  en  sens  contraire.  «  L'Angleterre  et  l'Alle- 
magne vont  se  saisir  des  douanes  :  bien!  se  disait-il,  bueno!  c'est 
autant  de  ressources  que  Castro  n'aura  plus  ;  qu'il  perde  le  nerf  de  la 
guerre,  et  c'est  la  révolution  qui  l'emporte,  cette  révolution  qu'il  s'est 
vanté  trop  tôt  d'avoir  réduite,  qu'U  avait  provoquée  par  sa  tyrannie, 
et  que  son  aveuglement,  son  ambition  insensée,  la  frénésie  de  son 
égoïsme  charge  de  tant  et  de  si  effrayantes  complications  !  »  Ainsi,  pour 
tous  deux,  le  point  de  vue  intérieur  commandait  le  point  de  vue  exté- 
rieur, et  ce  point  de  vue  intérieur  se  confondait  presque  avec  le  point 
de  vue  personnel  :  pour  le  général  Castro,  la  fin  de  la  révolution, 
c'était  le  salut  de  la  patrie  ;  et  pour  le  général  Matos,  le  danger  de  la 
patrie,  c'était  le  succès  de  la  révolution. 

En  attendant,  n'ayant  pu  refaire,  même  contre  l'ennemi  national, 
l'unité  sous  son  commandement,  et  sentant  en  quelque  sorte  déjà  le 
poids  de  la  puissance  anglo-allemande,  dont  les  forces  se  concen- 
traient tout  près  de  sa  capitale,  à  la  Guayra,  le  président  Castro  épilo- 
guait  afin  de  gagner  du  temps,  afin  surtout  de  donner  aux  États-Unis 
le  temps  de  se  réveiller  et  de  réveiller  la  doctrine  de  Monroë  sommeil- 
lante; peut-être  qu'à  la  fin,  tout  de  même,  les  États-Unis  supporte- 
raient mal  cette  flotte  de  douze  ou  quinze  vaisseaux  de  guerre,  la 
plus  considérable  que  l'Europe  se  soit  jamais  permis  de  rassembler 
dans  la  mer  des  Caraïbes  1...  En  effet,  une  vague  inquiétude  gagnait 
l'opinion  américaine;  quinze  vaisseaux,  n'était-ce  pas  beaucoup  pour 
contraindre  le  Venezuela  à  payer  ses  dettes,  et  n'y  avait-il  pas 
quelque  chose  là-dessous,  quelque  chose  comme  le  secret  désir  de 
faire  impression  sur  l'Amérique  du  Sud  tout  entière  et  d'éprouver  la 
portée  et  la  résistance  de  la  doctrine  de  Monroë?  V américanisme 
s'inquiétait,  Vimpérialisme  s'agitait,  la  presse  «  jaune  »  grondait  et 
grognait  :  le  Times  de  New-York  criait  à  l'invasion,  à  la  conquête  euro- 
péennes; le  Sun  traçait  des  limites,  formulait  des  réserves,  examinait 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  hypothèses  :  «  En  tout  cas,  —  c'était  le  dernier  mot,  —  si  quelque 
puissance  européenne  traite  une  république  sud-américaine  comme  la 
France  a  traité  le  Mexique,  et  l'Angleterre  l'Egypte,  elle  aura  affaire 
aux  États-Unis.  » 

Brusquement,  le  10  décembre,  les  faits  se  précipitèrent.  L'es- 
cadre anglo-américaine  s'empara,  dans  le  port  de  la  Guayra,  de  la 
flottille  vénézuélienne,  composée  de  quatre  ou  cinq  canonnières,  sur 
huit,  dont  cinq  utiUsables,  que  le  Venezuela  possédait  au  commence- 
ment de  la  guerre  civile.  Les  ministres  anglais  et  allemand  à  Caracas, 
MM.  Haggard  et  de  Pilgrim-Baltazzi,  remettaient  au  gouvernement 
vénézuéhen  un  second  ultimatum  et  quittaient  la  ville,  en  priant  le 
ministre  des  États-Unis,  M.  Bowen,  qui  acceptait,  de  se  charger  de  la 
défense  de  leurs  nationaux. 

La  dernière  chance  du  président  Castro  s'évanouissait.  Très  irrité, 
dans  le  premier  moment,  il  ripostait  par  une  provocation  et  faisait 
arrêter,  non  plus  un  agent  consulaire  ou  quelques  particuliers  isolés, 
mais  bien  tout  ce  qu'il  pouvait  trouver  à  Caracas  de  résidens  anglais 
ou  allemands,  en  ajoutant  qu'U  les  garderait  comme  otages.  Il  lan- 
çait en  même  temps  proclamations  sur  proclamations.  «  Si  le  Ve- 
nezuela, s'écriait-il,  avait  refusé  de  remplir  ses  engagemens  fiscaux, 
si  la  justice  et  la  diplomatie  avaient  épuisé  toutes  leurs  ressources, 
alors  seulement  on  aurait  pu  s'attendre  à  des  mesures  aussi  extrêmes, 
mais  cela  ne  s'était  pas  produit.  Le  fait  que  le  gouvernement  n'a  ja- 
mais augmenté  la  dette  et  qu'il  a  payé  tout  ce  qu'il  a  commandé  pen- 
dant la  révolution,  y  compris  les  trains  réquisitionnés  pour  le  trans- 
port des  troupes  sur  les  chemins  de  fer  allemands,  prouve  l'honnêteté 
de  son  administration  et  montre  ce  à  quoi  les  étrangers  devraient 
s'attendre  de  sa  part.  »  Ensuite  il  élevait  la  voix  :  «  Je  ne  puis  hono- 
rablement faire  davantage,  et  je  ne  chercherai  pas  d'excuses  pour 
désarmer  des  inimitiés  folles.  Ce  serait  se  soumettre  à  des  humiliations 
qui  offenseraient  la  dignité  des  VénézuéUens,  et  qui  ne  seraient  pas 
en  accord  avec  ma  vie  publique.  La  cause  de  notre  dignité  nationale 
est  fondée  sur  nos  droits,  sur  notre  sens  de  la  justice,  et  sur  nos 
relations  d'amitié  mutuelle  et  de  respect  avec  les  nations  étrangères.  » 

Qu'est-ce  que  cachait  la  conduite,  à  ses  yeux  inique  et  brutale,  de 
l'Angleterre  et  de  l'Allemagne?  Au  développement  de  quel  plan  mys- 
térieux voulait-on  faire  servir  cet  étalage  insolite  de  la  force?  Le 
président  Castro  ne  le  disait  pas,  mais  il  souffrait  que  le  consul  du 
Venezuela  à  Londres  le  dît  publiquement,  reprochât  aux  Anglais  et  aux 
Allemands  d'avoir  acheté  le  général  Matos  et  fomenté  la  révolution. 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

«  Nous  savons  de  ia  façon  la  plus  positive  que  la  Disconto  Gesell- 
schaft,  la  banque  allemande  bien  connue,  et  un  comité  révolutionnaire 
de  Londres  se  tenaient  dans  la  coulisse  et  avaient  établi  leur  princi- 
pale base  d'opérations  dans  l'île  anglaise  de  la  Trinité.  Matos  a  échoué, 
et  l'on  conçoit  le  mécontentement  de  ceux  qui  perdaient  ainsi  les 
grosses  sommes  qu'Us  avaient  aventurées  dans  l'affaire.  »  Toutes  ces 
réclamations,  toutes  ces  notes  à  payer,  fabriquées  de  toutes  pièces  ou 
enflées  par  tous  les  moyens,  accrues  d'intérêts  usuraires,  U  faudrait 
voir  ce  qu'elles  pèseraient  si  on  les  portait  devant  un  tribunal,  véné- 
zuélien ou  autre  !  Mais,  quand  bien  même  elles  seraient  reconnues 
exactes,  est-ce  que  vraiment  on  ne  pourrait  pas,  donnant  un  peu  de 
répit  au  Venezuela  épuisé  par  ses  discordes  intestines,  en  faire  le 
report  à  plus  tard,  pas  beaucoup  plus  tard,  aussitôt  que  la  paix  aurait 
effacé  les  maux  de  la  guerre?  Et  l'éternel  «  à  demain  »  revenait  :  ma- 
nana!  La  France  avait  consenti  un  sursis;  et  l'on  opposait  sa  modé- 
ration aux  exigences  impitoyables  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne. 

Pour  celles-ci,  qu'elles  réfléchissent.  «  Le  Venezuela  ne  peut 
évidemment  songer  à  se  mesurer  avec  les  deux  puissances  dont  les 
escadres  sont  en  rade  de  la  Guayra,  mais  il  ne  serait  pas  surprenant 
que  la  population  de  Caracas  exerçât  sur  les  étrangers  de  terribles 
représailles,  si,  par  malheur,  un  débarquement  avait  lieu.  »  Ce  débar- 
quement avait  lieu  malgré  tout,  et  les  représailles  ne  se  faisaient  pas 
attendre.  A  peine  un  détachement  d'infanterie  de  marine  allemand 
avait-il  saisi  la  douane  de  la  Guayra,  que  des  bandes  de  manifestans 
se  répandaient  dans  les  rues  de  Caracas,  essayaient  d'enfoncer  les 
portes  de  la  légation  et  du  consulat  d'Allemagne,  aux  cris  de  :  «  Mort 
aux  Allemands!  »  sous  l'œU  indifférent,  sinon  bienveillant,  delà  po- 
lice. Le  drapeau  allemand  et  le  drapeau  anglais  étaient  déchirés.  Le 
gouvernement  vénézuélien,  lui-même  et  plus  directement,  prenait  sa 
part  de  responsabilité.  Il  frappait  d'embargo  le  chemin  de  fer  anglais 
de  Caracas  à  la  Guayra  et  le  chemin  de  fer  central  anglais.  Tous  les 
résidens  anglais,  sauf  deux,  quatre-vingt-dix-sept  membres  de  la 
colonie  allemande,  étaient  emprisonnés;  pour  ne  point  parler  des 
étrangers  appartenant  à  d'autres  nationahtés,  molestés  «  par  mé- 
prise ;  »  mais,  en  ce  qui  concernait  Anglais  ou  Allemands,  il  n'y  avait 
pas  de  méprise  :  ils  répondraient  au  Venezuela  des  démarches  et  des 
visées  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne. 

Le  président  Castro,  jamais  à  court  d'argumens,  et  d'autant  plus 
hardi  qu'il  y  découvrait  le  moyen  de  reconquérir  la  faveur  populaire, 
se  hâtait  de  s'en  expliquer  en  son  style  le  plus  acerbe  :  «  Les  étran- 


238  REVUE    DES    DEUX    3JUNDES. 

gers  ont,  de  leur  pied  insolent,  profané  le  sol  sacré  du  Venezuela. 
C'est  un  acte  remarquable  dans  l'histoire  des  nations  civilisées, 
sans  précédent  et  sans  justification  possible.  C'est  un  acte  barbare, 
une  atteinte  aux  principes  les  plus  élémentaires  du  droit  des  gens. 
C'est  un  acte  ignoble,  parce  qu'il  est  le  résultat  d'un  mélange  immoral 
et  lâche  de  force  et  de  perfidie,...  etc.,  etc.  »  De  pareils  discours, 
accompagnés  de  gestes  plus  vifs  encore,  ne  devaient  qu'envenimer  le 
conflit.  Le  bombardement  de  Puerto-Gabello,  le  blocus  des  côtes  vé- 
nézuéliennes allaient  suivre.  L'Italie  faisait  connaître  qu'elle  avait  de 
son  côté  des  réclamations  à  présenter,  relatives  aux  dommages 
éprouvés  pendant  les  révolutions  de  1898  et  de  1900,  dommages  es- 
timés par  elle  à  la  somme  de  près  de  3  millions  de  «  boUvars  »  ou  de 
francs,  sans  préjudice  des  réparations  dues  pour  l'insurrection  cou- 
rante ;  elle  déposait  à  son  tour  un  ultimatum  et  à  son  tour  annonçait 
l'envoi  de  cinq  navires  de  guerre  dans  les  eaux  du  Venezuela,  rendant 
par  là  patente  son  accession  à  l'entente  anglo-allemande  et  notifiant  de 
ce  fait  la  formation  d'une  Triplice  nouvelle  et  occasionnelle.  L'heure 
était  venue  de  se  demander  comment  tout  cela  finirait  ;  ou  plutôt  on  ne 
se  le  demandait  déjà  plus,  et  on  ne  le  prévoyait  que  trop  clairement, 
lorsqu'un  changement  se  fit  jour  dans  l'opinion  américaine  vis-à-vis 
des  alliés,  et  même  dans  l'opinion  anglaise  vis-à-vis  de  l'Allemagn-e,- 
ou,  sans  changement  véritable,  des  dispositions  s'y  condensèrent,  qui 
étaient  demeurées  jusqu'alors  à  l'état  diffus;  et  l'on  se  mit,  aux  États- 
Unis  et  en  Angleterre,  à  exprimer  tout  haut  ce  que  jusqu'alors  on 
s'éiait  borné  à  penser  et  à  murmurer  tout  bas. 

A  Washington,  on  ne  dissimulait  plus  le  soupçon,  que,  dans  les 
derniers  événemens  et,  par  exemple,  dans  le  bombardement  de 
Puerto-Cabello,  les  lois  internationales  aient  été  violées  :  pour  le  dis- 
siper, n  ne  fallait  rien  de  moins  que  le  témoignage  du  ministre  des 
États-Unis  à  Caracas,  M.  Bowen.  M.  Hay,  secrétaire  d'État  aux 
Affaires  étrangères,  s'opposait  officiellement  à  l'extension  aux  navires 
américains  du  blocus  qualifié,  par  un  aimable  euphémisme,  de  «  paci- 
fique. »  Il  soutenait  qu'une  telle  forme  de  blocus,  pour  ne  pas  excéder 
sa  définition,  n'est  applicable  qu'aux  bâtimens  de  l'État  bloqué  et 
n'existe  pas  au  regard  des  neutres  ;  et  il  invoquait  en  faveur  de  cette 
opinion  non  seulement  l'avis  de  jurisconsultes  éminens,  —  ce  qui 
n'eût  été  que  peu  de  chose,  —  mais  «  le  droit  de  protection  de  la  li- 
berté commerciale  que  la  doctrine  de  Monroë  confère  aux  États-Unis 
dans  les  eaux  du  Nouveau  Monde  ;  »  —  et  c'était  beaucoup,  car  c'était 
l'apparition  de  ce  spectre  que  le  président  Castro  s'était  efforcé,  et 


REVUE.    CHROMQUE.  239 

inutilement  auparavant,  de  faire  se  lever,  qui  se  dressait  enfin,  et,  les 
bras  étendus,  marquait  aux  puissances  non  américaines  la  ligne  qu'il 
leur  serait  interdit  de  franchir. 

A  Londres,  la  revue  conservatrice,  le  Spectator,  parlait  amèrement 
de  la  coopération  anglo-allemande  :  «  Les  Allemands,  imprimait-elle, 
ne  seraient  probablement  pas  fâchés  que  les  choses  s'embrouDlent 
au  Venezuela,  ou  que  le  président  Castro  les  embrouille  à  ce  point  que 
tout  accommodement  soit  impossible.  Peut-être  même  le  souhaitent- 
ils...  Mais  Une  faut  pas  se  réjouir  de  la  faiblesse  du  Venezuela.  C'est 
la  faiblesse  de  résistance  de  l'Amérique  latine,  jointe  à  sa  richesse,  a 
son  étendue,  qui  en  fait  une  telle  tentation  pour  l'Allemagne,  pour 
ritahe,  pour  tous  les  peuples  à  population  essaimante.  Un  Venezuela, 
grand  comme  deux  fois  la  France,  riche  comme  plusieurs  Antilles, 
cela  serait  pour  l'Allemagne  ce  que  l'Inde  a  été  pour  l'Angleterre  ! 
Avec  un  tel  déversoir  et  un  tel  retour  de  richesses,  on  viendrait 
vite  à  bout  du  socialisme  à  l'intérieur.  La  prépondérance  de  l'Alle- 
magne serait  alors  insoutenable  en  Europe.  >•>  De  cette  prépondé- 
rance, de  cette  hégémonie  de  l'Allemagne  impériale,  l'Angleterre  ne 
veut  ni  ne  saurait  vouloir  en  Europe,  et,  pour  ne  pas  la  subir  en 
Europe,  elle  doit  se  garder  de  lui  ouvrir  les  voies  hors  d'Europe.  «  Le 
ciel  nous  préserve,  nous  autres  Anglais,  de  servir  cette  politique  !  » 

D'autres  organes  encore,  reflétant  d'autres  nuances,  adaptaient  au 
goût  de  leur  pubUc  la  fable  où  le  chat  tire  du  feu  les  marrons  qu'U 
ne  mangera  pas.  Le  barde  des  récentes  épopées  britanniques,  M.  Ru- 
dyard Kipling,  oublieux  de  la  sollicitude  amicale  qu'U  avait,  dans  ïa 
maladie  qu'U  fit  U  y  a  quelques  années,  rencontrée  chez  GuUlaume  II, 
bouUlonnait  et  couvrait  de  la  lave  de  ses  strophes,  —  Quidlibet  audendi. . . 
—  u  le  Goth  et  le  Hun  sans  honte.  »  Ceux  mêmes  que  retenait  le  res- 
pect traditionnel  et  constitutionnel  de  la  majesté  impériale  et  royale 
n'étaient  pas  loin  de  maudire  en  leur  cœur  ces  entretiens  de  Sandring- 
ham,  ces  tête-à-téte  d'oncle  à  neveu,  cette  façon  de  «  pacte  de  famiUe  » 
qui  se  substituait  ou  se  superposait  à  une  pohtique  vraiment  natio- 
nale. Et,  comme  on  n'en  voulait  pas  rejeter  la  faute  sur  l'initiative  du 
roi,  on  s'en  prenait  à  <.  l'insuffisance  »  des  ministres.  Le  moins  qu'U 
faUle  dire,  c'est  qu'on  se  rendait  compte  en  Angleterre  que  l'on  mar- 
chait à  cause  de  l'Allemagne,  à  la  suite  de  l'Allemagne,  au  profit  de 
l'Allemagne,  et  que,  pour  toutes  ces  raisons,  on  marchait  sans  élan. 

L'Amérique  du  Sud  franchement  impatiente  ;  les  États-Unis  moins 
patiens  qu'on  ne  s'en  était  flatté  ou  patiens  seulement  jusqu'à  un  cer- 
tain point;  la  Grande-Bretagne  peu  décidée,  du  moins  pas  du  tout 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enthousiaste;  c'étaient  des  conditions  médiocres  pour  se  ruer  à  fond 
dans  une  aventure.  Il  n'était  pas  jusqu'à  cette  faiblesse  de  l'ennemi, 
jusqu'à  l'inégalité  absolue  entre  la  petite  république  du  Venezuela  et 
les  trois  grands  empires  ou  royaumes,  Allemagne,  Angleterre,  Italie, 
qui  ne  rendît  une  pareille  expédition  difficile  et  presque  odieuse. 
Aussi,  dès  qu'un  règlement  amiable,  une  solution  pacifique  et  juri- 
dique du  différend,  dès  que  l'arbitrage  était  proposé,  il  s'imposait. 

Restait  à  choisir  l'arbitre.  L'Angleterre  et  l'Allemagne  auraient  dé- 
siré que  ce  fût  le  président  des  Etats-Unis,  M.  Roosevelt.  Le  président 
des  États-Unis  a  préféré  que  l'on  soumît  le  litige  à  la  Cour  de  la  Haye. 
Les  alhés  ont  leurs  motifs  et  M.  Roosevelt  a  les  siens.  L'Allemagne  et 
l'Angleterre  craignent  que  l'arrêt  de  la  Cour  de  la  Haye  n'ait  pas 
de  sanction;  peu  pressées  d'éprouver  les  premières  une  juridiction 
dont  elles  ont  été  les'- dernières  à  approuver  le  principe  même,  elles 
n'eussent  pas  été  fâchées,  par  surcroît,  de  lier,  en  la  personne  de 
ïl.  Roosevelt,  les  mains  aux  États-Unis.  Mais  les  motifs  de  M.  Roo- 
sevelt, quoique  contraires,  ne  sont  pas  moins  bons.  Il  tient,  lui,  à  ce 
que  les  mains  des  États-Unis  demeurent  libres,  et,  pour  éviter  d'être 
juge,  il  s'est  constitué  partie.  Il  y  a  mis  une  obstination  douce,  qu'on 
a  sentie  irréductible  ;  l'affaire  sera  donc  portée  devant  la  Cour  d'ar- 
bitrage, qui  fera  là  un  début  sensationnel.  Nous  ne  nous  perdrons 
pas  en  commentaires  sur  cet  événement  peut-être  mémorable  et  ses 
conséquences  futures  ;  nous  nous  abstiendrons  d'en  augurer  des  des- 
tinées nouvelles  pour  l'humanité  ;  nous  nous  contenterons  de  nous 
réjouir,  très  simplement  et  très  sincèrement,  que  les  choses  aient  pris 
cette  tournure,  et  qu'en  ces  jours  de  Noël  où  fut  dite  la  grande  parole  : 
('  Paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne  volonté  !  »  la  cause  de  la 
paix  n'ait  point  été  trahie.  —  Pourvu  seulement  qu'il  y  ait  sur  la 
terre  assez  d'hommes  de  bonne  volonté  ! 

Charles  Benoist. 

Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


LÏ3 


DANS  L'INDE  AFFAMÉE 


11(1) 


VIII.  —  CHEZ  UN  PRINCE  RADJPOUTE 

Le  landau  correctement  attelé,  qui  est  venu  par  ordre  du  roi 
d'Odeypoure  me  prendre  dans  la  «  maison  du  voyageur,  » 
monte  au  galop  les  rampes  sablées,  que  bordent  des  balustres 
et  des  massifs  de  roses.  C'est  sur  la  rive  du  lac,  sur  le  rocher  où 
les  palais  s'arrangent  en  amphithéâtre.  Des  éléphans  de  marbre 
émergent  çà  et  là  des  feuillages  et  des  fleurs.  Sur  la  pente 
rapide,  aux  tournans  brusques,  on  se  sent  enlevé  sans  effort  par 
lélan  des  deux  bêtes  vigoureuses,  et  très  vite  s'élargit  le  champ 
de  la  vue  ;  très  vite  le  bois  charmant  se  déploie,  et  le  lac  bleu, 
avec  ses  îlots  qui  sont  d'autres  palais,  tandis  que  semble  s'élever 
avec  nous  la  muraille  de  forêts  et  de  montagnes  qui  fait  comme 
une  mystérieuse  toile  de  fond  derrière  toutes  les  choses  d'Odey- 
poure. 

Ce  Maharajah,  prince  de  Meswar,  chez  lequel  je  me  rends 
aujourd'hui,  descend  de  la  plus  ancienne  et  de  la  plus  haute 
en  dignité  de  toutes  les  familles  royales  du  pays  radjpoute;  il 
est  des  suryabansde  la  race  solaire  :  bien  des  siècles  et  des  siècles 
avant  que  fussent  sorties  de  l'ombre  nos  plus  vieilles  familles 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier. 

TOME  xiii.  —  1903.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

princières  d'Europe,  ses  ancêtres  levaient  des  armées  pour  con- 
quérir des  royaumes  ou  pour  délivrer  des  reines  captives  (1). 

Le  héros  déifié  Rama,  père  de  la  race  solaire,  ainsi  qu'il  est 
dit  dans  le  Ramayana,  eut  deux  fils,  dont  l'aîné  fonda  Lahore. 
Les  arrière-descendans  du  second,  vers  le  milieu  du  ii^  siècle, 
étendirent  leur  domination  sur  les  peuples  radjpoutes;  cepen- 
dant, lors  du  grand  sac  des  barbares  du  Nord,  en  S2i,  tous  les 
princes  de  cette  famille  furent  massacrés,  excepté  la  reine,  qui 
accomplissait  un  pèlerinage  ;  elle  était  enceinte  et  se  cacha  dans 
une  caverne,  où  elle  mourut  en  donnant  le  jour  à  un  fils.  De 
pieux  brahmes  recueillirent  Fenfant;  mais  il  fut  difficile  à 
garder,  car  son  sang  royal  le  poussait  aux  exercices  sauvages 
des  Bhils  de  la  montagne;  ceux-ci  bientôt  le  choisirent  pour 
chef,  et  1  un  de  leurs  guerriers,  se  coupant  un  doigt,  le  marqua 
au  front  avec  son  sang,  en  signe  de  royauté.  L'an  723  enfin, 
les  descendans  de  ce  fils  de  la  caverne  s  établirent  ici  même 
comme  souverains  ;  leur  lignée  n'a  cessé  d'y  régner  depuis  cette 
époque,  et  aujourd'hui  encore,  après  treize  siècles,  l'usage  s'est 
conservé  à  Odeypoure  de  faire  marquer  de  sang  au  front  chaque 
nouveau  roi,  par  la  main  farouche  d'un  Bbil,  en  mémoire  de 
cette  rude  origine. 

Le  landau  s'arrête  dans  une  cour  intérieure,  plantée  de  pal- 
miers et  de  cyprès,  oîi  me  reçoit  un  officier  de  la  maison  royale, 
en  robe  blanche. 

Comme  chez  tous  les  princes  de  l'Inde,  il  y  a  plusieurs  pa- 
lais; celui  que  l'on  me  montre  d'abord  est  moderne,  avec  des 
salons  européens,  des  glaces,  des  dressoirs  chargés  d'argenterie, 
des  billards,  —  et  tout  cela,  dans  cette  ville  si  indienne,  est 
stupéfiant  d'imprévu. 

Mais  le  Maharajah  préfère  la  vieille  demeure  de  ses  ancêtres  ; 
c'est  là  qu'une  audience  de  lui  me  sera  donnée,  et  il  est  l'heure 
de  s'y  rendre. 

D'abord  nous  traversons  quantité  de  jardinets  et  de  couloirs 
silencieux.  Et  puis  soudain,  au  sortir  d'une  haute  porte  ogivale 
à  battans  de  cuivre,  voici  une  foule,  des  clameurs,  d'assourdis- 
santes musiques  :  nous  sommes  dans  une  immense  cour,  un 
carrousel  pour  les  combats  d èléphans ;  d'un  côté,  le  vieux  palais 
domine  de  toute  sa  majestueuse  façade  blanche,  ornée  de  sculp- 

(1)  L'expédition  de  Ceylan,  relatée  dans  le  Ramayana. 


DANS  l'lnde  affamée.  243 

tures  archaïques,  de  faïences  bleues,  et  de  soleils  d'or;  de  l'autre, 
il  y  a  contre  la  muraille  une  série  de  loges,  oîi  des  éléphans 
entravés,  tout  en  se  dandinant,  mâchent  des  herbages;  au  mi- 
lieu, trois  ou  quatre  cents  hommes  de  farouche  allure,  —  mon- 
tagnards, Bhils  arrivés  pour  la  fête  du  Dieu,  —  tenant  des  bâtons 
qu'ils  frappent  les  uns  contre  les  autres,  s'exercent  à  une  danse 
guerrière,  que  leur  jouent  des  musettes,  des  trompes,  des  tam- 
tams  énormes  et  des  cymbales  de  bronze;  sur  une  terrasse,  des 
femmes  par  centaines  se  penchent  pour  les  voir  danser,  et  c'est 
une  exposition  de  beautés  aux  yeux  sombres,  aux  gorges  admi' 
râbles  sous  des  mousselines. 

Pour  arriver  jusqu'au  souverain,  combien  de  couloirs  il  me 
faut  traverser  encore!  Combien  de  cours,  où  de  grands  orangers 
fleurissent  et  embaument,  entre  des  arcades  de  marbre  blanc! 
Et  tant  de  vestibules,  encombrés  de  babouches  qui  traînent  I  Des 
hommes  à  long  sabre,  assis  dans  tous  les  coins.  Et  des  passages 
resserrés  en  souricière,  et  des  petits  escaliers  obscurs,  du  vieux 
temps,  aux  marches  roides  et  glissantes,  si  étroits  qu'ils  inquiet 
tant,  taillés  dans  l'épaisseur  des  murs  ou  de  la  pierre  vive.  Tou- 
jours des  gardes,  dans  l'ombre,  toujours  des  babouches  par 
terre,  et,  çà  et  là,  des  divinités  horribles,  du  fond  de  leur  niche 
nous  regardant  passer.  A  une  porte  enfin,  après  que  nous 
sommes  montés  très  haut  dans  l'échafaudage  des  roches  et  des 
salles  superposées,  Tofficier  qui  me  guide  s'arrête  respectueuse^ 
ment,  dit  à  voix  basse  :  «  C'est  ici  qu'est  Son  Altesse,  »  et  me 
laisse  entrer  seul. 

Une  galerie  blanche,  aux  arcades  de  marbre,  donnant  sur 
une  très  vaste  terrasse  blanche;  par  terre,  une  toile  blanche, 
neigeuse;  pas  un  garde;  pas  un  meuble  non  plus,  rien  —  que 
deux  chaises  dorées,  pareilles,  l'une  près  de  l'autre,  dans  cette 
petite  solitude  immaculée,  fraîche,  un  peu  aérienne.  Et  je 
reconnais  là,  seul,  debout  et  la  main  tendue,  le  cavalier  pour 
qui  l'autre  soir  les  fakirs  du  bois  arrangeaient  leur  visage  :  il 
est  vêtu  d'une  simple  robe  blanche,  avec  un  collier  de  saphirs. 

Maintenant,  nous  nous  sommes  cérémonieusement  assis  sur 
les  légères  chaises  dorées,  et,  derrière  nous,  se  tient  un  inter- 
prète arrivé  sans  bruit,  qui  met  devant  sa  bouche,  chaque  fois 
qu'il  parle,  une  serviette  de  soie  blanche,  pour  empêcher  son 
haleine  d'aller  vers  son  souverain,  —  précaution  inutile  du 
reste,  car  les  dents  sont  claires  et  le  souffle  pur. 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  prince  silencieux,  que  je  sais  difficilement  accessible, 
possède  le  charme  et  la  grâce;  une  exquise  courtoisie,  jointe  à 
certaine  forme  particulière  de  timidité  que  je  n'ai  jamais  ren- 
contrée que  chez  de  très  grands  seigneurs.  D'abord,  il  daigne 
s'informer  si  je  suis  bien  traité  dans  son  pays,  si  les  chevaux 
que  Ton  m'a  envoyés  de  sa  part  me  plaisent,  et  la  voiture  :  ba- 
nalités par  011  commence  notre  conversation,  qui  est  forcément 
hésitante,  car  des  mondes  de  conceptions  et  d'hérédités  diffé- 
rentes nous  séparent.  Mais  ensuite,  quand  il  est  question  des 
choses  d'Europe,  et  des  pays  d'où  je  viens,  et  de  la  Perse  où 
j'irai  bientôt,  j'entrevois  combien  de  pensées,  curieuses  sans 
doute  pour  l'un  et  pour  l'autre,  nous  aurions  pu  échanger,  s'il 
n'y  avait  entre  nous  tant  de  barrières... 

Cependant,  on  vient  avertir  le  prince  que  c'est  l'heure  de  sa 
chevauchée  du  soir,  dans  le  bois  charmant  qu'habitent  les  trois 
fakirs.  Il  doit  contourner  cette  fois  les  eaux  du  lac,  jusqu'à  la 
maison  où  s'assemblent  chaque  jour  les  sangliers;  des  serviteurs 
l'attendent,  avec  de  grands  parasols  asiatic{ues,  pour  l'abriter 
sur  les  terrasses,  le  maintenir  à  l'ombre  jusqu'en  bas  où  ses 
barons  et  ses  chevaliers  sont  déjà  en  selle,  prêts  à  le  suivre. 

Avant  de  me  congédier,  il  veut  bien  donner  l'ordre  de  me 
montrer  le  palais  inachevé  qu'il  fait  construire,  et  de  préparer 
ensuite  une  barque  pour  me  mener  dans  les  vieux  palais  des  îles. 

A  notre  époque  où  tout  s'en  va,  il  se  trouve  donc  encore 
dans  l'Inde  des  princes  pour  construire  des  demeures  purement 
indiennes,  comme  en  imaginaient  leurs  ancêtres,  dans  les  temps 
magnifiques. 

Très  haut  perché,  ce  nouveau  palais,  sur  une  esplanade  cir- 
culaire qui  s'avance  en  promontoire  vers  le  lac.  Une  suite  de 
salles  blanches,  de  kiosques  blancs,  —  tout  en  festons,  en  den- 
telles de  grès  ou  de  marbre,  —  orientés  de  façon  à  regarder 
sous  ses  différens  aspects  ce  lac  royal,  où  l'on  descend  par  de 
majestueux  escaliers  flanqués  d'éléphans  de  pierre,  et  dont  les 
eaux  s'entourent  de  hautes  montagnes  laissées  sauvages,  feutrées 
de  forêts.  A  l'intérieur,  dos  mosaïques  de  verre  et  de  porcelaine 
courent  sur  toutes  les  murailles  ;  dans  telle  salle,  des  branches 
de  roses,  dont  chaque  fleur  est  composée  de  vingt  porcelaines 
diflerentes;  dans  une  autre,  des  plantes  d'eau,  des  nénuphars, 
3,vec  des  hérons  et  des  martins-pêcheurs.  De  patiens  mosaïstes 


DANS  l'inde  affamée.  245 

sont  encore  là,  taillant  par  myriades  les  petites  parcelles  colorées, 
ou  bien,  accroupis,  combinant  par  terre  des  feuillages  et  des 
pétales.  Une  chambre  vient  d'être  achevée;  sur  ses  murs  d'un 
vert  mousse,  rien  que  de  grands  lotus  roses,  —  dont  le  dessin 
très  archaïque  fait  songer  à  ce  que  nous  appelons  chez  nous 
Vart  nouveau  ;  au  milieu  est  un  lit  en  cristal,  avec  des  rideaux 
en  satin  du  même  vert  que  les  murs,  et  des  matelas  en  velours 
du  même  rose  que  les  lotus. 

Au  pied  d'un  vieux  petit  temple  brahmanique,  tout  déjeté 
sous  les  arbres  et  prêt  à  crouler  au  fond  de  l'eau,  je  prends 
place  dans  la  barque  où  Ton  m'attendait,  et  les  rameurs  m'em- 
mènent vers  les  îles.  Il  fait  grand  vent,  toujours  ce  vent  qui 
se  lève  le  soir,  qui  promène  sur  tout  le  pays  Radjpoute  In 
poussière  et  la  mort,  mais  qui  devient  frais  et  pur,  ici,  sur  ce 
lac,  et  ne  soulève  autour  de  nons  que  de  minuscules  vagues 
bleues. 

D'abord  la  plus  petite  des  deux  îles,  où  le  palais  n'a  guère 
que  cent  ans.  Comme  tout  cela  est  muré,  séquestré,  môme  au 
milieu  de  ces  eaux  profondes,  qui  déjà  pourtant  semblaient  assez 
isolantes!  Des  petits  jardins,  très  enclos  entre  des  murs  en  mo- 
saïque, et  envahis  aujourd'hui  par  une  végétation  de  cimetière  ; 
des  fouillis  de  ronces,  de  longues  herbes  folles,  et  surtout  de 
roses  trémières  fleuries  partout,  en  quenouilles  géantes.  Un 
dédale  de  petits  appartemens  étranges,  bas  et  sombres,  ornés  de 
mosaïques  ou  de  peintures  qui  s'effacent;  il  en  est  d'orientés 
dans  toutes  les  directions,  pour  que  l'on  ait,  à  chaque  moment 
de  la  journée,  l'ombre  et  la  fraîcheur,  et  pour  que  l'on  puisse 
rêver  tantôt  devant  les  parterres  mélancoliques  et  sans  vue, 
tantôt  devant  les  grands  lointains  sauvages,  les  forêts  à  tigres,  ou 
bien  encore  devant  les  blancs  palais  de  féerie,  bâtis  sur  la  rive 
plus  prochaine.  Oh!  qui  dira  ce  qu'elles  ont  étouffé  de  drames 
ou  de  traînantes  agonies,  les  petites  chambres  de  l'île,  les  petites 
chambres  aujourd'hui  abandonnées,  lentement  tlétruites  par 
l'humidité  du  lac,  la  moisissure  et  le  salpêtre?...  Dans  des  niches 
du  mur,  en  pleine  pénombre  sépulcrale,  il  y  a  des  bibelots 
scellés  sous  des  vitres,  de  pauvres  choses  venues  d'Europe  et  qui 
devaient  être  pr(»cieuses,  ici,  il  y  a  cent  ans  :  porcelaines  vieil- 
lottes, bonshommes  de  Saxe  en  habit  Louis  XVI,  llcurs  artifi- 
cielles dans  des  petits  vases  Empire...  Quelles  reines,  quelles 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunes  pi-incesses  (l<'l'iinlos,  avaient  reçu  ces  frêles  cadeaux,  les 
avaient  enfermés  avec  tant  de  sollicitude,  et,  en  s'en  allant,  les 
ont  laissés  là?... 

Dans  la  grande  île,  où  nous  abordons  ensuite,  les  palais, 
construits  par  un  glorieux  souverain,  ont  environ  trois  siècles; 
ils  sont  plus  vastes  et  somptueux,  mais  aussi  plus  délabrés.  Le 
monumental  escalier  de  di'barquement,  aux  marches  blanches  à 
demi  plongées  dans  leaii,  est  orné  (b;  grands  élépbans  de  pierre 
qui  semblent  s'être  alignés  au  bord  du  lac  pour  regarder  les 
barques  venir.  Les  jardins  de  mélancolie  sont  cloîtri^s  comme 
dans  l'îlot  voisin,  mais  entre  des  murailles  plus  ouvragées,  entre 
de  plus  patientes  mosaïques  ;  on  y  retrouve  le  palmier  à  grandes 
palmes  du  Sud,  qui  no  croît  plus  ici  à  l'état  sauvage,  mais  reste 
un  arbre  de  luxe  aulour  des  habitations  de  princes;  et  l'air  y  est 
délicieusement  embaumé  par  des  bosquets  d'orangers  dont  les 
pétales  s'épandent  sur  le  sol,  sur  les  feuilles  mortes,  comme  une 
couche  de  givre.  Quand  nous  pén(''trons  là,  il  est  déjà  tard,  le 
soleil  est  très  descendu  derrière  ces  montagnes  si  hautes  et  si 
abruptes  qui  l'ont  sur  le  lac  tomber  le  crépuscule  avant  l'heure. 
C'est  l'instant  du  coucher  des  perruches:  elles  ont  élu  domicile 
sur  les  branches  de  ces  orangers  jalousement  enfermés;  on  les 
^oit  arriver  du  bois  charmant  par  bandes,  par  petits  nuages 
verts,  —  bien  plus  verts  que  les  feuilles  languissantes,  car, 
niême  ici  au  bord  de  l'eau,  tout  commence  à  jaunir,  sans  parler 
de  la  teinte  hivernale  qu'ont  prise  les  forêts  d'alentour.  Et  le 
vent  de  sécheresse^  et  de  famine  souffle  de  plus  en  plus  fort, 
augmentant  l'inquiétude  triste  du  soir,  dans  cette  île,  dans  ces 
ruines... 

IX.    —    LA    BELLE  VILLE    DE   CAMAÏEU    ROSE 

Cent  lieues  plus  loin  vers  le  Nord.  Depuis  Odeypoure,  les 
déserts  succédaient  aux  déserts.  La  terre  semblait  maudite  (1). 


(d)  Pendant  son  séjour  aux  Indes,  M.  Pierre  Loti,  ému  delà  détresse  des  popu- 
lations radjpoutes,  avait  envoyé  directement,  de  Jeypore,  au  Figaro,  ses  impres- 
sions sur  la  famine,  dans  l'espoir  de  réveiller  la  pitié  publique  et  de  provoquer  des 
secours.  Son  article  d'alors  avait  été  reproduit  dans  plusieurs  journaux,  surtout 
en  Angleterre;  cependant  il  nous  a  paru  si  fâcheux  de  tronquer  l'ensemble  de 
l'œuvre,  que  nous  n'avons  pas  hésité  à  réimprimer  ces  quelques  pages.  En  faveur 
de  l'intention  charitable,  nos  lecteurs  pardonneront  sans  doute  à  M.  Pierre  Loti, 
et,  au  nom  de  leur  intérêt  même,  à  la  rédaction  de  la  Revue. 


DANS  l'inde  affamée.  247 

Sous    une    couche    de    cendre    blancliâtro,    comme    semée    pa 
quel(|ti(^  éruption  volcanique  immense,  tout  ce  qui  avait  été  jun 
gles,  \  iilages  ou  cultures  se  ct>ni'ond  en  une  même  teinte  morne 
Et  enfin  voici,  après  tant  de  désolations,  une  ville  qui  paraî^ 
en    pleine  aclivit(''    orientale    et  charmante.    Les    avenues    qui 
viennent  aboutir  à  ses  hauts  remparts  crénelés,  à  ses  portes  ogi 
vales,  sont  peuplées  de  cavaliers  en  robe  blanche,  de  femmes  en 
longs  voiles  jaunes  ou  rouges, de  chars  à  bœufs,  de  files  de  cha- 
meaux en  harnais  de  fête  :  des  couknirs  et  de  la  vie,  comme  aux 
temps  d'abondance. 

Mais  qu'est-ce  que  c'est  que  tout  ce  sinistre  déballage  de 
haillons,  au  pied  des  remparts?  11  y  a  des  formes  humaines 
cachées  là-dessous...  Qu'est-ce  que  c'est  que  tous  ces  gens  par 
terre?  Des  hommes  ivres,  des  malades?  —  Ah!  des  êtres  dessé' 
elles,  des  ossemcns,  des  momies  !  —  Pourtant  non,  cela  remue 
encore  ;  les  paupières  battent  et  les  yeux  regardent  !  En  voici 
même  qui  se  dressent,  tout  chancelans,  sur  de  longs  os  en  guise 
de  jambes... 

La  première  porte  franchie,  il  en  apparaît  une  autre,  dé- 
coupée dans  une  muraille  intérieure  qui  est  peinte  en  rose  jus- 
qu'à la  pointe  de  ses  créneaux,  —  en  rose  de  ruban,  avec  un 
semis  de  fleurs  blanches  imitant  le  dessin  régulier  des  indiennes. 
Et,  sur  l'épaisse  poussière,  des  tas  humains  sont  là  encore,  noi- 
râtres et  comme  vautrés  dans  de  la  cendre,  plus  affreux  devan' 
le  rose  charmant  et  les  bouquets  de  ce  mur.  On  dirait  des  sque 
lettes  sur  lesquels  de  la  basane  serait  collée;  les  ossature' 
s'indiquent  avec  une  précision  horrible  ;  les  rotules  et  les  coude 
font  de  grosses  boules,  comme  des  nœuds  sur  des  bâtons,  et  les 
cuisses,  qui  n'ont  qu'un  os,  sont  plus  minces  que  les  bas  de 
jambe,  qui  en  ont  deux.  Il  y  en  a  de  groupés  par  famille,  et 
il  y  en  a  d'isolés  qu'on  abandonne;  les  uns  agonisent,  étendus 
en  croix;  les  autres  se  tiennent  encore  accroupis,  immobiles 
et  stupides,  avec  des  yeux  de  fièvre  et  des  lèvres  retirées  sur 
des  dents  longues.  Dans  un  coin,  une  vieille  femme  sans  chair, 
probablement  seule  au  monde,  pleure,  en  silence,  sur  des 
guenilles. 

Quand  enfin,  au  sortir   de  ces  doubles  portes,  l'intérieur  de 
la  ville  se  dc'couvre,  c'est  une  surprise  et  un  enchantement. 
Avoir  une  grande  ville  rose,  entièrement  rose,  du  même  rose 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  somée  des  mêmes  boiiqiiels  blancs,  ses  maisons,  ses  remparts, 
ses  palais,  ses  temples,  ses  tonrs  et  ses  miradors,  quel  étonnant 
caprice  de  souverain  !  On  dirait  qu'on  a  tendu  tous  les  murs 
d'une  même  vieille  indienne  à  Heurs,  on  dirait  une  ville  en  vieux 
camaïeu  du  xvm®  siècle;  cela  tliffère  de  tout  ce  qu'on  avait  mi 
ailleurs,  cela  arrive  à  des  elFets  de  complète  et  charmante  invrai- 
semblance. 

Des  rues  d'un  kilomètre  de  long,  alignées  au  cordeau,  larges 
comme  deux  fois  nos  boulevards  et  bordées  de  hauts  palais  dont 
la  fantaisie  orientale  a  varié  les  façades  à  linfîni.  Nulle  part 
plus  extravagante  superposition  de  colonnades,  d'arceaux  fes- 
tonnés, de  tours,  de  balcons,  de  miradors.  Tout  cela  pareille- 
ment rose,  tout  cela  d'une  même  teinte  d'étoife  ou  de  fleur;  et  la 
moindre  moulure,  la  moindre  arabesque,  relevée  d'un  filet 
blanc.  Sur  les  parties  sculptées,  on  dirait  qu'on  a  cloué  des  pas- 
sementeries blanches,  tandis  que,  sur  les  parties  plates,  reprend 
l'éternel  camaïeu  avec  ses  mêmes  bouquets  surannés. 

Et  tout  le  long  de  ces  rues  s'agitent  des  foules,  dans  un  im- 
mense éblouissement  de  couleurs. 

Des  marchands  par  milliers,  ayant  par  terre  leurs  étalages 
d'étofîes,  de  cuivres  et  d'armes,  encombrent  les  deux  côtés  des 
trottoirs,  tandis  que  parmi  eux  se  démènent  les  femmes,  aux 
voiles  bariolés  de  grands  dessins  fantasques  et  aux  bras  nus 
cerclés  d'anneaux  jusqu'à  l'épaule. 

Au  milieu  de  la  chaussée,  le  défilé  est  continuel,  de  cavaliers 
aux  armes  d'argent  sur  des  selles  éclatantes,  de  lourds  chariots 
traînés  par  des  zébus  aux  cornes  peintes,  de  cliameaux  attachés 
en  longue  file,  d'éléphans  en  robe  dori'C  dont  on  a  barbouillé 
la  trompe  de  mille  dessins.  Passent  aussi  des  droinatljiires,  que 
montent  deux  personnages  l'un  derrière  l'autre,  et  qui  vont  au 
trot  léger,  le  cou  tendu,  comme  des  autruches  à  la  course; 
passent  des  fakirs  entièrement  nus,  poudrés  à  blanc  de  la  tète 
aux  pieds  ;  passent  des  palanquins  et  des  chaises  à  porteurs  : 
tout  l'Orient  des  féeries,  processionnant  à  grand  spectacle,  dans 
"inimaginable  cadre  de  camaïeu  rose. 

Et  des  gens  promènent  en  laisse,  pour  leur  donner  l'habitude 
du  monde,  les  panthères  apprivoisées  du  Roi,  qui  marchent 
sournoises  et  comiques,  coiffées  de  petits  bonnets  brodés,  avec 
une  rosette  sous  le  menton,  posant  l'une  après  l'autre  leurs 
pattes  de  velours  avec  des  précautions  infinies,  comme  par  peur 


DANS  l'inde  affamée.  249 

de  casser  des  œufs.  Pour  [)lus  de  sûreté,  on  les  tient  aussi  par 
leur  queue  annelëe,  et  quatre  serviteurs  encore  les  suivent  en 
cortège. 

Mais  il  y  a  aussi  des  rôdeurs  bien  lugubres,  —  des  échappés 
de  sarcophage,  dans  le  genre  des  êtres  qui  gisent  là-bas  aux 
portes  des  remparts...  Ils  ont  osé  entrer  dans  la  belle  ville  cou- 
leur de  fleur,  ceux-là,  et  y  traîner  leurs  ossemens!...  Il  y  en  a 
même  beaucoup  plus  qu'on  n'eût  dit  au  premier  abord.  Ceux 
qui  errent,  chancelans  et  les  yeux  hagards,  ne  sont  pas  seuls 
ici  :  sur  les  pavés,  parmi  les  marchands,  parmi  les  gais  éta- 
lages, se  dissimulent  d'horribles  paquets  de  haillons  et  de  sque- 
lettes, qui  obligent  les  passans  à  se  détourner  pour  ne  pas  mar- 
cher dessus...  Et  ces  fantômes-là,  ce  sont  les  paysans  des  plaines 
d'alentour.  Depuis  qu'il  ne  pleut  plus,  ils  ont  lutté  contre  la  des- 
truction du  sol,  et  les  longues  souffrances  les  ont  préparés  à 
ces  maigreurs  sans  iioin.  A  présent,  c'est  fini.  Le  bétail  est 
mort,  parce  qu'il  n'y  avait  plus  d'herbe,  et  on  en  a  vendu  la  peau 
à  vil  prix.  Quant  aux  champs  qu'on  ensemençait,  ce  ne  sont 
plus  que  des  steppes  de  terre  émiettée  et  brûlée,  où  rien  ne 
saurait  germer.  On  a  vendu  aussi,  pour  acheter  de  quoi  manger, 
les  bardes  qu'on  avait  pour  se  couvrir,  les  anneaux  d'argent 
qu'on  portait  aux  bras  et  aux  clievilles.  On  a  maigri  pendant  des 
mois.  Et  puis  la  faim  est  venue  pour  tout  de  bon,  la  faim  tortu- 
rante, et  bientôt  les  villages  se  sont  remplis  de  l'odeur  des 
cadavres. 

Manger  I  Ils  voulaient  manger,  ces  gens,  voilà  pourquoi  ils 
étaient  venus  vers  la  ville.  Il  leur  semblait  qu'on  aurait  pitié, 
qu'on  ne  les  laisserait  pas  mourir,  car  ils  avaient  entendu  dire 
qu'on  amassait  ici  des  grains  et  des  farines  comme  pour  un 
siège,  et  que  tout  le  monde  mangeait  dans  ces  murs. 

En  effet,  les  chars  à  bœufs,  les  files  de  chameaux  apportent, 
à  toute  heure,  les  sacs  de  riz  et  d'orge,  commandés  au  loin  parle 
Roi,  et  cela  s'empile  dans  les  greniers,  ou  même  sur  les  trot- 
toirs, par  peur  de  la  famine  envahissante  qui  menace  de  tous 
côtés  la  belle  ville  rose.  Mais  cela  s'achète,  et  il  faut  de  l'argent. 
Le  Roi,  il  est  vrai,  en  fait  distribuer  aux  pauvres  qui  habitent 
sa  capitale.  Quant  à  secourir  aussi  les  paysans  qui  agonisent  par 
milliers  dans  les  plaines  d'alentour,  on  n'y  suffirait  plus,  et,  de 
ceux-là,  on  détourne  la  tête.  Donc,  ils  errent  par  les  rues,  au- 
tour des  lieux  où  l'on  mange,  dans  l'espoir  encore  de  quelques 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grains  de  riz  qu'on  poiirriiit  leur  jeter,  et  puis  vient  Fheure 
pour  eux  de  se  couclier  u  uuporte  où,  le  front  ii  même  le  pave, 
pour  mourir... 

En  ce  moment,  il  s'agit  de  décharger  sur  un  trottoir,  devant 
des  greniers  sans  doute  trop  remplis,  une  centaine  de  sacs  de 
grains  que  des  chameaux  apportent,  et  il  faut  pour  cela  déran- 
ger trois  petits  enfans-squeletles,  de  cinq  à  dix  ans,  tout  nus, 
qui  reposaient  ensemble  à  la  place  choisie. 

—  Ce  sont  trois  frères,  explique  une  voisine  ;  les  parens  qui 
les  avaient  amenés  sont  morts  (de  faim,  c'est  sous-entendu)  ; 
alors  ils  sont  là,  ils  restent  là,  ils  n'ont  plus  personne. 

Et  elle  paraît  le  trouver  tout  naturel,  cette  créature,  qui 
pourtant  n'a  pas  lair  d'une  méchante  femme!...  Mon  Dieu, 
qu'est-ce  donc  que  ce  peuple?  Et  comment  sont  faites  les  Ames 
de  ces  gens,  qui  pour  rien  au  monde  ne  tueraient  un  oiseau, 
mais  qui  ne  se  révoltent  pas  de  ce  qu'on  laisse  devant  leur  porte 
mourir  les  petits  enfans. 

Le  plus  petit  des  trois  paraît  le  plus  près  de  Unir.  Il  est  sans 
mouvement,  il  n'a  plus  la  force  de  chasser  les  mouches  collées 
au  bord  de  ses  paupières  closes;  on  dirait  que  son  vcnitre  a  été 
vidé  comme  celui  d'une  bête  à  faire  cuire  ;  et  les  os  de  son  frêle 
bassin  ont  percé  la  peau,  à  force  de  traîner  sur  les  pavés  de  la 
rue. 

Allons,  il  faut  déménager,  pour  laisser  la  place  à  ces  sacs 
de  grains  que  l'on  apporte.  Le  plus  grand  se  relève,  prend  ten- 
drement à  sou  cou  le  pauvre  tout  petit,  emmène  par  la  main  le 
second  qui  peut  marcher  encore,  et  ils  s'en  vont,  en  silence. 

Cependant  les  yeux  du  tout  petit  se  sont  un  instant  rouverts. 
Oh  !  ce  regard  d'innocent  martyr  !  Tout  ce  qu'il  exprime  d'an- 
goisse, de  reproche,  d'étonnement  d'être  si  malheureux,  si  aban- 
donné et  de  tant  soutTrir  !...  Mais  ils  se  referment  vite,  les  yeux 
mourans  ;  les  mouches  reviennent  s'y  coller,  et  la  pauvre  petite 
tête  j-etombe  sur  lépaule  maigre  de  l'aîné  qui  l'emporte. 

Un  peu  chancelant,  mais  sans  une  larme,  sans  un  murmure, 
adorable  de  r('signation  et  de  dignité  enfantine,  il  emmène  ses 
frères,  ce  petit  aîné  qui  se  sent  chef  de  famille.  Puis,  après  avoir 
regardé  s'il  est  assez  loin  pour  ne  plus  gêner  personne,  il  les 
recouche  avec  des  précautions  infinies,  la  tête  sur  les  pierres, 
et  s'étend  aussi  près  d'eux. 


DANS  l'inde  affamée.  251 

Au  carrefour  central,  où  les  plus  belles  rues  viennent  abou- 
tir. \^'  luxe  si  particulier  (b'  celle  ville  arrive  à  ses  plus  étranges 
elïets.  Roses  jusqu'à  lexlrèiue  pointe,  sortes  de  grauds  ils  roses 
à  fleurs  blanches,  les  pyramides  des  temples  brahmani(jues,  qui 
se  dressent  dans  le  ciel  de  poussière,  parmi  des  tourbillons 
d'oiseaux  noirs.  Rose  et  semée  de  fleurs  blanches,  la  façade  du 
palais  du  Roi,  qui  dépasserait  en  hauteur  nos  façades  de  cathé- 
drales, et  qui  est  la  répétition,  la  superposition  d'une  centaine  de 
kiosques  pareils,  ayant  chacun  les  mêmes  colonnades,  les  mêmes 
i^rillagcs,  les  mêmes  petifs  donies  compliqués,  —  avec,  tout  en 
haut,  des  oriflammes  aux  couleurs  du  royaume,  que  le  vent  des- 
séchant fait  claquer  dans  l'air.  Roses  à  bouquets  blancs,  les 
palais,  les  maisons,  qui  de  tous  côtés  s'alignent  en  fuite  vers  les 
lointains  poudreux  des  rues. 

La  foule  est  là  plus  parée  de  bijoux,  plus  animée,  à  ce  car- 
refour, plus  bruyante,  dans  toute  la  diversité  de  ses  couleurs  de 
fête.  Plus  nombreux  aussi,  les  rôdeurs  de  la  faim,  —  les  pauvres 
petits  enfans  surtout,  car  au  milieu  de  cette  place  on  fait  cuire 
en  plein  vent  des  gâteaux  de  riz,  des  galettes  au  sucre  et  an  miel, 
et  cela  les  attire;  on  ne  leur  en  donne  pas,  bien  entendu,  mais 
ils  demeurent  quand  môme,  tout  tremblans  de  faiblesse  sur 
leurs  petites  jambes,  et  les  yeux  dilatés  dans  la  fiévreuse  convoi- 
tise des  pâtisseries. 

Du  reste,  elle  augmente  d'heure  en  heure,  l'invasion  des 
affamés  ;  c'est  comme  une  marée  funèbre,  qui  monterait  de  la 
campagne  vers  la  ville,  et  les  chemins  dans  la  plaine  sont 
jalonnés  de  ceux  qui  meurent  avant  d'arriver  aux  portes. 

En  face  d'un  marchand  de  bracelets,  qui  mange  des  crêpes 
toutes  chaudes,  une  femme  vient  de  s'arrêter  suppliante,  un 
spectre  de  femme,  serrant  sur  ses  mamelles  sèches  et  sur  ses  os 
de  poitrine  un  petit  nourrisson-squelette.  —  Non,  il  ne  donnera 
rien,  le  marchand,  et  même  il  dédaigne  de  regarder.  —  Alors 
elle  s'affole,  la  mère  au  sein  tari  dont  le  petit  va  mourir,  et  ses 
dents  se  desserrent  pour  un  long  cri  de  louve.  Elle  est  jeune  et 
sans  doute  elle  était  jolie  ;  sa  jeunesse  s'indique  encore  sur  ses 
joues  ravagées  :  seize  ans  peut-être,  c'est  presque  une  enfant... 
Elle  vient  de  comprendre  à  la  fin  que  personne  n'aura  pitié  et 
qu'elle  est  condamnée  ;  alors  elle  prolonge  son  cri  sans  espoir, 
par  besoin  de  hurler,  comme  font  les  bêtes  aux  abois,  —  tandis 
que   près  d'elle   passent  tranquillement,  de  leur  pas  sourd,  de 


2S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gros  éléphans  dodus,  qui  mangent  à  présent  du  fourrage  venu 
de  très  loin  et  coûtant  très  cher. 

Et,  au-dessus  de  la  clameur  des  foules,  il  y  a  la  clameur  des 
corbeaux,  sur  les  toits  et  dans  l'air  assemblés  par  milliers.  Cet 
éternel  ensemble  de  croassemens  qui,  dans  llnde,  domine  tous 
les  autres  bruits  terrestres,  s'enfle  ici  en  crescendo,  arrive  à  un 
vrai  délire  :  les  temps  de  famine,  quand  on  commence  à  sentir 
partout  l'odeur  de  la  mort,  sont  des  temps  d'abondance  et  de  joie 
pour  les  corbeaux,  les  vautours  et  les  mouches. 

Cependant  les  crocodiles  du  Roi  vont  prendre  leur  repas ,  au 
fond  des  jardins  murés. 

C'est  tout  un  monde,  ce  palais  du  Roi,  avec  ses  dépendances 
sans  fin,  ses  écuries  d'éléphans  ;  et,  pour  arriver  au  lac  artificiel 
où  les  crocodiles  habitent,  il  faut  franchir  encore  tant  de  hautes 
portes  hérissées  de  fer,  tant  de  cours  grandes  comme  les  cours 
du  Louvre,  bordées  de  farouches  bàtimens  aux  fenêtres  grillées 
—  et  aux  murailles  roses,  il  va  sans  dire,  avec  semis  de  fleurs 
blanches!  Dans  ces  quartiers,  il  y  a  foule  aujourd'hui,  et  on  y 
fait  des  appels;  c'est  jour  de  solde  pour  les  soldats,  et  ils  atten- 
dent tous,  un  peu  sauvages  et  souvent  superbes,  tenant  des  lances 
ou  des  étendards  ;  on  les  paye  en  lourdes  pièces  d'autrefois,  mon- 
naies rondes  en  argent,  ou  monnaies  en  bronze  de  forme  carrée. 

Dans  une  salle  de  marbre,  aux  colonnes  et  aux  arceaux  cise- 
lés, un  vélum  de  velours  pourpre  est  tendu  sur  un  métier  gigan- 
tesque, et  une  dizaine  de  brodeurs  travaillent  à  le  couvrir  de 
fleurs  dor  en  haut-relief  :  une  robe  neuve,  pour  l'un  des  élé- 
phans favoris. 

Les  jardins,  à  force  de  laborieux  arrosage,  sont  encore  à 
peu  près  verts,  surprenans  comme  une  oasis  au  milieu  de  ce 
pays  brûlé  ;  d'ailleurs,  vastes  comme  des  parcs  et  tristement  ex- 
quis entre  leurs  murailles  crénelées  de  cinquante  pieds  de  haut  : 
des  allées  droites  à  la  mode  ancienne  et  pavées  de  marbre  ;  des 
cyprès,  des  palmiers,  beaucoup  de  roses,  et  des  petits  bois 
d'orangers  qui  embaument  Tair  ;  partout  des  fauteuils  de  marbre 
pour  se  reposer  à  l'ombre,  des  kiosques  de  marbre  pour  les 
danses  de  bayadères,  et  des  bassins  de  marbre  pour  les  bains 
princiers.  Des  paons,  des  singes,  —  et  même,  sous  les  orangers, 
des  chacals  en  maraude  montrant  leur  museau  furtif. 

Enfin,  le   grand  étang,    enfermé   lui  aussi  dans  de  terribles 


DAIS  s  l'tnde  affamée.  253 

murs  et  à  demi  desséché  par  deux  ou  trois  années  sans  pluie.  Là, 
sur  les  vases,  sommeillent  les  énormes  crocodiles  centenaires, 
semblables  à  des  rochers  ;  mais  un  vieil  homme  tout  blanc  arrive 
et  se  met  à  chanter,  sur  les  marches  d'un  escalier  qui  descend 
dans  Teau,  à  chanter,  chanter,  d'une  voix  claire  de  muezzin, 
avec  de  grancb  gestes  de  bras  pour  appeler.  Alors  ils  s'éveillent, 
les  crocodiles,  d'abord  lents  et  paresseux,  bientôt  effroyables  de 
rapidité  et  de  souplesse,  et  ils  s'approchent  à  la  hâte,  nageant 
en  compagnie  de  grosses  tortues  Aoraces  qui  ont  comme  eux 
entendu  l'appel  et  veulent  manger  aussi.  Tout  cela  vient  former 
cercle  au  pied  des  marches  oti  le  vieillard  se  tient,  assisté  de 
deux  serviteurs  portant  des  corbeilles  de  viandes.  Les  gueules 
visqueuses  et  livides  s'ouvrent,  prêtes  à  engloutir,  et  on  y  jette 
des  quartiers  de  chèvre,  des  gigots  crus,  des  poumons,  des  en- 
trailles. 

Mais  dehors,  dans  les  rues,  personne  n'appelle,  avec  des 
chants  de  muezzin,  les  affamés  pour  leur  donner  la  pâture.  Les 
nouveaux  venus  rôdent  encore,  tendant  la  main,  frappant  leur 
ventre  plat  si  quelqu'un  les  regarde  ;  les  autres,  qui  ont  perdu 
l'espoir  d'un  secours,  gisent  n'importe  où,  sous  les  pieds,  parmi 
la  foule  et  les  chevaux. 

Au  croisement  de  deux  avenues  de  palais  et  de  temples  roses, 
sur  une  de  ces  places  qu'encombrent  les  marchands,  les  cava- 
liers, les  femmes  drapées  de  mousselines  et  couvertes  d'anneaux 
d'or,  vm  étranger,  un  Français,  vient  d'arrêter  sa  voiture,  près 
d'un  tas  sinistre  de  décharnés  qui  ne  bougent  plus,  et  il  s'est 
baissé  pour  mettre  des  pièces  de  monnaie  dans  leurs  mains 
inertes. 

Alors,  soudainement,  c'est  comme  la  résurreclion  de  toute 
une  tribu  de  momies;  les  têtes  se  dresseni  de  dessous  les  hail- 
lons qui  couvraient  les  figures;  les  yeux  regardent,  puis  les 
formes  squelettales  se  remettent  debout  :  «  Quoi  !  on  fait  l'au- 
mône !  Il  y  a  quelqu'un  qui  donne  !  On  va  pouvoir  acheter  à 
manger.  »  Le  macabre  réveil  se  propage  en  traînée  subite  jus- 
qu'à d'autres  tas  qui  gisaient  plus  loin,  dissimulés  derrière  des 
promeneurs,  derrière  des  piles  d'étoffes  ou  des  fourneaux  de 
pâtissier.  Et  tout  cela  grouille,  surgit  et  s'avance  :  masques  de 
cadavres  dont  les  lèvres  recroquevillées  laissent  voir  trop  les 
dents,  yeux  caves  aux  paupières  mangées  par  les  mouches,   ma- 


2o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

melles  qui  pendent  comme  des  sacs  vides  sur  les  cercles  du 
thorax,  ossatures  qui  se  heurtent  avec  des  bruits  de  morceaux 
de  bois.  Et  l'étranger,  en  une  minute,  est  entouré  dune  ronde 
de  cimetière,  pressé,  griffé  par  des  mains  déjà  terrsuses,  aux 
grands  ongles,  qui  cherchent  à  lui  arracher  son  argent,  — 
tandis  que  les  pauvres  yeux,  au  contraire,  demandent  pardon, 
remercient  et  supplient... 

Et  puis,  silencieusement,  cela  s'elïondre.  Un  des  spectres, 
qui  chancelait  de  faiblesse,  s'est  accroché  au  spectre  voisin,  qui 
a  chancelé  à  son  tour,  et  la  chute  s'est  communiquée  de  proche 
en  proche,  sans  un  cri,  sans  une  résistance,  tous  les  épuisés  se 
cramponnant  les  uns  aux  autres  et  tombant  ensemble,  comme 
de  lamentables  marionnettes,  comme  sabattent  des  quilles,  puis 
roulant  dans  la  poussière,  évanouis,  et  ne  se  relevant  plus... 

A  cet  instant,  une  musique  s'approche  et  on  perçoit  un  bour- 
donnement nouveau  de  la  foule  :  c'est  un  cortège  qui  arrive,  un 
cortège  religieux  annonçant  une  solennité  pour  demain  dans  les 
temples  de  Brahma.  Alors,  un  des  gardes  chargés  de  faire  faire 
place  empoigne  une  vieille  affamée  qui,  dans  sa  chute,  les  bras 
en  croix,  le  visage  dans  la  poussière,  avait  dépassé  l'alignement 
permis,  et  il  la  rejette  sur  le  trottoir,  meurtrie  et  gémissante. 

Voici  donc  le  beau  cortège  qui  passe.  Un  éléphant  noir  ouvre 
la  marche,  peinturluré  d'or  jusqu'au  bout  de  la  trompe;  derrière 
vient  la  musique,  au  pas  de  procession,  jouant,  avec  des  musettes 
et  des  cuivres,  un  air  lugubre  en  mode  mineur. 

Puis,  quatre  éléphans  gris  s'avancent  de  front,  portant 
des  éphèbes  costumés  en  dieux,  coiffés  de  hautes  tiares  de 
perles,  qui  lancent  des  poudres  colorées  et  parfumées  sur  le 
peuple.  Ils  semblent  lancer  des  nuages,  tant  ces  poudres  sont 
ténues  et  légères  ;  leurs  éléphans,  qui  en  reçoivent  do  première 
main,  en  sont  teintés  bizarrement,  lun  de  violet,  l'autre  de 
jaune,  l'autre  de  vert  et  l'autre  de  rouge.  Ils  lancent  à  pleine 
poignée,  les  sourians  éphèbes,  et  la  foule  se  colore  à  leur  gré, 
robes,  turbans  et  visages.  Même  des  petits  enfans  à  l'agonie,  des 
petits  squelettes  de  la  famine,  qui  regardaient  d'en  bas,  couchés 
sur  le  dos,  reçoivent  une  charge  de  poudre  rouge  embaumée 
de  santal;  le  geste  de  leurs  mains  affaiblies  a  été  trop  lent  pour 
les  préserver,  et  ils  en  ont  plein  les  yeux. 

C'est  maintenant  la  brusque  tombée    du  jour  ;    le  camaïeu 


PAxs  l'unde  affamée.  2do 

rose  à  bouquets  blancs  commence  de  pâlir  partout  à  la  fois, sous 
un  ciel  couleur  de  pervenche,  tellement  saturé  de  poussière  que 
la  lune  argentée  y  paraît  blême.  Les  tourbillons  d'oiseaux  noirs 
s'abattent  ensemble  pour  dormir,  sur  les  corniches  des  palais 
roses,  ils  s'alignent  innombrables,  pigeons  et  corbeaux,  à  se  tou- 
cher, formant  de  longs  cordons  sombres.  Mais  des  vautours  et 
des  aigles  s'attardent  en  l'air  et  planent  encore.  Et  les  singes 
libres,  qui  habitent  sur  les  maisons,  se  poursuivent,  très  agités  à 
Iheure  du  couchage,  hauts  sur  pattes  et  queue  relevée,  petites 
silhouettes  étranges  qui  courent  au  bord  des  toits. 

En  bas,  les  larges  chaussées  se  dépeuplent,  —  car  les  cités 
orientales  ne  connaissent  point  de  vie  nocturne. 

Une  des  tigresses  que  Ion  apprivoise  et  qui  va  rentrer  au 
palais  se  coucher,  bien  repue,  le  bonnet  de  côté,  et  pour  l'heure 
bonne  personne,  est  assise  au  coin  d'une  rue  sur  son  derrière, 
entre  ses  serviteurs  assis  de  même,  y  compris  celui  qui  toujours 
la  tient  par  la  queue.  Ses  yeux  énigmatiques,  d'un  vert  pâle  de 
jade,  fixent  un  groupe  de  petits  enfans  de  la  famine,  qui  halet- 
tent  par  terre,  à  deux  pas  d'elle. 

Les  marchands  se  hâtent  de  replier  leurs  étoffes  multico- 
lores, de  ramasser  dans  des  corbeilles  leurs  cuivres  brillans, 
leurs  plateaux  et  leurs  vases.  Ils  regagnent  leurs  demeures,  dé- 
couvrant peu  à  peu  les  groupes  de  décharnés  qui  gisaient  parmi 
leurs  gais  étalages.  Ces  derniers  vont  demeurer  seuls;  pendant 
la  nuit,  ils  seront  les  maîtres  du  pavé. 

Ils  s'isolent,  les  groupes  agonisans  ;  autour  d'eux,  le  vide  se 
fait  et  les  révèle  plus  nombreux.  Bientôt  on  ne  verra  plus  que 
leurs  formes  cadavériques  et  leurs  guenilles,  dont  le  sol  restera 
jonché. 

Hors  des  nmrs,  dans  la  campagne  désolée,  tous  les  arbres 
sans  vie  se  peuplent  prodigieusement,  à  cette  heure  crépuscu- 
laire. Les  aigles,  les  vautours  ou  les  paons  magnifiques  s'y 
groupent  par  famille,  formant  des  épaisseurs  au  milieu  des 
branchages  légers  qui  n'ont  plus  de  feuilles;  leurs  cris  du  jour 
peu  à  peu  s'apaisent,  finissent  en  appels  intermittens,  de  plus  en 
plus  espacés.  Les  voix  geignantes  des  paons  sont  celles  qui  per- 
sistent le  plus  avant  dans  le  soir,  et  bientôt  les  chacals  lugubres 
commencent  à  y  répondre 

Dix  heures  :  très  tard  pour  cette  ville  où  tout  s'arrête  presque 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  jour.  La  campagne,  alentour,  est  devenue  infiniment 
silencieuse.  Dans  les  lointains,  on  dirait  du  brouillard;  mais 
c'est  de  la  poussière  encore,  puisque  tout  est  desséché.  Sur  le 
sol  poudré  à  blanc,  lombe  la  lumière  blanche  de  la  lune,  et  sur 
les  arbres  morts,  sur  les  cactus  couverts  de  cendre,  avec  le  re- 
froidissement soudain  de  la  nuit,  cela  donne  Tillusion  de  la 
neige  et  de  l'hiver.  Il  va  faire  froid  pour  les  petits  monrans,  qui 
sont  tout  nus  à  râler  par  terre. 

En  dedans  des  murs,  c'est  le  silence  comme  au  dehors.  A 
part  des  musiques  assourdies,  qui  se  font  çà  et  là  au  cœur  des 
temples  brahmaniques,  on  n'entend  plus  rien.  Par  les  hauts  esca- 
liers de  ces  temples,  que  gardent  des  éléphans  de  pierre,  mon- 
tent ou  descendent  quelques  derniers  groupes  en  vètemens 
blancs;  ailleurs,  plus  personne,  et  les  rues  sont  vides, —  les 
longues  rues  droites,  qui  paraissent  plus  larges  et  plus  immenses, 
sans  passans  ni  cortèges.  Dans  le  calme  nocturne,  la  ville  de 
camaïeu  rose,  rose  encore  sous  le  rayonnement  lunaire,  semble 
avoir  agrandi  le  décor  de  ses  palais  et  de  ses  miradors  den- 
telés. 

Mais,  sur  les  chaussées,  à  côté  de  ces  sacs  de  grains  amon- 
celés par  peur  de  la  famine,  et  surveillés  par  des  gardiens  à 
bâtons,  restent  aux  mêmes  places  les  tas  noirâtres,  haletant 
sous  des  loques,  les  tas  macabres,  la  foule  effondrée  des  meurt- 
de-faim.  On  voit  aussi,  de  distance  en  distance,  des  petites  niches, 
des  petites  guérites  de  pierre  qui,  pendant  le  jour,  disparais- 
saient dans  la  foule;  chacune  d'elles  abrite  un  dieu,  Thorrible 
Ganesa  au  visage  d'éléphant,  ou  bien  Çiva,  prince  de  la  Mort, 
et  chaque  idole  a  sa  guirlande  de  tleurs,  et  aussi  sa  lanterne  qui 
brûlera  jusqu'au  jour. 

C'est  presque  informe  et  indéfinissable,  ces  tas  couverts  de 
haillons,  qui  font  toutes  ces  taches  noires  dans  le  gris  rose  de  la 
ville  enchantée  ;  mais  il  en  sort  de  temps  à  autre  une  toux,  un 
gémissement  ou  un  râle  ;  parfois  aussi  des  os  de  bras  se  relèvent 
et  s'agitent,  secouent  fiévreusement  les  guenilles,  —  ou  bien  ce 
sont  des  os  de  jambe,  réunis  par  une  grosse  rotule  saillante... 
Poui-  ceux-là  (|ui  sont  par  terre,  qu'importe  le  jour  bruyant, 
ou  la  nuit  tranquille,  ou  le  radieux  matin,  puisqu'il  n'y  a  plus 
d'espérance,  puisque  personne  n'aura  pitié,  puis((u'il  faut  rester 
où  la  tète  alourdie  est  tombée,  et  attendre  là,  sur  le  môme  j)avé, 
la  grande  crispation  qui  finira  tout... 


DANS  l'inde  affamée.  257 


X.  —  TERRASSES  POUR  TENIR  CONSEIL  AU  CLAIR  DE  LUNE 

La  pleine  lune  encore  pâle,  suspendue  dans  le  ciel  crépuscu- 
laire, n'a  pas  commencé  d'épandre  sa  lumière  morte  sur  le  nouvel 
amas  de  ruines  qui  s'en  va  dévalant  à  mes  pieds.  Le  soleil,  bien  qu'il 
ait  disparu  depuis  une  heure  derrièiY'  les  montagnes  d'alenlour, 
continue  d'éclairer  d'une  lueur  jaunissante.  Et  j'attends  la  nuit, 
seul,  dans  un  lieu  pompeux  et  farouche,  au  sommet  des  terrasses 
d'une  ancienne  demeure  de  rois,  sorte  d'immense  nid  d'aigle  qui 
fut  jadis  empli  de  richesses,  inabordable  et  redouté,  mais  qui 
esi  vide  aujourd'hui,  à  la  garde  de  quelques  serviteurs,  au 
milieu  d'une  grande  ville  abandonnée. 

Je  suis  déjà  très  haut  dans  l'air;  si  je  me  penche  sur  les 
granits  luxueusement  ciselés  c[ui  servent  de  balustres  à  ces  ter- 
rasses, je  surplombe  des  abîmes,  —  au  fond  desquels  gisent  des 
débris  de  maisons,  de  temples,  de  mosquées,  de  splendeurs.  Je 
suis  très  haut  dans  l'air,  et  cependant  je  suis  dominé  de  tous 
côtés  ;  les  rochers  qui  portent  ce  palais  s'abritent  au  centre  d'un 
cirque  de  montagnes  plus  élevées  encore,  et,  autour  de  moi,  de 
grandes  cimes  en  pierres  rougeàtres,  pres{[ue  verticales,  minces 
et  comme  tranchantes,  sont  couronnées  de  remparts  qui  suivent 
la  ligue  du  faîte  extrême,  et  dont  les  créneaux  eu  dents  de  scie 
se  découpent  cruellement  sur  le  ciel  jaune.  Cette  muraille  eu 
l'air,  bâtie  à  coups  de  blocs  cyclopéens  sur  des  pointes  à  peine 
accessibles,  et  enfermant  un  cercle  de  plusieurs  lieues,  est  une 
de  ces  œuvres  du  passé  dont  l'audace  et  l'énormité  nous 
confondent;  tout  cela  monte  trop  haut,  se  tient  debout  avec  trop 
de  confiance,  et  donne  un  peu  le  vertige  à  regarder.  Pour  cette 
ville,  depuis  longtemps  défunte,  et  pour  ce  palais  de  rois  qui  est 
sous  mes  pieds,  on  avait  imaginé  une  clôture  sans  pareille,  un 
avait  transformé  en  forteresse  toute  la  chaîne  des  sommets  en- 
veloppans.  Et  il  n'y  a  qu'une  seule  coupée  donnant  accès  dans 
le  cirque  défendu,  une  espèce  de  grande  fissure  naturelle,  là-bas, 
par  où  l'on  aperçoit  les  lointains  d'un  désert  qui  semble  passé 
au  feu. 

Pour  venir  ici,  je  suis  parti,  au  déclin  du  jour,  de  Jeypore, 
qui,  depuis  deux  siècles  (1),  a  remplacé  comme  capitale  cette 
ville  d'Amber,  ces  ruines  dont  me  voici  entouré. 

(1)  Jeypore  fut  fondée  en  1128. 

TOME  XIII.   —   1903.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  suis  parti  avec  des  guides  et  des  chevaux  mis  à  ma  dispo- 
sition par  le  Maharajah  de  la  belle  ville  rose,  —  successeur  des 
rois  qui  habitaient  jadis  ce  palais  d'Amber,  ces  terrasses  où  je 
viens  de  monter.  J'avais  hâte  de  sortir  de  cette  Jeypore,  d'échap- 
per à  son  charme  de  féerie  et  à  son  horreur  dantesque,  hâte 
d'arriver  dans  la  campagne,  où  au  moins  tout  est  Uni  et  où  c'est 
le  silence  de  la  mort. 

Cependant,  je  savais  quel  passage  de  plus  grande  épouvante 
il  me  faudrait  encore  traverser  aussitôt  que  j'aurais  franchi  les 
portes  des  remparts  :  quelque  chose  comme  un  champ  de 
iDataille  longtemps  après  la  déroute  ;  quelque  chose  comme  une 
jonchée  de  cadavres  longuement  desséchés  au  soleil,  mais  des 
cadavres  qu'on  entendrait  souffler,  des  cadavres  qui  remueraient, 
et  qui  parfois  seraient  capables  de  se  lever,  de  me  poursuivre, 
de  m'attraper  avec  leurs  pauvres  mains  terreuses,  dans  une  sou- 
daine exaltation  de  prière... 

Et,  en  effet,  j'ai  trouvé  tout  cela  qui  m'attendait. 

Dans  le  cliarnier,  aujourd'hui,  il  y  avait  beaucoup  de  vieilles 
femmes,  paquets  de  haillons  et  d'os,  aïeules  abandonnées,  dont 
tous  les  descendans  étaient  morts,  de  faim  sans  doute,  et  qui 
s'étaient  couchées  là  avec  résignation  pour  laisser  v(^nir  leur 
tour;  elles  ne  demandaient  rien,  celles-là,  elles  ne  bougeaient 
pas;  seulement  leurs  yeux  grands  ouverts  exprimaient  l'infini 
morne  de  la  désespérance.  Et  des  corbeaux,  au-dessus  d'elles, 
perchés  sur  les  branches  des  arbres  morts,  ne  les  perdaient  pas 
de  vue,  attendant  quil  fût  l'heure. 

Mais  il  y  avait  surtout,  et  plus  encore  que  les  autres  jours, 
des  enfans.  Oh  !  leurs  petites  figures,  comme  étonnées  de  tant 
de  misère  et  d'abandon,  qui  vous  regardaient  d'en  bas  avec  une 
expression  d'appel!...  On  mettait  pied  à  terre,  on  s'arrêtait  aux 
plus  décharnés,  ne  pouvant  s'arrêter  à  tous,  car  ils  étaient  lé- 
gion... Petites  têtes  affaiblies,  petites  têtes  emmanchées  sur  de 
frôles  squelettes  qui  ne  pouvaient  plus  les  porter;  on  les  soule- 
vait doucement,  et  elles  retombaient,  confiantes,  dans  vos  mains, 
les  têtes  enfantines,  en  refermant  les  paupières,  coninu;  pour 
dormir  là,  sous  votre  protection.  Parfois,  un  devinait  bien  que 
le  secours  offert  arrivait  trop  tard  ;  mais  souvent  aussi  les  inno- 
cens  fantômes  se  remettaient  debout,  et  avec  la  pièce  de  monnaie 
qu'on  leur  avait  donnée,  se  traînaient  chez  les  marchands  de  riz 
pour  acheter  à  manger. 


DANS    L*INDE    AFFAMÉE.  259 

Mon  Dieu  !  cela  coûterait  si  pou  de  chose,  ce  qu'il  faudrait  à 
ces  petits-là  pour  ne  pas  mourir  (1)! 

Au  sortir  de  ces  portes  roses,  deux  lieues  de  ruines,  avant 
darrixer  au  vi'ai  désert  de  la  campagne;  dans  des  jardins 
d'arbres  morts,  une  suite  interminable  de  coupoles,  de  temples, 
de  kiosques  en  pierre  ajourée,  où  n'habitent  plus  que  des  tribus 
lie  singes,  des  corbeaux  et  des  vautours.  —  Et  il  en  va  de  même 
aux  environs  de  toutes  les  villes  de  ce  pays;  la  terre,  pleine  de 
sépultures,  y  est  encombrée  toujours  par  le  prodigieux  déchet 
des  civilisations  antérieures. 

Plus  aucune  trace  de  champs  cultivés,  il  va  sans  dire,  et, 
dans  les  villages  infestés  de  mouches,  plus  personne. 

Quand  ensuite  nous  avons  atteint  la  base  des  montagnes,  la 
région  des  pierres  rougeâtres,  on  eût  dit  qu'il  y  avait  des  bra- 
siers partout  ;  même  à  l'ombre,  chaque  bouffée  du  vent  sec, 
chargé  de  poussière,  causait  une  brûlure  au  visage.  Pour  végé- 
tation, par  ici,  plus  rien  autre  que  de  grands  cactus  morts, 
restés  debout;  toutes  les  roches  étaient  hérissées  de  leurs  bâtons 
épineux.  Et  mes  deux  guides  chevauchaient  le  bouclier  au  flanc, 
la  lance  droite,  tels  autrefois  des  soldats  de  Bahadur  ou  d'Akbar, 

Le  soleil  de  cinq  heures  du  soir  éclaboussait  nos  yeux, 
lorsque  enfin  nous  avons  aperçu  devant  nous  cette  brèche  étroite 
qui  donne  accès  dans  la  vallée  close  dAmber;  une  porto  redou- 
table ferme  Tunique  passage,  après  lequel,  tout  de  suite,  lan- 
cienne  capitale  nous  est  apparue. 

Par  des  rampes  dallées,  où  nos  chevaux  glissaient,  nous 
sommes  montés  au  palais  des  rois,  au  palais  de  grès  et  de 
marbre  qui  trône  orgueilleusement  sur  les  rochers,  commandant 
toutes  les  autres  ruines. 

D'abord,  à  lentrée,  à  l'un  dos  premiers  tournans  de  la  route 
ascendante,  nous  rencontrions  un  temple  noir  et  sinistre,  dont 
le  sol  est  souillé  d'éternelles  taches  de  sang,  et  qui  exhale  une 
puanteur  de  bête  morte,  de  vieille  boucherie;  au  fond,  dans  une 
niche,  réside  la  très  horrifique  Dourga,  toute  petite  et  presque 
informe,  l'air  d'un  gnome  malfaisant  blotti  sous  les  plis  dune 
loque  rouge;  et  un  tamtam  aussi  largo  qu'une  tour  est  posé  à 
ses  pieds.  —  Là,  depuis  des  siècles,  on  n'a  cessé  dégorger  chaque 
matin,  dès  l'aube,  un  bouc,  au  bruit  du  tamtam  énorme,  pour 

(1)  La  nourriture  frugale  d'un  Indien  èoûte  à  peu  près  trois  sous  par  jour! 


•  260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  offrir  à  la  Déesse  le  sang  tiède,  dans  un  vase  de  bronze,  et, 
sur  un  plateau,  la  tète  cornue.  Comment  a-t-elle  pu  s'introduire 
dans  le  panthéon  hraiimanique,  à  titre  d'épouse  du  dieu  de  la 
mort,  la  Dourga,  la  terrifiante  Kali,  si  altérée  de  sang  que, 
même  en  ce  pays  où,  depuis  des  millénaires,  il  est  défendu  de 
tuer,  on  lui  faisait  naguère  encore  des  sacrifices  humains  à  cette 
place?  D'où  sort-elle,  avec  son  manteau  rouge,  de  quels  temps 
antérieurs  et  de  quelle  nuit?... 

A  différens  étages  de  la  route,  on  a  ouvert  devant  nous  des 
portes  de  bronze,  lourdement  cloutées.  Et  puis  nous  avons  quitté 
nos  chevaux  pour  continuer  à  pied  l'ascension,  pai-  des  cours, 
des  escaliers,  des  jardins. 

Des  salles  en  marbre,  aux  piliers  trapus,  décorées  avec  un 
goût  minutieux  et  barbare;  les  voûtes,  jadis  patiemment  revê- 
tues de  mosaïques  en  verroteries,  en  parcelles  de  miroir,  y 
restent  encore  étincelantes  par  places,  sous  la  moisissure  et  le 
salpêtre,  comme  des  parois  do  cavernes  à  stalactites,  et  les 
portes  en  bois  de  santal  sont  incrustées  d'ivoire.  Des  piscines, 
très  haut  perchées,  recelant  encore  un  peu  d'eau  prf'cieuse  ;  des 
bains  creusés  dans  le  roc,  pour  les  dames  du  harem.  Et,  au 
centre  de  tout,  un  jardin  suspendu,  très  muré,  sur  lequel 
s  ouvrent  des  appartemeiis  sombi'cs,  qui  furent  ceux  des  prin- 
cesses, des  reines,  de  toutes  les  belles  cloîtrées  ;  des  orangers  de 
cent  ans  y  embaumaient  l'air,  quand  j'y  suis  passé  tout  à  l'heure 
pour  monter  aux  plus  hautes  terrasses;  mais  le  vieux  gardien 
se  plaignait  amèrement  des  singes,  qui,  paraît-il,  s'y  croient  les 
maîtres  aujourd'hui  et  ne  se  gênent  point  pour  y  cueillir  toutes 
les  oranges. 

Maintenant  donc,  j'attends  la  nuit,  seul,  sur  ces  terrasses 
extrêmes:  h>s  rois  les  avaient  fait  construire  et  entourer  de 
somptueux  balustres  pour  y  tenir  des  assemblées,  y  donner 
des  audiences  au  clair  de  lune,  et  j'ai  voulu  connaître  ce  lien 
à  son  heure,  sous  cette  lune  qui  dans  un  instant  rayon- 
nera. 

Le  coucher  des  oiseaux,  aigles,  vautours,  paons,  tourterelles 
et  martinets,  vient  do  finir,  et,  dans  le  palais  abandonné,  cela 
laisse  un  redoublement  de  silence.  Le  soleil,  qui  m'était  depuis 
longtemps  caché  par  les  si  hautes  montagnes,  vient  sans  doute 
de  s'éteindre,  car,  sur  une  esplanade  au-dessous  de  moi,  des  gar- 
diens, des  musulmans,  qui  connaissent  toujours  avec  précision 


DANS  l'inde  affamée.  26  J 

rheure  sainte  du  Moghreb,  s'orientent  à  présent  vers  la  Mecque 
et  se  prosternent  pour  la  prière  du  soir. 

En  nithne  temps,  un  bruit  caverneux  monte  soudain  jusqu'à 
moi,  d'en  bas,  du  sanctuaire  ensanglanté  :  c'est  aussi  l'heure  de 
la  prière  brahmaniijue,  et  le  tamtam  prélude,  le  tamtam  de  la 
déesse-gnome  au  manteau  rouge. 

Il  prélude  à  grands  coups  sourds,  et  c'était  le  signal  attendu 
pour  une  orgie  de  sons  féroces  ;  des  musettes  gémissantes  le 
siiivent  aussitôt,  et  des  cymbales  de  fer,  et  une  trompe,  qui 
beugle  tout  le  temps  sur  deux  notes,  en  appel  lugubre  indéfini- 
ment répété;  cela  m'arrive  comme  de  dessous  terre;  cela  s'enlle 
et  se  défigure  en  traversant,  pour  s'élever  jusqu'aux  terrasses, 
tant  de  salles  superposées,  qui  sont  vides  et  sonores.  Et  tout  à 
coup,  du  haut  de  l'air,  répond  un  carillon  de  cloches;  c'est  un 
petit  temple  de  Çiva  qui  sonne  ainsi  à  pleine  volée;  il  est 
perché  là-bas  sur  une  des  cimes  coupantes  qui  m'entourent;  il 
est  adossé  à  cette  muraille  aérienne  dont  les  créneaux  se  pro- 
lilent  maintenant  comme  les  dents  d'un  peigne  noir,  sur  le  jaune 
du  ciel  pâlissant. 

Je  ne  prévoyais  pas  tant  de  bruit  dans  ces  ruines  ;  mais,  aux 
Indes,  la  désuétude  des  villes,  le  délabrement  des  sanctuaires 
n'arrêtent  point  le  cours  des  rites  sacrés  :  les  dieux  continuent 
d'être  servis,  même  au  milieu  des  régions  les  plus  délaissées... 

Depuis  qu('l(|ues  minutes,  je  levais  la  tête  vers  le  petit 
temple  carillonnant.  Et  lorsque  je  jette  ensuite  les  yeux  à  terre, 
je  frémis  pres((ue  en  y  reconnaissant  mon  ombre,  très  nette, 
très  subitement  dessinée  ;  d'instinct,  je  me  retourne,  comme 
pour  voir  si  on  ne  vient  pas  d'allumer  derrière  moi,  en  sur- 
prise, quelque  lampe  de  clarté  étrange,  ou  si  quelque  projec- 
teur électrique  ne  m'envoie  pas  ses  rayons  blêmes.  —  Mais  non, 
c'est  la  grande  lune  ronde,  la  lune  des  audiences  royales,  que 
j'avais  oubliée  et  qui  déjà,  sans  transition,  commence  de  rem- 
plir son  office,  tant  le  jour  a  vite  fait  de  mourir,  en  ces  climats. 
D'autres  ombres,  des  ombres  immobiles  de  choses,  se  sont  au 
même  moment  précisées  partout,  alternant  avec  des  lueurs  spec- 
trales. La  lune,  sur  la  terrasse  des  audiences  lunaires,  épand  sa 
majesté  blanche... 

Je  descendrai  quand  aura  cessé  la  musique  sauvage;  elle 
me  gêne,  cette  musique-là,  pour  traverser  seul  à  cette  heure 
tant  d'escaliers  étroits,  tant  de  couloirs,  tant  de  salles  dans  ce 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

palais  qui,  la  nuit,  doit  être  livré  aux  singes  et  aux  fantômes. 

Et  c  est  très  long-,  très  long.  Cela  me  laisse  le  temps  de  voir 
s'allumer  toutes  les  étoiles. 

Combien  ce  lieu  est  à  la  fois  dominateur  et  secret  !  Et  quels 
princes  du  rêve  étaient  ces  souverains,  pour  avoir  imaginé  ici 
des  assemblées  lunaires! 

Au  bout  d'une  demi-heure  cependant,  les  coups  de  tamtam 
s  apaisent  et  s'espacent,  lesbeuglemens  aussi  de  la  trompe  sacrée; 
cela  se  traîne,  cela  salanguit,  —  avec  par  instans  des  reprises 
désespérées,  mais  de  plus  en  plus  courtes  ;  on  dirait  que  cela 
agonise,  —  et  cela  meurt,  comme  d'épuisement.  Le  silence  enfin 
revient,  et,  tout  en  bas,  au  fond  de  la  vallée  que  remplissent 
les  ruines  dAmber,  on  commence  de  distinguer  la  petite  voix 
flûtée  et  lugubre  des  chacals. 

Il  n'y  a  pas  de  vraie  obscurité,  dans  les  escaliers  et  les  salles 
du  palais,  quand  je  redescends.  Tout  y  est  imprégné  de  blan- 
cheurs de  lune,  de  blancheurs  bleuâtres  ;  par  les  petites  fenêtres 
dentelées,  entrent  les  rayons  d'argent,  qui  dessinent  sur  les 
dalles  la  découpure  charmante  des  ogives,  ou  bien  font  revivre 
les  mosaïques  éteintes,  sur  des  pans  de  murailles  que  l'on  croi- 
rait ce  soir  semés  de  gemmes  ou  de  gouttelettes  d'eau.  Et  dans 
le  jardin  saturé  de  parfums  de  fleurs,  les  plus  hautes  branches 
des  orangers,  quand  je  passe,  s'emplissent  de  mouvement  et  de 
bruit,  au  réveil  éperdu  des  singes. 

Devant  les  premières  portes,  en  bas,  où  lair  semble  tout  à 
coup  surchauffé  après  la  quasi-fraîcheur  des  terrasses,  mes 
guides  m'att(»ndent,  déjà  en  selle  et  la  lance  au  poing.  Et  nous 
repartons,  en  tranquille  chevauchée  nocturne,  pour  cette  Jeypore 
que  je  quitterai  définitivement  demain  niatin.  Je  renonce  à  con- 
naître la  ville  de  Beckanire,  où  je  comptais  aller,  à  une  cen- 
taine de  lieues  plus  loin,  mais  où  je  sais  à  présent  que  l'horreur 
atteint  son  comble  et  que  les  rues  sont  pleines  de  morts.  Non, 
j'en  ai  assez  vu,  hélas  !  et  je  rebrousse  chemin  vers  les  pays 
moins  désolés  où  le  voisinage  de  la  mer  de  Bengale  entretient 
encore  la  vie. 

XI.    —   LA    VID.E   DE   GRÈS   AJOURÉ 

Au  pays  de  la  famine,  que  je  quitte  pour  regagner  les  bords 
du  golfe  de  Bengale,  ma  dernière  étape  est  dans  la  ville  du  roi 


DANS  l'inde  affamée.  263 

de  Gwalior  (1),  la  ville  sculptée,  la  ville  toute  en  dontello  blanche, 
célèbre  dans  llnde  pour  la  magnificence  et  la  fantaisie  de  ses 
ciselures  sur  pierre.  C'est  presque  trop  joli,  tout  ce  qu'on  voit, 
trop  travaillé,  trop  ajouré  ;  on  dirait  des  maisons  de  parade, 
qui  seraient  en  fin  cartonnage  découpé  à  l'emporte-pièce  ;  mais 
elles  sont  en  grès  dur  et  leur  luxe  délicat  n'est  point  fragile.  Les 
milliers  de  petites  colonnes,  encadrant  les  porches  festonnés  ou 
les  fenêtres  frangées  de  stalactites,  ont  des  chapiteaux  qui 
imitent  des  feuillages,  et  des  bases  en  forme  de  calice  de  fleur. 
Une  quantité  extravagante  de  loggias,  de  moucharabiehs,  —  tou- 
jours en  ce  grès  des  carrières  voisines,  —  se  superposent  et  débor- 
dent sur  la  rue.  Au  pays  de  Gwalior,  si  l'on  veut  faire  un  gril- 
lage de  balcon,  ou  une  persienne  pour  rendre  les  belles  dames 
invisibles,  on  prend  une  grande  plaque  de  grès,  amincie  comme 
une  planche,  et  on  y  découpe  des  arabesques  finement  exquises  ; 
une  fois  en  lair,  cela  ressemble  à  de  frêles  boiseries,  ou  même 
cela  simule  des  légèretés  de  papier.  Et  tout  est  peint  à  la  chaux, 
blanc  comme  neige,  avec  çà  et  là,  sur  les  murailles,  d'écla- 
tantes peinturlures  représentant  des  fleurs,  des  promenades 
di'dépbans,  des  cortèges  de  dieux. 

Dès  qu'on  entre  dans  la  ville  féerique,  le  cauchemar  de  la 
famine  est  déjà  presque  oublié,  malgré  la  désolation  des  cam- 
pagnes, la  désolation  qui  de  jour  en  jour  augmente  et  s'approche  ; 
les  gens  sont  riches,  ici,  pour  acheter  des  graines;  les  gens  ont 
de  l'eau  encore  pour  entretenir  les  jardins,  et  on  vend  les  roses 
roses  à  pleins  paniers  sur  les  places,  pour  les  parfums  ou  les 
parures. 

C'est  une  ville  de  Brahma,  et  cependant  les  turbans  y 
régnent  comme  en  pays  de  Mahomet  ;  —  des  turbans  très  par- 
ticuliers, il  est  vrai,  qui  s'enroulent  toujours  sur  une  forme 
rigide  et  qui,  suivant  les  castes  et  les  situations,  varient  à 
linfini.  Les  uns  ressemblent  à  une  conque  marine,  les  autres  à 
un  chaperon  Louis  XI,  à  un  escoffion,  ou  encore  à  un  bicorne 
aux  longues  ailes  relevées.  Ils  sont  en  soie  écarlate,  fleur  de 
pêcher,  aurore,  jaune  soufre  ou  vert  céladon  ;  comme  à  Hyde- 
ral)ad,  leurs  nuances  fraîches  éclatent  sur  la  blancheur  des 
foules  et  la  blancheur  des  rues.  —  Quant  au  signe  de  Çiva  sur 
les  fronts,  il  devient  ici  une  sorte  de  papillon  blanc,  très  soi- 

(1)  A  environ  80  lieues  dans  Vest  de  Jeypore. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gneiisement  peint  :  deux  ailes,  éployées  de  chaque  côté  d'une 
boule  rouge;  tandis  que  le  signe  fourchu  de  Vichnou  denieuru 
pareil  à  ce  qu'il  était  dans  le  sud  de  l'Hindoustan. 

C'est  une  ville  de  cavaliers,  qui  partout  galopent,  cara- 
colent sur  des  bètes  fières,  aux  harnais  dorés  ;  on  y  monte 
aussi  beaucoup  à  éléphant,  et  les  chameaux  y  processionnent 
en  files  nombreuses,  et  les  mulets  n'y  font  point  défaut,  non 
plus  que  les  petits  ânes,  aux  pelures  grises  tirant  sur  le 
rose. 

Les  voitures  y  sont  de  la  plus  diverse  extravagance.  Il  y  a  les 
toutes  petites,  de  louage,  en  cuivre  étincelant,  avec  un  toit  aussi 
pointu  qu'un  dôme  de  pagode,  qui  vont  comme  collées  à  la 
croupe  de  leur  cheval,  et  tout  le  temps  assaillies  de  ruades.  Il  y 
a  celles  qui  roulent  avec  une  lenteur  majestueuse,  traînées  par 
deux  gros  zébus  indolens,  qu'une  barre  de  bronze  maintient 
écartés  à  un  mètre  lun  de  l'autre,  de  manière  à  encombrer  toute 
la  rue  ;  invariablement  elles  sont  en  l'orme  d'avant  de  trirème, 
en  forme  d'éperon  de  navire  très  orné,  mais  d'éperon  tout  à  fait 
aigu,  sur  lequel  les  voyageurs  sont  assis  à  la  file  et  à  califourchon. 
Les  plus  grandes  enfin,  à  l'usage  des  belles  qui  font  leur  mysté- 
rieuse, ont  la  tournure  d'un  œuf  de  quelque  oiseau  monstre  ; 
toutes  rondes,  et  jalousement  enveloppées  d'étoflfes  rouges,  elles 
se  traînent  aussi  sans  hâte;  par  l'entre-bàillement  d'une  draperie, 
de  temps  en  temps  on  en  voit  sortir  un  beau  bras  de  chair 
ambrée,  avec  des  cercles  d'or,  ou  bien  un  pied  nu,  aux  doigts 
chargés  do  bagues.  Ensuite,  il  y  a  des  litières  de  toutes  les 
formes,  sur  lesquelles  on  promène  de  jeunes  seigneurs  en  robe 
de  soie  orange  ou  de  soie  mauve,  les  yeux  allongés  à  l'antimoine 
et  les  oreilles  ornées  de  diamans  ;  ou  bien  de  vieux  nabahs 
sévèrement  vôtus  d'un  fourreau  en  velours  violet,  en  velours 
pourpre,  sur  lequel  s'épand  une  barbe  couleur  de  neige  ou  teinte 
en  vermillon. 

Et  on  se  salue  beaucoup,  le  long  des  jolies  rues  en  dentelle, 
des  jolies  rues  en  tulle  de  pierre  blanche,  car  on  est  très  cour- 
tois, à  Gwalior. 

C'est  assurément  dans  les  hautes  castes  de  ce  pays  que  la 
beauté  des  races  ariennes  atteint  son  maximum  de  perfection  et 
de  finesse,  en  des  pâleurs  à  peine  plus  bistrées  que  celles  des 
Iraniens.  Oh  !  les  admirables  yeux,  les  presque  trop  régulières 
et  exquises  figures   des  promeneuses   qui  passent^   en    groupes 


DANS  l'inde  affamée.  265 

d'un  coloris  éclatant,  drapées  à  la  romaine  dans  des  mousselines 
claires  ! 

Comme  on  est  loin,  ici,  do  llndc  des  grandes  palmes,  des 
nudités  de  bronze  et  des  longues  chevelures  épandues  ! 

Ces  mousselines  du  Radjpoutan,  où  Ion  s'enveloppe  de  la 
tète  aux  pieds,  ont  des  dessins  savamment  barbares;  les  couleurs 
y  sont  toujours  jetées  comme  des  taches,  comme  des  cernes 
sans  contours.  Telle  femme  a  choisi  pour  son  voile  du  vert 
mousse  semé  de  larg'es  cernes  roses;  une  autre,  qui  chemine 
en  sa  compagnie,  est  en  jaune  dor  taclié  de  bleu  lapis  et  de  bleu 
turquoise,  ou  bien  en  lilas  avec  des  marbrures  jaune  orange. 
La  légèreté  des  tissus,  les  rayons  de  soleil  qui  traversent,  la 
transparence  des  ombres,  font  jouer  tout  cela  comme  les  feux 
du  prisme.  El,  parfois,  au  milieu  de  ces  nuances  de  fleurs  et 
de  matin,  passe  une  autre  belle  vêtue  comme  une  fée  de  la  nuit, 
apportant  la  surprise  de  voiles  tout  noirs,  zébrés  de  longues 
raies  dargent. 

L'amusement  des  couleurs  prend  une  telle  importance  pour 
les  gens  de  Gwalior,  qu'il  y  a  des  rues  entières  où  l'on  ne  s'oc- 
cupe qu'à  teindre  les  mousselines,  à  y  semer  des  taches  harmo- 
nieuses. Gela  se  fait  en  présence  des  passans,  qui  s'arrêtent  poui 
regarder,  pour  exprimer  leur  avis.  Et,  quand  une  pièce  est 
achevée,  on  létend  sur  les  balcons  ajourés,  ou  bien  on  la  confie 
à  deux  enfans  qui,  la  prenant  chacun  ^^ar  un  bout,  s'en  vont  la 
promener  au  soleil  pour  qu'elle  sèche.  Le  quartier  des  teintu- 
riers a  lair  en  perpétuelle  fête,  avec  toutes  ces  étoffes  légères, 
jetées  en  vélum  sur  les  maisons,  ou  promenées  à  la  main,  flol- 
tant  comme  des  banderoles. 

On  rencontre  par  la  ville  des  cortèges  de  noce,  qui  s'avancent 
dune  allure  lente,  précédés  par  des  tambourins  et  des  musettes, 
le  marié  à  cheval,  et  à  labri  d'un  immense  parasol  que  des  ser- 
viteurs balancent  au-dessus  de  sa  tête.  On  rencontre  des  cor- 
tèges de  mort,  qui  courent  à  toutes  jambes,  le  cadavre  ligoté 
empaqueté  d'étoffes,  secoué  par  le  trot  des  gens  qui  le  portent 
à  l'épaule,  et  suivi  d'une  horde  essoufflée  qui  hurle  comme  les 
chiens  à  la  lune.  Aux  coins  des  rues,  des  fakirs,  barbouillés  de 
cendres,  se  tordent  épileptiquement  dans  la  poussière,  et  prient 
comme  s'ils  agonisaient.  Sur  la  grande  place  du  marché,  entourée 
de  temples  et  de  kiosques  en  fines  découpures,  les  femmes, 
aux  voiles  de  toutes  les  couleurs  de   l'arc-en-ciel,  assaillent  les 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marchands  de  tapis,  de  soieries,  de  fruits,  de  galettes  et  de 
graines  ;  on  n'aperçoit  nulle  part  ces  horreurs  cadavériques, 
toujours  étalées  chez  nous,  —  poissons  fétides,  entrailles  ou 
lamheaux  de  chair,  —  puisque  le  peuple  de  Brahma  ne  mange 
d'aucune  chose  ayant  vécu;  et  ce  qui  se  vend  surtout,  ce  sont 
les  roses  roses,  sans  tige,  apportées  en  monceaux,  pour  servir  à 
composer  des  essences,  on  simplement  à  faire  des  colliers. 

Des  porti(|ues  très  blancs,  surmont<'s  de  miradors  en  grès 
ajouré,  donnent  accès  dans  l'immense  quartier  royal  :  ce  sont 
des  palais,  tout  neigeux  de  blancheur  et  entourés  de  parterres 
de  roses  blanches,  parmi  de  grands  arbres  languissans  qui 
gardent  en  avril  leurs  teintes  d'arrière-automne;  ce  sont  des 
parcs  solilaircs,  qui  se  dessèchent  de  jour  en  jour,  sans  que  le 
roi  ait  le  pouvoir  de  Tempêcher;  ce  sont  des  petits  lacs,  aujour- 
d'hui taris,  avec,  sur  les  boi'ds,  des  kiosques  merveilleusement 
ciselés,  où  la  cour  venait  prendre  le  frais,  au  temps  où  il  y  avait 
de  la  pluie,  de  leau  et  des  feuillées  épaisses. 

Dans  les  allées  quasi  automnales  où,  à  force  de  soins,  les 
roses  de  bordure  fleurissent  encore,  des  paons  se  promènent,  et 
des  singes  plaintifs,  qui  ont  lair  de  siiiquic'ter  de  toute  cette 
soif  de  la  terre,  de  toute  cette  détresse  envahissante. 

Le  roi  de  Gwalior,  en  ce  moment,  s'est  retiré  sur  la  cime  des 
rochers  voisins,  pour  essayer  d'échapper  à  la  fièvre  qui  le  ronge. 
Je  suis  cependant  autorisé  de  sa  part  à  entrer,  et  les  portes 
s'ouvrent. 

Des  salles  meublées  à  l'européenne;  des  dorures,  des  bro- 
carts, des  lustres  de  Baccarat  :  on  se  croirait  au  Palais-Bourbon 
ou  à  l'Elysée.  Mais,  au  milieu  de  ce  luxe  banal  des  appartemens, 
on  sent  quand  même  l'Inde,  qui  est  là  derrière  les  murs  tendus 
de  soie;  on  sent  la  mélancolie  de  ces  parcs,  effeuillés  au  prin- 
temps, et  l'angoisse  de  ce  pays  qui  souffre.  Quant  au  jeune  sei- 
gneur, qui  m'a  introduit  là  et  qui  me  guide  avec  une  grâce  élé- 
gante, c'est  un  personnage  de  féerie,  vêtu  de  blanc  et  coiffé  d'un 
chaperon  de  soie  rose  :  aux  oreilles,  des  perles,  et  deux  rangs 
de  grosses  émeraudes  en  collier.  Comme  visage,  il  rappelle  ces 
princes  invraisemblablement  jolis,  ((ue  représentaient  les  vieilles 
miniatures  indiennes  ou  persanes  :  des  yeux  déjà  trop  grands, 
allongés  par  des  fards,  un  nez  trop  lin,  une  trop  soyeuse  mous- 
tache noire,  vÀ  trop  de  sang  vermeil  aux  joues,  formant  tache 
rosée  sous  l'ambre  transparent  de  la  peau. 


DANS  l'inde  affamée.  267 

Les  palais  funéraires  des  anciens  rois  de  Gwalior  occupenl, 
de  l'autre  côté  de  la  ville,  tout  un  silencieux  quartier.  Au  milieu 
de  jardins,  ce  sont  des  temples  en  grès  ou  en  marbre,  dont  les 
pyramides  ont  l'oi'ine  de  cyprès  colossal,  de  grand  if  de  cime- 
tière. 

De  tous  ces  mausolées,  cjui  dressent  leurs  tours  pointues  vers 
le  ciel,  le  plus  somptueux  est  celui  où  dort,  depuis  peu  d'an- 
nées, le  précédent  Maharajah.  Le  grès  et  le  marbre  blanc  y  sont 
travaillés  avec  magnificejice,  et,  au  fond,  à  la  place  très  sacrée, 
est  assise  une  vache  en  marbre  noir,  un  des  symboles  les  plus 
vénérés  du  brahmanisme.  On  vient  à  peine  de  le  finir,  ce  tom- 
beau royal,  et  déjà  les  oiseaux  l'ont  envahi.  Hiboux,  tourterelles 
et  perruches  nichent  par  tribus  dans  la  pyramide,  dont  les  esca- 
liers sont  semés  de  plumes  vertes  ou  grises.  La  pyramide  est 
très  haute,  et,  du  sommet,  la  ville,  sous  le  tournoiement  des 
corbeaux  et  des  aigles,  apparaît  toute,  avec  ses  nmisons  en  den- 
telle, ses  palais,  ses  jardins  mourans,  les  grands  ifs  de  pierre  de 
ses  temples.  Ses  environs,  ainsi  qu'il  arrive  toujours  dans  Llnde, 
sont  encombrés  de  ruines  :  anciens  Gwalior,  anciens  quartiers, 
anciens  palais,  abandonnés  au  cours  des  siècles,  à  la  suite  de 
fantaisies  ou  de  guei'res.  Un  côté  de  l'horizon  est  occupé  par 
une  de  ces  citadelles  de  Titans  comme  on  en  construisait  par- 
tout dans  ces  pays,  aux  âges  héroïques,  alors  ((ue  les  nobles  jjeu- 
ples  hindous,  non  encore  domestiqués  par  l'étranger,  vivaient 
d'une  vie  libre,  belliqueuse  et  superbe:  une  lieue  de  remparts, 
de  donjons  et  de  vieux  palais  farouches,  couronnent  là-bas  des 
rochers  abrupts,  de  plus  de  cent  mètres  de  haut.  Enfin  se  dé- 
roulent les  lointains  extrêmes,  dune  nuance  de  ceudre  et  de 
feuille  rousse  ;  et  ces  forêts  mortes,  ces  jungles  mortes,  aperçues 
dans  le  recul  effacé  des  derniers  plans,  jettent  leur  menace  silen- 
cieuse à  la  ville  encore  insouciante  et  gaie,  annoncent  que  la 
famine  s'approche. 

Sur  un  éléphant  du  roi,  le  dernier  soir,  et  eu  compagnie  d'un 
aimable  personnage  de  la  cour,  j'ai  fait  ma  promenade  d'adieu 
dans  la  ville  du  gT(''s  ajouré,  à  l'heure  moins  chaude  où  les 
femmes  aux  mousselines  peintes,  aux  mousselines  argentées, 
prennent  l'air  sur  les  balcons  précieux. 

On  reconnaissait  mon  compagnon  et  le  costume  des  deux 
coureurs  qui  nous  précédaient;  alors  on  saluait  beaucoup. 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  long  des  rues  étroites,  le  dos  de  l'énorme  bêle  —  un  élé- 
phant femelle,  dans  la  soixante-quinzième  année  de  sa  vie,  — 
nous  mettait  à  la  hauteur  des  premiers  étages,  à  toucher  les 
moucharabiehs  délicats,  les  galeries  sculptées  où  rêvaient  les 
belles,  et  toutes  s'inclinaient  en  portant  les  deux  mains  au  front. 

A  un  carrefour,  des  nattes  avaient  été  tendues  pour  enclore, 
jusqu'à  hauteur  d'homme,  une  partie  de  la  place;  mais  nous 
passions  assez  haut  montés  pour  voir  par-dessus  la  fermeture  lé- 
gère. Et  c'('tait  une  fête  de  mariage  que  Ton  avait  ainsi  installée 
dans  la  rue,  devant  la  maison  des  époux,  jugée  trop  petite; 
quantité  de  jeunes  femmes  très  parées,  aux  voiles  pailletés  d'or, 
se  tenaient  là  assises  en  cercle  pour  écouter  des  musiciens  et  des 
chanteurs. 

Sur  la  place  du  marché,  que  de  saints  !  Les  humbles  mar- 
chands et  les  pauvres  se  courbaient  en  révérences  profondes.  Les 
beaux  cavaliers  se  bornaient  à  un  signe  de  tête,  chacun  retenant 
son  cheval  —  que  toujours  un  éléphant  terrorise  —  et  qui  ruait 
ou  se  cabrait,  chavirant  des  mannequins  de  roses.  Même  des 
troupes  de  bébés,  même  d'adorables  petites  filles  de  cinq  ou  six 
ans,  aux  yeux  très  peints,  s'arrêtaient  pour  porter  gravement  les 
mains  au  front,  et  leur  gentil  salut  comique  nous  arrivait  de 
tout  en  bas,  de  presque  dessous  notre  bête  monstre,  —  qui  du 
reste  posait  ses  pieds  l'un  devant  l'autre  avec  des  précautions 
maternelles,  pour  ne  pas  leur  faire  de  mal. 

Et  je  me  rappelle,  au  tournant  d'une  rue  à  peine  assez  large, 
où  nos  lianes  rasaient  les  murs,  une  secouss(%  un  brus(|ue  arrêt: 
la  tête  d'un  autre  éléphant  plus  énoruu'  encore,  un  mfde  avec  de 
longs  ivoires,  apparaissait,  arrivant  en  sens  inverse,  juste  en  face 
de  nous...  Une  minute  d'indécision!  Vraiment  on  eût  dit  qu'ils 
^e  consultaient  avec  courtoisie,  les  deux  colosses,  —  d'ailleurs 
commensaux  dans  les  mômes  écuries  royales  et  devant  beaucoup 
se  connaître.  L'autre,  enfin,  fit  trente  pas  en  arrière,  entra  à  re- 
culons dans  une  cour,  et  nous  passâmes,  frôlés  par  sa  tiompe. 


Xn.  —  LA  MONTAGNE  DES  ROIS 

L'heure  méridienne  approche,  resplendissante  et  morne,  sur 
les  désolations  de  l'Inde.  Calmement,  l'éléphant  monte  ;  par  une 
rampe,   taillée  en    des   proportions  surhumaines,   il  s'élève  au 


DANS  t/tndf  affamée,  269 

flanc  d'iinp  montagne  encombréo  do  ruines,  qui  est  comme   une 
immense  nécropole  de  dieux,  de  temples  et  de  palais. 

En  montant,  il  zigzague  sur  la  route,  pour  rendre  l'ascen- 
sion plus  douce;  toute  sa  masse  dandinante  me  berce  d'ondula- 
tions molles,  et  chacun  de  ses  pas  donne  le  sentiment  de  sa 
lourdeur  de  colosse,  par  lëcrasis  de  poussière  qui  se  fait  sous 
son  pied  large.  Cependant  sa  marche  feutrée  est  à  peine  bruyante 
et,  dans  le  silence  absolu  des  (nitours,  on  n'entend  guère  que  le 
son  grave  des  deux  cloches  d'argent  pendues  à  ses  côtés,  qui 
sonnent  un  carillon  mélancolique,  à  iutervalle  mineur.  Parfois 
aussi  un  grand  fouettement  de  plumes,  dans  l'air  immobile  et 
chaud  :  un  vautour,  un  aigle  passe. 

La  montée  est  raide,  au  flanc  des  roches  verticales.  Du  côté 
du  vide,  un  mur  épais  et  bas,  aux  créneaux  de  forteresse,  se 
découpe  sur  les  lointains  grisâtres,  estompés  de  poussière  et 
d'éblouissemens  de  soleil.  Du  côté  de  la  montagne,  on  est  do- 
miné par  des  choses  cyclopéennes  ;  cent  mètres  de  granit  à  pie, 
avec  un  couronnement  de  châteaux,  de  donjons  comme  les 
hommes  de  nos  jours  n'oseraient  ni  ne  pourraient  plus  en  con- 
struire ;  en  levant  la  tête,  on  aperçoit,  sur  une  longueur  infinie, 
ces  prodigieux  palais  des  anciens  âges,  en  style  inconnu,  qui, 
depuis  des  siècles,  tout  au  bord  de  l'abîme,  se  tiennent  debout 
sans  vertige,  avec  leurs  guérites  surplombantes  et  leurs  mira- 
dors. Par-dessus  la  forteresse  naturelle  qu'était  déjà  cette  mon- 
tagne, des  dynasties  de  rois  dont  nous  n'imaginons  plus  l'exis- 
tence ont  fait  pendant  plus  de  mille  ans  entasser  les  blocs  sur 
les  blocs  pour  se  créer  là-haut  d'imprenables  repaires.  Vraiment 
les  manoirs  et  châteaux  forts  de  nos  petits  hobereaux  d'Occident 
font  sourire,  à  côté  de  ces  ruines  écrasantes  dont  l'Inde  est  par- 
tout surchargée. 

L'éléphant  monte  lourdement,  au  carillon  de  ses  deux  cloches 
monotones  et  douces.  Le  soleil  vertical  dessine  sous  lui  son 
ombre  ballottante  et  reproduit  en  noir  par  terre  le  balancement 
de  sa  trompe.  Deux  hommes,  qui  par  étiquette  nous  précèdent, 
grimpent  comme  en  somnolence,  tenant  en  main  de  longues 
cannes  de  parade  à  pomme  argentée.  Des  portes,  à  différentes 
altitudes,  coupent  ce  chemin,  par  lequel  nous  nous  élevons  avec 
une  lenteur  orientale  ;  il  va  sans  dire,  ce  sont  de  terribles  portes, 
surmontées  de  donjons  à  meurtrières;  et  des  soldats  de  Gwalior 
les  gardent,  sans  doute  parce  que  leur  roi  habite  en  ce  moment 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

là-haut,  parmi  les  débris  du  passé  grandiose.  Les  lointains  élar- 
gissent autour  de  nous  leur  cercle  vague;  la  nuance  des  arbres 
desséchés  s'y  fond  en  grisaille,  sous  l'espèce  de  brouillard  de 
cendre  suspendu  dans  Tair;  l'horizon  gris  se  perd  dans  le  ciel 
gris,  saturé  de  poussière  étincelante,  et  les  grands  oiseaux  de 
proie  se  lassent  de  tourbillonner  depuis  le  malin  au-ilcssus  de 
tout  cela,  qui  sent  la  soif,  l'épuisement  et  la  mort. 

Une  réverbération  torride  émane  des  rochers  ;  il  n'y  a  aucun 
souffle  dans  l'atmosphère;  voici  que  les  oiseaux  mêmes  s'en- 
dorment, vaincus  par  la  torpeur  méridienne;  aigles  et  vautours 
replient  leurs  ailes,  se  posent  et  nous  regardent  passer.  L'allure 
de  l'éléphant  engourdit  l'esprit  peu  à  peu,  comme  un  continuel 
bercement  de  gondole;  les  yeux  se  ferment  éblouis,  et,  bientôt, 
au  milieu  de  cet  ensemble  de  choses  grises,  où  le  rouge  même 
des  granits  s'atlf-nue  sous  la  poussière  des  années  sans  eau,  je 
ne  perçois  plus  guère  que  les  premiers  plans,  les  objets  qui 
éclatent  devant  moi  tout  proches.  C'est  d'abord  un  turban  doré, 
une  nuque  brune,  un  dos  drapé  de  blanc,  une  petite  lance 
acérée  :  le  cornac  hindou,  accroupi  à  la  Bouddha  sur  le  front 
de  la  bête  et  tenant  en  main  rarme  directrice.  Ensuite  c'est  un 
peu  du  drap  écarlate  de  la  têtière,  et  ce  sont  les  deux  gigantesques 
oreilles  roses,  tigr('^es  de  noir,  qui  s'agitent  en  continuel  mouve- 
ment d  éventail,  pour  écarter  les  taons  et  les  mouches. 

Il  monte,  l'éléphant,  infatigable,  docile  et  calme,  meurtris- 
sant la  route  sous  ses  pieds  lourds.  A  côt(''  de  lui,  au  flanc  des 
roches,  de  gros  blocs  arrondis,  qui  déjà  lui  ressemblaient,  ont 
été  plus  ou  moins  retaillés  à  son  image,  par  des  hommes  don 
ne  sait  quelle  époque  perdue  dans  la  nuit;  de  vagues  bas-reliefs 
représentent  des  trompes,  des  têtes  à  longues  défenses,  ou  par- 
fois des  croupes,  à  peine  dégagées  de  la  masse  primitive.  Il  y  a 
aussi  maintenant  des  inscriptions  en  plusieurs  langues  disparues, 
et  beaucoup  de  dieux  sculptés  à  même  la  montagne,  dans  des 
niches,  —  œuvres  des  Pals  ou  des  Jaïnas,  qui  furent  les  pre- 
miers habitans  de  ce  lieu  formidable. 

En  bas,  dans  la  plaine  brûlante,  sous  l'espèce  de  buée  de 
cendre  qui  flotte,  les  ruines  de  l'ancien  Gwalior  commencent  de 
se  découvrir;  et  aussi  les  blancheurs  du  nouveau,  ■ —  que  les 
Indiens  appellent  dédaigneusement  Lachkar  (le  campement),  — 
ses  grands  ifs  de  pierre,  les  tours  de  ses  temples  brahmaniques. 
Il  est  midi.  Du  feu  blanc  descend  sur  nos  têtes,  les  granits  sur- 


BAINS  l'inde  affamée.  271 

chauffés  ont  un  rayonnement  de  fournaise.  Aigles,  vautours  et 
corbeaux  dorment,  hébétés  de  silence  et  de  chaleur. 

Et,  montant  toujours,  nous  arrivons  au  pied  de  ces  palais 
terrifians,  qui  sont  assis  au  bord  du  vide  et  qui  prolongent  en 
hauteur  la  crête  de  la  montagne.  Les  façades  à  tourelles  ont  une 
magnificence  incomparable,  bâties  dans  toute  leur  étendue  par 
assises  régulières,  en  monstrueux  blocs  toujours  égaux,  et  ornées 
d'une  profusion  de  mosaïques,  en  émail  bleu,  vert  et  or,  repré- 
sentant toutes  sortes  de  personnages  et  de  bêtes.  C'étaient  jadis 
les  demeures  des  puissans  rois  de  Gwalior,  qui,  jusqu'au  xvi"  siècle, 
vécurent  là  perchés,  et  inaccessibles. 

Une  dernière  porte  colossale,  revêtue  d'émaux  bleu-de-lapis, 
que  gardent  encore  des  soldats  du  jNlaharajah,  nous  donne  enfin 
accès  sur  ce  plateau  du  sommet  qui  a  presque  une  lieue  dé  long; 
qui  est  entièrement  entouré  de  remparts;  qui  est  réputé  la 
position  la  plus  imprenable  de  toute  Tlnde  occidentale;  qui 
depuis  les  temps  historiques  n'a  cessé  d'être  un  objet  de  convoi- 
tise pour  les  rois  guerriers;  qui  a  vu  d'étonnantes  batailles; 
dont  l'histoire  emplirait  des  volumes,  —  et  qui  n'est  plus  qu'une 
haute  solitude  couverte  de  palais,  de  tombeaux,  de  temples  et 
d'idoles  de  toutes  les  civilisations  et  de  tous  les  âges.  Nulle  part 
dans  notre  Europe  on  ne  trouverait  un  lieu  qui  puisse  lui  être 
comparé,  un  si  tragique  musée  des  grandeurs  disparues. 

Devant  le  premier  palais  orné  d'émail,  qui  est  aussi  le  moins 
farouchement  archaïque  et  le  moins  détruit,  l'éléphant  s'age- 
nouille, nous  mettons  pied  à  terre,  et  nous  entrons. 

Il  a  cinq  cents  ans  à  peine,  celui-ci;  mais  ses  soubassemens 
cyclopcens  datent  des  rois  Pals,  dont  la  dynastie  fut  régnante  à 
Gwalior  depuis  le  iii^  siècle  jusqu'au  x"  siècle  de  notre  ère.  Des 
salles  trapues,  formidables,  plafonnées  en  blocs  de  granit.  Le 
silence  particulier  des  ruines,  une  pénombre  subite  et,  pour 
nous  qui  venons  du  brûlant  dehors,  un  peu  de  fraîcheur.  Il  ne 
reste  du  luxe  d'autrefois  que  la  profusion  des  sculptures  et  les 
merveilleux  émaux  des  nmrailles,  représentant  des  bêtes  ailées, 
des  phénix,  des  paons,  aux  plumes  vertes  ou  bleues,  d'un  coloris 
éclatant  et  inaltérable  dont  le  secret  est  perdu.  La  vision  du 
monde  extérieur  ne  pénétrait  dans  ce  palais  qu'à  travers  des 
plaques  de  granit,  scellées  dans  la  maçonnerie  et  percées  de 
petits  trous  :  telles  étaient  les  fenêtres  où  venaient  rêver  les  belles 
captives,  et  où  sans  doute  les  rois  s'installaient  pour  observer  les 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuages,  les  lointains  de  la  plaine,  les  armées,  les  batailles.  Toute 
la  façade  qui  regarde  Fabîme,  —  et  qui  n'a  pas  moins  de  cent 
pieds  de  haut  sur  trois  cents  pieds  de  long,  —  toutes  les  salles, 
toutes  les  chambres,  solides  comme  des  casemates,  ne  respirent 
que  par  ces  plaques  ajourées,  qui  ne  pouvaient  s'ouvrir  ni  pour 
la  fuite,  ni  pour  le  suicide,  ni  pour  l'amour;  qui  sont  oppres- 
santes plus  que  les  barreaux  de  fer  de  nos  prisons.  Et  partout, 
sous  les  dalles,  des  escaliers  sournois  descendent  dans  des  caves, 
des  souterrains,  des  oubliettes;  on  ne  sait  jusqu'à  quelle  pro- 
fondeur la  montagne  est  creusée  de  puits  perdus  et  de  galeries 
noires. 

D'autres  palais,  à  côté  de  celui-là,  se  succèdent,  de  plus  en 
plus  barbares.  L'un,  construit  en  blocs  plus  lourds  encore,  et 
qui  date  des  rois  Pals.  Un  autre  qui  est  du  temps  des  Jaïnas, 
presque  informe  aujourd'hui  et  confondu  avec  le  rocher,  n'ayant 
que  de  toutes  petites  fenêtres  percées  en  triangle,  comme  des 
meurtrières. 

Ailleurs,  ce  grand  plateau  fortifié  est  couvert  de  temples  dont 
la  diversité  seule  raconterait  toutes  les  phases  du  brahmanisme  ; 
il  est  percé  de  citernes,  en  cas  de  siège,  assez  grandes  pour  ap- 
provisionner indéfiniment  des  milliers  d'hommes  ;  il  est  tout 
planté  de  statues  et  de  tombeaux. 

Dans  un  temple  Jaïna.  dont  les  dieux  furent  mutilés  jadis  par 
les  soldats  du  Grand-Mogol,  je  m'arrête  à  songer,  à  comparer 
avec  les  monumens  religieux  de  notre  antiquité  chrétienne... 
nos  églises,  môme  les  plus  belles,  sont  faites  de  petites  pierres 
inégales,  collées  au  ciment.  Ici  au  contraire,  les  blocs  énormes, 
choisis  et  tous  réguliers,  ajustés,  emboîtés  les  uns  dans  les  autres 
avec  une  précision  d'horlogerie,  tiennent  d'eux-mêmes  par  leur 
exactitude  et  par  leur  masse,  forment  un  ensemble  presque 
éternel... 

Maintenant  j'ai  repris  place,  avec  mes  Indiens,  sur  le  dos  de 
la  bête  lente  et  berceuse,  et,  au  son  des  mêmes  cloches  argen- 
tines, avec  la  même  tranquillité,  nous  redescendons  par  l'autre 
versant  de  la  montagne,  dans  un  gouffre  de  rochers  rouges  qui 
bientôt  jettent  sur  nos  têtes  un  peu  d'ombre.  Nous  croisons  des 
cavaliers  qui  montaient,  mais  dont  les  chevaux  se  cabrent  et 
s'affolent,  et  un  dromadaire  qui  fait  brusque  volte-face,  en  lais- 
sant tomber  sa  charge  :  même   en  ce  pays  de  l'éléphant,  il  est 


DANS  l'inde  affamée.  273 

peu  d'animaux  qui  s'habituont  à  passer  près  de  lui  sans  terreur. 

Gett(>  gorge,  par  laquelle  nous  descendons,  est  peuplée  de 
géans  de  pierre  (1);  elle  est  la  demeure  des  colosses  des  Tirtlian- 
kars,  taillés  à  même  la  montagne,  debout  ou  assis,  dans  des 
niches,  dans  des  cavernes,  lien  est  de  vingt  pieds  de  haut,  com- 
plètement nus  et  presque  obscènes  dans  les  détails  de  leur 
nudité.  D'un  côté  à  l'autre  de  la  vallée,  ils  se  regardent,  et  nous 
cheminons  au  milieu  d'eux. 

Mais  l'armée  iconoclaste  du  Grand-Mogol  est  passée,  au 
xvi"  siècle,  par  cette  route,  entre  les  mômes  personnages,  bri- 
sant à  ceux-ci  la  tête,  à  ceux-là  le  sexe  ou  les  mains,  et  tous 
sont  mutilés  (2). 

■  Il  nous  semble  à  présent  en  apercevoir  de  nouveaux,  là-bas, 
à  travers  la  chaude  poussière  dont  tout  le  pays  s'embrume... 
Dans  d'autres  vallées,  qui  se  découvrent  devant  nous,  dans  d'au- 
tres rochers,  la  peuplade  immobile  se  continue  ;  nous  ne  la 
voyons  pas  finir.  11  y  a  comme  de  la  cendre  en  suspens  dans  l'air, 
et  toujours,  partout,  des  éblouissemens  de  soleil  ;la  chaleur  nous 
endort,  et  aussi  le  tranquille  carillon  de  nos  deux  cloches  ;  à 
mesure  que  nous  descendons,  tout  se  voile  de  plus  en  plus,  et 
c'est  en  demi-sommeil  que  nous  continuons  notre  marche  oscil- 
lante, au  milieu  des  géans,  dont  la  notion  peu  à  peu  se  déforme 
dans  notre  esprit... 

Pierre  Loti. 


(1)  Les  plus  grandes  de  ces  statues  sont  celles  de  Parvasnath  et  celle  du  Tirthan- 
kar  Adinath,  fondateur  de  la  religion  Jaina;  elles  ne  remontent  guère  au  delà  du 
XV"  siècle. 

(2)  Mutilations  ordonnées  par  l'empereur  Babar,  en  1527. 


TOME  XIII.   —  1903.  18 


AUGUSTIN  COCHIN 


SON  ACTION  SOCIALE  ET  RELIGIEUSE 


Est-ce  le  moment  de  parler  d'un  homme  dont  il  semble  que 
les  événemens  aient  pris  à  tâche  de  confondre  les  efforts  et  de 
démentir  les  espérances?  Qui,  plus  qu'Augustin  Cochin,  a  eu 
foi  pendant  le  dernier  siècle  aux  conquêtes  de  la  liberté?  Qui 
a  cru,  plus  que  lui,  à  l'apaisement  des  luttes  de  classes  par  le 
progrès  social  et  économique;  au  triomphe  définitif  des  idées 
de  tolérance,  de  justice  et  de  bonté?  Qui  a  travaillé  avec  plus 
d'ardeur  à  faire  cesser  les  malentendus  dont  souffrent  l'Eglise 
catholique  et  la  société  contemporaine,  à  réaliser  entre  elles 
une  solide  alliance  dans  le  respect  mutuel  de  leurs  droits? 
A  quel  point  la  déception  est  profonde,  il  serait  vain  de  le  dé- 
montrer, quand  on  constate  que  la  notion  même  de  la  liberté 
se  perd  au  milieu  de  nous,  et  qu'elle  est  remplacée  par  d'in- 
cessans  appels  à  la  force.  L'antagonisme  aigu,  le  réveil  d'un 
fanatisme  brutal,  la  haine  croissante,  la  guerre  religieuse  ral- 
lumée, l'amour  du  bien-être  et  de  la  fortune  substitué  à  tout 
idéal,  voilà  ce  qu'est  devenu  le  rêve  d'autrefois. 

El  cependant,  loin  qu'il  y  ait  une  sorte  d'ironie  à  choisir  le 
moment  où  tant  de  nobles  causes  semblent  près  de  succomber 
pour  parler  d'un  de  ceux  qui  les  ont  défendues  avec  le  plus  de 
vaillance,  nous  croyons,  au  contraire,  plus  opportun  que  jamais 


AUGUSTIN    COCHIN.  275 

de  ramener  l'attention  publique  vers  les  hommes  de  la  trempe 
d'Augustin  Cochin,  et  de  l'aire  entendre,  en  évoquant  leur  sou- 
venir, des  paroles  d'espérance,  l'affirmation  d'une  foi  invincible 
dans  la  liberté.  Cochin  était  de  ceux  dont  l'exemple  nous  fait 
croire  au  bien,  et,  comme  il  Ta  dit  lui-même,  «  dès  que  l'on 
croit  au  bien,  on  en  devient  capable.  » 

I 

Je  n'entreprends  pas  ici  une  étude  biographique  :  cette  étude 
a  été  faite  par  un  illustre  écrivain  (1).  Tout  mon  dessein  est  de 
faire  connaître  la  vie  de  Cochin  sous  ses  principaux  aspects, 
dans  les  idées  maîtresses  qui  la  dirigèrent. 

Il  faut  bien  le  constater  :  dans  la  génération  nouvelle,  beau- 
coup n'ont  entendu  d'Augustin  Cochin  que  le  nom;  et  encore 
leur  est-il  connu  surtout  par  les  héritiers  qui  le  portent  si  bril- 
lamment aujourd'hui.  On  sait  trop  peu  de  claose  de  ce  qu'a  été 
cet  homme  vraiment  moderne,  pénétré  du  sens  exact  de  la 
démocratie,  désireux  de  la  servir,  amoureux  à  la  fois  de  l'Evan- 
gile et  de  la  liberté,  et  demeuré  en  même  temps,  par  sa  croyance 
et  sa  vie,  un  catholique  des  premiers  âges. 

Sans  doute,  l'éclat  extérieur  a  manqué  à  l'existence  d'Au- 
gustin Cochin.  Les  dramatiques  événemens  de  ce  temps  ne  l'ont 
pas  mis  en  lumière  comme  d'autres.  Il  n'a  pas  connu  la  popu- 
larité bruyante,  l'orgueil  des  premiers  rôles.  Par  une  singulière 
fatalité,  il  semble  que  les  grandes  charges  publiques  se  soient 
dérobées  devant  ce  bon  Français,  si  bien  préparé  à  les  remplir, 
et  qui  en  était  plus  digne  que  tout  autre  ;  ou  bien,  quand  elles 
allaient  le  chercher,  quand  le  pays  réclamait  ses  services,  il 
mourait  à  quarante-huit  ans,  ayant,  longtemps  avant  sa  mort, 
dit  adieu  à  la  gloire,  —  non  au  devoir,  —  et  s'étant  résigné  vo- 
lontiers ((  à  faire  du  bien  au  lieu  de  faire  de  l'effet.  »  La  carrière 
publique  de  Cochin  tient  en  quelques  lignes.  Né  en  1824,  à  Paris, 
il  se  fait  inscrire,  après  de  brillantes  études,  au  barreau  de  la 
capitale  sans  exercer  la  profession  d'avocat.  Bientôt,  il  est  maire 
du  X"  arrondissement,  membre  de  l'Institut,  administrateui 
d'importantes  sociétés  industrielles,  —  des  Compagnies  du  che- 
tnin  de  fer  d'Orléans  et  des  glaces  de  Saint-Gobain,  notamment, 

{i)Augusiin  Cochin,  par  le  comte  de  Failoux,cle  l'Académie  française.  Librairie 
Didier,  1875. 


276  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  et  il  meurt  en  1872,  après  avoir  été  appelé  à  administrer  le 
département  ou  siège  l'Assemblée  nationale. 

Je  ne  sache  pas  qu'aucune  vie  offre  un  exemple  plus  frap- 
pant de  ce  que  peut  Tinfluence  du  milieu  et  des  traditions,  ni 
fasse  ressortir  d'une  façon  plus  saisissante  la  réalité  des  phéno- 
mènes d'atavisme.  Depuis  l'ancêtre  qui  fut  échevin  de  Paris 
sous  saint  Louis,  et  dont  presque  tous  les  descendans  exercèrent 
des  charges  municipales,  la  vieille  bourgeoisie  parisienne  revit 
tout  entière  en  Cochin,  cette  bourgeoisie  à  laquelle  il  appartenait 
par  le  sang  :  religieuse,  raisonneuse,  laborieuse,  indépendante, 
avec  ses  volontés  fprtes  et  persévérantes,  son  sens  pratique  et 
sa  bonne  humeur. 

De  son  grand-oncle,  Tavocat  Cochin,  celui  que  le  barreau  du 
xvui''  siècle  avait  surnommé  le  grand  Cochin,  il  avait  la  sou- 
plesse, la  largeur,  la  lucidité  d'esprit,  labondance  de  ressources  ; 
il  le  rappelait  par  la  flamme,  par  l'accent  communicatif  de  son 
éloquence  et  jusque  par  le  son  flatteur  de  sa  voix.  D'autres 
aïeux,  fondateurs  d'écoles,  d'asiles,  d'hôpitaux,  il  tenait  l'esprit 
de  charité,  de  dévouement,  de  sacrifice,  et  cette  douceur  patiente 
qui  est  la  plénitude  de  la  force.  Enfin,  tous  les  traits  caractéris- 
tiques de  la  physionomie  morale  de  son  père  se  retrouvaient  en 
lui  :  l'amour  désintéressé  du  travail  et  du  progrès,  une  hardiesse 
réelle,  quoique  sans  témérité  dans  les  aspirations;  le  goût  des 
réformes,  la  confiance  datis  la  liberté,  l'esprit  de  modération  et 
de  tolérance. 

Ceux  qui  Tout  connu  ont  pu  constater  à  quel  point  il  se  ré- 
vélait dans  son  extérieur,  et  combien  se  trahissaient  vite  ses 
qualités  :  la  gravité  et  l'enjouement,  la  bonne  grâce  et  la  fermeté, 
la  douceur  et  la  décision,  la  distinction  et  la  modestie.  Sur  son 
visage  aux  traits  virils,  au  front  puissant,  encadré  par  une  che- 
velure d'un  blond  clair,  se  lisait  l'habitude  de  la  réflexion; 
ordinairement  méditatif,  il  était  prompt  à  s'animer;  le  rayonne- 
ment de  ses  yeux  bleus  profonds  et  questionneurs  avait  une 
vivacité  smgulière  ;  il  semblait  toujours  que  ses  lèvres  fines,  spi- 
rituelles, allaient  so  montrer  railleuses  :  elles  s'ouvraient  pour  un 
sourire  dont  l'exquise  bonté  complétait  celle  du  regard.  De  toute 
sa  personne  se  dégageait  un  charme  irrésistible,  je  ne  sais  quoi 
de  cordial  et  de  captivant.  L'eftort  personnel,  l'éducation,  la 
haute  culture  développèrent  tous  ces  dons  naturels.  Cochin 
trouva  dans  la  sollicitude  du  vénérable  abbé  Senac,  aumônier  de 


AUGUSTIN    COCHIN.  277 

Rollin,  et  avant  tout  dans  la  direction  éclairée  de  son  père,  à  la 
fois  un  stimulant  et  l'appui  le  plus  précieux.  Avocat  à  la  Cour 
de  cassation,  maire  du  XlIP  arrondissement,  député  de  Paris,  si 
absorbé  que  fût  M.  Cochin  père  par  ses  travaux  multiples,  par 
les  initiatives  fécondes  qu'il  sut  prendre  dans  le  domaine  des 
institutions  scolaires  et  charitables,  il  suivait  attentivement  les 
progrès  de  son  fils,  dont  il  était  le  confident  et  l'ami. 

Préoccupation  devenue  trop  rare,  M.  Cochin  entendait  que 
son  fils  se  préparât,  d'abord  par  une  culture  générale,  ensuite 
par  des  études  spéciales,  par  des  voyages,  par  des  observations 
recueillies  à  l'étranger,  à  remplir  dignement  les  hautes  fonctions 
de  la  vie  publique.  Il  ('tait  de  ceux  qui  pensent  que,  chez  un 
grand  peuple,  et  là  particulièrement  où  prévalent  des  courans 
démocratiques  et  égalitaires,  il  doit  se  former  librement  une 
élite  capable  dadministrer  le  pays.  Il  pensait  que  les  hommes 
d'Etat  ne  s'improvisent  pas,  et  il  comprenait  la  démocratie 
comme  l'entendait,  aux  Etats-Unis,  l'illustre  Jefferson  lorsqu'il 
montrait  en  elle  le  meilleur  moyen  de  conduire  au  pouvoir  les 
supériorités  naturelles.  Il  ne  vit  malheureusement  pas  l'appli- 
cation de  ce  programme  ;  mais  il  en  avait  pénétré  l'esprit  de  son 
fils.  Augustin  Cochin  alliait  à  une  éducation  littéraire  très 
complète  la  connaissance  des  sciences  naturelles  et  physiques. 
Docteur  en  droit,  il  possédait  à  fond  la  législation  et  l'économie 
politique.  L'usage  familier  des  langues  étrangères  lui  permet- 
tait de  tirer  profit  de  tous  ses  voyages,  d'apprendre  à  connaître 
le  monde  et  la  politique  de  son  temps,  d'étudier  et  de  comparer 
les  conditions  industrielles,  les  finances  des  diverses  nations. 
Mais  le  problème  qui  l'intéressa  de  meilleure  heure  et  le  plus 
profondément  fut  celui  de  l'éducation.  Il  avait  eu  occasion  de 
lapprofondir  en  prenant  part  à  un  concours  institué  par  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques  sur  les  doctrines  de 
Pestalozzi  (1).  Peut-être  dut-il  à  la  fréquentation  de  ce  philo- 
sophe une  de  ses  idées  maîtresses,  la  conviction  que  la  solution 
de  toutes  les  questions  vitales  dépend  de  l'éducation,  et  que 
celle-ci  a  pour  point  de  départ,  pour  fondement  essentiel,  la 
famille,  le  foyer  domestique. 

Lui-même,  toutefois,  fut  de  bonne  heure  privé  du  moyen  de 
formation  qu'il  appréciait  le  plus.  Sa  mère  était  morte  lorsqu'il 

(1)  Son  mémoire  fut  couronné  par  l'Académie. 


278  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'avait  que  trois  ans,  et  il  perdit  son  père  en  1841,  au  moment 
où  il  se  réjouissait  de  pouvoir  le  soulager  dans  ses  travaux.  Il 
restait,  à  vingt  ans,  abandonné  à  sa  propre  et  unique  responsa- 
bilité. Avec  un  sang-froid  et  une  énergie  extraordinaires,  il  sut 
organiser  sa  vie  et,  —  chose  rare  dans  un  si  jeune  homme,  — 
l'orienter  d'une  manière  définitive.  Une  maturité  précoce  lui 
permettait  de  se  gouverner  lui-même  et  de  tenir  déjà  ses  yeux 
fixés  sur  le  but  auquel  devaient  tendre  ses  efforts. 

Dans  l'isolement  où  il  se  trouvait,  son  oncle,  M.  Benoist 
d'Azy,  lui  fut  d'un  grand  secours.  Mais  sa  consolation  véritable, 
sa  ressource  suprême,  ce  fut  l'action.  Il  a  été  par  excellence 
l'homme  d'action.  Croyant,  enthousiaste,  confiant,  épris  de 
l'idéal  le  plus  élevé,  et,  malgré  ses  tristesses  prématurées,  envi- 
sageant la  vie  dans  ce  qu'elle  a  de  beau,  dans  les  grandes  choses 
qu'elle  permet  d'accomplir  pour  Dieu,  pour  son  pays,  pour  ses 
semblables,  ayant  une  haute  idée  du  métier  d'homme  et,  plus 
encore,  du  rôle  du  chrétien,  il  se  lança  dans  l'action  à  corps 
perdu,  justifiant  dans  toute  sa  conduite  ce  qu'il  devait  dire  plus 
tard  et  qui  caractérise  si  bien  cet  esprit  ouvert,  cette  Ame  épa- 
nouie :  «  J'aime  la  vie,  la  gaîté,  la  science,  la  liberté.  »  Un 
champ  indéfini  s'ouvrait  devant  son  ardente  activité,  car  il  était 
né  avec  deux  passions  au  cœur  :  l'amour  de  l'homme  qui  tra- 
vaille et  l'amour  de  l'homme  qui  soutïre. 

II 

La  connaissance  des  problèmes  qui  se  rattachent  à  la  condi- 
tion des  ouvriers  dans  la  société  contemporaine  a  été  le  constant 
objet  et  comme  le  point  central  des  études  de  Gochin.  Il  ne  s'est 
pas  borné  à  les  approfondir  dans  des  ouvrages  spéciaux,  dans  les 
écrits  de  Le  Play,  notamment,  dont  il  était  le  disciple  ;  mêlé  de 
près  à  la  direclitm  de  grandes  industries,  il  a  vécu  au  milieu  des 
ouvriers,  et,  quand  il  lui  est  arrivé  de  parler  d'eux,  il  l'a  fait  en 
homme  du  métier,  avec  l'expérience  du  professionnel.  Cochin 
n'avait  pas  seulement  l'amour,  il  avait  le  respect  du  travailleur. 
Il  s'inclinait  devant  la  noblesse  du  travail  et  s'étonnait  que  l'on 
ne  considérât  pas  comme  un  devoir  pressant  de  s'occuper  de  ceux 
qui,  à  peu  d'exceptions  près,  constituent  la  grande  famille  hu- 
maine. Ne  sortons-nous  pas  tous,  en  effet,  de  souches  de  tra- 
vailleurs? «  Une  loi  mystérieuse  ne  conduit-elle  et  ne  reconduit- 


AUGUSTIN    COCHIN.  21 9 

elle  pas  au  travail  tous  les  hommes,  après  qu'ils  ont  traversé 
pendant  quelques  générations  la  richesse,  comme  une  région  for- 
tunée vers  laquelle  ils  aspirent  tous  et  où  ils  se  perdent?  »  Quand 
ce  n'est  pas  un  soldat,  c'est  un  laboureur,  un  artisan  qui  ont  été 
les  aïeux  des  plus  illustres  familles. 

D'un  autre  côté,  il  ne  pouvait  sans  s'émouvoir  constater  à 
quel  point,  depuis  des  siècles,  sur  le  sol  de  notre  patrie,  le  tra- 
vailleur a  été  trompé  par  les  vaines  promesses  des  meneurs  et 
des  utopistes;  comment,  après  tant  de  révolutions  censément 
faites  pour  lui  et  qui  tournent  toujours  contre  lui,  il  demeure  en 
définitive,  selon  l'énergique  expression  populaire,  un  homme  de 
peine.  Mais  était-ce  une  raison  pour  séparer  sa  condition  de 
celle  des  autres  classes  sociales,  comme  si  les  gains  et  les  pertes, 
les  risques  et  les  périls,  les  progrès  et  les  défauts  de  tous  les 
membres  d'une  nation  ne  se  mêlaient  pas,  ne  se  correspondaient 
pas?  Rien  ne  semblait  plus  dangereux  à  Cochin  que  d'opposer 
sans  cesse  les  intérêts  et  les  droits  des  ouvriers  à  ceux  des  autres 
citoyens.  Il  y  voyait  autant  de  provocations  à  la  division,  à  la 
haine,  et  une  façon  de  refaire  par  en  bas  la  classe  des  privilégiés. 
Ce  n'était  pas,  bien  entendu,  qu'il  se  refusât  à  admettre  l'exis- 
tence de  maux  spéciaux,  inhérens  à  l'organisation  nouvelle  de 
l'industrie  dans  la  société  contemporaine,  tels  que  l'isolement 
moral  de  l'ouvrier,  les  agglomérations  factices,  loin  de  la  saine 
vie  des  champs,  la  destruction  du  foyer,  l'instabilité,  le  paupé- 
risme; mais  il  comprenait  que,  si  ces  maux  particuliers  appellent 
des  remèdes  particuliers,  cependant  il  existe  au-dessus  de  tout 
le  reste  une  vie  générale  de  la  société,  à  laquelle  tous  ses 
membres  participent,  en  sorte  que  les  progrès  de  la  condition 
ouvrière  dépendent  premièrement  des  progrès  communs  de  la 
société  prise  dans  son  ensemble. 

Décidé  à  se  garder  de  la  théorie  pure,  Cochin  se  mit  de  bonne 
heure  en  contact  direct  avec  les  ouvriers.  D'une  initiative  hardie, 
il  fonde  pour  eux,  dès  l'âge  de  dix-neuf  ans,  dans  le  faubourg 
Saint-Jacques,  une  société  de  secours  mutuels  dont  il  reste  pré- 
sident jusqu'à  sa  mort.  Sa  porte  leur  est  toujours  ouverte  ;  il  se 
fait  leur  conseiller;  il  les  aide  à  résoudre  leurs  difficultés  et 
même  à  placer  leurs  économies.  Mais  il  s'impose  aussi  le  de- 
voir d'étudier  très  méthodiquement  tout  ce  qui  se  rattache  à 
leur  existence  :  salaire,  habitation,  nourriture,  vêtement.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  ce  fut  lui  qui,  à  l'Exposition  de  1855,  or- 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ganisa  sous  le  nom  de  galerie  d'Economie  domestique  une  sec- 
tion spéciale  destinée  aux  objets  à  bon  marché,  utiles  au  bien- 
être  physique  et  au  développement  intellectuel  des  classes  labo- 
rieuses. Le  fait  était  absolument  nouveau.  On  vit  pendant  des 
mois  cet  esprit  délicat  et  raffiné  s'attacher  à  cette  spécialité  sans 
éclat,  n'ayant  pas  de  préoccupation  plus  vive  que  de  mettre  en 
lumière  tout  ce  qui  constitue  l'humble  vie  de  l'ouvrier.  Il  pour- 
suit le  même  but  aux  Expositions  de  1862  à  Londres,  de  1867  à 
Paris.  Mais  ces  généreuses  initiatives,  il  trouve  moyen  de  les 
exercer  sur  un  terrain  bien  autrement  vaste  et  important,  quand 
il  est  devenu  maire  d'un  des  arrondissemens  de  Paris  et  admi- 
nistrateur de  grandes  compagnies  industrielles.  L'énumération 
serait  longue  de  tout  ce  qu'il  a  entrepris  et  réalisé  d'utile  de  1855 
à  1867  pour  améliorer  les  habitations  ouvrières,  pour  propager 
les  caisses  d'épargne,  la  pratique  des  assurances,  en  un  mot, 
tout  ce  qui  peut  permettre  au  travailleur  d'accéder  au  capital 
et  lui  faciliter  le  libre  exercice  de  ses  facultés,  de  son  énergie 
physique  et  morale.  Pour  le  dire  en  passant,  on  lui  doit  certai- 
nement la  création  des  caisses  d'épargne  postales.  Mais  c'est  dans 
les  mesures  prises  en  faveur  des  ouvriers  par  les  compagnies  des 
chemins  de  fer  d'Orléans  et  des  glaces  de  Saint-Gobain  que  s'est 
manifestée  surtout  son  intervention.  On  peut  mesurer  à  quel  point 
elle  a  été  féconde,  en  constatant  que  les  résultats  qu'elle  a  obte- 
nus non  seulement  subsistent  encore,  mais  se  sont  fortifiés  et 
généralisés.  Son  activité  s'est  étendue  à  toute  une  série  de  me- 
sures ou  de  créations  :  logemens,  restaurans,  magasins  de  vê- 
temens,  sociétés  coopératives,  écoles  ménagères,  écoles  du  soir, 
cercles,  bibliothèques,  chambres  garnies  pour  les  jeunes  gens, 
voilà  quelques-unes  des  créations,  nouvelles  en  ce  temps-là,  qui 
excitaient  la  curiosité  parisienne  et  attiraient,  il  m'en  souvient, 
nombre  de  visiteurs. 

Personne  n'a,  je  le  crois,  plus  attentivement  médité  que 
Gochin  sur  les  solutions  que  comporte  ce  que  l'on  a  appelé  le 
problème  ouvrier.  Il  n'estimait  pas  possible  de  le  résoudre 
sans  le  concours  simultané  des  quatre  facteurs  suivans  :  l'ou- 
vrier, le  patron,  l'Etat,  la  religion. 

C'est  de  l'elTort  individuel  qu'avec  raison  il  faisait  avant  tout 
dépendre  l'amélioration  du  sort  de  l'ouvrier.  Si,  en  effet,  la  des- 
tinée du  travailleur  est  à  la  merci  de  bien  des  intluences  diverses, 
rien  ne  saurait  le  dispenser  d'être  laborieux  et  prévoyant.  Le 


AUGUSTIN    COCHIN.  281 

rôle  de  l'effort  collectif,  c'est-à-dire  de  l'association,  est  immense, 
sans  doute,  et  nécessaire;  mais  l'association  elle-même  repose 
sur  l'effort  particulier,  elle  ne  vaut  que  par  ceux  qui  la  composent 
et  lu  dirigent.  Elle  n'est  qu'un  instrument  ;  c'est  toujours  à  lin- 
dividu  qu'il  appartient  de  s'en  servir.  Tout  dépendra  donc  de  la 
formation  intellectuelle  et  morale  de  l'ouvrier,  c'est-à-dire  de  la 
bonne  organisation  de  la  famille,  de  l'éducation.  C'est  à  cette 
conclusion  que  Cochin  est  sans  cesse  ramené. 

Il  croyait  à  l'avenir  de  l'association  libre,  non  obligatoire,  et 
elle  lui  semblait,  —  à  condition  bien  entendu,  de  ne  pas  devenir 
un  instrument  politique,  un  organe  de  combat,  —  destinée  à  trans- 
former, en  partie,  le  prolétariat,  notamment  en  supprimant  les 
intermédiaires,  au  moins  dans  les  grandes  villes.  Mais  il  ne  con- 
sidérait pas  le  salariat  lui-même  comme  un  obstacle  à  l'ascen- 
sion pacifique  du  prolétariat  vers  la  propriété  industrielle  ou 
commerciale,  et  assez  d'exemples  lui  donnaient  raison  :  80  pour  100 
des  patrons  ont  commencé  par  être  ouvriers.  Peut-être  même 
Gocliin  se  serait-il  mis  en  garde  contre  certain  engouement  qui 
s'est  emparé  aujourd'hui  des  esprits,  et  qui  fait  que  l'on  attribue 
à  la  mutualité  le  secret  de  toutes  les  solutions,  et  comme,  une 
vertu  magique,  perdant  trop  facilement  de  vue  que  tout  réside 
dans  la  valeur  des  sociétaires. 

A  l'époque  où  vivait  Cochin,  le  mot  de  patronage  ne  sonnait 
pas  aussi  mal  qu'aujourd'hui  à  l'oreille  d'une  démocratie  ombra- 
geuse. Des  incitations  de  toutes  sortes  n'avaient  pas  encore  amené 
l'ouvrier  à  prendre,  dans  certaines  régions,  le  patron  en  mé- 
fiance; mais  on  commençait  déjà  à  dire  que  l'ouvrier,  plus  ins- 
truit, plus  éclairé,  ayant  part  à  la  souveraineté  publique  par  le 
droit  de  vote,  avait  de  moins  en  moins  besoin  de  tutelle  et  que 
l'émancipation  politique  devait  avoir  pour  corollaire  l'émanci- 
pation économique.  Dans  l'opinion  de  Cochin,  le  rôle  du  patron 
n'avait,  malgré  tout,  rien  perdu  de  son  utilité.  11  estimait  que, 
là  où  le  patron  est  non  pas  hostile,  mais  seulement  indifférent, 
l'amélioration  sérieuse  du  sort  des  ouvriers  est  rendue  très  dif- 
ficile ;  que  les  lois  qui  leur  sont  le  plus  favorables  peuvent  être 
compromises  dans  l'application  quotidienne;  que  la  contrainte 
est  insuffisante;  que  le  bon  vouloir  est  nécessaire.  Et  l'on  ne 
devait  pas  oublier,  selon  lui,  que,  sur  bien  des  points  du  pays, 
les  patrons  ont  pris  l'initiative  de  presque  toutes  les  réformes 
qui  constituent  l'inventaire  de  l'économie  sociale  ;  que  tous  les 


282  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

jours,  au  point  de  vue  de  l'installation  matérielle,  au  point  de 
vue  de  riivgiène,  leur  sollicitude  est  précieuse;  qu'il  n'est  pas 
indifférent  d'avoir  ou  de  n'avoir  pas  des  ateliers  inondés  d'air  et 
de  lumière,  avec  tout  un  ensemble  de  facilités,  de  conditions  spé- 
ciales, qui  sauvegardent  mieux  la  vie  de  famille,  rendent  l'exis- 
tence plus  commode,  plus  saine,  plus  gaie.  Il  eût  déploré  de  voir 
l'action  du  patron  étouffée  entre  le  syndicat  et  l'intervention  de 
l'État,  toujours  persuadé  que,  dans  l'intérêt  de  l'ouvrier,  le  but 
pratique  à  poursuivre  est  de  combiner,  par  une  alliance  féconde, 
le  principe  de  l'association  avec  le  patronage  librement  offert  et 
librement  accepté.  Avec  tous  les  esprits  sensés,  Gochin  admettait 
que  l'État  garde  ici  une  mission  à  remplir  ;  que  son  intervention 
est  légitime,  nécessaire,  quand  il  s'agit  de  préserver  l'ouvrier  des 
abus  du  régime  industriel,  de  défendre  sa  santé,  de  protéger  la 
faiblesse  de  la  femme  et  de  l'enfant  contre  la  cupidité,  contre 
l'inhumanité  de  certains  patrons,  oublieux  de  leurs  devoirs. 
Tout  n'est  pas  dit,  évidemment,  quand  on  a  prêché  à  l'ouvrier 
la  résignation,  le  courage  pour  supporter  la  misère  et  les  inéga- 
lités sociales,  ni  quand  on  a  fait  appel  à  l'esprit  de  justice,  à 
l'intelligence  pratique  des  patrons.  Il  y  a  des  mesures  qui 
doivent  être  placées  sous  la  sauvegarde  des  pouvoirs  publics  ; 
une  législation  protectrice  à  édicter,  à  maintenir,  à  compléter. 
Gochin  accordait  même,  —  c'est  le  duc  de  Broglie  qui  en  a  fait  la 
remarque  —  «  qu'en  forçant  les  heureux  de  ce  monde,  ne  fût-ce 
que  par  intérêt  bien  entendu,  à  songer  un  peu  plus  à  ceux  qui 
souffrent  à  côté  d'eux,  et  un  peu  moins  à  leurs  propres  jouis- 
sances, la  démocratie  obtient  parfois  de  leur  égoïsme  ce  que 
l'Évangile  réclame  vainement  de  leur  conscience.  » 

Mais,  en  dehors  de  sa  mission  de  protection  et  d'encourage- 
ment, l'intervention  de  l'État  rencontrait  en  lui  un  adversaire  ré- 
solu. Il  s'élevait  avec  force  contre  la  tendance  qui  porte  de  plus 
en  plus  à  faire  appel  à  la  contrainte  sous  toutes  les  formes,  à 
changer  toutes  les  obligations  morales  en  obligations  légales. 
Il  s'élevait  contre  la  proclamation  de  ces  prétondus  droits, 
comme  il  les  appelait  :  droit  au  travail,  à  la  pension  de  retraite, 
qui  n'engendrent  que  des  fainéans  ;  et  il  les  envisageait  comme 
devant,  dans  l'avenir,  tuer  l'initiative,  détruire  tous  les  ressorts 
qui  font  un  pays  riche  et  prospère  et,  partant,  une  classe  ou- 
vrière aisée.  A  la  question  des  retraites  ouvrières,  en  particulier, 
il  ne  voyait  de  solution  que  dans  la  liberté,  dans  le  concours 


AUGUSTIN    COCHIN.  283 

d'institutions   volontaires   et   libres,  comme  celles  dont  la  Bel- 
gique a  donné  l'exemple. 

Quant  au  quatrième  facteur  appelé  à  résoudre  le  problème 
social,  c'est-à-dire  la  religion,  les  faits  à  eux  seuls  et  létat  desprit 
de  la  classe  ouvrière  suffisaient,  d'après  Cochin,  pour  en  justifier 
la  nécessité.  Depuis  cinquante  ans,  les  ouvriers  sont  devenus 
plus  libres,  plus  instruits,  plus  puissans;  ils  ont  bénéficié  des 
découvertes,  des  progrès  de  la  science,  de  plus  de  justice  dans  les 
lois,  d'un  mouvement  généreux  ;  ils  vivent  dans  une  société  fondée 
sur  légalité  et  la  liberté.  Or,  ils  deviennent,  à  mesure  que  ces 
progrès  s'accomplissent,  plus  aigris,  plus  mécontens,  plus  mena- 
çans  à  l'égard  des  autres  classes;  le  fardeau,  depuis  qu'il  est 
moins  lourd,  leur  paraît  plus  pesant;  ils  ne  le  supportent  qu'avec 
colère.  D'où  viennent  cette  contradiction,  ce  trouble,  cette  absence 
de  sécurité?  C'est  qu'il  y  a  dans  le  problème  ouvrier,  comme  le 
disait  avec  tant  de  justesse  Jules  Simon,  avant  tout  un  mal 
moral,  et  que  ce  sont  les  âmes  qu'il  faut  guérir.  Or,  il  n'est 
qu'une  seule  puissance  au  monde  qui  possède  le  secret  d'agir 
efficacement  sur  les  âmes,  de  les  pacifier,  de  refréner  les  ap- 
pétits, de  réveiller  les  consciences;  et  cette  puissance,  elle  vient 
des  enseignemens  de  l'Evangile.  Seul,  le  christianisme  peut 
atténuer  les  conséquences  d'un  régime  économique  fondé  sur 
le  facile  avancement  des  forts,  et  sur  le  mépris  ou  l'oubli  indif- 
férent des  faibles,  des  petits,  des  vaincus  de  la  vie.  Je  me  sou- 
viens d'un  fait  qui  m'a  singulièrement  frappé,  à  ce  sujet,  lors  de 
l'Exposition  universelle  de  1867,  à  Paris.  Appelé  à  l'honneur  de 
diriger  les  enquêtes  du  jury  spécial  du  nouvel  ordre  de  récom- 
penses, institué  pour  mettre  en  lumière  les  établissemens  et 
les  localités  agricoles  et  industrielles,  où  régnent,  au  degré  le 
plus  éminent,  le  bien-être  et  l'harmonie  sociale,  j'ai  eu  entre 
les  mains,  examiné,  annoté  des  milliers  de  dossiers  venus 
de  tous  les  points  du  monde.  Or,  je  puis  affirmer  que  je  n'ai, 
à  vrai  dire,  pas  rencontré  de  milieux  réunissant  ces  conditions 
là  où  le  sentiment  chrétien  n'existait  pas,  et  que  j'en  arrivais 
presque  invariablement  à  cette  conclusion,  devenue  banale  tant 
elle  a  été  souvent  formulée,  qu'un  progrès  de  bien-être  dépend 
d'un  progrès  moral,  et  qu'un  progrès  moral  dépend  d'un  progrès 
religieux  (1). 

(1)  Dans  une  conférence  faite  à  la  mairie  du  VIII'  arrondissement  de  Paris,  en 
1868.  sous    la   présidence   d'Augustin    Cocliin.  j  ai   exposé  les  résultats    de   cette 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  programme  de  Cochin,  approprié  à  son  époque,  a-t-il 
perdu  aujourd'hui  son  actualité?  Je  ne  le  pense  pas;  je  crois,  au 
contraire,  que  les  généreux  esprits  dont  le  zèle  s'inspire  à  la 
même  source,  et  qui,  sous  le  nom  de  démocrates-chrétiens,  se 
dévouent  à  la  classe  ouvrière,  n'ont  pas  eu  beaucoup  à  innover. 
Cochin  eût  applaudi  certainement  à  leur  ardent  désir  de  servir 
l'ouvrier,  sous  quelque  nom  que  ce  désir  se  produise;  il  eût 
applaudi  à  leur  courage,  à  leur  activité.  Mais  peut-être,  avec  son 
esprit  si  juste,  si  avisé,  leur  eût-il  signalé  certains  périls.  De  tout 
temps,  l'on  a  riscjué  d'aigrir  davantage  l'ouvrier,  en  ne  mettant 
en  lumière  que  ses  souffrances,  les  torts  dont  il  a  à  se  plaindre, 
les  injustices  sociales,  de  même  que  l'on  s'expose  à  lui  donner  des 
illusions,  à  le  conduire  à  de  graves  mécomptes,  en  allant  trop  loin 
dans  la  voie  des  promesses,  en  exagérant  ce  que  peuvent  l'Etat, 
la  loi.  Le  danger  ne  serait  pas  moindre,  dans  un  temps  surtout 
où  les  idées  jacobines  ont  repris  faveur,  de  frayer  la  voie  au  socia- 
lisme révolutionnaire,  de  familiariser  l'opinion  avec  son  succès, 
de  faire  tomber  les  méfiances,  les  craintes  dont  il  était  à  bon 
droit  l'objet.  Le  nombre  est  de  plus  en  plus  grand  aujourd'hui  des 
esprits  qui  considèrent  qu'aimer  l'ouvrier,  se  rapprocher  de  lui, 
panser  ses  plaies,  le  défendre  contre  une  exploitation  cupide, 
travailler  à  obtenir  une  meilleure  répartition  des  avantages 
sociaux,  c'est  le  socialisme.  A  ce  compte,  tous  les  cœurs  géné- 
reux lui  appartiendraient.  Mais  Cochin  voyait  tout  autre  chose 
dans  le  socialisme  :  il  y  voyait  avant  tout  la  suppression  de  la 
propriété  individuelle.  Absolument  chimériques  dans  leur  appli- 
cation, les  doctrines  socialistes  ne  lui  semblaient  que  trop  dé- 
finies et  trop  positives  dans  les  haines  qu'elles  inspirent,  et  il 
estimait  qu'avec  le  parti  de  la  destruction  violente,  aucune  tran- 
saction n'était  possible,  aucune  coquetterie  inoiTensive.  Au  fond, 
comme  il  l'a  écrit,  l'homme  et  la  société  ne  se  nourrissent  que 
de  cinq  ou  six  grosses  vérités,  que  l'on  peut  appeler  le  pain,  la 
chair  et  le  vin  des  nations.  Lorsque  l'homme  a  dit  :  «  Mon  Dieu, 
ma  femme,  mes  enfans,  mes  parens,  ma  maison,  il  a  nommé  les 
principaux  biens  dont  il  lui  soit  donné  de  jouir  en  cette  vie.  » 
Or,  ce  sont  ces  biens,  la  religion,  la  famille,  la  propriété  que 
détruit  le  socialisme,  et  en  retour  desquels  il  ne  promet  que  de 
fallacieuses  compensations.  Les  démocrates-chrétiens  ne  peuvent 

enquête  sous  ce  titre  :  De  la   condilion    de  l'ouvrier  dans   la  société  contempo- 
raine. 


AUGUSTIN    COCHIN.  28o 

avoir  et  n'ont  rien  de  commun  avec  une  école  révolutionnaire  et 
athée.  Ils  sont,  au  contraire,  trop  près  de  l'Evangile  pour  ne  pas 
entrer  dans  la  plupart  des  vues  de  Cochin,  pour  ne  pas  cher- 
cher, par  des  méthodes  qui  se  rapprochent  de  la  sienne,  à  amé- 
liorer le  sort  des  travailleurs  et  à  défendre  efficacement  leur 
cause. 

III 

Des  deux  passions  qui  s'étaient  emparées  du  cœur  de  Cochin, 
je  serais  embarrassé  pour  dire  quelle  était  la  plus  forte,  ou  son 
amour  pour  l'homme  qui  travaille,  ou  son  amour  pour  l'homme 
qui  souffre.  Il  apportait  dans  ses  rapports  avec  les  pauvres  quelque 
chose  d'autre  que  son  respect  pour  l'ouvrier  :  un  sentiment  indé- 
finissable, composé  à  la  fois  de  délicatesse,  de  pitié,  de  ten- 
dresse ;  une  crainte  extrême  d'humilier,  de  montrer  un  air  pro- 
tecteur. Consolateur  incomparable,  il  savait  entrer  dans  toutes 
les  tristesses,  écouter  les  plaintes  avec  une  patience  sans  bornes, 
trouver  le  mot  qui  réconforte.  La  grande  œuvre  charitable 
d'Ozanam  l'avait  séduit  dès  ses  jeunes  années,  A  peine  sorti  du 
collège,  il  établit  la  conférence  de  Saint- Vincent-de-Paul  du  fau- 
bourg Saint-Jacques,  et  il  en  est  élu  président.  A  partir  de  ce 
moment,  sa  vie  devient  un  véritable  apostolat.  Il  appartient  à 
tout  ce  qui  souffre.  Il  choisit  un  jour  de  la  semaine,  le  vendredi, 
pour  recevoir  les  pauvres,  et  il  demeure  fidèle  jusqu'à  sa  mort  à 
cette  coutume.  «  Dieu  sait,  a  écrit  son  fils,  Henry  Cochin,  à  tra- 
vers quelle  foule  de  solliciteurs  il  lui  fallait  démêler  une  misère 
réelle  et  honnête  ;  il  s'y  trompait  souvent,  mais  ne  s'en  repentait 
pas.  Je  revois  encore  l'antichambre  remplie  de  ces  visiteurs 
mystérieux  dont  mon  père  ne  parlait  jamais  (1).  » 

L'effort  de  sa  charité  prend  toutes  les  formes.  Il  assure,  en 
1855,  l'installation  des  Petites  Sœurs  des  Pauvres  et  de  leurs 
180  vieillards  dans  la  maison  qu'elles  occupent  avenue  de  Bre- 
teuil;  il  trouve  des  patronages;  il  recueille  les  fonds  nécessaires. 
En  1838,  il  facilite  aux  Frères  de  Saint-Jean-de-Dieu  la  création 
d'un  établissement  pour  les  petits  incurables,  rue  Lecourbe,  et 
comble  ainsi  une  grave  lacune  en  offrant  un  asile  à  des  malheu- 
reux qui   ne   peuvent  en  trouver  ni  à  Técole,  ni  à  l'atelier,  ni 

(1)  Henry  Cochin,  Préface  des  Espérances  chrétiennes. 


286  Revue  des  deux  mondes. 

même  à  Thôpital.  Il  s'occupe  de  la  fondation  d'une  maison  de 
convalescence  pour  les  pauvres  aux  environs  de  Paris,  d'un 
hôpital  pour  les  enfans  phtisiques  dans  le  Midi;  il  assure  le 
bénéfice  du  séjour  de  Berck-sur-Mer  aux  enfans  pauvres.  Avec 
le  vénérable  M.  Meignan,  il  établit  pour  la  jeunesse  ouvrière  le 
cercle  Montparnasse,  qui  a  été  le  point  de  départ  de  toutes  les 
créations  de  ce  genre  en  France.  Partout,  en  un  mot,  dès  qu'il 
s'agit  d'instituer  une  œuvre  utile,  on  retrouve  son  ingénieuse  et 
infatigable  activité.  Elle  se  déploie,  en  particulier,  dans  tout  ce 
qui  touche  au  bureau  de  bienfaisance  du  X^  arrondissement, 
qu'il  présidait  comme  maire  ;  il  sait  recruter,  multiplier  les  con- 
cours sans  distinction  d'opinions,  susciter  les  dons,  rechercher 
et  adopter  les  meilleurs  modes  d'assistance,  assurer  la  distribu- 
tion intelligente  des  secours,  dresser  la  statistique  de  la  misère, 
veiller  aux  mesures  d'hygiène  et  de  salubrité.  Aussi  discret  qu'in- 
fatigable, il  ne  donne  son  nom  à  aucune  des  œuvres  qu'il 
fonde. 

Mais,  il  faut  le  reconnaître,  Cochin  a  eu  la  précieuse  fortune 
d'être  initié  à  la  pratique  de  la  charité  par  deux  maîtres  incom- 
parables, M.  de  Melun  et  la  soîur  Rosalie  ;  «  car,  si  la  charité  est 
bien  plus  qu'une  science,  si  elle  est  une  vertu,  —  comme  il  le  dit 
très  justement,  —  la  manière  d'exercer  la  charité  est  une  science 
et  touche  à  une  infinité  de  questions  qu'il  n'est  pas  prudent 
d'ignorer.  » 

M,  de  Melun,  dont  le  nom  ne  devrait  être  prononcé  qu'avec 
un  sentiment  de  respect  et  de  reconnaissance,  est  un  des  hommes 
de  ce  temps  auxquels  les  malheureux  sont  le  plus  redevables.  C'est 
à  son  initiative,  à  son  zèle  persévérant,  qu'il  faut  rapporter  l'ori- 
gine de  la  plupart  des  mesures  législatives  qui  ont  eu  pour 
objet  d'organiser  l'assistance,  de  remédier  à  la  misère,  de  même 
qu'il  a  participé,  et  le  plus  souvent  d'une  manière  prépondé- 
rante, à  presque  toutes  les  grandes  œuvres  dont  la  charité  privée 
a  doté  notre  pays  dans  la  seconde  moitié  du  siècle  dernier.  Sa 
carrière  parlementaire  n'a  pas  été  longue,  et  l'on  est  émerveillé 
de  sa  fécondité.  Le  nom  de  M.  de  Melun  est  resté  attaché  aux 
lois  sur  l'assistance  votées  en  1850;  aux  lois  sur  les  logemens 
insalubres,  sur  les  caisses  de  retraites,  sur  les  sociétés  de  secours 
mutuels,  sur  l'éducation  et  le  patronage  des  jeunes  détenus, 
aussi  bien  qu'aux  mesures  projetées  alors  relativement  aux 
hôpitaux,  aux  secours  à  domicile,  au  service  médical  dans  les 


AUGUSTirS    COCIIIN.  287 

campagnes,  à  l'apprentissagG,  au  travail  des  femmes  et  des  en-^- 
fans  dans  les  manufactures. 

Quant  à  la  sœur  Rosalie,  cette  humble  fille  de  saint  Vincent 
de  Paul,  qui  a  passé  cinquante  ans  dans  lobscure  maison  dont 
elle  était  supérieure,  rue  de  l'Epée-de-Bois,  près  de  la  rue  Mouf- 
fetard,  toute  son  ambition  était  de  se  montrer  la  servante  de 
Jésus-Christ  et  des  pauvres  ;  elle  a  été  vraiment  l'incarnation  vi-^ 
vante  de  la  charité  dans  Paris  au  xix*'  siècle.  Une  sorte  de  célé- 
brité l'a  poursuivie  malgré  elle.  Sa  petite  salle  d'audience  était 
assiégée  à  toute  heure,  non  seulement  par  des  misérables,  mais 
par  les  heureux  ou  les  soi-disant  heureux  du  siècle.  Quelques- 
uns,  sans  doute,  y  étaient  amenés  par  la  curiosité,  et  d'autres 
par  le  désir  de  rendre  hommage  à  la  sainteté  du  dévouement  ; 
mais  presque  tous  y  venaient  chercher  un  appui,  un  conseil,  un 
réconfort.  Remarquée  et  visitée  par  les  souverains  eux-mêmes, 
par  les  hommes  les  plus  illustres  de  ce  temps,  elle  était  adorée 
de  la  multitude,  au  point  qu'elle  garda  toute  son  autorité  dans 
les  heures  les  plus  sanglantes  de  la  Révolution  de  1848,  Dieu  sait 
le  nombre  de  pauvres  qu'elle  a  vêtus,  consolés,  nourris!  Il  les 
faut  compter  par  milliers.  Dieu  sait  que  de  courages  elle  a  re^ 
levés,  que  de  généreuses  actions  et  de  dons  magnifiques  elle  a 
suscités;  que  de  blessures,  si  je  l'ose  dire,  elle  a  fermées,  en  y 
apposant  la  douce  main  du  Christ  ! 

Ce  sont  ses  leçons  qui  ont  instruit  Gochin.  C'est  d'elle  qu'il  a 
appris  combien  le  secours  matériel  est  insuffisant,  corrompt 
même  et  dégrade,  s'il  est  donné  mal  à  propos  ou  séparé  de  l'ac- 
tion moralisante  ;  combien  toute  réforme  de  l'âme  profite  au 
corps;  combien  l'extinction  de  la  misère  dépend  de  l'extinction 
du  vice,  «  Enlevez  à  un  homme  un  vice,  disait-elle  souvent, 
vous  écartez  de  lui  une  cause  de  ruine  ;  à  mesure  que  vous  lui 
donnez  une  vertu,  vous  lui  ôtez  une  chance  de  misère,  »  Elle 
lui  enseigna  encore  dans  quel  large  esprit  la  charité  doit  être 
pratiquée,  sans  demander  aux  institutions  de  bienfaisance  leur 
extrait  de  baptême  ;  sans  considérer  la  couleur  du  drapeau  poli- 
tique de  leur  fondateur;  sans  hésiter  jamais  à  s'associer,  pour 
faire  le  bien,  avec  des  hommes  dont  on  reste  séparé  sur  beau- 
coup de  points,  avec  l'unique  souci  de  faire  sortir  de  chaque 
bonne  volonté  tout  ce  qui  est  en  elle.  Sœur  Rosalie  encore  lui 
enseigna  comment  Ton  parle  aux  malheureux  le  langage  qu'ils  ont 
besoin   d'entendre   et,  par-dessus   tout,  combien  est  profitable. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  ne  pas  dire  nécessaire,  le  contact  direct  avec  les  pauvres. 
Il  a  senli  auprès  d'elle  toute  l'étendue  des  devoirs  qui  incombent 
aux  favorisés  de  la  fortune,  et  à  quel  point  sont  coupables  ou 
insensés  ceux  qui  se  dispensent  de  payer  la  rançon  de  leur  con- 
dition privilégiée,  ou  qui  s'imaginent  pouvoir  l'acquitter  sans 
aucun  effort  personnel,  sans  s'imposer  de  sacrifice.  C'est  sans 
doute  au  retour  d'un  de  ses  entretiens  avec  elle,  et  encore  tout 
enflammé  en  constatant  dans  le  monde  la  folie  des  dépenses 
inutiles,  l'oubli  de  la  souffrance  d'autrui,  qu'il  écrivait,  comme 
pour  soulager  son  indignation,  les  lignes  suivantes,  apostrophe 
sanglante  jetée  aux  cœurs  endurcis  par  la  prospérité  : 

«  Qu'est-ce  qu'on  donne  en  comparaison  de  ce  qu'on  garde, 
et  quand  donc  la  générosité  va-t-elle  jusqu'à  se  priver?  Quel 
abus  de  se  faire  remplacer  et  de  ne  pas  voir  le  champ  de  ba- 
taille de  la  vie  !  Qui  donc  visite  les  pauvres  et  entre  un  peu  avant 
dans  leur  histoire?  Vous  ne  savez  rien,  si  vous  n'avez  pas  vu  en 
tous  lieux,  à  la  ville,  aux  champs,  l'escalier  noir,  la  chambre 
sale,  le  petit  carreau  de  papier,  la  paillasse  infecte,  le  haillon 
sans  nom,  la  poussière,  la  nudité.  Et  vous  le  voyez  au  jour,  au 
soleil,  la  porte  ouverte,  quand  l'homme  est  dehors  et  qu'un  peu 
de  feu  cuit  un  peu  de  soupe.  Mais  la  nuit,  le  soir,  par  la  neige, 
la  pluie,  la  lueur  de  la  chandelle,  quand  les  enfans  tremblent  et 
que  le  père  se  tait,  sous  le  toit,  sur  la  paille  et  sans  lendemain  ! 
Vous  ne  connaissez  pas  la  voisine  qui  jure,  le  créancier  qui  me- 
nace, le  boulanger  qui  refuse,  la  maladie  qui  entre  et  le  sein 
tari . 

«  Connaissez-vous  le  vieux  pauvre  qui  se  refroidit  peu  à  peu 
près  de  son  tison,  sous  ses  guenilles  sans  forme?  Connaissez- 
vous  le  brutal  qui  s'alourdit,  et  surtout  la  femme  pauvre,  tantôt 
un  ange,  tantôt  une  sauvage  sans  décence  et  sans  bonté?  Et  les 
étrangers  emprisonnés  par  leur  langage,  fuyant  la  pitié  et  dé- 
testés? Les  connaissez-vous?  Et  la  plaie  qui  saigne  et  les  cheveux 
malpropres?  Savez- vous  que  ces  gens  ne  mangent  jamais  de 
viande,  jamais  ? 

«  Oh  !  si  je  dis  ces  choses,  c'est  pour  ajouter  que  nul  senti- 
ment humain  ne  peut  donner  le  désir  d'entrer  là  ni  l'amour  de 
ces  êtres  dégradés^  et  qu'on  n'aime  la  face  hideuse  du  pauvre 
que  seulement  quand  on  voit  la  face  radieuse  du  Christ  (1).  » 

(1)  Notes  inédites. 


AUGUSTIN    COCHIN.  289 

Les  occasions  n'ont  pas  manqué  à  Cochin  de  professer  en 
public  les  principes  et  les  conclusions  de  ses  doctrines,  en  ma- 
tière d'assistance.  Il  l'a  fait  notamment,  avec  beaucoup  d'éclat, 
au  Congrès  de  bienfaisance  tenu  à  Londres,  en  1802,  sous  la 
présidence  du  vénérable  lord  Sliaflesbury.  Son  programme  a  été 
souvent  formulé  depuis  :  aider  avant  tous  ceux  qui  s'aident;  s'at- 
tacher à  distinguer  les  divers  élémens  dont  se  compose  la  foule 
des  misérables,  afin  d'appliquer  à  cliacun  le  remède  qui  con- 
vient ;  se  garder  avec  soin  de  tout  ce  qui  pourrait  encourager  les 
familles  à  déserter  les  devoirs  qui  leur  incombent,  à  se  décharger 
sur  l'Etat  de  leurs  enfans,  de  leurs  malades,  de  leurs  vieillards  ; 
distribuer  les  secours  autant  que  possible  dans  la  famille  même, 
dont  le  lien  ne  se  relâche  que  trop  ;  développer  dans  la  plus 
large  mesure  possible  l'emploi  des  moyens  préventifs,  la  mora- 
lité, l'instruction,  l'épargne,  les  assurances  ;  empêcher  les 
familles  de  tomber  dans  la  misère  héréditaire.  Il  précisait  avec 
beaucoup  de  netteté  le  rôle,  la  mission  des  deux  assistances  pu- 
blique et  privée,  estimant  que  le  rôle  principal  de  la  première 
est  de  parer  aux  défaillances  de  la  seconde,  mais  que  l'action 
vraiment  efficace,  féconde,  reste  l'apanage  de  celle-ci;  que  l'as- 
sistance privée  doit  être  secondée,  stimulée,  subventionnée  par 
l'État;  que  l'Etat  cependant  garde  son  droit  de  surveillance,  et 
qu'il  a  pour  mission  directe  de  créer,  d'entretenir  certains  éta- 
blissemens  ayant  un  caractère  d'utilité  générale,  comme  ceux 
qui  sont,  par  exemple,  destinés  aux  aliénés  ou  bien  aux  aveu- 
gles. On  retrouve  ici  encore  l'aversion  de  Cochin  pour  les  mo- 
nopoles, pour  un  monopole  surtout  capable  de  fermer  toutes  les 
issues  par  où  la  charité  privée  tenterait  de  se  faire  jour;  sa 
crainte  des  empiétemens  de  l'Etat,  des  confiscations,  de  la 
bureaucratie  coûteuse  et  stérile,  de  la  charité  purement  légale  ; 
on  y  retrouve,  disons-le,  sa  confiance  dans  la  liberté  et  l'initia- 
tive privée. 

Maiç  les  misères  dont  le  spectacle  frappait  ses  yeux  n'étaient 
pas  les  seules  à  l'émouvoir,  à  le  porter  vers  l'action.  Si  loin- 
taine qu'elle  fût,  la  plainte  de  la  souflVance  humaine  arrivait  à 
son  oreille  ;  il  semblait  qu'il  fût  toujours  aux  écoutes,  prêt  à 
vibrer  au  cri  de  toute  créature  opprimée.  Ainsi,  la  plaie  de  l'es- 
clavage faisait  saigner  son  cœur.  Il  s'étonnait  qu'elle  pût  sub- 
sister encore  et  s'indignait  en  particulier  de  rencontrer  un  tel 
fléau  dans  la  grande   République   américaine,  pour  laquelle  il 

TOME    XIII.    —    1903.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  laissé  aller  à  un  enthousiasme  qui  passait  un  peu  la  me- 
sure :  «  Qu'une  nation  illustre,  chrétienne ,  généreuse,  éclairée, 
qui  possède  des  orateurs,  des  poètes,  des  historiens,  contienne, 
tolère,  justifie,  autorise  des  hommes  qui  achètent  des  hommes, 
des  pères  qui  vendent  leurs  enfans ,  des  magistrats  qui  chas- 
sent aux  esclaves,  des  femmes  qui  ne  servent  qu'à  reproduire 
des  enl'ans  qui  seront  vendus;  des  mœurs  qu'aurait  flétries,  des 
lois  qu'aurait  réprouvées  l'antiquité  païenne,  ah  !  je  ne  crois  pas 
qu'on  rencontre  dans  l'histoire  un  démenti  plus  douloureux 
infligé  à  la  sagesse  humaine,  et  un  mécompte  plus  dur  imposé 
à  de  généreuses  espérances.  » 

Sa  campagne  contre  l'esclavage  ressemble  à  une  véritable 
croisade  :  il  se  multiplie,  écrit,  parle,  remue  la  presse  ;  se  met 
en  rapport,  au  nom  du  comité  anti-esclavagiste,  dont  il  est 
le  secrétaire,  avec  les  abolitionnistes  de  tous  les  pays;  agit 
auprès  des  gouvernemens,  et  d'une  façon  particulièrement  pres- 
sante auprès  de  l'empereur  du  Brésil.  Ses  deux  volumes  sur 
l'aboliticm  de  l'esclavage,  composés  à  la  suite  d'une  véritable 
enquête  sur  les  colonies  du  monde  entier,  constituent  une  œuvre 
magistrale. 

Il  lui  avait  semblé  qu'en  présence  d'un  fléau  comme  l'escla- 
vage la  voix  la  plus  humble  devait  faire  entendre  sa  protesta- 
tion. Il  était,  du  reste,  pénétré  de  la  conviction  que  le  bon  droit 
l'emporte  toujours  à  la  longue,  et  que  les  campagnes  entre- 
prises contre  l'injustice  finissent  nécessairement  par  triompher. 
Il  avait  pitié  à  la  fois  des  opprimés  et  des  oppresseurs,  —  oui, 
des  oppresseurs,  pour  le  mal  qu'ils  se  font  à  eux-mêmes.  Il  ne 
croyait  pas  qu'on  pût  séparer  Tidée  du  christianisme  de  celle 
d'une  pareille  croisade.  «  On  n'a  pas,  disait-il,  aboli  l'esclavage 
avant  lui;  on  ne  l'abolit  pas  en  dehors  de  lui,  on  ne  l'abolira 
pas  sans  lui.  »  L'intervention  si  persévérante  de  Cochin  a  certai- 
nement porté  ses  fruits,  et  on  peut  à  juste  titre  lui  attribuer  une 
part  importante  dans  l'abolition  de  l'esclavage  au  Brésil. 

Au  fond,  dans  toutes  les  luttes  auxquelles  il  s'est  associé, 
ou  dont  il  a  eu  l'initiative,  c'est  toujours,  on  le  voit,  la  liberté 
qui  est  en  cause  et  qui  fait  l'objet  de  ses  efforts.  Nous  le  pour- 
rions constater  une  fois  de  plus,  si  nous  suivions  la  campagne 
qu'il  mena  avec  ses  amis  pour  renverser  le  monopole  uni- 
versitaire et  conquérir  la  liberté  de  l'enseignement.  Mais  c'est 
la  période  la  plus  connue  de  sa  vie.  La  part  qu'il  a  prise  à  la 


AUGUSTIN    COCHIN.  291 

préparation  de  la  loi  de  1850  a  été  rappelée  bien  des  fois  et,  plus 
que  jamais,  en  présence  des  événemens  actuels.  On  sait  que  la 
merveilleuse  activité  qu'il  avait  déployée  au  service  des  travail- 
leurs et  des  pauvres,  il  l'avait  portée  dans  ces  luttes  mémorables. 
Aussi  est-ce  de  son  exemple  que  s'inspirent,  en  ce  moment,  tout 
ce  qui  reste  à  la  liberté  de  défenseurs  résolus.  Il  semble  qu'il 
suffirait  de  lui  trouver  beaucoup  d'imitateurs  comme  ceux  qui 
portent  aujourd'hui  son  nom,  pour  conduire  à  bien  la  campagne 
nouvelle  qu'il  faut,  hélas  !  recommencer,  alors  que  l'on  s'était 
accoutumé  à  considérer  comme  au-dessus  de  toute  atteinte  les 
résultats  d'une  victoire  si  laborieusement  achetée,  et  qui  consa- 
crait un  droit  primordial. 

IV 

Pour  servir  les  causes  auxquelles  il  s'était  dévoué,  Cochin  dis- 
posait de  deux  armes  puissantes  :  la  plume  et  la  parole.  On  le 
doit  compter  parmi  les  bons  écrivains  de  ce  temps.  Cependant, 
il  n'a  fait  paraître  qu'un  seul  grand  ouvrage,  ses  deux  volumes 
sur  l'esclavage,  qui  lui  ont  ouvert  les  portes  de  l'Institut.  Les 
Espérances  chrétiennes  sont  restées  inachevées.  Son  tort  a  été 
de  ne  prendre  aucun  souci  de  sa  réputation  littéraire.  Il  se  fût 
amèrement  reproché  de  négliger  la  moindre  occasion  d'être 
utile  pour  rendre  plus  parfait  un  écrit  sorti  de  sa  main  et  obéir 
à  ce  qu'il  appelait  un  vain  souci  de  gloriole  littéraire.  Il  a,  en 
prodigue,  dépensé  des  trésors  dans  ses  conférences,  dans  des 
articles  de  revues,  de  journaux.  Quelques-unes  de  ces  confé- 
rences et  certaines  études  économiques  et  sociales  ont  été  réu- 
nies; elles  forment  deux  volumes.  On  en  ferait  je  ne  sais  com- 
bien, si  on  réunissait  ses  articles  de  la  Revue  des  Deux  Moîides, 
du  Correspondant,  du  Français,  des  Annales  de  la  Charité,  sans 
parler  de  ses  lettres,  qui  seront  publiées,  ni  des  notes  ou  frag- 
mens  encore  inédits. 

Dans  les  conférences  de  1869,  dont  les  plus  remarquables 
sont  des  portraits  d'Abraham  Lincoln,  d'Ulysse  Grant,  de  Henry 
Longfellow,  ou  nous  font  connaître  la  Philosophie  d'un  grand 
seigneur  écossais,  la  Vie  de  village  en  Angleterre,  le  Récit  d'tme 
sœur,  il  se  rencontre  des  pages  exquises  de  forme  et  à  la  fois 
d'une  singulière  richesse  d'idées.  Clair,  abondant  en  images  sai- 
sissantes, d'un  tour  original,  ayant  le  secret  de  porter  toujours 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  haut  la  pensée,  Cochin  excelle  à  s'emparer  de  l'attention  des 
lecteurs,  comme  de  celle  des  auditeurs,  soit  qu'il  traite  des 
poésies  de  Longfellow  ou  de  la  condition  de  l'ouvrier  français, 
soit  quïl  étudie  les  institutions  de  prévoyance,  ou  la  réforme 
sociale,  soit  encore  qu'il  décrive  les  spectacles  qui  s'olïraient  à 
ses  yeux,  au  cours  de  ses  voyages. 

Il  possédait  à  un  haut  degré  le  sentiment  de  la  nature.  Sa 
correspondance  abonde  en  descriptions,  dont  la  couleur,  le  pitto- 
resque, l'inattendu,  sont  d'un  charme  achevé.  Quel  tableau,  par 
exemple,  que  celui  qu'il  trace,  en  traversant,  en  1863,  l'Italie 
centrale,  de  ces  plages  de  Porto  d'Anzio  «  où  la  nature,  l'histoire, 
la  vie  présente  s'unissent,  à  ses  yeux,  pour  composer  un  spectacle 
unique  :  la  nature  fournissant  les  couleurs,  l'azur  du  ciel,  les 
rayons  du  soleil,  l'aspect  changeant  de  la  mer,  la  sombre  cein- 
ture des  falaises  entremêlées  de  riantes  villas;  l'histoire  ressus- 
citant, les  plus  anciens  souvenirs  de  la  Rome  païenne,  les  Vols- 
ques,  Antiuni,  Néron,  sa  naissance,  les  ruines  de  son  palais  avancé 
dans  la  mer,  l'Apollon  découvert  dans  ces  ruines,  le  triomphe  de 
l'Eglise  sur  l'Empire  ;  et,  sur  cette  scène,  décorée  de  tant  de 
splendeurs  naturelles,  agrandie  par  tant  de  réminiscences  histo- 
riques, au  déclin  du  jour,  des  groupes  animés,  remuans,  pleins 
de  joie  :  ici,  des  enfans;  là, des  pêcheurs  avec  leurs  filets;  à  l'ho- 
rizon, les  zouaves  pontificaux  faisant  retentir  les  clairons,  pen- 
dant que  leur  drapeau  flotte  sur  les  tentes  de  leur  camp;  au 
centre  enfin  de  tous  les  regards,  le  Pape,  revêtu  de  sa  soutane 
blanche  avec  son  chapeau  rouge  à  franges  d'or,  marchant  gaie- 
ment au  bord  des  ilôts,  suivi  et  entouré  de  la  foule,  comme 
l'était  autrefois  son  maître  sur  la  rive  lointaine  des  lacs  de 
Judée  !  » 

Cochin  avait  un  culte  pour  la  poésie;  aussi  lui  arrivait-il  de 
sentir  et  d'écrire  en  poète.  On  en  peut  juger  en  lisant  ses  pages 
sur  Longfellow,  ce  poète  tendre  et  viril,  dont  la  sensibilité  mêlée 
de  force  révèle  une  inspiration  si  chrétienne  :  «  La  poésie,  écri- 
vait-il (1),  ne  nous  charme  que  parce  qu'elle  rend  plus  aimable 
ce  qui  peut  être  aiiiK',  plus  admirable  ce  qui  doit  être  admiré, 
plus  sensible  ce  qui  doit  être  senti.  C'est  la  prose  vulgaire  qui  a 
tort.  L'enthousiasme  a  raison  :  Dieu,  amour,  gaieté,  courage, 
lutte,  ardeur,  larmes,  fidélité,  merveilles  de  l'âme,  splendeurs 

(1)  Conférences  et  Lectures,  1817.  Librairie  Perrin. 


AUGUST1^'    COCHIN.  293 

de  la  nature,  tous  ces  mots  sont  les  mots  vrais,  les  mots  sacrés 
de  la  vie.  Les  effacer,  c'est  remplacer  la  réalité  par  un  rêve,  et 
la  chimère  est  du  côté  de  ceux  qui  nient.  »  Et,  dans  ces  quelques 
lignes  tirées  des  Espérances  chréficnnes,(\\\Q\\i'.  profondeur,  quelle 
délicatesse  et  quelle  poésie  à  la  fois!  «  En  vain,  la  science  et  la 
force,  unissant  leurs  mains,  rayent  le  nom  de  Jésus-Christ  dans 
les  lois,  l'effacent  des  livres,  le  grattent  sur  le  front  des  monu- 
mens.  Peine  perdue!  Au  coin  des  sentiers  fleuris,  au  fond  des 
mansardes,  sur  les  tombes  silencieuses,  deux  bâtons  mis  en  croix 
parlent  toujours  de  lui  !  » 

On  a  souvent  comparé  son  éloquence  à  celle  de  Thiers.  On 
rappelait  «  le  Thiers  catholique.  »  Il  avait  de  lui  la  clarté,  la 
belle  ordonnance  ;  mais  il  possédait  en  plus  l'élévation,  l'origi- 
nalité; une  voix,  un  geste  qui,  à  eux  seuls,  commençaient  de 
persuader.  Par  un  rare  privilège,  son  éloquence  s'adaptait 
comme  spontanément  aux  auditoires  les  plus  variés  :  ouvriers, 
jeunes  gens,  lettrés,  mondains;  et  elle  abordait  avec  le  mémo 
bonheur  les  sujets  les  plus  différons.  Il  s'en  fallait  pourtant 
qu'il  ne  fût  qu'un  artiste  habile  à  prendre  des  rôles  successifs. 
L'art,  chez  lui  (si  c'en  est  un),  consistait  (c  à  donner  de  l'intérêt 
aux  questions  les  plus  arides,  par  la  hauteur  des  principes 
auxquels  il  les  rattachait  et  à  faciliter  l'accès  des  plus  hautes 
par  la  grâce  familière  de  l'expression.  Sachant  ainsi  élever 
tour  à  tour  et  baisser  sa  pensée  comme  sa  voix,  sans  en  changer 
le  ton,  il  comblait  sans  effort  la  distance  qui  sépare  les  ordres 
d'idées  les  plus  différens.  Puis,  sous  la  diversit/'  extérieure,  on 
sentait  persister  le  même  fond,  une  conscience  toujours  in- 
quiète de  la  vérité,  un  désir  toujours  ardent  de  tout  bien 
faire  (1).  »  J'étais  auprès  de  lui  à  l'Assemblée  de  Matines, 
en  1863,  quand  il  prononça  le  grand  discours  où  il  s'attache  à 
démontrer  que  «  toutes  les  sciences  prouvent  Dieu,  que  tous 
les  progrès  servent  Dieu.  »  J'ai  pu  suivre  lès  mouvemens  divers 
provoqués  par  sa  parole  chez  les  trois  mille  hommes  qui  l'écou- 
taient.  J'ai  pu  constater  à  quel  point  il  savait  associer  l'auditoire 
au  travail  de  sa  pensée,  le  remuer  par  la  force  communicative 
de  sa  conviction,  le  surprendre  et  le  charmer  par  les  horizons 
nouveaux  qu'il  ouvrait  devant  lui,  par  les  saillies  de  son  esprit; 
j'ai  senti  cette  foule  séchaufter  de   plus  en    plus  pour   éclater 

(1)    Duc  de  Broglie,  Préface  aux  Études  économiques   et    sociales  d'Augustin 
Cochin,  1880.  Librairie  Perrin. 


2§4 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dans  un  indescriptible  enthousiasme.  Le  plus  souvent,  il  im- 
provisait, possédant  cette  faculté  si  peu  commune,  non  pas  de 
réunir  rapidement  quelques  lieux  communs,  des  phrases  banales 
et  déclamatoires,  mais  de  rencontrer  soudainement  et  d'ex- 
primer des  idées,  neuves,  profondes,  justes,  dans  un  langage 
choisi,  avec  un  à-propos  surprenant,  et  en  restant  toujours  maître 
de  sa  parole. 

Il  serait  étrange  qu'un  homme  doué  à  ce  point  n'ait  pas  eu 
l'intelligence  des  arts.  Combien  sonl  restés  gravés  dans  ma  mé- 
moire certains  entretiens  sur  les  grandes  œuvres  des  maîtres,  que 
nous  avions  au  sortir  des  concerts  du  Conservatoire  à  Paris,  et 
que  j'aurais  voulu  prolonger  indéfiniment!  Les  beautés  de  la 
peinture  ne  lui  étaient  pas  davantage  fermées.  Dans  le  cours  de 
ses  voyages,  en  Italie  surtout,  il  a  étonné  plus  d'une  fois  ses 
compagnons  par  sa  connaissance  approfondie  des  diverses  écoles, 
par  la  sûreté  de  ses  jugemens  sur  la  valeur  comparative  des 
maîtres,  sur  les  influences  qui  modifièrent  leur  génie.  Tel  chef- 
d'œuvre  de  Raphaël,  longuement  contemplé  au  musée  du  Vatican, 
ou,  à  Florence,  tel  Primitif,  lui  ont  inspiré  des  appréciations  que 
n'eût  pas  désa^'T3uées  le  plus  expérimenté  et  le  plus  délicat  cri- 
tique d'art. 

Cependant,  tous  ces  dons,  mis  au  service  des  plus  nobles 
causes,  devaient  être  encore  fortifiés  et  fécondés  par  les  influences 
extraordinairement  précieuses  de  son  foyer  et  de  ses  amitiés. 
Je  voudrais  pouvoir  raconter  ici,  —  et  ce  serait  le  plus  délicat, 
le  plus  attachant  des  poèmes,  —  ses  fiançailles  avec  sa  cou- 
sine M"''  Benoist  d'Azy,  la  vie  de  famille  au  château  d'Azy, 
cet  intérieur  si  doux,  si  respecté,  tout  imprégné  de  foi.  Depuis 
la  mort  de  son  père,  son  oncle  M.  Benoist  d'Azy,  qui  fut  vice- 
président  de  TAssemblée  nationale,  avait  été  son  conseil,  son 
meilleur  appui.  Cochin  avait  trouvé  à  son  foyer  un  peu  de  cette 
tendresse  qui  avait  fait  défaut  au  douloureux  isolement  de  son 
enfance  et  de  sa  jeunesse  :  il  n'avait  pas  connu  sa  mère,  qui, 
jeune  et  belle,  était  morte  en  le  sauvant  d'une  angine.  L'amour 
était  entré  dans  son  cœur  sans  qu'il  s'en  doutât.  Il  avait  cédé 
à  l'attrait  que  lui  inspirait  une  compagne  digne  de  lui.  Tous 
ceux  qui  ont  eu  Lhonneur  d'approcher  M""'  Cochin  savent 
quels  dons  incomparables  étaient  réunis  en  elle,  et  compren- 
dront que,  dans  son  testament  daté  de  1870,  Cochin  ait  pu  dire 
<'  qu'elle  avait  mérité  tous  les  jours,  à  toute  heure,  son  ardente 


AUGUSTIN    COCHIN.  295 

tendresse  e-t  son  profond  respect,  et  qu'il  laissait,  avec  une  ab- 
solue confiance,  entre  ses  mains  la  tutelle  de  ses  trois  enfans, 
leur  recommandant  d'aimer,  d'écouter,  de  respecter,  toute  leur 
vie,  la  sainte  et  intelligente  mère  qu'ils  tenaient  de  la  bonté  de 
Dieu.  » 

On  peut  apprendre  de  Gochin  comment  se  fonde  un  foyer 
cbrétien,  tout  ce  qui  s'y  rencontre  de  charme,  de  pureté,  de 
paix;  comment  des  enfans  se  gouvernent  par  la  confiance,  par 
l'honneur,  par  le  sentiment  du  devoir.  Aucun  intérieur  n'était 
mieux  ordonné  que  le  sien.  Levé  de  grand  matin,  nous  dit  son 
biographe,  il  appelait  le  premier  tout  le  monde  au  travail;  il 
disait  la  prière  en  commun  avec  sa  famille,  entendait  une  lec- 
ture spirituelle  habituellement  empruntée  à  Bossuet,  faisait  sou- 
vent cette  lecture  lui-même  et  la  commentait.  Après  les  premiers 
instans  donnés  à  Dieu  et  à  sa  famille,  il  n'appartenait  plus  qu'à 
ses  fonctions  et  à  ses  devoirs.  C'est  le  comte  de  Falloux,  si  au 
courant  des  moindres  détails  de  cette  existence,  qui  rapporte  le 
fait.  On  sait  la  place  que  M.  de  Falloux  a  tenue  dans  la  vie  et  les 
affections  de  Gochin,  et  combien  lui  et  le  comte  de  Melun  con- 
tribuèrent à  donner  tout  leur  essor  à  ses  merveilleuses  facultés. 
Gochin  méritait  de  telles  amitiés,  il  méritait  le  privilège  dont  il 
a  joui  d'être  étroitement  lié,  non  seulement  avec  plusieurs  des 
hommes  les  plus  remarquables  de  son  temps,  mais  avec  quel- 
ques-unes des  plus  belles  âmes  qui  aient  jamais  existé  :  Lacor- 
daire,  Ozanani,  Montalembert,  Dupanloup,  Albert  de  Broglie, 
Gratry,  Perreyve... 

Ozanam  était  pour  lui  le  type  du  chrétien  du  xix"  siècle,  au 
premier  rang  des  maîtres  de  la  littérature  nationale  par  ses 
écrits,  au  premier  rang  des  bienfaiteurs  de  l'humanité  par  sa 
charité  et  par  l'œuvre  qu'il  avait  fondée.  L'amitié  de  Monta- 
lembert avait  éclairé  sa  route  comme  une  gerbe  lumineuse,  et 
l'avait  réchauffé  pour  tout  le  reste  de  sa  vie;  c'était  l'homme  en 
qui  les  arts,  le  patriotisme,  la  puissance,  l'amour,  l'histoire  lui 
étaient  apparus  marqués  du  sceau  de  la  croix.  Mgr  Dupanloup 
représentait  à  ses  yeux  l'apôtre  que  le  souci  de  la  vérité  et  de  la 
justice  tient  toujours  en  éveil,  d'une  ardeur  que  rien  ne  lasse 
pour  conquérir  les  âmes  et  pour  les  défendre.  Il  admirait  dans 
Albert  de  Broglie  une  hauteur,  une  puissance  de  pensée,  une 
noblesse  de  caractère  auxquelles  s'alliaient  une  simplicité,  une 
bonté  trop  peu  connues.  Comment  n'eût-il  pas  été  séduit  par  le 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

P.  Gratry,  par  ce  cœur  d'enfant,  d'artiste  et  de  prêtre,  par  ce 
grand  semeur  de  désirs,  d'idées,  par  ce  missionnaire  de  la  paix? 
Comment  ne  se  fût-il  pas  laissé  emporter  en  haut  par  ses  coups 
d'ailes,  et  rapprocher  de  la  lumière  de  Dieu?  Et  quelle  tendresse 
dans  son  attachement  pour  l'abbé  Perreyve  dont  Ozanain  avait 
formé  l'adolescence,  et  Lacordaire  inspiré  la  jeunesse,  pour  ce 
prêtre  jeune  et  imposant,  attrayant  et  austère,  virginal  et  viril, 
amoureux  de  tout  ce  qui  était  bon,  saint,  généreux! 

Ah!  les  grands  croyans,  si  courageux,  si  délicats,  si  fiers  et 
si  humbles,  si  épris  de  liberté  et  d'honneur,  inébranlables  dans 
leur  foi,  et  en  même  temps  ouverts  à  tous  les  souffles  de  pro- 
grès, pitoyables  à  toutes  les  souffrances,  adversaires  de  toutes 
les  injustices,  défenseurs  intrépides  des  faibles  !  A  quelque  parti, 
à  quelque  religion  que  l'on  appartienne,  il  les  faut  saluer.  Ce 
sont  de  telles  âmes  qui  font  Tair  pur  autour  de  nos  demeures. 
Je  m'estime  heureux,  pour  ma  part,  d'en  avoir  approché,  connu, 
aimé  quelques-unes.  Elles  m'ont  vraiment  révélé  ce  qu'est  sur 
terre  la  Ijeauté  morale,  et  elles  ont  donne  une  forme  visible  à 
l'idéal  dont  j'aurais  voulu  inspirer  ma  vie. 

V 

Le  charme  d'un  commerce  assidu  avec  des  amitiés  si  rares, 
et,  par-dessus  tout,  les  joies  de  son  foyer  atténuèrent  singuliè- 
rement et  môme  eurent  bien  vite  effacé  l'amertume  qu'avait  pu 
laisser  à  Cochin,  en  1869,  l'échec  d'une  campagne  électorale  à 
laquelle  le  succès  semblait  promis.  Ces  joies  du  foyer  étaient 
dans  leur  plein  épanouissement.  Cochin  en  jouissait  et  en  fai- 
sait jouir  ceux  qui  l'entouraient,  quand  vinrent  le  frapper,  coup 
sur  coup,  la  mort  de  Montalembert,  —  vide  irréparable,  —  et,  bien 
peu  de  temps  après,  les  terribles  événemens  du  mois  de  juillet 
1870.  Ce  fut  Léopold  de  Gaillard,  alors  directeur  politique  du 
Correspondant,  qui  lui  porta  à  sa  campagne,  près  de  Corbeil, 
l'annonce  de  la  défaite  de  ReichshofTen.  «  Je  le  vois  encore,  a 
écrit  Léopold  de  Gaillard,  essayant  de  lire  tout  haut  la  fatale  dé- 
pêche et  ne  pouvant  l'achever,  tant  son  émotion  était  profonde.  » 
Quelques  jours  après,  son  fils  aîné,  âgé  de  moins  de  dix-neuf 
ans,  obtenait  de  ses  parens  l'autorisation  de  s'engager.  Il  fit  cette 
rude  campagne  comme  porte-fanion  du  général  Bourbaki. 

Cependant  les  désastres  se  succédaient,  et  la  Révolution  écla- 


AUGUSTIN    COCIIIN.  297 

tait  à  l'intérieur,  à  la  suite  de  l'invasion.  Le  4  septembre,  l'Em- 
pire cessait  d'exister.  On  a  peine  à  s'imaginer  à  quel  point  Cochin 
se  multiplia  pendant  le  siège  de  Paris.  On  le  voit  tour  à  tour  faire 
son  service  actif  comme  garde  national,  avec  son  plus  jeune  fils, 
et  se  rendre  aux  remparts  par  21  degrés  de  froid;  recueillir, 
comme  "ambulancier,  les  blessés  sur  le  champ  de  bataille,  sous 
le  feu  de  l'ennemi;  s'occuper  des  pauvres,  provoquer  des  libéra- 
lités en  leur  faveur,  créer  avec  l'argent  recueilli  des  fourneaux 
économiques,  des  réfectoires  populaires,  et,  au  milieu  de  tant  de 
devoirs  remplis,  trouver  encore  le  secret  de  réconforter  le  moral 
des  assiégés,  soit  par  la  parole  publique,  soit  par  des  articles  de 
journaux.  Il  garde  toute  sa  confiance,  malgré  les  angoisses  qu'il 
éprouvait  comme  père  de  famille,  —  car  il  était  sans  nouvelles 
de  son  fils,  —  et  aussi  malgré  le  déchirement  que  lui  causait  le 
bombardement  de  Paris.  Cette  œuvre  de  destruction,  s'abattant 
sur  une  ville  qu'il  aimait  comme  une  personne,  lui  causait  une 
douleur  inexprimable.  Paris  était  pour  lui,  il  l'a  dit,  une  créa- 
ture vivante,  ayant  un  sens,  une  histoire;  il  aimait  les  tours  de 
Notre-Dame  comme  le  paysan  aime  le  clocher  de  son  village. 
Lui-même  s'étonnait  «  que  Ton  pût  sentir  au  cœur  quelque  chose 
de  semblable  pour  un  amas  de  pierres.  »  Il  avait  applaudi  à 
l'immense  effort  tenté  pour  prolonger  la  résistance,  remplacer 
les  armées  prisonnières  par  des  armées  nouvelles,  recruter  des 
soldats  de  toutes  parts  et  faire  face  à  l'ennemi.  Plus  tard,  il  s'est 
demandé  si  l'audacieuse  entreprise  de  Gambetta,  qui  a  singuliè- 
rement contribué  à  sauver  l'honneur  du  pays  devant  l'Europe, 
n'aurait  pas  pu,  à  défaut  de  la  victoire  devenue  impossible,  avoir 
pour  objet  de  rendre  moins  dures  les  conditions  de  la  paix. Elle 
permettait  de  traiter  debout,  quand  Paris  résistait  au  delà  de 
toute  prévision,  quand  les  armées  nouvelles  se  formaient,  quand 
on  pouvait  encore  faire  du  mal  à  l'ennemi.  Bien  des  faits  don- 
nent à  penser  qu'il  se  présenta,  dans  le  cours  du  mois  de  dé- 
cembre, une  heure  où  l'ennemi  lui-môme  était  las,  où  l'on 
aurait  pu  éviter  de  se  rendre  à  merci  et  conclure  peut-être  une 
paix  moins  désastreuse. 

Cochin,  qui  partagea  toutes  les  illusions  du  peuple  de  Paris 
sur  l'efficacité  de  sa  résistance,  fut  atteint  en  plein  cœur  par  la 
capitulation.  La  guerre  civile,  avec  ses  horreurs,  vint  bientôt 
mettre  le  comble  à  sa  douleur.  Malgré  les  menaces  de  la  Com- 
mune,  il   s'obstinait  à  demeurer  à  Paris.  «  Cependant,  a  écrit 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Henry  Cochin  (1),  dès  le  19  mars,  mon  père  fut  secrètement 
averti,  par  un  ouvrier,  que  son  arrestation  était  résolue  au  Comité 
central.  Après  une  grande  hésitation,  il  se  décida  à  partir.  A  onze 
heures,  nous  étions  en  route  avec  mon  frère  aîné,  revenu  l'avant- 
veille  seulement  de  captivité.  A  midi,  les  fédérés  arrivaient  à  la 
maison  et  la  trouvaient  vide.  A  la  gare,  un  homme  galonné 
fouilla  nos  valises,  il  mania  le  manuscrit  des  Espérances  Chré- 
tiennes et,  n'y  trouvant  sans  doute  rien  de  suspect,  nous  laissa 
passer.  A  Vitry,  nous  attendîmes  deux  heures  le  visa  des  auto- 
rités allemandes  sur  nos  feuilles  de  route  ;  un  peu  plus  loin,  on 
nous  fit  descendre  de  voiture,  sans  donner  de  raisons,  et  il  nous 
fallut  continuer  la  route  dans  le  fourgon  des  bagages,  assis  sur 
des  caisses.  Enfin,  nous  arrivâmes  à  la  nuit  tombée  dans  notre 
maison  dévastée,  évacuée  depuis  peu  de  jours  par  les  troupes 
allemandes.  Là,  que  restait-il  à  mon  père  de  tout  le  labeur  de 
sa  vie,  de  toutes  ses  confiances,  de  toutes  ses  illusions?  » 

Qu'on  se  représente  l'état  d'esprit  d'un  homme  passionné 
pour  la  grandeur  de  son  pays,  et  qui  le  voit  tout  à  coup  envahi 
par  l'étranger,  réduit  à  la  dernière  extrémité  par  une  lutte  fra- 
tricide. Gomment  s'expliquer  un  écroulement  si  subit  et  si  com- 
plet au  lendemain  de  splendeurs  sans  pareilles?  Cochin  demeu- 
rait étourdi,  accablé  par  ce  spectacle,  se  croyant  le  jouet  d'un 
cauchemar  affreux,  et  cherchant  autour  de  lui  une  réponse  à  se^ 
questions  poignantes,  un  médecin  qui  lui  dît  si  vraiment  sa 
patrie  n'allait  pas  mourir. 

C'est  alors  que,  dans  sa  maison  désolée,  au  son  du  canon  de 
Paris,  sur  sa  table  de  travail  à  moitié  brisée  par  les  coups 
de  crosse  des  fusils  allemands,  en  même  temps  qu'il  écrivait 
l'Introduction  de  son  livre  Les  Espérances  C hrétiennes ,  il  adres- 
sait à  Le  Play  la  lettre  admirable  que  Ion  connaît,  et  où  sont 
consignées  toutes  ses  angoisses  patriotiques.  Il  se  tourne  vers 
l'homme  dont  Sainte-Beuve  a  dit  qu'il  avait  étudié  et  comparé 
tous  les  peuples  avec  un  diagnostic  merveilleux,  qu'il  était  muni 
de  toutes  les  lumières  de  son  temps.  Il  lui  demande  où  en  est 
la  société  française.  Est-elle  guérissable?  Est-elle  fatalement 
vouée  à  la  décadence?  L'appel  fut  entendu,  et  Le  Play  y  attacha 
tant  d'importance,  que  plusieurs  publications  spéciales  qu'il  fit 
alors,  et  qui  obtinrent  du  retentissement,  eurent  pour  but  d'y 

(1)  Préface  des  Espérances  ckréliennes. 


AUGUSTIN    COCIIIN.  •     299 

répondre.  Ces  écrits  ont  mis  en  lumière  la  désorganisation  qui 
s'est  produite  dans  les  rapports  fondamentaux  d'une  société 
troublée  par  les  luttes  de  la  religion  et  de  la  politique.  Ils  ont 
indiqué  la  cause  du  mal  et  ses  remèdes.  Ils  ont  montr(''  comment 
l'Allemagne  abaissée,  écrasée  au  début  du  siècle  dernier,  a  pu 
se  relever,  grâce  à  l'énergique  effort  de  quelques  hommes  su- 
périeurs, grâce  à  la  fidélité  de  tout  un  peuple  aux  lois  éternelles 
du  travail  et  du  devoir.  Ils  ont  montré  le  rôle  qu'a  joué,  dans  la 
reconstitution  nationale,  la  préoccupation  constante  de  mettre  à 
prollt  le  sentiment  religieux  et  d'en  favoriser  le  développement 
jusque  dans  la  composition  des  chants  patriotiques,  des  chants 
militaires.  A  ces  considérations,  Le  Play  donna  plus  tard  un 
commentaire  significatif  en'publiant  la  lettre  que  lui  adressait, 
sur  la  même  matière,  un  membre  de  la  Chambre  des  communes, 
lord  Robert  Montagu.  Elle  ne  sera  pas,  croyons-nous,  sans 
intérêt  pour  le  lecteur. 

(c  Lorsque  je  vins  à  Paris,  en  décembre  dernier  (1872),  quel- 
qu'un me  demanda  si  j'y  étais  venu  pour  assister  à  des  fêtes  ou 
aller  au  théâtre.  Je  répondis  :  «  Je  suis  venu  pour  savoir  si  les 
Prussiens  reviendront.  »  Alors  mon  interlocuteur  me  débita  une 
longue  tirade  sur  l'armemen't,  les  soldats,  et  la  résolution  de 
chaque  Français  «  d'avoir  une  revanche.  »  Quand  il  s'arrêta 
enfin,  je  lui  dis  :  «  Je  pense  qu'il  vous  serait  possible  de  l'avoir, 
cette  revanche.  —  Comment  donc?  —  En  devenant  meilleurs 
chrétiens  que  vos  vainqueurs.  » 

Cochin  eut  dès  lors  la  vue  claire  de  la  grande  bataille  du  len- 
demain; il  vit  que  le  problème  qui  se  posait  pour  notre  pays, 
allait  être  le  choix  entre  la  bonne  et  la  mauvaise  démocratie. 
L'une,  chrétienne  et  libérale,  pouvait  amener  l'avènement  de  la 
justice  et  de  la  paix  parmi  les  hommes;  Tautre,  autoritaire  et 
athée,  conduisait  au  triomphe  de  la  brutalité  et  des  convoitises 
sauvages.  Laquelle  devait  l'emporter?  C'était  alors  le  secret  de 
l'avenir.  Cochin,  toutefois,  ne  put  jamais  se  résoudre  à  admettre 
l'abaissement  définitif  de  son  pays.  De  tout  temps,  il  s'était 
élevé  contre  les  appréciations  pessimistes;  je  l'ai  entendu  plus 
d'une  fois  protester  contre  certaines  prophéties  de  Donoso  Cortès, 
annonçant,  au  début  de  l'Empire,  que  la  France  reviendrait  à  la 
République,  mais  pour  tomber  au-dessous  des  Républiques  Sud- 
américaines,  et  montrant  d'avance  la  multitude  appliquée  à  se 
servir,  pour  des  destructions  stupides,  de  l'arme  redoutable  que 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  suffrage  universel  aurait  mise  en  ses  mains.  Un  moment  dé- 
concertée, sa  foi  dans  l'avenir  du  pays  avait  repris  loiite  sa 
force.  Il  croyait  les  Français  capables  de  revenir  à  la  pacification 
sociale  et  à  la  prospérité,  pourvu  qu'ils  voulussent  bien  se  cor- 
riger du  détestable  préjugé  qu'il  n'y  a  de  beau  dans  leur  histoire 
que  les  révolutions  qu'ils  y  ont  faites  ;  pourvu  quils  se  sou- 
vinssent que,  suivant  une  parole  de  J.-J.  Weiss,  «  le  drapeau  de 
Jemmapes  et  de  Marengo  n'est  pas  d'une  seule  couleur,  mais  a 
gardé  précieusement  dans  ses  plis  la  couleur  de  Bouvines  et  de 
la  Mansourah.  »  La  part  que  les  catholiques  étaient  appelés  à 
prendre  dans  l'œuvre  de  la  rénovation  le  préoccupait  vivement  : 
le  concours  du  clergé  pouvait  être  singulièrement  efficace  et 
précieux,  s'il  arrivait  à  convaincre  la  nation  qu'il  ne  prétendait 
plus  à  rien  qu'au  droit  commun,  qu'il  respectait  le  passé,  mais 
ne  voulait  pas  faire  revivre  les  choses  mortes,  qu'il  n'aspirait  qu'à 
une  chose  :  à  l'entière  liberté  de  sa  parole,  de  ses  mouvemens, 
de  son  enseignement,  dans  le  respect  sincère  de  la  liberté  d'au- 
trui.  C'était  le  programme  de  Lacordaire  :  ni  oppresseurs,  ni 
opprimés.  C'est  celui  dont,  en  ce  moment,  les  Evêques  de  France 
se  réclament  pour  protester  contre  des  mesures  oppressives. 
Cochin  s'était  placé,  dès  le  début  de  sa  carrière,  sur  le  terrain 
de  la  liberté  générale,  ne  demandant  pour  l'Eglise  ni  privi- 
lèges, ni  faveurs;  il  s'y  est  maintenu  avec  une  loyauté,  un 
scrupule  absolus,  s'élevant  en  toute  occasion,  et  dans  l'intérêt  de 
ses  adversaires  comme  dans  l'intérêt  de  ses  amis,  contre  l'em- 
ploi de  la  contrainte  dans  le  domaine  de  la  conscience,  mon- 
trant, avec  les  enseignemens  de  l'histoire,  combien  les  expé- 
riences contraires  ont  été  souvent  désastreuses  pour  la  vitalité 
chrétienne. 

VI 

Au  milieu  de  tant  de  ruines,  sous  le  coup  de  tant  d'émotions 
et  d'incertitudes  douloureuses,  la  pensée  de  Cochin  se  tournait 
plus  que  jamais  en  haut.  Peu  à  peu,  reprenaient  possession  de 
lui  les  études  qui  l'avaient  passionné  jadis.  Depuis  plusieurs 
années,  la  composition  d'un  ouvrage  apologétique  le  préoccupait. 
Déjà,  en  1869,  banni  de  la  politique,  il  était  retourné  vers  une 
œuvre  plus  sereine,  et,  comme  écrit  son  fils,  «  vers  la  demeure 
qu'il  s'était  faite  au-dessus  de   l'ingratitude   des  hommes,  des 


AUGUSTIN    COCIIIN.  301 

folies  de  la  foule  et  des  déceptions  de  la  vie.  »  Tout  entier  à  ce 
travail,  Cochin  prit  alors  la  résolution  de  renoncer  définitive- 
ment à  la  vie  publique. 

Il  n'avait,  du  reste,  pas  eu  de  peine  à  s'élever  aux  spéculations 
philosophiques.  Au  cours  de  sa  vie  si  remplie  et,  à  la  fois,  si 
morcelée,  si  dispersée  en  apparence,  il  avait  toujours  gardé  le 
secret  de  la  vie  intérieure.  J'ai  eu  occasion  de  constater  plus 
d'une  fois  à  quel  point  il  avait  pris  l'habitude  de  vivre  dans  le 
monde  invisible,  dans  ce  monde  qu'il  a  si  bien  décrit,  où  ré- 
sident l'art,  l'idéal,  la  poésie,  la  justice,  la  certitude,  Dieu  enfin, 
qui  en  est  le  centre  et  le  pivot.  Ceux  qui  le  connaissent  insufli- 
samment  pourront  être  surpris  de  mon  affirmation  :  elle  est  jus- 
tifiée. Peu  d'hommes  parmi  ses  contemporains,  même  les  plus 
religieux,  ont  possédé  au  même  degré  le  don  si  rare  de  la  ré- 
flexion, cette  faculté  maîtresse  par  où  l'âme  se  retrempe  en  sa 
source,  se  recueille  dans  son  fond. 

Mais  Cochin  n'a  laissé  que  des  fragmens  du  grand  ouvrage 
où  il  avait  dessein  d'exposer  toute  l'économie  de  la  doctrine 
chrétienne,  —  fragmens  écrits  au  jour  le  jour,  sans  apprêt  et 
tout  naturellement,  quelques-uns  d'une  rédaction  achevée, 
d'autres  à  l'état  de  simples  notes.  L'un  de  ses  fils,  M.  Henry 
Cochin,  a  entrepris  de  les  classer  dans  un  ordre  qui  représentât 
les  grandes  divisions  de  louvrage  et  formât  un  tout  homogène. 
C'est  ainsi  que  nous  possédons  le  livre  intitulé  :  Les  Espérances 
chrétiennes.  Si  inachevée  et  incomplète  qu'elle  soit,  l'œuvre  est 
pleine  de  beautés,  d'envolées,  de  démonstrations  originales,  sai- 
sissantes, faites  pour  émouvoir  quiconque  cherche  de  bonne  foi 
la  lumière. 

Cochin  s'y  est  complu,  ne  se  plaignant  pas  d'avoir  eu  très 
jeune,  avec  les  vérités  éternelles,  la  rencontre  qu'il  faut  ac- 
cepter tôt  ou  tard.  La  plupart  des  hommes,  disait-il,  aiment  à 
reculer  cette  entrevue  jusqu'au  moment  de  quitter  le  monde  ou 
la  vie;  ils  reçoivent  la  religion  comme  on  prend,  le  soir,  un 
flambeau  avant  d'entrer  dans  les  ténèbres.  «  Du  moins-,  ajoutait-il, 
mon  premier  acte  de  foi  n'aura  pas  fait  alliance  avec  mon  dernier 
soupir.  »  Son  livre  était,  à  ses  yeux,  un  nouvel  essai  de  démons- 
tration de  la  vérité  par  l'expérience  de  la  vie.  C'était,  en  effet, 
par  cette  expérience  que  s'était  formée  sa  philosophie.  «  Je  ne 
suis  pas  un  docteur  ni  un  prédicateur,  disait-il.  Je  suis  un  homme 
du  monde,  emporté  par  le  tourbillon  des  études,  des  affaires,  de 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  presse,  de  la  politique,  mais  rattaché  par  la  loi  aux  croyances 
qui  rendent  l'âme  forte  et  le  devoir  facile.  Je  viens  raconter 
simplement  comment,  par  la  grâce  de  Dieu,  la  vérité  chrétienne 
m'est  apparue  et  pourquoi  je  l'aime.  »  Cochin  n'était  pas  un 
rêveur,  bien  qu'il  goûtât  fort  la  poésie  ;  c'était  un  esprit  scien- 
tifique, méthodique,  très  peu  enclin  à  une  vague  métaphysique, 
mais  avide,  au  contraire,  de  faits,  de  réalité.  Il  avait  vécu  dans 
l'action.  Nul  n'était  d'humeur  plus  indépendante,  ni  de  raison 
plus  fière.  Sa  nature  correspondait  donc  aux  préoccupations  de 
ce  temps,  accoutumé  à  tout  rapporter  à  l'observation  précise  et 
au  jugement  libre. 

Divisé  en  quatre  parties,  — Dieu,  la  Vie  humaine,  la  Rédemp- 
tion, le  Temps  présent,  —  ce  livre  n'aboutit  à  aucune  conclusion 
qui  n'ait  pour  point  de  départ  des  faits.  S'il  affirme  Dieu,  c'est 
parce  que  l'observation  de  la  nature,  du  plus  petit  fait  de  la 
nature,  présente,  dans  le  moindre  détail,  des  combinaisons  et  un 
dessein  qui  ne  peuvent  venir  de  la  créature,  et  obligent  à  affirmer 
qu'il  y  a,  au  delà  des  sens,  un  esprit  souverain;  c'est  parce  que, 
constatant  qu'il  y  a  une  cause  et  que  ce  n'est  pas  lui,  une  perfec- 
tion et  que  ce  n'est  pas  lui,  une  vérité  et  que  ce  n'est  pas  lui,  il 
constate  en  même  temps  que  cette  cause,  cette  perfection,  cette 
vérité  lui  apparaissent  en  lui-même,  dès  qu'il  réfléchit  :  au  fond 
de  son  esprit,  il  sent  la  présence  d'un  esprit  autre,  et,  s'il  peut 
se  défendre  de  cette  vision,  il  ne  peut  s'en  défaire. 

Regarde-t-il  du  coté  de  la  vie,  du  côté  de  la  créature  humaine, 
il  observe  que  plus  on  avance  dans  la  découverte  des  lois  univer- 
selles, plus  elles  dénotent  un  ordre  parfait  et  une  souveraineté 
sans  limites,  tandis  que,  dès  que  l'on  touche  aux  lois  qui  con- 
cernent les  hommes  et  leurs  relations  avec  la  nature  terrestre,  on 
constate  un  ordre  imparfait,  une  souveraineté  bornée.  De  toutes 
parts  s'élève  vers  un  sauveur  le  cri  de  la  nature  meurtrie,  le  cri 
d'une  volonté  blessée.  —  Un  être  qui  n'atteindrait  pas  sa  fin, 
qu'un  lourd  et  stupide  destin  écraserait,  serait  un  non-sens.  — 
La  chute  de  notre  race  et  l'infirmité  de  notre  volonté  mènent  à 
l'effort  de  toute  notre  existence  pour  se  relever,  et  à  l'espoir 
d'une  seconde  existence.  —  L'homme  est  conduit  dans  la  vie 
par  quelqu'un  de  meilleur  que  l'homme,  à  quelque  chose  de 
meilleur  que  la  vie. 

Cochin  résume  sa  foi  chrétienne  en  la  croyance  à  trois  grands 
faits  :  la  Création,  la  Rédemption,  la  Résurrection.  Au-dessus  de 


AUGUSTIN    COCIllN.  303 

Thomme  responsable  et  immortel,  un  créateur,  un  sauveur,  un 
juge  expliquant  la  naissance  et  la  mort  :  autant  d'affirmations  qui 
sont  des  faits  avant  d'être  des  dogmes.  Mais  c'est  la  Uédemplion 
qui  l'ait  le  centre  et  qui  illumine  en  quelque  sorte  toutes  ses 
croyances.  Il  y  rattache  naturellement  l'idée  de  l'épreuve  et  du 
rachat,  et  voit  en  elle  les  autres  dogmes  :  la  Rédemption,  en  effet, 
suppose  l'Incarnation  d'une  personne  divine;  elle  implique  le 
pardon  et  la  grâce,  et  la  grâce  elle-même  implique  une  forme 
sensible  pour  parvenir  à  l'homme,  c'est-à-dire  les  sacremens,  en 
môme  temps  qu'une  institution  pour  les  dispenser  et  garder  in- 
tacte la  doctrine,  c'est-à-dire  l'Eglise.  Le  Dogme  tient  dans  ce 
résumé,  et  Cochin  s'étonnait  que,  présenté  en  ces  termes,  il  parût 
si  difficile  à  accepter  à  des  esprits  pleins  d'admiration,  d'ailleurs, 
pour  l'influence  morale  du  christianisme.  Il  ne  s'expliquait  pas 
ce  christianisme  sans  dogmes,  qu'il  serait  question  d'instituer, 
et  en  dehors  duquel,  prétend-on,  les  meilleures  volontés  des 
penseurs  du  xx*"  siècle  seraient  condamnées  à  se  heurter  à  des 
postulats  théologiques,  inconciliables  avec  l'esprit  moderne. 

Il  y  a  dans  le  livre  Les  Espérances  chrétiennes  une  réponse 
indirecte,  sans  doute,  mais  singulièrement  forte  et  émouvante,  à 
l'espèce  de  mise  en  demeure  qu'adressent  dans  ce  sens,  au  catho- 
licisme, certains  écrivains  actuels.  Je  veux  parler  de  cette  école 
qui,  tout  en  reconnaissant  que  le  cadre  de  l'Eglise  est  admirable 
et  fort,  que  le  dessin  du  tableau  tracé  par  la  main  de  Jésus  s'y 
retrouve  encore,  estime  cependant  que  ce  dessin  est  défiguré  par 
des  surcharges  artificielles.  Ce  badigeonnage  enlevé,  c'est-à-dire 
les  dogmes  supprimés,  il  resterait,  selon  eux,  un  christianisme 
qui  ne  serait  plus  en  contradiction  avec  la  critique  scientifique, 
le  christianisme  de  la  raison  et  de  la  bonté,  où  les  vertus  pure- 
ment humaines  prendraient  je  ne  sais  quels  reflets  du  divin,  nom 
nouveau  donné  à  un  Dieu  moins  exclusif  que  les  dieux  anciens. 
Toute  l'argumentation  de  Cochin  dans  les  Espérances  chré- 
tiennes tend,  au  contraire,  à  établir  que  ce  n'est  pas  d'une  doctrine 
transformée,  remaniée,  encore  à  formuler,  qu'il  peut  êfre  ques- 
tion, quand  on  proclame  que  la  société  contemporaine  ne  saurait 
se  passer  du  cbristianisme,  qu'elle  tient  de  lui  toute  force  mo- 
rale, et  que,  sans  lui,  nous  allons  à  la  barbarie.  Il  s'agit  de  la  doc- 
trine chrétienne  telle  qu'elle  existe,  telle  que  nous  la  connais- 
sons et  la  pratiquons,  et  qui  n'est  opposée  ni  à  la  raison,  ni  à 
la  bonté.  Est-il  déraisonnable,  en  effet,  que  Dieu  s'occupe  de  sa 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

créature,  qu'il  remédie  aux  conséquences  de  Tabus  de  la  liberté, 
qu'il  aide  l'homme  à  satisfaire  à  la  justice?  Est-il  déraisonnable 
qu'il  ait  voulu  s'unir  plus  étroitement  à  la  créature?  Dieu  déjà 
est  présent  dans  chaque  âme,  et  sa  lumière  est  le  fond  de  la 
raison;  on  ne  s'explique  pas  comment,  il  est  vrai;  mais  s'ex- 
plique-t-on  la  vie?  s'explique-t-on  la  mort?  Et  les  nie-t-on  pour 
cela?  Est-il  déraisonnable  que  Dieu  assiste  l'homme  en  renouve- 
lant son  union  avec  lui  sous  une  forme  sensible,  plus  mystérieuse 
encore,  dans  une  union,  en  quelque  sorte,  organique  et  substan- 
tielle? Est-il  déraisonnable  que  le  Christ  ait  voulu  confier  la  dis- 
pensation  de  cette  force  nouvelle,  la  garde  de  sa  parole  à  une 
institution  permanente,  créée  par  lui?  Or,  voilà  tout  le  christia- 
nisme. 

Rien  ne  pouvait  être  plus  vain  au  regard  d'un  esprit  aussi 
pratique  que  celui  de  Cochin,  que  la  prétention  de  retenir  le 
christianisme,  de  le  conserver  vivant,  de  sauvegarder  l'efficacité 
de  son  action,  en  faisant  de  son  fondateur  une  sorte  de  fantôme 
impalpable  et  crépusculaire,  trop  parfait  pour  être  homme,  pas 
assez  pour  être  Dieu;  en  fait,  dépourvu  do  toute  réalité.  Dans 
ce  christianisme  intérieur  dont  chacun  serait  le  prêtre,  il  ne 
voyait  que  l'effort  d'une  imagination  pieuse,  d'une  représentation 
fantaisiste,  et  qui  ne  répondrait  qu'à  un  seul  côté  de  la  nature 
humaine,  le  côté  sensible;  tandis  que  la  religion  véritable  doit 
correspondre  à  l'homme  tout  entier  :  intelligence,  volonté,  sen- 
sibilité. Insuffisante  môme  pour  une  élite,  une  telle  doctrine  ne 
pourrait  être  que  sans  action  sur  la  multitude;  elle  ne  laisse- 
rait plus  subsister  de  société  religieuse.  Et,  enfin,  qu'est-ce  qui 
atteste  la  nécessité  de  ce  christianisme  nouveau  et  l'impuissance 
de  l'ancienne  doctrine?  Ce  Christ,  tel  que  nous  le  montre  This- 
toire,  tel  que  l'ont  connu  et  adoré  tant  de  siècles,  qu'est-ce  qui 
nous  prouve  que  l'humanité  s'en  détourne  et  que  l'écho  de  sa 
voix  aille  s'affaiblissant?  Inspire-t-il  moins  d'amour?  inspire-t-il 
moins  de  haine?  Par  la  violence  des  assauts  dont  son  enseigne- 
ment reste  l'objet,  on  peut  juger  si  sa  doctrine  est  une  doctrine 
vieillie  et  prête  à  disparaître;  par  les  prodiges  d'abnégation  et 
de  dévouement  qu'elle  ne  cesse  d'inspirer,  on  peut  juger  si, 
après  deux  mille  ans,  elle  a  rien  perdu  de  sa  puissance. 

C'est  ainsi  que  Cochin,  au  cours  de  ce  livre,  est  ramené  sans 
cesse  vers  le  Christ,  comme  l'était  Pascal.  Comme  Pascal,  il  voit 
le  Christ  annoncé  par  un  peuple,  espéré  par  tous,  réalisant  les 


AUGUSTIN    COCHIN.  305 

prophéties  juives,  confirmant  les  théories  grecques,  répondant 
à  un  besoin  de  la  vie,  à  un  désir  de  l'âme,  étant  lui-même  la 
vérité  qu'il  annonce,  le  mot  de  l'énigme,  le  Verbe,  le  mot  devenu 
vivant  :  «  Ne  me  parlez  pas,  dit-il,  de  séparer  les  préceptes  et 
les  exemples  du  Christ  de  sa  Divinité.  S'il  n'est  pas  Dieu,  ils 
sont  déraisonnables.  Dieu  seul  peut  tout  demander  et  tout  obte- 
nir... Et  ne  m'objectez  pas  que  la  philosophie  est  suffisante, 
que  la  morale  est  native.  Quelle  philosophie  me  porte  à  aimer 
l'âme  de  mon  voisin,  et  quelle  morale  me  porte  à  ne  pas  aimer 
sa  femme?...  Vous  ne  pouvez  comprendre,  ô  philosophes,  com- 
bien nous  aimons  le  Christ  et  ce  qu'il  est  pour  nous.  Il  est  là, 
toujours  là,  devant  nos  yeux,  en  quelque  sorte,  la  main  sur 
notre  épaule...  Nous  ne  sommes  jamais  seuls;  il  y  a  entre  lui  et 
nous  une  alliance  que  l'Ecriture  a  raison  de  comparer  au  ma- 
riage. Il  est  pour  l'âme  un  époux...  Quand  viennent  les  heures 
solitaires,  les  heures  sombres,  la  visite  de  l'injustice,  de  l'ingra- 
titude, de  la  maladie,  du  désenchantement,  du  long  ennui,  sans 
cause  et  sans  trêve,  il  est  là...  Mais  aussi,  quand  viennent  les 
heures  saintes,  les  heures  de  combat  généreux,  d'effort  isolé 
contre  tous,  de  lutte  pour  opérer  le  bien,  réaliser  le  beau,  les 
heures  où,  à  un  degré  quelconque,  l'on  sacrifie  ce  qui  est  bas 
et  agréable  à  ce  qui  est  pénible  et  haut,  il  est  là.  » 

Et,  transporté  sur  ces  sommets,  tout  disparaît  aux  yeux  de 
Cochin,  hormis  le  Christ  : 

«  Passez,  passez,  visions  charmantes  des  poètes,  ombres 
adorées,  divinités  inspiratrices,  muses  des  arts,  démons  fami- 
liers; passez  aussi,  apparitions  réelles,  dames  des  chevaliers, 
amantes  des  poètes,  charmeresses  de  la  vie;  passez,  passez  vous- 
mêmes  encore,  saintes  affections,  femmes  chéries,  enfans  aimés 
souA^enirs  d'une  mère,  trésors  du  cœur  !  Ni  poésie,  ni  passion, 
ni  charme ,  n'égaleront  jamais  le  réel,  énergique  et  tendre 
amour  que  nous  inspire  certainement  la  personne  de  Jésus- 
Christ.  J'en  appelle  à  vous,  mes  frères  protestans,  aussi  bien 
qu'aux  croyans  de  mon  Eglise.  » 

Gomme  ces  accens  trahissent  l'âme  de  Cochin  !  quelle  ten- 
dresse et  quelle  éloquence  !  Mais  une  foi  si  ardente  ne  se  sépare 
pourtant  point  de  l'observation,  de  l'expérience  des  faits.  «  Au 
moment,  dira-t-il  encore,  à  propos  des  sacremens,  au  moment  où 
vous  croirez  sacrifier  votre  raison.  Dieu  viendra  la  délier  et 
l'inonder  de  joie,  de  paix  et  de  lumière.  Comment  vous  en  cou- 
tome  xiii.  —  1903.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaincre?  Chaque  croyant  est  ici  un  témoin,  un  voyageur  qui 
connaît  la  traversée.  Qu'y  a-t-il  au  delà  de  la  mort  et  comment 
le  savoir?  Nul  n'en  est  revenu.  Mais,  au  delà  des  sacremens,  qu'y 
a-t-il?  La  paix,  la  joie,  la  force,  la  lumière.  On  en  est  revenu 
et  l'on  peut  l'affirmer.  Il  en  est  de  ce  voyage  comme  de  la  visite 
aux  malheureux.  Je  puis  vous  affirmer  que  vous  descendrez 
de  la  mansarde  humble  et  rafraîchi  avec  l'âme  chaude.  Ici  le 
témoignage  est  la  seule  preuve^  mais  souveraine.  » 

Tel  est  ce  livre,  dont  le  but  est  de  prouver  que  la  foi  est 
belle,  qu'elle  est  possible,  qu'elle  est  certaine,  et  qui  a  pour 
ambition  de  la  rendre  accessible,  de  la  propager.  Il  s'inspire, 
dans  sa  méthode,  d'une  sorte  de  positivisme  chrétien.  Gochin 
n'est  pas  de  ceux  qui  séquestrent  la  foi,  sous  prétexte  de  la 
mieux  préserver,  qui  sont  pressés  de  condamner,  d'exclure  qui- 
conque pense  autrement  qu'eux,  qui  mettent  une  sorte  de  com- 
plaisance à  restreindre  le  nombre  de  leurs  coreligionnaires  ;  il 
n'est  pas  de  ceux,  non  plus,  qui,  pour  faire  accepter  leurs 
croyances,  en  diminuent  le  caractère  et  la  portée,  et  qui,  volon- 
tiers, se  prêteraient  à  des  compromis.  S'il  n'hésite  pas  à  aller 
au  delà  des  frontières,  à  porter  jusque  dans  les  camps  opposés 
la  parole  de  paix,  si,  partout  où  il  rencontre  une  parcelle  de 
vérité,  il  s'applique  à  profiter'de  ce  point  de  contact,  s'il  tend  la 
main  aux  frères  séparés,  à  tous  ceux  qui,  cherchant  la  vérité 
d'un  cœur  sincère  et  avec  le  désir  de  la  servir,  font  partie  de 
l'âme  de  l'Eglise,  si,  en  un  mot,  il  met  en  pratique  sa  maxime  : 
dilatamini,  aucune  considération  au  monde  ne  pourrait  l'en- 
traîner à  une  concession  téméraire,  faire  dévier  ses  croyances 
religieuses,  solides  comme  le  roc,  le  séparer  un  instant  des 
enseignemens  et  de  l'autorité  de  l'Eglise  catholique.  Il  repré- 
sente plus  particulièrement  une  des  forces  qui  existent  dans  cette 
Eglise,  comme  dans  toute  association  renfermant  en  elle-même 
les  conditions  de  vitalité  et  de  durée,  la  force  qui  porte  en  avant 
les  hommes  d'initiative,  d'élan,  préoccupés  d'étendre  l'action  de 
la  société  dont  ils  sont  membres,  de  lui  faire  réaliser  d'incessans 
progrès,  d'appeler  à  eux  des  adhésions  nouvelles.  Mais,  à  côté 
de  cette  force,  il  sait  qu'il  en  existe  une  autre  qui,  s'appuyant 
sur  l'expérience  et  la  sagesse,  est  la  gardienne  fidèle  du  patri- 
moine commun,  le  conserve  dans  son  intégrité,  le  met  à  l'abri 
des  surprises  et  des  aventures.  Nul  n'a  mieux  compris  ni  plus 
admiré  que  Cochin  le  grand  rôh^  de  la  Papauté,  chargée  de  pon- 


AUriT'STIN    COCTTIN. 


307 


dérer  ces  deux  forces,  en  dépit  du  violent  et  changeant  effort 
des  passions,  tour  à  tour  prête  à  intervenir  contre  les  emportés 
et  contre  les  attardés  pour  maintenir  en  tout  la  juste  mesure. 
Il  ne  croyait  pas  abdiquer  sa  raison  en  s'inclinant  devant  une 
autorité  que  sa  raison  avait  délibérément  acceptée  ;  et  les  doc- 
trines mêmes  qu'il  a  professées  dans  son  livre  prouvent  combien 
il  reste  de  vraie  liberté  aux  penseurs  chrétiens. 

Pour  moi,  en  lisant  les  Espérances  chrétipnnes,  je  me  suis 
dit  plus  d'une  fois  que  mon  chagrin  serait  profond  de  ne  pas 
partager  la  foi  de  celui  qui  a  écrit  ces  pages.  Se  peut-il  ren- 
contrer une  force  de  démonstration  plus  décisive  que  celle  qui 
sort  de  ce  livre,  résumé  d'une  vie  consacrée  tout  entière  à  la 
pratique  du  bien?  Et  si  une  âme  si  droite,  si  pure,  si  sincère,  si 
lumineuse,  n'a  pas  connu  la  vérité,  quelles  peuvent  donc  être 
les  conditions  qu'il  faut  réunir  pour  la  découvrir? 

VII 

Cochin  s'était  flatté  vainement  de  quitter  la  vie  politique  et 
de  se  vouer  désormais  à  sa  grande  étude  d'apologie.  Les  instances 
de  ses  amis  vinrent  le  chercher  dan"B  sa  retraite.  Ils  lui  repré- 
sentèrent l'état  du  pays,  le  besoin  qu'on  avait  de  services  tels 
que  les  siens;  à  côté  des  plaies  matérielles  à  panser,  la  grande 
œuvre  de  restauration  morale,  nationale,  à  accomplir.  Pouvait-il 
rester  indifférent,  même  en  apparence,  à  tant  de  maux,  à  une 
semblable  tâche,  lui,  si  profondément  patriote  et  chrétien?  Alors 
qu'un  devoir  pressant  le  conviait  à  l'action,  allait-il  s'enfermer 
dans  les  spéculations  philosophiques,  se  murer  dans  sa  tour 
d'ivoire?  Ne  craignait-il  pas  d'y  être  bientôt  poursuivi  par  le 
remords,  et  n'était-ce  pas  démentir  toute  une  existence  de  dé- 
vouement? 

Ces  efforts  finirent  par  triompher,  non  seulement  de  goûts 
très  décidés,  mais  encore  de  la  sourde  résistance  qu'opposait  une 
santé  compromise.  Déjà,  en  effet,  malgré  son  énergie,  on  pouvait 
lire  sur  ses  traits  quelque  altération,  et  dans  ses  regards  une  ex- 
pression de  tristesse  ;  mais  c'étaient  là  des  symptômes  que  l'on 
avait  sujet  d'attribuer  aux  épreuves  de  la  guerre  et  du  siège. 

Cochin  finit  par  se  rendre.  Qu'allait-on  lui  proposer?  On  ne 
pouvait  guère  songer  pour  lui  à  un  portefeuille  :  il  n'était  pas 
député.  M.  Thiers,   alors  chef  du  pouvoir  exécutif,  le  connais- 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  et  l'appréciait  de  longue  date  ;  il  savait  qu'il  pouvait  compter 
sur  son  zèle  éclairé  et  ardent  ;  il  eut  la  pensée  de  l'appeler  à  un 
poste  qui  faisait  contraste  avec  sa  valeur  et  ses  services,  mais 
auquel  les  circonstances  donnaient  une  importance  exception- 
nelle, je  veux  parler  de  la  préfecture  de  Versailles,  où  siégeait 
l'Assemblée  nationale,  et  qui  était  ainsi  le  centre  du  Gouver- 
nement. C'était  une  sorte  de  poste  diplomatique,  dont  le  titu- 
laire devait  être  capable  de  travailler  à  l'apaisement  et  à  la  con- 
corde. La  préfecture  de  Versailles  fut  acceptée.  Plus  d'un  d'entre 
nous  trouva,  d'une  part,  que  Cochin  se  diminuait  et,  d'autre 
part,  que  c'était  une  faute  de  ne  pas  tirer  meilleur  parti  d'un 
homme  aussi  remarquablement  doué,  d'un  orateur  de  premier 
ordre.  Mais  cette  âme,  si  haute  et  si  humble  à  la  fois,  était  in- 
sensible à  toute  considération  d'amour-propre,  et  mesurait  lïm- 
portance  des  fonctions  au  bien  immédiat  qu'elles  permettaient 
d'accomplir.  Dans  cette  situation  nouvelle,  Cochin  se  dépensa 
sans  mesure.  On  a  dit  alors  de  lui,  et  avec  raison,  qu'il  était, 
hors  de  la  Chambre,  un  des  députés  les  plus  remarquables,  et, 
hors  du  pouvoir,  un  des  ministres  les  plus  compétens. 

Les  occupations  multiples  de  sa  charge  ne  l'empêchaient  pas 
de  suivre  encore  ses  œuvres  charitables  et  de  se  dévouer,  avec 
une  persévérance  que  rien  ne  lassait,  à  la  grande  cause  de  l'abo- 
lition de  l'esclavage.  Il  la  soutenait,  la  défendait  la  plume  à  la 
main,  ou  auprès  des  gouvernemens  par  ses  démarches  mul- 
tiples. Il  se  surmenait  ainsi,  achevait  d'user  ses  forces  et  hâtait 
les  progrès  du  mal  qui  le  minait.  Ce  mal  le  terrassa  tout  à  coup 
avec  une  violence  inouïe.  Après  quelques  alternatives  d'espoir 
et  de  découragement,  il  apparut  clairement  qu'on  ne  le  pouvait 
plus  conjurer.  Cependant  de  longues  souffrances  précédèrent  le 
dénouement  fatal.  Cochin  demeura  pendant  vingt-neuf  jours  une 
partie  du  corps  sans  mouvement,  ne  remuant  le  bras  libre  que 
pour  chasser  de  son  front  l'atroce  douleur  qui  le  torturait.  Et 
cette  douleur  ne  put  lui  arracher  une  plainte,  un  murmure. 

La  nouvelle  d'un  état  si  grave  s'était  bientôt  répandue  et 
donnait  lieu  à  des  manifestations  bien  rares  de  sympathie.  Non 
seulement  les  amis  accouraient,  mais  des  pauvres,  des  ouvriers 
s'informaient,  écrivaient,  exprimaient  leurs  inquiétudes  et  leurs 
vœux.  Les  travailleurs,  dont  il  s'était  occupé  avec  tant  d'amour, 
et  qui,  par  milliers,  devaient  bientôt  assister  à  ses  funérailles, 
prouvaient  qu'ils  n'étaient  pas  ingrats.  Je  me  souviens  des  té- 


.ATTf.USTIN    rOCIllN.  309 

moignages  d'intérêt,  des  préoccupations  qui  se  manifestaient  au 
sein  même  de  TAssemblée  nationale.  Le  vénérable  M.  Benoist 
d'Azy,  beau-père  de  Cochin,  était  chaque  jour  entouré,  ques- 
tionné sur  les  progrès  du  mal,  sur  les  chances  de  succès  des 
médecins.  Il  semblait  qiion  eûl  conscience  qu'un  bon  citoyen 
allait  manquer  au  pays  dans  un  moment  où  son  concours  eût  été 
particulièrement  précieux.  Et,  en  effet,  Cochin  disparaissait  alors 
que  son  intervention  eût  pu  s'exercer  de  la  manière  la  plus  utile 
pour  les  intérêts  publics.  Il  avait  la  confiance  de  M,  Thiers, 
il  était  intimement  lié  avec  les  membres  de  la  majorité  de 
l'Assemblée,  avec  ses  chefs,  avec  le  duc  de  Broglie,  notam- 
ment. Il  était  écouté.  Nul  n'aurait  eu  plus  de  chances  d'empê- 
cher la  rupture  entre  les  conservateurs  et  le  chef  du  pouvoir 
exécutif,  —  rupture  qui  devint  inévitable  du  jour  où  n'exista 
plus,  entre  les  deux  camps,  aucun  porte-parole,  aucun  messager 
de  paix.  Cette  scission  évitée,  que  de  conséquences  auraient  pu 
s'ensuivre  pour  l'avenir  du  pays,  pour  l'orientation  de  sa  politique 
intérieure  ! 

Faut-il,  au  môme  degré,  déplorer  pour  Cochin  une  mort  pré- 
maturée ?  Revenu  à  la  santé,  il  aurait  peut-être  joué  un  grand 
rôle.  Il  y  était,  en  tous  cas,  parfaitement  préparé  :  aucune  des 
qualités  de  l'homme  d'Etat  ne  lui  manquait;  son  éloquence  seule 
l'eût  placé  au  premier  rang.  Mais,  d'autre  part,  qui  nous  assure 
que  Cochin  eût  connu  de  la  politii|ue  autre  chose  que  ses  mé- 
comptes, ses  amertumes,  ses  trahisons;  qu'il  n'eût  pas  été  promp- 
tement  la  victime  des  factions,  perdu  par  ses  qualités  mêmes, 
taxé  de  faiblesse  pour  sa  modération,  réduit  à  l'impuissance  et 
à  l'isolement  par  son  impartialité,  méconnu  dans  ses  meilleurs 
actes,  calomnié  dans  toute  sa  conduite?  Qui  sait  si  ceux-là 
mêmes,  qu'il  eût  voulu  défendre,  n'auraient  pas  rendu  ses  efforts 
stériles?...  Et  qui  oserait  dire  qu'il  ne  serait  pas  sorti  de  ces 
luttes  diminué,  abattu,  écœuré?  La  seule  chose  dont  on  ne  puisse 
douter,  c'est  que,  dans  n'importe  quelle  situation,  il  eût  fait  son 
devoir  jusqu'au  bout.  Mais,  sans  nous  arrêter  vainement  à  des 
hypothèses,  félicitons-nous  d'avoir  devant  les  yeux,  pour  nous 
élever,  nous  consoler,  nous  fortifier,  le  spectacle  réel  de  cette 
admirable  vie,  toute  de  charité,  et  si  une,  si  harmonieuse,  qu'elle 
fait  songer  à  ces  êtres  privilégiés  dont  l'antiquité  pensait  qu'ils 
avaient  une  lyre  dans  le  cœur,  et  dans  l'esprit  une  musique 
qu'exécutaient  leurs  actions. 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'heure  où  succombait  Cochin,  les  destinées  de  la  France 
demeuraient  indécises,  et  son  regard  d('faillant  entrevoyait  sans 
cloute  bien  des  épreuves  encore.  Mais  il  avait  conscience  que  les 
causes  auxquelles  il  s'était  dévoué  ne  pouvaient  pas  périr, 
qu'elles  n'avaient  pas  à  s'inquiéter  des  outrages  de  l'homme, 
assurées  qu'elles  étaient  d'être  vengées  par  le  temps.  Aucun 
peuple,  répétait-il  souvent,  n'a  jamais  pu  vivre  sans  religion  ni 
sans  liberté  :  cela  suffit  à  l'avenir.  Accoutumé  à  voir  en  tout 
l'action  providentielle,  il  demeurait  plein  de  confiance,  soit  quil 
pensât  à  son  pays,  soit  qu'il  se  préoccupât  des  siens.  Jusqu'à  son 
dernier  soupir,  il  appartint  «  au  parti  de  l'espérance,  »  et  telle 
fut  la  sérénité  de  sa  mort,  qu'elle  donne  raison  à  la  pensée  de 
Lacordaire,  voyant  dans  notre  dernière  heure  la  plus  belle  de  la 
vie.  C'est  là,  en  effet,  que  se  retrouvent  toutes  les  vertus  qu'on  a 
pratiquées,  toute  la  force  et  la  paix  dont  on  a  fait  provision, 
tous  les  souvenirs,  toutes  les  images  chéries,  et  cette  belle  per- 
spective de  Dieu,  devant  laquelle  s'évanouissent  les  choses  ter- 
restres. 

Cochin  s'éteignit  le  15  mars  1873.  Il  mourait  avec  la  certitude 
de  n'avoir  travaillé  qu'au  triomphe  de  la  vérité  et  au  rappro- 
chement des  esprits,  de  n'avoir  réellement  ambitionné  qu'un 
seul  titre,  celui,  qu'il  reçut  souvent,  de  bienfaiteur  des  pauvres. 
Quand  il  sentit  que  ses  instans  étaient  comptés,  il  fit  approcher 
ses  enfans  et  ses  serviteurs,  et  il  leur  dit  :  «  Venez  me  voir  dans 
la  paix  du  Seigneur.  »  Et,  comme  on  lui  objectait  que  tout  espoir 
n'était  pas  perdu,  qu'il  ne  devait  pas  devancer  l'arrêt  de  la  Pro- 
vidence, mais  s'associer  à  ceux  qui  demandaient  pour  lui  la  vie  : 
«  Ah  !  répondit-il,  enfermant  dans  ces  suprêmes  paroles  le  tes- 
tament de  son  âme,  je  ne  désire  vivre  que  pour  ser\'ir  Dieu,  et 
mourir  que  pour  le  rencontrer!  » 

Léon  Lefébure, 


L'INUTILE   EFFORT 


PREMIERE    PARTIE 


I 

Lorsque  les  Ferreuse  dînaient  en  ville,  —  quatre  ou  cinq 
fois  par  semaine  dans  la  saison,  —  ils  ne  se  faisaient  jamais 
attendre  :  Léonard  mettait  une  sorte  de  coquetterie  à  passer  pour 
exact;  et  il  éprouvait  un  vrai  plaisir  lorsqu'une  maîtresse  de 
maison,  ennuyée  des  retards  de  ses  invités  de  marque,  l'accueil- 
lait en  disant  : 

—  Avec  vous,  mon  cher  maître,  on  est  Iranquille  :  vons  êtes 
toujours  à  riieure.  Pourtant  ce  ne  sont  certes  pas  les  occupations 
qui  vous  manquent. 

Il  répondait  presque  toujours  : 

—  Affaire  d'habitude,  madame.  Un  homme  actif  sait  régler 
son  temps,  s'il  tient  à  profiter  de  ses  loisirs  pour  la  société. 

Et  il  souriait,  de  ce  sourire  qui  lui  était  particulier  :  un  sou- 
rire presque  gai,  presque  juvénile,  qui  changeait  pour  un  instant 
l'expression  calculatrice  de  son  visage  fermé,  trop  sérieux,  mal 
éclairé  par  des  yeux  pâles  ;  un  sourire  tellement  inattendu  sur 
ses  lèvres  dures,  que  quelques-uns  s'en  méfiaient,  l'interprétaient 
comme  un  signe  de  fausse  bonhomie  ou  de  ruse  hypocrite. 

En  réalité,  M<=  Léonard  Ferreuse  était  simplement  de  ceux  qui 
ont  deux  manières  d'être  :  l'une  pour  leurs  proches  et  pour  eux- 
mêmes,  l'autre  pour  la  galerie,  —  et  cela  moins  par  habileté  que 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parce  que  la  vie  leur  a  l'ait  une  seconde  nature,  sous  laquelle  une 
autre  subsiste.  L'avocat  et  l'homme  public  d'un  côté,  de  l'autre 
le  mari,  le  père  et  Tliomme  privé,  différaient  autant  que  peuvent 
différer  deux  êtres  qui  pourtant  nen  font  qu  un.  Le  premier, 
grave,  âpre,  préoccupé,  très  volontaire,  l'esprit  tendu  vers  son 
but,  faisait  sa  carrière  avec  vigueur  et  précision;  le  second  pou- 
vait s'oublier.  Ainsi,  l'exactitude  rentrait  dans  l'ensemble  des 
qualités  artificielles  qu'il  s'imposait  :  il  l'adopta,  une  fois  pour 
toutes,  au  moment  oii  il  coupa  sa  barbe,  régularisa  sa  chevelure 
et  déposa  sa  jeunesse;  il  s'en  délivrait  comme  d'une  gène  dès  que 
rien  ne  l'obligeait  plus  à  se  contraindre.  Quand  il  dînait  chez  lui, 
par  exemple,  il  en  prenait  à  son  aise,  sans  s'inquiéter  ni  de  sa 
femme,  ni  de  son  frère  cadet,  Raymond,  qui  partageait  souvent 
leurs  repas.  La  petite  comédie  qui  se  jouait  alors  dans  son  appar- 
tement formait  un  amusant  contraste  avec  celle  qu'il  donnait  chez 
les  autres.  A  sept  heures  et  demie  précises,  un  coup  du  timbre 
électrique  annonçait  Raymond.  Le  valet  de  chambre,  Frédéric, 
ne  se  gênait  pas  pour  faire  attendre  :  si  bien  que  souvent  le 
timbre  résonnait  une  deuxième  ou  même  une  troisième  fois,  en 
prolongeant  ses  appels.  Introduit  enfin,  Raymond  entrait  de  son 
pas  boiteux,  en  promenant  autour  de  lui  ses  regards  de  myope 
comme  pour  s'assurer  qu'il  ne  se  trompait  pas  de  maison.  Il  allait 
poser  son  chapeau  sur  un  meuble,  dans  un  coin,  revenait  vers 
la  cheminée,  dont  ses  épaules  mal  bâties  dépassaient  à  peine 
la  tablette,  et  restait  debout  jusqu'à  ce  que  sa  belle-sœur  entrât  à 
son  tour  : 

—  Bonjour,  Raymond,  vous  êtes  là? 

—  Bonjour,  Lucienne,  vous  allez  bien? 

—  Oui,  je  vous  remercie. 

—  Les  enfans  aussi? 

—  Les  enfans  aussi. 

j\[">«  Perreuse  avait  les  gestes  décidés,  la  démarche  bruyante, 
une  figure  énergique,  presque  virile,  aux  grands  traits  chevalins, 
sans  autre  beauh'  que  celle  d'une  chevelure  abondante,  d'un 
blond  riche.  —  Elle  prenait  sans  cordialité  la  main  fine,  maigre, 
parfois  un  peu  fiévreuse  de  son  beau-frère,  montrait  un  fauteuil 
à  côté  de  la  cheminée  et  s'installait  en  face  de  lui.  Des  phrases 
prévues  se  croisaient  alors  devant  la  flamme  en  hiver,  devant 
l'écran  dans  l'été.  Puis  Lucienne  regardait  la  pendule  Empire,  — 
un  cadran  sur  le  dos  d'un  bel  aigle  doré,  —  son  pied  s'agitait 


l'inutile  effort.  313 

sous  sa  jupe,  ses  doigts  tambourinaient  sur  ses  genoux;  elle  disait  : 

—  Votre  frère  est  incorrigible  :  il  n'aura  jamais  le  sentiment 
de  riieure. 

Son  visage  exprimait  l'impatience  et  le  blâme  :  à  Finverse 
de  son  mari,  elle  était  exacte  pour  elle-même,  par  goût  naturel 
de  régularité. 

La  bonne  anglaise  amenait  les  deux  enfans,  Marc  etRaymonde, 
—  six  et  cinq  ans  —  habillés  comme  deux  bébés  de  Millais,  avec 
beaucoup  de  velours  et  de  dentelles.  Marc,  —  une  figure  pâlotte, 
des  membres  menus,  de  longs  cheveux  blonds  bouclés  comme 
ceux  du  petit  bonhomme  qui  souffle  des  bulles  de  savon  sur 
l'éternelle  affiche  du  Pears  Soap  —  s'asseyait  à  côté  de  sa  mère, 
gravement,  comme  un  invité  ;  Raymonde,  plus  brune,  plus  forte, 
avec  des  yeux  immenses,  des  fossettes  aux  joues,  des  sourires 
aux  lèvres,  grimpait  sur  les  genoux  de  son  parrain.  Les  deux 
petits  êtres  se  comportaient  d'abord  comme  des  visiteurs  mo- 
destes, qu'intimident  les  splendeurs  du  salon  et  qui  prennent 
bien  garde  de  n'y  rien  déranger  ;  mais  bientôt,  l'attente  se  pro- 
longeant, ils  retrouvaient  l'esprit  de  leur  âge,  devenaient  bavards, 
rieurs,  gentiment  indiscrets,  presque  espiègles,  couraient  de 
leur  mère  à  leur  oncle,  en  gazouillant,  et  finissaient  par  se 
trouver  aussi  à  l'aise  que  dans  leur  nursery.  Alors  Lucienne,  qui 
les  voulait  très  bien  élevés,  les  rappelait  à  l'ordre  : 

—  Marc,  tu  vas  froisser  ta  fraise!...  Raymonde,  tu  déranges 
tes  cheveux! 

Quand  elle  ne  semblait  pas  d'humeur  trop  revéche,  son  beau- 
frère  se  hasardait  à  l'implorer  : 

—  Laissez-les  s'amuser  un  peu  ;  les  enfans  ont  besoin  de  jouer 
de  temps  en  temps. 

Neuf  fois  sur  dix  elle  répondait  : 

—  Les  enfans  ne  sont  pas  des  chevaux  sauvages  ! 

Un  «  chut  »  sévère  suivait  aussitôt,  les  rires  s'éteignaient,  les 
deux  petits  reprenaient  leur  position  première.  Marc,  les  jambes 
ballantes,  jetait  des  regards  d'envie  sur  sa  sœur  que  l'oncle  amu- 
sait en  sourdine,  jusqu'à  ce  qu'elle  s'oubliât  de  nouveau  et  partît 
d'un  grand  éclat  de  rire.  Lucienne,  dont  les  regards  improbateurs 
suivaient  le  manège,  s'écriait  en  grondant  : 

—  En  vérité,  Raymond,  cette  enfant  devient  insupportable 
dès  qu'elle  est  avec  vous.  Vous  la  gâtez  abominablement. 

Raymond,  penaud,  balbutiait  quelque  chose;  un  coup  dœil 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

irrité  lui  coupait  la  parole;  et  il  se  tenait  coi,  en  serrant  contre 
lui  sa  filleule  qui  ne  disait  plus  rien. 

Ces  discussions  périodiques,  qui  d'ailleurs  ne  s'aigrissaient 
jamais  davantage,  attestaient  la  sourde  antipathie  du  beau-frère 
et  de  la  belle-sœur  :  antipathie  instinctive,  comme  il  s'en  forme 
entre  des  âmes  incompatibles  que  les  hasards  de  l'existence  obli- 
gent à  tourner  dans  le  môme  cercle,  antipathie  congénitale  qu'un 
effort  réciproque  peut  à  peine  atténuer,  que  la  fréquence  des 
rapports  menace  d'exaspérer,  et  qui,  pour  peu  que  les  caractères 
ou  les  circonstances  s'y  prêtent,  peut  se  changer  en  aversion  ou 
éclater  en  haine. 

La  douceur  passive  de  Raymond  écartait  un  tel  danger. 

Il  semblait  de  ceux  que  leur  naissance  a  placés  comme  en 
marge  de  la  vie,  étant  très  petit,  un  peu  boiteux,  légèrement  con- 
trefait :  pas  assez  pour  prendre  rang  parmi  les  infirmes,  assez 
pour  attrister  sa  famille,  pour  prêter  aux  railleries,  surtout  pour 
se  sentir  d'avance  vaincu  dans  l'arène  ouverte  aux  forts.  La  fai- 
blesse de  sa  complexion  accentuait  les  défectuosités  de  sa  taille, 
qu'aucun  traitement  ne  réussit  à  corriger  :  on  lui  mit  en  vain  des 
corsets  de  fer;  on  le  soumit,  sans  succès,  à  l'hydrothérapie  et  à 
l'électricité  :  il  resta  presque  nain,  avec  une  jambe  trop  courte 
et  une  épaule  déviée,  dut  s'astreindre  à  des  soins  de  toute  sorte, 
observer  des  régimes,  s'envelopper  dans  des  châles,  des  cache- 
nez,  des  tricots  de  laine,  et  voir  quand  même  ses  moindres 
rhumes  se  prolonger  pendant  des  mois.  Le  médecin  qui  surveil- 
lait son  enfance  valétudinaire  dit  un  jour  :  «  —  Ce  garçon-là  ne 
grandira  jamais  qu'en  dedans.  »  La  prédiction  se  réalisa  :  l'âme 
de  Raymond  Ferreuse  acquit  la  noblesse  et  même,  à  certains 
égards,  la  vigueur  qui  manquaient  à  ses  membres  ;  il  devint  un 
homme  en  gardant  la  taille  d'un  enfant;  sa  flamme  intérieure  le 
fit  rayonner  d'une  espèce  de  beaut/'  :  les  femmes  l'admiraient 
quand  elles  ne  voyaient  que  sa  tête  sérieuse  aux  traits  finement 
dessinés,  éclairée  par  de  grands  yeux  de  velours  sombre  qui  re- 
flétaient une  pensée  passionnée  et  fière  ;  elles  le  plaignaient  en- 
suite quand  il  dressait  son  corps  malingre  parmi  des  hommes  au 
visage  banal,  mais  qui  le  dépassaient  de  toute  la  tète  et  l'humi- 
liaient par  la  comparaison  de  leur  robustesse.  Ses  parens, —  des 
industriels  lyonnais  qui  avaient  acquis  dans  les  affaires  une  riche 
aisance,  —  rêvaient  pour  leurs  deux  fils  plus  de  fortune  et  des 
honneurs  :  la  mauvaise  santé  du  cadet  découragea  leur  réalisme. 


l/liXUTILE    EFFORT.  ?li5 

Jugeant  qu'ils  ne  pouvaient  rien  attendre  de  lui,  ils  l'abandon- 
nèrent à  son  goût  du  travail  désintéressé,  tandis  qu'ils  plaçaient 
sur  laîné  seul  le  capital  intégral  de  leurs  ambitions.  C'est  ainsi 
qu'il  put  étudier  à  son  aise  sans  dessein  positif.  Il  prit  son  doc- 
torat, après  avoir  soutenu  une  solide  dissertation  sur  V Origine 
des  idres  politiques  de  Locke,  s'enfonça  dans  l'étude  des  philo- 
sophes anglais,  en  sortit  un  instant  pour  publier  un  fantaisiste 
Dialogue  sur  la  légalité',  dont  les  cent  exemplaires  distribués  à 
des  destinataires  de  choix  ne  trouvèrent  pas  dix  lecteurs.  Ray- 
mond ne  souffrit  point  de  cet  insuccès  :  il  aimait  la  réllexion 
pour  elle-même  ;  les  problèmes  sociaux  qu'il  poursuivait  de  pré- 
férence ne  l'intéressaient  que  dans  l'abstrait,  sans  qu'il  eût  le 
moindre  souci  de  leur  importance  pratique  ;  il  pouvait  donc,  sans 
amertume,  rester  incompris.  —  Moins  curieux  des  êtres  que  des 
idées,  il  possédait  pourtant  le  sens  aigu  de  l'observation  :  son 
œil  perçait  les  apparences  et  pénétrait  jusqu'au  fond  des  carac- 
tères, dont  son  jugement  excellait  à  dégager  les  traits  les  plus 
intimes.  Il  acquit  ainsi  une  connaissance  très  fine  des  personnes 
de  son  entourage  :  en  petites  phrases  incisives,  il  les  expliquait, 
les  détaillait,  les  délinissait,  les  classait,  comme  un  botaniste 
les  plantes  de  son  herbier,  tantôt  avec  une  humeur  bienveillante, 
tantôt  avec  une  pointe  d'ironie,  selon  qu'il  les  jugeait  d'une  es- 
pèce inoffensive  ou  vénéneuse.  Dans  certains  cas,  sa  pénétration 
devenait  inquiétante  :  il  lisait  les  pensées,  il  devinait  les  senti- 
mens.  Son  frère  utilisa  plus  d'une  fois  cette  l'acuité  singulière, 
dont  il  avait  pu  mesurer  1  étendue  et  la  sûreté  ;  mais,  étant  lui- 
même  de  ceux  dont  le  regard  ne  dépasse  pas  la  ligne  de  l'horizon 
immédiat,  Léonard  ne  se  douta  jamais  qu'elle  pouvait  le  gêner 
un  jour.  Le  culte  aveugle  que  Raymond  lui  avait  voué  dès  l'en- 
fance le  défendit  longtemps  contre  les  indiscrétions  de  cette 
clairvoyance,  qui  s'exerçait  au  contraire  sur  sa  femme  avec  une 
liberté  qu'il  n'eût  point  soupçonnée.  Pendant  des  années,  en  effet, 
Lucienne  fut  pour  son  beau-frère  un  objet  de  curiosité  malveil- 
lante et  d'étonnement  hostile.  D'imagination  romanesque,  de  cœur 
sensible,  d'intelligence  désintéressée  et  contemplative,  il  souffrait 
de  trouver  en  elle  une  àme  sèche,  ambitieuse,  matérielle,  exclu- 
sivement attachée  aux  réalités,  incapable  d'un  élan  généreux  ou 
d'une  rêverie  inutile.  Ayant  renoncé  à  l'amour  pour  son  propre 
compte,  il  avait  toujours  suivi  avec  une  attention  passionnée  la 
vie  sentimentale  de  son  frère,  dont  il  faisait  les  frais  de  poésie; 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  son  désir  eût  été  de  la  voir  aboutir  dans  le  mariage,  après 
des  expériences  de  jeunesse  qu'il  avait  connues  et  désapprouvées 
sans  perdre  aucune  de  ses  illusions,  à  un  foyer  de  pure  ten- 
dresse, de  confiance  absolue,  d'union  parfaite.  Or,  il  devina 
d'emblée  qu'avec  Lucienne  il  ne  pouvait  être  question  de  cet 
idéal  :  une  telle  femme,  jugea-t-il,  ne  serait  jamais  pour  son 
mari  qu'une  «  associée,  »  —  honnête  d'ailleurs,  fidèle,  habile,  sou- 
cieuse de  la  prospérité  commune,  incapable  de  la  compromettre 
par  quelque  étourderie,  et  à  ces  points  de  vue  digne  do  toute  es- 
time, mais  inaccessible  aux  vertus  moins  utiles,  aux  délicatesses 
plus  indispensables  qu'il  eût  souhaité  de  voir  fleurir  en  elle.  Dès 
leur  première  rencontre,  son  opinion  fut  fixée  ;  et  quelques  jours 
avant  le  mariage  de  son  frère,  il  traça  de  Lucienne,  dans  le 
carnet  oii  il  prenait  des  notes  sur  toutes  choses,  un  croquis  au- 
quel il  n'aurait  eu  plus  tard  que  peu  de  lignes  à  retoucher  : 

«  Hyacinthe  (Raymond  donnait  des  noms  de  fantaisie  aux 
personnes  réelles  qui  figuraient  dans  le  recueil  de  ses  instan- 
tanés) Hyacinthe  a  les  traits  trop  allongés,  le  regard  trop  dur, 
le  menton  trop  volontaire  pour  être  jolie.  Elle  s'en  est  aperçue 
de  bonne  heure  et  en  a  pris  son  parti.  Toutefois,  comme  elle  a 
la  taille  bien  faite,  de  beaux  cheveux,  de  belles  mains,  elle  pour- 
rait plaire;  mais  elle  n'en  est  pas  assez  sûre  pour  le  désirer.  Et 
puis  elle  a  d'autres  soucis.  Elle  croit  bien  plus  à  l'importance  de 
la  fortune  qu'à  celle  de  la  beauté,  du  bonheur  ou  du  sentiment. 
Pour  elle,  la  grande  affaire  de  la  vie,  c'est  d'acquérir  les  biens 
qu'elle  regarde  comme  les  plus  précieux  :  le  succès,  l'argent, 
une  maison  luxueuse,  une  position  brillante,  des  relations  con- 
sidérables. Elle  les  veut  pour  elle-même,  et  surtout  pour  les 
siens  qu'elle  aime  à  sa  manière;  et  sa  manière  de  les  aimer,  ce 
sera  de  faire  mille  sacrifices  pour  leur  assurer  ces  conquêtes  :  je 
la  crois  susceptible  de  grands  dévouemens,  —  pourvu  que  ses  dé- 
vouemens  rapportent  quelque  chose  qui  demeure  dans  la  famille. 

(c  Si  Hyacinthe  épouse  Théodore,  c'est  qu'elle  devine  en  lui 
«  un  homme  de  grand  avenir  :  »  aussi  l'épouse-t-elle  avec  plai- 
sir. Dans  son  esprit,  en  effet,  le  mariage  est  une  association 
dont  les  fins  sont  aussi  déterminées  que  celles  d'une  entreprise 
commerciale  :  la  femme  et  le  mari  mettent  en  commun  ce  qu'ils 
ont  et  ce  qu'ils  sont,  exploitent  ce  capital,  l'augmentent  par  des 
moyens  honnêtes,  sen  serveni  pour  acquérir  tous  les  biens  ac- 
cessibles, —   de   manière   à  gra^'      ^insi  quelques  échelons  de 


l'inutili:  effort.  317 

cette  échelle  sociale  où  grimpent  patiemment  les  générations 
bourgeoises,  et  surtout  à  y  pousser  leurs  enfans.  La  femme  et  le 
mari  sont  donc,  à  ses  yeux,  des  outils  :  ils  sont  utiles.  Les  en- 
fans  seront  le  but  :  ils  sont  sacrés,  —  non  pas  pour  cette  raison 
commune  et  magnifique  qu'ils  continuent  le  mystère  de  la  vie, 
mais  parce  que,  nés  un  peu  plus  haut  que  leurs  parens  sur 
l'échelle  en  question,  ils  posséderont  plus  d'argent,  représen- 
teront une  considération  plus  étendue,  seront  salués  plus  bas 
par  un  plus  grand  nombre  de  cliens  mieux  placés,  et  pourront 
à  leur  tour  hisser  leurs  descendans  à  quelques  degrés  au-dessus 
d'eux-mêmes,  —  la  hiérarchie  étant  en  dernière  analyse  l'àme 
véritable  du  monde. 

«  Telle  est  Hyacinthe.  En  y  regardant  de  près,  on  trouverait 
comme  une  sorte  de  bas  idéalisme  au  fond  de  son  àme  toute 
terrestre  ;  mais  son  regard  ne  se  perdra  jamais  dans  le  ciel,  son 
effort  ne  l'emportera  jamais  au  delà  du  saisissable,  la  tentation 
du  vol  éperdu  des  Icares  ne  l'effleurera  pas,  elle  restera  parmi 
les  êtres  qui  ne  sortent  jamais  tout  à  fait  du  limon.  Puisse-t-elle 
respecter  le  feu  divin  que  j'ai  vu  quelquefois  briller  en  Théo- 
dore!... » 

La  ressemblance  était  parfaite;  quelques  détails  sur  Tenfance 
de  Lucienne  eussent  achevé  le  portrait. 

Son  père,  le  docteur  Moncharny,  exerçait  la  médecine  dans 
le  morne  quartier  de  Grenelle.  Il  devint  veuf  après  cinq  ans  de 
mariage.  Totalement  dépourvu  de  sens  pratique,  désintéressé, 
philanthrope,  il  soignait  gratis  les  pauvres  gens,  payait  leurs 
remèdes,  fondait  des  œuvres  pour  les  filles-mères  ou  les  enfans 
abandonnés,  en  même  temps  qu'il  s'endettait  et  négligeait  ses 
deux  filles.  L'aînée,  Sophie,  —  une  blonde  un  peu  efTacée,  mais 
gracieuse  et  douce,  —  eut  la  chance  d'être  recherchée  en  mariage 
dès  sa  dix-neuvième  année  par  un  jeune  architecte  nommé 
Robert  Gastellier  :  cheveux  au  vent,  confiance  en  soi,  grands 
gestes  sans  façon,  volonté  généreuse  de  fonder  un  foyer  selon 
son  cœur  et  de  conquérir  le  monde  après.  Lucienne,  qui  venait  à 
peine  d'atteindre  ses  seize  ans,  resta  donc  chargée  d'un  ménage 
où  les  largesses  paternelles  installaient  la  gène  en  permanence  : 
elle  y  prit  en  aversion  la  bienfaisance  qui  la  privait  des  joies  de 
son  âge  et  multipliait  ses  soucis;  elle  aima  peu  son  père,  qu'elle 
surnommait  à  part  soi  <■<  le  père  des  autres,  »  en  lui  reprochant 
d  avoir  plus  de  bonté  pour  les  moindres  guenilleux  que  d'atten- 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

tion  pour  elle;  elle  rêva  pendant  ses  longues  solitudes  de  quitter 
le  voisinage  des  usines  et  des  casernes  pour  s  élancer  vers  les  ma- 
gnificences du  vrai  Paris,  qu'elle  connaissait  à  peine;  elle  s'im- 
prégna de  cette  croyance  qu'il  importe  de  vivre  pour  soi  et 
pour  les  siens,  la  masse  du  prochain  n'étant  qu'une  fourmilière 
ennemie.  C'est  ainsi  que,  souvent,  le  spectacle  de  certains 
excès  jette  de  jeunes  âmes  vers  des  extrêmes  opposés  :  ayant  été 
victime  d'une  passion  charitable  poussée  presque  à  la  manie, 
Lucienne  laissa  se  développer  en  elle,  sans  mesure,  l'égoïsme  et 
l'ambition  personnelle. 

L'héritage  inattendu  d'un  collatéral  en  ligne  maternelle  ayant 
enrichi  les  deux  sœurs,  la  cadette  ne  vit  dans  cette  aubaine 
qu'une  première  mise  de  fonds  pour  des  conquêtes  futures  :  elle 
oublia  de  s'en  réjouir,  tant  elle  se  promit  d'en  profiter.  Son  ca- 
ractère, jusqu'alors  indécis,  s'affirma  tout  à  coup  dans  l'énergie 
qu'elle  mit  à  défendre  son  bien  contre  le  docteur,  qui  voulait 
tout  donner.  C'est  à  ce  moment  que  son  beau-frère  lui  présenta 
M"  Ferreuse,  auquel  il  devait  le  gain  d'un  petit  procès.  Elle  avait 
hâte  d'échapper  à  la  tutelle  paternelle  :  la  rencontre  d'un  jeune 
homme  ambitieux,  devant  qui  s'ouvrait  «  une  belle  carrière,  »  la 
satisfît.  De  son  côté  Léonard,  ayant  depuis  peu  perdu  son  père, 
se  trouvait  à  la  tête  d'un  capital  qui,  triplé  par  un  mariage  avan- 
tageux, constituerait  un  commencement  de  fortune.  L'entente 
fut  facile.  Sophie,  un  peu  romanesque,  se  chargea  de  répandre 
autour  des  fiançailles  la  légende  conventionnelle  du  «  coup  de 
foudre,  »  et  le  docteur  Moncharny,  en  toute  bonne  foi,  se  félicita 
de  voir  sa  seconde  fille  faire,  comme  l'aînée,  un  «  mariage  d'in- 
clination, )>  En  réalité,  les  deux  jeunes  gens  avaient  simplement 
reconnu  en  eux  cette  espèce  de  sympathie  qui  naît  de  la  simi- 
litude des  appétits. 

Très  vite,  Lucienne  jugea  son  mari,  connut  son  fort  et  son 
faible,  mesura  les  difficultés  de  sa  carrière,  en  comprit  les  con- 
ditions. 

Léonard  Ferreuse,  malgré  cette  volonté  de  réussir  qui  gou- 
vernait sa  vie,  avait  des  momens  d'indolence,  ou  plutôt  des  accès 
de  faiblesse,  des  défaillances  qui  pouvaient  gêner  son  activité  ou 
contrarier  son  ambition  :  elle  s'eli'orça  de  lui  inculquer  la  persé- 
vérance tenace  que  nul  incident  ne  distrait.  Il  se  laissait  aller 
trop  volontiers  à  compter  sur  sa  chance  :  plus  calculatrice,  plus 
défiante  aussi  des  forces  inconnues  qui  troublent  notre  voie,^  elle 


l'inutile  effort.  319 

lui  enseigna  à  compter  plutôt  sur  son  adresse.  Elle  Taida  autre- 
ment encore  :  avec  un  sens  très  juste  de  la  puissance  des  coteries, 
elle  lui  composa  un  milieu  où  les  élémens  inutiles,  quand  il  fallait 
les  subir,  devenaient  bientôt  efficaces.  Gastellier,  constructeur  de 
maisons  excentriques,  propugnateur  du  «  Modem  Style,  »  déco- 
ratoiir  des  tlioâtres  «  à  côté,  »  soldat  bruyant  du  bataillon  qu'il  ap- 
pelait «  lavant-garde  des  Idées,  »  se  flattait  de  connaître  beaucoup 
d'artistes,  de  journalistes,  de  gens  de  lettres  :  elle  en  attira 
quelques-uns,  choisis  prudemment  parmi  les  plus  notoires  et  les 
moins  «  avancés,  »  qui  commencèrent  à  jeter  le  nom  de  M''  Fer- 
reuse au  vent  de  la  renommée.  Raymond,  si  dénué  d'esprit  d'in- 
trigue, lui  procura  pourtant,  sans  s'en  douter,  de  bonnes  relations 
dans  le  monde  universitaire.  Des  camarades  d'étude  de  son  mari, 
dont  l'un  devint  bientôt  ministre,  quelques  magistrats  ou  con- 
frères, deux  ou  trois  bons  cliens  de  son  père,  formèrent  bientôt 
autour  d'elle  un  cercle  un  peu  hétérogène,  si  Ton  veut,  mais 
assez  bien  composé  pour  qu'une  femme  de  son  intelligence  en 
pût  tirer  parti.  Sans  coquetterie,  elle  sut  retenir  ces  hommes, 
en  caressant  leurs  faiblesses,  en  les  enveloppant  d'une  atmo- 
sphère où  ils  pouvaient  respirer,  selon  leurs  tempéramens,  une 
illusion  de  sympathie,  d'intimité,  de  flatterie  ou  d'admiration. 
On  revenait  à  ses  mercredis,  on  se  plaisait  chez  elle,  on  com- 
mença bientôt  à  lui  faire  une  petite  réputation  de  femme  qui 
sait  recevoir,  et  ses  mains  adroites,  tout  en  distribuant  les  tasses 
de  thé,  tiraient  déjà  d'invisibles  ficelles  qui  mouvaient  deux  ou 
trois  douzaines  d'hommes  forts  dont  aucun  ne  sentait  la  despo- 
tique secousse.  Du  reste,  M"""  Ferreuse  déployait  son  activité 
dans  des  domaines  assez  divers  :  on  la  voyait  partout  où  il  est 
bon  d'être  vu  ;  jamais  elle  ne  remettait  au  lendemain  les  visites 
utiles;  cheville  ouvrière  de  plusieurs  de  ces  «  œuvres  »  où  mille 
petites  intrigues  courent  sous  le  manteau  de  la  charité,  tout  en 
quêtant,  en  vendant,  en  semant  des  billets  de  concerts  ou  de 
tombolas,  elle  augmentait  le  nombre  et  élevait  le  niveau  de  ses 
relations.  Flaceuse  aussi,  à  l'occasion,  elle  avait  toujours  quelque 
occupation  à  procurer,  ou  du  moins  à  promettre,  aux  jeunes  pro- 
tégés que  ses  amis  introduisaient  chez  elle.  Aussi  passait-elle 
pour  très  bonne  ;  et  ceux  qui  ne  pénétraient  pas  ses  secrets  mo- 
biles chantaient  ses  éloges  avec  une  entière  bonne  foi;  mais  Ray- 
mond haïssait  ses  manèges  : 

«...  Hyacinthe,  nota-t-il  dans  ses  carnets  un  jour  de  veine 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

satirique,  fait  le  bien  comme  on  exerce  certains  métiers,  pour 
gagner.  Elle  y  met  d'ailleurs  tant  d'art  qu'elle  force  l'admiration. 
Seulement,  lorsqu'on  pénètre  le  secret  de  ses  manœuvres,  on  se 
prend  de  goût  pour  les  francs  égoïstes,  de  méfiance  pour  les 
philanthropes.  Quand  la  charité  n'est  pas  toute  désintéressée, 
elle  est  la  plus  noire  des  hypocrisies  ;  quand  on  se  pousse  dans  le 
monde  à  coups  de  bonnes  œuvres^  on  marche  à  pas  précipités 
vers  l'Enfer.  Ne  pouvoir  aimer  le  bien  pour  le  seul  plaisir  de  le 
faire,  jouer  de  la  charité  comme  d'un  levier  ou  d'un  outil,  feindre 
la  bonté  pour  en  tirer  profit,  voilà  des  signes  certains  d'instincts 
cupides.  Je  les  trouve  plus  odieux  chez  une  femme.  » 

Pourquoi  Raymond,  sévère  à  l'excès  pour  Hyacinthe,  se  mon- 
trait-il au  contraire  d'une  aveugle  indulgence  pour  Théodore? 
Ses  cahiers  ramenaient  à  chaque  page  le  nom  convenu  de  ce 
frère  tant  aimé.  Ils  évoquaient  de  place  en  place,  en  les  envelop- 
pant de  voiles  discrets,  des  souvenirs,  des  portraits,  des  paysages 
de  leur  commune  enfance  :  des  coins  silencieux  de  la  vieille  cité 
lyonnaise;  les  profils  allongés  des  collines  du  Rhône;  un  inté- 
rieur trop  envahi  par  le  souci  du  gain  ;  un  père  strict  et  borné 
qui  s'efforçait  d'inculquer  à  ses  fils  ses  notions  de  la  vie  où  l'on 
acquiert,  épargne  et  réussit;  une  mère  plus  affectueuse,  mais  si 
docile  au  despotisme  de  l'époux,  si  résignée  à  ses  étroits  hori- 
zons! Ils  racontaient  les  exploits  de  l'aîné  dans  les  batailles  du 
lycée,  les  rêveries  du  cadet  pendant  les  jeux  violens  des  récréa- 
tions. Ils  recueillaient  des  anecdotes,  des  réponses,  des  traits  qui 
dessinaient  en  vigueur  les  deux  caractères  dissemblables.  Mais 
quelle  que  fût  la  couleur  de  ces  notes,  le  nom  de  Théodore  n'y 
passait  jamais  qu'accompagné  d'expressions  tendres  ou  louan- 
geuses. Pour  Raymond,  Théodore,  avec  ses  membres  vigoureux 
et  son  esprit  positif,  représentait  la  force,  le  courage,  l'énergie, 
l'homme  complet  qu'il  eût  ambitionné  d'être;  s'il  ne  parvenait 
pas  toujours  à  l'admirer,  du  moins  ne  le  blâmait-il  qu'en  des 
occasions  très  rares,  et  avec  regret;  il  interprétait  résolument 
dans  le  sens  favorable  les  manifestations  d'une  âme  où  il  ne 
lisait  que  ce  qu'il  voulait  bien;  il  accomplissait  ainsi  chaque  jour 
au  profit  de  son  frère,  sans  d'ailleurs  s'en  douter,  le  plus  grand 
sacrifice  qu'il  pût  accomplir  :  celui  de  sa  clairvoyance  ;  en  un  seul 
mot,  il  l'adorail,  dans  l'aveuglement  que  ce  mot  suppose. 

Léonard  devait  ce  culte  à  un  trait  de  son  caractère  que  l'ima- 
gination de  son  cadet  amplifiait  jusqu'à  s'en  éblouir  :  une  certaine 


r/lMÎTILE    EFFORT.  321 

générosité  courageuse  bien  qu'intermittente,  à  la  fois  désinté- 
ressée et  vantarde,  chevaleresque  et  calculatrice.  Jusqu'à  la  fin 
de  leur  adolescence,  cette  générosité  fit  de  l'aîné  le  protecteur 
prêt  aux  coups  de  poing,  mais  en  même  temps  le  tyran  aussi  exi- 
geant que  dévoué  du  petit  être  malingre,  effaré,  souffreteux, 
susceptible,  tremblant  qui  grandissait  dans  son  ombre.  Avec 
l'ardeur  passionnée  de  son  cœur  silencieux,  Raymond  poussa  la 
reconnaissance  jusqu'à  la  superstition.  C'était  elle  seule,  à  coup 
sûr,  qui  lui  dictait  des  phrases  comme  celles-ci,  absolument  con- 
traires à  la  vérité  : 

('  Théodore  a  la  bonté  de  la  vraie  force,  qui  ne  pense  jamais 
à  soi  ni  au  lendemain.  » 

Ou  bien  : 

«  Ceux  qui  méjugent  Théodore  ne  le  connaissent  pas.  En  le 
voyant  vivre  au  jour  le  jour,  croître,  se  déployer,  on  comprend 
la  noblesse  de  la  plante  humaine  quand  elle  est  vigoureuse  et 
saine,  quand  elle  peut  profiter  librement  de  l'air  qui  passe,  de 
la  pluie  qui  rafraîchit,  de  la  beauté  du  monde  éparse  autour 
d'elle  et  de  toute  la  lumière  que  lui  verse  le  ciel.  » 

Ou  encore  : 

«  J'aime  Théodore  beaucoup  plus  qu'il  ne  m'aime.  Je  le  sens, 
je  le  sais,  et  je  n'en  souffre  pas  :  il  est  tellement  plus  digne 
d'être  aimé!    » 

Quand  un  incident  trop  clair  venait  contredire  son  parti  pris, 
Raymond,  s'il  en  avait  un  instant  pressenti  le  sens,  se  hâtait  de 
l'oublier;  ou  bien  il  mettait  les  faiblesses  de  son  héros  sur  le 
compte  des  «  exigences  de  la  vie,  »  et  l'admirait  encore  de  s'y 
soumettre.  C'est  ainsi  qu'il  put  garder  intacte  son  illusion,  et  ne 
lut  jamais  dans  l'âme  de  Léonard  que  ses  propres  pensées,  ses 
propres  sentimens,  ses  propres  rêves. 

II 

Ce  jour-là,  —  un  mercredi,  —  Léonard  Ferreuse  se  fit  attendre 
plus  longtemps  encore  que  d'habitude;  et  Lucienne  eut  une  pe- 
tite querelle  avec  son  beau-frère. 

Elle  venait  de  renouveler  son  salon,  d'après  les  indications  de 
Gaslellier  et  la  mode  du  moment  :  jusque-là  on  s'était  contenté 
des  pesans  sièges  Louis-Philippe,  recouverts  d'une  moquette  inu- 
sable, qui  faisaient  partie  de  l'héritage  inespéré.  Jugés  depuis 
TOME  XIII.  —  1903.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

longtemps  «  province,  »  ils  venaient  d'ôtre  définitivement  con- 
damnés et  vendus  à  un  brocanteur.  Des  meubles  anglais,  con- 
tournés, tordus,  incrustés,  garnis  d'étoffe  à  volutes,  les  rempla- 
çaient, et  se  détachaient  sur  le  fond  d'un  papier  vert  d'eau, 
décoré  de  virgules  et  d'éclairs  couleur  brique,  tandis  que  de 
larges  palmes  orangées  éclataient  sur  le  vert  plus  foncé  des  rideaux. 
Les  tapissiers  avaient  travaillé  tout  le  jour.  Une  odeur  de  vernis 
flottait  encore  dans  la  pièce.  Satisfaite  comme  on  tient  à  Tètre 
quand  on  arrive  au  bout  d'une  installation  longuement  méditée 
et  coûteuse,  Lucienne  attendait  un  mot  d'éloge.  Marc  et  Ray- 
monde,  le  petit  à  cheval  sur  ses  genoux,  la  fillette  comme  posée 
à  ses  pieds  sur  un  tabouret,  avaient  admiré  les  détails  qu'elle 
désignait  à  leur  curiosité  attentive.  Mais  Raymond,  enfoncé  dans 
un  fauteuil  bas  oii  il  disparaissait  presque,  se  bornait  à  regarder 
sans  mot  dire  les  sièges  incohérens,  les  guéridons  falots,  les  des- 
sins compliqués  du  tapis  pâle,  la  gamme  des  nuances  que  de 
petits  vases  multiformes  s'efforçaient  d'entonner  sur  la  cheminée, 
des  deux  côtés  de  la  pendule  Empire  qu'on  avait  conservée  en 
raison  de  sa  valeur;  et  ses  yeux  couraient  d'un  objet  à  l'autre 
avec  une  expression  malicieuse  que  sa  belle-sœur  guettait.  Il  se 
leva,  s'approcha  d'un  secrétaire  en  marqueterie,  passa  la  main 
sur  le  meuble  comme  pour  s'assurer  de  quelque  chose,  puis 
alla  soulever  deux  vases  sur  la  cheminée,  les  examina,  revint  s'as- 
seoir sur  une  petite  chaise  haute  où  il  semblait  perché  comme 
un  oiseau  inquiet.  Lucienne  n'y  tint  plus  : 

—  Eh  bien,  demanda-t-elle,  vous  ne  m'avez  pas  encore  dit 
comment  vous  trouvez  notre  nouveau  meuble  ? 

La  petite  flamme  malicieuse  pétilla  plus  fort  dans  les  yeux 
de  Raymond,  qui  tendit  ses  jambes  vers  le  sol  et  ne  parvint  à  y 
poser  que  la  pointe  des  pieds. 

—  Oh  !  tout  à  fait  à  la  mode,  répondit-il.  Dernier  cri  ! 

Ses  lèvres  remuèrent,  comme  pour  retenir  la  malice  qu'elles 
finirent  pourtant  par  laisser  tomber  : 

— ■  Seulement...  pourquoi  tant  de  virgules?  Il  y  en  a  par- 
tout !  Votre  papier,  on  dirait  une  page  où  il  n'y  a  que  de  la  ponc- 
tuation ! 

Lucienne  répliqua  sèchement  : 

—  Dites  plutôt  que  cela  est  affreux.  Dites-le,  si  vous  le  pensez  ! 
Raymond  n'avait  pas  résisté  à  la  tentation  de  la  taquiner  ;  il 

regrettait  déjà  d'y  avoir  trop  bien  réussi  : 


l'inutile  effort.  323 

—  Mon  Dieu,  fit-il,  vous  savez  que  j'ai  des  goûts  particuliers. 
J'aime  le  style  ;  et  je  trouve  que  ce  qu'on  appelle  le  Modem  style 
n'en  est  pas  un.  Mais  la  mode  est  contre  moi.  Je  ne  prétends  pas 
avoir  raison. 

Cette  demi-concession  n'adoucit  point  M™"  Ferreuse,  qui 
reprit,  du  même  ton  agressif  et  tranchant  : 

—  Nous  ne  sommes  d'accord  sur  rien  :  il  y  a  longtemps  que 
je  m'en  aperçois. 

Ses  regards  passèrent  une  fois  de  plus  la  revue  de  son  mobi- 
lier, en  prenant  une  expression  satisfaite  : 

—  Du  reste,  expliqua-t-elle,  ce  n'est  pas  mon  goût  seul  que 
j'ai  écouté,  ni  même  celui  de  mon  mari.  J'ai  consulté  mon 
beau-frère  Gastellier,  pour  tout.  C'est  un  artiste,  lui  ! 

Un  imperceptible  sourire  glissa  sur  les  lèvres  de  Raymond. 
Il  vit  se  dresser,  dans  les  quartiers  neufs,  les  combinaisons  de 
briques,  de  faïences,  de  fer,  de  faux  marbre,  de  f-aux  verre,  de 
taux  bois,  de  faux  bronze  et  de  porcelaine  auxquelles  se  com- 
plaisait l'architecte  dans  ses  bâtisses  ;  il  évoqua  les  monstres 
hybrides,  les  bêtes  sans  nom,  les  lignes  enchevêtrées  de  leurs 
motifs  décoratifs  ;  et  il  répéta,  avec  une  ironie  que  Lucienne 
n'entendit  pas  : 

—  En  effet,  M.  Gastellier  est  un  artiste,  dans  son  genre. 
D'ailleurs,  qu'importent  les  meubles  et  les  papiers  ?  Tout  cela 
n'est  qu'un  décor.  L'essentiel,  c'est  de  se  plaire  chez  soi. 

Lucienne  ne  répliqua  pas.  Raymond  essaya  de  parler  d'autre 
chose  :  il  n'obtint  plus  que  des  monosyllabes.  Il  se  mit  alors  à 
jouer  avec  sa  filleule,  en  sourdine.  Tout  à  coup  la  petite,  excitée, 
s'oublia  jusqu'à  pousser  trois  ou  quatre  miaulemens  de  chat, 
imités  à  la  perfection.  M"'*'  Ferreuse  appela: 

—  Raymonde  ! 

Et  l'on  n'entendit  plus,  entre  les  enfans,  qu'un  murmure  de 
causeries  discrètes,  jusqu'à  ce  qu'enfin  Léonard  apparût. 

M"  Ferreuse  était  grand,  svelte,  presque  élégant  d'allures. 
Bien  qu'il  n'eût  guère  plus  de  trente-cinq  ans,  ses  cheveux,  assez 
longs  et  plats,  grisonnaient  autour  des  tempes.  Avec  son  front 
élevé  et  sans  rides,  les  traits  nets  de  sa  figure  rasée,  au  nez  un 
peu  fort,  au  menton  un  peu  lourd,  il  eût  été  plutôt  sympathique, 
sans  l'expression  ambiguë  de  ses  yeux  pâles.  En  entrant,  il  se 
laissa  presque  choir  sur  le  sofa,  dans  une  lassitude  momen- 
tanée d homme  épuisé  par  le  travail  dune  journée  trop. rem- 


324  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

plie.  Duli  geste  brusque,  il  lit  tomber  son  pince-nez,  et  passa 
deux  ou  trois  fois  la  main  sur  ses  yeux:  courbé  en  avant,  il 
parut  un  instant  beaucoup  plus  vieux  que  son  âge.  D'ailleurs 
cette  défaillance  dura  peu  :  ses  enl'ans  coururent  à  lui,  grim- 
pèrent sur  ses  genoux,  Tentourèrent  de  leurs  petits  bras  affec- 
tueux, et  il  se  redressa  pour  rendre  les  caresses.  Mais  quelque 
passagère  qu'elle  eût  été,  sa  faiblesse  n'avait  point  échappé  à 
Raymond,  qui  l'interpella  en  disant  : 

—  Vraimenl,  Léonard,  tu  n'es  pas  raisonnable  :  tu  as  encore 
trop  travaillé  aujourd'hui,  jo  le  vois  bien.  A  quoi  bon  te  sur- 
mener ainsi?  Nos  forces  ont  des  limites. 

L'avocat  sourit  en  haussant  les  épaules  :  que  faisait-il  de  plus 
que  tant  d'autres,  dont  les  journées  s'enfuient  de  même,  aussi 
haletantes,  fiévreuses,  exténuées?  Sa  femme  répondit  à  sa  place  : 

—  Il  faut  bien  travailler.  On  n'est  pas  maître  de  s'arrêter 
quand  on  veut,  lorsqu'on  a  une  carrière  et  qu'on  tient  à  réussir. 

Son  regard  dur  reprochait  à  Raymond  une  paresse  d'amateur. 
Pour  être  mieux  comprise,  elle  ajouta  : 

—  Tout  le  monde  ne  peut  pas  vivre  dans  le  dilettantisme. 
Raymond  ne  répondit  que  par  un  regard  rapide  de  ses  beaux 

yeux  de  velours,  où  passa  la  tristesse  d'un  scrupule  ou  d'un 
regret.  Lucienne,  satisfaite  d'avoir  frappé  juste,  quitta  son  fau- 
teuil, s'approcha  de  son  mari,  lui  frappa  sur  l'épaule  et  dit,  d'une 
voix  adoucie  : 

—  Le  dîner  va  te  remettre.  Il  sera  bon.  Un  bon  dîner,  c'est 
l'huile  dans  la  machine.  N'est-ce  pas,  cher? 

On  passa  dans  la  salle  à  manger,  très  gaie  avec  son  dressoir 
à  trois  corps  garni  d'argenterie,  sa  rangée  de  potiches  de  Delft 
sur  la  cheminée,  ses  parois  décorées  de  plats  de  cuivre  imités 
de  la  Renaissance.  Ferreuse  goûta  le  potage,  l'approuva,  but  un 
verre  de  Marsala,  —  un  vin  dont  la  chaleur  spéciale  le  récon- 
fortait tout  de  suite,  —  et  dit  : 

—  Gela  fait  du  bien  ! 

Il  ne  parlait  jamais  aux  repas  de  ses  affaires  en  cours,  soit 
pour  en  secouer  la  préoccupation,  soit  que,  chargé  d'intérêts 
délicats  ou  considérables,  il  craignît  de  laisser  tomber  quelque 
involontaire  indiscrétion  dans  l'oreille  des  domestiques.  Mais 
les  sujets  qu'il  introduisait  touchaient  presque  toujours  à  sa 
profession  :  c'étaient  des  «  tuyaux  »  inédits  sur  une  affaire  reten- 
tissante,  une   plaidoirie  que   le   Palais  discutait,  des  réflexions 


l'im:t[le  effout.  325 

sur  une  pièce  à  thèse  juridique  ou  sur  une  récente  décision  du 
Conseil  de  l'Ordre  dans  une  question  de  discipline  intérieure. 
Ce  jour-là,  il  était  préoccupé  d'un  crime  anarchiste  que  la  Cour 
d'assises  jugeait  depuis  deux  jours  :  une  bombe  lancée  à  la 
Bourse,  dont  les  éclats  avaient  tué  un  cocher  et  un  garçon  de 
café. 

—  C'est  cette  affaire  qui  m'a  mis  en  retard,  dit-il.  J'étais 
fatigué,  mais  j  ai  tenu  à  entendre  la  plaidoirie  de  M^  Lecot.  Un 
modèle  de  prudence,  d'adresse,  de  discussion  serrée  et  correcte  ! 

Il  regarda  son  frère  avec  qui,  la  veille,  il  avait  discuté  la 
déposition  des  médecins  chargés  d'examiner  l'état  mental  de 
l'accusé  ;  et  il  ajouta  : 

—  Tu  aurais  reconnu,  Raymond,  que,  vraie  ou  fausse,  la 
seule  thèse  qu'un  avocat  pût  plaider  avec  quelque  chance  de 
succès,  était  bien  celle  de  l'atténuation  de  la  responsabilité  par 
les  antécédens  héréditaires  et  le  dérangement  des  facultés. 

Lucienne  s'empressa  de  l'approuver,  avec  un  regard  de  dédain 
à  son  beau-frère  : 

—  C'est  évident  ! 

—  Je  n'en  suis  pas  persuadé,  répliqua  Raymond.  Je  lirai 
la  plaidoirie  de  ton  confrère,  dont  j  admire  le  talent,  mais  je 
ne  crois  pas  qu'elle  me  convainque.  Plus  j'y  réfléchis,  plus  il  me 
semble  qu'on  comprend  mal  ces  sortes  d'attentats  ;  c'est  d'autant 
plus  fâcheux  qu  ils  deviennent  plus  fréquens,  qu'il  faudrait  donc 
les  étudier  de  très  près,  comme  un  phénomène  social  important. 
Sauver  la  tête  des  coupables  en  inspirant  au  jury  des  doutes 
sur  leur  raison,  ce  n'est  pas  une  méthode,  c'est  un  expédient.  Les 
récentes  expériences  prouvent  que  cet  expédient  n'a  pas  même 
l'excuse  de  réussir  :  les  jurés  ne  l'admettent  pas.  De  plus,  il  est 
détestable,  parce  qu'il  est  un  mensonge.  Ces  malheureux  ne  sont 
pas  fous  :  ils  sont,  au  contraire,  très  maîtres  de  leur  pensée, 
leurs  déclarations  en  font  foi.  Si  l'on  veut  donc  trouver  une  atté- 
nuation à  leur  responsabilité,  il  faut  la  chercher  là  où  elle  se 
trouve,  c'est-à-dire  en  dehors  d'eux.  Comme  les  autres  malfai- 
teurs, ils  sont  des  produits  de  causes  multiples  et  fatales... 

~  Oh  !  fatales  !  interrompit  Léonard,  quel  terme  démodé, 
pour  un  philosophe  !  Voyons,  qui  est-ce  qui  croit  encore  à  la 
fatalité  ? 

—  Mettons  qu'elle  ait  perdu  une  partie  de  son  mystère; 
mettons,  si  tu  veux,  qu'elle  ne  soit  que  l'ensemble  des  causes 


3â6 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


inconnues  qui  déterminent  nos  actes,  et  par  conséquent  notre 
destinée.  Son  rôle  dans  les  affaires  humaines  ne  reste-t-il  pas 
essentiel?  Eclairer  ce  rôle,  voilà  la  vraie  manière  de  défendre  les 
criminels,  à  quelque  catégorie,  d'ailleurs,  qu'ils  appartiennent. 
En  le  fixant,  on  marque  la  nuance  exacte  de  leur  culpabilité  : 
cela  suffirait  pour  les  sauver  de  la  peine  capitale. 

—  Tu  peux  y  compter  !  dit  ironiquement  Léonard.  Notre 
droit  pénal  repose  sur  une  conception  de  la  faute  qui  n'admet  pas 
de  pareilles  atténuations  et  fait  peser  sur  le  coupable  le  poids 
intégral  de  sa  responsabilité. 

—  Aussi  je  le  trouve  injuste  et  barbare. 

Lucienne  écoutait  en  donnant  maint  signe  d'impatience  ;  elle 
intervint,  et  s'échauffa  : 

—  Gomme  on  vous  reconnaît  à  de  tels  paradoxes,  mon 
pauvre  Raymond!  Vous  êtes  toujours  dans  la  fantaisie,  et  dans 
quelle  fantaisie,  mon  Dieu  !  Il  n'y  a  pourtant  pas  besoin  d'être 
un  grand  clerc  pour  voir  que  le  crime  de  cet  homme  est  abomi- 
nable, lâche,  monstrueux  !  Il  n'a  aucune  excuse  :  la  folie  même, 
à  mon  avis,  n'en  serait  pas  une  ;  à  plus  forte  raison  ces  prétendues 
causes  que  vous  voudriez  éclairer.  Je  plains  l'avocat  qui  a  été 
forcé  de  le  défendre  :  on  a  toujours  l'air  de  pactiser  avec  ces 
gens-là,  quand  on  essaye  d'alléger  leur  juste  châtiment.  Si 
jamais  Léonard  se  trouvait  dans  une  telle  obligation,  —  ce  qu'à 
Dieu  ne  plaise  !  —  j'espère  bien  que... 

Ferreuse  la  rassura,  avec  un  geste  de  tranquille  certitude  : 

—  Sois  sans  inquiétude!...  Quoi  qu'il  puisse  marri  ver,  je  ne 
passerai  jamais  pour  un  anarchiste.  Il  y  a,  c'est  vrai,  des  intel- 
lectuels qui  flirtent  avec  ces  doctrines-là.  Je  n'en  suis  pas  !  Mon 
point  de  vue  est  très  net  :  nous  vivons  dans  un  monde  que  l'in- 
dustrie humaine  a  rendu  le  meilleur  possible.  Les  pessimistes 
disent  :  «  Le  moins  mauvais.  »  C'est  la  même  chose.  Nous  en 
avons  accepté  les  conditions... 

—  Quand  cela?  demanda  Raymond. 

Léonard,  sa  fourchette  à  la  main,  lit  un  de  ces  beaux  gestes 
d  indifférence  par  lesquels  les  gens  positifs  écartent  les  questions 
oiseuses  : 

—  En  naissant,  si  tu  y  tiens  !...  Nous  n'avons  pas  le  droit  de 
les  refuser,  puisqu'elles  sont  la  raison  d'être  de  notre  existence 
sociale.  Et  nous  ne  saurions  nous  montrer  trop  sévères  pour  les 
énergumènes  qui  violent  ce  pacte   universel  en  attaquant  une 


l'inutile  effort.  327 

organisation  établie  par  le  travail  des  siècles  et  le  consentement 
de  tous.  J"ai  pour  eux  la  haine  qu'ils  méritent.  Pourtant,  comme 
avocat,  je  puis  être  appelé  à  défendre  quelqu'un  de  leur  secte. 
Je  plaiderais  alors  comme  Lecot.  Affirmer  leur  folie,  n'est-ce  pas 
le  meilleur  moyen  de  les  détruire  ?  Songe  donc  :  il  y  a  tant  d'or- 
gueil, dans  leur  cas,  un  besoin  si  maladif  de  faire  du  bruit!  Ce 
sont  des  Érostrate  du  trottoir.  Ils  ne  craignent  pas  la  guillotine  : 
c'est  encore  de  la  représentation.  Fous  ou  non,  il  faudrait  les 
traiter  comme  tels  :  pas  de  Cour  d'assises,  avec  des  journalistes 
qui  transcrivent  leurs  ri'ponses,  des  dessinateurs  qui  croquent 
leurs  effets  de  torse,  des  belles  dames  qui  ne  demandent  qu'à  les 
trouver  jolis  garçons.  Charenton  ou  Bicêtre,  la  cellule  capi 
tonnée,  la  camisole  de  force,  les  douches  froides,  —  voilà  leu. 
affaire  ! . . . 

—  La  torture  est  abolie  !  insinua  Raymond  dont  les  lèvres 
frémirent. 

Lucienne  riposta  : 

—  Hé  !  hé  !  elle  avait  du  bon  ! 
Et,  se  retournant  vers  son  mari  :  . 

—  Tu  as  raison.  Un  crime  commis  ainsi,  au  hasard,  contre 
l'ensemble  de  la  société,  par  haine  des  hommes... 

Raymond  voulut  relever  le  mot,  qui  lui  paraissait  injuste  : 

—  Oh  !  par  haine... 

Mais  Lucienne,  sans  l'écouter,  lui  imposa  silence  en  haus- 
sant le  ton  : 

—  ...  Est  un  crime  si  abominable,  qu'il  ne  peut  être  que  le 
crime  d'un  fou  ! 

Elle  fixa  sur  son  beau -frère  ses  yeux  despotiques,  comme 
pour  lui  signifier  que  la  cause  était  entendue.  Raymond  n'osa 
pas  braver  ce  regard,  qu'il  évita;  il  eut  pourtant  le  courage  de 
répliquer  : 

—  C'est  très  bien  raisonné,  sans  doute  ;  seulement,  si  cela 
n'est  pas  vrai  ? 

Lucienne  affirma  : 

—  Cela  doit  l'être  ! 
Et  Léonard  : 

—  En  tout  cas,  c'est  bien  la  vérité  la  plus  probable. 
Aussitôt,  Raymond  reprit  l'offensive. 

—  La  vérité  la  plus  probable!  s'écria-t-il,  qu'est-ce  que  cela 
veut  dire?...  La  vérité  provisoire,  n'est-ce  pas?  Celle  qui  nous 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dérange  le  moins,  colle  qui  s'adapte  le  mieux  à  nos  habitudes... 

—  Mon  Dieu  !  oui,  convint  Léonard,  sans  paraître  gêné  par 
cet  aveu.  Appelons-la,  si  tu  préfères,  la  vérité  commune,  la 
vérité  pratique,  la  vérité  relative.  N'est-ce  pas  la  seule  que  nous 
supportions  ? 

—  Parce  qu'elle  n'est  qu'une  forme  du  mensonge  ! 

—  Peut-être.  L'autre,  la  vérité  vraie,  qui  la  jamais  vue,  dis- 
moi  donc?  Elle  reste  au  fond  de  son  puits. 

—  Elle  en  sort  quelquefois. 

—  Toute  nue:  c'est  dans  la  fable.  On  lui  défend  alors  de 
paraître  dans  les  rues,  par  respect  pour  la  décence  publique. 
Elle  se  promène  un  instant,  dans  des  lieux  abandonnés,  regarde 
autour  d'elle,  et  s'enfuit.  Que  pourrait-elle  ?  On  se  sent  très 
timide,  quand  on  est  aussi  nu  qu'elle.  Et  sa  seule  arme  est  un 
pauvre  miroir  ! 

—  Son  miroir  lui  suffit  :  elle  le  tend  à  ceux  quelle  rencontre 
en  passant,  ils  y  voient  leur  image,  telle  qu'elle  est,  et  malheur 
à  eux!...  Nous  vivons  sans  nous  connaître.  Qu'un  hasard  nous 
place  sur  le  chemin  de  la  vérité,  par  une  de  ses  rares  sorties, 
que  notre  regard  nous  contemple  une  seule  seconde  dans  le  verre 
fragile  qui  ne  ment  pas  :  elle  est  à  jamais  vengée,  car  nous 
savons  ce  que  nous  sommes...  Et  trop  tard,  quelquefois,  oui, 
trop  tard  pour  que  notre  effort  puisse  réparer  les  maux  que  nous 
avons  causés,  les  dégradations  que  nous  avons  subies... 

Raymond  donnait  volontiers  ce  ton  grave  à  leurs  entretiens, 
peut-être  pour  maintenir  les  droits  de  sa  pensée  dans  ce. milieu 
où  elle  détonnait.  Très  scepti([ue  dans  Tordre  de  la  réflexion, 
où  sa  critique  ne  reconnaissait  aucune  des  autorités  devant 
lesquelles  s'inclinait  Léonard,  il  ne  transportait  pas  ce  scepti- 
cisme tout  spéculatif  dans  Tordre  de  Faction;  là,  au  contraire, 
il  se  heurtait  à  l'indifférence  facile  de  son  frère  et  au  bon  sens 
utilitaire  de  sa  belle-sœur,  l'un  et  l'autre  d'ailleurs  remplis  d'af- 
firmations sur  tous  les  «  principes,  »  et  prêts  à  proclamer  la 
nécessité  de  tous  les  cultes  auxquels  ils  ne  croyaient  guère.  Quel 
que  fût  le  sujet  qu'on  discutât,  cette  opposition  finissait  par 
éclater.  C'était  la  faute  aux  «  chevaux  bleus  »  du  philosophe, 
disait  Lucienne;  et  elle  détestait  ces  «  chevaux  bleus,  »  aux 
galops  traîtres,  dont  elle  redoutait  l'influence  sur  son  mari;  aussi 
mit-elle  fin  à  la  conversation  en  s'écriant  : 

' —  Vous  parlez  comme  l'Apocalypse,  Raymond  !  Vous  voyez 


l'inutile  effort.  329 

pourtant  que  votre  frère  es!  très  las.  Un  homme  qui  travaille 
autant  que  lui  doit  trouver  à  la  maison  du  calme  et  du  délasse- 
ment. Laissez-le  donc  causer  de  ce  qui  l'intéresse  sans  l'obliger  à 
se  fatiguer  lesprit  pour  discuter  ! 

Frédéric  servait  le  dessert.  Les  enfans  s'agitèrent,  excités  par 
la  vue  des  pâtisseries.  Comme  on  allait  se  lever  de  table,  Ray- 
mond demanda  la  permission  d'amener  à  dîner,  le  lendemain, 
une  de  ses  amies  anglaises,  lady  Leavermore  : 

—  Comment  donc  !   tu   es   ici   chez  toi  !    répondit    Léonard. 
Lucienne,    très  froide,   linterrogea   sur   l'étrangère;  et   l'on 

retourna  au  salon. 

Bien  que  les  sièges  ne  fussent  plus  ceux  de  la  veille,  chacun 
retrouva  sa  place  habituelle.  Lucienne  s'installa  sur  un  sofa, 
devant  un  guéridon,  avec  sa  corbeille  à  ouvrage;  Raymond,  avec 
un  livre,  au  coin  de  la  cheminée;  Léonard,  dans  le  meilleur  fau- 
teuil, avec  les  journaux  du  soir.  Il  n'avait  pas  encore  donné  son 
avis  sur  l'aspect  nouveau  du  salon  ;  il  l'approuva,  mais  en  ajou- 
tant avec  une  nuance  de  regret  qui  fît  pétiller  les  yeux  de  son 
frère  : 

—  Pourtant,  il  est  moins  confortable,  moins  intime. 

—  Il  est  beaucoup  plus  élégant,  dit  Lucienne. 
Léonard  en  convint  : 

—  C'est  vrai,  il  faut  seulement  s'habituer  :  affaire  de  deux  ou 
trois  jours  !... 

La  bonne  vint  chercher  les  enfans,  qui  prolongèrent  le  plus 
possible  leurs  bonsoirs  :  ils  savaient  leur  mère  plus  indulgente 
quand  leur  père  était  là,  et  leur  malicieuse  diplomatie  exploitait 
cette  tolérance.  L'Anglaise,  très  digne  dans  sa  robe  noire,  avec 
son  bonnet  et  son  tablier  blancs,  les  attendit  sur  le  seuil,  dans 
une  pose  de  sentinelle,  jusqu'à  ce  que  Léonard  leur  dît  : 

—  Maintenant,  assez,  les  petits  !  allez  dormir  ! 

Ses  yeux,  si  peu  expressifs,  s'attendrirent  en  les  suivant 
jusqu'à  la  porte,  qui  se  referma  derrière  eux.  L'oreille  tendue, 
il  écouta  leurs  pas  s'éloigner  dans  le  vestibule.  Et  il  s'écria,  en 
regardant  son  frère  : 

—  Tu  me  plains  de  me  fatiguer  :  si  tu  savais  avec  quel  plaisir 
je  travaille,  quand  je  pense  que  c'est  pour  eux  !  J'en  ferais  trois 
fois  autant,  vois-tu.  Nul  effort  ne  me  coûte,  pour  leur  assurer 
une  belle  vie. 

—  On  n'existe  que  pour  ses  enfans,  appuya  Lucienne. 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Naturellement  !  On  voudrait  leur  donner  tout  ce  qu'on  n'a 
pas  eu  soi-même,  des  choses  qu'on  n'oserait  jamais  ambitionner 
pour  son  propre  compte.  Moi,  par  exemple,  je  n'ai  pas  à  me 
plaindre  de  mon  sort,  n'est-ce  pas  ?  Mais  je  ne  m'en  contenterais 
pas  pour  eux.  Aussi,  j'entends  leur  mettre  dans  les  mains  tous 
les  meilleurs  outils  :  l'instruction,  l'argent,  les  relations,  —  avec 
les  moyens  de  s'en  servir.  Ils  n'auront  plus  qu'à  conquérir  le 
monde  ! 

Il  regarda  sa  femme;  leur  ambition  commune  sépanouitdans 
un  sourire  de  bonne  entente.  Raymond  ne  répliqua  pas:  il  aurait 
eu  trop  de  choses  à  dire;  mais  il  poussa  un  soupir  étouffé, 
comme  pour  soulager  la  mélancolie  qui  l'envahissait  chaque  fois 
qu'il  rencontrait,  dans  l'atmosphère  de  son  frère,  le  souffle  de 
cette  ambition  positive  et  de  ces  désirs  vulgaires.  Et  la  veillée  com- 
mença, paisible,  pareille  aux  rares  soirées  de  loisir  qu'ils  passaient 
ensemble,  et  qui  s'écoulaient  lentes,  douces,  reposantes,  comme 
des  haltes  salutaires.  La  lumière  électrique,  tamisée  par  des 
abat-jour  vert  pâle,  éclairait  agréablement  les  meubles  neufs. 
L'aiguille  de  Lucienne  bruissait  dans  le  silence.  Raymond  tour- 
nait ses  pages  sans  qu'on  l'entendît.  Léonard  disparaissait  der- 
rière le  déploiement  de  son  immense  gazette,  qu'il  parcourut  une 
première  fois,  en  cherchant  les  nouvelles,  avant  de  lire  avec 
plus  d'attention  les  articles  qui  l'intéressaient.  Il  constata  que 
les  cours  de  la  Rourse  montaient  allègrement;  et  il  dit,  avec  la 
satisfaction  d'un  homme  qui  se  félicite  d'une  opération  bien 
réussie  : 

—  Les  Beacock  et  G'^  sont  à  670.  Vingt  francs  de  hausse  de- 
puis hier  ! 

Il  ne  se  doutait  pas  que  pour  la  dernière  fois  il  s'intéressait 
à  ces  choses,  et  que  jamais  plus  désormais  il  ne  se  réjouirait  aux 
soubresauts  de  la  cote. 

—  Bien,  cela,  fit  Lucienne.  Mais  ne  va-t-on  pas  bien  vite?  Tu 
pourrais  peut-être  réaliser  ? 

—  Sois  tranquille,  je  vendrai  au  bon  moment  ! 

Raymond  avait  levé  les  yeux  à  la  voix  de  son  frère  :  il  fronça 
légèrement  les  sourcils  et  se  replongea  dans  sa  lecture.  La  pen- 
dule sonna  la  demie  après  neuf  heures.  Elle  avait  un  son  grave 
dont  les  vibrations  se  prolongèrent.  Il  y  eut  un  silence.  Lucienne 
le  rompit  en  disant  : 

—  Bon  !  j'ai  cassé  ma  soie  ! 


l'inutile  effort.  334 

Ses  mains  froufroutèrent  dans  la  corbeille,  parmi  les  pelotes 
et  les  morceaux  d'étoffes.  Par  moment,  le  roulement  éloigné  de 
quelque  lourd  véhicule  faisait  vibrer  les  vitres,  puis  le  silence 
recommençait.  On  eût  presque  entendu  le  murmure  régulier  des 
haleines.  Les  minutes  se  succédaient  ainsi,  sans  hâte,  comme  si 
elles  dcA'aient  s'égrener  tranquilles  et  pareilles  jusqu'à  l'heure 
du  repos.  Nulle  oreille  n'aurait  deviné,  là  tout  près,  les  pas 
muets  du  destin.  Soudain,  derrière  le  grand  journal  qui  trembla 
comme  au  souffle  d'un  vent  de  mystère,  le  front  de  Ferreuse  se 
crispa,  des  éclairs  d'effroi  traversèrent  ses  yeux  pâles,  ouverts 
démesurément  sur  une  Lettre  de  Londres,  où  il  lisait: 

«  C'est  le  21  du  mois  courant  que  s'ouvriront  les  débats  d'une 
affaire  criminelle  qui  paraît  devoir  passionner  l'opinion,  en  rai- 
son du  mystère  dont  elle  est  entourée.  L'héroïne  en  est  une  mo- 
diste française,  qui  travaillait  depuis  plusieurs  années  dans  une 
de  nos  maisons  les  plus  élégantes.  Elle  est  accusée  d'avoir  tué 
son  enfant  illégitime,  une  petite  fille  d'environ  huit  ans,  en  la 
poussant  dans  la  Tamise,  derrière  Kew-Gardens,  vis-à-vis  de  la 
belle  propriété  du  duc  de  Northumberland  qu'on  appelle  Syon- 
house.  La  prévenue  est  une  jeune  femme  de  trente-deux  ans, 
sans  famille,  nommée  Françoise  Dessommes.  Elle  proteste  éner- 
giquement  de  son  innocence,  et  affirme  que  sa  fillette  a  glissé 
par  accident,  sans  qu'elle  ait  pu  la  retenir.  Cette  version  n'est 
pas  invraisemblable,  à  cause  de  la  crue  du  fleuve  à  ce  moment- 
là  et  de  la  force  du  courant  ;  mais  elle  est  contredite  par  les 
témoignages  assez  précis  de  deux  promeneurs  et  d'un  gardien 
du  parc.  L'accusation  relève  d'autres  indices  qui  paraissent  égale- 
ment défavorables  à  la  prévenue,  dont  les  déclarations  se  contre- 
disent sur  plusieurs  points.  Tout  cela  paraît  fort  obscur;  on 
compte  que  les  débats  feront  la  lumière  sur  cette  dramatique 
affaire,  dont  je  ne  manquerai  pas  de  suivre  les  péripéties.  » 

Il  y  avait  bien  là:  une  modiste  française...  Françoise  Des- 
sommes,... une  petite  fille  d'environ  hait  ans...  Et  le  reste:  ce 
scénario  de  roman  feuilleton,  cette  horrible  histoire  de  noyade... 
Des  milliers  dVeux  pouvaient  la  lire,  des  milliers  de  voix  la 
commenter  avec  la  curiosité  malsaine  qu'on  apporte  à  de  tels 
drames.  Mais  tandis  que  cette  ((  information  »  glissait  sur  tant 
d'âmes  indifférentes,  celle  de  Léonard  Ferreuse  en  frémissait  d'une 
inexprimable  horreur.  Pour  tous  les  lecteurs  de  ce  journal  et  de 
tous  les  autres  journaux,  il  ne  s'agissait  que  d'un  fait  étranger^ 


332  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  rémotion  n'est  pas  même  aussi  directe  que  celle  d'un  cin- 
quième acte  où  Ton  pleure.  Lui  seul  au  monde  frissonnait  autre- 
ment devant  le  crime  de  cette  mère  sans  famille,  devant  la  mort 
de  cette  enfant  qui  n'avait  que  sa  mère.  Léonard  sentit  que  sa 
figure  se  décomposait.  Il  s^abrita  derrière  le  journal  que  serraient 
ses  mains  raidies.  Et  dans  le  silence  amical,  d'autres  minutes 
tombèrent,  pendant  que  Raymond  continuait  à  lire  et  que  l'ai- 
guille de  Lucienne  bruissait  dans  la  soie.  Les  dix  coups  de  dix 
heures  résonnèrent  gravement. j  Lucienne  demanda,  sans  lever 
la  tête  : 

—  Le  journal  est  intéressant  aujourd'hui  ? 
La  voix  étranglée  de  Léonard  balbutia  : 

—  Non...  non...  Il  ny  a  rien... 

—  Tu  me  le  donneras  quand  tu  auras  fini,  n'est-ce  pas?  A 
cause  du  feuilleton... 

La  même  voix,  qui  semblait  venir  de  très  loin,  répondit  : 

—  Le  feuilleton...  Il  n'y  en  a  pas,  ce  soir... 

En  même  temps,  plus  maître  de  ses  nerfs,  Perreuse  se  levait, 
en  jetant  le  journal  froissé  sur  son  fauteuil,  et  se  mettait  à 
marcher  dans  le  salon, 

—  Qu'as-tu  donc?  demanda  Lucienne,  de  son  ton  paisible. 

—  J'ai  pensé  tout  à  coup  que...  que  j'ai  encore...  un  travail 
urgent...  ce  soir... 

—  Oh  !  s'écria  Raymond  en  fermant  son  livre,  tu  as  un  tel 
besoin  de  repos  !  Laisse  donc  cela  ! 

—  Hé  !  je  ne  peux  pas  ..  Javais  oublié...  Pour  demain...  Une 
affaire  importante...  de  gros  intérêts... 

II  se  troublait,  gêné  par  les  yeux  fidèles  qui  devaient  effleurer 
son  secret.  Il  ne  pensait  qu'à  cacher  l'horrible  chose.  Il  oubliait 
que,  un  peu  plus  tut  ou  plus  tard,  son  frère,  le  confident  de 
toute  sa  jeunesse,  serait  bon  gré  mal  gré  celui  de  son  angoisse; 
pour  donner  le  change  ou  gagner  du  temps,  il  se  plaignit  avec 
volubilité  : 

—  Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  les  affaires,  toi  !...  Quelle 
tyrannie!...  Quel  souci!...  Un  engrenage!...  Cela  vous  prend, 
cela  vous  broie...  Si  je  te  racontais  mon  programme  de  demain... 
Ah  !  tu  ferais  une  jolie  tête  !...  Il  y  en  a  tant  qu'on  en  oublie... 
J'ai  failli  en  oublier  une...  Et  pas  des  moindres,  ma  parole!... 
Réellement,  je  n'y  pensais  plus...  Non,  pas  plus  que  si  elle  n'eût 
jamais  existé  !...  Et  pourtant,  c'est  une  affaire  qui... 


t/tm'ttle  effort.  333 

Il  s'aperçut  qu'il  ne  mentait  plus,  et  s'interrompit  net  : 

—  Allons,  bonsoir  ! 

Sur  le  seuil,  il  se  rappela  le  journal  abandonné,  revint  le 
chercher,  et  attira  ainsi,  de  nouveau,  l'attention  de  son  frère. 
Mais  Raymond  regarda  Lucienne,  qui  se  remettait  paisiblement 
à  son  ouvrage. 

III 

Le  trouble  évident  de  Léonard,  sa  brusque  sortie,  son  retour 
vers  le  journal  oublié,  réveillèrent  dans  l'àme  de  Raymond  une 
sourde  inquiétude,  que  la  tranquillité  de  leur  vie  tenait  assoupie. 
Habitué  à  se  mouvoir  dans  la  sphère  des  abstractions,  il  conce- 
vait la  vie  pratique  comme  une  forêt  semée  de  pièges,  où  mille 
dangers  vous  guettent  dans  les  .taillis.  Aussi,  dès  l'enfance, 
craignait-il  pour  son  frère  un  péril  inconnu  :  cette  sûreté  de  soi 
dans  l'incertitude  dont  nous  sommes  comme  enveloppés,  cette 
activité  toujours  prête  à  se  tendre  vers  quelque  possession,  cet 
égoïsme  inconscient  qui  fausse  sans  s'en  douter  les  balances  où 
chacun  pèse  ses  propres  actes,  cette  ambition  qui  marche  sans 
scrupule  vers  des  fins  avides,  autant  de  traits  étrangers  à  sa 
nature,  et  qu'il  voyait  parfois  passer  en  Léonard  comme  des 
ombres  menaçantes.  L'aimant  trop  pour  le  juger,  il  les  lui  par- 
donnait sans  peine;  mais  il  en  redoutait  pour  lui  les  effets,  et 
le  suivait  à  travers  l'existence  avec  de  continuelles  émotions. 
Tantôt  il  établissait  le  bilan  des  convoitises  qui  croisaient  celles 
du  jeune  avocat,  irritées  par  la  concurrence,  menaçantes,  per- 
fides; tantôt  il  mesurait  le  cube  des  difficultés  dressées  devant 
lui,  masse  branlante  dont  la  chute  pouvait  l'écraser.  A  plus  d'une 
reprise,  au  spectacle  d'une  de  ces  catastrophes  si  fréquentes  dans 
l'existence  actuelle,  il  frissonna  comme  au  souffle  d'un  ténébreux 
pressentiment  :  la  vie,  quand  des  désirs  ambitieux  la  compliquent, 
lui  semblait  trop  difficile  pour  être  vécue  sans  accident,  et  son 
imagination  l'excitait  à  en  calculer  les  surprises.  Cette  inquiétude 
latente  le  tourmentait  d'autant  plus,  que  sou  aîné  le  laissait  dans 
une  complète  ignorance  de  ses  affaires  et  de  ses  soucis,  soit  pour 
ménager  une  sensibilité  dont  il  connaissait  les  excès,  soit  parce 
qu'il  le  regardait  comme  un  être  un  peu  puéril  et  inachevé, 
impropre  à  rien  comprendre  au  «  positif.   » 

—  Qu'est-ce  que  mon  frère  peut  avoir  aujourd'hui  ?  demanda 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Raymond  à  sa  belle-sœur,  en  ramenant  sur  elle  le  regard  qui 
venait  de  suivre  les  pas  de  Léonard. 

Il  savait  cette  question  inutile,  en  raison  des  sentimens  de 
Lucienne  à  son  égard  ;  il  la  posait  pourtant,  peut-être  dans  l'espoir 
d'y  trouver  lui-même,  une  fois  qu'il  l'aurait  formulée,  une  ré- 
ponse rassurante, 

La  jeune  femme,  qui  comparait  des  soies  de  nuances  diverses, 
répondit  sans  lever  les  yeux  : 

—  Que  voulez-vous  qu'il  ait?  Rien  de  grave,  en  tout  cas. 
Vous  l'avez  entendu.  Tous  les  hommes  ont  leurs  préoccupa- 
tions. 

Elle  avait  trouvé  la  nuance  quelle  cherchait  :  d'un  petit  coup 
sec,  elle  cassa  la  soie,  et  l'aiguille  glissa  de  nouveau  dans  l'étoffe. 
Le  tic  tac  de  la  pendule  résonna  plus  fort  dans  le  silence  plus 
profond.  Raymond,  le  cœur  en  peine,  aurait  voulu  parler  encore, 
ne  fût-ce  que  pour  entendre  le  son  de  sa  propre  voix.  Il  n'osa 
pas  :  ce  salon  remis  à  neuf  lui  semblait  une  demeure  étrangère, 
d'où  l'âme  familiale  était  partie  avec  les  vieux  meubles;  cette 
femme,  vis-à-vis  de  lui,  qui  ne  le  regardait  pas,  était  une  enne- 
mie; les  virgules  de  Gastellier  frétillaient  sur  les  tentures  comme 
des  tronçons  de  serpens.  Il  essaya  de  se  remettre  à  lire  :  sa 
pensée  abandonnait  les  phrases  avant  d'en  avoir  compris  le  sens 
Il  lui  tarda  d'être  seul,  chez  lui;  et  il  prit  congé  plus  tôt  qu'à 
l'ordinaire. 

—  Au  revoir,  Lucienne. 

Elle  le  regarda,  debout  devant  elle,  pas  plus  haut  qu'un  en- 
fant, avec  sa  taille  déviée  et  ses  grands  yeux  tristes,  et  lui  tendit 
le  bout  des  doigts  : 

—  Vous  partez  déjà  ?  Au  revoir  ! 

Avant  de  regagner  la  rue  Perronet,  où  il  occupait  au  dernier 
étage  d'un  vieil  hôtel  un  petit  appartement  de  garçon,  Raymond 
Ferreuse  eut  l'idée  d'entrer  dans  un  café,  pour  lire  le  journal 
reconnu  dans  les  mains  de  son  frère.  On  le  lui  apporta,  avec  un 
grog  auquel  il  ne  toucha  pas.  Il  le  parcourut  une  première  fois, 
sans  y  rien  voir  do  plus  que  les  nouvelles  courantes.  Puis  il  le 
reprit,  en  cherchant  mieux.  Il  pensa  :  «  Peut-être  s'agit-il  d'une 
chose  que  je  ne  puis  comprendre  ;  »  et  son  imagination  partit 
sur  la  piste  des  grandes  affaires  mystérieuses  qui  touchent  à  la 
politique.  Mais  ses  yeux  tombèrent  sur  la  Lettre  de  Londres:  il 
la  négligeait,  ne  concevant  pas  que  le  coup  pût  venir  de  si  loin. 


l'inutile  effort.  335 

Par  hasard,  il  aperçut  le  nom  de  Françoise   Dessommes;  et  il 
reçut  le  choc  en  plein  cœur. 

Plusieurs  minutes  passèrent.  Dans  la  salle  vide  et  morne,  la 
dame  du  comptoir  chuchotait  avec  le  garçon.  Deux  cliens  en- 
trèrent en  discutant.  Raymond  vida  machinalement  son  verre, 
jeta  une  pièce  de  monnaie  sur  le  marhre  de  la  table,  et  sortit.  A 
grands  pas,  courant  presque,  il  redescendit  le  boulevard  jusqu'à 
la  porte  de  son  frère.  Mais  sous  quel  prétexte  remonter?  Que 
dire  à  Frédéric  quand  il  ouvrirait?  à  Lucienne  s'il  la  rencontrait? 
Il  hésita  un  moment,  immobile  sur  le  trottoir  où  se  profilait  son 
ombre  falote,  et  reprit  lentement  le  chemin  de  la  rue  Perronet. 
Mille  souvenirs  se  levaient  dans  sa  mémoire,  évoquaient  la  figure 
de  Françoise,  lui  rapportaient  des  épisodes  charmans  ou  mélan- 
coliques de  l'idylle  qu'il  avait  suivie  en  y  mêlant  sa  poésie  et  sa 
tendresse;  et  des  images  de  terreur  les  chassaient.  En  montant 
son  escalier,  il  s'arrêta,  hors  d'haleine,  pour  se  demander  s'il  ne 
rêvait  pas  ;  des  visions  de  meurtre  et  de  prison  se  dressèrent 
dans  l'obscurité,  si  intenses  qu'il  faillit  s'évanouir.  Sur  le  palier, 
comme  il  introduisait  sa  clef  dans  la  serrure  de  sa  porte,  il  en- 
tendit tout  à  coup,  —  aussi  distinctement  que  s'ils  eussent  été 
face  à  face,  —  la  voix  de  son  frère,  résolue,  péremptoire,  lui 
renvoyer  à  travers  les  années  la  réponse  qui  l'avait  repoussé, 
quand  il  intercédait  pour  la  délaissée  : 

—  Mon  cher,  si  on  écoutait  les  rêveurs  de  ta  trempe,  on  ne 
ferait  que  des  bêtises. 

Ce  fut  alors  comme  si  un  mystérieux  phonographe,  récep- 
tacle de  tous  les  propos  d'autrefois,  se  déroulait  à  côté  de  lui.  Il 
retrouvait  les  mots,  il  reconnaissait  l'accent,  il  revoyait  l'allée 
du  Luxembourg  où  leurs  discussions  se  poursuivaient  le  plus 
souvent.  Ses  propres  paroles  résonnaient  dans  sa  mémoire,  sup- 
pliantes, désespérées,  —  tant  il  mettait  de  cœur  dans  son  plai- 
doyer, —  et  du  fond  du  passé,  les  réponses  décisives  de  Léonard 
le  cinglaient  encore  de  leur  dureté  : 

—  Je  t'assure  que  tu  perds  ta  peine,  mon  ami.  La  chose  n'a 
pas  l'importance  que  tu  crois.  Françoise  se  consolera,  elle  est 
très  raisonnable;  et  moi,  par  bonheur,  je  suis  à  l'abri  des  atten- 
drissemens. 

Et  puis,  la  voix  de  Françoise  parlait  à  son  tour,  très  douce, 
celle-là,  avec  des  vibrations  de  cristal  : 

—  Que  voulez- vous,  monsieur  Ravmond,  votre  frère  dit  qu'il 


Îi36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  m'a  jamais  rien  promis.  C'est  la  vérité  ;  aussi  je  ne  lui  de- 
mande rien. 

Sa  propre  voix  répondait,  dans  l'angoisse  : 

—  Mais,  qu'allez-vous  devenir?... 

Et,  de  nouveau,  celle  de  la  jeune  fille,  assurée,  confiante  : 

—  J'ai  toujours  gagné  ma  vie,  monsieur  Raymond  ;  eh  bien, 
je  travaillerai  pour  deux;  et  j'aimerai  mon  enfant.  Si  vous  saviez 
comme  je  l'aime  déjà! 

La  porte  s'était  ouverte  ;  Raymond  tâtonnait  dans  l'entrée  en 
cherchant  des  allumettes.  Il  cria  : 

—  Non,  non,  elle  n'est  pas  coupable,  c'est  une  horrible 
erreur  ! 

...  Depuis  plus  d'une  heure,  Léonard  tournait  dans  son 
cabinet,  de  ce  mouvement  de  fauve  enfermé  qui  devient  na- 
turel aux  hommes  pris  dans  les  filets  du  destin.  Les  objets  qui 
l'entouraient,  meubles  élégans,  livres  reliés  avec  soin,  bibelots 
rares,  affirmaient  la  prospérité  de  sa  vie  présente  et  la  sécu- 
rité de  son  avenir.  Un  cartonnier  Louis  XV,  en  bois  de  rose  orné 
de  très  beaux  cuivres,  regorgeait  de  dossiers  dont  plusieurs 
représentaient  des  profits  importans,  des  succès  probables,  peut- 
être  de  la  gloire.  Sur  sa  table  de  travail,  d'un  côté  de  la  chimère 
japonaise  qui  lui  servait  d'encrier,  il  y  avait,  dans  un  cadre  d'ar- 
gent ciselé,  une  jolie  miniature  de  Lucienne,  en  toilette  de 
soirée,  au  temps  de  leurs  fiançailles  :  ce  portrait,  un  peu  flatté, 
attestait  la  persistante  union  du  ménage  ;  de  l'autre  côté,  dans 
un  de  ces  cadres  de  vélin  gaufré  qui  viennent  de  Rome,  une 
grande  photographie  représentait  Marc  et  Raymonde,  les  mains 
enlacées;  celle-ci,  toute  enfant,  joufflue,  potelée,  avec  un  beau 
sourire  qui  dessinait  les  fossettes  des  joues;  celui-là,  plus  sérieux 
dans  son  premier  costume  de  garçon,  avec  sa  figure  menue 
d'enfant  trop  réfléchi  et  ses  jambes  grêles.  Placée  ainsi  sur  la 
table  où  il  travaillait  pour  eux,  cette  double  image  lui  repré- 
sentait son  bien  le  plus  précieux,  la  part  durable  de  son  être. 
En  la  regardant,  il  s'attendrissait  à  sa  manière,  songeait  à  la 
destinée  plus  brillante  que  ses  efforts  préparaient  aux  deux 
petits,  en  rêvait  parfois  les  péripéties  :  Marc  serait  magistrat, 
procureur  général,  premier  président  de  la  Cour  ;  Raymonde 
épouserait  un  homme  riche,  de  famille  notable,  titré  peut-être. 
Il  jouissait  de  ces  espérances,  —  les  plus  hautes  qu'il  pût  conce- 


l' [INUTILE    EFFORT.  337 

voir,  — et  son  cœur  se  gonllaii  d'orgueil.  Mais  voici  qu'une  énorme 
vague  du  passé  revenait  sur  lui,  Féclaboussait  de  sang  et  de 
honte,  et  qu'il  se  trouvait  tout  à  coup,  comme  un  naufragé, 
tremblant  et  seul  dans  l'orage. 

Au  premier  moment,  ce  ne  fut  qu'une  révolte  furieuse  contre 
la  certitude  du  fait,  un  vouloir  fou  d'en  secouer  à  tout  prix  l'ob 
session,  la  sensation  d'une  force  obscure  qui  1  "écrasait,  des 
efforts  désespérés  pour  s'en  délivrer,  comme  dans  une  lutte  où 
le  plus  faible  se  débat.  11  se  dégagea,  comme  d'un  mouvement 
brusque,  par  surprise  :  «  Cette  affaire  ne  me  regarde  pas  :  je 
n'y  suis  pour  rien  !  »  Mais  aussitôt  il  comprit  l'inutilité  de  ce 
mensonge  de  pilote  qui  nie  la  tempête  au  moment  où  le  vent 
casse  son  timon.  Et  il  revint  à  des  habitudes  plus  retorses,  il 
voulut  plaider.  Son  aventure  avec  Françoise?  Celle  de  tant  de 
jeunes  hommes,  après  tout  !  Combien  n  ont-ils  pas  rencontré  la 
femme  libre,  chercheuse  aussi  d'amour,  qui  se  donne  sans  rien 
demander,  qu'on  prend  sans  rien  promettre?  On  ne  réfléchit  pas, 
on  écoute  la  nature,  on  s'abandonne,  jusqu'au  jour  où  le  lien  se 
dénoue  comme  il  s'est  formé.  Cependant  voici  qu'un  enfant  sur- 
vient... Ici,  ses  argumen s  fléchirent,  ses  idées  se  brouillèrent;  il 
essaya  de  continuer  comme  dans  un  discours  où  l'on  a  perdu  le 
fil.  Ceux  qui  le  peuvent...  oui,  sans  doute,  ceux  qui  le  peuvent, 
font  leur  devoir,  et  ils  ont  raison...  Lui,  dépendait  d'un  père  in- 
transigeant, qui  n'aurait  rien  écouté;  il  n'aurait  pas  pu...  D'ail- 
leurs, Françoise  ne  réclamait  rien.  Ah  !  si  elle  eût  pleuré  ou  me- 
nacé, comme  eussent  fait  tant  d'autres,  —  qui  sait?  peut-être 
aurait-il  eu  plus  de  courage...  Mais  tout  s'était  passé  si  facile- 
ment! Vaillante  et  orgueilleuse  —  trop  orgueilleuse!  —  Fran- 
çoise acceptait  seule  tout  le  fardeau  de  la  commune  faute,  et 
disparaissait  après  des  adieux  très  simples,  sans  récrimination, 
ni  violence...  Le  nœud  léger  se  rompait  sans  effort,  si  bien  qu'il 
s'en  apercevait  à  peine,  et  quil  oubliait...  Combien  en  l'ont  au- 
tant!... D'ordinaire,  la  vie  passe  son  éponge  complaisante  sur 
ces  choses-là!... 

...  Mon  Dieu,  oui  !  il  oubliait! 

Il  traversait  alors  la  période  importante  où  la  carrière  se  des- 
sine, où  l'homme  établit  la  base  de  ses  édifices  futurs.  Il  travail- 
lait énormément,  il  allait  passer  ses  derniers  examens  ;  vraiment, 
sa  petite  amie  disparut  sans  presque  qu'il  s'en  aperçût.  Sans  les 
propos  de  Raymond,  il  se  serait  seulement  félicité  de  rompre  à 
TOME  XIII.  —  1903.  '22, 


338 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


si  bon  compte.  Puis,  peu  de  temps  après,  vint  la  rencontre  de 
Lucienne,  l'établissement  sérieux  ;  à  ce  moment-là,  il  brûla  une 
boucle  de  clieveux,  un  portrait,  quelques  lettres,  —  tout  ce  qui 
lui  restait  de  Françoise;  et  jamais  plus,  dès  lors,  sauf  à  peine  en 
de  très  courts  instans  de  langueur  et  de  rêverie,  son  souvenir  ne 
s'égara  sur  sa  compagne  de  six  mois.  L'oubli  fut  si  complet,  qu'à 
cette  heure,  il  retrouvait  difficilement  dans  l'amas  d'ombre  du 
passé  les  traits  incertains  de  la  jeune  femme,  —  sa  jolie  figure 
fraîche  dans  le  cadre  de  ses  cheveux  blonds,  son  corps  frêle,  si 
fin,  si  blanc,  sa  grâce  amoureuse  dont  aucun  effort  de  mémoire 
ne  pouvait  lui  rendre  limpression.  Qu'était-elle  devenue  pondant 
toutes  ces  années?  Il  l'ignorait,  comme  le  navire  ignore  où  s'en 
vont  les  vagues  que  sa  proue  a  brisées....  Hélas!  il  ne  savait 
rien  non  plus  de  l'enfant,  cette  demi-sœur  inconnue  de  Marc  et 
de  Raymonde,  dont  la  Tamise  aA'ait  emporté  le  corps  submergé... 
La  vision  indistincte  de  cette  [tauvre  petite,  qui  pouvait  être 
blonde  comme  Françoise  ou  brune  comme  lui-môme,  arrêta  sa 
plaidoirie.  Il  s'aperçut  qu'il  dr-naturait  les  faits  ou  les  arrangeait, 
et  que  c'était  bien  inutile,  puisqu'il  était  son  propre  juge.  Et  dans 
le  désespoir  de  ne  pouvoir  changer  rien  au  passé,  il  se  tordit 
les  mains.  Et  puis,  revenant  à  sa  première  idée,  il  s'assit  devant 
sa  table,  frappa  du  poing  sur  un  dossier  ouvert,  en  s'écriant  : 

—  Gomment  m'arrive-t-il  ce  qui  n'arrive  à  personne?... 
Pourquoi  un  tel  malheur  sur  moi...  sur  moi?... 

C'était  le  cri  suprême  de  son  égoïsme  aux  abois,  inutile  aussi, 
comme  les  cris  des  naufragés  que  la  tempête  disperse  sur  les 
flots.  Et  pendant  qu'il  en  suivait  la  vaine  résonance,  un  mot  de 
son  frère  traversa  son  désarroi  :  «  le  miroir  de  la  Vérité...  »  Nul 
doute,  le  miroir  passait  devant  lui;  il  y  apercevait  son  image, 
confuse  encore,  comme  une  épreuve  imparfaite  qu'un  peu  de 
lumière  ou  quelques  secondes  d'attente  suffiraient  à  préciser... 
Il  commençait  à  craindre...  Il  allait  raidir  ses  forces  pour 
échapper  au  fantôme  qui  tendait  la  main  vers  lui...  Oh  !  fermer 
les  yeux  pour  ne  pas  voir  ! . . . 

...  Dans  sa  bibliothèque,  —  une  pièce  où,  dans  l'ombre 
laissée  par  la  lampe,  on  ne  distinguait  que  des  livres  et  les 
formes  confuses  de  quelques  moulages  d'œuvres  aimées,  — Ray- 
mond rassemblait  ses  souvenirs,  réfléchissait,  cherchait  un  plan 
d'action.  Tandis  que  son  frère  pensait  aux  siens,   à  sa  carrière. 


[v  liMITlLE    RFFORT. 


339 


à  soi-même,  il  ne  pensait,  lui,  qu'à  Françoise.  Cette  abnégation 
simplitiait  le  problème  ou,  du  moins,  facilitait  Télaboration  des 
plans  romanesques.  Du  reste,  sa  me'moire  était  mieux  armée  que 
celle  de  Léonard,  et  il  pouvait  l'éclairer,  puisque  pendant  une 
longue  période  le  nom  de  la  jeune  femme  avait  rempli  ses  car- 
nets. Il  les  feuilleta.  Il  cueillit  le  triste  bouquet  de  ses  impres- 
sions d'autrefois,  fixées  là  comme  des  fleurs  séchées  entre  les 
pages  d'un  herbier.  Il  relut: 

<(  Quel  doux  être  charmant  que  Petite-Angèle  !  Elle  est  bien 
la  grâce  et  l'amour.  Elle  est  blonde  comme  il  faut  l'être  à  vingt 
ans,  avec  des  yeux  couleur  de  tendresse,  un  petit  nez  au  vent  qui 
tlaire  les  bonnes  choses  de  la  vie,  une  petite  bouche  qui  sourit 
comme  si  le  sourire  était  le  rouge  de  ses  lèvres,  avec  une  petite 
àme  gentille,  insouciante  et  gaie,  faite  pour  voleter  sur  les  fleurs 
comme  un  papillon.  Tout  la  réjouit,  elle  ne  craint  rien,  elle  a 
l'ignorance  divine  et  la  confiance  sereine,  qui  sont  des  vertus 
célestes.  J'entends  les  matrones  lui  reprocher  de  mal  faire  !  Mais 
le  mal  est  dans  la  science  qu'on  en  a,  et  Petite- Ange  h'  ne  soup- 
çonne pas  qu'il  existe.  Elle  aime  et  se  donne  comme  la  Heur 
s'ouvre  et  répand  son  parfum,  parce  qu'ainsi  le  veut  l'harmonie 
mystérieuse  qui  a  fait  d'(^lle  un  petit  insecte  d'amour.  En  la 
regardant  courir  par  les  prés  épanouis,  on  voyait  bien  que  la 
terre  est  son  jardin.  Les  inconnus  qui  la  rencontraient  en  avaient 
l'âme  réjouie.  Et  moi  je  pensais  :  «  Si  Petite-Angèle  aimait 
Dorcis,  Dorcis  n'aurait  d'autre  désir  que  de  faire  sourire  la  petite 
bouche,  que  de  s'absorber  dans  la  petite  âme  comme  une  goutte 
de  rosée  dans  la  corolle  des  primevères.  Mais  Dorcis  est  un 
pauvre  être  qu'elle  ne  regarde  pas.  Elle  aime  Théodore,  parce 
qu'il  est  grand,  fort  et  brillant,  et  qu'on  ne  peut  le  voir  sans 
l'aimer.  Hélas  !  et  Théodore,  qui  veut  conquérir  le  monde,  tuera 
peut-être  un  jour  le  sourire  sur  ses  lèvres,  la  confiance  dans  son 
cœur  ! . . .  » 

Cette  page  datait  d'un  déjeuner  printanier  dans  les  bois  de 
Meudon  où  le  couple  avait  emmené  «  le  petit  frère,  »  —  sans 
songer  que  le  spectacle  de  l'amour  n'est  point  une  aumône  pru- 
dente à  jeter  aux  disgraciés.  —  D'autres  notes  suivaient,  prises 
au  jour  le  jour  ;  leur  ton  voilé  trahissait  pourtant  un  sentiment 
discret  qui  ne  s'exprimait  pas  :  chansons  nostalgiques  de  désirs 
et  de  renoncement  qu'accompagnait  en  sourdine  le  regret  d'une 
jeunesse  sans  joie,  tendresse  profonde  et  pure,  vouée  en  silence 


niO  PEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  kl  petite  amie  légère,  bienveillante  et  douce,  qui  plus  d'une  fois 
tendit  charitablement  sa  joue  au  compagnon  mélancolique,  sans 
soupçonner  qu'il  en  restait  bouleversé.  Le  parfum  de  ces  bai- 
sers, les  seuls  que  Raymond  eût  jamais  goûtés,  sortit  un  instant 
des  feuilles  jaunies  pour  se  dissoudre  dans  Tair  où  ne  passaient 
plus  que  des  souffles  de  tragédie... 

Cependant  l'idylle  s'achevait  —  comme  tant  d'autres  !  —  sans 
éclat  violent,  entre  les  derniers  sourires  des  derniers  rendez- 
vous  et  les  premières  larmes  des  premières  heures  d'abandon, 
Raymond  s'attarda  sur  la  courte  page  où,  renonçant  à  ses  dé- 
guisemens  de  bergeries,  il  avait  exprimé  l'amertume  indignée 
que  lui  laissait  ce  dénouement  : 

«  Etrange  chose  que  le  jeu  des  destinées!  L ,  certes,  est 

un  honnête  homme;  je  le  sais,  j'en  suis  sûr,  j'en  ai  eu  mille 
fois  la  preuve.  Et  pourtant,  lui  dont  je  connais  la  bonté,  commet 
une  cruelle  infamie  :  il  abandonne  sa  maîtresse,  qui  va  devenir 
mère,  —  sans  comprendre  que  cet  acte  coupable  ouvre  une  série 
de  conséquences  que  nul  n'oserait  prévoir!  C'est  moi  qui  ai 
honte  pour  lui,  et  je  crois  bien  que  c'est  moi  qui  pleure  pour 
elle.  Est-il  possible  qu'une  telle  chaîne  se  brise  aussi  facilement? 
Ils  sont  aveuglés  l'un  et  l'autre,  lui  par  son  ambition,  elle  par 
son  ignorance.  Elle  est  vaillante  avec  la  même  inconscience 
qu'il  est  égoïste.  Il  a  pensé  :  «  Je  ne  veux  pas  cet  enfant,  je 
l'écarté  ;  »  elle  s'est  dit  :  «  L'enfant  est  mien  :  je  le  prends  pour 
moi  seule  !  »  Il  a  pensé  :  «  L'enfant  gênerait  ma  carrière,  il 
n'aura  pas  de  père;  »  elle  a  dit:  «  Une  mère  peut  suffire  :  je 
lui  dévouerai  ma  vie.  »   Je  sais  bien  qu'elle  est   une  fée  et  que 

son  aiguille  fera  des  miracles.  Je  sais  aussi  qu'il  faut  que  L 

brille  parmi  les  hommes,  puisqu'il  aime  l'éclat  et  possède  les 
dons  nécessaires.  Ah  !  si  j'avais  ses  désirs,  comme  ils  s'évanoui- 
raient à  la  seule  pensée  de  l'enfant  que  j'aurais  appelé  à  la  vie! 
Mais  je  ne  le  jugerai  pas  :  j'enferme  au]  fond  de  mon  cœur  le 
souvenir  des  heures  où  j'ai  douté  de  lui.  Je  voudrais  croire  en 
Dieu  pour  le  prier  de  ne  jamais  punir  l'ambitieux  qui  s'est  sous- 
trait au  devoir,  et  de  protéger  la  mère  qui  a  trop  compté  sur 
ses  forces  et  que  je  ne  reverrai  plus!  » 

En  écrivant  ces  lignes,  Raymond  croyait  que  «  Petite- 
Angèle  »  allait  disparaître  à  jamais  de  son  horizon.  Mais  les  évé- 
nemens  démentent  souvent  les  probabilités.  Au  moment  de 
partir  pour  Londres,  où  l'appelaient  les  (avantageuses  proposi- 


t/im'tilf.  kffort.  'UI 

lions  dune  maison  de  RegenI  Street,  Françoise  tomba  gravement 
malade.  Ayant  refusé  la  «  compensation  »  offerte  par  Léonard, 
elle  se  trouvait  à  peu  près  sans  ressources.  Ce  fut  Raymond  qui 
lui  vint  en  aide  :  d'où  une  affection  reconnaissante  et,  plus  tard, 
quand  elle  put  après  son  rétablissement  reprendre  ses  projets, 
une  correspondance  assez  active.  Ses  lettres  étaient  là,  dans  le 
môme  tiroir  que  les  cahiers  intimes  où  revenait  si  souvent  le 
nom  de  Petite- Angèle.  Dans  le  silence  de  la  nuit  qui  passait 
lentement,  Raymond  les  relut  toutes  :  toujours  confiantes,  tou- 
jours courageuses,  muettes  sur  les  difficultés  des  premiers  temps, 
puis  joyeuses  avec  le  succès,  elles  abondaient  en  détails  charmans 
sur  l'enfant,  en  confidences  amicales,  en  petits  croquis  londo- 
niens enlevés  avec  la  prestesse  et  la  grâce  qui  paraient  si  joli- 
ment les  chapeaux  des  belles  dames  du  West-End.  Pas  une  qui 
ne  révélât  im  sentiment  maternel  dont  la  simple  et  calme  ex- 
pression repoussait  l'accusation  terrible  : 

«  Ne  vous  figurez  pas  que  je  m'ennuie,  ou  que  je  sois  triste  : 
ma  petite  Aurélie  remplit  ma  vie.  Je  pense  à  elle  quand  je  ne 
la  vois  pas;  et  dès  que  je  la  vois,  je  suis  si  parfaitement  heureuse 
que  je  ne  changerais  pas  mon  sort  contre  celui  de  la  Queen  en 
personne.  » 

Une  autre  fois  : 

«  ...  Il  me  semble,  mon  cher  Raymond,  que  j'ai  ignoré  la 
joie  quand  je  croyais  la  posséder  et  vivais  dans  l'insouciance  : 
je  ne  la  connais  que  depuis  que  j'appartiens  à  ce  petit  être,  qui 
pourtant  me  cause  aussi  de  terribles  tourmens.  Peut-être  qu'on 
n'a  pas  l'une  sans  avoir  les  autres.  Aurélie  vient  d'avoir  le  faux 
croup.  Quelle  frayeur!  quelle  épouvantable  angoisse!  Mais  quel 
bonheur  aussi,  quand  le  médecin  m'a  dit  que  ce  n'était  rien! 
Seulement,  l'alerte  m'a  laissée  toute  nerveuse.  Je  n'avais  jamais 
eu  l'idée  que  je  pouvais  perdre  ma  fille.  Maintenant,  cette  idée 
me  traverse  quelquefois.  Et  c'est  horrible!  Mais  je  la  soignerai 
si  bien,  qu'aucune  maladie  n'osera  l'atteindre.  Oh!  pour  elle, 
je  me  battrais  avec  la  Mort!...  » 

Ailleurs,  —  et  dans  la  même  enveloppe  il  y  avait  une  carte 
de  Noël,  un  cottage  dans  la  neige  au  clair  de  lune  : 

((  Je  glisse  à  travers  le  fog  sans  le  voir,  aussi  contente  que 
si  le  plus  beau  soleil  du  Midi  brillait  sur  cette  ville  sombre  : 
c'est  que  je  rentre  dans  mon  lodging^  où  ma  petite  Aurélie 
m'attend  sous  la  garde  de  Mrs  Duke.  Oh!   si  vous  connaissiez 


342  revup:  des  dkux  mondes. 

Mrs  Duke,  la  grande  Mrs  Duke,  la  majestueuse  Mrs  Duke, 
femme  solennelle  d'un  grave  marchand  de  pipes,  qui  m'a  loué 
son  rez-de-chaussée  et  me  tient  mon  ménage  !  Si  vous  voyiez  sa 
robe  de  chambre  bleu  turquoise,  très  convenablement  semée  de 
taches  de  graisse,  —  d'une  vraie  constellation  de  taches,  rondes, 
ovales,  carrées,  de  toutes  les  formes,  de  toutes  les  dimensions  ! 
Si  vous  voyiez  les  mèches  de  ses  cheveux  respectables,  qui  pen- 
dent le  long  de  ses  joues  comme  des  ficelles  enduites  de  pom- 
made !  Si  vous  entendiez  son  français,  le  français  qu'elle  exerce 
avec  moi  (qui  exerce  ma  patience),  en  me  tenant  des  propos 
méthodistes  !  Car  elle  est  d'une  secte  qui  sera  seule  sauvée,  dans 
l'autre  monde,  et  veut  absolument  me  convertir.  Avec  ces  petits 
travers,  Mrs  Duke  est  une  excellente  personne  ;  et  puis  elle  a 
un  faible  pour  Aurélie,  qu'elle  trouve  belle  comme  un  ange,  très 
avancée  pour  son  âge,  beaucoup  plus  avancée  que  les  petites 
filles  anglaises.  Moi,  vous  comprenez,  je  n'en  demande  pas 
davantage,  parce  qu'Aurélie,  c'est  tout...  » 

Ailleurs  encore  : 

((  Aujourd'hui,  une  cliente  importante  a  fait  l'éloge  d'un  de 
mes  chapeaux.  Cela  m'a  remplie  de  joie.  J'en  ai  conclu  que  je 
ne  baissais  pas,  qu'on  n'allait  pas  me  renvoyer  à  Paris  pour  me 
remettre  au  courant,  comiu<'  on  fait  souvent  :  ce  qui  représente 
une  forte  dépense.  Sans  doute,  j'ai  quelquefois  le  mal  du  pays, 
et  je  m'attendris  en  songeant  aux  bords  de  la  Seine.  Mais  quand 
ces  idées-là  me  prennent,  je  me  dépêche  de  penser  :  «  Non, 
non,  je  suis  ici  pour  Aurélie,  c'est  pour  elle  que  j'avale  le 
brouillard  et  la  fumée  et  que  je  suis  devenue  très  économe. 
Mon  Dieu,  que  c'est  bon,  la  fumée,  le  brouillard  et  l'économie!  » 
Alors,  je  me  mets  à  embrasser  la  petite  coquine,  qui  m'embrasse 
aussi,  et  je  sens  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  bonheur,  et  qu'avec 
elle  je  suis  bien  partout!  » 

...  Quels  juges,  en  lisant  ces  lettres,  les  croiraient  d'une  cri- 
minelle?... 

Peu  à  peu,  cependant,  le  temps  faisant  son  œuvre,  les  lettres 
devinrent  plus  courtes,  moins  fréquentes.  Mais  Raymond  dut 
passer  quelques  jours  à  Londres,  pour  des  recherches  de  biblio- 
thèque. Il  revit  Françoise  —  avec  une  émotion  que  son  visage 
ne  trahit  pas,  —  dans  le  lodging  de  Ghelsea,  où  il  fît  la  con- 
naissanci'  d'Aurélie  et  de  Mrs  Duke.  Le  lodging  était  le  lodging 
classique,    impersonnel   et  confortable,    avec  son    botr-windoio 


l'inutile  effort.  343 

garni  de  fusains,  sa  bonne  cheminée  noire,  son  vaste  fauteuil 
de  cuir  brun,  sa  table  massive,  son  solide  dressoir  d'acajou;  la 
fenêtre  ouvrait  sur  une  petite  rue,  et  les  deux  lignées  de  maisons 
toutes  pareilles,  poudrées  du  haut  en  bas  de  noir  de  fumée, 
fuyaient  bien  droit  jusqu'à  une  vieille  chapelle  en  pierres  de 
taille,  qu'entourait  un  gazon  :  l'appartement  et  la  rue  déga- 
geaient cette  impression  de  monotonie  qui  étonne  l'étranger, 
mais  dont  s'imprègnent  les  habitans  dans  la  douceur  de  laccou- 
tumance.  Quant  à  Mrs  Duke,  avec  sa  robe  de  chambre  bleue  où 
chaque  année  ajoutait  des  taches  nouvelles,  ses  cheveux  enduits 
(le  pommade,  la  solennité  de  ses  moindres  gestes,  elle  semblait 
échappée  toute  vive  d'un  roman  de  Dickens.  Et  Aurélie,  grasse, 
blonde,  rose,  pomponnée  comme  un  bébé  de  conte  de  fées,  confon- 
dait le  français  et  l'anglais  dans  un  gazouillis  de  petite  perruche 
pas  très  bien  élevée.  Françoise  s'épanouissait  en  la  regardant, 
aussi  jolie  qu'autrefois,  presque  aussi  fraîche  encore,  mais  avec 
un  air  plus  sérieux,  des  lèvres  moins  promptes  au  sourire,  une 
lueur  pensive  au  fond  des  yeux.  Elle  semblait  d'ailleurs  heu- 
reuse, n'eut  pas  un  mot  d'amertume  pour  Léonard,  s'informa  de 
lui  sans  affectation,  apprit  avec  indifférence  qu  il  était  marié  : 
le  petit  être  d'amour  des  folles  années  était  bien  mort  ;  Raymond 
ne  voyait  plus  devant  lui  qu'une  mère,  éperdument  mère.  Il 
l'admira,  —  non  sans  regretter  un  peu  Petite- Angèle,  dont  il 
n'existait  plus  dans  ses  carnets  et  dans  sa  mémoire  qu'une  image 
vacillante,  qui  s'effacerait  bientôt.  «  Tous  changent,  se  dit-il  en 
pensant  aussi  à  son  frère;  moi  seul,  je  garde  les  mêmes  désirs, 
parce  que  je  sais  qu'ils  ne  seront  jamais  atteints...  » 

Ils  dînèrent  ensemble,  un  soir,  dans  un  restaurant  du  Strand, 
avec  Mrs  Duke  pour  chaperon.  Ils  se  quittèrent  en  se  promettant 
de  recommencer  à  s'écrire  avec  plus  de  régularité  ;  et  en  effet, 
Raymond  reçut  encore  de  bonnes  lettres,  affectueuses,  confiantes, 
dont  Aurélie  fournissait  la  matière.  C'était  toujours  la  même 
ferveur  exclusive,  presque  dévote,  la  même  maternité  pas- 
sionnée, les  mêmes  extases,  le  même  esprit  enjoué  et  tendre. 
Puis,  de  nouveau,  les  lettres  s'espacèrent;  puis  elles  cessèrent. 
Pourquoi?... 

La  dernière  remontait  à  deux  ans  :  pourquoi,  dès  lors,  cet 
oubli  succédant  aux  expansions  amicales,  presque  fraternelles? 
Que  cachait  ce  silence,  que  dix  lignes  dans  un  journal  ve- 
naient de  rompre  si  tragiquement?  Voilà  ce  que  Raymond  igno- 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait,  —  ce  qu'il  ne  saurait  pas  expliquer  aux  juges,  ce  qui  ouvrait 
devant  lui  le  champ  infini  des  hypothèses.  Il  y  a  tant  de  choses 
imprévues  qui  peuvent  bouleverser  une  âme  jusqu'en  ses  pro- 
fondeurs, tant  de  raisons  mystérieuses  qui  tirent  une  existence 
hors  de  sa  voie  paisible  !  Si  Françoise  s'était  lassée  de  Chelsea, 
du  lodging,  de  Mrs  Duke?  Si  la  femme  d'amour  s'était  réveillée 
un  matin,  éprise  et  inconsciente  comme  au  temps  de  Léonard? 
Si  la  petite  Aurélie  avait  reculé  dans  son  cœur  à  la  seconde 
place,  —  puis  davantage,  —  jusqu'à  n'être  plus  qu'une  gêne  ou 
qu'un  poids  mort,  —  jusqu'à  susciter  au  fond  d'elle  un  regret 
déjà  coupable,  le  vœu  rétrospectivement  criminel  :  «  Si  cette 
enfant  n'était  jamais  née?...  »  Battu  par  ces  pensées,  Raymond 
se  prit  à  douter.  Les  soupçons,  repoussés  d'abord,  s'avancèrent 
pour  une  nouvelle  attaque.  Il  se  raidit  pour  les  repousser  encore  : 

—  Non,  non,  c'est  impossible,  cela  ne  peut  pas  être,  cela 
serait  trop  monstrueux  ! 

Mais  un  doute  empoisonnait  sa  douleur  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  savoir,  comment  savoir? 

...  Des  souvenirs  correspondans ,  des  doutes  pareils  labou- 
raient l'âme  de  Léonard. 

Il  croyait  son  aventure  avec  Françoise  si  bien  enterrée  dans 
l'oubli  !  Jamais  il  ne  la  tirait  de  la  chambre  éloignée  de  sa  mé- 
moire où  il  l'avait  reléguée  comme  un  papier  qu'on  juge  sans 
importance  et  qu'on  jette  au  fond  d'un  tiroir.  Et  voici  quelle 
revenait,  non  pas  telle  que  tout  à  l'heure,  lorsqu'il  l'arrangeait 
comme  un  témoignage  pour  les  besoins  de  sa  défense,  mais  dans 
toute  sa  vérité  accusatrice,  et  d'une  minute  à  l'autre  plus  com- 
plète, plus  claire.  Des  mots  qu'il  avait  prononcés,  des  calculs 
qu'il  avait  échafaudés  sans  se  les  avouer,  des  senti  mens  si 
secrets  qu'il  les  avait  cru  cachés  à  soi-même,  remontaient  peu  à 
peu  du  passé  :  et  maintenant  qu'aucun  regret,  qu'aucun  effort 
ne  pouvaient  plus  les  anéantir  ni  rien  changer  à  leurs  consé- 
quences éloignées,  ils  prenaient  tout  à  coup  leur  sens  vrai,  mé- 
connu si  longtemps,  qui  l'aveuglait!  Une  force  intime  le  rame- 
nait aux  incidens  de  la  rupture,  —  à  ces  heures  dont  le  vol 
léger  avait  fixé  sa  destinée  et  celle  de  Françoise.  Comme  Ray- 
mond, il  entendit  des  voix,  —  les  mêmes,  mais  qui  lui  rap- 
portaient des  échos  différens.  Ce  fut  d'abord  un  cri,  —  le  cri 
vulgaire  qui  lui  échappa  quand  il  apprit  l'état  de  sa  maîtresse  : 


r/lN'UTir.E    EFFORT.  34?) 

—  Ah!  sapristi,  quelle  tuile! 

Et  la  réplique  de  Françoise,  d'une  si  sereine  insouciance  : 

—  Mais  non.  Je  serai  très  contente  d'avoir  un  bébé,  moi! 
Par  delà  les   paroles  qui   résonnaient  dans  le   lointain   des 

années,  il  entendit  d'autres  voix  encore,  que  lui  seul  connaissait, 
car  elles  n'avaient  parlé  qu'en  son  cœur  :  elles  n'exprimaient 
que  des  craintes  viles,  des  soucis  bas,  des  souhaits  meurtriers, 
jusqu'à  ce  qu'elles  s'accordassent  à  lui  suggérer  cette  résolution 
«  d'en  finir,  »  qui  fut  prise  froidement  et  prudemment,  dans  la 
certitude  qu'il  n'y  aurait  au  bout  ni  revolver  ni  vitriol. 

Ensuite,  ce  fut  la  voix  de  Raymond,  ignorant  de  la  vie,  mais 
instruit  par  une  intuition  si  profonde  de  ce  qui  est  humain  et 
juste  :  elle  parla  longtemps,  refusant  de  s'avouer  vaincue,  mê- 
lant les  bons  argumens  aux  prières  ,  concluant  toujours  : 

—  Tu  n'as  rien  à  lui  reprocher.  Elle  va  être  mère.  Épouse-la! 
A  présent  il  lécoutait  jusqu'au  bout,  cette  voix  qui  tremblait 

d'émotion,  sans  éprouver  la  moindre  envie  de  la  railler,  tandis 
qu'alors...  Et  il  entendit  —  horreur!  —  le  rire,  oui,  un  rire 
sonore  et  clair  de  bon  vivant,  le  rire  dédaigneux  dont  il  accueillit 
cette  <(  énormité,  »  suivi  d'une  réponse  nette  et  brutale,  qui 
tranchait  la  question  : 

—  Mon  cher,  un  homme  fort  n'embarrasse  pas  sa  vie  au 
début! 

Il  vit  les  grands  yeux  tristes,  pleins  de  reproches,  de  son 
frère,  qui  ne  dit  plus  rien,  et  il  se  souvint  encore  des  paroles 
exactes  par  lesquelles  il  avait  taché  de  le  réconforter,  en  lui 
frappant  sur  l'épaule  : 

—  Allons!  allons!  ne  prends  pas  la  chose  plus  au  tragique 
qu'elle-même,  que  diable!  Quand  tu  connaîtras  la  vie,  mon  petit, 
tu  t'apercevras  qu'on  en  voit  bien  d'autres! 

Raymond  avait  repris,  avec  une  timide  insistance  : 

—  Au  moins,  tu  reconnaîtras  l'enfant?  Tu  viendras  en  aide 
à  la  mère?... 

—  Sans  doute,  je  me  conduirai  en  galant  homme,  je  ferai  de 
mon  mieux. 

Là-dessus,  il  revit  son  geste,  —  le  geste  d'un  homme  un 
peu  vexé,  mais  résolu  à  Tindifférence,  —  quand  un  facteur  lui 
rapporta  la  lettre  chargée  (valeur  deux  mille  francs,  cinq  cachets 
rouges)  que  Françoise  lui  retournait.  Son  frère  étant  là,  par 
malechance,   il  avait  dissimulé  son  dépit,   et  fourré    la  lettre 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  sa  poche,  en  sécriant,  —  et  il  entendit  le  son  de  sa  voix  : 

—  Oh  !  oh  !  elle  fait  la  fière  et  la  délicate  ! 

—  Non,  Léonard,  elle  lest! 

—  En  tout  cas,  c'est  autant  de  gagné... 

Fut-ce  l'humiliation  de  ce  refus  qui  rempêcha  de  songer  à 
l'autre  partie,  si  juste,  de  sa  demi-promesse  :  reconnaître  l'en- 
fant? Personne  ne  lui  en  parla  plus;  et  il  se  tint  quitte.  De  temps 
en  temps,  la  pensée  importune  de  ce  petit  être  traversa  son 
esprit  :  il  ne  l'arrêtait  pas,  elle  s'envolait,  elle  finit  par  dispa- 
raître :  quoi  qu'il  fût  arrivé,  l'on  n  avait  sûrement  nul  besoin  de 
lui,  puisqu'on  ne  lui  demandait  rien.  Et  maintenant!... 

Vers  onze  heures,  Lucienne  apparut  sur  le  seuil.  Son  mari, 
affalé  sur  la  table  de  travail,  la  tête  dans  les  mains,  ne  l'entendit 
pas  entrer.  Elle  eut  peur  : 

—  Qu'as-tu?  s'écria-t-elle,  qu'as-tu  donc? 

Léonard  tressaillit,  tâcha  de  détendre  ses  Iraits  presque 
crispés,  essaya  de  sourire  : 

—  Ce  que  j'ai?...  La  fatigue,  naturellement...  Je  m'endormais 
sur  ce  dossier. 

On  lit  bien  peu  de  chose  sur  les  visages  les  mieux  connus, 
quand  ils  veulent  rester  fermés.  Lucienne  ne  put  qu'accepter 
l'explication.  Elle  s'approcha  de  la  table,  remit  en  place  quel- 
ques objets,  en  bonne  ménagère  qui  pense  à  l'ordre,  s'assit  sur 
la  chaise  des  cliens.  Et  elle  se  mit  à  causer  des  petites  affaires 
qui  la  préoccupaient.  Décidément,  le  tapissier  n'avait  pas  placé 
les  rideaux  selon  les  instructions  reçues  : 

—  On  n'obtient  jamais  ce  qu'on  veut  de  ces  maîtres  d'état. 
Quoi  qu'on  leur  dise,  ils  n'en  font  qu'à  leur  tête.  Aussi,  il  s'agira 
d'examiner  le  mémoire  ! 

Léonard  acquiesça  : 

—  Sans  doute. 

Autre  chose  :  M"""  Le  terrier,  la  femme  du  conseiller  à  la 
cour  d'appel,  ne  rendait  pas  une  visite  qu'elle  devait  pourtant 
depuis  plus  de  quatre  semaines. 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  signifier?  Comprends-tu? 

—  Je  crois  qu'elle  a  la  grippe,  dit  Léonard. 

—  La  grippe?  Elle  la  bien  souvent!...  Enfin! 

Après  un  silence,  Lucienne  aborda  un  sujet  plus  important, 
qui  lui  tenait  au  cœur  :  la  croix  que  des  amis  influens  avaient 


l'inutile  effort.  347 

failli  obtenir  pour  (nistellicr  au  nouvel  an,  et  que  dos  intrigues 
firent  ajourner  : 

—  Ce  sera  certainement  pour  le  14  juillet  :  Nagel,  que  j'ai 
rencontré  cet  après-midi,  ma  dit  que  nous  y  pouvions  compter. 

—  Gastellier  l'a  bien  méritée!  murmura  Léonard  sans  écou- 
ter ses  propres  paroles. 

—  A  coup  sûr,  et  personne  ne  dira  le  contraire...  Il  l'ait  de 
très  belles  choses,  depuis  quelque  temps...  Mais  toi  aussi,  mon 
cher,  tu  la  mériterais.  Et  ce  serait  le  moment  de  s'en  occuper. 
Il  importe  que  chaque  clu>se  arrive  à  son  heure,  cest-à-dire  le 
plus  tôt  possible.  Si  Ton  te  décore  à  quarante-cinq  ans,  à  quoi 
cela  te  servira-t-il?  Tandis  qu'à  ton  âge,  c'est  un  bon  atout  pour 
ta  carrière!...  Quand  tu  auras  la  croix... 

Elle  poursuivit,  dévidant  l'éclieveau  de  ses  ambitions  conju- 
gales. Par  momens,  sa  voix  devenait  agressive  :  elle  attaquait 
des  adversaires  ou  perçait  à  jour  les  machinations  des  envieux. 
Mais  elle  s'aperçut  que  Léonard  ne  l'écoutait  pas  : 

—  Ah!  s'écria-t-elle,  pourquoi  donc  es-tu  si  indifférent  aux 
résultats,  toi  qui  travailles  tant?  Dès  qu'on  te  parle  de  choses 
pratiques,  tu  n'écoutes  plus.  Bonsoir! 

...  Coupable  ou  non?  Comment  savoir?...  Tout  est  possible, 
dans  ces  vies  de  pauvres  femmes  délaissées,  que  mille  dangers 
entourent,  qui  vacillent  parmi  la  défiance  universelle.  Comme 
aussi,  le  soupçon  les  guette,  la  main  de  la  Justice  s'abat  sur  elles 
au  moindre  indice,  elles  sont  la  matière  propice  aux  plus  tra- 
giques erreurs,  —  à  celles  qu'on  ne  répare  jamais  et  qui  demeu- 
rent ensevelies  dans  la  fosse  commune  des  iniquités  sans  éclat... 
Mais  pourquoi  prévoir  d'aussi  lugubres  péripéties?  Même  dans 
ces  affaires  enveloppées  de  tant  de  mystère,  la  Vérité,  le  plus 
souvent,  se  manifeste,  soit  en  cours  d'instruction,  soit  au  grand 
jour  de  l'audience.  Peut-être  en  serait-il  ainsi  pour  Françoise... 
Et  cette  espérance  fut  l'épave  qui  vient  aider  le  naufragé  :  de 
même  que  tout  à  l'heure  il  se  débattait  pour  se  tromper  à  ses 
propres  mensonges.  M*"  Perreuse  saisit  ce  lambeau  flottant  d'es- 
pérance, et  parvint  à  s  y  cramponner  un  moment.  Oui,  oui,  cela 
se  passerait  ainsi  :  Françoise  sortirait  d'Old  Bailey  les  mains 
libres,  blanchie  aux  yeux  de  tous,  mais  sans  ressources,  malade 
peut-être.  Alors  il  accourrait  à  son  aide.  Elle  lui  dirait  :  «  Je  ne 
vous  en  veux  pas  :  il  n'y  a  eu  là  qu'un  affreux  accident,  dont  ni 


348  REVUE    DES    DEUX    MOINDHS. 

VOUS  ni  moi  ne  sommes  responsables.  »  Rien  ne  ^subsisterait  du 
©auchemar,  il  l'oublierait,  et,  ses  anciens  torts  réparés  par  un  acte 
généreux,  les  choses  reprendraient  leiu'  cours  paisible,  comme 
la  mer  reprend  son  calme  quand  l'orage  a  passé...  Mais  tandis 
qu'il  s'abandonnait  à  cet  optimisme  si  conforme  à  son  caractère, 
un  frisson  le  secoua  :  il  se  trompait  encore,  il  se  berçait  de 
vaines  paroles  :  jamais  plus  sa  vie  ne  pourrait  être  ce  qu'elle 
était  deux  heures  auparavant,  jamais  plus  il  ne  pourrait  répondre 
insoucieux  aux  caresses  de  ses  enfans,  jamais  plus  s'égayer  aux 
promesses  de  leur  avenir  :  entre  eux  et  lui,  entre  lui  et  le 
monde  entier,  il  y  avait  ce  petit  cadavre  gonflé  par  l'eau  de  la 
Tamise,  et  cet  effroyable  mystère  dont  le  dénouement,  peut- 
être...  Ses  yeux  se  dilatèrent  d'effroi  :  il  n'y  avait  point  d'er- 
reur, Françoise  était  coupable,  on  la  condamnait,  le  drapeau 
noir  flottait  sur  la  prison  de  New-Gate... 

Il  réprima  un  cri  d'épouvante,  et  murmura,  la  main  sur  ses 
yeux  : 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  ce  que  j'ai  cru  voir... 

Edouard  Rod. 
[La  seconde  partie  au  prochain  numéro.) 


LA 

SECONDE    ABDICATION 


II') 


LE    GOUVERNEMENT    PROVISOIRE.    —    NAPOLEON    II. 
LE  DÉPART  DE  L'EMPEREUR  POUR  LA  MALMAISON 


I 

Dans  la  nuit,  l'Empereur  avait  encore  longuement  réfléchi. 
Se  résoudrait-il  à  abdiquer,  ou,  fort  de  ses  droits  constitutionnels, 
dompterait-il  le  parlement?  Un  instant,  il  arrêta  dans  sa  pensée 
les  mesures  pour  la  prorogation  delà  Chambre.  De  bon  matin,  il 
irait  avec  ses  ministres  au  Palais  des  Tuileries  où  serait  con- 
voqué le  Conseil  d'Etat  et  dont  toutes  les  troupes  de  la  Garde 
et  de  la  ligne  présentes  à  Paris,  les  tirailleurs  fédérés  et  quelques 
bataillons  de  garde  nationale  occuperaient  les  abords.  C'est  aux 
Tuileries  que  serait  rendu  le  décret  de  prorogation,  qui  serait 
aussitôt  communiqué  aux  Chambres  par  les  ministres  d'Etat.  En 
cas  de  résistance,  on  emploierait  la  force.  Mais  c'était  moins  une 
résolution  ferme  qu'un  vague  projet,  moins  un  projet  qu'un 
rêve.  Pour  ce  coup  d'Etat  légal,  bien  du  temps  avait  été  perdu. 
Tout  simple  à  faire  dans  la  matinée  de  la  veille,  encore  exécu- 
table dans  l'après-midi  et  surtout  dans  la  nuit,  où  Ton  aurait  pu 

(Il  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier. 


350 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


arrêter  chez  eux  les  principaux  meneurs,  Fouché,   La  Fayette, 
Lanjuinais,  Manuel,  Jay,  Lacoste  (1),  il  devenait  plus  hasardeux 
le  22  juin.  Cependant,  si  l'Empereur  avait  trop  tardé  d'agir,  les 
moyens  d'action  ne  lui  manquaient  pas  encore.   Il    y    avait  à 
Paris  4300  hommes  des  dépôts  de  la  garde,  0000  hommes  de 
la  ligne,  huit  compagnies  de  fusiliers  vétérans,  700  gendarmes, 
deux  bataillons  de  militaires  retraités  (2),  enfin,  les  tirailleurs  fé- 
dérés qu'aurait  soutenus  tout  le  peuple  des  faubourgs.    C'était 
suffisant  pour  imposer  à  la  garde  nationale  censitaire  (3),  en  ma- 
jorité hostile  ù  l'Empereur,  mais  peu  combative  de  sa  nature. 
Des  ministres  de  l'Intérieur,  de  la  Guerre  et  de  la  Police,  les 
seuls  qui  eussent  à  intervenir  ce  jour-là,  Napoléon  aurait  entraîné 
aisément  le  premier  et  ramené,  non  sans  quelque  peine  peut-être, 
le  second  à  l'obéissance  passive.  Quant  au  troisième,  il  y  avait, 
pour  le  remplacer  sur  Theure,  Rovigo  ou  Real.  Napoléon  com- 
prenait tout  cela.  S'il  hésitait,  s'il  reculait  même  devant  l'entre- 
prise, ce  n'est  pas  qu'il  doutât  du  succès  immédiat,  c'est  qu'il 
envisageait    avec    inquiétude    les   conséquences    de   ce    succès. 
En  ajournant  le  parlement,  il  supprimerait  un  obstacle  capital, 
mais  en  même  temps  il  détruirait  le  point  d'appui  qu'il  jugeait 
indispensable  pour  soulever  tout  le  pays.  <(  Je  pourrai  tout  avec 
les  Chambres,  avait-il  dit  à  Lucien  ;   sans  elles,  je  ne   pourrai 
sauver  la  patrie.  »   Et  il   continuait  de  penser  qu'une  mesure 
violente   contre   les    Chambres,    accréditant    l'opinion    que    les 
puissances  s'étaient  armées  contre  lui  seul,  désintéresserait  de  la 
défense   nationale,    provoquerait  la  désunion  jusque  parmi  les 
chefs  de  l'armée  et  paralyserait  tous  ses  efforts.  En  cette  journée    . 
et  cette  nuit  douloureuses,  l'Empereur  eut  des  révoltes  d'orgueil 
froissé  et  d'espérance  déçue,  des  paroles  de   menace,   des  vel- 

(1)  «  Pendant  la  nuit,  a  écrit  La  Fayette  lui-même,  Bonti parte  pouvait  faire  ar- 
rêter les  membres  influens  de  la  Chambre,  la  dissoudre  et  prendre  la  dictature.  11 
manqua  de  résolution.  » 

(2)  Dépôts  de  la  vieille  garde,  grenadiers,  chasseurs  et  troupes  à  cheval  : 
2638  hommes.  Jeune  garde,  4»,  5^  et  7"  tirailleurs,  4"  et  5'=  voltigeurs  :  1048  hommes. 
—  4°'  bataillons  des  11%  23°  et  oV  de  ligne;  dépôts  des  1",  2»,  69^  et  76"  de  ligne, 
et  des  1",  2"  et  4'  légers  ;  8  compagnies  des  2"  et  4*  d'artillerie,  12  compagnies 
d'artillerie  de   la  marine.  Retraités  de  Seine-et-Oise  et  de  Seine-et-Marne. 

(3)  II  y  avait  36  000  gardes  nationaux  inscrits  sur  les  contrôles,  mais  seuls  les 
grenadiers  et  chasseurs,  ensemble  20245  hommes,  étaient  habillés  et  armés.  (Situa- 
tion de  la  garde  nationale  de  Paris  au  1"  juin.  Arch.  Nat.,  F.  9,  760).  C'était  tout 
de  même  une  force  importante.  Mais  il  ne  semble  pas  probable  que  la  garde  na- 
tionale eût  résisté  à  la  troupejf  appuyée  par  les  Fédérés  et  la  population  ou- 
vrière. 


LA    SECONDE   ABDICATION.  351 

léités  do  résistance;  mais  pas  un  instant,  malgré  les  premiers 
conseils  de  Davout  et  les  exhortations  constantes  de  Lucien,  il 
ne  pensa  sérieusement  à  dissoudre  les  Chambres.  Et  c'est  pré- 
cisément l'infamie  de  Fouclié  de  lui  en  avoir  attribué  le  des- 
sein, et  la  mauvaise  action  de  La  Fayette  d'avoir  donné  à  cette 
imposture  l'autorité  de  sa  parole, 

Caulaincourt,  Regnaud,  Rovigo,  Lavalette  vinrent  au  lever 
de  l'Empereur.  Tous  lui  représentèrent  la  nécessité  d'abdiquer. 
Il  y  était  déjà  résigné.  Avec  une  profonde  tristesse,  il  répéta  ses 
paroles  de  la  veille  :  «  Je  ne  puis  rien  seul.  On  croit  se  sauver 
en  me  perdant,  mais  on  verra  combien  on  s'abuse.  »  Il  inter- 
rompit Lavalette  qui  s'étendait  sur  les  périls  d'un  nouveau 
18  Brumaire  :  «  Cette  pensée,  dit-il  doucement,  est  bien  loin  de 
moi.  »  Mais,  comme  il  y  a  les  révoltes  de  la  chair  devant  la 
souffrance  physique,  il  y  a  les  révoltes  de  l'âme  devant  le  sacri- 
fice définitif,  le  renoncement  à  toute  espérance,  la  tombe  anti- 
cipée. De  là,  les  dernières  hésitations  de  l'Empereur,  à  mieux 
dire  ses  temporisations.  Il  avait  pris  son  parti,  mais  il  différait,  il 
attendait.  Dans  l'illusion  persistante  d'un  retour  d'opinion  à  la 
Chambre,  il  craignait  d'accomplir  trop  tôt  l'acte  irrémédiable. 

Les  ministres  ayant  rendu  compte  de  la  séance  de  nuit  aux 
Tuileries,  l'Empereur  déclara  consentir  à  la  nomination  par  la 
Chambre  d'une  commission  chargée  de  traiter  directement  avec 
les  puissances  coalisées.  Il  ajouta  que,  s'il  était  reconnu  que  sa 
présence  sur  le  trône  empêchât  l'ouverture  de  toute  négociation, 
il  serait  prêt  à  se  sacrifier.  En  attendant  que  cette  déclaration 
fût  communiquée  officiellement  aux  Chambres  sous  forme  de 
message,  il  autorisa  Regnaud  à  la  transmettre  officieusement  à 
ceux  des  députés  qui  avaient  été  adjoints  au  Conseil  des  minis- 
tres. Comme  Regnaud  allait  quitter  l'Elysée,  l'Empereur  reçut 
des  nouvelles  de  l'armée.  Un  officier  du  prince  Jérôme,  le  capi- 
taine de  Vatry,  venu  à  franc  étrier,  rapporta  qu'il  avait  vu  plus 
de  20000  hommes  sur  la  route  d'Avesnes.  De  son  côté,  Soult 
mandait  qu'il  avait  rallié  2000  soldats  de  la  vieille  Garde  et 
de  nombreux  détachemens  de  la  ligne.  Dejean  avait  rassemblé 
à  Guise  1 700  cavaliers  des  divisions  Roussel,  Jacquinot  et  Pire. 
Grouchy,  enfin,  écrivait  de  Givet  qu'il  ramenait  ses  deux  corps 
d'armée,  et  que  ses  communications  avec  le  maréchal  Soult 
étaient  libres.  L'Empereur  pressa  Davout  de  courir  à  la  Chambre 
a(in  de  ranimer  par  ces  réconfortantes  nouvelles  le  courage  des 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

représentans.  Il  y  avait  encore  vers  la  IVontière  du  Nord   une 
armée  de  60000  hommes. 


II 

Dès  neuf  heures  et  demie,  la  Chambre  s  "était  réunie  ;  on 
était  impatient  de  connaître  les  résolutions  prises  dans  la  séance 
de  nuit  aux  Tuileries.  Le  rapporteur,  le  général  Grenier,  résuma 
très  sommairement  cette  longue  délibération.  Il  dit  que  les  mi- 
nistres s'étaient  engagés  à  proposer  au  parlement  des  mesures 
de  salut  public,  et  que  l'on  avait  voté  la  nomination,  par  les 
Chambres,  dune  ambassade  chargée  de  négocier  directement 
avec  les  puissances  alliées.  Il  ajouta  que  l'Empereur  allait  donner 
par  un  message  son  assentiment  à  cette  décision  cl  déclarer  en 
même  temps  qu'il  était  prêt  à  tous  les  sacrifices,  s'il  devenait  un 
invincible  obstacle  à  la  paix. 

La  lecture  de  ce  rapport  fut  écoutée  avec  un  mécontentement 
non  dissimulé.  Ce  n'était  pas  ce  que  la  Chambre  attendait.  Elle 
croyait  que  la  conférence  tenue  dans  la  nuit  devait  avoir  eu  à 
peu  près  pour  unique  objet  la  question  de  l'abdication,  et  ses 
délégués  venaient  lui  parler  de  vagues  mesures  de  défense  et  de 
police,  et  de  l'assentiment  promis  par  l'Empereur  à  un  acte  de  la 
représentation  nationale.  La  Chambre  avait-elle  donc  besoin  du 
consentement  d'un  souverain  virtuellement  déchu?  Duchesne, 
de  l'Isère,  prit  la  parole.  Nommé  par  l'Empereur,  au  retour  de 
l'île  d'Elbe,  procureur  général  à  Grenoble,  et  élu  ensuite  député 
comme  bonapartiste,  ce  Duchesne  s'était  signalé  dès  l'ouverture 
de  la  session  par  son  hostilité  contre  l'Empire.  Il  dit  :  «  Je  ne 
pense  pas  que  la  Chambre  puisse  ofï'rir  des  négociations  aux 
puissances  alliées,  car  elles  ont  déclaré  qu'elles  ne  traiteraient 
jamais  tant  que  Napoléon  régnerait.  Il  n'y  a  donc  qu'un  parti  à 
prendre,  c'est  d'engager  l'Empereur  à  abdiquer.  »  Des  applau- 
dissemens,  des  murmures,  des  protestations,  des  cris  :  <(  Appuyé  ! 
aux  voix!  aux  voix!  »  accueillirent  cette  motion.  On  prononça 
même  le  mot  déchéance  :  la  déchéance  était  dans  la  pensée  de 
la  grande  majorité  de  la  Chambre,  mais  ses  chefs,  inspirés  par 
le  prudent  Fouché,  ne  voulaient  recourir  à  ce  moyen  extrême 
qu'après  avoir  épuisé  tous  les  autres.  Ils  redoutaient  un  coup  de 
violence  de  l'Empereur  offensé,  l'indignation  du  peuple  de  Paris, 
les  colères   de   l'armée.  Pour  que  la  révolution  souhaitée  s'ac- 


LA    SECONDE    ABDICATIOX.  ^tVA 

complît  sans  risques,  il  fallait  que  Napoléon  abdiquât  «  de  son 
propre  mouvement.  » 

Le  président  Lanjuinais  tenta  de  calmer  l'Assemblée  en  lui 
conseillant  d'attendre  le  message  de  l'Empereur  avant  de  prendre 
aucune  décision.  Mais  le  général  Solignac,  qui  avait  coopéré  aux 
journées  du  13  vendémiaire,  du  18  fructidor  et  du  18  brumaire, 
voulait  aussi  avoir  un  rôle  ce  jour-là.  Reprenant,  en  la  précisant, 
la  proposition  de  Duchesne,  il  demanda  qu'une  députation  de 
cinq  membres,  élue  incontinent  dans  la  Chambre,  se  rendit  au- 
près de  lEmperoiir  «  pour  lui  exprimer  l'urgence  de  sa  dc'ci- 
sion.  » 

Ah!  qu'en  termes  galans  ces  choses-là  sont  mises! 

Malgré  quelques  murmures,  la  proposition  allait  être  votée 
à  la  chaude,  lorsque  Solignac,  écoutant  les  raisons  de  plusieurs 
de  ses  collègues,  en  demanda  lui-même  rajournement.  «  Je 
viens,  dit-il,  proposer  un  amendement.  Plusieurs  de  nos  hono- 
rables collègues  m'ont  fait  observer  qu'il  est  hors  de  doute  que 
la  Chambre  ne  soit  bientôt  informée  de  la  détermination  prise 
par  Sa  Majesté.  Je  pense  donc  qu'il  est  convenable  que  nous 
attendions  une  heure  le  message  de  l'Empereur.  >^  Les  avis  sem- 
blaient très  partagés.  On  criait  :  oui!  à  droite,  et  non!  à 
gauche.  Solignac  reprit  :  «  Nous  voulons  tous  sauver  la  patrie, 
mais  ne  pouvons-nous  pas  concilier  ce  sentiment  unanime  avec 
le  désir  de  conserver  l'honneur  du  chef  de  l'Etat?...  Si  je  deman- 
dais d'attendre  à  ce  soir  ou  à  demain,  on  pourrait  m'opposer 
quelques  considérations,  mais  une  heure,...  une  heure  seule- 
ment !  »  La  proposition  fut  votée.  La  Chambre  daignait  accorder 
une  heure  à  Napoléon  pour  se  décider  entre  labdication  et  la 
déchéance. 

Il  était  environ  midi,  la  séance  fut  suspendue.  Dans  un  groupe, 
La  Fayette,  très  animé,  dit  brutalement  à  Lucien,  qui  se  trouvait 
à  la  Chambre  comme  commissaire  de  l'Empereur  :  «  —  Dites  à 
votre  frère  de  nous  envoyer  son  abdication;  sinon,  nous  lui 
enverrons  sa  déchéance.  »  —  «  Et  moi,  riposta  Lucien,  je  vous 
enverrai  Labédoyère  avec  un  bataillon  de  la  Garde!  »  Vaines 
menaces  qui  ne  pouvaient  plus  intimider  La  Fayette  et  aux- 
quelles moins  encore  croyait  Lucien. 

Les  députés  rentrèrent  bientôt  en  séance  pour  entendre 
Davout.  Il  était  chargé  par  l'Empereur  de  leur  communiquer  les 

TOME  xiii.  —  1903,  23 


3o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jiouvelles  qui  venaient  darriver  de  l'armée.  Son  rapport,  pour- 
tant assez  encourageant,  ne  produisit  pas  l'effet  espéré.  On  sus- 
pecta Davout  de  donner  des  renseignemens  faux.  Un  représentant 
lui  demanda  effrontément  s'il  n'était  pas  vrai  que  l'ennemi  eût 
déjà  des  troupes  légères  aux  environs  de  Laon  ?  Tour  à  tour,  la 
censure  fut  proposée  contre  le  ministre  et  contre  son  inter- 
rupteur. On  suspendit  la  séance  au  milieu  du  tumulte. 

Le  général  Solignac  était  à  l'Elysée.  Il  avait  sans  peine  con- 
senti à  demander  que  l'on  ajournât  l'envoi,  proposé  par  lui, 
d'une  députation  à  l'Empereur  pour  le  sommer  officiellement 
d'abdiquer;  mais  il  avait  pensé  au  même  moment  à  une  dé- 
marche officieuse  immédiate.  Il  s'en  chargea  lui-même  avec  deux 
autres  membres  de  la  Chambre.  (Il  fallait  vraiment  être  enragé 
pour  prendre  la  tâche  d'une  pareille  mission  sans  y  être  con- 
traint !)  Admis  en  présence  de  l'Empereur,  Solignac  et  ses  col- 
lègues  lui  exposèrent  les  prétendues  raisons  d'intérêt  national 
qui  devaient  l'engager  à  se  sacrifier  à  la  France.  Il  est  présumable 
qu'ils  parlèrent  avec  respect,  et  qu'ils  s'abstinrent  de  dire  à 
l'Empereur,  qui  l'avait  déjà  appris  de  Lucien,  que  les  représen- 
tans  lui  accordaient  une  heure  pour  se  déterminer.  Après  les 
avoir  écoutés  avec  calme,  Napoléon  les  congédia  en  les  assurant 
qu'il  allait  envoyer  un  message  qui  donnerait  satisfaction  à  la 
Chambre. 

Regnaud,  qui  faisait  constamment  la  navette  entre  le  Corps 
législatif  et  l'Elysée,  revint  peu  après  dans  le  cabinet  de  l'Em- 
pereur, où  se  trouvaient  réunis  les  ministres  et  les  princes  Joseph 
et  Lucien.  Il  rapporta  que  la  communication  de  Davout  avait 
encore  mécontenté  la  Chambre,  que  de  minute  en  minute  s'ac- 
croissaient lïmpatience  et  l'irritation,  qu'il  avait  entendu  des 
propos  menaçans.  C'était  rappeler  un  peu  trop  durement  au 
général  vaincu,  au  souverain  abandonné,  le  délai  d'une  heure 
qui  lui  était  concédé  pour  déférer  au  vœu  impératif  de  l'Assem- 
blée. Napoléon  eut  une  dernière  révolte.  ((  —  Puisque  l'on  veut 
me  violenter,  s'écria-t-il  d'une  voix  que  faisait  vibrer  iindigna- 
tion,  je  n'abdiquerai  point  !  La  Chambre  n'est  qu'un  composé 
de  Jacobins,  de  cerveaux  brûlés  et  d'ambitieux.  J'aurais  dû  les 
dénoncer  à  la  nation  et  les  chasser...  Le  temps  perdu  peut  so 
réparer...  »  Et  il  se  promenait  à  grands  pas  dans  son  cabinet 
et  sur  le  perron  du  jardin,  se  parlant  à  lui-même,  prononçant 
des  mots  entrecoupés,  inintelligibles. 


La  seconde  abdication.  358 

Il  s'arrêta,  les  yeux  radoucis,  ayant  repris  son  calme.  «  Sire, 
dit  alors  Regnaiid,  ne  cherchez  pas,  je  vous  en  conjure,  à  lutter 
plus  longtemps  contre  l'invincible  force  des  choses.  Le  temps 
s'écoule,  l'ennemi  s'avance.  Ne  laissez  pas  à  la  Chambre,  à  la 
nation,  le  moyen  de  vous  accuser  d'avoir  empêché  la  paix.  L'an 
dernier,  vous  vous  êtes  sacrifié  au  salut  de  tous...  »  La  colère, 
chez  l'Empereur,  avait  fait  place  à  l'humeur.  Il  dil  d'un  ton 
bourru:  «  Je  verrai.  Mon  intention  n'a  jamais  été  de  refuser 
d'abdiquer.  Mais  je  veux  qu'on  me  laisse  y  songer  en  paix... 
Dites-leur  d'attendre.  » 

Dans  la  pensée  de  Regnaud,  jouet  aux  mains  de  Fouché, 
l'abdication  impliquait  la  reconnaissance  de  Napoléon  IL  C'est 
pourquoi  il  mettait  tant  d'ardeur  et  de  fermeté  à  vaincre  les 
dernières  hésitations  de  l'Empereur.  Il  redoutait  que  la  Chambre, 
irritée  et  inquiète  à  la  fois  de  ces  temporisations,  ne  proclamât 
la  déchéance  comme  en  1814,  auquel  cas  tomberaient  les  droits 
du  prince  impérial.  Derechef,  il  conjura  l'Empereur  d'abdiquer 
sans  plus  tarder.  Joseph  et  Caulaincourt  firent  les  mêmes  in- 
stances. Cambacérès,  Bassano,  Garnot,  étaient  atterrés  ;  ils  incli- 
naient plutôt  vers  la  résistance,  mais,  pour  prendre  la  respon- 
sabilité de  la  conseiller,  celui-ci  avait  trop  de  scrupules  de 
légalité  et  ceux-là  trop  de  doutes  sur  le  succès  final  d'un  coup 
de  force.  Muet  et  impassible,  Fouché  cachait  son  triomphe  sous 
son  masque  de  glace.  Les  autres  ministres  gardaient  un  silence 
contraint  comme  s'ils  ne  voulaient  pas  ajouter  à  une  si  grande 
infortune  l'humiliation  de  leurs  tristes  avis.  Seul  entre  tous, 
seul  contre  tous,  Lucien  proposa  encore  de  dissoudre  la  Chambre. 
«  Vous  ne  vous  êtes  pas  trop  mal  trouvé,  dit-il  à  l'Empereur, 
d'avoir  suivi  mon  conseil  au  18  brumaire.  Le  pays  nous  a 
approuvés,  il  vous  a  acclamé;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que,  légalement,  nous  n'avions  pas  le  droit  de  prendre  des 
mesures  qui  n'étaient  ni  plus  ni  moins  qu'une  révolution.  Quelle 
différence  aujourd'hui  !  Vous  avez  tous  les  pouvoirs.  L'étranger 
marche  sur  Paris.  Jamais  dictature,  dictature  militaire,  ne  fut 
plus  légitime.  »  Inutiles  raisons  !  l'Empereur  avait  pris  son  parti. 
La  veille,  il  avait  admis  l'éventualité  de  l'abdication,  et  quand 
Napoléon  avait  une  fois  reconnu  la  possibilité  d'un  événement 
dépendant  de  sa  volonté,  cet  événement  était  déjà  presque  ac- 
compli dans  sa  pensée.  Pendant  les  vingt-quatre  heures  qu'il 
venait   de   passer   dans  des  affres  pareilles  à  celles  de  la  mort, 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  11  avait  eu  que  des  velléités  de  résistance,  sous  l'aclioii  de  pas- 
sagers retours  à  l'espoir  et  de  colères  sans  durée.  Au  fond  de 
soi-même,  il  était  plus  ou  moins  inconsciemment  résigné  à  l'iné- 
luctable. Il  temporisait  quand  Regnaud  et  Caulaincourt  lui  con- 
seillaient de  céder.  Mis  par  Lucien  en  demeure  d'agir,  il  prit 
brusquement  sa  résolution.  «  Mon  cher  Lucien,  dit-il,  il  est  vrai 
qu'au  18  brumaire  nous  n'avions  pour  nous  que  le  salut  du 
peuple;  et  pourtant,  quand  nous  avons  demandé  un  bill  d'in- 
demnité, une  immense  acclamation  nous  a  répondu.  Aujour- 
d'hui, nous  avons  tous  les  droits,  mais  je  ne  dois  pas  en  user...  » 
D'une  voix  plus  grave,  il  ajouta  :  «  Prince  Lucien,  écrivez!  » 
Puis,  il  se  tourna  vers  Fouché  et  lui  dit  avec  un  sourire  moqueur, 
d'une  admirable  ironie  :  «  Ecrivez  à  ces  bonnes  gens  de  se  tenir 
tranquilles;  ils  vont  être  satisfaits.  »  Fouché  subit  le  sourire 
sans  avoir  Pair  d'en  comprendre  l'intention,  et  il  griffonna  aus- 
sitôt un  petit  billet  à  Manuel. 

Lucien  s'était  assis  à  la  table,  mais,  aux  premiers  mots  dictés 
par  l'Empereur,  il  écrasa  sa  plume  sur  le  papier,  se  leva  d'un 
soubresaut  on  repoussant  sa  chaise  avec  bruit  et  marcha  vers  la 
porte.  «  Restez  !  »  commanda  l'Empereur.  Subjugué,  Lucien  se 
rassit,  et  devant  ses  ministres  profondément  émus,  au  milieu 
d'un  silence  solennel  qui  permettait  d'entendre,  par  delà  le  grand 
jardin,  les  :  Vive  l'Empereur  !  criés  par  la  foule,  Napoléon  dicta 
Pacte  d'abdication  :  «  En  commençant  la  guerre  pour  soutenir 
l'indépendance  nationale,  je  comptais  sur  la  réunion  de  tous  les 
efforts,  de  toutes  les  volontés,  et  le  concours  de  toutes  les  auto- 
rités nationales.  J'étais  fondé  à  en  espérer  le  succès.  Les  circon- 
stances me  paraissent  changées.  Je  m'ofiVe  en  sacrifice  à  h\  haine 
des  ennemis  de  la  France.  Puissent-ils  être  sincères  dans  leurs 
déclarations,  et  n'en  avoir  voulu  réellement  qu'à  ma  personne. 
Unissez-vous  tous  pour  le  salut  public  et  pour  rester  une  nation 
indépendante.  » 

Pas  un  mot  sur  les  Chambres,  sinon  l'allusion  que  leur 
concours  lui  avait  manqué  pour  défendre  la  France.  Sa  décla- 
ration était  adressée  non  aux  mandataires  du  peuple ,  qu'il 
aflfectait  de  ne  plus  connaître,  mais  au  peuple  français  tout 
entier.  C'était  un  sacrifice  complet ,  absolu ,  une  renonciation 
sans  conditions  à  tout  droit,  à  toute  garantie,  à  toute  sauve- 
garde. 

Fort  surpris  que  l'Empereur  n'eût  point  même  nommé  son  fils, 


I.A    SECONDE    ABDICATION.  357 

Lucien, Carnot,  et  vraisemblablement  anssi  Regnaud,  lui  en  tirent 
1.1  remarque;  ils  l'engagèrent  avec  instances  à  n'abdiquer  qu'en 
faveur  du  Prince  impérial.  Quelqu'un  ayant  dit  qu'il  fallait  écarter 
les  Bourbons,  l'Empereur  s'écria  :  «  —  Les  Bourbons!...  Eh 
bien  !  ceux-là  du  moins  ne  seront  pas  sous  la  férule  autrichienne.  » 
Il  céda  cependant  et  fit  ajouter  ces  mots  :  «  Je  proclame  mon 
fils,  sous  le  nom  de  Napoléon  11,  empereur  des  Français.  Les 
princes  Joseph  et  Lucien  et  les  ministres  actuels  formeront  pro- 
visoirement le  conseil  de  gouvernement.  L^intérêt  que  je  porte 
à  mon  fils  m'engage  à  inviter  les  Chambres  à  organiser  sans 
délai  la  régence  par  une  loi.  »  Sur  l'observation  du  duc  de  Bas- 
sano,  que  la  participation  de  Joseph  et  de  Lucien  au  conseil  pro- 
visoire de  gouvernement  pourrait  donner  de  l'ombrage  à  la 
Chambre,  Napoléon  fit  biffer  sur  la  minute  les  noms  des  deux 
princes.  Que  lui  importait!  En  sa  claire  vision  du  lendemain,  il 
ne  s'abusait  pas  sur  la  valeur  de  la  clause  en  faveur  de  son  fils, 
que  ses  conseillers  lavaient  engagé  à  ajouter  à  son  acte  d'abdica- 
tion. Il  connaissait  trop  ses  «  bons  frères  »  les  monarques  pour 
espérer  qu'ils  sanctionneraient  la  transmission  d  un  pouvoir  issu 
de  la  Révolution  ;  il  méprisait  trop  les  Chambres  pour  croire 
qu'elles  résisteraient  à  la  volonté  de  l'Europe.  «  Les  ennemis 
sont  là,  dit-il,  et  les  Bourbons  avec  eux  :  il  faut  repousser  les 
premiers  ou  subir  les  seconds.  Unis,  nous  pourrions  nous  sauver 
encore;  divisés,  vous  n'avez  plus  de  ressources  que  dans  les 
Bourbons.  » 

Fleury  de  Chaboulon  avait  achevé  les  deux  expéditions  de  la 
minute;  il  les  présenta  à  la  signature  de  l'Empereur.  En  signant, 
Napoléon  s'aperçut  qu'une  larme  maculait  le  papier.  Il  remercia 
Fleury  par  un  regard  sans  prix,  et  murmura,  résigné  :  «  Ils  l'ont 
voulu  !  » 

Carnot  fut  chargé  de  communiquer  la  déclaration  à  la 
Chambre  des  pairs.  Pour  la  même  mission  à  la  Chambre  des  dé- 
putés, l'Empereur,  avec  une  élégance  d'une  ironie  souveraine, 
désigna  Fouché,  le  principal  artisan  de  l'abdication. 

III 

Manuel,  à  la  réception  du  billet  de  Fouché,  avait  modéré  les 
impatiences  et  calmé  les  alarmes  de  la  Chambre.  On  était  tran- 
quillisé, l'abdication   n'étant  plus  qu'une  question  de  minutes. 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand,  à  deux  heures,  Fouché,  Gaulaincourt,  Decrès  et  Regnaud 
entrèrent  dans  la  salle  des  séances,  chacun  connaissait  l'objet  de 
leur  mission.  Lanjuinais,  craignant  que  la  lecture  de  l'acte  d'ab- 
dication ne  provoquât  des  manifestations  injurieuses  à  l'Em- 
pereur, rappela  l'article  du  règlement  qui  interdisait  toute 
marque  d'approbation  ou  d'improbation.  Après  cette  précaution 
oratoire,  il  lut  lui-même  la  pièce  que  lui  avait  remise  Fouché. 
Cette  lecture  s'acheva  dans  le  plus  froid  silence.  Aussitôt,  Fouché 
monta  à  la  tribune  pour  demander  la  nomination  immédiate 
de  cinq  commissaires  chargés  de  négocier  avec  les  puissances 
alliées.  Il  crut  devoir  ajouter  quelques  phrases  à  effet  sur  les 
sentimens  que  devaient  inspirer  le  malheur  et  la  grandeur 
d'âme  de  l'H^mpereur.  Celle  pitié  du  crocodile  n'émut  pas  la 
Chambre. 

On  émit  plusieurs  projets  de  résolution.  Dupin  proposa  que 
la  Chambre  se  déclarât  Assemblée  nationale  et  qu'il  fût  nommé 
une  commission  executive,  de  cinq  membres,  dont  trois  élus  par 
les  députés  et  deux  par  les  pairs,  qui  exercerait  provisoirement 
le  pouvoir  avec  les  ministres  actuels;  il  serait  élu, en  outre,  une 
autre  commission  chargée  de  préparer  une  nouvelle  Constitution 
et  les  conditions  auxquelles  le  trône  pourrait  être  occupé  par  le 
prince  que  le  peuple  aurait  choisi.  Scipion  Mourgues  appuya  la 
motion  de  Dupin  en  ce  qui  regardait  l'élection  d'une  commission 
executive  de  cinq  membres,  mais  il  voulait  que  la  Chambre  se  fît 
Assemblée  constituante,  déclarât  le  trône  vacant  jusqu'à  l'émis- 
sion du  vœu  du  peuple,  et,  enfin,  nommât  le  maréchal  Macdo- 
nald  généralissime.  Macdonald,  qui  avait  accompagné  Louis  XVIII 
jusqu'à  la  frontière  et  qui  avait  refusé  de  prendre  un  comman- 
dement pendant  les  Cent-Jours,  passait  pour  royaliste.  Son  nom 
prononcé  dans  cette  Chambre,  dont  la  majorité  était  ardemment 
anti-bourbonienne,  fît  l'effet  d'une  pierre  qui  tombe  dans  une  mare 
à  grenouilles.  La  voix  de  Mourgues  fut  couverte  par  les  mur- 
mures, les  protestations,  les  cris  :  «  L'ordre  du  jour!  »  Malgré  les 
efforts  de  Lanjuinais,  l'ex-conventionnel  Garraud  lut,  au  milieu 
des  applaudissemens  du  plus  grand  nombre  et  des  réclamations 
de  quelques-uns,  l'article  67  de  l'Acte  additionnel  portant  que 
les  Chambres,  même  en  cas  d'extinction  de  la  dynastie  impériale, 
n'auraient  jamais  le  droit  de  proposer  le  rétablissement  des  Bour- 
bons. 

Nul,  cependant,  n'avait  parlé  de  proclamer  Napoléon  II.  Bien 


LA    SRCONDR    ABDICATION.  359 

loin  de  là,  Uupin  et  Mourgiios  avaient  marqué  par  le  texte  môme 
de  leurs  projets  de  résolution  que  l'on  devait  tenir  pour  nulles 
et  les  Constitutions  de  l'Empire  et  la  clause  de  l'acte  d'abdication 
concernant  la  reconnaissance  du  Prince  impérial  comme  empe- 
reur des  Français.  Regnaud  était  très  déconcerté,  car,  en  poussant 
avec  tant  d'ardeur  et  d'insistance  Napoléon  P'  à  abdiquer,  il  avait 
cru  agir  dans  l'intérêt  de  Napoléon  II.  Il  combattit  habilement 
les  deux  propositions,  démontra  que  l'existence  de  la  Chambre 
des  pairs  empêchait  la  Chambre  des  députés  de  se  déclarer 
Assemblée  nationale,  et  qu'à  se  déclarer  Assemblée  constituante, 
elle  risquerait  de  livrer  la  nation  à  l'anarchie.  «  Notre  premier 
devoir,  dit-il,  est  de  conserver,  de  maintenir  et  de  réorganiser.  » 
Mais  il  s'abstint  de  développer  tout  ce  qu'il  entendait  par  ces 
mots  :  conserver  et  maintenir.  Vraisemblablement  endoctriné 
par  Fouché,  qui,  «  voulant  faire  place  nette,  »  conseillait  de 
temporiser  pour  ne  rien  compromettre,  il  jugea  imprudent 
d'aborder  avec  franchise  la  question  dynastique.  Il  n'osa  pas  pro- 
poser l'établissement  d'un  conseil  de  régence  et  se  borna  à 
demander  la  nomination  d'un  conseil  exécutif  sans  préciser  com- 
ment il  serait  composé.  Regnaud  termina  son  discours  en  exaltant 
la  grandeur  du  sacrifice  qu'avait  accompli  Napoléon  et  en  invitant 
le  bureau  de  la  Chambre  à  se  rendre  chez  l'Empereur  pour  lui 
exprimer  la  reconnaissance  du  peuple  français.  Cette  péroraison, 
émouvante  parce  ([uelle  était  d'une  inspiration  sincère,  rachetait 
un  peu  l'équivoque  voulue  du  discours.  Les  propositions  de 
Regnaud  furent  votées  d'enthousiasme.  Les  applaudissemens  de 
l'Assemblée  purent  lui  donner  l'illusion  qu'il  avait  sauvé  les  droits 
du  Prince  impérial. 

Le  bureau  de  la  Chambre  se  rendit  à  l'Elysée.  L'Empereur  fit 
un  accueil  froid,  presque  sévère,  à  cette  députation  composée  en 
partie  de  ses  ennemis,  Lanjuinais,  La  Fayette,  Flaugergues.  En 
leur  phraséologie  de  circonstance,  il  entendait  leur  vraie  pensée. 
«  Je  vous  remercie,  dit-il,  des  sentimens  que  vous  m'exprimez. 
Je  désire  que  mon  abdication  puisse  faire  le  bonheur  de  la 
France,  mais  je  ne  l'espère  point;  elle  laisse  l'État  sans  chef, 
sans  existence  politique.  Le  temps  perdu  à  renverser  la  mo- 
narchie aurait  pu  être  employé  à  mettre  la  France  en  état 
d'écraser  l'ennemi...  Renforcez  promptement  les  armées  :  qui  veut 
la  paix  doit  se  préparer  à  la  guerre.  Ne  mettez  pas  cette  grande 
nation  à  la  merci  des  étrangers.  Craignez  d'être  déçus  dans  vos 


3()0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

espérances,  c'est  là  qu'est  le  danger.  »  A  ces  paroles  prophétiques, 
Napoléon  ajouta  qu'il  recommandait  son  fils  à  la  France  et  qu'il 
espérait  qu'elle  n'oublierait  point  qu'il  n'avait  abdiqué  que  pour 
lui.  «  Sire,  répondit  froidement  Lanjuinais,  la  Chambre  n'a  dé- 
libéré que  sur  le  fait  précis  de  l'abdication.  Je  me  ferai  un  de- 
voir de  lui  rendre  compte  du  vœu  de  Votre  Majesté.  » 

De  retour  à  l'Assemblée,  Lanjuinais  rapporta  avec  une  inexac- 
titude absolue  la  réponse  de  Napoléon  (1).  Il  se  fit  néanmoins  scru- 
pule de  ne  pas  dire  que  l'Empereur  avait  rappelé  qu'il  n'avait 
abdiqué  qu'en  faveur  de  Napoléon  II.  Durbach  prit  texte  de  ces 
derniers  mots  pour  faire  remarquer  que,  si  la  Chambre  avait  re- 
connu l'abdication  de  Napoléon,  la  loi  d'hérédité  n'en  subsistai! 
pas  moins.  «  Le  fils  de  Napoléon  est  mineur,  continua-l-il  ;  ainsi 
c'est  au  conseil  de  régence...  »  De  tous  côtés,  on  interrompit  avec 
une  sorte  de  fureur  cet  imprudent  qui  allumait  un  brandon  dans 
une  poudrière.  Unanime  le  matin  à  exiger  l'abdication  de  l'Em- 
pereur, la  Chambre  était  maintenant  divisée,  indécise,  désem- 
parée. Mais  adversaires  et  partisans  de  la  régence  s'entendaient 
d'instinct  pour  en  éluder  temporairement  la  discussion,  les  uns 
et  les  autres  craignant,  de  cette  assemblée  en  effervescence,  un 
vote  par  entraînement. 

Le  tumulte  calmé,  on  procéda  à  l'élection  des  trois  membres 
de  la  Commission  executive.  Il  y  avait,  à  la  Chambre,  des  parti- 
sans de  Napoléon  II,  de  Louis  XVIII,  du  duc  d'Orléans,  de  la  Ré- 
publique ;  mais  aucun  député  n'était  ardemment  bonapartiste, 
bourbonniste,  orléaniste  ou  républicain,  et  tous  étaient  éperdu- 
ment  libéraux.  Il  semblait  donc  que  La  Fayette,  Lanjuinais, 
Flaugergues,  chefs  du  parti  libéral,  dussent  réunir  la  majorité 
des  votes  pour  la  Commission  de  gouvernement.  C'était  compter 
sans  Fouché.  Le  duc  d'Otrante  voulait  être  élu  par  les  députés, 
estimant  que  leurs  suffrages  lui  donneraient  plus  d'autorité  morale 
et  effective  que  ceux  des  membres  de  la  Chambre  haute.  En  outre, 
il  ne  voulait  avoir  pour  collègues  à  la  Commission  de  gouver- 
nement ni  La  Fayette  dont  il  redoutait  les  élans  inconsidérés,  ni 
Lanjuinais  dont  il  craignait  la  fermeté.  Ces  deux  personnages 
étaient,  en  outre,  de  qualité  à  lui  disputer  la  présidence  de  la 

(1)  11  est  tout  à  fait  curieux  de  comparer  avec  les  paroles  de  l'Empereur  la  tra- 
duction qu'en  donna  Lanjuinais  [Moniteur  du  23  juin)  :  «  S.  M.  a  répondu  en  té- 
moignant le  plus  touchant  intérêt  pour  la  nation  française,  le  plus  vif  désir  de  lui 
voir  assurer  y<x  liberté,  son  indépendance  et  son  bonheur.  » 


LA    SECONDE    ABDICATION.  361 

Commission,  où  il  comptait  régner  en  maître.  A  ces  fins,  Fouché 
s'entendit  pendant  les  suspensions  de  séance  avec  les  meneurs 
des  divers  partis,  promettant,  selon  les  personnes,  la  régence, 
le  duc  d'Orléans  ou  Louis  XVIIl  avec  le  maintien  des  libertés 
constitutionnelles,  pourvu  que  les  impatiences  inconsidérées 
de  la  Chambre  ne  vinssent  pas  traverser  ses  plans.  Il  désigna 
ses  candidats.  C'était  d'abord  lui-môme,  Fouclié,  qui  se  donnait 
pour  l'homme  indispensable  et  que  chacun,  d'ailleurs,  prenait 
pour  tel;  puis,  le  maréchal  Macdonald;  enfin  Lambrecht  ou 
Flaugergues,  comme  on  voudrait.  Pour  écarter  La  Fayette,  il  le 
représenta  aux  bonapartistes  comme  un  adversaire  irréconci- 
liable de  la  dynastie  impériale,  aux  libi'raux  comme  un  partisan 
de  Louis  XVIIl,  aux  royalistes  comme  un  républicain  ;  il  ajouta 
que,  en  compensation,  le  commandement  en  chef  des  gardes 
nationales  lui  serait  donné.  Contre  Lanjuinais,  Fouché  avait  un 
autre  argument  :  dans  des  circonstances  si  graves,  ne  devait- 
on  pas  le  laisser  à  la  présidence  de  la  Chambre? 

C'était  bien  manoeuvrer.  Le  duc  d'Otrante  eut  cependant  des 
mécomptes.  Il  fut  élu,  mais  le  second  seulement,  avec  293  voix, 
tandis  que  Carnot  passa  le  premier  de  la  liste  avec  324  voix.  Les 
ex-conventionnels,  tous  les  bonapartistes,  dont  un  certain  nombre 
n'étaient  pas  dupes  de  Fouché,  et  tous  les  ennemis  déterminés  des 
Bourbons  avaient  voté  pour  l'ancien  membre  du  Comité  de  salut 
public.  Un  des  vice-présidens  de  la  Chambre,  le  général  Grenier, 
obtint  204  voix.  Malgré  de  beaux  services  (1),  il  n'avait  jamais 
été  persona  grata  au  quartier  impérial  et  il  était  resté  pendant  les 
Cent-Jours  sans  commandement  aux  armées.  La  Fayette  eut  seu- 
lement 142  voix;  Macdonald,  porté  par  Fouché  et  soutenu  par 
les  royalistes,  137;  Flaugergues,  46;  Lambrecht,  42.  La  majorité 
absolue  étant  de  236,  il  fallut,  pour  l'élection  du  troisième  com- 
missaire, un  nouveau  tour  de  scrulin.  On  se  rallia  au  général 
Grenier,  candidat  neutre,  qui  donnait,  sans  le  savoir,  des  espé- 
rances à  tous  les  partis  par  la  raison  qu'il  n'était  compromis  avec 
aucun.  Il  fut  élu  par  350  suffrages.  La  séance  ne  prit  fin  que 
passé  neuf  heures  du  soir. 


(1)  Général  de  division  de  1794.  Grenier  prit  part  aux  diverses  campagnes  sous 
Jourdan,  Koche  et  Championnet.  11  fit  la  campagne  du  Rhin  dans  l'armée  de 
Moreau  et  la  campagne  de  1809  dans  le  corps  du  prince  Eugène.  Employé  ensuite 
dans  le  royaume  de  Naples,  il  rejoignit  en  1812  la  Grande  Armée  en  Russie  et 
revint  en  Italie  où  il  combattit  les  Autrichiens  en  1813-1814. 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 

La  Chambre  des  pairs  s'était  réunie  seulement  à  deux  heures 
après  midi.  Dès  le  début  de  la  séance,  présidée  par  Lacépède, 
Carnot  lut  l'acte  d'abdication.  Afin  de  donner  à  la  Chambre 
des  députés  le  temps  de  prendre  une  résolution  qui  dictât  la 
leur,  les  pairs  renvoyèrent  à  une  commission  la  déclaration  de 
l'Empereur.  Carnot  remonta  à  la  tribune  pour  lire  la  note  que 
Davout  avaif  déjà  lue  à  la  Chambre  élective  et  qui  résumait  les 
nouvelles  assez  rassurantes  reçues  de  l'armée  le  matin.  Il  n'avait 
pas  tout  à  l'ait  achevé  sa  lecture  quand  une  voix  rude,  éclatante, 
impérieuse  l'arrêta  par  ces  mots  :  «  —  Cela  n'est  pas!  »  Tous  les 
yeux  convergèrent  du  côté  de  l'interrupteur.  On  crut  voir  un 
spectre  :  c'était  le  maréchal  Ney.  Hors  de  lui,  tout  en  feu, 
comme  pris  de  vertige,  Ney  poursuivit  avec  une  véhémence 
croissante  :  «  La  nouvelle  que  vient  de  vous  lire  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur  est  fausse,  fausse  sous  tous  les  rapports.  L'ennemi 
est  vainqueur  sur  tous  les  points.  J'ai  vu  le  désordre,  puisque  je 
commandais  sous  les  ordres  de  l'Empereur.  On  ose  nous  dire 
qu'il  nous  reste  encore  GO 000  hommes  sur  la  frontière!  Le  fait 
est  faux.  C'est  tout  au  plus  si  le  maréchal  Grouchy  a  pu  rallier 
de  10  à  15000  hommes,  et  Ion  a  été  battu  trop  à  plat  pour  qu'ils 
soient  en  état  de  résister.  Ce  que  je  vous  dis  est  la  vérité  la  plus 
positive,  la  vérité  claire  comme  le  jour.  Ce  que  l'on  dit  de  la 
position  du  duc  de  Dalmatie  est  faux.  Il  n'a  pas  été  possible  de 
rallier  un  seul  homme  de  la  Garde.  Dans  six  ou  sept  jours, 
l'ennemi  peut  être  dans  le  sein  de  la  capitale.  Il  n'y  a  plus 
d'autre  moyen  de  sauver  la  patrie  que  d'ouvrir  des  négociations.  » 

L'Assemblée  demeura  courbée  sous  les  paroles  du  maréchal, 
interdite,  anéantie.  Carnot  balbutia  quelques  explications  pour 
démontrer  sa  bonne  foi  et  la  véracité  du  rapport  de  Davout  ;  il 
ne  pensa  point  à  protester  contre  l'étrange  discours  de  Ney, 
qui,  en  un  véritable  accès  de  folie,  osait,  lui,  maréchal  de  France, 
déclarer  publiquement  devant  la  Chambre  et  devant  le  pays  que 
toute  résistance  était  impossible  et  qu'il  fallait  traiter  avec  l'en- 
nemi (1).  Il  y  avait  dans   cette   salle   d'anciens  conventionnels 

(1)  Les  paroles  de  Ney  produisirent  sur  l'opinion  la  plus  funeste  impression, 
tous  les  rapports  des  préfets,  commissaires  généraux  de  police,  commandans  de 
gendarmerie,  du  -24  au  28  juin  en  témoignent.  —  Ney,  le  22  juin,  avait-il  complè- 


LA    SKC()M)F<;    ABDICATION.  'M'hi 

comme  Roger-Ducos,  Thibaudeau,  Quinette,  Sieyès;  il  y  avait  de 
grands  et  vieux  soldats  comme  Masséna,  Lefebvre,  Moncey, 
Mortier,  La  Tour-Maubourg,  Durosnel.  Pas  un  n'éleva  la  voix, 
pas  un  ne  trouva  dans  son  cœur  de  patriote  un  mot  entlammé 
pour  rappeler  l'infortuné  maréchal  au  devoir  et  à  la  raison. 
Le  général  de  Latour-Maubourg  se  borna  à  dire  que,  si  le  rap- 
port lu  à  la  Chambre  était  reconnu  inexact,  il  demanderait 
la  mise  en  accusation  de  Davout.  Sous  la  Convention,  ce  n'est 
pas  le  ministre  de  la  Guerre  que  l'on  eût  décrété  d'accusation 
pour  avoir  voulu  ranimer  les  courages  et  élever  les  résolutions, 
c'est  le  chef  d'armée  qui  par  son  cri  de  désespoir  pouvait  faire 
tomber  des  mains  frémissantes  de  la  France  le  tronçon  d'épée 
qu'elle  y  tenait  encore. 

Vers  quatre  heures,  on  reçut  par  un  message  la  résolution  de 
la  Chambre  des  députés.  Avec  leur  docilité  accoutumée,  les 
pairs  y  doimèrent  leur  adh<'!sion  pure  et  simple.  En  valu  La- 
bédoyère,  timidement  appuyé  par  le  comte  de  Ségur,  objecta  que 
l'on  ne  devait  pas  adopter  une  résolution  équivoque  :  «  Je  de- 
mande, dit-il,  que  nous  déclarions  si  c'est  Napoléon  II  que  nous 
proclamons,  ou  bien  si  nous  voulons  un  nouveau  gouvernement.  » 
L'assemblée  passa  outre,  jugeant,  selon  l'expression  de  Boissy 
d'Anglas,  que  cette  proposition  était  «  intempestive  et  impoli- 
tique. »  En  lidèle  imitatrice  de  la  Chambre  des  députés,  la 
Chambre  des  pairs  délégua  son  bureau  à  l'Elysée  afin  «  d'ex- 
primer à  Napoléon  sa  reconnaissance  pour  la  manière  illustre 
dont  il  terminait  une  illustre  vie  ])olitiqiie.  »  L'Enlpereur  ne 
présenta  pas  un  front  impassible  à  ces  couronnes  d'épines.  Il 
accueillit  la  députation  de  la  Chambre  des  pairs  à  peu  près 
comme  il  avait  reçu  celle  de  la  Chambre  élective,  d'un  air  moins 
sévère  peut-être,  mais  avec  non  moins  d'aigreur.  «  Je  n'ai  ab- 
diqué qu'en  faveur  de  mon  tils,  dit-il;  si  les  Chambres  ne  le 
proclamaient  pas,  mon  abdication  serait  nulle...  D'après  la 
marche  que  l'on  prend,  on  ramènera  les  Bourbons.  Vous  verserez 

tement  perdu  la  tête,  comme  il  le  parut  à  plusieurs  membres  de  la  Chambre  des 
pairs?  C'est  à  espérer.  Il  faudrait  des  témoignages  positifs  pour  me  faire  admettre, 
comme  on  l'a  dit,  que  le  maréchal  prononça  ce  fatal  discours  à  l'instigation  de 
Fouché.  Il  semble  bien  que  Ney  avait  vu  P^ouché  la  veille  ou  le  matin,  afin  de  lui 
demander  des  passeports  qui  lui  furent  délivrés.  Mais  cette  visite  ne  prouve  point 
que  le  maréchal  se  soit  fait  l'instrument  criminel  du  duc  d'Otrante;  elle  prouve 
seulement  qu'il  n'avait  plus  aucune  foi  dans  la  résistance,  puisqu'il  s'y  prenait 
si  tôt  pour  se  munir  de  passeports. 


3G4  RRVT'E    DES    rtKl'X    MONDES. 

bientôt  des  larmes  de  sang.  On  se  flatte  dobteuir  dOrléans,  mais 
les  Anglais  ne  le  veulent  point.  DOrléans  lui-même  ne  voudrait 
pas  monter  sur  le  trône  sans  que  la  branche  aînée  eût  abdiqué. 
Aux  yeux  des  rois  de  droit  divin,  ce  serait  aussi  un  usurpateur.  >; 

La  séance  reprit  à  huit  heures  et  demie.  Lucien,  Joseph,  le 
cardinal  Fesch,  et  les  plus  dévoués  partisans  de  l'Enjpereur 
étaient  présens.  Ils  comptaient  faire  revenir  LAssemblée  sur  son 
vote  de  l'après-midi  et  obtenir  la  proclamation  de  Napoléon  II. 
Fort  de  la  décision  de  la  Chambre  haute,  l'Empereur,  pensaient- 
ils,  pourrait  imposer  à  la  Chambre  élective  la  reconnaissance  de 
son  fils  ;  autrement,  il  retirerait  son  abdication.  Quand  Lacépède 
eut  rendu  compte  en  termes  atténués  de  sa  visite  officielle  à 
l'Elysée,  Lucien  s'écria  :  «  L'Empereur  est  mort.  Vive  l'Empe- 
reur! L'Empereur  a  abdiqué.  Vive  l'Empereur!  Il  ne  peut  y 
avoir  d'intervalle  entre  FEmpereur  qui  meurt  ou  qui  abdique 
et  son  successeur.  Je  demande  qu'en  continuité  de  l'Acte  consti- 
tutionnel, la  Chambre  des  pairs,  sans  délibération,  par  un  mou- 
vement spontané  et  unanime,  déclare  qu'elle  reconnaît  Napo- 
léon II  comme  empereur  des  Français.  J'en  donne  le  premier 
l'exemple  et  lui  jure  fidélité.  »  En  défendant  les  droits  du  jeune 
prince,  Lucien  parlait  aussi  pour  soi-même,  car  la  reconnais- 
sance de  Napoléon  II  impliquait,  en  vertu  des  constitutions 
impériales,  l'établissement  d'un  conseil  de  régence  où  entreraient 
nécessairement  les  frères  de  l'Empereur. 

Loin  d'entraîner  l'Assemblée,  les  paroles  chaleureuses  de 
Lucien  provoquèrent  des  murmures.  Pontécoulant  combattit  la 
proposition.  Par  une  précaution  oratoire  au  moins  inattendue, 
il  commença  par  déclarer  que  Napoléon  était  son  bienfaiteur, 
qu'il  lui  devait  tout  et  que  «  sa  reconnaissance  durerait  jusqu'à 
son  dernier  soupir.  »  Puis,  changeant  soudain  de  ton  et  de  sen- 
timent, il  demanda  à  quel  titre  le  prince  Lucien  avait  parlé 
dans  la  Chambre.  «  Est-il  Français?  dit-il.  Je  ne  le  regarde  pas 
comme  tel.  Lui  qui  invoque  la  Constitution,  n"a  pas  de  titre 
constitutionnel.  Il  est  prince  romain,  et  ainsi  ne  fait  plus 
partie  du  territoire  français...  »  —  «  Je  vais  répondre,  »  pro- 
testa Lucien  qui  avait, en  effet,  de  bons  argumens(l).  Mais  Pon- 

(1)  En  1810,  par  ordre  écrit  de  l'Empereur,  Lucien  avait  été  officiellement  rayé 
de  la  liste  des  sénateurs,  mais  cette  radiation,  motivée,  il  est  vrai,  par  un  séjour 
de  plusieurs  années,  sans  autorisation,  en  pays  étranger,  entraînait-elle  implici- 
tement, en  vertu  de  l'article  17  du  Code  civil,  la  perte  de  la  qualité  de  Français? 


LA    SriCONDE    AHDir.ATION.  30!') 

técoulant  l'interrompit  :  «  Vous  répondrez  après,  Prince  ;  respec- 
tez l'égalité  dont  vous  avez  tant  de  fois  donné  Fexemple.  »  Et, 
abordant  enfin  la  question,  il  poursuivit  :  ((  Le  préopinant  a  de- 
mandé une  chose  inadmissible.  Nous  ne  pouvons  l'adopter  sans 
renoncer  à  l'estime  publique,  sans  trahir  notre  devoir  et  la  patrie. 
Je  déclare  que  je  ne  reconnaîtrais  jamais  pour  roi  un  enfant, 
pour  mon  souverain  un  individu  non  résidant  en  France.  Prendre 
une  pareille  résolution,  ce  serait  fermer  la  porte  à  toute  négocia- 
tion. »  Lucien  répliqua  :  «  Si  je  ne  suis  pas  Français  à  vos 
yeux,  je  le  suis  aux  yeux  de  la  nation  (Mitière...  Du  moment  que 
Napoléon  a  al)diqué,  son  fils  lui  a  succédé.  Ne  demandons  pas 
l'avis  des  étrangers.  En  reconnaissant  Napoléon  II,  nous  faisons 
ce  que  nous  devons  faire,  nous  appelons  au  trône  celui  qu'y  ap- 
pellent la  Constitution  et  la  volonté  du  peuple.  »  —  «  J'avais  prévu 
cette  difficulté,  »  dit  ingénument  Boissy  d'Anglas.  Il  ajouta  :  «  Ne 
nous  divisons  pas.  On  a  adopté  à  l'unanimité  l'abdication,  il  ne 
s'agit  plus  que  de  nommer  un  gouvernement  provisoire.  J'espère 
que  nous  arrêterons  l'étranger,  mais  il  ne  faut  pas  nous  ôter 
les  moyens  de  traiter  avec  lui.  »  C'était  déclarer  trop  ouvertement 
ce  que  Pontécoulant  s'était  borné  à  insinuer,  à  savoir  que  la 
Chambre  haute  avait  déjà  pris  son  parti  d'accepter  un  souverain 
des  mains  de  l'ennemi. 

Révolté  de  ce  manquement  à  la  pudeur  patriotique,  le  jeune 
général  de  Labédoyère  bondit  de  sa  place  et  escalade  comme 
à  lassant  les  degrés  de  la  tribune.  Son  animation  est  efTrayantc 
«  Je  répéterai,  s'écrie-t-il,  ce  que  j'ai  dit  ce  matin.  Napoléon  a 
abdiqué  en  faveur  de  son  fils;  son  abdication  est  nulle,  de  toute 
nullité,  si,  à  l'instant,  on  ne  proclame  pas  Napoléon  IL  Et  qui 
s'oppose  à  cette  résolution?  Des  individus  constans  à  adorer  le 
pouvoir  et  qui  savent  abandonner  un  monarque  avec  autant  d'ha- 


C'esl  très  discutable.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'Empereur,  en  1810,  avait  voulu  ou 
cru  priver  Lucien  de  cette  qualité  de  Français,  il  la  lui  avait  rendue  en  1815,  en 
lui  reconnaissant  les  mêmes  droits  et  honneurs  qu'aux  princes  Joseph,  Louis  et 
Jérôme;  en  le  faisant  désigner  dans  le  Moniteur  sous  le  titre  de  S.  A.  L  le  prince 
Lucien;  en  le  nommant  membre  de  la  Chambre  des  pairs  et  membre  du  Conseil 
de  l'Empire.  De  plus,  Lucien  avait  été  élu  député  de  l'Isère,  et  la  commission 
pour  la  vérification  des  pouvoirs  n'avait  soulevé  contre  cette  élection  d'autre 
objection  que  l'entrée  de  droit  de  Lucien  à  la  Chambre  des  pairs. 

Dans  la  séance  du  16  juin  à  la  Chambre  des  pairs,  Pontécoulant,  appuyant  une 
motion  de  Lucien,  n'avait  nullement  pensé  à  contester  au  prince  la  qualité  de 
Français.  Il  s'en  avisa  seulement  quand  l'Empereur  eut  abdiqué.  C'était  peut-être 
Jiabile;  ce  n'était  pas  chevaleresque. 


366  REVUE    DES    DPJUX    MONDES. 

bileté  qu'ils  en  montrèrent  à  le  flatter.  Je  les  ai  vus  autour  du 
trône,  aux  pieds  du  souverain  heureux!  Ils  s'en  éloignent  quand 
il  est  dans  le  malheur!  Ils  repoussent  aussi  Napoléon  II,  parce 
qu'ils  sont  pressés  de  recevoir  la  loi  des  étrangers  à  qui  déjà  ils 
donnent  le  titre  d'alliés,  d'amis  peut-être...  » 

Jamais  assemblée  de  courtisans  renégats  n'a  été  traitée  si  bien 
selon  ses  mérites.  A  chaque  parole  qui  les  cravache,  à  chaque 
nouvel  outrage,  ils  font  entendre  des  exclamations  de  colère  et 
des  murmures  menaçans.  Les  cris:  «A  l'ordre!  à  Tordre!  assez! 
quittez  la  tril)une  !  »  partent  de  tous  les  bancs.  Mais,  à  mesure 
qu'augmente  le  tumulte,  la  voix  de  l'ardent  Labédoyère  se  fait 
plus  forte;  elle  domine  toutes  les  autres.  11  continue  de  parler 
au  milieu  des  violentes  interruptions  qui  hachent  incessamment 
ses  phrases  :  «  —  Oui,  l'abdication  de  Napoléon  est  indivisible. 
Si  l'on  refuse  de  proclamer  le  Prince  impérial.  Napoléon  doit 
tirer  Tépée.  Tous  les  cœurs  généreux  viendront  à  lui,  et  malheur 
à  ces  généraux  vils  qui  l'ont  déjà  abandonné  et  qui  peut-être  en 
ce  moment  méditent  de  nouvelles  trahisons  !  Quoi  !  il  y  a  quel- 
ques jours  à  peine,  à  la  face  de  l'Europe,  devant  la  France 
assemblée,  vous  juriez  de  le  défendre!  Ovi  sont  donc  ces  sermens, 
cette  ivresse,  ces  milliers  d'électeurs?  Napoléon  les  retrouvera, 
si,  comme  je  le  demande,  on  déclare  que  tout  Français  qui 
désertera  ses  drapeaux  sera  jugé  selon  la  rigueur  des  lois;  que 
son  nom  soit  déclaré  infâme,  sa  maison  saisie,  sa  famille  pro- 
scrite!... Alors,  plus  de  traîtres,  plus  de  ces  manœuvres  qui  ont 
occasionné  les  dernières  catastrophes,  et  dont  peut-être  quelques 
auteurs  siègent  ici!  »  En  disant  ces  mots,  Labédoyère  darde  un 
regard  de  feu  sur  le  malheureux  maréchal  Ncy.  Une  violente 
clameur  s'élève.  Toute  la  Chambre  est  debout,  vociférant  :  «  A 
l'ordre  !  à  l'ordre  !  »  Les  apostrophes  se  croisent  :  «  Désavouez  ce 
que  vous  avez  dit  !  »  commande  d'un  ton  impérieux  le  général 
de  Valence.  <(  Jeune  homme,  vous  vous  oubliez!  »  dit  gravement 
Masséna.  «  Vous  vous  croyez  au  corps  de  garde!  »  crie  le  comte 
de  Lameth.  Lacépède  prononce  le  rappel  à  Tordre.  Mais  La- 
bédoyère veut  parler  encore.  La  face  convulsée,  les  lèvres  frémis- 
santes, ses  beaux  yeux  bleu  d'acier  lançant  des  éclairs,  il  brave 
la  tempête  qu'il  a  soulevée.  Le  président  se  couvre;  on  assiège 
la  tribune,  on  en  arrache  Labédoyère,  qui  marque  la  Chambre 
de  ce  suprême  stigmate  :  «  Il  est  donc  décidé,  grand  Dieu!  que 
Ton  n  entendra  jamais  dans  cette  enceinte  que  des  voix  basses!  » 


LA    SECONDE    ABDICATION.  367 

Le  calme  très  lentement  rétabli,  la  discussion  reprit.  Ségur, 
Bassano,  le  prince  Joseph,  Rœderer  exposèrent  tour  à  tour  les 
raisons  d'ordre  constitutionnel  et  d'intérêt  militaire  qui  enga- 
geaient à  proclamer  Napoléon  II.  Ils  furent  combattus  par  Gor- 
nudet,  Lameth,  Quinette,  Thibaudeau,  et  derechef  par  Ponté- 
coulant.  Ces  débats  se  prolongeaient  vainement,  car  la  majorité 
de  la  Chambre  avait  depuis  longtemps  arrêté  sa  résolution. 
Flahaut  ayant  interrompu  Pontécoulant  par  ces  mots  :  «  Si  l'Em- 
pereur avait  ct(>  tué,  n'est-ce  pas  son  fils  qui  lui  succéderait?  Il 
a  abdiqué,  il  est  mort  politiquement;  pourquoi  son  fils  ne  lui 
succéderait-il  pas?  »  le  ministre  de  la  Marine,  Decrès,  repartit 
avec  sa  brutalité  habituelle  :  ((  —  Est-ce  le  moment  de  s'occu- 
per des  personnes  quand  la  patrie  est  en  danger?  Ne  perdons  pas 
un  moment  pour  prendra  les  mesures  que  son  salut  exige.  Je 
demande  que  la  discussion  soit  fermée.  »  Il  était  plus  de  minuit, 
on  avait  hâte  d'en  finir.  Mis  aux  voix,  rajournement  de  la 
proposition  de  Lucien  et  la  clôture  de  la  discussion  furent  votés 
à  une  grande  majorité. 

Restait  encore  l'élection  des  deux  membres  de  la  Commission 
de  gouvernement.  Les  rares  bonapartistes  demeurés  fidèles 
votèrent  pour  Lucien;  il  eut  dix-huit  voix  sur  soixante-six  vo- 
tans.  Caulaincourt  et  Quinette  furent  élus  par  cinquante-deux 
et  quarante-huit  sutîrages.  Caulaincourt  était  désigné  en  sa  qua- 
lité de  ministre  des  Relations  extérieures;  on  savait  en  outre 
que  le  Tsar  lui  témoignait  de  l'amitié.  Quant  au  régicide  Qui- 
nette, baron  de  l'Empire,  il  avait  pour  lui  de  s'être  montré  tou- 
jours plein  de  zèle  et  de  servilité  à  l'égard  du  parti  au  pouvoir. 
Un  homme  de  ce  caractère  convenait  bien  à  Fouché,  qui,  à  la 
Chambre  des  pairs  comme  à  la  Chambre  des  députés,  avait  secrè- 
tement intrigué  pour  le  choix  des  candidats. 

Pendant  que  les  députés  et  les  pairs  sacrifiaient  si  allègre- 
ment sur  Tautel  de  la  peur  Napoléon  et  son  fils,  des  bandes  de 
populaire,  des  officiers  sortant  du  café  Montansier  et  du  café 
Lemblin  parcouraient  les  rues  en  criant  :  «  L'Empereur  ou  la 
mort!  »  Toute  cette  journée,  il  y  avait  eu  dans  Paris  beaucoup 
d'agitation.  Dès  le  matin,  des  ouvriers  portant  des  branches 
vertes,  «  comme  emblèmes  de  liberté,  »  dévalaient  en  longues 
colonnes  du  faubourg  du  Temple,  du  faubourg  Saint-Antoine,  du 
faubourg  Saint-Marcel.  La  plupart  étaient  en  blouse  ou  en  bour- 
geron  de  travail  ;  quelques-uns  avaient  revêtu  leur  habit  bleu  à 


368 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


collet  jaune  de  tirailleur  fédéré,  uniforme  qui  évoquait  dans 
l'esprit  des  gens  bien  pensans  des  visions  de  visites  domiciliaires, 
de  pillage  et  de  massacre.  Les  quais,  les  grands  boulevards,  la 
rue  Saint-Honoré,  le  Palais-Royal,  la  place  Vendôme,  les  Champs- 
Elysées  étaient  sans  cesse  troublés  par  les  cris  et  les  chants  de 
ces  colonnes  qui  convergeaient  toutes  vers  l'Elysée.  Sur  les  cinq 
heures,  le  bruit  se  répandit  dans  la  foule  que  les  Chambres 
avaient  accepté  l'abdication.  Cette  nouvelle,  faite  pour  réjouir 
les  pacifiques,  qui  étaient  nombreux,  fut  accueillie  par  la  plèbe 
avec  une  sorte  de  fureur.  On  entendait  dans  les  groupes  :  «  Non, 
Jion!  pas  d'abdication!  c'est  une  trahison.  Vive  l'Empereur  ou 
la  mort!  »  11  y  eut  des  rixes,  car  tout  individu  qu'un  mot  équi- 
voque ou  même  un  sourire  pouvait  faire  soupçonner  de  sen- 
timens  royalistes  était  insulté,  maltraité.  Sur  plusieurs  points, 
les  patrouilles  de  la  garde  nationale  durent  intervenir.  Place 
Vendôme,  deux  à  trois  cents  personnes  s'agenouillèrent  devant 
la  colonne  en  jurant  de  mourir  pour  Napoléon. 

Le  peuple  ne  pouvait  se  résignera  l'humiliation  d'une  défaite 
sans  tentative  de  revanche.  Il  pensait  que  cette  défaite  était  un 
grand  malheui-,  mais  qu'avec  de  l'énergie  et  du  courage  ((  on  sau- 
verait la  France  comme  en  93.  »  Eclairé  par  un  instinct  supérieur 
qui  souvent  supplée  chez  lui  au  raisonnement,  il  croyait  que 
seul  Napoléon  était  capable  d'organiser  et  de  grouper  les  der- 
niers élémens  de  résistance  et  de  s'en  servir  pour  la  victoire;  il 
sentait  que  les  Chambres,  en  s'imaginant  arrêter  par  l'abdication 
la  marche  des  alliés,  étaient  dupes  d'illusions  imbéciles;  il  pré- 
voyait que  cette  abdication,  qui  décapitait  la  défense,  aurait 
pour  inévitables  résultats  l'occupation  étrangère  et  le  retour  des 
Bourbons. 

Dans  la  bourgeoisie,  on  croyait  aussi  à  une  nouvelle  invasion 
bientôt  suivie  d'une  seconde  restauration.  Mais,  là,  on  acceptait 
généralement,  sans  aucune  révolte,  ces  conséquences  de  l'abdica- 
tion. Les  bonapartistes  étaient  abattus,  atterrés;  tout  ressort 
semblait  brisé  en  eux.  Les  royalistes  attendaient  leur  roi.  Tout 
en  déplorant  la  victoire  des  alliés,  les  libéraux  se  réjouissaient 
de  la  chute  de  Napoléon  ;  ils  le  regardaient  comme  le  plus 
redoutable  ennemi  de  la  liberté;  avec  Louis  XVIII,  elle  serait 
moins  en  péril.  Quant  à  la  masse  des  gens  sans  opinion  décidée 
qui  jugent  des  événemens  par  rapport  à  leurs  intérêts,  la  con- 
viction  d'une  paix  prochaine  et  l'espoir  d'une  prompte  reprise 


LA    SECONDE    ABDICATION.  369 

des  affaires  les  consolait  de  revoir  à  Paris  les  Prussiens  et  les 
Cosaques.  Le  21  juin,  à  la  nouvelle  terrible  de  la  défaite,  la 
rente  avait  monté  de  2  francs;  le  22  juin,  à  l'annonce  de  l'abdi- 
cation, elle  monta  de  4  fr.  SO.  Cette  hausse  injurieuse  et  cepen- 
dant logique  indigna  les  patriotes  :  ils  en  accusèrent  les  roya- 
listes bien  qu'elle  fût  surtout  l'œuvre  des  agioteurs.  «  Croirais-tu, 
lit-on  dans  une  lettre  écrite  ce  soir-là,  que  les  rentes  sont  aug- 
mentées de  0  francs!  On  dit  qu'elles  vont  toujours  aller  en 
hausse.  C'est  la  canaille  de  royalistes  qui  achète  parce  qu'elle 
compte  revoir  son  exécrable  roi  en  croupe  sur  un  cosaque, 
comme  le  représente  la  caricature,  et  écrasant  les  cadavres  des 
défenseurs  de  la  patrie.  » 


Carnot  et  Fouché  comptaient  l'un  et  l'autre  sur  la  présidence 
de  la  Commission  de  gouvernement.  Mais  si  Carnot  regardait 
cette  présidence  comme  une  charge  que  son  devoir  lui  imposait 
d'accepter  dans  l'intérêt  public,  Fouché  la  désirait  ardemment 
pour  la  réussite  de  ses  intrigues  et  le  triomphe  de  ses  ambitions. 
Convoqués  d'abord  par  Carnot  au  ministère  de  l'Intérieur,  puis 
par  Fouché  aux  Tuileries,  les  membres  de  la  commission  se  réu- 
nirent aux  Tuileries,  le  23  juin  à  onze  heures  du  matin.  Fouché, 
qui  n'était  jamais  embarrassé,  dit  à  Carnot  :  «  —  Il  faut  élire 
un  président,  je  vous  donne  ma  voix.  —  Et  moi,  la  mienne,  » 
répondit  Carnot,  pensant  que  cette  parole  de  pure  courtoisie 
n'inQuerait  pas  sur  le  vote  de  ses  collègues.  Mais  le  vote  eut  lieu 
par  surprise.  Avant  même  qu'on  se  fût  assis,  le  général  Grenier 
dit  :  «  Messieurs,  il  faut  nous  constituer  promptement.  Je  pro- 
pose de  nommer  président  M.  le  duc  d'Otrante.  »  Caulaincourt 
et  Quinette  inclinèrent  la  tête  en  signe  d'adhésion.  La  majorité 
s'étant  exprimée,  Carnot  crut  inutile  de  voter.  Fouché  ne  vota 
point  davantage,  mais  sans  perdre  un  instant  il  s'installa  au  fau- 
teuil. S'était-il  concerté  avec  Grenier?  c'est  possible.  Peut-être 
aussi  Grenier  agit-il  de  sa  propre  initiative,  entraîné  par  le  sen- 
timent général,  pensant,  comme  à  peu  près  tout  le  monde  dans  le 
parlement,  que  Fouché  était  l'homme  des  circonstances,  l'homme 
nécessaire,  l'homme  indispensable. 

Dans  cette  première  séance,  on  se  borna  à  pourvoir  aux  va- 
cances que  l'élection  de  Fouché,  de  Carnot  et  de  Caulaincouxi, 
TOME  xm.  —  1903.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  membres  du  gouvernement  provisoire  avait  faites  dans 
le  ministère.  Bignon  fut  nommé  aux  Affaires  étrangères,  Pelet 
de  la  Lozère  à  la  Police,  Garnot  de  Feulins,  le  frère  de  Garnot,  à 
l'Intérieur  :  Fouché  s'était  empressé  d'appuyer  cette  candidature 
afin  de  faire  parade  de  bonne  camaraderie  envers  son  collègue. 
Garnot,  qui  ne  s'abusait  pas  sur  l'amitié  du  duc  d'Otrante,  fut 
peu  sensible  à  l'attention.  Pour  combattre  l'élection  de  La  Fayette 
à  la  Gommission  de  gouvernement,  Fouché  avait  fait  entendre 
que  l'on  devait  réserver  à  l'illustre  général  le  commandement  en 
chef  des  gardes  nationales,  que  c'était  là  qu'il  pourrait  le  mieux 
servir  la  patrie  et  la  liberté.  Mais  Fouché,  qui  redoutait  les  coups 
de  tête  de  La  Fayette,  ne  voulait  pas  plus  de  lui  comme  chef  de 
la  garde  nationale  que  comme  membre  de  la  Gommission  execu- 
tive. Après  l'avoir  écarté  du  gouvernement,  il  l'évinça  du  com- 
mandement sous  prétexte  qu'il  serait  plus  utile  en  qualité  de  plé- 
nipotentiaire. Il  proposa  Masséna,  qui  usé  de  corps  et  d'esprit 
n'était  plus  qu'une  relique  glorieuse.  Le  maréchal  fut  nommé 
sans  discussion.  Fouché,  ainsi  qu'il  y  avait  compté,  était  dès 
le  premier  jour,  non  pas  seulement  le  président,  mais  le  maître 
de  la  Gommission  executive. 

Il  n'avait  pas  attendu  son  élection  à  la  présidence  pour  agir 
en  chef  du  gouvernement.  Dès  la  soirée  de  la  veille,  il  avait  fait 
mettre  en  liberté  le  baron  de  Vitrolles,  détenu  depuis  la  mi^avril 
à  la  prison  de  l'Abbaye.  M™''  de  Vitrolles,  à  qui  il  avait  remis 
l'ordre  d'élargissement,  était  chargée  de  dire  à  son  mari  qu'il 
l'attendait  le  lendemain  de  bon  matin  :  Vitrolles  n'eut  garde  de 
manquer  à  cet  intéressant  rendez-vous.  Le  23  juin  à  sept  heures, 
il  était  rue  Cérutti.  Fouché  avait  déjà  des  intelligences  à  Gand, 
mais  il  pensait  que  nul  mieux  que  Vitrolles  ne  pourrait  l'y 
servir.  Il  lui  dit  :  «  Vous  allez  trouver  le  roi.  Vous  lui  direz  que 
nous  travaillons  pour  son  service,  et  lors  même  que  nous  n'irions 
pas  tout  droit  nous  finirons  par  arriver  à  lui.  Dans  ce  moment, 
il  nous  faut  traverser  Napoléon  II,  et,  après,  probablement  le  duc 
d'Orléans;  mais  enfin  nous  irons  au  roi.  »  Vitrolles  objecta 
avec  vivacité  qu'il  vaudrait  mieux  aller  au  roi  tout  de  suite. 
Après  un  instant  de  réflexion,  il  insinua  qu'il  serait  plus  utile 
à  sa  cause  à  Paris  qu'à  Gand,  mais  qu'il  ne  se  déterminerait  à 
rester  que  sous  trois  conditions  :  la  garantie  de  sa  tête,  la  pro- 
messe de  passeports  pour  tous  les  courriers  qu'il  aurait  à  envoyer 
au  roi,  la  faculté  de  voir  secrètement  Fouché  une  fois  par  jour. 


LA    SECONDE    ABDICATION.  371 

«  Remarquez,  conclut-il,  que  si  ma  présence  ici  peut  être  utile 
au  roi,  elle  le  serait  encore  plus  à  vous-mênie.  La  confiance  du 
roi  s'en  augmenterait,  et  je  pourrais  faire  valoir  auprès  de  Sa 
Majesté  la  franchise  de  vos  intentions.  » 

En  offrant  sa  protection,  Vitrolles  imposait  sa  surveillance. 
Fouché  le  comprit,  mais  il  n'était  pas  de  nature  à  se  priver  d'un 
protecteur,  ni  à  s'inquiéter  beaucoup  d'un  surveillant.  Il  approuva 
l'idée  du  royaliste.  «  Je  vous  ferai  délivrer  cinquante  passeports, 
dit-il;  vous  en  ferez  l'usage  qu'il  vous  plaira.  Ce  n'est  pas  une  fois 
par  jour  que  vous  pourrez  me  voir,  c'est  deux  et  trois  fois,  en 
tout  temps,  en  tout  lieu.  Quant  à  votre  tête,  elle  sera  aux 
mêmes  crochets  que  la  mienne  qui  est  passablement  menacée. 
Si  je  sauve  l'une,  je  vous  garantis  l'autre.  »  Ces  deux  hommes, 
doués  tous  deux,  bien  qu'à  des  degrés  différens,  du  génie  de 
l'intrigue  et  ayant  tous  deux  le  goût  de  conspirer,  étaient  faits 
pour  s'entendre.  Ils  se  quittèrent  bons  compères. 

Fouché,  qui  peu  après  cette  entrevue  avec  Vitrolles  s'était 
fait  élever  à  la  présidence  du  gouvernement  provisoire,  était  con- 
tent de  sa  matinée.  Mais  divers  rapports  lui  donnaient  de  graves 
inquiétudes  pour  la  journée.  Napoléon  était  fort  irrité  de  la  façon 
dont  la  Chambre  et  surtout  la  Chambre  des  pairs  avaient  éludé 
la  proclamation  de  son  fils.  Sans  doute  l'Empereur  n'avait 
ajouté  cette  clause  à  l'acte  d'abdication  que  sur  les  instances  de 
Lucien  et  de  quelques  ministres,  et  il  n'espérait  guère  qu'elle 
fût  respectée  par  la  coalition,  mais  puisque  nolens  volens  il  s"y 
était  déterminé,  il  regardait  comme  une  offense  la  conduite  du 
Parlement.  En  termes  très  vifs,  il  reprocha  à  Regnaud  de  n'avoir 
pas  su  défendre  les  droits  de  son  fils.  Regnaud  était  sincèrement 
affligé  de  la  tournure  que  prenaient  les  choses,  car  il  n'avait 
poussé  à  l'abdication  que  dans  le  ferme  espoir  de  la  régence.  Il 
protesta  de  son  dévouement  et  s'offrit  à  rouvrir  la  discussion 
devant  la  Chambre.  Boulay  et  Ginoux-Defermon  s'engagèrent  de 
même  à  prendre  la  parole  pour  faire  reconnaître  l'indivisibilité 
de  l'abdication.  Fouché  craignait  qu'ils  n'y  réussissent;  et  s'ils 
échouaient,  restait  le  danger  que,  sous  l'impulsion  de  la  colère, 
l'Empereur  ne  déclarât  nulle  son  abdication  et  ne  tentât  de 
reprendre  le  pouvoir.  Il  aurait  pour  lui  une  importante  mi- 
norité dans  la  Chambre,  les  troupes  de  la  garnison,  et  toute  la 
population  turbulente  de  Paris.  Par  les  rapports  de  police, 
Fouché  connaissait  les  manifestations  patriotiques  de  l'avant- 


372  RFVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veille  et  de  la  veille.  Les  soldats  et  les  fédérés  pouvaient  passer 
des  cris  à  l'action.  Des  officiers  avaient  déclaré  qu'ils  iraient  en 
masse  ce  jour-là  demander  leur  empereur  à  la  Chambre  et  que 
s'ils  ne  l'obtenaient  point,  «  ils  mettraient  le  feu  aux  quatre 
coins  de  Paris.  » 

Fouché  vit  la  nécessité  de  calmer  l'irritation  de  l'Empereur 
et  d'endormir  les  passions  populaires.  Il  était  urgent  que  la 
Chambre  reconnût  Napoléon  II.  Mais  il  ne  fallait  cependant  pas 
qu'elle  s'engageât  trop,  ni  surtout  qu'une  reconnaissance  du  jeune 
prince  sans  aucune  restriction  entraînât,  en  vertu  des  Constitu- 
tions impériales,  l'établissement  d'un  Conseil  de  régence  qui  se 
fût  substitué  à  la  Commission  de  gouvernement.  La  Chambre 
devait  donc  reconnaître  Napoléon  II  par  une  délibération  de  pure 
forme  et  déclarer  en  même  temps  qu'elle  entendait  maintenir 
en  fonctions  la  Commission  executive.  Ce  plan  ébauché,  le 
duc  d'Otrante  l'exposa  à  Manuel  qui  se  chargea  de  le  mûrir  et 
d'amener  la  Chambre  à  émettre  le  vote  souhaité  par  son  habile 
protecteur. 

VI 

Le  débat  s'engagea  au  milieu  de  la  séance,  vers  deux  heures, 
à  l'occasion  de  la  formule  du  serment  que  devaient  prêter  les 
membres  du  gouvernement  provisoire.  Dupin  proposait  :  Je  jure 
obéissance  aux  lois  et  fidélité  à  la  nation.  «  Avons-nous,  oui  ou 
non  un  Empereur  des  Français?  demanda  Defermon.  Nous 
devons  nous  rallier  aux  Constitutions.  Napoléon  I"  a  signé  en 
vertu  de  ces  lois.  Napoléon  II  est  donc  notre  souverain...  Quand 
on  verra  que  nous  nous  prononçons  en  faveur  du  chef  désigné 
par  nos  Constitutions,  on  ne  pourra  plus  dire  que  vous  attendez 
Louis  XVIII  !  ))  Defermon  touchait  là  le  point  \Tilnérable  de 
cette  assemblée  qui,  tout  en  travaillant  aveuglément  depuis  deux 
jours  au  retour  du  roi,  ne  voulait  pas  des  Bourbons.  Mêlés  aux 
applaudissemens  les  cris  de  :  Vive  l'Empereur  !  Vive  Napoléon  II I 
s  élevèrent  de  presque  tous  les  bancs  et  furent  répétés  dans  les 
tribunes. 

Boulay  renouvela  avec  plus  de  précision  l'argumentation  de 
Defermon,  démontrant  que  l'abdication  était  indivisible  et  ne 
pouvait  être  admise  en  partie  seulement.  «  J'ai  les  yeux  ouverts 
en  dehors  de  cette  Assemblée,    dit-il  avec   véhémence.    Nous 


LA    SECONDE   ABDICATION,  373 

sommes  entourés  d'intrigans  et  de  factieux  qui  voudraient  faire* 
déclarer  le  trône  vacant  afin  d'y  placer  les  Bourbons  !  »  Inter- 
rompu par  les  cris  :  «  Non  !  Non  !  Jamais  !  »  il  reprit  :  «  Si  le 
trône  était  censé  vacant,  la  France  ne  tarderait  pas  à  subir  le  mi- 
sérable sort  de  la  Pologne.  Les  alliés  se  partageraient  nos  pro- 
vinces et  ne  laisseraient  aux  Bourbons  qu'un  lambeau  du  terri- 
toire français...  Je  vais  mettre  le  doigt  sur  la  plaie.  Il  existe  une 
faction  d'Orléans...  On  a  beau  m'interrompre ,  je  parle  d'après 
des  renseignemens  certains.  Cette  faction  entretient  des  intelli- 
gences même  avec  les  patriotes,  mais  elle  est  purement  roya^ 
liste.  Au  reste,  il  est  douteux  que  le  duc  d'Orléans  veuille 
accepter  la  couronne,  ou,  s'il  l'acceptait,  ce  serait  pour  la  resti- 
tuer à  Louis  XVIIl.  » 

En  dénonçant  «  le  parti  d'Orléans,  »  Boulay  provoqua  les 
rumeurs.  Gomme  il  le  faisait  entendre,  la  monarchie  constitu- 
tionnelle avec  le  fils  de  Philippe-Egalité  était  dans  les  vœux 
secrets  de  la  majorité  des  représentans.  Mais  les  partisans  d'Or- 
léans appréhendaient  tant  d'obstacles  de  la  part  des  Puissances, 
tant  de  colères  parmi  les  royalistes  purs,  tant  d'hésitation  chez 
le  prince  lui-même,  qu'ils  ne  voulaient  pas  se  déclarer  avant 
d'avoir  sondé  le  terrain  et  aplani  les  voies.  Ils  craignaient  de 
tout  compromettre  s'ils  dévoilaient  trop  tôt  leur  candidat.  A 
l'envi,  ces  orléanistes  honteux  protestèrent  contre  les  paroles 
de  Boulay  par  des  murmures  et  des  dénégations  indignées. 

Au  milieu  du  bourdonnement,  le  général  Mouton-Duvernet, 
qui  siège  comme  député  de  la  Haute-Loire,  crie  de  sa  place  : 

—  L'ennemi  marche  sur  Paris.  Proclamez  Napoléon  II.  Les 
armées  seront  à  la  disposition  de  la  nation  pour  le  service  de 
Napoléon  IL 

—  Tous  les  militaires,  l'Empereur  et  vous  êtes  au  service  de 
la  nation,  interrompt  Flaugergues. 

—  Je  me  suis  mal  expliqué,  je  reprends  et  je  dis  que  la  volonté 
de  la  nation,  la  volonté  des  soldats  est  d'avoir  un  gouvernement 
national  et  non  celui  de  l'étranger.  L'armée  de  la  nation  se  rap- 
pelle que  sous  Louis  XVIII  elle  a  été  humiliée,  elle  se  rappelle 
qu'on  a  traité  de  brigandages  les  services  qu'elle  a  rendus  à  la 
patrie  depuis  vingt-cinq  ans.  Voulez-vous  lui  rendre  tout  son 
courage  et  l'opposer  avec  succès  à  l'ennemi?  Proclamez  Napo- 
léon II  ! 

Garât  demande  le  renvoi  aux  bureaux.  Regnaud  s'écrie  : 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Veut-on  ajourner  la  délibération  jusqu'à  ce  que  Wel- 
lington soit  à  nos  portes? 

—  L'ordre  du  jour,  dit  Malleville.  Attendons  le  résultat  des 
r\égociations  ;  du  reste,  l'abdication  de  l'Empereur  a  été  acceptée 
purement  et  simplement. 

—  Vous  calomniez  l'Assemblée  !  crie-t-on  de  divers  côtés. 
A  son  tour,  Regnaud  monte  à  la  tribune  ;  il  insiste  pour  le 

vote  immédiat  :  «  La  Commission  de  gouvernement  ne  peut  et 
ne  doit  agir  qu'au  nom  de  Napoléon  II  ;  sans  cela  l'armée  ne 
sait  plus  à  qui  elle  obéit  ni  pour  qui  elle  verse  son  sang.  »  Inter- 
rompu par  des  murmures  et  des  cris,  au  milieu  desquels  on 
entend  :  <(  L'armée  verse  son  sang  pour  la  nation  î  »  il  reprend 
.  sans  se  laisser  déconcerter  :  «  Non  seulement  les  soldats  doivent 
savoir  au  nom  de  qui  on  leur  donne  des  ordres,  mais  les  négo- 
ciateurs eux-mêmes  devront  savoir  au  nom  de  qui  ils  parlent.  » 
Il  conclut  que,  pour  sauver  la  patrie,  il  faut  proclamer  Napo- 
léon II  séance  tenante.  Bigonnet  objecte  que  les  Puissances  op- 
poseront à  la  proclamation  du  Prince  impérial  cette  raison  pé- 
remptoire  qu'elles  se  sont  armées  contre  la  violation  du  traité 
de  Paris,  traité  qui  exclut  du  trône  Napoléon  et  sa  famille. 
Dupin  dit  que  «  si  l'on  a  accepté  l'abdication  parce  qu'on  déses- 
pérait que  l'Empereur  pût  sauver  la  patrie,  il  est  déraisonnable 
d'attendre  d'un  enfant  ce  que  l'on  ne  pouvait  espérer  d'un 
héros.  »  Bien  que  la  logique  en  soit  un  peu  spécieuse,  cet  argu- 
ment frappe  l'assemblée,  mais  Dupin  ayant  ajouté  :  «  C'est  au 
nom  de  la  nation  qu'on  se  battra,  c'est  au  nom  de  la  nation  qu'on 
négociera,  »  Bory  Saint-Vincent  lui  crie  :  «  Que  ne  proposez- 
vous  la  République?  »  Interdit,  Dupin  quitte  la  tribune  avec  un 
'geste  de  dénégation,  murmurant  le  vers  de  Corneille  : 

Le  pire  des  états  est  l'état  populaire. 

Tout  l'efTet  de  son  discours  était  détruit.  La  Révolution,  même 
avec  ses  troubles,  —  surtout  avec  ses  troubles,  —  avait  encore 
des  partisans  dans  les  masses  populaires.  Au  Parlement  à  qui  ce- 
pendant la  foi  et  l'énergie  des  terroristes  devait  servir  d'exemple 
en  ces  jours  de  péril  national,  les  souvenirs  de  la  Convention 
n'inspiraient  que  craintes  et  aversion  (1). 

(1)  Ni  dans  les  articles  des  journaux,  ni  dans  les  discours  des  Chambres,  on  ne 
trouve  pendant  les  quinze  jours  d'interrègne  aucune  motion  en  faveur  de  la  Répu- 
blique aucune  allusion  même  à  la  possibilité  d'un  gouvernement  républicain.  Les 


LA    SECONDE   ABDICATION.  375 

On  réclama  le  vote.  L'Assemblée  semblait  gagnée,  en  grande 
majorité,  à  la  reconnaissance  formelle  de  Napoléon  II.  Il  était 
temps  que  Manuel  intervînt. 

Jusque-là  les  orateurs,  à  quelque  parti  qu'ils  appartinssent, 
avaient  parlé  avec  franchise  et  netteté;  Manuel  prit  un  autre  ton. 
Ce  ne  furent  plus,  selon  l'expression  de  l'Empereur,  que  «  des 
si,  des  mais  et  des  car,  »  des  circonlocutions,  des  réticences,  des 
équivoques,  des  conséquences  démentant  les  prémisses,  une 
obscurité  cherchée,  une  confusion  voulue.  Par  un  miracle 
d'habileté,  Manuel  réussit  à  satisfaire  les  bonapartistes,  à  flatter 
les  royalistes,  à  contenter  les  libéraux.  Il  démontra  la  nécessité 
de  reconnaître  Napoléon  II,  et  les  dangers  de  cette  reconnais- 
sance. Il  déclara  qu'il  fallait  proclamer  le  «  fils  de  l'Empereur 
en  vertu  de  la  Constitution,  et  qu'il  fallait  cependant  porter 
atteinte  à  Constitution  »  pour  que  tel  ou  tel  prince  ne  pût  être 
appelé  à  la  tutelle  du  souverain  mineur  et  pour  laisser  les  inté- 
rêts immédiats  de  la  patrie  aux  mains  «  des  hommes  éprouvés  » 
(c'est-à-dire  Fouché  et  ses  dupes)  à  qui  ils  venaient  d'être  confiés. 
Il  insinua  que  la  reconnaissance  de  Napoléon  II,  «  à  quoi  l'on 
ne  pouvait  se  soustraire,  »  n'engagerait  pas  la  Chambre  au 
delà  de  l'ouverture  des  négociations,  car  si  elles  étaient  défavo- 
rables au  jeune  empereur,  les  représentans  seraient  bien  forcés 
«  de  sacrifier  leur  vœu  le  plus  cher  aux  intérêts  de  la  patrie, 

rares  hommes  politiques  restés  républicains  de  sentiment  redoutaient  le  retour  de 
jours  sanglans  et  pensaient  que  la  proclamation  de  la  République  équivaudrait  à 
une  nouvelle  déclaration  de  guerre  à  l'Europe  monarchique.  «  Il  y  a  bien  quelques 
républicains  dans  la  Chambre,  écrivait  le  29  juin  l'architecte  Philippe  Héron  à  un 
ami;  mais  le  rétablissement  de  la  République  est  impossible.  Cette  forme  de  gou- 
vernement fait  peur.  Elle  a  été  chez  nous  le  prétexte  de  je  ne  sais  combien 
d'horreurs,  »  Dans  la  séance  du  22  juin,  la  proposition  de  Dupin  que  la  Chambre 
se  déclarât  Assemblée  nationale  et  la  proposition  de  Mourgues  que  la  Chambre 
se  déclarât  Assemblée  constituante  avaient  été  accueillies  par  des  murmures  una- 
nimes et  les  cris  :  l'ordre  du  jour!  Et  cependant  une  Assemblée  nationale  ou  une 
Constituante  n'impliquaient  pas  l'établissement  delà  République,  mais  on  pouvait 
appréhender  ce  résultat.  Le  28  juin,  lorsque  l'ex-conventionnel  Gamon  conjura 
la  Chambre  de  voter  la  constitution  de  1791,  il  fit  remarquer  bien  expressément 
que  cette  Constitution  voulait  un  roi,  et  que  lui-même,  au  nom  du  peuple  fran- 
çais, demandait  «  un  roi,  un  roi  constitutionnel,  un  roi  juste  et  bon  qui  fît  exé- 
cuter religieusement  la  Constitution  et  qui  donnât  à  l'Europe  la  garantie  d'une 
longue  paix.  »  Sa  proposition,  que  d'assez  nombreux  députés  regardèrent  comme 
une  manifestation  royaliste,  fut  renvoyée  à  la  Commission  de  constitution. 

Au  reste,  pour  juger  de  l'opinion  sur  la  République  en  1815,  il  n'y  a  qu'à  se 
reporter  à  ces  paroles  de  Manuel  dans  son  célèbre  discours  du  23  juin  dont  il  va 
être  parlé  :  «  Je  ne  vois  rien  qui  donne  lieu  de  penser  que  le  parti  républicain 
existe,  soit  dans  des  têtes  encore  dépourvues  d'expérience,  soit  dans  celles  que  l'ex- 
périence a  mûries.  » 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toujours  supérieurs  aux  intérêts  d'un  homme.  »  Il  conclut,  en 
proposant  cette  délibération  captieuse  :  «  La  Chambre  passe  à 
l'ordre  du  jour  motivé  :  l'*  Sur  ce  que  Napoléon  II  est  devenu 
Empereur  des  Français  par  le  fait  de  l'abdication  de  Napoléon  P*" 
et  par  la  force  des  Constitutions  de  l'Empire  ;  2<*  Sur  ce  que  les 
deux  Chambres  ont  voulu  et  entendu,  par  leur  arrêté  à  la  date 
d'hier,  portant  nomination  d'une  Commission  de  gouvernement, 
assurer  à  la  nation  la  garantie  dont  elle  a  besoin  pour  sa  liberté 
et  son  repos,  au  moyen  d'une  administration  qui  ait  toute  la 
confiance  du  peuple.  » 

Cet  équivoque  ordre  du  jour,  qui  en  donnant  une  satisfaction 
apparente  aux  bonapartistes  maintenait  le  pouvoir  dans  la  main 
de  Fouché  et  laissait  toute  espérance  aux  orléanistes  comme 
aux  bourbonistes,  fut  voté  à  la  presque-unanimité.  Les  bona- 
partistes crièrent  plusieurs  fois  :  Vive  l'Empereur  !  Furent-ils 
dupes  de  leur  illusoire  triomphe,  ou  feignirent-ils  de  l'être? 

Ainsi  qu'il  l'avait  concerté  avec  Fouché,  Manuel  avait  fait 
proclamer  Napoléon  II  pour  la  forme  et  provisoirement.  11  s'était 
révélé  comme  un  virtuose  de  l'escamotage. 

VII 

«  Tout  s'est  très  bien  passé,  »  dit  triomphalement  Regnaud 
en  venant  annoncer  à  l'Empereur  le  vote  de  la  Chambre.  Napo- 
léon voyait  trop  clair  dans  le  jeu  des  hommes  pour  se  faire  la 
moindre  illusion  sur  cet  ordre  du  jour.  Mais  la  sanction  donnée 
par  les  représentans  à  la  clause  de  son  abdication  en  faveur 
du  Prince  impérial  sauvait  son  amour-propre.  C'était  tout  ce 
qu'il  voulait,  car,  dans  l'état  des  choses,  aggravé  par  l'état  des 
esprits,  c'était  tout  ce  que  sa  souveraine  raison  lui  permettait  de 
vouloir.  Il  écouta  Regnaud  d'un  air  indifférent,  et,  le  récit  achevé, 
il  demanda  brusquement  à  quoi  s'occupaient  les  représentans. 
«  —  Au  projet  de  Constitution,  sire.  »  «  —  Toujours  le  Bas- 
Empire,  dit  l'Empereur.  Ils  délibèrent,  les  malheureux!  quand 
l'ennemi  est  aux  portes.  » 

Déjà  Napoléon  avait  arrêté  le  lieu  de  sa  retraite.  Son  premier 
dessein,  auquel  il  trouvait  une  grandeur  digne  de  lui,  était  de 
se  confier  à  l'hospitalité  du  peuple  anglais.  Mais  les  prières  de 
la  princesse  Hortense,  les  conseils  de  Bassano,  les  représen- 
tations de  Flahaut,  qu'il  ne  fallait  pas  croire  à  la  foi  britannique, 


LA    SECONDE    ABDICATION.  377 

lui  avaient  fait  abandonner  ce  projet.  Il  était  déterminé  à  aller 
vivre  aux  Etats-Unis.  Bertrand,  Gourgaud  et,  au  défaut  de  Drouot 
qui  venait  de  recevoir  le  commandement  des  débris  de  la  Garde 
impériale,  Rovigo,  étaient  prêts  à  l'y  accompagner,  ainsi  que 
son  ancien  secrétaire  Meneval,  ses  chambellans  Montholon  et  Las 
Cases  et  ses  officiers  d'ordonnance  Planât,  Saint-Yon,  Chiappe, 
Résigny.  Il  savait  qu'il  y  avait  en  rade  de  Rochefort  deux  fré- 
gates, la  Saale  et  la  Méduse,  en  état  d'appareiller.  Dès  le  soir 
du  23  juin,  il  fit  demander  au  ministre  de  la  Marine  que  ces 
deux  bâtimens  ou  l'un  des  deux  fussent  mis  à  sa  disposition 
pour  le  transporter  en  Amérique  avec  sa  suite.  Decrès  dit  qu'il 
allait  en  référer  incontinent  à  la  Commission  de  gauvernement 
et  qu'aussitôt  après  avoir  reçu  l'autorisation  il  s'empresserait  de 
donner  les  ordres  nécessaires.  Le  lendemain,  l'Empereur  envoya 
Bertrand  à  Decrès  pour  renouveler  sa  demande  :  Decrès  fit  la 
même  réponse. 

Fouché,  qui  dominait  la  Commission  de  gouvernement, 
n'était  point  pressé  de  prendre  un  parti  à  l'égard  de  l'Empereur. 
Il  voulait,  auparavant,  être  bien  assuré  que  les  Puissances  n'exige- 
raient pas  que  Napoléon  fût  confié  à  leur  garde. 

Les  plénipotentiaires  allaient  partir.  Ils  avaient  pour  instruc- 
tions écrites  d'ouvrir  des  négociations  sur  les  bases  suivantes  : 
intégrité  du  territoire  français;  renonciation  des  alliés  à  tout 
projet  d'imposer  le  gouvernement  des  Bourbons;  reconnaissance 
de  Napoléon  II;  sûreté  et  inviolabilité  de  Napoléon  I"  dans  sa 
retraite.  Resté  bonapartiste,  Bignon,  ministre  intérimaire  des 
Affaires  étrangères,  avait  rédigé  ces  instructions  dans  le  sens  le 
plus  favorable  à  l'Empereur  et  au  Prince  impérial  ;  elles  répon- 
daient d'ailleurs  à  la  répulsion  contre  les  Bourbons  manifestée 
par  la  grande  majorité  de  la  Chambre  et  au  texte  sinon  à  l'esprit 
de  l'ordre  du  jour  de  Manuel.  Mais  Fouché  était  sans  inquiétudes. 
Il  savait  que,  pour  beaucoup  de  raisons,  cette  mission  ne  pourrait 
aboutir  à  la  reconnaissance  de  Napoléon  II.  Et  tout  d'abord,  il 
avait  pris  soin  de  faire  nommer  plénipotentiaires,  pour  soutenir 
les  droits  de  la  dynastie  impériale,  les  hommes  qui  y  étaient  le 
plus  opposés.  C'était  La  Fayette,  c'était  d'Argenson;  c'étaient 
Sébastiani,  qui  s'était  prononcé  avec  violence  pour  l'abdication; 
Pontécoulant,  qui  avait  entraîné  la  Chambre  des  pairs  contre  la 
proposition  de  régence;  La  Forest,  enfin,  élu  député  après  avoir 
été  rayé,   au  retour  de  l'ile   d'Elbe,   de  la  liste   des  conseillers 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Etat  (1).  Quand  ils  quittèrent  Paris,  le  24  juin,  ils  étaient  ré- 
solus, d'accord  avec  Fouché,  à  s'écarter  autant  qu'ils  le  jugeraient 
nécessaire  des  instructions  du  ministre  Bignori.  Mais  où  ils  diffé- 
raient de  sentiment  avec  le  duc  d'Otrante,  c'était  sur  l'importance 
de  leur  mission.  Fouché,  lui,  n'en  attendait  aucun  résultat.  Il  y 
avait  prêté  la  main  en  exécution  du  vote  de  la  Chambre  et  pour 
endormir  ses  collègues  de  la  Commission  de  gouvernement.  Mais 
il  n'avait  pas  la  naïveté  de  croire,  comme  La  Fayette  et  les  libé- 
raux du  Parlement,  à  la  déclaration  des  Puissances  que  la  guerre 
n'était  faite  qu'à  Napoléon,  et  d'en  conclure,  comme  eux,  que 
l'ennemi  repasserait  la  frontière  au  premier  avis  de  l'abdication. 
Le  langage  qu'allaient  tenir  les  plénipotentiaires  français  lui  sem- 
blait vain,  et  même  quelque  peu  ridicule,  puisqu'ils  prétendaient 
poser  des  conditions  alors  que  les  circonstances  leur  comman- 
daient d'en  subir.  Au  reste,  cette  mission  officielle  lui  importait 
peu.  Il  s'en  désintéressait.  C'était  par  des  menées  occultes  qu'il 
comptait  arriver  à  un  dénouement  plus  ou  moins  sortable  pour 
le  pays  et,  en  tout  cas,  heureux  pour  lui-même. 

'  Napoléon  croyait  rester  à  l'Elysée  jusqu'à  son  départ  pour 
Rochefort.  Mais,  si  Fouché  ne  voulait  point  que  l'Empereur  s'em- 
barquât prématurément,  il  ne  voulait  pas  non  plus  le  laisser  à 
Paris.  Les  manifestations  populaires  continuaient  autour  de 
l'Elysée.  La  fallacieuse  reconnaissance  de  Napoléon  II  n'avait 
trompé  que  ceux  qui  voulaient  bien  Têtre.  Jugée  illusoire  par  la 
noblesse  et  la  bourgeoisie,  qui  attendaient  les  Bourbons,  elle 
n'inspirait  guère  plus  de  confiance  aux  soldats  et  aux  gens  du 
peuple.  Ils  se  défiaient  du  gouvernement  provisoire,  des  ministres, 
des  Chambres,  soupçonnaient  mille  intrigues,  sentaient  partout 
la  trahison,  et  voyaient  déjà  les  Bourbons  renversant  le  trône 
fragile  de  cet  Empereur  de  quatre  ans.  L'arrêt  subit  de  tous  les 
travaux  du  bâtiment,  et,  conséquence  du  découragement  général, 
l'abandon  graduel  des  ateliers  employés  aux  ouvrages  de  défense, 
avaient  désœuvré  une  multitude  d'ouvriers.  Ils  parcouraient  Paris 
en  bandes  nombreuses,  portant  des  drapeaux  tricolores  et  des 
branches  vertes,  et  criant  :  «  Vive  Napoléon  II,  vive  l'Empereur  ! 
Mort  aux  royalistes!  Des  armes  !  »  Leurs  colonnes  tumultueuses, 

(l)  Quand  on  apprit  à  l'Empereur  l'objet  de  la  mission  et  les  noms  des  pléni- 
potentiaires, il  dit,  avec  plus  d'ironie  que  d'amertume  :  «  S'il  est  vrai  que  les 
instructions  données  soient  dans  le  sens  de  ma  dynastie,  il  fallait  choisir  d'autres 
hommes.  Les  ennemis  du  père  ne  seront  jamais  les  amis  du  fils.  » 


LA    SECONDE   ABDICATION.  379 

que  grossissaient  des  soldats,  des  fédérés  en  uniforme,  des  offi- 
ciers à  la  demi-solde,  se  succédaient  sans  relâche  aux  abords  de 
l'Elysée  pour  engager  l'Empereur,  par  les  cris  et  les  ovations,  à 
reprendre  le  commandement.  «  Jamais  le  peuple,  dit  un  étudiant 
en  droit,  témoin  de  ces  jours  troublés,  jamais  le  peuple  qui  paye 
et  qui  se  bat,  ne  lui  avait  montré  plus  d'attachement.  »  Napo- 
léon entendait  ces  acclamations  avec  quelques  tressaillemens  au 
cœur  mais  sans  espérance.  Il  ne  voulait  pas  se  servir  de  si  dan- 
gereux auxiliaires,  il  ne  voulait  pas  retremper  son  glaive  im- 
périal au  feu  de  la  guerre  civile.  Une  députation  de  fédérés 
ayant  pénétré  dans  la  cour  de  l'Elysée,  Napoléon  parut  à  une 
fenêtre.  «  Qu'on  nous  donne  des  armes  !  crièrent  ces  hommes, 
nous  soutiendrons  notre  Empereur  !»  —  «  Vous  aurez  des  armes, 
dit  l'Empereur,  mais  c'est  contre  l'ennemi  qu'il  faut  vous  en 
servir.  »  Quelques  heures  plus  tard,  comme  il  se  promenait  dans 
le  jardin,  il  vit  accourir  à  lui,  se  jeter  à  ses  genoux,  et  embrasser 
les  pans  de  son  uniforme  un  officier  qui  d'un  bond  avait  franchi 
le  saut  de  loup.  Cet  ardent  jeune  homme  venait  le  supplier,  au 
nom  de  tous  ses  camarades  du  régiment,  de  se  mettre  à  la  tête 
de  l'armée.  L'Empereur  le  releva  en  lui  pinçant  l'oreille  avec 
bonté.  «  Allez,  dit-il.  Rejoignez  votre  poste.  » 

Malgré  la  retenue  de  l'Empereur,  Fouché  ne  laissait  pas  d'être 
inquiet.  Dès  l'après-midi  du  23  juin,  il  avait  fait  distribuer  de 
l'argent  pour  empêcher  de  crier  :  Vive  l'Empereur!  On  empochait 
l'argent,  et  cinq  minutes  après  on  criait  de  plus  belle.  Il  avait 
aussi  donné  des  instructions  pour  que  des  patrouilles  de  garde 
nationale  dissipassent  les  rassemblemens,  sans  toutefois  faire 
usage  des  armes.  La  foule  s'éloignait  en  grondant,  puis,  le  dé- 
tachement passé,  elle  revenait  dans  l'avenue  de  Marigny.  Ne 
pouvant  arrêter  ces  manifestations,  Fouché  s'avisa  d'en  éloigner 
l'objet.  Il  n'y  avait  qu'à  engager  ou  à  contraindre  l'Empereur  à 
partir  pour  la  Malmaison,  Le  24  juin,  le  représentant  Duchesne, 
inspiré  par  Fouché,  demanda  en  séance  que  «  l'ex-empereur  fût 
invité  au  nom  de  la  patrie,  à  quitter  la  capitale  où  sa  présence 
ne  pouvait  plus  être  qu'un  prétexte  de  trouble  et  une  occasion  de 
danger  public.  »  Aussitôt,  le  duc  d'Otrante  chargea  Davout  d'aller 
voir  l'Empereur  pour  l'engager  à  se  retirer  à  la  Malmaison.  En 
arrivant  dans  la  cour  de  l'Elysée,  Davout  y  vit  un  grand  nombre 
d'officiers,  «  qui  faisaient  étalage,  dit-il,  de  leurs  beaux  senti- 
mens  et  de  leur  inutile  jactance.  »  Il  les  apostropha  durement, 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  représentant  qu'il  était  «  indigne  de  leur  uniforme  de  rester 
là,  oisifs  et  loin  du  danger.  »  Gomme  si  ce  n'était  pas  précisé- 
ment à  l'Elysée,  et  non  au  ministère  de  la  Guerre,  que  se  trouvait 
l'homme  qui  pouvait  encore  mener  les  soldats  français  au  péril 
des  batailles  !  La  vue  de  Davout,  à  qui  il  en  voulait  de  l'avoir  si 
vite  et  si  facilement  abandonné,  ranima  l'irritation  de  l'Empe- 
reur. S'il  ne  lui  fit  pas,  peut-être,  de  reproches  directs,  il  ful- 
mina contre  les  députés,  les  pairs,  les  ministres,  les  membres  du 
gouvernement  provisoire,  —  les  cinq  empereurs,  comme  il  les 
appelait,  —  enveloppant  implicitement  le  prince  d'Eckmûhl  dans 
le  même  blâme  et  le  même  mépris.  «  Vous  entendez  ces  cris! 
dit-il.  Si  je  voulais  me  mettre  à  la  tête  de  ce  peuple,  qui  a 
l'instinct  des  vraies  nécessités  de  la  patrie,  j'en  aurais  bientôt  fini 
avec  tous  ces  gens  qui  n'ont  eu  du  courage  contre  moi  que  quand 
ils  m'ont  vu  sans  défense  !...  On  veut  que  je  parte,  cela  ne  me  coû- 
tera pas  plus  que  le  reste.  »  Ces  deux  hommes,  si  longtemps  com- 
pagnons d'armes  et  rayonnant  d'une  gloire  commune,  sentaient 
l'un  comme  l'autre,  qu'ils  se  voyaient  pour  la  dernière  fois.  Ils 
se  quittèrent  sans  un  serrement  de  main,  sans  une  effusion  de 
cœur.  Napoléon  encore  vibrant  de  colère,  Davout  impassible  et 
glacial.: 

Au  moment  du  dîner,  l'Empereur  dit  à  la  princesse  Hortense  : 
«  Je  veux  me  retirer  à  la  Malmaison.  C'est  à  vous.  Voulez-vous 
m'y  donner  l'hospitalité?  »  Hortense  partit  le  soir  même  afin 
de  tout  disposer  de  son  mieux  pour  le  séjour  de  l'Empereur. 
Mais  Fouché,  paraît-il,  ignorait  ce  départ,  et  dans  sa  défiance 
d'homme  accoutumé  à  biaiser,  il  soupçonnait  Napoléon  de  ne 
point  vouloir  tenir  l'engagement  pris  avec  Davout.  Il  chercha  à 
l'intimider.  Dans  la  nuit  du  24  au  25  juin,  il  fit  avec  grand  bruit 
doubler  les  postes  de  l'Elysée,  sous  prétexte  d'un  coup  de  main 
projeté  par  des  royalistes.  Le  fourbe  en  fut  pour  ses  frais  d'in- 
vention. Les  officiers  de  service  à  l'Elysée  ne  s'émurent  ni  de  la 
mesure  ni  de  l'avis;  ils  n'en  parlèrent  même  pas  à  l'Empereur.  En 
dernière  ressource,  Fouché  et  ses  collègues  du  gouvernement  pro- 
visoire firent  agir  Carnot.  Le  25  juin,  de  bon  matin,  celui-ci  se 
présenta  à  l'Elysée.  L'Empereur  le  reçut  avec  amitié,  et,  sans 
discuter  ni  récriminer,  il  l'assura  qu'il  partirait  le  jour  même.  Au 
".ours  de  l'entretien,  qui  se  prolongea  et  fut  très  cordial,  il  lui  de- 
manda conseil  sur  le  lieu  de  sa  retraité  définitive.  «  N'allez  pas 
en  Angleterre,  dit  Carnot.  Vous  y  avez  excité  trop  de  haine, 


LA    SECONDE    ABDICATION.  381 

VOUS  seriez  insulté  par  les  boxeurs.  N'hésitez  pas  à  passer  en 
Amérique.  De  là,  vous  ferez  encore  trembler  vos  ennemis.  S'il 
faut  que  la  France  retombe  sous  le  joug  des  Bourbons,  votre 
présence  dans  un  pays  libre  soutiendra  l'opinion  nationale.  » 

L'Empereur  avait  donné  les  ordres  de  départ  pour  midi.  Il  y 
eut  des  indiscrétions  de  la  livrée.  Dès  onze  heures,  la  foule  se 
massa  dans  la  rue  du  faubourg  Saint-Honoré,  criant  à  pleine 
gorge  :  «  Vive  l'Empereur!  Vive  l'Empereur!  Ne  nous  abandonnez 
pas!  «Trop  ému  pour  affronter  ces  acclamations,  et  appréhendant 
peut-être  qu'une  chère  violence  ne  le  retînt  dans  le  palais  au  mé- 
pris de  sa  promesse  à  Carnot,  Napoléon  fit  sortir  les  carrosses 
avec  ses  aides  de  camp  et  l'escorte  par  la  grande  porte  de  l'Elysée; 
lui-même  gagna  à  pied  la  petite  porte  du  jardin  où  stationnait 
la  voiture  de  ville  de  Bertrand;  il  y  monta  avec  celui-ci  et  ne 
reprit  son  carrosse  que  passé  la  barrière  de  Ghaillot. 

La  nouvelle  fut  apportée  à  Fouché  comme  il  présidait  la  Com- 
mission de  gouvernement.  Il  resta  encore  en  défiance.  La  Malmai- 
son n'était  pas,  après  tout,  si  éloignée  de  Paris,  et  l'on  pouvait 
craindre  quelque  démarche  de  généraux,  de  groupes  d'officiers, 
susceptible  d'entraîner  l'Empereur.  Pour  plus  de  sûreté,  Fouché 
fit,  séance  tenante,  décider  par  la  Commission  que  le  général 
Becker,  député  du  Puy-de-Dôme,  recevrait  le  commandement  de 
la  garde  de  Napoléon  à  la  Malmaison.  Becker  était  en  disgrâce 
depuis  1810  pour  la  liberté  de  ses  opinions  :  c'est  pourquoi 
Fouché  l'avait  désigné  ;  mais  ce  brave  soldat,  peu  empressé  de 
remplir  ce  rôle  équivoque,  accourut  aussitôt  chez  Davout,  le 
priant  avec  insistance  d'en  charger  un  autre  officier  général.  Le 
ministre  réitéra  l'ordre  au  nom  de  la  Commission  executive. 
Becker  dut  partir  dans  la  soirée  pour  la  Malmaison.  Ses  instruc- 
tions portaient  :  «  L'honneur  de  la  France  commande  de  veiller 
à  la  conservation  de  l'empereur  Napoléon.  L'intérêt  de  la  patrie 
exige  qu'on  empêche  les  malveillans  de  se  servir  de  son  nom 
pour  exciter  des  troubles.  »  Il  n'était  pas  besoin  de  lire  beau- 
coup entre  les  lignes  pour  comprendre  que  Fouché  entendait 
qu'à  la  Malmaison  Napoléon  fût  prisonnier.  Et,  dans  la  pensée 
secrète  du  duc  d'Otrante,  ee  prisonnier  était  aussi  un  otage. 

Henry  Houssayf, 


POÉSIES 


AVRIL 

0  ma  vie!  il  n'est  rien  dans  les  villes  du  monde 

Que  ne  puisse  t'offrir  la  beauté  de  ce  soir! 

Paris,  avant  la  nuit,  se  regarde  au  miroir 

Du  fleuve,  —  et  quand  le  pont  s'ouvre  en  arche  profonde 

La  Seine  rose  y  fait  un  bruit  étrange  et  noir. 

Je  longerai  longtemps  le  quai  crépusculaire, 

Car  rien  ne  m'émeut  plus  que  cette  heure  et  ces  lieux; 

Ils  dorment  dans  mon  âme  et  vivent  dans  mes  yeux! 

Toute  rumeur  a  fui  la  berge  solitaire, 

Et  les  passans  tardifs  seront  silencieux. 

J'aime  ce  fleuve  étroit,  et  sa  courbe  imprécise. 

Et  les  vieux  monumens  reflétés  dans  ses  eaux, 

Mieux  qu'Amsterdam,  luisante  au  cœur  de  ses  canaux, 

Que  l'opale  irisée  où  je  revois  Venise; 

Plus  que  le  bord  des  mers  ces  quais  me  semblent  beaux 

Tout  près,  le  vieux  jardin  régulier  et  tranquille, 

Allonge  sa  terrasse  aux  arbres  reverdis... 

Que  de  fois,  accoudée  aux  balustres  tiédis. 

J'ai  regardé  bouger  le  reflet  de  la  ville. 

Quand  les  bruits  des  bateaux  lointains  sont  assourdis! 

C'est  la  même  fraîcheur  de  ce  nouveau  feuillage, 
La  même  acidité  d'avril  et  du  vent  vert, 
Le  même  charme  obscur  de  ce  jardin  désert; 
J'y  songe  au  même  instant,  j'ai  le  même  visage, 
Et  j'y  respire  encore  un  narcisse  enlr'ouvert. 


POÉSIES.  383 

J'ai  dû  vivre  cette  heure  et  son  amère  ivresse; 
Je  retrouve  le  goût  de  l'air  soudain  glacé, 
Le  frisson  du  soir  brusque  et  du  soleil  baissé, 
Et,  dans  ce  flot  transi  qui  passe  avec  paresse, 
Mes  yeux  pourraient  revoir  les  yeux  de  mon  passé. 

J'entends  le  même  écho,  la  même  voix  peut-être; 
L'or  d'un  couchant  pareil  aux  toits  du  Louvre  luit. 
Ai-je  cru  le  temps  mort  comme  on  sait  que  l'eau  fuit? 
Quelque  chose  est  en  moi  qui  germe  et  va  renaître, 
Puisque  tout  recommence  et  que  rien  ne  finit. 


APPARITION 

D'un  petit  pas  glissant  au  parquet  qui  miroite 
Ou  plus  lent,  sur  la  laine  en  fleur  des  longs  tapis, 
Vous  avancez,  lascive  et  lasse,  et  chaude  et  moite, 
Crispant  vos  doigts  aigus,  simiesque  Balkisl 

Entrez.  Je  reconnais  vos  grâces  étrangères  : 
Malice  langoureuse,  œil  trop  grand,  nez  qui  bat, 
Buste  étroit  balancé  sur  les  jambes  légères... 
Vous  êtes  bien  ce  soir  la  reine  de  Saba. 

Je  vous  connais,  ô  parfumée,  ô  belle,  ô  sombre! 
Qui,  dans  vos  brunes  mains,  m'apportez  tant  de  maux 
Qu'ils  courberaient,  plus  lourds  que  des  trésors  sans  nombre. 
Vos  esclaves,  vos  onagres  et  vos  chameaux. 

Je  vous  connais.  Je  sais  tout  ce  qui  se  dérobe 
Sous  Fétoft'e  et  sous  l'or  des  joyaux  suspendus, 
Et  je  vois  piétiner  sous  la  traînante  robe 
Vos  petits  pieds  de  bouc  fantasques  et  fendus. 

Mais,  comme  à  Salomon  jadis  vous  apportâtes 
Les  plus  mystérieux  et  les  plus  purs  parfums, 
Vous  venez  pour  m'offrir  d'étranges  aromates 
Dans  la  troublante  odeur  de  vos  cheveux  si  bruns. 


384  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Dans  la  coupe  des  seins  doublement  renversée, 
Dans  les  flacons  égaux  de  vos  bras  onduleux, 
Les  baumes  différens  de  la  chair  nuancée 
Et  l'ondoyant  sachet  d'un  corps  voluptueux; 

Et  ce  souffle  lointain,  salin  et  balsamique, 
Haleine  maléfique  ou  philtre  ardent  et  frais, 
Qui  semble  avoir  passé  sur  la  mer  arabique 
Pour  enivrer  mon  rêve  et  ravir  mes  secrets  I 

REFUS 

Va,  pars.  Je  ne  veux  rien  du  bonheur  vil  des  hommes. 

Qu'ai-je  besoin  d'avoir  un  enclos  plein  de  pommes, 

Sous  des  mains  pleines  d'or,  un  cœur  plein  de  souci, 

D'inutiles  désirs  et  de  colère  aussi. 

Un  front  barré  d'orgueil,  un  esprit  lourd  d'envie  ? 

Pourquoi  ?  N'ai-je  donc  pas  à  moi  toute  la  vie 

Et  le  soleil  et  l'ombre  avec  la  terre  et  l'eau? 

Mon  corps  n'est-il  pas  jeune  et  mon  visage  beau  ? 

N'ai-je  pas  tout  l'amour  et  toute  la  jeunesse? 

Pourquoi  me  parles-tu  de  gloire  et  de  richesse  ? 

Les  heures  en  collier  orneront  ma  beauté. 

Ainsi,  que  les  saisons,  de  leur  diversité 

Changent  à  l'infini  la  parure  du  monde. 

Pars  seul.  Ecoute  en  toi  l'ambition  qui  gronde. 

Travaille,  lutte  et  crie,  et  crois-toi  libre  et  fort; 

Sans  regarder  la  vie  et  sans  croire  à  la  mort, 

Cours,  vers  l'espoir  humain  des  choses  incertaines  ! 

...  Moi,  je  verrai  le  soir  assombrir  les  fontaines 

Avec  des  yeux  emplis  de  sagesse  et  d'amour  ; 

J'accueillerai  la  nuit  sans  regretter  le  jour, 

Etant  sûre  d'avoir  toujours  toutes  les  choses 

Dans  ma  tombe  allongée,  où  fleuriront  les  roses. 

STANCES 

Qu'êtes-vous  devenue,  enfant  songeuse  et  triste 

Aux  sombres  yeux? 
Vous  dont  plus  rien  en  moi  maintenant  ne  persiste, 

Rêves  ou  jeux? 


POÉSIES.  385 

Qu'êtes-vous  devenue,  enfant  paisible  et  tendre 

Au  cœur  pensif? 
Dans  quel  étroit  tombeau  repose  votre  cendre, 

Corps  grêle  et  vif? 

Vous  êtes  morte  au  fond  de  moi,  vous  êtes  morte. 

Petite  enfant  ! 
C'est  moi  qui  vous  abrite,  et  moi  qui  vous  emporte, 

Tout  en  vivant. 


Ah  !  vous  aviez  si  peur  de  cette  ombre  lointaine 

Que  fait  la  mort, 
Et  l'écartiez  déjà  d'une  main  incertaine. 

Tremblant  très  fort. 

Vous  étiez  douce  et  caressante  et  souvent  sage; 

Je  vous  revois, 
Mais  les  yeux  clos,  car  je  n'ai  plus  votre  visage, 

Ni  votre  voix. 

Ainsi  je  vais  mourir  tout  le  long  de  ma  vie, 

Jusqu'à  ce  jour 
Où,  de  l'espoir  qu'on  rêve  au  regret  qu'on  oublie. 

Tristesse,  amour, 

Je  ne  serai  plus  rien  dans  la  nuit  sûre  et  noire 

Qu'un  poids  léger, 
Et  pourrai  sans  reflet,  sans  ombre,  et  sans  mémoire, 

Ne  plus  changer. 


SOUHAIT 

Avoir  une  maison  tranquille  et  solitaire 
Qui  serait  loin  de  tous  dans  un  jardin  en  fleur. 
Et  là,  pouvoir  t'attendre,  ô  si  chère  à  mon  cœur, 
T' attendre  en  respirant  les  parfums  de  la  terre, 
0  sombre  amie,  ô  Mort!  toi  qui  m'as  fait  si  peur! 
TOUE  XIII.  —  1903.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  le  sol  carrelé  des  salles  surannées 
L'arrosoir  balancé  ferait  un  frais  dessin; 
La  pêche  à  l'espalier  mûrirait  comme  un  sein; 
Et  moi  je  sentirais  s'alourdir  les  années, 
Comme  à  la  branche  pend  la  grappe  d'un  essaim. 

Ma  fenêtre  ouvrirait  sur  la  pelouse  herbeuse 
Pour  écouter  le  bruit  des  faulx  dans  la  chaleur; 
Ainsi  je  pourrai  mieux,  toi  si  chère  à  mon  cœur. 
Tout  en  rangeant  les  fruits  dans  la  faïence  creuse, 
Entendre  que  tu  viens  remplacer  le  faucheur. 

Or,  ayant  préparé  sur  la  table  abondante 
Auprès  des  flacons  clairs  le  lumineux  raisin 
Et  les  rayons  de  miel,  et  le  lait,  et  le  pain, 
Je  t'attendrai  dans  la  demeure  où,  prévoyante, 
J'aurai  tout  disposé  pour  la  soif  et  la  faim. 

Et  je  pourrai  te  dire  :  «  Entre,  ô  toi,  bienvenue, 
Qui  viens  avec  le  soir  et  la  sombre  fraîcheur; 
0  si  chère,  ô  si  douce  !  et  qui  m'as  fait  si  peur  I 
Tu  le  vois,  tout  est  prêt,  et  je  suis  pâle  et  nue, 
•  Tu  pourras  me  faucher  comme  une  grande  fleur. 

Je  suis  lasse.  Prends-moi  pour  les  noires  paresses 
De  l'ombre  étroite  et  longue  et  du  repos  sans  fin. 
Mais,  ô  toi  que  jamais  nul  n'attendit  en  vain, 
Il  faut  que  de  longs  jours  dans  ma  maison  tu  laisses 
Mon  enfant  radieux,  près  des  fruits  et  du  vin  !  » 


L'AUTOMNE 

1 

C'est  toi,  Septembre,  ami  des  rêves  et  des  ombres. 
Qui  reviens  alanguir  mon  cœur  toujours  plus  las; 
Et,  parmi  la  douceur  de  tes  soirs  déjà  sombres, 
L'automne  aux  talons  d'or  assourdira  ses  pas. 


POÉSIES.  387 

Te  voici  donc  encor,  beau  mois'de^ iiiicrë  et  d'ambre, 
Qui  dans  l'air  tiède  étends  ton  voile  nébuleux 
Et  poses  sur  les  eaux  et  la  terre,  ô  Septembre! 
Pâles  et  transparens,  tes  doigts  jaunes  et  bleus. 

Tu  portes  dans  tes  mains  comme  de  belles  armes 
Des  glaïeuls  enflammés  en  haute  floraison, 
Et  je  ne  revois  pas  sans  ivresse  et  sans  larmes 
Tes  pieds  aériens  entrer  dans  ma  maison. 

De  tous  les  souvenirs  de  ma  lente  jeunesse, 
Tendres,  légers,  ou  lourds  d'anciennes  douleurs, 
Tu  viendras  délier  le  charme  et  la  tristesse, 
Quand  sur  mes  genoux  joints  tu  poseras  ces  fleurs. 

Ami!  n'en  garde  qu'une,  acérée  et  brûlante, 

Pour  la  jeter,  lorsque  le  soir  est  rouge  encor, 

De  l'arc  de  ce  grand  pont,  comme  une  flèche  ardente, 

Dans  le  long  fleuve  impur  qui  s'étire  et  s'endort. 


II 


Ma  jeunesse  est  liée  à  ce  fleuve,  à  la  pierre 
Des  hautains  monumens,  des  maisons  et  des  quais, 
Aux  arbres,  aux  jardins,  à  cette  ville  entière 
Qui  m'a  donné  ce  que  ne  me  rendront  jamais 
Les  plus  belles  cités  dont  se  pare  la  terre. 

Que  les  soirs  de  Paris  sont  beaux!  du  haut  des  pontî 
Lorsque  l'ombre  descend  sur  la  Seine  endormie, 
Et  qu'elle  semble  avoir  fermé  des  yeux  profonds 
Sous  les  arches  qui  sont  ses  paupières  sans  vie; 
Quand  la  nuit  qui  s'allume  y  tremble  en  feux  si  longsl 

Je  sais  qu'elle  n'a  pas  de  nymphe  transparente. 
Qu'elle  coule  sans  hâte  et  sans  limpidité, 
Sans  cacher  sous  son  onde  une  sirène  errante; 
Mais  j'aime  son  mystère,  et  son  impureté, 
Et  son  nom  dénoué  qui  sinue  et  serpente. 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tant  d'ors  décomposés  ont  verdi  dans  ses  eaux! 
Crépuscules  éteints  en  torches  submergées; 
Jours  clairs,  où  les  rayons  ont  bordé  de  roseaux 
Roses  et  irréels,  ses  berges  ombragées; 
Matins  qui  font  songer  à  des  couchans  plus  beaux I 

L'hiver  qui  la  transit  la  fait  neuve  et  morose, 
Et  l'ondoyant  été  pâlit  ses  soirs  brumeux; 
Mais  si  le  printemps  nu  Teffleure  d'un  pied  rose, 
Octobre  y  jettera  ses  fruits  miraculeux 
Et  la  corolle  en  sang  de  sa  dernière  rose. 


III 


Automne  I  je  te  vois  ;  aux  balcons  ajourés 
Dont  le  relief  fleurit  les  façades  du  Louvre    . 
Tu  rêves,  et  tu  tiens  entre  tes  doigts  dorés 
Une  fleur  de  métal  qui  paraît  vivre,  et  s'ouvre, 
Et  hausse  jusqu'à  toi  ses  feuillages  cuivrés. 

Sur  ta  tête  éphémère  et  pourtant  éternelle, 

Le  grand  ciel  nuageux  suspend  de  noirs  raisins. 

Comme  un  bois  jaunissant  ta  robe  est  triste  et  belle, 

Ta  chevelure  tombe  en  grappes  sur  tes  seins  ; 

Et  tu  descends  vers  l'eau,  tu  te  penches  sur  elle. 

La  pourpre  des  forêts  qui  rougit  ton  orteil. 
Trempe-la,  belle  Automne,  en  l'onde  taciturne 
Du  fleuve  qui,  ce  soir,  au  vieux  Styx  est  pareil 
Et,  debout  dans  les  plis  de  ton  manteau  nocturne, 
Tends  à  quelque  passeur  l'obole  du  soleil  ! 


LA  NAVIGATION  AÉRIENNE 


CATASTROPHES  ET  PROGRÈS 


I 

Quoi  que  puisse  dire  Aristophane  clans  la  plus  admirable  de 
ses  comédies,  jamais  les  oiseaux  n'ont  été  jaloux  des  hommes. 
Ce  sont,  au  contraire,  les  lourds  bipèdes  condamnés  à  se  mou- 
voir à  la  surface  du  globe  qui,  toujours,  ont  été  jaloux  des 
hôtes  emplumés  du  firmament.  L'exclamation  :  Des  ailes!  des 
ailes!  que  le  poète  met  dans  la  bouche  d'un  des  deux  fondateurs 
de  la  «  Ville  des  nuages  et  des  coucous  »  est  bien  l'expression 
de  la  plus  sublime  ambition  de  l'être  que  notre  Lamartine  a  eu 
raison  d'appeler  «  un  dieu  tombé  qui  se  souvient  des  cieux.  » 

Le  13  octobre  1902,  au  moment  où  le  baron  Ottocar  de  Bradsky 
était  trahi  par  les  fils  fragiles  sur  lesquels  il  comptait  pour  em- 
pêcher sa  nacelle  d'obéir  à  la  force  impitoyable  qui  se  nomme  la 
pesanteur,  la  Nouvelle  Presse  libre  de  Vienne  publiait  un  article 
dû  à  la  plume  de  l'intrépide  et  malheureux  inventeur.  Avant 
d'exposer  des  théories  aéronautiques  dont  il  n'est  pas  utile  de 
discuter  la  valeur,  et  de  décrire  le  dirigeable  auquel  il  avait 
confié  sa  fortune,  M.  de  Bradsky  donnait  les  raisons  qui,  d'un 
gentilhomme  n'étant  ni  savant,  ni  aéronaute,  avaient  fait  le  con- 
structeur d'un  aérostat  automobile. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  C'est  par  le  sport,  s'écrie-t-il,  c'est  par  le  sport  que  j'ai  été 
conduit  à  consacrer  mes  capitaux,  ma  vie,  à  la  navigation 
aérienne.  J'ai  commencé  à  me  faire  connaître  comme  écuyer  et, 
dans  le  salon  de  mon  château,  j'ai  suspendu  bien  des  fois  le  prix 
de  grandes  luttes  sportives.  Mais,  qu'il  soit  à  cheval,  à  bicyclette 
ou  en  automobile,  jamais  le  coureur  ne  cherche  à  réaliser  autre 
chose  que  le  mouvement  le  plus  libre  et  le  plus  rapide  qu'on 
puisse  atteindre.  Quel  mouvement  plus  libre  et  plus  rapide  que 
le  vol  des  oiseaux?  Que  peut  rêver  de  plus  impétueux  l'ima- 
gination vagabonde?  Il  ne  me  restait  donc  plus  qu'à  m'arracher 
du  sol  et  à  faire  de  l'air  le  théâtre  de  mes  exploits  !  »  Belles  pa- 
roles qui,  à  l'heure  fatidique  oii  on  les  admirait  dans  la  capitale 
de  l'empire  d'Autriche,  provoquaient  la  plus  cruelle  des  cata- 
strophes en  vue  de  nos  remparts.  Comment  n'auraient-elles  point 
séduit  l'esprit  impressionnable  et  ardent  de  Paul  Morin,  l'habile 
électricien,  le  compagnon  de  gloire  de  l'intrépide  et  malheureux 
inventeur  ? 

Dans  la  séance  du  2  octobre  de  l' Aéro-Club,  nous  avons 
proposé  à  nos  collègues  de  consacrer  l'ascension  qu'ils  organi- 
saient à  l'observation  de  l'éclipsé  de  soleil  qui  devait  avoir  lieu 
le  dernier  jour  du  mois.  Cette  proposition  fut  immédiatement 
acceptée  par  des  jeunes  gens  enthousiastes  pour  les  progrès 
d'une  science  si  française  et  que  le  sport  a  conduits,  comme 
M.  de  Bradsky,  à  se  faire  aéronautes. 

L'éclipsé  en  question  devait  être  très  courte.  A  Paris,  elle 
ne  devait  durer  que  neuf  minutes.  Lors  de  la  sortie  de  la  lune, 
le  disque  du  soleil  allait  être  encore  presque  tangent  à  l'horizon. 
Dans  de  pareilles  conditions,  les  observations  devaient  être  im- 
possibles à  la  surface  de  la  terre,  même  avec  les  lunettes  excel- 
lentes que  l'on  possède  dans  nos  grands  établissemens  astro- 
nomiques. Ni  M.  Janssen  à  Meudon,  ni  M.  Lœwy  à  Paris, 
n'avaient  fait  de  préparatifs  qui  auraient  été  forcément  inutiles. 
A  Greenwich,  on  avait  dû  s'abstenir  de  même,  et  le  Nautical 
Almanac  ne  donnait  que  des  nombres  incomplets  pour  les  sta- 
tions anglaises. 

Déjà,  sous  les  auspices  de  M.  Janssen,  le  Club  a  fait  exécuter 
avec  ses  ballons  plusieurs  ascensions  astronomiques.  Il  m'a  semblé 
qu'il  y  avait  lieu  de  faire  un  nouvel  effort.  Les  ballons  ont  cer- 
tainement fait  quelques  progrès  depuis  qu'ils  ont  servi  dans  la 
guerre,  et  leur  emploi  pendant  le  siège  de  Paris  a  été  le  com- 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  391 

mencement  d'une  véritable  renaissance.  Mais  que  sont  ces  pas 
en  avant  auprès  de  ceux  qui  se  succéderaient,  si  nous  étions 
assez  heureux  pour  rapporter  une  photographie  d'éclipsé  obtenue 
à  bord  d'un  aérostat  en  cours  de  route  ? 

Morin  avait  été  un  des  premiers  à  se  faire  inscrire,  et  faisait 
par  conséquent  partie  de  l'équipage  de  l'Aéro-Club  qui  devait 
réaliser  ce  haut  fait  d'astronomie  aéronautique. 

Pour  guider  cet  aérostat,  on  avait  désigné  un  des  pilotes  offi- 
ciels du  Club,  un  des  plus  habiles  collègues  des  comtes  de  la 
Vaulx  et  de  Saint-Victor,  qui  se  sont  acquis,  en  si  peu  de  temps, 
une  réputation  universelle  par  tant  d'expéditions  mémorables. 
De  mon  côté,  je  me  mis  à  étudier  de  plus  près  les  appareils  que 
je  voulais  emporter.  On  exécuta  sous  mes  yeux  une  épreuve  du 
soleil  avec  la  chambre  noire  qui  m'était  destinée.  Je  constatai  à 
mon  amer  désappointement  que  le  diamètre  du  disque  solaire 
n'avait  pas  beaucoup  plus  d'un  millimètre  sur  le  plus  grand 
cliché  que  l'on  pût  obtenir  d'un  fort  joli  paysage  céleste.  Gom- 
ment soumettre  un  cercle  d'un  rayon  si  minime  à  un  grossis- 
sement suffisant  pour  faire  apparaître  sur  sa  circonférence  une 
toute  petite  échancrure  que  l'œil  le  plus  exercé  confondrait  avec 
une  bavure,  une  granulation  quelconque?  Désespéré,  je  déclarai 
que  je  renonçais  à  l'expérience  et  que  l'ascension  projetée  n'au- 
rait pas  lieu.  Pourquoi  ai-je  eu  tant  de  scrupules?  Pourquoi  me 
suis-je  tant  occupé  du  succès  immédiat?  Est-ce  que  je  ne  sais 
pas,  par  expérience,  que  ce  ne  sont  jamais  les  aéronautes  qui 
ont  le  droit  de  s'écrier  comme  César  :  vem,  vidi,  vici...  C'est  de 
nous  que  l'on  peut  dire  que  notre  faible  génie  est  une  longue 
patience.  Les  circonstances  atmosphériques  sont  si  variées,  si 
instables;  les  forces  qui  dominent  dans  l'océan  invisible  sont  si 
prodigieuses  que,  comme  Pierre  le  Grand  dans  sa  lutte  contre 
Charles  XII,  nous  ne  pouvons  arracher  la  victoire  qu'à  force  de 
défaites  successives. 

Certes,  les  périls  de  l'air  sont  grands,  et  les  plus  habiles 
pilotes,  comme  le  capitaine  von  Siegsfeld,  un  des  inventeurs  du 
ballon  cerf-volant,  peuvent  être  surpris  par  la  tempête  dans  des 
circonstances  où  la  mort  est  inévitable.  Moi-même,  j'ai  éprouvé, 
plus  d'une  fois,  des  accidens  dans  lesquels  il  semblait  que  j'al- 
lais périr.  Mais  ces  épisodes  n'ont  point  refroidi  mon  zèle.  L'âge 
a  ajouté  un  sac  de  lest  au  poids  de  mon  corps  sans  diminuer 
l'ardeur  de  mon  âme,  et  ma  devise  est  toujours  :  Excelsior! 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toutefois,  lorsque  je  songe  à  tous  les  amis  que  j'ai  succes- 
sivement perdus  parce  qu'ils  sont  morts  martyrs  d'un  élan  irré- 
sistible, lorsque  je  pense  au  brave  Gower,  à  l'intrépide  Eloi,  aux 
deux  vaillans  Lhoste  et  Mangot,  à  l'aventureux  Sivel  et  à  son 
inséparable  Grocé-Spinelli,  à  l'héroïque  Andrée,  à  l'étudiant 
Strindberg  et  à  l'ingénieur  Franckel,  ses  chevaleresques  com- 
pagnons, je  me  sens  pris  d'une  sorte  de  tremblement  intérieur. 
Je  me  dis  que  je  n'aurais  pas  dû  renoncer  si  facilement  à  l'expé- 
dition à  laquelle  Paul  Morin  devait  prendre  part. 

Mais  la  froide  raison  m'apprend  que  la  prévision  de  cette 
tentative  ne  l'aurait  pas  détourné  de  celle  qui  devait  faire  couler 
tant  de  larmes  d'une  épouse  et  d'une  fille,  mêlant  leurs  pleurs 
à  celles  d'une  noble  étrangère  dont  l'enfant  ne  connaîtra  jamais 
les  caresses  d'un  père... 

A  peine  avais-je  renoncé  à  l'expédition  aérienne  que 
M.  Bordé,  vice-président  de  l'Aéronautique-Club ,  me  rappela 
qu'à  l'occasion  de  l'Exposition  de  1900,  le  ministre  de  la  Guerre 
avait  institué  un  concours  pour  la  construction  d'un  télé- 
objectif. 

Il  fallait  qu'à  l'aide  de  cet  appareil  on  pût  obtenir,  à  8  kilo- 
mètres de  distance,  une  épreuve  photographique  sur  laquelle  un 
homme  aurait  0,12  millimètres  de  hauteur  et  0,04  de  largeur. 
Ce  sont  les  dimensions  nécessaires,  à  ce  qu'il  paraît,  pour  qu'en 
restant  hors  de  portée  du  canon,  les  aéronautes  militaires  rap- 
portent un  cliché  sur  lequel  on  puisse  compter  les  hommes, 
les  chevaux,  les  pièces,  et  deviner  tous  les  détails  de  la  batterie 
lointaine  que  l'on  a  visée.  Il  faut  interpréter  l'épreuve  rien  qu'à 
l'œil  nu.  Il  ne  serait  pas  prudent  de  compter  sur  un  grossisse- 
ment ultérieur. 

M.  Bordé  m'apprit  de  plus  que  ce  problème  avait  été  résolu 
d'une  façon  brillante,  que  le  prix  avait  été  décerné,  et  il  me 
montra  le  rapport  du  capitaine  Houdaille  que  vient  de  publier  la 
Revue  du  génie  înilitaire.  Naturellement  de  si  bonnes  nouvelles 
exaltèrent  mon  enthousiasme,  surtout  quand  je  vis  que  la  seule 
difficulté  pour  obtenir  une  image  parfaite  est  d'avoir  assez  de 
lumière.  «  Nous  n'en  manquerons  pas,  m'écriai-je,  puisqu'il 
s'agit  de  photographier  le  soleil  !  Nous  n'aurons  qu'à  mettre  de- 
vant l'objectif  un  verre  jaune  pour  ne  pas  voiler  la  plaque,  in- 
staller un  chercheur  avec  un  verre  noir  pour  ménager  l'œil  du 
photographe  et  diminuer  le  temps  de  la  pose,  qui  est  bien  lente. 


LÀ    NAVIGATION    AÉRIENNE.  393 

Elle  est  d'un  cinq-centième  de  seconde  :  nous  la  restreindrons, 
j'en  suis  certain,  à  un  cinq-millième  !  » 

Tout  semblait  marcher  admirablement.  L'appareil  ainsi  dis- 
posé n'avait  qu'une  longueur  de  60  centimètres.  Il  pesait  5  à 
6  kilos  seulement.  Il  était  parfaitement  maniable  et  garni  d'une 
douzaine  de  plaques  extra-sensibles  de  dimensions  suffisantes. 
Nous  tenions  entre  nos  mains  un  soleil  n'ayant  pas  moins  d'un 
centimètre  et  demi  de  diamètre  et  supportant  un  développement 
notable. 

Nous  nous  occupâmes  donc  avec  ardeur  de  nos  préparatifs  de 
départ.  M.  Saunière,  président  de  l'Aéronautique-Club,  devait 
piloter  notre  aérostat. 

Malheureusement,  nous  avons  été  mis  en  déroute  dans  la 
nuit  du  30  au  31  octobre  par  les  nuages  dont  nous  nous  imagi- 
nions triompher  facilement.  Nous  avons  recueilli  une  nouvelle 
preuve  de  la  fragilité  des  combinaisons  aérostatiques  lorsqu'on 
n'accumule  pas  toutes  les  ressources  de  la  science,  du  gaz 
hydrogène,  un  hangar  pour  le  gonflement,  et  des  études  préa- 
lables sur  le  maniement  des  instrumens  scientifiques  dont  on  va 
se  servir. 

L'usage  des  ballons-sondes  date  de  plus  de  dix  ans  :  c'est  le 
4  août  1892  que  MM.  Hermite  et  Besançon  ont  eu  l'honneur  de 
lancer  leur  premier  aérostat  explorateur,  à  l'usine  à  gaz  de 
Noisy-le-Sec.  Des  savans  tels  que  MM.  Assmann,  Berson,  Siiring 
se  sont  attachés  à  cette  spécialité.  On  a  établi  un  comité  inter- 
national duquel  font  partie,  pour  la  France,  MM.  Bouquet  de  la 
Grye,  Mascart,  Violle  et  Cailletet.  M.  Teisserenc  de  Bort  a  fondé 
un  établissement  spécial  près  de  Trappes;  il  en  a  organisé  un 
autre  à  Viborg,  en  Danemark.  Un  observatoire  aéronautique  a 
été  établi  à  Tegel,  par  le  gouvernement  allemand.  Mais  que  de 
peines,  que  de  soins  ont  été  nécessaires  !  Trois  congrès  inter- 
nationaux ont  été  tenus  à  Strasbourg,  à  Paris  et  à  Berlin,  à  pro- 
pos d'une  question  qui  paraît  aussi  simple.  Cependant,  c'est 
seulement  depuis  moins  d'un  an  que  les  lancers  mensuels  ont 
pris  une  forme  définitive,  que  les  ballons-sondes  parviennent 
quelquefois  à  des  hauteurs  voisines  de  20  000  mètres,  que  les  as- 
censions libres  nécessaires  à  l'interprétation  des  tracés  exécutés 
par  les  enregistreurs  ont  atteint  dans  une  même  ville  (Berlin), 
pendant  trois  mois  consécutifs,  des  altitudes  de  5  à  6  kilomètres. 
C'est  pour  la  première  fois  dans  l'expérience  mensuelle  d'oc- 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tobre  que  M.  Gilles  Valentin,  du  bureau  météorologique  de 
Vienne,  s'est  élevé  jusqu'à  l'altitude  de  près  de  7  kilomètres, 
avec  un  ballon  de  1200  mètres. 

Notre  désappointement  a  été  très  vif,  lorsque,  après  avoir 
franchi  une  première  couche  flottant  de  800  à  1  000  mètres  au- 
dessus  de  l'usine  à  gaz  de  Rueil,  nous  avons  aperçu  les  falaises 
nuageuses  qu'il  nous  fallait  franchir  avant  de  tourner  notre  ob- 
jectif vers  le  soleil. 

La  situation  était  d'autant  plus  désespérante  et  désespérée 
que  nous  étions  partis  en  retard,  à  cause  des  difficultés  imprévues 
qu'avait  offertes  le  gonflement.  Le  30  au  soir,  on  avait  étalé,  sur 
le  sol  de  la  cour  des  gazomètres,  l'étoffe  disposée  en  cercle  au- 
dessous  de  son  filet  et  recouvrant  complètement  une  manche  en 
toile  amenant  le  gaz  léger  d'un  gazomètre  spécialement  destiné 
à  l'usage  des  aéronautes  partant  de  cette  usine.  Tout  était  disposé 
habilement  pour  que  rien  n'entravât  l'arrivée  de  l'hydrogène 
carboné.  Mais  il  était  tombé  une  pluie  intense.  Le  filet  s'était 
gorgé  d'eau  et,  par  conséquent,  ratatiné  d'une  façon  déplorable. 
Il  aurait  été  complètement  impossible  d'y  faire  entrer  l'étoffe,  si 
l'on  ne  s'était  résigné  à  former  un  pli  détruisant  sa  régularité, 
diminuant  sa  capacité,  et  augmentant  sa  tendance  aux  mouve- 
mens  giratoires. 

Non  seulement  notre  matériel  était  lourd,  mais  nous  arri- 
vions bien  tard  au  pied  d'un  mur  formidable  de  nuées  ayant 
une  épaisseur  tout  à  fait  inusitée.  Pour  arriver  à  l'heure  dans  les 
régions  lointaines  où  les  doigts  de  rose  de  l'Aurore  nous  rappe- 
laient de  plus  en  plus  que  l'éclipsé  n'attend  personne,  nous 
n'avions  qu'une  ressource  :  jeter,  sac  sur  sac,  tout  ce  que  nous 
avions  de  lest.  Mais  si,  par  impossible,  nous  avions  réussi  à 
atteindre  la  zone  choisie  pour  l'observation,  nous  serions  arrivés 
en  tourbillonnant  dans  tous  les  sens.  Il  aurait  été  absolument 
impossible  d'exécuter  une  visée  correcte  et  sérieuse.  Dans  ces 
circonstances,  je  crus  devoir  modérer  l'ardeur  de  mes  compa- 
gnons et  leur  demander  de  regagner  le  voisinage  de  la  terre.  Là 
nous  attendait,  maigre  compensation  cependant,  une  des  ascen- 
sions les  plus  heureuses  et  les  plus  intéressantes  que  j'aie 
exécutées  dans  toute  ma  carrière. 

Je  pensais  que  nous  rapporterions,  au  moins,  une  fiche  de 
consolation,  un  cliché  du  soleil  non  éclipsé  pris  à  bord  d'une 
nacelle  avec  un  appareil  téléphotographique  d'un  grossissement 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  393 

de  plus  de  cinq   diamètres.  Mais  cette  modeste  espérance   ne 
devait  pas  se  réaliser. 

Vainement  nous  sommes  remontés  à  deux  reprises  à  1  100  ou 
1  200  mètres  afin  de  profiter  d'une  éclaircie,  nous  n'avons  rapporté 
à  terre  que  la  photographie  des  nuages  qui  ont  arrêté  notre  essor 
et  le  meilleur  souvenir  des  habitans  d'un  hameau  voisin  de 
Chartres  où  nous  avons  organisé  notre  descente  au  guide- 
rope. 


II 


La  catastrophe  du  13  octobre  1902  a  inspiré  à  un  auteur 
anonyme  une  pièce  de  vers  insérée  dans  le  numéro  de  novembre 
de  VAéronaute  viennois.  Le  poète  nous  présente  un  inventeur 
en  train  de  préparer  son  dirigeable.  La  Reine  des  airs  apparaît; 
elle  interpelle  l'audacieux.  Elle  l'avertit  que  l'Eternel  lui  a  donné 
l'empire  de  l'Océan  atmosphérique.  L'aéronaute  s'indigne  qu'une 
divinité  jalouse  songe  à  lui  interdire  l'accès  de  la  région  des 
nuages.  Oubliant  la  chute  d'Icare,  il  invoque  l'exemple  de  Dédale. 
La  reine  se  montre  accommodante  ;  elle  lui  fait  une  proposition 
fort  acceptable  :  elle  le  laissera  librement  pénétrer  dans  son 
domaine,  pourvu  qu'il  consente  à  la  laisser  guider  ses  pas,  et 
qu'il  s'en  fie  aveuglément  à  elle  pour  le  choix  de  sa  route.  L'in- 
venteur ne  veut  rien  entendre;  il  repousse  cette  proposition 
comme  ignominieuse.  Dans  un  accès  d'orgueil,  il  déclare  auda- 
cieusement  qu'il  prétend  régner  en  souverain  absolu  sur  l'air; 
il  doit  être  le  maître,  le  seul  maître  là-haut  comme  ici-bas.  En 
même  temps  il  jette  à  tour  de  bras  son  sable,  et  à  corps  perdu 
il  lance  son  aérostat  dans  l'espace  ! 

C'est  ainsi  que  sont  partis,  hélas  !  le  célèbre  Brésilien  Severo 
et  son  mécanicien,  dans  leur  expérience  tragique  du  12  mai. 
Cet  élan  a  été  la  cause  première,  la  seule  peut-être,  de  leur 
naufrage.  En  effet,  toutes  les  imperfections  d'un  dirigeable  con- 
spirent en  quelque  sorte  pour  perdre  le  capitaine  qui  s'éloigne 
trop  vite  de  la  terre 

En  indiquant,  comme  il  le  fait,  par  un  mot  énergique  la 
gravité  de  l'erreur  commise  par  son  héros,  le  poète  autrichien 
met  en  évidence  d'une  façon  éloquente  la  terrible  leçon  de  choses 
que  les  amis  de  la  navigation  aérienne  ont  reçue  dans  cette  cir- 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

constance  lamentable.  Le  plus  digne  hommage  que  l'on  puisse 
rendre  à  la  mémoire  des  intrépides  qui  ont  succombé  dans  la 
grande  lutte  pour  la  conquête  de  l'air  n'est-il  point  de  faire  en 
sorte  que  leur  sacrifice  ne  soit  point  inutile?  En  opérant  ainsi, 
ne  les  associe-t-on  pas  aux  triomphes  de  ceux  qui,  s'ils  ne  peu- 
vent être  plus  braves,  seront  plus  habiles  et  plus  prudens  parce 
qu'ils  tireront  parti  des  fautes  de  leurs  prédécesseurs?  Si  d'autres 
inventeurs  d'automobiles  volans  parviennent  à  évoluer  avec  suc- 
cès au-dessus  de  Paris,  pendant  ou  après  l'exposition  qui  s'est 
ouverte  au  Grand-Palais  le  10  décembre,  ne  serait-ce  point  parce 
que  les  catastrophes  de  leurs  aînés  leur  ont  servi  de  leçon  et 
d'exemple  ? 

Aussitôt  que  la  Reine  des  airs  voit  le  dirigeable  s'envoler,  elle 
fait  un  signe  et  déchaîne  la  tempête.  Le  navire  aérien  chavire, 
il  tombe  à  terre  devant  les  hommes  frappés  de  stupeur.  La 
nacelle  se  brise  au  milieu  d'un  tourbillon  de  flammes.  L'aéro- 
naute  respire  encore.  Avant  de  rendre  son  âme  à  Dieu,  il  a  la 
force  de  prononcer  des  paroles  dignes  du  Prométhée  d'Eschyle 
lorsqu'il  prend  l'éther  et  la  terre  à  témoin  de  l'injustice  des  tor- 
tures que  lui  fait  subir  Jupiter  ! 

Loin  d'imiter  l'aéronaute  que  chante  le  poète  anonyme, 
nous  ne  cachons  point  que  nous  aurions  signé  avec  joie  le 
traité  d'alliance  que  proposait  la  Reine  des  airs.  Que  de  choses  à 
admirer  dans  son  empire  sans  lui  désobéir  ! 

Depuis  une  quarantaine  d'années,  j'ai  fait  un  assez  grand 
nombre  de  voyages  aériens  pour  qu'il  ne  me  soit  pas  possible  de 
savoir  au  juste  combien  de  fois  je  me  suis  fait  véhiculer  par  le 
gaz.  Jamais  je  n'ai  fait  deux  ascensions  qui  se  ressemblent.  Il  ne 
m'a  jamais  été  possible  de  deviner  ce  qui  m'arriverait,  mais  pres- 
que aucun  des  projets  d'expériences  que  j'avais  formulés  en  quit- 
tant la  terre  n'a  reçu  un  commencement  d'exécution  qu'après 
plusieurs  tentatives.  Jamais,  non  plus,  je  n'ai  parcouru  une 
étape  dans  le  pays  des  nuages  sans  revenir  plus  instruit,  mieux 
portant,  meilleur  peut-être  que  je  n'étais  parti.  Ce  qui,  cepen- 
dant, ne  m'a  jamais  préoccupé,  c'est  de  savoir  dans  quel  point 
du  globe  je  descendrais.  Il  faut  en  excepter  mon  ascension  du 
Siège  où  j'étais  parti  de  jour  afin  d'y  voir  clair  et  de  ne  point 
tomber  dans  un  camp  allemand.  A  part  cette  circonstance  excep- 
tionnelle, tout  ce  que  j'ai  demandé  à  Eole,  c'est  de  ne  pas  m'en- 
voyer  dans  l'empire  de  Neptune  !  - 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  397 

Instruit  aujourd'hui  par  les  nombreuses  expériences  dont  j'ai 
lu  le  récit  et  par  la  descente  que  j'ai  exécutée,  il  y  a  une  quinzaine 
d'années,  dans  la  baie  de  Portsmouth,  profitant  en  outre  des  évo- 
lutions auxquelles  je  me  suis  livré  avec  un  guide-rope  au-dessus 
de  la  forêt  de  Fontainebleau  pour  montrer  au  malheureux 
Strindherg  la  nature  des  précautions  que  devait  prendre  le  chef 
de  l'expédition  polaire,  je  serais  maintenant  moins  timide. 

Armé  d'une  simple  corde  traînante,  d'un  cône-ancre,  d'un 
bout  de  vergue  et  d'un  morceau  de  toile  à  voile,  je  ne  cherche- 
rais point  à  traverser  l'Atlantique;  mais  il  me  semble  que  je 
saurais  profiter  du  vent  régnant  pour  atteindre  une  île  provi- 
dentielle, sur  la  Baltique,  le  golfe  du  Mexique  ou  la  Méditer- 
ranée; je  suis  persuadé  que  je  parviendrais  à  débarquer  sur  une 
côte  amie,  que  j'atteindrais  au  moins  le  sillage  de  quelq-ue 
steamer  qui  ne  me  refuserait  certainement  pas  l'hospitalité  à 
son  bord. 

Les  spectacles  qui  se  déroulent  devant  l'œil  étonné  du  voya- 
geur aérien  sont  d'une  nature  si  sublime  et  si  attrayante  que 
son  esprit  cesse,  malgré  lui,  de  s'intéresser  à  ce  qui  se  passe  à 
la  surface  de  la  terre,  au-dessus  de  laquelle  il  plane,  poussé  par 
une  force  invisible. 

Les  ascensions  aérostatiques  permettent  de  se  livrer  à  ce 
qu'on  peut  appeler  la  chasse  aux  idées  ;  c'est  là  que  l'on  rencontre 
les  plus  brillantes  inspirations.  Pourquoi,  quelcpie  grand  qu'il 
ait  été  déjà,  Victor  Hugo  n'a-t-il  point  écouté  les  conseils  des 
aéronautes  qui  voulaient  l'entraîner  dans  le  ciel?  Il  serait  cer- 
tainement descendu  de  l'aérostat  qui  aurait  eu  la  gloire  de  lui 
donner  le  baptême  de  l'air,  enrichi  de  pensées  que  son  fertile 
cerveau  n'avait  pas  encore  conçues,  il  aurait  entendu  des  har- 
monies qui  ne  paraissent  pas  destinées  à  une  oreille  humaine.. 
Matériellement  on  ne  s'approche  pas  de  Dieu,  car  la  distance  à 
laquelle  on  arrive  en  s'écartant  de  la  terre  est  insignifiante.  Et 
pourtant  le  monde  aérien  semble  l'antichambre  du  monde  éter- 
nel !  N'est-ce  point  là  qu'on  apprend  à  bien  vivre  et,  par  consé- 
quent, à  bien  mourir? 

Par  suite  de  la  diminution  de  la  pression  de  l'air  que  l'on 
respire,  un  sang  plus  impétueux  coule  dans  les  veines  du  tou- 
riste, la  tension  artérielle  augmente,  une  partie  du  sérum  est 
éliminée  par  la  respiration  cutanée,  dont  l'activité  augmente; 
en  tout  cas,  le  nombre  spécifique  des  globules  rouges  devient 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  considérable.  Si  la  dépression  continue,  elle  engendre  la 
somnolence,  puis  bientôt  la  paralysie,  la  mort;  mais,  quand  elle 
est  maintenue  dans  de  justes  limites,  et  que  l'altitude  ne  dé- 
passe point  le  sommet  du  Mont-Blanc,  l'afflux  du  sang  au  cerveau 
produit  des  effets  excellens.  Pour  me  rajeunir,  je  n'ai  pas  besoin 
d'aller  chercher  en  Vaucluse  la  fontaine  de  Pétrarque,  c'est  un 
ballon  qui  est  ma  source  de  Jouvence.  Quand  il  y  a  longtemps 
que  je  n'ai  fait  une  cure  d'air,  je  languis,  je  m'étiole.  Ce  n'est 
pas  chez  moi  une  passion,  c'est  un  besoin  physique. 

Lorsqu'on  n'abuse  pas  de  ses  dons,  la  dépression  est  une  fée 
bienfaisante.  Du  fond  des  cellules  pulmonaires,  elle  chasse  l'air 
flétri,  le  résidu  respiratoire  ;  elle  introduit  à  sa  place  l'air  imma- 
culé des  hautes  régions  :  qui  sait  s'il  n'arrive  point  embaumé 
d'ozone  et  parfumé  d'hélium? 

Sénèque  paraît  avoir  deviné  l'impression  que  font  les  voyages 
en  ballon  sur  l'aéronaute  le  moins  habitué  aux  méditations  phi- 
losophiques lorsqu'il  décrit,  dans  sa  Vita  beata,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  l'état  d'âme  du  sage  voguant  au  milieu  des  régions 
célestes  et  passant  avec  indifférence  sur  les  palais  des  rois,  les 
hôtels  des  grands  ou  les  chaumières  des  laboureurs. 

A  l'époque  où  les  ballons  furent  inventés,  on  ne  connaissait 
d'autre  moyen  de  transport  mécanique  que  les  chevaux  ou  les 
navires.  La  vitesse  des  vents  excitait  alors  l'admiration  de  tous 
les  mortels.  On  considérait  comme  la  solution  d'un  immense  pro- 
blème, d'un  intérêt  suprême,  urgent,  la  découverte  d'un  procédé 
pour  profiter  de  toute  leur  vitesse,  dans  la  région  où  rien  n'en- 
trave leur  allure.  Mais,  depuis  les  Montgolfier,  des  inventeurs 
d'un  incomparable  génie  nous  ont  donné  les  steamers,  les  rails, 
les  fils  télégraphiques  et  même  la  télégraphie  sans  fil,  la  bicy- 
clette et  l'automobile. 

Le  sport  aérien  fait,  de  nos  jours,  de  grands  progrès,  non 
seulement  en  France,  mais  dans  tous  les  pays  étrangers,  la 
Suède,  l'Angleterre,  l'empire  d'Allemagne,  l'empire  d'Autriche, 
où  l'on  a  imité  l'initiative  du  marquis  de  Dion  et  fondé  des 
Aéro-Clubs.  Toutefois,  il  faut  l'avouer,  ce  n'est  qu'en  France 
que  la  construction  des  ballons  dirigeables  a  pris  un  dévelop- 
pement extraordinaire.  En  effet,  il  serait  difficile  de  donner 
l'inventaire  complet  de  tous  nos  compatriotes,  qui  se  préparent 
à  figurer  dans  les  courses  plates  de  laérodrome  de  Saint- Louis 
du  Missouri. 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  399 

Il  serait  fâcheux  que  la  navigation  aérienne  artistique,  scien- 
tifique et  sportive  fût  sacrifiée  chez  nous  à  une  spécialité  dont  les 
exploits  offrent  l'intérêt  d'un  drame,  mais  dont  les  succès  ne  sont, 
il  faut  bien  le  dire,  que  problématiques  et  ne  sauraient  avoir,  en 
tous  cas,  qu'une  importance  pratique  moindre  que  le  public 
ne  le  pense. 

C'est  l'aittrait  de  la  difficulté  vaincue  qui  en  fait  le  principal 
charme.  J'admire  trop  le  courage  à  terre  pour  lui  refuser  le  tri- 
but de  mes  éloges  dans  les  airs.  Loin  de  moi  l'intention  de  di- 
minuer le  mérite  des  inventeurs  qui  s'exposent  aux  plus  grands 
périls,  dans  le  noble  dessein  de  réaliser  la  conquête  de  l'air.  Je 
ne  suis  pas  de  ceux  qui  voudraient  qu'on  limitât  le  droit  au  sacri- 
fice épique.  Je  crois,  comme  le  Comité  scientifique  de  l'Aéro- 
Glub,  présidé  par  le  prince  Roland  Bonaparte,  et  comme  la 
Société  française  de  navigation  aérienne,  que  la  seule  mesure  de 
prudence  qui  s'impose  est  d'inviter  les  inventeurs  de  ballons 
automobiles  à  faire  leurs  exercices  préliminaires  au-dessus  de 
plaines  ou  de  pièces  d'eau  dans  lesquelles  leur  chute  ne  peut  être 
fatale  qu'à  eux-mêmes.  Mais,  en  même  temps,  il  est  indispen- 
sable de  donner  un  avis  utile  à  ces  esprits  ardens.  Il  faut  leur 
faire  comprendre  que  le  ballon-bouée  qu'ils  dédaignent  n'a  point 
dit  son  dernier  mot;  car,  le  jour,  peut-être  prochain,  où  la  science 
de  la  prévision  scientifique  du  temps  sera  fondée,  ce  jour-là,  les 
aéronautes  n'auront  plus  besoin  de  lutter  contre  les  vents,  qui 
deviendront  leurs  amis,  leurs  serviteurs,  et  les  transporteront 
sûrement  dans  les  régions  lointaines.  Or,  c'est  uniquement  par 
l'usage  scientifique  de  ce  flotteur  si  commode,  si  délicat,  que  ce 
résultat  capital  sera  obtenu  d'une  façon  sûre. 


ni 


Les  premiers  inventeurs  de  ballons  ne  se  faisaient  qu'une  idée 
extraordinairement  imparfaite  de  la  puissance  des  forces  qui 
régnent  dans  l'atmosphère.  Ils  croyaient  que  l'on  pouvait  lutter 
contre  le  vent  en  employant  intelligemment  le  bras  des  hommes. 
Gifîard  fut  le  premier  qui  eut  l'audace  de  recourir  à  la  vapeur. 
Comme  le  célèbre  ingénieur  avait  obtenu  quelques  résultats 
positifs,  il  croyait  forcément  à  la  direction  des  ballons.  Il  ne 
cessa  jamais,   excepté  dans   les   deux  dernières  années  de  sa 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vie,  de  s'occuper  avec  passion  de  cette  question,  pour  laquelle 
il  fit  de  grands  sacrifices.  Non  seulement  il  mit  en  construction 
plusieurs  appareils,  mais  l'établissement  de  ses  grands  ballons 
à  vapeur  n'avait  pour  but  que  l'étude  des  données  expérimen- 
tales nécessaires  à  la  pratique  de  la  direction  mécanique  des 
aérostats. 

Les  succès  réalisés  depuis  sa  mort,  par  différens  inventeurs, 
ont  prouvé  que  Giffard  avait  vu  juste,  au  point  de  vue  théorique. 
En  effet,  il  est  établi,  par  des  preuves  incontestables,  qu'un  ballon 
mécanisé  peut  se  déplacer  avec  une  vitesse  très  appréciable,  et, 
quand  le  vent  n'est  point  trop  fort,  il  obéit  parfaitement  à  la 
main  du  pilote.  De  nouvelles  évolutions,  plus  sûres,  plus  élé- 
gantes, plus  rapides,  ne  mettront  en  évidence  aucun  fait  nouveau. 
Les  expériences  de  1901  ne  sont  que  la  confirmation  de  ce  qui 
avait  été  établi  en  1852.  Cependant,  malgré  sa  grande  fortune,  le 
peu  de  cas  qu'il  faisait  de  l'argent,  son  assiduité  au  travail, 
Giffard  n'a  donné  aucune  suite  aux  projets  qu'il  avait  étudiés 
pendant  une  vingtaine  d'années  et  auxquels  il  avait  sacrifié  plu- 
sieurs millions.  Il  a  même  fini  par  se  désintéresser  systémati- 
quement des  occupations  qui  avaient  passionné  sa  jeunesse. 

La  raison  de  cette  abstention  est  simple,  et  il  me  l'a  confiée  à 
différentes  reprises.  En  traçant  ses  plans  d'exécution,  il  avait  dé- 
couvert à  tous  ses  projets  des  vices  rédhibitoires.  Il  n'avait  pas 
trouvé  le  moyen  de  se  passer  d'un  ballonnet,  dont  il  ne  voulait  en- 
tendre parler  à  aucun  prix.  En  effet,  il  ne  pouvait  supporter 
l'idée  que  la  vie  des  voyageurs  aériens  fût  compromise,  si  le 
ressort  d'une  soupape  de  dégagement  ne  jouait  pas  ou  ne  livrait 
pas  au  gaz  un  débit  suffisant. 

De  plus,  il  n'avait  jamais  cru  les  ballons  susceptibles  d'offrir 
une  grande  sécurité,  et  il  ne  les  croyait  utilisables  qu'à  la  guerre. 
Il  était  persuadé  qu'on  ne  s'en  servirait  jamais  pour  les  voyages 
d'agrément,  à  cause  des  dangers  que  présente  leur  usage  et  qu'il 
connaissait  fort  bien  par  expérience.  Il  savait  également  que  l'on 
n'irait  jamais  les  chercher  pour  faire  du  commerce,  à  cause  de  la 
faiblesse  du  poids  que  peut  transporter  le  navire  aérien  le  plus 
considérable  dont  on  puisse  sérieusement  proposer  la  con- 
struction. 

De  nos  jours,  l'application  principale  qu'il  voyait  aux  ballons 
automobiles  se  trouve  bien  compromise  par  suite  de  la  réso- 
lution de  la  Conférence  de  La  Haye  qui  a  interdit  leur  emploi 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  401 

pour   le  bombardement  des   villes  ou   l'incendie    des  recolles 
En  outre,  les  ballons  dirigeables    seront   toujours   très   lourds, 
de  sorte   qu'il  leur  sera  dillicile  d'éviter  les  projectiles  dont  la 
terre  ennemie  les  saluera  incontestablement. 

Si  Londres  ou  Berlin  se  trouvaient  assiégées,  nos  successeurs 
allemands  ou  anglais  auraient  beaucoup  plus  de  mal  que  nous  à 
franchir  les  lignes  de  l'investissement.  Le  blocus  aérien,  qui 
était  ridicule  en  1870-1871,  pourrait  être  sérieux  en  1902-1903,  à 
cause  des  progrès  faits  par  le  tir.  11  faudrait  des  praticiens  beau 
coup  plus  exercés  que  les  aéronautes  improvisés  de  la  troisième 
République  française  pour  se  tenir  dans  la  zone  inaccessible  aux 
canons-ballons  pendant  tout  le  temps  nécessaire. 

Il  n'y  a  pas  du  tout  besoin  d'avoir  recours  à  des  hypothèses 
pour  démontrer  que  les  progrès  de  la  balistique  auraient  fait' 
renoncer  aux  observations  militaires  sans  l'invention  de  la  télé- 
photographie française.  Au  printemps  de  l'année  1901,  j'ai  fait- 
un  voyage  scientifique  en  Angleterre,  j'ai  été  admis  à  visiter 
l'établissement  aéronautique  d'Aldershot.  Les  officiers  qui  me 
conduisaient  m'ont  montré,  non  sans  orgueil,  un  ballon  percé 
comme  une  écumoire  par  les  balles  des  Boers.  Il  était  de  cou- 
leur blanche,  et  on  l'avait  réparé  avec  des  petits  cercles  noirs. 
On  le  préparait  pour  une  exposition  d'aéronautique  qui  a  eu  lieu 
au  Palais  de  Cristal,  où  les  badauds  ont  vu,  avec  une  admira-, 
tion  par  trop  naïve,  cette  preuve  de  la  nécessité  de  placer  les 
observatoires  militaires  à  des  distances  telles  de  l'ennemi,  que 
l'inspection  à  l'œil  nu  ne  saurait  suffire. 

Dans  les  recherches  d'un  ordre  purement  scientifique,  les 
échecs  sont  souvent  plus  utiles  que  les  succès.  L'ascension  du 
31  octobre  peut  nous  fournir  une  preuve  de  cette  vérité  conso- 
lante et  réconfortante. 

Dans  le  cours  du  xx"  siècle,  on  comptera  plus  de  200  éclipses, 
dont  plus  dTun  quart  seront  totales.  Quelques-unes  de  ces  der- 
nières seront  visibles  en  France,  à  Paris  et  dans  les  environs, 
avec  toute  leur  splendeur.  La  zone  où  les  langues  de  feu  éta- 
lent leurs  merveilles  attirera  l'attention  du  Parisien,  à  une 
époque  où,  certainement,  je  ne  serai  plus  de  ce  monde,  mais 
dont  il  ne  m'est  point  interdit  de  me  préoccuper  avant  d'avoir 
accompli  mon  ascension  dernière. 

C'est  à  Paris  que  les  ballons  ont  été  inaugurés  il  y  a  près  de 
cent  vingt  ans.  C'est  à  Paris  que  se  trouve  le  plus  ancien  obser- 
TOJtB  i.111.   —  1903.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vatoire  du  monde  qui,  depuis  bientôt  deux  cent  cinquante  ans, 
est  une  de  nos  gloires.  Ne  faut-il  point  s'y  prendre  bien  long- 
temps à  l'avance  pour  être  certain  qu'aucun  nuage  intempestif 
n'aura  la  fantaisie  d'empêcher  nos  hôtes  scientifiques  de  con- 
naître tous  les  détails  du  phénomène  céleste  pour  lequel  quel- 
ques-uns seront  venus  de  très  loin? 

Ce  n'est  pas  seulement  de  l'étude  des  éclipses  que  nous  nous 
préoccupons,  c'est  de  la  photographie  du  soleil  non  éclipsé,  dans 
les  circonstances  où  il  existe  des  nuages  qui,  pendant  des  mois 
entiers,  condamnent  à  un  repos  forcé  les  astronomes  de  la  terre. 
Non  seulement  on  perfectionnera  la  physique  solaire  en  étu- 
diant l'état  du  disque  presque  tous  les  jours  sans  interruption, 
mais  on  photographiera  en  môme  temps  l'espace  céleste  où 
l'astre  trône,  on  le  fera  dans  des  conditions  excessivement  favo- 
rables. En  effet,  son  irradiation  sera  bien  moindre,  et  l'on  sai- 
sira de  plus  la  silhouette  de  corps  gravitant  dans  son  voisinage. 
En  tous  cas,  il  est  indubitable  que  l'on  se  fera  une  idée  excep- 
tionnellement exacte  de  son  rayonnement  calorifique. 

Est-ce  trop  espérer  de  la  science  des  siècles  futurs  que  de 
croire  qu'en  employant  des  moyens  d'observation  plus  puissans 
que  les  nôtres,  elle  arrivera  à  constater  des  faits  d'une  impor- 
tance supérieure?  Et  le  savant  qui  aurait  pénétré  les  lois  de  la 
radiation  solaire  ne  serait-il  pas  bien  près  de  deviner  celles  qui 
règlent  le  temps  futur?  Mais  elle-même,  cette  recherche,  qui 
paraît  simple,  n'est  point  sans  être  hérissée  de  difficultés  sin- 
gulières. Aussi  pourrait-on  concevoir  des  doutes  légitimes  sur 
le  succès  de  ces  opérations  délicates,  si  l'aéronautique  ne 
s'avait  fournir  à  la  météorologie  des  moyens  perfectionnés  pour 
sonder  les  profondeurs  de  l'atmosphère,  dans  les  années  où  le 
mois  de  Brumaire  empiète,  comme  en.  1902,  sur  celui,  de 
Frimaire. 


iV 


Les  ballons-sondes  et  les  ballons  montés  ne  sont  pas  restés 
longtemps  isolés.  M.  L.  Rotch,  directeur  de  l'observatoire  mé- 
téorologique de  Blue-Hill  (Massachusets),  a  imaginé  de  lancer 
-dans  l'océan  atmosphérique  de  grands  cerfs-volans  emportant 
avec  eux  des  enregistreurs  automatiques.  Ses  essais  ont  été  si 


LA   NAVIGATION    AÉRIENNE.  403, 

démonstratifs  qu'on  a  organisé  successivement  un  nombre  con- 
sidérable d'observatoires  dans  lesquels  on  porte  journellement 
les  thermomètres  à  des  altitudes  de  2000,  3000  et  même 
4000  mètres. 

A  terre,  ce  mode  d'observation  offre  des  inconvéniens  sérieux 
qui  n'ont  point  empêché  l'exemple  d'une  si  utile  innovation 
d'être  contagieux,  tant  en  Europe  qu'en  Amérique.  Souvent  les 
fils  d'archal  qui  retiennent  captifs  ces  véritables  aéroplanes  sont 
brisés  par  le  vent.  Quelquefois  les  fragmens  de  ces  fils  s'en- 
roulent autour  du  corps  des  hommes  et  des  animaux.  D'autres 
fois  ils  sont  frappés  du  feu  du  ciel,  et  leurs  débris  portés  à  la 
température  du  rouge  blanc  allument  des  incendies  et  produisent 
des  brûlures.  Il  se  peut  même  qu'ils  tombent  sur  les  lignes 
qui  transportent  l'énergie  électrique,  déterminant  des  courts- 
circuits,  des  décharges  meurtrières.  Aussi,  malgré  tous  les  soins 
que  l'on  prend  pour  placer  ces  établissemens  dans  des  districts 
peu  habités,  les  savans  qui  les  dirigent  sont-ils  accablés  quoti- 
diennement par  des  réclamations  de  toute  nature. 

De  plus,  à  terre,  il  faut  du  vent  pour  lancer  des  cerfs-volans 
d'un  poids  considérable.  En  mer,  rien  de  tout  cela  n'est  à 
craindre.  On  ne  peut  blesser  que  les  poissons,  si  le  fil  vient  à 
céder.  D'autre  part,  on  peut  faire  servir  la  vitesse  propre  du  na- 
vire à  fournir  le  vent  dont  le  cerf-volant  n'a  véritablement 
jamais  besoin  que  pour  prendre  son  essor.  En  effet,  dès  qu'il 
pénètre  à  300  ou  400  mètres  du  sol,  il  trouve  presque  toujours 
le  vent  dont  il  a  besoin  pour  se  soutenir  lorsqu'il  en  manque  à 
terre.  Enfin,  le  navire  peut  toujours  filer  à  toute  vapeur  dans 
la  direction  de  la  tempête,  diminuer  la  résistance  que  doit  sup- 
porter le  fil,  et  permettre  au  moins  d'exécuter  sans  accident  la 
descente. 

Bientôt,  grâce  à  l'élan  donné  par  les  ballons-sondes,  des  va- 
peurs, anglais,  allemands,  autrichiens,  norvégiens,  vont  remor- 
quer les  cerfs-volans  météorologiques  dans  les  mers  tropicales, 
la  Méditerranée,  la  Baltique,  la  mer  du  Nord,  l'océan  Glacial 
arctique. 

Sur  les  océans,  qui  couvrent  les  trois  quarts  de  la  surface  du 
globe,  l'influence  des  aspérités  de  la  surface,  les  phénomènes 
locaux  qui  déroutent  les  observateurs  se  contentant  des  mesures 
prises  à  terre,  sont  éliminés  d'eux-mêmes.  Surtout  à  distance 
notable  des  côtes,  l'observateur  n'est  plus  en  présence  que  de  phé- 


40i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noinènes  généraux  dont  aucau  piiénouiùne  parasite  ne  masque 
les  effets.  Il  ne  subit  plus  que  l'action  cosmique  des  élémens 
astronomiques  qui  sont  probablement  les  moteurs  réels  des 
agitations  de  l'air,  de  variation  de  force  et  de  direction  des 
vents,  etc. 

Dès  que  l'on  connaîtra  les  lois  qui  régissent  l'évolution  des 
climats,  on  les  appliquera  facilement  à  chaque  cas  particulier. 
L'établissement  d'une  véritable  météorologie  scientifique  est  donc 
un  événement  qui  s'avance  et  dont  nous  signalons  avec  joie  les 
prodromes.  Alors  il  sera  inutile,  peut-être  môme  ridicule,  de  lut- 
ter contre  les  enfans  d'Eole,  qui  deviendront  nos  amis,  nos  alliés 
fidèles,  et  dont  nous  réclamerons  avec  confiance  le  concours, 
quand  nous  voudrons  voyager  sûrement,  économiquement,  agréa- 
blement, par  la  voie  des  airs.  Qui  donc,  dans  ces  temps  heureux 
dont  la  véritable  aéronautique  doit  avancer  l'échéance,  ira  sur- 
charger son  ballon  de  machines  lourdes  et  dangereuses,  aban- 
donner la  forme  gracieuse  qui  lui  est  naturelle  pour  adopter  des 
combinaisons  bizarres  et  arbitraires?  Qui  donc  proposera  d'aban- 
donner ce  brave  cercle  qui  m'a  si  souvent  empêché  de  me  briser 
les  jambes,  et  conseillera  de  jeter  aux  chiffons  le  chanvre  de 
nos  cordages? 

Il  n'y  a,  comme  on  le  voit,  aucun  antagonisme  réel  entre  le 
plus  lourd  et  le  plus  léger  que  l'air.  Tous  deux  contribuent  d'une 
façon  différente,  comme  les  divers  corps  d'une  armée  en  cam- 
pagne, à  la  victoire.  Il  n'y  en  a  pas  davantage  entre  les  ballons 
mécanisés  et  ceux  qui  suiA^ent  le  fil  du  vent.  Toutes  les  décou- 
vertes faites  dans  l'océan  atmosphérique  se  prêtent  un  mutuel 
appui,  et  il  n'y  a  entre  ceux  qui  les  font  que  l'émulation  des 
soldats  versant  leur  sang  pour  le  même  étendard.  Naturellement 
nous  préférons  les  méthodes  avec  lesquelles  nous  sommes  fami- 
liarisés; nous  les  croyons  les  plus  directes,  les  plus  efficaces; 
mais  nous  souhaitons  ardemment  le  succès  des  autres.  Nous 
n'avons  point  été  un  des  moins  enthousiastes  à  applaudir  aux 
belles  tentatives  de  M.  Santos-Dumont. 

Certes,  si  un  moteur  léger  ou  tout  autre  procédé  permet 
d'économiser  le  gaz  et  le  lest,  il  sera  accepté  avec  reconnaissance 
et  empressement.  Mais,  pour  qu'un  moteur  puisse  être  adopté,  il 
faut  qu'il  soit  commode,  qu'il  n'offre  aucun  danger,  qu'il  soit 
peu  encombrant,  et  qu'il  n'attire  pas  la  foudre.  C'est  une  con- 
dition à  laquelle  sont  assujettis  les  ballons  montés  ordinaires 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  405 

et  à  laquelle  non  seulement  les  inventeurs  d'automobiles,  mais 
les  pilotes  d'adrostats  sphériques  doivent  cependant  prêter  lat- 
tention  la  plus  scrupuleuse.  En  effet,  il  paraît  résulter  d'une 
conférence  faite  par  le  capitaine  Von  Tscliudi,  devant  la  So- 
ciété aéronautique  de  Berlin  dans  sa  séance  de  septembre,  que 
la  friction  de  l'air  contre  la  soie  vernissée  ou  gommée,  ou  même 
l'échappement  du  gaz  par  les  soupapes  de  sûreté  lorsque  le 
ballon  pénètre  dans  une  atmosphère  raréfiée,  suffisent  pour 
expliquer  certaines  catastrophes  qu'on  avait  à  tort  attribuées  à 
un  incendie  allumé  par  imprudence  ou  par  la  machine  d'un 
dirigeable 

Sous  aucun  prétexte,  n'abandonnons  les  recherches  auxquelles 
les  ballons  ordinaires  sont  les  seuls  qui  puissent  participer,  et 
qui  ont  produit  des  résultats  si  remarquables  depuis  le  jour  où 
le  Zénith  s'est  lancé  dans  la  haute  atmosphère,  armé  d'appareils 
destinés  à  permettre  l'inhalation  du  gaz  oxygène.  Car  les  deux 
victimes  de  cette  catastrophe  n'ont  pas  péri  pour  une  cause 
stérile.  C'est  depuis  lors  que  les  recherches  se  sont  multipliées. 
Après  vingt-sept  ans  de  travaux,  on  entrevoit  enfin  la  possibilité 
de  répondre  aux  questions  qu'on  se  posait  alors.  Souhaitons 
que  le  trépas  des  quatre  dernières  victimes  de  l'aéronautique 
militante  ait  des  résultats  aussi  fructueux  pour  l'extension  de 
la  science  de  l'air! 

WiLFRID   DE   FONVIELLE. 


EN  ARMÉNIE 


JOURNAL  DE  LA  FEMME  D'UN  CONSUL  DE  FRANCE 


L'effroyable  tragédie  qui,  à  la  fin  de  1895,  inonda  l'Arménie  de 
sang  chrétien  est  mal  connue  dans  ses  détails.  Sans  doute  quelques 
missions  publièrent  alors  des  lettres  de  témoins  oculaires;  sans  doute 
aussi,  un  Livre  jaune  donna,  avec  des  statistiques  de?  massacres,  un 
certain  nombre  de  rapports  de  nos  consuls  (MM.  Car  lier  à  Sivas, 
Roqueferrierà  Erzeroum,  iMeyrier  à  Diarbekir,  Cillière  à  Trébizonde), 
et  les  documens  de  plusieurs  enquêtes  officielles.  Mais  tous  ces  élé- 
mens  réunis  restaient  insuffisans  pour  nous  mettre  à  môme  de  revivre 
par  la  pensée  cette  sinistre  époque;  encore  moins  permettaient-ils 
d'imaginer  ce  que  dut  être,  au  fond  des  montagnes  arméniennes, 
l'existence  d'un  consul  qui,  au  souci  de  protéger  les  siens,  de  couvrir 
efficacement  du  pa\iIlon  les  missions  françaises,  voyait  s'ajouter  l'ex- 
trême difficulté  d'arracher  à  la  mort  des  milliers  d'existences.  «  Il  faut 
avoir  vu  sur  place  ces  existences  sacrifiées  pour  comprendre  ce  qui  se 
dépense  d'héroïsme  obscur  dans  telle  maisonnette  d'exil,...  dans  la 
bourgade  turque  où  le  vice-consul  de  France,  écrasé  sous  le  poids 
d'un  grand  passé  dont  il  conserve  les  charges,  consume  une  vie  iso- 
lée, ingrate,  loin  de  tout  secours,  de  tout  réconfort  d'âme,  en  lutte 
perpétuelle  avec  les  autorités  locales,  toujours  sous  le  coup  d'un 
désaveu  s'il  est  trop  ferme...  Gardien  d'un  drapeau  qu'il  arbore  aux 
jours  d'épreuve  et  qui  demeure  pour  tous  les  chrétiens  de  ce  pays 
l'emblème  traditionnel  de  force  et  de  justice,  l'agent  de  France  est 
assailli  par  les  supplications  de  tous  les  malheureux.  Il  faut  voir 
alors,  —  je  l'ai  vu,  dit  M.  Melchior  de  Vogué,  —  le  désespoir  au  cœur 
de  l'humble  -^dce-consul  qui  se  sent  si  petit,  si  faible,  avec  de  si 


EN    ARltfÉNlE.  407 

grands  devoirs,  et  qiii  accumule  toutes  ses  énergies  pour  faire  encore 
avec  rien  un  fantôme  de  France.  » 

Or,  en  1899,  M.  Maurice  Carlier,  l'un  des  représentans  de  la  France, 
qui,  d'après  le  témoignage  de  ses  chefs,  eurent  la  conduite  la  plus  vail- 
lante, prirent  les  mesures  les  plus  hardies,  succombait,  tout  jeune 
encore,  des  suites  d'une  afifection  contractée  pendant  le  rude  hiver 
des  massacres.  Il  laissait  un  jeune  fils,  né  à  Sivas,  et  une  veuve  qui 
venait  d'être  citée  avec  éloges  (article  de  l'éminent  écrivain  que  nous 
venons  de  nommer  dans  le  Figaro  du  2  février  1897),  puis,  mise  à 
l'ordre  du  jour  par  M.  Paul  Cambon,  ambassadeur  de  France  à  Con- 
stantinople.  M.  Maurice  Carlier,  vrai  type  de  soldat  (il  n'avait  dû  qu'à 
un  cruel  accident  de  cheval  de  ne  point  embrasser,  comme  il  l'eût 
souhaité,  la  carrière  militaire),  s'était  vu  souvent,  depuis  les  mas- 
sacres, sollicité  par  ses  amis  et  sa  famille  de  rédiger  pour  eux  un 
mémorial  de  sa  vie  en  Arménie.  Déjà  il  leur  en  avait  donné  une  pre- 
mière partie,  son  Carnet  de  route,  récit  alerte  du  voyage  de  Constan- 
tinople  à  Sivas  ;  mais  il  ne  se  pressait  pas  d'achever  cette  petite  œuvre 
rétrospective,  disant  «  qu'il  avait  largement  le  temps  avant  que  son 
fils  fût  en  âge  de  comprendre  ce  qui  s'était  passé  autour  de  son 
berceau.  » 

Seulement  après  sa  mort,  après  une  très  grave  maladie  de 
jjme  Carlier  elle-même,  le  grand-père  de  l'enfant  voulut  que,  si,  un 
jour,  son  petit-fils  n'avait  plus  personne  pour  lui  raconter  de  vive  voix 
la  conduite  de  son  père  et  de  sa  mère  à  Sivas,  il  subsistât  du  moins 
un  récit  des  événemens  où  ils  s'étaient  si  flèrement  montrés.  Aussi 
pressa-t-il  sa  belle-fille  de  refondre  les  quelques  pages  laissées  par 
son  mari,  et  de  les  compléter  avec  ses  notes  et  souvenirs  personnels. 
Si  douloureuse  que  lui  fût  une  pareille  tâche,  la  jeune  veuve  s"y  con- 
sacra durant  de  longs  mois.  De  là  son  Journal  de  la  femme  d'un  consul 
de  France  en  Arménie  'pendant  l'hiver  des  massacres. 

Ce  journal  circula  parmi  quelques  intimes,  notamment  à  Stras- 
bourg où  M"""  Carlier  a  coutume  de  passer  les  étés.  C'est  en  Alsace 
qu'un  hasard  heureux  voulut  que  nous  en  entendissions  parler  et  eus- 
sions connaissance  de  fragmens  qui  nous  semblèrent  du  plus  vif  inté- 
rêt. Rentré  à  Paris,  nous  tentâmes  alors  une  démarche  auprès  de 
M.  Carlier  père,  afin  de  persuader  le  chef  de  famille  que  le  culte  de  la 
mémoire  de  son  fils  ne  permettait  pas  de  laisser  ignorer  au  public 
ce  que  raconte  ce  Journal.  Nous  le  remercions  d'avoir  favorablement 
accueilli  cette  démarche. 

M.-F. 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  camp,  août  i895.  —  Nous  avons  fui  jusque  dans  ce  cirque 
de  rochers  les  39''  à  l'ombre  dont  le  mois  d'août  gratifie  Sivas, 
Le  pays  est  désert,  la  roche  toute  pelée,  faisant  mal  aux  yeux; 
comme  ombrage,  une  forêt  dont  les  arbustes  n'ont  pas  trois 
mètres  de  haut.  Aucun  voisin,  sauf  le  vali  de  Sivas,  campé  à 
une  portée  de  fusil. 

On  ne  peut  guère  se  promener  à  moins  d'être  escorté  des  cawas 
armés,  car  il  y  a  des  rôdeurs;  alors,  à  rester  toutes  les  journées 
étendus  sur  une  natte,  Maurice  et  moi,  le  temps  nous  paraît  long... 

J'ai  bébé,  mais  si  petit!  et  puis,  je  ne  le  nourris  pas,  à  mon 
grand  regret.  C'est  une  vache  noire  du  pays  qui  est  chargée  de 
ce  soin,  et  notre  bonne  Lucie,  jalouse  de  Jean  à  qui  elle  s'est  déjà 
très  attachée,  n'aime  pas  me  voir  m'occuper  de  lui;  de  sorte 
qu'il  me  reste  bien  des  heures  vides.  A  quoi  les  employer? 

Ecrire  à  nos  amis?  Si  je  mettais  beaucoup  de  mots  turcs 
dans  mes  lettres,  oui,  on  les  lirait  volontiers  et  l'on  me  répon- 
drait peut-être  de  ces  lettres  bien  longues,  bien  pleines,  comme 
il  fait  si  bon  en  recevoir  quand  on  est  au  bout  du  monde  ;  mais 
je  ne  sais  parler  que  de  nous;  et  notre  vie  est  si  différente  de 
celle  de  nos  amis  de  France! 

Maurice  prétend  que  nous  verrons  de  graves  événemens  à  la 
saison  douce,  les  Turcs,  grands  pillards,  ne  se  livrent  à  ce  passe- 
temps  qu'en  saison  propice,  quand  il  ne  fait  ni  trop  chaud,  ni 
trop  froid. 

Notre  camp  est  établi  à  S  kilomètres  de  Sivas  près  de  la 
chute  du  Kizil  Irmak  qui  fait  tourner  un  moulin  arménien,  mais 
appartenant  à  un  pacha,  d'où  son  nom  de  Moulin  de  Riff'at-Pacha. 
Il  n'est  guère  riant,  ce  moulin,  au  flanc  d'une  pente  dénudée; 
simplement  quelques  hangars  à  toits  très  bas,  avec  des  meur- 
trières afin  de  pouvoir  s'y  défendre  en  cas  d'alerte. 

Nous  avons  six  tentes  toutes  blanches,  doublées  d'andrinople, 
dont  deux  à  nous  et  quatre  louées  au  bazar  à  des  prix  comme 
on  en  inflige  à  un  consul.  Il  y  a  la  tente-salon,  la  tente-salle  à 
manger,  la  tente-chambre  à  coucher,  avec  une  plus  petite,  toute 
voisine,  pour  Jean  et  Lucie,  enfin  la  tente-cuisine  et  celle  des 
domestiques.  De-ci  de-là  une  chèvre,  quelques  moutons,  des 
poulets  qui  constituent  notre  viande  de  boucherie,  pour  les  jours, 
comme  aujourd'hui,  où  la  chaleur  est  tuante  et  où  je  n'ose  en- 
voyer le  bourricot  à  Sivas. 


EN    ARMÉNIE.  409 

Grand  silence  toute  la  journée.  Parfois  des  oiseaux  de  proie 
passent  très  haut  en  sifflant.  On  pourrait  se  croire  en  Savoie, 
sur  quelque  maigre  plateau,  n'était  que  tout  le  monde  a  un  revol- 
ver à  la  ceinture... 

17  août.  —  Aujourd'hui  le  cuisinier  nous  rapporte  de  mé^ 
chans  bruits.  Il  paraît  que,  du  côté  de  Van,  où  nous  n'avons  pa>s 
de  consul,  on  aurait  égorgé  beaucoup  de  chrétiens.  Est-ce  vrai? 
En  Orient,  on  exagère;  cependant  il  y  a  quelque  chose  dans  l'air 
et  il  faut  tout  attendre  de...  (1). 

A  Si  vas,  nous  avons  déjà  eu  une  alerte.  Le  mois  dernier,  un 
jour  que  j'étais  seule  là-bas  dans  ma  chambre  et  bébé  parti  à  la 
promenade,  j'entends  une  rumeur  de  foule,  je  regarde  et  je  vois 
quantité  d'Arméniens  qui  courent.  Je  demande  ce  que  c'est,  on 
me  répond  qu'ils  vont  demander  à  l'évoque  (grégorien),  qui 
demeure  non  loin  du  consulat,  de  protéger  des  prisonniers  poli- 
tiques que  les  zaptiés  ont  à  moitié  assommés. 

Tout  d'un  coup  s'élèvent  des  cris  aigus.  Un  groupe  de  petits 
Turcs,  venant  en  sens  inverse,  s'est  battu  avec  de  jeunes  Armé- 
niens; ceux-ci  se  sont  dispersés,  mais  l'un  d'eux  a  reçu  un  for- 
midable coup  de  couteau  à  la  tempe.  Il  est  étendu  sur  le  sol, 
les  Turcs  passent  en  riant;  quant  aux  Arméniens,  ils  sont  revenus 
à  pas  comptés,  l'air  effaré,  mais  regardent  le  blessé  sans  le 
secourir. 

Et  l'enfant  crie  toujours  et  son  cri  est  affreux!  Je  descends, 
la  foule  se  découvre,  s'écarte,  et  je  prends  par  les  deux  bras 
l'enfant  et  le  traîne  au  consulat. 

Il  paraît  que  la  foule  fut  étonnée,  —  plus  encore  de  voir 
arriver  bientôt  le  médecin,  le  docteur  Karakine  Ekimian.  Le 
médecin  du  consulat  mandé  pour  un  enfant  pauvre! 

Le  docteur  a  réclamé  quelqu'un  de  bonne  volonté  pour  tenir 
le  blessé,  tandis  qu'il  va  lui  recoudre  le  front  dont  un  lambeau 
pend  sur  l'œil  du  pauvre  enfant,  mais  on  a  ri  et  l'on  ne  s'est  pas 
dérangé.  Je  ne  voudrais  pas  demander  à  Panayoti  (2),  si  fier, 
quelque  chose  qui  n'est  pas  dans  son  emploi,  et  d'ailleurs  je 
sais  en  quel  mépris  il  tient  les  Arméniens.  Alors  je  m'offre. 

(1)  Souvent  les  points  indiqueront  des  coupures  que  nous  avons  cru  devoir 
faire,  les  événemens  dont  il  est  question  étant  relativement  récens. 

M.-F. 

(2)  Un  Épirote  dont  M.  Carlier,  dans  son  Carnet  de  route,  fait  le  plus  vif  éloge. 
Il  l'avait  eu  déjà  pour  cawas  à  Saïda  près  Beyrouth.  M.-F. 


410  REVUE   DES    DEUX    IViONDES. 

Je  ne  risque  rien,  ma  robe  est  déjà  pleine  de  sang,  seulement  je 
n'ose  guère  regarder.  Quant  au  garçon,  il  ne  crie  pas  un  instant  : 
ces  gens-là  sont  élonnans  de  dureté. 

Deux  heures  après,  en  partant,  le  gamin  gambade,  tenant  à 
bout  de  bras  une  pièce  d'argent. 

Les  parens,  qui  le  croyaient  mort,  en  avaient,  paraît-il,  déjà 
fait  leur  deuil,  mais,  tout  de  même,  la  population  prend  en 
estime  la  «  consulesse,  »  —  du  moins  à  ce  que  prétendent  les 
sœurs,  qui  ont  appris  mon  «  exploit  »  par  la  rumeur  publique. 

Après  cela,  je  ne  voulus  plus  laisser  sortir  bébé,  mais  Maurice 
m'assura  avec  tant  d'énergie  que  jamais  on  ne  toucherait  à  un 
cheveu  de  notre  Jean  que  je  me  laissai  persuader.  Je  n'ai  pas  eu 
à  le  regretter.  Tout  de  même,  c'est  moi  qui  ai  voulu  venir  ici 
sur  ce  plateau... 

18  aoiU.  —  Notre  vie  continue  à  être  paisible.  Jean  se  porte 
admirablement.  Le  docteur  vient  le  voir  souvent  et  sa  visite  nous 
distrait,  car  il  est  beau  parleur,  mais  il  ne  nous  apporte  guère  de 
nouvelles.  Il  y  a  si  peu  de  vie  à  Sivas  !  Un  seul  consul  étranger, 
M.  J...,  consul  des  Etats-Unis,  un  homme  aimable,  mais  qui 
ne  parle  guère  que  musique,  ce  qui  n'est  pas  de  ressource  ici... 
Quant  aux  familles  arméniennes  cultivées,  même  celles-là  nous 
sont,  je  l'avoue,  peu  sympathiques.  Quelle  âpreté  à  l'argent! 

30  aoûl.  —  Bébé  grandit.  Il  va  falloir  lui  confectionner  des 
vêtemens,  car  ceux  expédiés  de  France  par  les  tantes  et  grand'- 
mères  n'arrivent  pas.  Ils  auront  dû  être  volés  en  route,  et  je  ne 
peux  pourtant  pas  habiller  un  petit  Français  en  Turc  ou  en 
Arménien. 

La  chaleur  est  intolérable.  Il  n'y  a  plus  un  brin  d'herbe  et  la 
va^he  est  malade. 

19  septembre.  —  Nous  avons  eu  une  alerte.  Vers  une  heure 
du  matin,  la  nuit  étant  très  noire,  nous  avons  été  réveillés  par 
les  grognemens  des  chiens.  Comme  ces  grognemens  augmen- 
taient, Maurice  s'est  levé,  a  armé  son  revolver,  et,  relevant  sans 
bruit  le  pan  de  la  tente,  s'est  glissé  au  dehors.  Il  a  trouvé  bien- 
tôt Panayoti,  son  fusil  à  la  main,  qui  cherchait  à  sonder  les 
ténèbres.  Le  cawas  a  dit  que,  depuis  un  moment,  il  voyait  rôder 
des  ombres.  Même  il  avait  poursuivi  une  de  ces  ombres,  puis 
s'était  arrêté,  craignant  d'être  entraîné  dans  une  embuscade.  Lui 
et  Maurice  sont  alors  partis  ensemble;  je  les  ai  entendus  s'éloi- 
gner, et  le  cœur  me  battait  bien  fort...  Leur  ronde  est  restée 


EN    ARMÉNIE.  411 

infructueuse,  et  pourtant  les  chiens  ne  cessaient  pas  de  gronder. 

Ce  matin,  par  un  berger  arménien,  nous  avons  appris  que 
c'était  Panayoti  qu'on  voulait  tuer.  Impossible  d'obtenir  plus  de 
détails.  Il  n'ose  pas  parler,  le  berger  !  Sont-ce  des  Kurdes,  des 
Circassiens,  des  Turcs? 

—  Sais-tu  ce  que  ça  veut  dire?  me  dit  Maurice.  Tout  simple- 
ment que  bientôt  on  va  massacrer,  et  que  je  gêne,  car  ils  savent 
bien  que  je  me  mettrai  en  travers;  or,  si  je  perds  Panayoti,  je  ne 
le  remplacerai  pas.  Vois-tu,  assez  de  villégiature.  Rentrons  à 
Sivas! 

'27  septembre.  —  Sivas.  Nous  n'avons  pas  eu  de  chance  pour 
notre  retour.  Un  orage  nous  a  surpris,  la  température  est  glaciale, 
et  Maurice,  qui  a  pris  froid,  tousse. 

S9  septembre.  —  Le  beau  temps  est  revenu,  et  nous  étouffons 
dans  la  poussière  malsaine  de  la  ville;  mais  il  vaut  mieux  être 
ici,  car,  certainement,  il  se  prépare  quelque  chose... 

D'abord,  les  Arméniens  semblent  très  montés.  Ils  rêvent  de 
se  soulever,  ce  qui  exaspère  Maurice,  qui  ne  comprend  jamais  les 
révoltes,  lui,  soldat  discipliné. 

Jean  est  en  pleine  crise;  il  pleure,  ses  gencives  sont  gonflées 
et  très  rouges,  et  il  serre  ses  doigts  avec  rage,  puis  il  se  calme  et 
reprend  son  air  souriant. 

/"  octobre.  —  Nous  apprenons  de  Paris  qu'au  ministère,  on 
trouverait  tout  naturel  que  Maurice,  étant  nouveau  marié,  de- 
mandât une  résidence  plus  confortable  à  une  altitude  moins 
extravagante  (1);  mais  il  me  déclare  que,  pour  rien  au  monde, 
il  ne  voudrait  demander  un  changement  au  moment  où  les 
choses  se  gâtent.  «  Au  surplus,  me  répond-il,  je  ne  suis  pas, 
moi,  désireux  de  rester  à  Sivas,  l'ambassadeur  est  le  meilleur 
des  hommes,  il  avisera...  »  Mais  justement,  comme  M.  Cambon 
m'a  dit  qu'il  aimait  les  hommes  énergiques,  je  ne  suis  que  trop 
certaine  qu'on  ne  nous  changera  qu'après  la  bataille  ;  alors, 
attendons! 

L'effervescence  augmente  dans  le  pays.  Il  y  a  eu  des  rixes, 
le  sang  a  coulé.  Ces  pauvres  Arméniens  sont-ils  pris  de  folie? 
Ils  crient  très  fort.  Leurs  comités  ont  des  armes.  Mais  sur  quel 
secours  peuvent-ils  bien  compter "^ 

Oui,   je    sais,   ils  se   rappellent  notre   expédition   de  Syrie. 

(1)  Sivas,  l'ancienne  Sébaste,  l'antique  capitale  de  l'Arménie  I"  (16000  habi- 
tans),  est  située  à  1300  mètres  d'altitude.  L'hiver  y  est  très  rigoureux. 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(J'avoue  qu'avant  de  venir  ici,  je  n'en  avais  jamais  entendu 
parler.)  Ils  sont  persuadés  aussi  que  les  États-Unis  sont  bien 
plus  puissans  que  les  Anglais,  lesquels,  soit  dit  en  passant, 
après  leur  avoir  fait  de  grandes  promesses,  ne  s'occupent  plus 
d'eux,  n'ont  même  plus  de  consul  à  Sivas. 

3  octobre.  —  Maurice,  sorti  ce  matin,  est  rentré  très  sou- 
cieux. Je  n'ai  pas  pu  lui  arracher  un  mot,  puis  soudain,  en  déjeu- 
nant :  «  Ma  petite,  écoute  la  consigne  :  tu  pars  demain  avec 
Jean.  —  Ah,  bah  !...  et  pourquoi  ?  —  Parce  que  l'on  va  se  battre 
et  que,  si  je  dois  ma  peau  au  gouvernement,  je  ne  lui  dois  pas 
celles  de  ma  l'emme  et  de  mon  Jean-Jean.  » 

Je  me  suis  mise  à  rire  :  «  Moi,  je  ne  vois  pas  si  noir  que  toi, 
et  puis  je  te  réponds  que  rien  au  monde  ne  me  fera  m'éloigner 
quand  tu  crois  qu'il  y  a  danger.  » 

Maurice  restait  le  sourcil  froncé,  mais  il  n'a  pas  insisté.  Il 
s'est  mis  à  tourner  autour  de  la  table  en  tordant  sa  moustache, 
puis  il  est  venu  m'embrasser. 

i4  octobre.  —  Ça  approche.  On  s'est  tué  aux  environs,  dans 
les  villages.  Aussi,  je  presse  Maurice  d'organiser  sans  retard  notre 
défense.  Lucie  et  moi,  emplissons  de  sable  des  sacs  pour  boucher 
les  fenêtres.  Puis,  Panayoti  m'a  fait  une  cible  dans  le  jardin  et 
m'apprend  à  tirer  à  la  carabine  et  au  pistolet.  Lui,  ça  lui  va  assez 
de  sentir  la  poudre!  Moi,  les  premiers  coups,  je  détournais  la 
tête,  si  bien  que  j'ai  failli  lui  tirer  dans  la  figure;  maintenant, 
je  ne  tire  pas  trop  mal. 

5  novembre.  —  Les  détails  qui  nous  arrivent  prouvent  que  ce 
ne  sont  pas  les  Arméniens  qui  se  soulèvent,  mais  bien  les  Musul- 
mans qui  assassinent  et  pillent. 

Karahissar,  Zara,  Divreghi  sont  en  flammes.  On  y  a  tout  mas- 
sacré, sauf  quelques  centaines  de  très  jeunes  enfans,  qu'on  a 
laissés  là  au  milieu  des  ruines.  Ils  vont  mourir  de  faim,  si  les 
fauves  ne  les  ont  pas  déjà  dévorés.  Malheureusement,  nous  ne 
pouvons  envoyer  personne  là-bas.  Les  gens  sûrs,  nous  les  comp- 
tons, Panayoti  et  le  second  cawas,  Mehemet;  et  encore  celui-ci, 
un  colosse  peu  intelligent,  a  besoin  que  l'autre  le  dirige. 

Nous  faisons  au  bazar  de  grandes  provisions,  car,  s'il  y  a  pil- 
lage, comme  presque  toutes  les  boutiques  sont  arméniennes,  il 
ne  restera  rien.  La  situation  devient  inquiétante.  Chaque  nuit, 
nous  nous  attendons  à  être  surpris  par  la  fusillade,  aussi  nous 
ne  dormons  pas.  Seule  notre  bonne  Lucie  garde  son  tranquille 


EN    ARMÉNIE.  413 

sourire  :  «  Mais  non,  madame,  c'est  pas  possible,  jamais  le  bon 
Dieu  ne  permettrait  ça  !  » 

7  novembre.  —  Je  suis  allée  voir  les  Pères  jésuites  (1)  et  les 
Sœurs,  qui  demeurent  dans  un  quartier  très  éloigné,  de  l'autre 
côté  du  Konak  du  vali,  au  delà  du  quartier  musulman  (les  deux 
missions  assez  loin  l'une  de  l'autre).  Je  leur  ai  dit  que  Maurice 
les  engageait  à  faire  des  provisions  et  à  s'armer, 

—  Nous  armer?  non,  madame,  m'a  déclaré  le  supérieur.  Le 
Seigneur  a  dit  :  «  Tu  ne  tueras  pas.  »  —  Mais  on  vous  tuera  ! 
—  Nous  sommes  dans  la  main  de  Dieu.  »  Les  Sœurs  sont  moins 
calmes,  moins  résignées,  mais  elles  n'osent  pas  toucher  à  des 
armes. 

Maurice  signale  à  Constantinople  que  ça  va  mal.  Heureuse- 
ment que  nous  avons  le  télégraphe  !  Par  un  des  employés,  on  a 
su  que  le  consul  de  Diarbekir  (2),  fait  passer  de  très  mauvaises 
nouvelles,  mais  mon  mari  garde  sa  bonne  humeur.  Pour  lui, 
il  estime  qu'à  moins  d'un  ordre  formel,  ordonnant  les  massacres, 
il  n'y  aura  rien  de  bien  terrible... 

Me  dit-il  bien  tout  ce  qu'il  pense?  J'en  doute,  car  il  s'est 
mis  à  m'apprendre  à  chiffrer  des  dépêches. 

10  novembre.  —  J'apprends  par  hasard  que  les  massacres 
sont  commencés  à  Erzeroum.  Maurice  ne  voulait  pas  me  le  dire. 

//  novembre.  —  On  vient  nous  rapporter  qu'un  consul,  sur 
le  point  d'être  mis  à  mort  par  les  Turcs,  aurait  télégraphié  sa 
grande  détresse  à  l'ambassade,  sur  quoi  M.  Cambon  aurait  lancé 
lui-même  au  vali  cette  menace  :  «  Votre  tête  tombera,  si  mon 
consul  périt  !  »  Cette  rumeur  m'épouvante,  mais  Maurice  me 
jure  qu'il  n'y  a  pas  d'exemple  quun  consul  enfermé  dans  son 
consulat  ait  été  frappé,  ait  même  vu  son  consulat  forcé,  sa 
maison  regorgeât-elle  de  réfugiés.  Ces  rumeurs  ne  sont  donc 
pas  sérieuses. 

Alors  je  veux  lui  faire  promettre  qu'il  ne  fera  qu'ouvrir  sa 
porte  aux  Arméniens,  mais  que  ni  lui  ni  les  cawas,  quoi  qu'il 
arrive,  ne  sortiront. 

Maurice  hésite,  puis  me  répond  évasivemcnt. 

(1)  Leur  mission  dépend  de  la  maison  générale  de  Lyon.  Les  sœurs  (ordre  de 
Saint-Joseph)  sont  également  de  Lyon.  M. -F. 

(2)  Sivas,  Diarbekir  et  Erzeroum  sont  situés  respectivement  aux  trois  pointes 
d'un  V  immense.  Nombre  d'Arméniens  dans  chacun  des  vilayets  :  Sivas  171000, 
Erzeroum  133  000,  Diarbekir  79  000  (Voyez  au  Livre  Jaune,  ethnographie  arménienne 
de  l'Asie  Mineure).  —  M. -F. 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  peut  pas  s'imaginer  l'énervement  d'une  pareille 
attente... 

/^  novembre.  —  A  midi  précis,  nous  chiffrions  une  dépêche, 
Maurice  et  moi,  Jean  jouait  dans  le  b'j.reau  au  rez-de-chaussée 
sur  la  cour,  quand  retentit  le  pas  rapide  de  Panayoti,  qui,  ou- 
vrant la  porte,  saute  sur  son  fusil  :  «  Cette  fois,  ça  y  est  1  » 

—  Quoi  ?  fait  Maurice  se  levant  en  sursaut,  taiidis  que,  moi, 
je  saisis  bébé. 

—  Le  clairon  sonne  au  konak  du  vali  !  Le  bataillon  Hamidié 
charge  au  bout  de  la  rue,  ils  marchent  au  bazar.  Tenez,  les 
entendez-vous? 

Et,  aussitôt,  quantité  de  coups  de  fusil. 

Maurice,  d'un  bond,  est  dans  sa  chambre,  endosse  son  uni- 
forme, saisit  sa  carabine  et  se  met  à  la  fenêtre.  Il  distribue  ses 
ordres  :  «  Toi,  Panayoti,  dans  la  rue  !  Toi,  Mehemet,  à  l'église  !  » 

Je  confie  bébé  à  Lucie,  qui,  vite,  dresse  son  lit  à  elle  debout 
devant  la  fenêtre  pour  en  faire  un  abri  contre  les  balles.  Elle 
n'a  pas  dit  un  mot,  elle  a  bien  sa  tête,  ma  brave  payse  (1)  ! 

Maurice  monte  sur  la  terrasse.  De  là,  nous  entendons  une 
fusillade  terrible.  Par  instans,  des  bruits  plus  sourds.  Je  crois 
que  c'est  le  canon.  Maurice  dit  que  ce  sont  des  feux  de  peloton. 

De  tous  côtés  on  entend  des  cris  désespérés,  des  râles,  des 
hurlemens.  Cela  dure  vingt  minutes.  Puis  tout  se  tait. 

Maintenant,  un  silence  de  mort.  Mon  mari  redescend  lente- 
ment. Il  est  exaspéré  contre  ces  bandits.  Je  le  supplie  de  rester 
calme. 

Sur  son  ordre,  je  prends  les  munitions  et  les  descends  en 
bas  dans  le  bureau,  où  sont  les  armes. 

Panayoti,  qui  garde  la  rue  tandis  que  Mehemet  fait  la  navette 
du  consulat  à  la  ruelle  allant  à  l'église  où  il  y  a  2000  chrétiens 
bien  enfermés,  nous  jette  de  brèves  nouvelles.  On  a  tout  tué 
dans  le  bazar.  Pas  un  Arménien  n'a  survécu.  Quelques-uns 
s'étaient  réfugiés  dans  un  entrepôt,  mais  la  troupe  a  fait  une  sape 
par  en  dessous.  Elle  les  tue,  en  ce  moment,  à  coups  de  baïon- 
nette :  c'est  pour  cela  qu'on  n'entend  plus  de  bruit.  Les  soldats 
repassent  au  bout  de  la  rue  chargés  de  butin,  les  mains  en 
sang.  Deux  officiers  sont  suivis  chacun  par  un  hamal  (porteur) 

Mon  mari  me  dit  :  «  Je  ne  peux  pourtant  pas  rester  sans 


Une  riour;;ui^Minnnc,  originaire  de  la  rôgiDll  de  Langres  comme  M"*  Garlier. 

I 


EN    ARBIÉNIE.  41 S 

savoir  ce  que  deviennent  mes  nationaux!  »  Tout  d'un  coup,  il 
pense  qu'on  va  peut-être,  de  là-bas,  lui  faire  des  signaux.  Il 
monte  vite  sur  la  terrasse.  Je  le  suis.  Quelques  balles  sifflent  au 
loin.  Nous  ne  voyons  aucun  signal. 

Soudain  Maurice  me  dit  :  «  Ah  çà  !  qu'est-ce  qu'il  fiche, 
celui-là,  en  face  ?  »  Je  regarde,  il  me  montre  à  trente  mètres, 
à  la  lucarne  d'un  grenier,  une  tête  d'Arménien,  et,  tout  contre, 
un  fusil.  Brusquement  il  me  repousse,  une  balle  passe,  tandis 
qu'un  peu  de  fumée  sort  de  la  lucarne. 

—  Oh!  oh!  c'était  pour  moi,  fait  Maurice.  Bizarre!...  Bah! 
nous  éclaircirons  ça  plus  tard.  Armons  les  domestiques,  —  les 
soldats  turcs  ont  fini,  ils  sont  gorgés  ;  maintenant,  c'est  la  popu- 
lace qui  va  donner. 

Les  domestiques  refusent  en  tremblant  les  armes  que  nous 
leur  offrons. 

A  ce  moment  arrive  comme  un  fou,  les  vêtemens  en  lam- 
beaux, le  docteur  Karakine,  qui  a  échappé  à  une  bande  de  for- 
cenés; on  saccage  sa  maison.  Aussitôt  qu'on  l'a  vu  entrer  chez 
nous,  voilà  que  de  partout  nous  accourent  des  Arméniens,  les 
mains  pleines  d'objets  précieux.  Ils  se  bousculent,  crient, 
tombent. 

Il  en  arrive  encore  par-dessus  les  murs.  Il  y  en  a  des  cen- 
taines, plein  le  jardin,  plein  la  cour,  plein  les  appartemens. 
Mon  mari  fait  mettre  les  couleurs  en  berne,  grand  péril! 

—  Allons,  fait-il,  sauvons  d'abord  la  famille  de  S... 

M.  S...,  le  drogman,  est  Syrien;  il  ne  court  donc  qu'un 
faible  danger  à  circuler,  mais  il  a  perdu  la  tête.  C'est  Mehemet,  le 
2®  cawas,  le  Circassien  géant,  qui  part  tout  seul,  —  Panayoti 
gardera  à  la  fois  la  rue  et  l'église,  —  à  la  recherche  de  sa 
famille. 

A  ce  moment,  tout  près  de  nous,  un  grand  cri  :  un  Arménien 
qui  se  sauvait  est  massacré. 

Une  troupe  hurlante  arrive  sur  nous,  criant  :  «  A  l'église,  à 
l'église!»  Maurice  me  dit  :  «  Tire,  mais  en  l'air,  il  ne  faut  pas 
en  tuer.  » 

Au  bruit,  tous  nos  Arméniens  hurlent  épouvantés  et  se  jettent 
à  plat  ventre  ou  se  tassent  dans  les  coins. 

—  Ce  n'est  pas  tout  cela,  dit  Maurice  au  bout  d'une  demi- 
heure,  Mehemet  ne  revient  pas.  Il  est  peut-être  tué.  Il  ne  nous 
reste  que  Panayoti;  n'importe,  la  sûreté  des  nationaux  avant  la 


^16  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nôtre!  Je  vais  l'envoyer  dire  au  vali  que  je  lui  ordonne  de  pro- 
téger les  missions  françaises. 

—  Panayoti  !  crie  mon  mari  par  la  fenêtre. 

Le  brave  garçon  accourt.  Maurice  lui  indique  ce  qu'il  doit 
dire. 

—  Bien,  fait  l'autre  sans  broncher,  j'y  vais. 

—  Tâche  d'en  revenir! 
Le  cawas  s'éloigne. 

—  Allons,  me  dit  Maurice  dont  le  danger  excite  la  verve, 
madame  Carlier,  je  vous  nomme  premier  cawas.  Vous  allez  garder 
la  porte  du  Consulat.  Moi,  je  continue  à  surveiller  d'en  haut  la 
ruelle  qui  mène  à  l'église.  »  Puis,  regardant  tout  ce  monde  qui 
nous  écoute  :  «  Et  dire  que  pas  un  des  cinq  cents...  qui  nous 
encombrent  n'est  capable  de  prendre  un  fusil  !  :> 

Le  fait  est  qu'ils  sont  tous  là,  gémissant,  et  pleurant... 

A  ce  moment  j'entends  encore  Maurice  qui  tire.  Je  sors  de- 
vant la  porte,  la  rue  est  vide,  sauf  au  fond,  près  de  la  ruelle.  Je 
tire  au  hasard  tant  que  mon  mari  tire.  Mais  bientôt  un  groupe 
de  furieux  s'avance  et  lance  vers  nous  des  haches  à  toute  volée. 
J'ai  très  peur,  je  recule.  Les  haches  rebondissent  avec  des  étin- 
celles sur  les  cailloux.  J'ai  bien  cru  que  c'était  fini...  Et  puis 
^Is  sont  partis. 

Le  gros  du  danger  semble  passé,  car  voici  Panayoti  qui  repa- 
raît. Il  est  entré  crânement  chez  le  vali  en  écartant  les  baïon- 
nettes menaçantes.  Alors,  le  regardant  bien  dans  les  yeux,  il  lui 
a  ordonné,  de  la  part  du  consul  de  France,  —  et  il  faut  voir 
comme  il  prononce  ça  1  —  d'envoyer  immédiatement  des  déta- 
chemens  aux  missions  et  d'arrêter  les  tueries.  Il  a  réussi.  Le  gé- 
néral et  le  vali  se  sont  regardés  stupéfaits.  Des  zaptiés  sont  partis 
en  courant.  Dans  dix  minutes  nous  aurons,  nous  aussi,  une 
garde,  et  même  des  patrouilles  vont  être  faites. 

-  Très  bien,  fait  Maurice,  parfait!  Voilà  de  la  bonne  be- 
sogne; seulement  alors,  puisque  c'est  fini  aujourd'hui,  Pa- 
nayoti, renvoie-moi  ces  gens...  Comment  ne  comprennent- 
ils  pas  qu'on  va  bien  plutôt  piller  et  brûler  les  maisons 
vides? 

En  maugréant,  les  Arméniens  sortent.  Quelques-uns,  plus 
intelligens,  disent  que  le  consul  a  raison.  Restent  seulement  dans 
^('  salon  Karakine,  deux  ou  trois  notables,  quelques  femmes,  et 


EN   ARMÉNIE.  417 

deux  évoques,  catholique  et  grégorien,  lesquels  se  prévalent  de 
leur  dignité. 

Tout  notre  monde  a  très  faim.  Je  vais  à  la  cuisine  avec  Lucie 
allumer  du  feu,  et  nous  en  revenons,  au  bout  d'un  quart  d'heure, 
avec  un  soi-disant  beefsteak  qui  sent  la  fumée.  Maurice  ouvre 
une  boîte  de  sardines.  Nous  nous  motions  à  table,  mais  presque 
aussitôt  la  fusillade  éclate  assez  près  de  nous.  Toujours  des 
bandes  qui  veulent  aller  à  l'église  et  que  disperse  Panayoti.  Par 
trois  fois  mon  mari  va  faire  le  coup  de  feu  dans  la  rue. 

Puis  il  s'assoit  au  piano  et  attaque  une  ardente  Marseillaise, 
pour  donner  de  l'appétit  à  ses  hôtes,  qui  «  ont  des  tètes  à  porter 
le  diable  en  terre.  » 

Enfin  arrive  un  lieutenant  de  zaptiés  avec  vingt-cinq  hommes. 

Mais  ils  ne  nous  inspirent  guère,  ces  gendarmes!  Mon  mari 
ne  veut  pas  d'eux  dans  la  maison,  à  cause  de  nos  réfugiés.  Il 
exige  qu'ils  restent  au  milieu  de  la  rue,  tournant  même  le  dos  à 
la  maison.  Ça  ne  fait  pas  du  tout  leur  affaire,  mais,  quand  Mau- 
rice ordonne,  il  faut  qu'on  obéisse. 

Tout  de  même,  que  devient  notre  brave  Mehemet?  C'est  in- 
quiétant. Maurice  exige  de  l'officier  qu'il  envoie  trois  hommes 
à  sa  recherche  et  qu'ils  le  dégagent,  s'il  est  bloqué  quelque  part. 

Enfin  le  voilà,  avec  la  sœur  et  les  neveux  de  M.  S...  Ils  se 
meitent  à  table  aussi.  Ils  finissent  le  beefsteak  raté  et  les  sardines. 

—  C'est  bien,  Mehemet,  l'ait  Maurice;  maintenant,  retourne 
à  l'église  et  reconduis  chez  eux  les  Arméniens  disposés  à  partir. 
Va,  serre  ton  ceinturon,  mon  garçon,  je  ne  déjeune  pas  non 
plus  ! 

\e  grand  Circassien  part.  Quelques  musulmans,  le  voyant 
passer,  sortent  d'une  maison  et  lui  oflrent  de  venir  piller  avec 
eux;  piller,  et  le  reste;  il  refuse. 

Toujours  des  coups  de  feu  de  plus  en  plus  loin.  Je  vois  passer 
des  musulmans  chargés  de  butin,  des  soieries  superbes,  des 
étoffes  brochées  d'or. 

Maurice  oraonue  d'arrêter  tous  les  pillards  qui  se  permet- 
tront de  passer  devant  le  consulat  français.  —  11  arrivera  ce  qui 
.arrivera,  mais  on  ne  nous  inaïKjuera  pas  de  respect! 

Dans  la  soirée,  Panayoti  apprend  que  les  Sœurs  et  les  Pères 
sont. absolument  sains  et  saufs.  La  populace  continue  à  pillf^r 
fOME  xui.  —  1903.  27 


418 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


surtout  les  maisons  désertes.  Cette  populace  a  commis  des  atro- 
cités. Comme  elle  n'avait  pas  d'armes,  elle  assommait  ses  vic- 
times à  coups  de  matraque,  de  barre  de  fer^  ou  leur  écrasait  la 
tête  entre  des  pierres,  ou  encore  allait  les  noyer  dans  la  rivière 
devant  leurs  femmes  muettes  de  terreur.  On  a  vu  ainsi  passer 
des  Arméniens  qui  n'essayaient  pas  de  se  défendre.  On  les  désha- 
billait et  on  les  mutilait  horriblement  avant  de  les  tuer  (1). 

Moi,  je  peux  m'occuper  maintenant  un  pju  de  bébé.  Il  paraît 
qu'il  n'a  pas  eu  peur.  A  un  moment  de  terreur,  nos  réfugiés  ont 
voulu  forcer  sa  porte,  et  Lucie  et  Jean  allaient  être  piétines, 
sans  Porthos  et  Minka. 

Pendant  que  Lucie  est  descendue  traire  la  vache,  je  tâte  les 
gencives  de  bébé  et  je  m'aperçois  qu'il  a  percé  sa  première  dent. 
Quelle  joie!  Je  cours  chercher  Maurice,  qui  vient  embrasser 
son  iils. 

A  ce  moment,  Minka  se  mettant  à  gémir  dans  son  coin,  je  vais 
voir  et  j'aperçois  sous  elle  cinq  petits  nouveau-nés. 

J'apprends  qu'à  six  heures,  les  muezzins,  du  haut  des  mina- 
rets, ont  félicité  le  peuple  d'avoir  bien  massacré. 

/à'  novembre.  —  La  journée  s'annonce  plus  calme,  bien  que 
quelques  coups  de  feu  éclatent  encore  par  instans.  En  somme,  il 
doit  y  avoir  eu  environ  1  200  tués,  mais  plus  de  cinq  mille  sont 
saufs,  tout  le  quartier  autour  de  nous  est  resté  intact.  Panayoti, 
qui  voit  que  les  évêques  et  toute  leur  suite  nous  encombrent, 
les  engage  à  retourner  chez  eux;  ils  partent... 

Puis  mon  mari  m'annonce  qu'il  va  avec  ses  deux  cawas  vi- 
siter les  Sœurs  et  les  Pères.  On  lui  a  dit  qu'ils  sont  sauvés,  mais 

(1)  Le  conseil  de  réintégrer  leurs  demeures,  donné  par  M.  Carlier  aux  Armé- 
niens pourrai f,  paraître  bien  hàtif.  M"""  Carlier  en  explique  ainsi  les  motifs  tels  que 
son  mari  les  lui  donna  à  elle-même  :  «  Combien  sont-ils  chez  moi?  Quelques  cen- 
taines sur  six  mille,  généralement  les  plus  riches.  Dans  un  moment  de  panique, 
ils  ont  abandonné  leurs  maisons,  où  il  reste  des  infirmes,  des  malades,  parfois 
des  enfans  au  berreau,  et  aussi  des  marchandises,  des  meubles.  Depuis  midi  je 
suis  en  lutte  contre  la  populace,  une  lutte  qui  eût  mal  tourné  pour  moi,  n'était 
mon  ascendant  moral.  C"est  lui  qui  sauvera  maintenant  les  survivans.  Et  puis  je 
ne  peux  pas  protéger  les  maisons  vides  1  On  les  dévalise  en  ce  moment.  Demain 
on  en  arrachera  jusqu'aux  portes,  jusqu'aux  fenêtres,  après-demain  on  les  incen- 
diera. Et,  dans  un  paj's  où  le  froid  est  si  terrible,  vois-tu  ces  malheureux  sans 
toit?  Eh  bien!  qu'ils  reprennent  un  peu  de  cœur,  qu'ils  tirent  leurs  grands  cou- 
telas et  tiennent  les  Turcs  en  respect!  Àp'-ès  tout,  il  n'y  a  jamais  eu  de  sécurité 
dans  ce  pays,  et  les  chrétiens  ont  toujours  dû  y  user  de  la  fcrcc  pour  se  défendre.  » 
-^  11  est  certain  que  M.  Carlier  était  bien  inspiré.  11  n'y  eut  pas  d'incendies.  D'ail- 
leurs, en  feuilletant  le  Livre  jaune  et  aussi  le  Blue  boo/c,  on  voit  que  presque  par- 
tout les  consuls  tinrent  le  même  langage  aux  Arméniens,  lesquels  se  trouvèrent 
bien  du  conseil.  —  M. -F. 


EN    ARMÉNIE.  419 

il  veut  le  constater  de  ses  yeux.  Il  engage  M.  S...,  son  drogman, 
à  s'armer,  mais  M.  S...,  affolé,  le  supplie  de  rester.  Mon  mari 
hausse  les  épaules  : 

—  Rassurez-vous,  monsieur,  ma  femme  vous  défendra  ! 

Le  docteur  Karakine  n'a  guère  plus  de  sang-froid;  mais  lui, 
du  moins,  sait  que  sa  tète  est  mise  à  prix.  Ce  qui  me  paraît  inouï, 
c'est  l'horreur  de  tous  ces  gens-là  pour  les  armes  à  feu. 

Pendant  toute  l'absence  de  Maurice,  je  reste  à  la  fenêtre  d'en 
haut,  surveillant  les  soldats  qui  traînent  devant  la  maison  leurs 
bottes  crevées  et  leurs  pantalons  à  jour.  Passe  le  vali,  très 
escorté,  qui,  en  souriant,  me  salue  de  la  main,  ses  officiers  du 
sabre  :  «  Gomment,  madame,  vous  avez  consenti  à  ce  que  le 
consul  s'éloigne?  Vous  reconnaissez  donc  que  mes  Turcs  ne  sont 
pas  dangereux?  —  Non^  dis-je,  en  montrant  le  revolver,  quand 
on  a  cela,  pas  dangereux  !  » 

Le  vali  ne  sourit  plus.  Il  s'éloigne,  en  m'assurant  qu'il  va 
mettre  l'ordre  en  ville. 

Mon  mari  rentre.  Il  paraît  qu'on  tue  encore,  mais  seulement 
dans  les  fermes  éloignées.  Quant  aux  Missions,  elles  n'ont  pas 
été  forcées,  mais  les  portes  ont  été  criblées  de  balles  et  de  coups 
de  hache.  Les  Sœurs  ont  recueilli  beaucoup  d'enfans  et  les 
Pères  un  grand  nombre  d'hommes  (1). 

A  ce  moment,  mon  mari  voit  passer  un  pillard  attardé  qui 
nous  nargue,  sa  cigarette  à  la  bouche.  «  Arrêtez  ce  coquin!  » 
crie-t-il  à  un  soldat.  Le  soldat  ne  bouge  pas.  Maurice  ne  fait 
qu'un  bond,  lui  colle  le  canon  de  son  revolver  sur  le  front. 
Alors  le  soldat,  en  maugréant,  saisit  le  pillard,  qu'il  conduit  au 
vali.  Maurice  dit  aux  autres  qu'ils  devront  profiter  de  la  leçon, 
mais  un  grand  gaillard  lui  répond  :  «  C'est  dégoûtant!  tous  nos 
camarades  sont  riches,  nous,  nous  n'avons  rien  pu  gagner.  Vous 
nous  faites  tort!  »  Un  autre  soldat,  qui  a  une  tête  féroce,  dit 
entre  ses  dents  :  «  Le  fagot  qui  va  brûler  votre  Karakine  est  tout 
prêt  !  » 

Que  dire  ? 

Maintenant  que  le  calme  est  revenu,  Maurice  met  Panayoti 
au  courant  de  la  tentative  d'assassinat  de  l'Arménien  d'en  face, 
la  veille. 

(1)  «  Nous  avons  été  protégés,  les  Sœurs  et  nous,  d'une  manière  admirable.  » 
(Lettre  d'un  missionnaire  de  Sivas,  Bulletin  de  l'œuvre  des  écoles  d'Orio.nt.  1896.) 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Bien,  fait  Panayoti  tranquillement,  en  tâtant  sa  ceinture, 
je  vais  le  Luer,  n'est-ce  pas? 

—  Je  te  le  défends,  mais  tâche  de  savoir  pourquoi  il  m'en 
veut. 

Pendant  ce  temps,  comme  tous  les  boulangers  ont  été  égor- 
gés, on  n'a  pas  de  pain.  Il  faut  en  faire.  Alors  le  cuisinier,  moi, 
Lucie,  retroussons  nos  manches  et  nous  nous  mettons  à  pétrir. 
C'est  brisant. 

Panayoti  revient,  l'air  farouche,  et  s'en  va  causer  avec  mon 
mari.  Il  paraît  que  l'Arménien  a  tout  avoué.  Oui,  il  s'est  dit  que, 
si  le  consul  était  tué,  on  croirait  que  c'est  par  les  Turcs,  et 
alors  la  France  enverrait  son  armée  le  venger,  —  et  sauver  la 
nation  arménienne.  Panayoti  a  d'abord  fait  mine  de  l'étrangler. 
L'Arménien  alors  s'est  traîné  à  ses  genoux  en  suppliant. 

—  Voilà  !  et  alors  qu'est-ce  que  décide  monsieur  le  consul? 

—  Je  décide,  mon  ami,  qu'il  ne  faut  rien  dire.  Si  on  le 
savait,  on  le  brûlerait  vif... 

—  Il  l'a  mérité. 

—  ...  Mais  alors  la  populace  égorgerait,  soi-disant  pour  me 
venger,  tous  les  autres  Arméniens.  Non,  l'air  y  est  mauvais,  je 
ne  remonterai  plus  sur  la  terrasse,  voilà  tout! 

Le  soir.  —  Discussions  aigres  de  mon  mari  avec  les  prêtres 
grégoriens,  qui  ne  veulent  pas  assister  à  l'ensevelissement  de 
leurs  morts  pour  lesquels  on  a  creusé  d'immenses  tranchées. 
Etant  mariés,  ils  ne  se  soucient  pas  d'exposer  leurs  enfans  à 
devenir  orphelins.  Et  puis,  ils  voudraient  être  payés... 

14  novembre.  —  A  neuf  heures  du  matin,  la  fusillade  recom- 
mence. Heureusement,  c'est  encore  très  loin  ;  soudain,  tandis 
que  la  porte  est  ouverte  et  que  nos  gardes  sont  dans  la  cour, 
leurs  fusils  restés  devant  la  maison,  une  bande  hurlante  arrive. 
Je  tenais  bébé,  je  n'ai  que  le  temps  de  le  jeter  sur  le  lit,  de  saisir 
une  carabine  et  de  tirer  au  hasard,  en  appelant.  Aussitôt  nos 
soldats  sortent  et  peuvent  reprendre  leurs  fusils  qu'on  allait  en- 
lever, tandis  que  Maurice  et  le  cawas  font  un  feu  roulant.  Cette 
fois,  plusieurs  hommes  tombent,  leurs  camarades  les  emportent 
tout  sanglans.  Ils  s'éloignent,  affolés,  en  criant  :  «  N'allez  pas 
au  consulat,  il  y  pleut  du  feu  !  » 

La  matinée  se  passe  sur  le  qui-vive.  Meurtres  et  pillages  par- 
tout. Ce  n'était  pas  la  troupe,  mais  des  montagnards  du  dehors. 
Il  parait  que  les  bords  de  la  rivière  sont  couverts  de  cadavres. 


EN   ARMÉNIE.  421 

Dans  certains  endroits,  les  assassins  jouent  aux  boules  avec 
des  tètes  qu'ils  se  lancent. 

A  onze  heures,  plus  rien. 

Notre  quartier  est  toujours  intact.  Rassurés,  un  certain 
nombre  d'Arméniens  sont  restés  dans  leurs  maisons. 

Et  dire  qu'au  milieu  de  tout  cela,  il  m'a  fallu  faire  la  soupe 
aux  petits  chiens,  car  Minka  n'a  pas  de  lait!  La  bonne  bête  me 
lèche  les  doigts. 

15  novembre.  —  Il  paraît  que  c'est  vraiment  fini.  Les  derniers 
Arméniens  quittent  l'église  et  Mehemet,  leur  gardien,  rentre 
chez  nous. 

Toute  la  ville  sent  une  odeur  de  charnier;  on  est  obligé  de 
fermer  les  fenêtres. 

J'apprends  que  les  Sœurs  voudraient  me  voir.  Je  pars,  suivie 
des  deux  cawas. 

Aucun  cadavre  sur  la  route,  mais  du  sang  partout,  poissant 
aux  pieds,  des  débris  de  cervelle,  des  cheveux.  Partout  des 
maisons  saccagées. 

Panayoti  me  montre  l'endroit  où,  le  12,  quand  il  est  passé, 
une  voix,  la  voix  d'un  Turc,  lui  a  crié  tout  à  coup  :  Jette-toi 
à  droite!  Il  a  obéi  et  une  balle  lui  a  rasé  l'oreille.  Il  a  vaine- 
ment cherché  à  savoir  qui  tirait.  Sur  la  route,  il  a  vu  tuer 
sept  ou  huit  Arméniens,  comme  des  moutons,  sans  qu'ils  ten- 
tent de  se  défendre,  muets.  Et  pourtant  ce  sont  de  solides  gail- 
lards. 

J'arrive  chez  les  Sœurs,  qui  ne  peuvent  s'empêcher  de  m'em- 
brasser  en  pleurant.  Je  leur  demande  des  détails,  mais  elles  ne 
savent  rien.  Elles  s'étaient  enfermées  dans  leur  maison,  qui  est 
au  milieu  d'une  cour,  et  sont  restées  en  prières  avec  les  enfans 
qu'elles  avaient  recueillis.  Elles  me  disent  que,  selon  Panayoti, 
c'est  moi  qui  ai  proposé  qu'il  aille  chez  le  vali  bien  que  le  Con- 
sulat n'eût  plus  de  défenseurs.  Je  les  assure  que  c'est  Maurice 
seul,  —  ce  qui  est  la  vérité. 

Au  consulat,  nos  hôtes  sont  toujours  bien  terrifiés.  Nous 
avons  trente-sept  personnes  à  nourrir. 

Dimaiiche  17 .  —  C'est  navrant,  que  le  sang  ne  cesse  pas  de 
couler  !  Hier,  44  Arméniens  ont  été  tués  sans  bruit. 

Des  cheiks  musulmans  sont  vus  s'informant  auprès  de  nos 
voisins  arméniens  s'ils  ont  des  provisions  suffisantes.  J'étais  tou- 
chée de  cette  sollicitude,  quand  JNIaurice  dit  :  —  Mais  c'est  pour 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  qu'ils  font  cette  démonstration!  Les  Turcs  ont  peur  des 
représailles  de  l'Europe. 

Et  en  effet  plusieurs  musulmans  notables  se  présentent  au 
consulat  et  sollicitent  une  audience.  Avant  de  les  recevoir, 
Maurice  exige  qu'ils  donnent  leurs  noms  et  les  fait  attendre  long- 
temps dans  la  rue  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  assuré  qu'ils  nont  pas 
trempé  dans  les  tueries.  Alors  seulement  il  les  reçoit,  mais  ne 
serre  la  main  qu'à  un  seul,  un  ingénieur  des  routes,  notre 
voisin,  qu'on  a  vu  sauver  des  Arméniens.  —  Ce  dévouement-là, 
dit  Maurice,  la  populace  le  lui  fera  payer...  Gare! 

Un  Turc  parlant  français  lui  raconte  quelque  chose  de  bien 
vilain.  Il  paraît  que  les  missionnaires,  après  avoir  recueilli  en- 
viron 150  hommes,  n'avaient  plus  aucune  provision  dans  leurs 
caves,  les  Arméniens  qui  y  étaient  cachés,  dévorant  tout  à  môme. 
Alors  plusieurs  de  ces  réfugiés,  qui  justement  habitaient  à  côté, 
firent  savoir  qu'ils  avaient  chez  eux  de  l'huile,  du  vin,  de  la 
farine,  des  chèvres  et  des  moutons.  —  Allez  donc  les  chercher, 
dirent  les  Pères.  —  Non,  on  pourrait  nous  tuer.  —  Alors  nous 
y  allons. 

Et  voici,  profitant  de  l'obscurité,  que  les  Pères  escaladent  les 
murs  de  clôture  et,  après  de  nombreux  voyages,  reviennent  avec 
toutes  sortes  de  provisions.  On  se  met  à  manger.  Le  repas  fini, 
les  Arméniens  présentent  leur  note.  Ils  avaient  doublé  le  prix 
des  denrées.  Les  pauvres  religieux  n'avaient  pas  assez  d'argent. 
Un  des  Arméniens  présens  s'offrit  à  leur  en  prêter,  à  gros  inté- 
rêts, bien  entendu.  Notez  que  ces  marchandises  et  cet  argent 
n'avaient  été  sauvés  que  par  leur  proximité  de  la  Mission.  Le 
lendemain,  rentrant  chez  eux,  les  Arméniens  remportèrent 
effrontément  tout  ce  qui  restait  de  marchandises  payées,  et  les 
Pères  se  trouvèrent  dans  le  plus  absolu  dénuement. 

Alors  quelques  Turcs,  que  cette  rapacité  avait  révoltés,  ap- 
portèrent des  provisions  à  la  Mission;  Hadji  Loufti,  un  fana- 
tique pourtant,  leur  donna  tout  un  chargement  de  pain. 

Maurice  fait  vérifier  le  fait  :  il  est  exact,  mais  on  ne  nous 
avait  pas  tout  dit  :  les  Pères  ont  tout  de  même  reconduit  chaque 
Arménien  chez  lui! 

19  novembre.  —  Le  froid  arrive,  les  meurtres  diminuent. 
Hier  on  n'a  tué  que  seize  Arméniens. 

Un  des  rédifs  de  garde  a  raconté  à  notre  boy,  Sais,  qu'à 
Gurun,  qui   a   été  assailli,  soi-disant  par   les  Kurdes,   ceux-ci 


EN    ARMÉNIE.  423 

n'étaient  que  des  soldats  déguisés.  —  J'en  sais  quelque  chose^ 
fen  étais! 

Les  musulmans  ont  très  peur  ici  des  représailles.  De  temps 
en  temps  le  bruit  court  que  les  régimens  russes  du  Caucase  ont 
franchi  la  frontière.  —  Madame,  dans  ce  cas-là,  me  dit  le  lieute- 
nant, nous  serons  impuissans  à  vous  défendre.  Tous  les  chré- 
tiens, même  vous,  môme  votre  joli  bébé,  y  passeront.  » 

Je  tâche  d'écouter  ça  d'un  air  impassible.  Du  reste  Maurice 
dit  que  les  Russes  ne  bougeront  pas. 

55  novembre.  —  Un  boulanger  grec  a  commencé  à  cuire  du 
pain.  Cela  nous  soulage,  car  le  pétrissage  devenait  éreintant  et 
notre  pain  ne  valait  rien.  Jamais  je  n'ai  trouvé  d'aussi  bon 
pain  que  celui  que  je  remange.  A  vrai  dire,  je  croyais  que  je  n'en 
mangerais  plus...  Et  puis,  de  longtemps,  la  viande  nous  fera 
horreur. 

^4  novembre.  —  Le  docteur  ne  peut  plus  douter  que  le  vali 
ait  mis  sa  tête  à  prix.  Cependant,  comme  partout  on  le  réclame 
pour  soigner  des  blessés,  il  nous  demande,  —  c'est  le  seul  Armé- 
nien à  peu  près  brave  que  j'aie  vu  (1),  —  de  le  laisser  sortir. 
«  Oui,  fait  Maurice,  mais  avec  Panayoti.  »  Karakine  saisit  la 
main  de  Maurice  et  l'embrasse. 

Dans  les  villages,  on  massacre  toujours. 

A  Sivas ,  nous  comptons  1500  tués,  300  magasins  et 
400  échoppes  entièrement  détruits.  La  misère  des  survivans  est 
poignante. 

On  voit  des  chiens  passer  ayant  à  la  gueule  des  débris 
humains  :  ils  ont  été  déterrer  des  cadavres  dans  les  champs. 
Presque  toutes  les  victimes  sont  des  hommes,  mais  on  a  enlevé 
et  vendu  plusieurs  jeunes  filles. 

Je  m'intéresse  beaucoup  aux  blessés  de  Karakine,  à  qui  j'ai 
donné  peu  à  peu  toute  notre  petite  pharmacie.  Le  docteur  ne 
désespère  pas  de  les  sauver,  bien  que  la  plupart  soient  dans  un 
état  affreux;  mais,  dit-il,  il  n'y  a  pas  pareils  à  ses  compatriotes 
pour  avoir  l'âme  chevillée  au  corps  (2). 

(1)  Dans  Je  Zeïtoun  et  dans  le  pays  de  Van,  les  Arméniens  (ceux-là  sont  d'ori- 
gine caucasienne)  se  défendirent  intrépidement   M. -F. 

(2)  Au  sujet  de  l'exceptionnelle  vitalité  de  l'Arménien,  un  fonctionnaire  de 
l'ambassade  de  France  nous  racontait  le  fait  suivant,  qui  se  place  à  l'époque  des 
grands  égorgemens  de  Constantinople  (août  1896): 

Pendant  trois  jours  on  avait  tué.  Maintenant  la  police  faisait  transporter  les 
corps  aux  cimetières  dans  des  tombereaux.  Au  seul  cimetière  de  Scliichli,  plus  de 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^5  novembre.  —  On  a  encore  assassiné  celte  nuit.  L'inspec- 
teur de  la  dette  publique  ottomane  a  été  pillé  par  des  bandits. 
On  a  tiré  sur  lui  pendant  qu'il  déménageait  en  hâte  une  caisse 
de  timbres-poste. 

Nous  tenons  à  sortir,  à  nous  promener,  pour  montrer  que 
nous  n'avons  plus  d'inquiétude.  Maurice  le  veut.  Il  prétend  que 
nous  sommes  tenus  de  donner  l'exemple.  J"obéis.  Quand  je  suis 
seule,  cela  va  encore,  mais  quand  j'ai  bébé...  Ce  matin,  des  Armé- 
niens m'ont  arrêtée  dans  la  rue,  pour  me  dire  insolemment  qu'ils 
ont  appris  l'arrivée  prochaine  de  troupes  anglaises  sur  la  côte. 
Pour  eux,  c'est  la  seule  nation  d'Europe  qui  soit  brave  et  forte. 
Parler  ainsi,  des  gens  qui  se  sont  réfugiés  chez  nous! 

Le  cadi  a  déclaré  que  les  musulmans  ont  violé  la  loi  du 
Prophète  en  massacrant  et  en  pillant.  11  traite  les  coupables  de 
kafirs.  On  lui  rend  l'épilhète. 

W  novembre.  —  Cela  va  recommencer.  Certains  mettent  de 
grands  écriteaux  :  Celte  maison  appartient  à  un  musulman.  Très 
significatif! 

—  Elle  ferait  bien  de  se  presser,  l'armée  anglaise!  dit  Mau- 
rice; en  attendant,  je  vais  aller  dire  deux  mots  au  vali,  deux 
mots  qui  vaudront  bien  comme  eiTet  les  jaquettes  rouges... 

Et,  de  fait,  cette  alerte  n'a  aucune  suite.  Toutes  les  nuits,  il 
y  a  des  patrouilles  de  la  troupe.  Maurice  a  renvoyé  sa  garde.  Il 
n'a  conservé  qu'un  soldat,  un  bon  garçon,  que  bébé  a  pris  en 
amitié,  qui  scie  le  bois,  et  que,  lorsqu'elle  est  occupée  ailleurs, 
Lucie  charge  de  préparer...  la  panade 

5.9  novembre.  —  Sur  la  place  du  Konak,  à  deux  pas  du  gé- 
néral de  division,  en  plein  jour,  trois  Arméniens  ont  été  assas- 
sinés. 11  n'y  a  pas  eu  d'arrestations. 

SO  novembre  —  Enfm,  des  journaux  français  nous  arrivent, 

soixante  tombereaux  venaient  d'entrer,  on  allait  refermer  les  portes,  quand  cinq 
sœurs  des  écoles  françaises  de  Saint- Vincent-de-Paul,  se  présentèrent,  et,  à  force 
d'insistance,  réussirent  à  entrer.  Alors,  elles  se  trouvèrent  devant  trois  mille 
cadavres  horriblement  souillés,  nus  pour  la  plupart.  Elles  eurent  le  courage  de  les 
prendre  un  à  un,  de  leur  làter  le  cœur,  de  se  pencher  contre  leur  bouche  afir 
de  voir  si  par  hasard  il  ne  s'en  trouverait  pas  chez  qui  l'on  pût  surprendre  un 
souffle  de  vie. 

Vers  la  fin  de  la  journée,  après  sept  heures  de  recherches,  elles  avaient  retiré, 
de  dessous  l'amas  des  cadavres,  d^-ux  corps  d'hommes  qui  donnaient  encore  signe 
de  vie.  Elles  les  prirent  dans  leurs  bras,  et  aussi  un  jeune  garçon  dont  le  petit 
corps  n'était  plus  qu'une  bouillie  sanglante,  mais  encore  tiède,  et  les  emportèrenr. 

Eh  bien!  ces  trois  malheureux  survécurent.  Or,  le  moins  blessé  a,\a,it  le  crâne 
puvert  et  sept  couds  de  baLo-^nette  dans  la  poitrine...  M.-F, 


EiN    ARMÉNIE.  429 

racontant  les  massacres,  Yoici  ce  qu'ils  disent  de  Sivas  :  «  Les 
révoltés  arméniens  ont  allaquc  traîtreusement  les  Ilaïuidiés.  Ils 
ont  été  défaits.  »  C'est  tout! 

2  décembre.  —  A  Césarée,  dit-on,  massacre  épouvantable. 

S  décembre.  —  Des  crieurs  officiels  viennent  dans  les  carre- 
fours publier  que  désormais  quiconque  tuera  ou  pillera  sera  pendu. 

4  décembre.  —  On  dit  que  l'escadre  européenne,  la  flotte  an- 
glaise en  tète,  va  s'emparer  de  Conslantinople.  Les  Turcs,  exas- 
pérés, nous  regardent  d'une  drôle  de  façon.  Je  n'ose  pas  sortir; 
je  suis  tout  à  fait  malade.  Maurice  est  à  bout. 

5  décembre.  —  Les  Arméniens,  appelés  à  faire  connaître  leurs 
pertes  en  marchandises,  accusent  26  millions.  Maurice  trouve  le 
chiffre  fantastique. 

L'école  américaine  et  les  doux  écoles  françaises  rouvrent. 
Elles  n'ont  eu  aucun  enfant  aujourd'hui.  Maurice  fait  rendre 
beaucoup  d'objets  pillés. 

Tout  le  monde  dit,  même  des  Européens,  qu'cà  Gurun  les 
assassins  étaient  guidés  par  un  prêtre  arménien  apostat. 

8  décembre.  —  Hier,  un  Turc  qui  avait  beaucoup  pillé  et  par- 
lait trop  haut,  a  été  jeté  en  prison,  chaînes  aux  pieds.  11  a  con- 
tinué, citant  des  noms  de  chefs.  Ce  matin,  on  l'a  trouvé  mort 
dans  sa  cellule. 

19  décembre.  —  Ravirement  complet.  Les  Arméniens  font 
l'éloge  de  la  France  et  de  nos  missions,  qui  jamais,  reconnaissent- 
ils,  ne  les  ont  poussés  à  se  soulever,  tandis  qu'ils  portent  de 
graves  accusations  contre  d'autres. 

Nous  avons  67  centimètres  de  neige  et  —  14<*  de  froid. 

Le  vali  craint  —  ou  espère  des  incendies. 

^5  décembre.  —  Quel  triste  jour  de  Noël  ! 

On  vient  de  tenter,  je  crois,  de  nous  empoisonner.  Ça  doit 
être  un  de  nos  domestiques  arméniens,  payé  sans  doute  par  les 
Turcs.  Alors  on  pourrait  reprendre  les  massacres,  car  il  n'y  a  que 
nous  qui  gênons... 

Certainement  il  y  avait  un  poison  dans  notre  café,  car  nous 
en  avons  donné  à  Porthos,  qui,  lui  aussi,  a  eu  des  vomissemens 
et  a  été  pris  de  tremblemens;  mais  comment  faire  analyser? 
tous  les  pharmaciens  sont  tués. 

Quel  est  le  coupable?  Impossible  de  le  savoir.  Nous  mettons 
à  la  porte  nos  deux  domestiques,  que  nous  remplaçons  par  des 
Turcs.  Le  Turc  a  ses  défauts,  mais  il  ne  trahit  pas. 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

15  janvier.  —  Maintenant  on  est  à  peu  près  certain  que  les 
massacres  sont  finis,  seulement  c'est  la  famine.  La  moindre 
denrée  monte  à  des  prix  fous.  Nous  allons  être  ruinés,  si  cela 
continue.  Et  nous  avons  toujours  chez  nous  trois  Arméniens, 
dont  Karakine.  Le  pauvre  homme  se  sent  perdu  et  pleure  toute 
la  journée.  Heureusement  sa  femme  et  son  enfant  sont  à 
Samsoun. 

De  partout  arrivent  à  Maurice  des  félicitations.  Il  sait  que 
les  Européens  de  Sivas  ont  écrit  à  Constantinople  et  disent 
qu'ils  doivent  la  vie  à  son  énergie.  C'est  bien,  mais  j'aimerais 
mieux  qu'on  nous  changeât  au  plus  tôt,  puisque,  paraît-il, 
M.  Camhon  a  décidé  que  les  deux  consuls  qui  avaient  été  le  plus 
à  la  peine  seraient  bientôt  changés  (M.  Meyrier  à  Diarbekir,  où  il 
s'est  passé  des  choses  horribles,  et  Maurice). 

^8  janvier.  —  Un  grave  incident.  Le  24,  à  dix  heures  du 
soir,  nous  venions  de  nous  coucher,  quand  dans  la  rue  reten- 
tissent des  clameurs.  Est-ce  que  cela  va  recommencer?  Nous  sau- 
tons du  lit  en  hâte,  courons  à  la  fenêtre,  et  apercevons  au  tour- 
nant de  la  rue  à  droite  une  lueur  rouge.  Il  y  a  un  incendie,  et 
c'est  sans  doute  chez  un  Turc. 

Maurice  étant  très  enrhumé,  je  lui  demande  de  ne  pas  sortir. 
Il  n'a  rien  à  faire  là,  puisque  ça  paraît  être  une  maison  musul- 
mane. —  C'est  très  suspect,  le  feu  chez  un  musulman!  —  Et  il 
s'habille  en  hâte. 

Mais  déjà  Panayoti  est  revenu  disant  que  c'est  une  baraque 
qui  se  trouve  entre  la  maison  d'un  ingénieur  turc  et  celle  du 
docteur  Karakine.  Evidemment  on  a  voulu  incendier  ainsi 
deux  maisons  détestées,  celle  du  Turc,  parce  qu'il  est  presque 
le  seul  musulman  qui  ait  blâmé  les  massacres  (1),  et  celle  de 
Karakine,  parce  qu'on  est  furieux  de  n'avoir  pu  se  saisir  de  lui. 

Maurice  part  avec  ses  cawas.  Il  trouve  la  foule  qui  regarde 
joyeuse  et  refuse  d'éteindre  le  feu  ou  d'aider  l'ingénieur  à  dé- 

(1)  «  J'ai  vécu  longtemps  parmi  ce  peuple,  je  ne  puis  oublier  ses  nobles  qua- 
lités. Au  cours  même  de  cette  période  douloureuse,  des  prêtres  musulmans, 
quelques  fonctionnaires  ont  protégé  les  victimes  contre  leurs  assassins.  » 
(M.  E.-M.  de  Vogué,  loc.  cil.)  Voyez  aussi,  dans  V.  Bérard,  la  Politique  du  Sultan, 
plusieurs  actes  de  généreux  dévouement  accomplis  par  des  prêtres  turcs.  Enfin  il 
est  bon  de  rappeler  qu'un  mutessarif  (général^,  Raïry  Bey,  fut  nommé  officier  de  la 
Légion  d'iionneur  pour  avoir  sauvé  la  Trappe  française  d'Akbès.  {Supplément  au 
Livre  Jaune.)  M,-F. 


EN    ARMÉNIE.  427 

ménager  (ici,  il  n'y  a  pas  de  compagnies  d'assurances,  et  encore 
moins  de  pompiers).  Quant  à  la  demeure  de  Karakine,  il  n'y  a 
plus  rien  dedans,  depuis  le  pillage  et  les  massacres. 

Mais  on  vient  dire  que  la  populace  injurie  la  famille  de 
l'ingénieur  et  la  menace.  Je  m'habille  à  mon  tour,  vais  à  la  mai- 
son et,  prenant  par  la  main  les  femmes,  je  les  emmène  chez  moi, 
où  je  leur  donne  des  matelas  dans  la  salle  à  manger.  Quantité 
d'autres  musulmans  et  d'Arméniens  nous  envahissent,  j'ignore 
pourquoi.  J'ai  allumé  du  feu,  fait  du  thé,  et  je  suis  là  au  milieu 
de  cette  cohue,  quand  la  porte  s'ouvre  et  Lucie,  scandalisée,  ap- 
paraît :  Mais,  madame,  me  fait-elle  sévèrement,  si  ça  continue, 
on  va  réveiller  monsieur  Jean!  »  Maurice,  qui  rentre  pour  voir 
comme  je  me  tire  d'affaire,  lui  répond  :  «  Ah  !  par  exemple,  le 
sommeil  de  moîisieur  Jean,  ce  que  je  m'en  moque  !  » 

Il  vient  mettre  un  paletot,  car,  dehors,  il  gèle  ferme,  —  15°. 
Il  paraît  qu'on  manque  d'eau,  la  rivière  est  gelée,  et  pas  un 
Arménien  ne  veut  sacrifier  sa  provision.  Alors  mon  mari  fait 
défoncer  notre  fontaine,  et,  pour  que  les  cawas  puissent,  sans 
déchoir,  porter  de  l'eau,  il  se  charge  lui-môme  d'un  seau.  Il 
revient  encore.  Je  le  supplie  de  rester,  car  il  tousse  affreusement, 
mais  un  gamin  entre  et  dit  que,  dès  que  M.  le  consul  a  été  parti, 
la  foule  a  excité  le  feu.  Maurice  repart.  Panayoti  et  Mehemet 
ne  le  quittent  pas,  car,  paraît-il,  il  y  a  des  Turcs  furieux  (d'avoir 
manqué  leur  coup  par  sa  faute)  qui  veulent  le  tuer. 

Maurice  revient  trois  fois  pour  se  dégeler,  et  chaque  fois  le 
feu  reprend  de  plus  belle  là-bas. 

Voilà  maintenant  que  le  vent  porte  en  grand  les  étincelles 
de  notre  côté.  Maurice  m'ordonne  de  tout  préparer  pour  la  fuite. 
Je  cours  en  haut  faire  des  paquets.  Lui,  retourne  au  feu. 

Enfin,  à  six  heures  et  demie,  au  petit  jour,  l'incendie  est  enrayé, 
mais  la  maison  de  l'ingénieur  est  complètement  brûlée.  Mon 
mari  a  constaté  que,  la  veille,  on  en  avait  enlevé  tous  les  meubles 
de  la  baraque  turque.  Donc,  c'était  un  coup  monté. 

Le  vali  est  venu  remercier  mon  mari  et  nous  féliciter... 

L'ennuyeux,  ce  sont  les  femmes  de  l'ingénieur.  Vainement 
Karakine  leur  offre  sa  maison  comme  asile,  elles  répondent 
nonchalamment  :  «  Nous  sommes  mieux  ici.  » 

Tout  de  même,  le  lendemain,  il  les  met  à  la  porte.  Main- 
tenant il  va  falloir  aérer,  et  longtemps,  car  c'est  tenace,  cette 
odeur  de  gens  brouillés  avec  l'eau. 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

30  jamiier.  —  Maurice  est  atteint  d'une  grave  congestion.  Il 
n'y  a  pas  un  sinapisme  dans  toute  la  ville. 

8  février.  —  Les  heures  critiques  semblent  passées.  L'Angle- 
terre envoie  un  consul,  le  capitaine  Bullmann.  Il  affirme  être 
sûr  que  les  massacres  vont  recommencer.  Lui,  il  est  garçon,  il 
a  fait,  dit-il,  le  sacrifice  de  sa  vie;  mais  nous,  nous  devrions 
partir.  Mon  mari  essaie  de  lui  démontrer  qu'il  se  trompe. 

Son  collègue  des  Etats-Unis  va  demander  un  long  congé. 

10  mars.  —  Notre  ravitaillement  devient  d'une  difficulté 
incroyable.  Les  cawas  et  moi,  faisons  vingt  courses  pour  décou- 
vrir une  paire  de  poulets,  un  chevreau,  des  fèves.  Et  puis,  quand 
je  rentre,  c'est  pour  apprendre  du  cuisinier  que  Monsieur  a  fait 
débrocher  le  poulet  pour  le  donner  à  une  troupe  de  malheureuses, 
—  il  y  a  tant  de  maisons  où  il  n'y  a  plus  un  seul  homme,  et  les 
Arméniens  riches  sont  si  peu  charitables!  Je  gronde  Maurice, 
lui  déclare  que  c'est  de  la  folie,  que  je  n'ai  plus  d'argent,  et  il 
recommence. 

Maurice  a  reçu  du  ministre  une  médaille  d'or  de  sauvetage. 
Il  en  est  très  fier. 

11  a  reçu  aussi  du  Saint-Père  un  cordon  de  Saint-Grégoire  et 
un  autre  pour  Panayoti.  Il  paraît  que  le  vali  demande  pour  moi 
à  Yildiz  Kiosk  un  chefakat.  Je  croyais  que  c'était...  un  objet  d'art, 
il  paraît  que  c'est  une  décoration  pour  les  femmes. 

Jusqu'à  bébé,  qui  décore  sa  mâchoire  avec  quatre  autres  jolies 
quenottes  et  cherche  à  se  mettre  gentiment  sur  ses  pattes! 

1i  mars.  —  Maurice,  chaque  semaine,  réclame  au  vali  une 
escorte  pour  conduire  Karakine  à  Samsoun.  Le  vali  refusait 
toujours  :  cette  fois  l'ambassade  s'en  môle,  et  voici  une  troupe 
de  cavaliers  devant  notre  porte,  qui  attend. 

Karakine  n'est  guère  rassuré.  Une  escorte  !  Si  le  consul  qu'elle 
accompagne  ou  sa  femme  étaient  tués,  elle  serait  fusillée,  c'est 
connu;  mais  un  Arménien!  Cela  compte  si  peu!  Les  zaptiés  ra- 
conteront une  histoire  d'accident  quelconque,  et  cela  fera  le 
compte. 

Aussi  Maurice  s'en  va-t-il  chez  le  vali,  et  il  lui  déclare  que 
M.  Cambon  a  obtenu  un  firman  disant  que,  si  Karakine  n'arrive 
pas  vivant  à  Samsoun,  le  vali  sera  exilé  au  Yemen.  L'exil  au 
Yemen  équivalant  à  la  mort  au  fond  d'une  oubliette,  le  vali,  qui 
prend  peur,  s'empresse  de  donner  des  ordres  à  la  troupe.  Kara- 


EN    ARMÉNIE  429 

kine  arrivera  vivant  à  Samsoun...  Gomme  dit  Maurice  :  «  Avec 
les  Turcs,  le  tout  est  d'oser  !  » 

/5  mars.  —  A  peine  le  docteur  est-il  parti  que,  le  dégel  étant 
survenu,  le  typhus  éclate.  En  môme  temps,  ce  sont  partout  des 
odeurs  épouvantables.  Bébé,  bien  pâlot,  a  besoin  d'air,  mais  je 
n'ose  pas  ouvrir  les  fenêtres. 

Le  typhus  atteint  nos  Sœurs.  Ces  pauvres  filles,  qui,  l'an  der- 
nier, ont  si  cruellement  payé  le  tribut  au  choléra,  vont-elles 
encore  le  payer  au  typhus?  C'est  bien  à  craindre,  car  elles  vont 
dans  chaque  hutte  misérable,  aussi  bien  chez  les  musulmans  que 
chez  les  chrétiens. 

Et  nous  n'avons  plus  un  seul  médecin,  pas  un  seul  pharma- 
cien ! 

Maurice  a  été  leur  défendre  de  continuer.  Il  dit  qu'elles  ont 
assez  fait.  En  effet,  sur  cinq,  elles  sont  trois  dans  leur  lit. 

iS  murs.  —  De  l'ambassade  nous  arrive  une  indemnité  pour 
les  secours  que  nous  avons  distribués  depuis  quatre  mois. 
Agréable  surprise,  car  Maurice  n'avait  voulu  rien  demander. 

14  mars.  —  A  cause  de  bébé,  à  qui  je  rapporterais  peut- 
être  l'épidémie,  je  nose  guère  entrer  chez  les  Sœurs;  je  vais 
seulement  jusqu'à  la  porte  prendre  des  nouvelles,  —  et  ce- 
pendant elles  sont  seules,  les  femmes  du  pays  les  ont  aban- 
données. 

De  grand  matin,  on  m'apprend  que  la  sœur  Marie,  prise 
brusquem(!nt,  est  au  plus  mal.  C'était  celle,  de  toutes  les  Sœurs, 
que  je  connaissais  le  moins,  mais  elle  m'avait  paru  fine,  dis- 
tinguée. 

Je  pars  dès  que  la  voiture  est  prête,  car  il  y  a  tant  de  boue 
que  je  ne  pourrais  passer,  et  c'est  loin.  J'arrive,  j'entre  dans  la 
chambre,  je  vois  des  cierges  allumés  :  la  sœur  Marie  vient 
d'expirer. 

On  l'a  enterrée  l'après-midi.  Le  vali  désirait  que  cela  se  fît 
la  nuit,  par  crainte  d'un  soulèvement  des  musulmans,  car  le 
corps  va  être  présenté  à  l'église  arménienne,  donc  on  va  tra- 
verser toute  la  ville.  (Ce  sera  la  réouverture;  jusqu'ici,  les  Armé- 
niens morts  d(puis  les  massacres  n'ont  pas  passé  par  les  églises.) 
Mais  Maurice  n'admet  pas  qu'une  Française  puisse  être  enterrée 
en  cachette.  On  fera  la  cérémonie  au  grand  jour  et  le  pavillon 
français  sera  étendu   sur  le  cercueil. 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

...  J'avais  été  très  émue  et  j'ai  dû  prendre  le  lit  en  arrivant. 
C'est  surtout  après  coup  qu'on  a  peur... 

i6  mars.  —  On  a  cru  que  j'avais  gagné  le  typhus.  Ce  n'était 
presque  rien. 

3  avril.  —  Il  ne  va  pas  bien,  Maurice.  Sa  bronchite  s'est 
aggravée,  et  il  a  bien  changé.  C'est  ce  maudit  incendie  qui  en  est 
cause,  et  puis  toutes  ces  émotions.  Il  a  moins  de  ressort.  Il  veut 
encore  avoir  l'air  gai,  mais  je  le  sens  très  tourmenté  :  «  Si,  au 
moins,  tu  partais  à  la  côte  avec  bébé,  me  dit-il,  je  serais  moins 
nerveux.  » 

Et  il  me  supplie  de  partir.  Je  refuse  absolument. 

Seulement,  je  fais  savoir  à  Constantinople  que  la  santé  de 
mon  mari  me  donne  des  inquiétudes. 

Mai.  —  Nous  apprenons  que  les  postes  de  Janina  et  Andri- 
nople,  postes  assez  doux,  vont  être  donnés  l'un  à  M.  Meyrier, 
l'autre  à  Maurice.  C'est  Janina  qui  nous  tente  le  plus,  à  cause 
des  complications  gréco-turques,  qui  menacent  de  tourner  à  une 
guerre.  Maurice  pense  que  les  Grecs,  qui  convoitent  l'Epire,  se 
jetteront  sur  Janina.  En  ce  cas,  il  s'y  passerait  des  choses  inté- 
ressantes. Il  demande  Janina. 

Ici,  tout  est  calme.  Maurice  en  impose  trop  au  vali  pour 
qu'aucun  Arménien  soit  désormais  molesté,  du  moins  à  Sivas 
même.  Du  dehors,  nous  apprenons  encore  parfois  de  tristes 
choses  (1).  Il  nous  est  venu  quelques  étrangers  aimables,  un 
Belge  (2),  un  Autrichien  fort  brave  homme  qui  est  devenu  un 
grand  ami  de  bébé. 

Un  jour  il  lui  demande  :  «  Qu'as-tu  dit,  Jean,  lorsque  tu  as 
entendu  les  soldats  faire  pan,  pan?  »  Et  voilà  petit  chéri, 
comme  s'il  comprenait,  qui  répond,  avec  un  grand  sérieux  : 
«  Boum!  boum!  »  Cela  nous  a  donné  un  coup!...  Maintenant 
Maurice,  chez  qui  les  émotions  tristes  ne  durent  guère,  ne  l'ap- 
pelle plus  que  Monsieur  Boum-boum. 

J'étais  invitée  à  une  petite  fête  scolaire  chez  les  Pères,  mais 
nos  chevaux  sont  malades;  alors,  pour  que  je  puisse  venir  à  pied 
sans  risquer  de  disparaître  dans  les  flaques  de  boue,  les  Pères  ont 
dû  travailler  à  installer  cinq  cents  mètres  de  chemin  en  planches. 

(1)  Voir,  pour  les  détails,  le  Martyrologe  arménien,  par  le  P.  Charmetant. 

(2)  Dans  son  Carnet  de  route,  M.  Carlier  parle  fréquemment  de  négocians  ou 
d'ingénieurs  belges.  «  Quant  à  des  Français,  dit-il,  pas  un,  en  dehors  des  Mis- 
sions. »  —  M.-F 


EN    ARMÉNIE,  431 

i^^  juin.  —  Décidément,  c'est  Janina.  Préparons  les  paquets. 
Maurice  tousse  encore.  Aussi  M,  Cambon,  toujours  gracieux, 
nous  fait-il  télégraphier  que  nous  sommes  autorisés  à  partir  sans 
attendre  l'arrivée  de  notre  successeur, 

10  juillet.  —  J'ai  été  bien  lémue  en  disant  adieu  aux  Sœurs 
et  aux  Pères,  Eux,  ne  reverront  jamais  leur  pays,  ils  le  savent 
Ils  sont  résignés.  Et  puis,  tout  de  même,  au  moment  des  adieux, 
je  les  vois  bien  angoissés... 

17  juillet.  —  En  route.  Nous  voici  sur  le  chemir.  du  retour. 
Nous  sommes  dévorés  par  toutes  sortes  d'insectes,  surtout  des 
punaises.  Aux  haltes,  il  faut  mettre  les  quatre  pieds  des  lits  dans 
des  jarres  d'eau.  Malgré  cette  précaution,  ce  pauvre  bébé,  qui  leur 
offre  une  proie  plus  tendre,  est  en  sang. 

Quel  changement,  et  comme,  malgré  la  belle  saison,  les  pays 
que  nous  traversons  semblent  misérables  !  Les  boutiques  éven- 
trées  restent  fermées,  le  commerce  est  tué  pour  longtemps,  car, 
par  ici,  on  n'a  pas  massacré  seulement  des  Arméniens,  mais 
aussi  des  Grecs,  des  Syriens  et  des  Juifs,  —  en  somme  tous  les 
riches. 

Notre  marche  est  retardée  par  une  masse  de  chariots  d'Ar- 
méniens qui  nous  précèdent.  D'autres  nous  suivent.  Tous  ceux 
de  Sivas  ou  des  environs  qui  songeaient  à  émigrer  en  Europe, 
mais  n'osaient  à  cause  des  brigands,  ont  profité  de  notre  escorte. 
Nos  zaptiés  ont  commencé  par  les  bousculer,  mais  un  mot  brutal 
de  Maurice  à  leur  chef  a  tout  remis  en  ordre.  Môme,  au  défilé  qui 
m'avait  effrayée,  en  venant  (1),  Maurice  a  voulu  qu'une  partie 
de  l'escorte  restât  en  arrière  pour  être  certain  que  quelques 
bandits  ne  nous  sépareraient  pas  des  Arméniens  pour  les  ran- 
çonner. Et  puis,  Panayoti  veille,  toujours  à  cheval;  alors,  partout 
où  nous  campons,  campent  les  émigrans.  Ce  cortège  est  plutôt! 
désagréable,  car  ils  font  lever  devant  nous  un  nuage  de  pous- 
sière suffocant. 

Ah  !  que  cela  m'a  fait  donc  plaisir  d'apercevoir  la  mer  1 

Nous  arrivons  aux  premières  maisons  de  Samsoun  faits 
comme  des  voleurs.  Trouvé  là,  venu  au-devant  de  nous,  M,  de 


(1)  II  en  est  parlé  dans  le  Carnet  de  route.  II  y  eut  là  une  alerte,  en  venant  de» 
Samsoun  (port  de  la  Mer-Noire)  à  Sivas,  qui  est  à  sept  journées  de  marche  dans  la 
montagne,  et  l'escorte   dut   charger   ses    armes,  —  mesure  de   précaution   que 
M.  Garlier  tenta  vaineasnt  de  dissimuler  à  sa  jeune  femme,  à  qui  une  émotion 
vive  pouvait  être  fatale,  étant  donné  son  état.  M.-F. 


432  REVUE    DES    DEUX    JIONDES. 

CortaDge  (1),  toujours  spirituel,  et  feignant  de  prendre  l'im- 
mense caravan(î  d'Arméniens  pour  notre  peisonnel  consulaire. 

Une  dépêche  nous  attend  chez  lui.  Maurice  l'ouvre;  il  est 
fait  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  en  même  temps  que  ses 
collègues  Mey)'ier  et  Roqueferrier.  Nous  connaissions  déjà  la 
conduite  énergique  du  second.  Consul  à  Erzeroum,  échappé  à 
la  tuerie  des  rues  de  Trébizonde  et  ayant  eu  grand'peine  à 
gagner  son  poste,  M.  Roqueferrier  n'a  pas  craint  de  se  risquer 
hors  du  consulat  et  d'encourir  la  colère  des  autorités  en  les 
sommant  d'arrêter  le  massacre.  Ensuite,  tandis  qu'on  enterrait 
en  secret  les  victimes  et  qu'il  y  avait  défense  aux  chrétiens 
d'approcher,  il  est  arrivé,  son  appareil  photographique  à  la 
main,  et  a  pris  de^'.  clichés  effroyables. 

Trajet  maritime  sans  incident. 

55  juillet.  —  Comtantinople.  On  jase  beaucoup  ici,  surtout 
dans  les  salons  qui  confinent  au  monde  diplomatique. 

On  nous  dit  aussi  qu'au  quai  d'Orsay,  on  ne  désirait  donner 
qu'une  seule  croix  pour  les  évônemens  d'Arménie,  et  qu'elle 
n'était  pas  pour  Maurice.  Sur  ce,  M.  Cambon  aurait  été  voir  le 
Président  de  la  République,  qui  aurait  donné  le  complément  sur 
son  contingent. 

Et  cette  histoire,  qui  n'est  peut-être  pas  vraie,  mais  que  tout 
le  monde  chuchote,  est  pour  nous  un  prétexte  à  complimens 
fleuris,  comme  on  en  sert  si  facilement  en  Orient. 

C'est  la  gracieuse  M"^  de  la  Boulinicre  (2)  qui  réclame,  comme 
un  honneur,  le  droit  d'épingler  elle-même  le  ruban  rouge  de 
celui  qu'elle  appelle  un  héros  français. 

^6  juillet.  —  On  croit  ici  que  les  massacres  sont  terminés 
pour  l'Asie  Mineure.  C'est  ailleurs  qu'est  le  danger,  c'est  d'un 
autre  côté  qu'il  faut  ouvrir  les  yeux... 

^7  juillet.  —  Réception  en  notre  honneur  à  Thérapia,  le  pa- 
lais d'été  de  l'Ambassade.  Après  le  dîner,  il  y  avait  quelques  in- 
vités, M.  Cambon,  de  sa  voix  lente,  nette,  qui  met  chaque  mot 
bien  en  valeur  :  «  Mon  cher  Carlier,  je  tiens  enc(-re  une  fois  à 
vous  féliciter.  »  Il  s'est  arrêté,  puis,  pesant  encore  plus,  sem- 
blait-il, ses  paroles  :  «  


(1)  L'agent  des  Messageries.  Il  est  cité  clans  le  Carnet  de  roule. 

(2)  La  femme  du  premier  secrétaire  d'ambassade. 


EN    ARMÉNIE.  433 

...Nul  n'a  fait  plus  que  vous.  Résidant  dans  le  vilayet  qui 
comptait  la  population  arménienne  la  plus  nombreuse,  vous 
avez  réussi,  par  votre  activité,  votre  dévouement,  h  ce  que  ce 
fût  celui  qui  comptât  le  moins  de  victimes.  Ce  beau  résultat  est 
votre  œuvre  personnelle.  » 

Pendant  que  parlait  l'ambassadeur,  Maurice,  qui  s'était  levé, 
se  tenait  raide;  puis  il  a  salué  militairement,  sans  pouvoir  dire 
un  mot. 

28  juillet.  —  Le  temps  est  superbe,  j'ai  pu  enfin  faire  con- 
naissance avec  un  Stamboul  doré  par  le  soleil  sous  un  ciel  bleu, 
au  lieu  de  l'affreuse  pluie  de  l'an  dernier  qui  gâtait  tout. 

Maurice  va  mieux. 

M.  Jean  de  Sivas,  comme  dit  son  papa,  vient  d'avoir  sa  on- 
zième dent. 

Ma  décoration  du  Chefakat,  qu'ont  ici  quantité  de  femmes, 
nous  a  coûté  d60  francs  de  bakchichs  divers,  mais  ces  dames 
de  l'ambassade  m'ont  assuré  que  ça  fait  très  bien  (rouge,  vert, 
blanc)  sur  une  robe  de  bal. 

Oui,  mais  à  quand  le  bal?  Pas  à  Janina,  je  suppose.  Janinal 
on  dit  pourtant  que  c'est  une  ville  agréable.  Cette  fois  j'emporte 
un  kodak,  car,  de  Sivas,  je  ne  rapporte  que  quelques  mauvaises 
photographies  faites  par  les  Pères. 

Emilie  Garlier, 


TOME  xm.  —  1903  S;8 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UNE  DECOUVERTE  RÉCENTE  :  L'HUMANISME 


Une  découverte  vient  d'être  faite.  Ce  n'est  pas  un  secret  et  nous 
ne  sommes  pas  tenus  à  la  réserve,  puisque  au  contraire  il  y  a  profit 
pour  tout  le  monde  à  ce  qu'une  idée  neuve  et  qui  peut  devenir 
féconde,  se  répande  promptement.  Ce  dont  il  s'agit  cette  fois,  c'est 
d'un  principe  d'art.  On  a  trouvé  une  méthode  pour  faire  les  vers,  un 
moyen  pour  rajeunir  la  poésie,  un  procédé  pour  donner  du  talent  à 
ceux  qui  ne  s'empêcheront  pas  tout  exprès  d'en  avoir.  Du  principe 
qui  vient  d'Être  ainsi  mis  en  son  jour,  peut-être  tirera-t-on  plus  tard 
une  morale,  une  religion  et  même  une  sociologie  ;  en  attendant,  on 
en  a  tiré  une  poétique  :  c'est  déjà  bien  joli.  Cette  recette  aux  vertus 
encore  ignorées,  ce  système  dont  les  hommes  à  systèmes  ne  s'étaient 
pas  encore  avisés  et  qui  manquait  aux  hommes  d'imagination,  cette 
poétique  aux  recettes  mirifiques  et  insoupçonnées,  faut-il  enfin  l'ap- 
peler par  son  nom?  C'est  l'humanisme. 

L'avènement  de  l'humanisme  dans  la  Littérature  !  voilà  le  fait  qui 
vient  d'être  brusquement  annoncé  au  monde  afin  d'y  faire  sensation. 

Il  y  a  des  gens  qui  n'en  croiront  pas  leurs  oreilles...  Non  certes  que 
tant  de  nouveauté  soit  pour  les  stupéfier,  mais  ils  se  demanderont  s'ils 
ne  sont  pas  dupes  d'une  illusion,  et  s'ils  s'étaient  trompés  jusqu'ici 
en  croyant  que  le  mot  leur  était  familier  et  qu'ils  avaient  déjà  en- 
tendu beaucoup  parler  de  la  chose.  Dès  le  temps  de  la  Renaissance, 
n'est-ce  pas  sous  l'influence  de  l'humanisme  que  s'est  fait  en  France 
et  hors  de  France  le  renouvellement  des  esprits?  Érasme  comme 
Pétrarque,  Rabelais  comme  Ronsard,  et  les  érudits  comme  les  poètes 


REVUE    LITTÉRAIRE.  435 

n'étaient-ils  pas  tout  pénétrés  d'humanisme?  C'étaient  des  huma- 
nistes que  les  écoliers  de  Navarre  ou  de  Montaigu,  et  c'en  étaient  pa- 
reillement qu'on  formait  dans  les  collèges  des  Jésuites,  à  Port-Royal 
ou  chez  les  Oratoriens.  Nos  écrivains  classiques  n'élaient-ils  pas  des 
humanistes  à  n'en  craindre  pas  un?  Et,  puisque  c'est  de  poésie  qu'U' 
est  question,  tout  récemment  encore  les  Parnassiens  ne  pratiquaient- 
ils  pas  l'humanisme,  sans  d'ailleurs  prétendre  qu'ils  l'eussent  inventé? 
Mais  si,  depuis  tantôt  trois  cent  cinquante  années,  l'humanisme  est  le 
principe  sur  lequel  repose  la  culture  de  l'esprit  français,  et  celui 
môme  qu'on  retrouve  dans  les  temps  modernes  à  la  hase  de  toute 
notre  littérature,  par  quel  artifice  peut-on  venir  aujourd'hui  nous  le 
révéler?  Que  signifie  cet  étonnement  de  novateurs  émerveillés  par 
leur  propre  audace?  Ceux  que  le  paquebot,  en  1903,  débarque  en  Amé- 
rique auraient  autant  de  droits  à  se  croire  des  Christophe  Colomb.  Au 
fait,  humanisme  et  Amérique,  c'est  à  peu  près  vers  le  même  temps 
qu'on  a  commencé  d'en  parler  dans  le  monde. 

Toutefois,  U  n'est  que  de  s'instruire  :  faisons  donc  l'historique  de 
la  découverte.  Les  lecteurs  du  Fiyaro  en  ont  eu  la  primeur.  Ils  ap- 
prirent un  matin  que  des  terres  nouvelles  étaient  en  vue  à  l'horizon 
poétique.  Un  jeune  poète,  dont  nous  avons  eu  l'occasion  de  louer  ici 
les  vers,  M.  Fernand  Gregh  faisait  l'office  de  vigie.  Il  constatait  que 
le  symbohsme  est  aujourd'hui  à  l'état  d'épave  :  on  est  las  de  son  jeu 
d'énigmes,  de  ses  obscurités  et  de  ses  mièvreries.  Le  décor  d'urnes, 
de  cyprès  et  de  roseaux  cher  aux  poètes  d'hier  est  allé  rejoindre  au 
dépôt  des  accessoires  les  émaux  parnassiens  et  les  nacelles  roman- 
tiques. Une  école  ayant  cessé  de  plaire,  le  besoin  se  faisait  sentir  d'en 
inaugurer  une  autre.  Le  symholisme  est  mort,  vive  l'humanisme! 
L'article  de  M.  Gregh  était  débordant  d'enthousiasme  et  tel  qu'on 
pouvait  l'attendre  d'un  poète  lyrique.  Il  sonnait  la  marche  en  avant. 
Il  ralhait  toute  la  jeunesse  Uttéraire.  C'était  la  fanfare  joyeuse  dans 
l'aube  matinale.  On  parlait  en  guerre...  Quelques  jours  s'étaient  à 
peine  écoulés,  on  put  voir  le  critique  Uttéraire  du  Temps  monter  au 
Capitole  afin  de  célébrer  une  victoire  due  à  dix  années  de  luttes  et 
qu'U  n'espérait  tout  de  même  pas  si  rapide.  «  Je  me  réjouis  d'en- 
tendre un  poète,  un  artiste  exprimer  ainsi  le  sentiment  et  la  pensée 
de  toute  une  génération,  »  écrivait-il,  après  avoir  cité  quelques  pas- 
sages de  la  déclaration  de  M.  Gregh.  «  Je  suis  heureux  de  voir  cette 
belle  doctrine  de  l'humanisme  refleurir  et  fructifier  en  moisson  de 
vérité  et  de  beauté,  par  les  soins  et  sous  le  charme  d'une  jeunesse 
hardiment  rénovatrice.  Le  lecteur  ami  reconnaîtra  aisément  dans  ce 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manifeste  quelques-unes  des  idées  qui  sont  soutenues  tant  bien  que 
mal,  depuis  une  dizaine  d'années,  par  le  critique  littéraire  du  Temps. 
Comme  la  raison  est  parfois  lente  à  s'imposer,  je  ne  m'attendais  pas 
à  une  si  prompte  réussite  et  je  m'étais  armé  de  patience.  Je  n'espé- 
rais |  pas  vaincre  si  tôt.  Je  n'en  éprouve  que  plus  de  joie  à  enregistrer 
cette  victoire  dont  je  reporte  l'honneur  à  tous  ceux  qui  ont  bien  voulu 
me  comprendre  et  m'encourager.  »  Tels  sont  donc  les  deux  parrains 
du  nouvel  humanisme.  M.  Gregh  a  plus  d'impétuosité,  plus  d'allé- 
gresse, il  est  plus  riche  en  métaphores:  c'est  le  poète.  M.  Deschamps 
a  plus  de  gravité,  il  est  plus  abondant  en  maximes,  mieux  pourvu  de 
citations  et  de  références  :  c'est  le  critique.  Ils  sont  deux,  c'est  plus 
qu'il  n'en  faut.  Et  voilà  comment  on  fonde  une  école. 

Il  suffît  d'ailleurs  qu'on  accroche  un  écriteau  à  une  porte  :  aussitôt 
de  tous  les  pavés  il  sort  un  peuple  de  plaignans  qui  réclament  leur 
bien.  Cet  écriteau  doit  être  à  nous  I  S'il  faut  en  croire  M.  Saint-Georges 
de  Bouhéher,  celui-ci  aurait  été  le  précurseur  de  M.  Gregh,  tandis 
qu'au  dire  de  M.  Gregh,  il  est  lui-même  le  précurseur  de  M.  de  Bouhé- 
lier.  Et  si  l'on  s'en  rapporte  à  M.  Eugène  Monlfort  le  «  naturisme  » 
n'aurait  été  rien  de  moins  que  l'humanisme  avant  la  lettre.  Ces  ques- 
tions de  priorité  sont  toujours  déUcates.  11  ne  nous  appartient  pas  de 
les  trancher.  Nous  ne  sommes  pour  rien  dans  l'affaire,  et  nous  lais- 
serons donc  à  ces  messieurs  le  soin  de  s'arranger  entre  eux. 

Aussi  bien,  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  de  nos  remarques. 
Nous  ne  songeons  guère  à  reprocher  au  nouvel  humanisme  d'être, 
comme  l'ancien,  un  mot  en  isme.  Nous  ne  croyons  pas  que  les  que- 
relles d'écoles  soient  vaines,  stériles  et  bonnes  pour  le  divertissement 
des  pédans.  On  prétend  volontiers  que  manif  tes,  programmes,  for- 
mules sont  sans  influence  sur  la  direction  du  mouvement  hltéraire, 
qu'en  art  les  révolutions  se  font  toutes  seules,  que  les  œuvres  naissent 
d'elles-mêmes  par  voie  de  génération  spontanée,  et  que  tout  le  travail 
de  théorie  est  comme  s'il  n'était  pas.  Rien  de  plus  faux,  et  l'histoire 
"littéraire  n'est  que  la  série  des  démentis  que  les  faits  donnent  à  cette 
opinion  généralement  adoptée.  Les  querelles  d'écoles  sont  pour  les 
artistes  ce  que  sont  pour  les  savans  les  discussions  sur  la  mé- 
thode, et  l'on  sait  assez  que  dans  l'ordre  des  sciences  aucun  pro- 
grès ne  s'accompht  que  par  un  changement  dans  la  méthode.  Elles; 
portent  sur  l'objet  de  l'œuvre  d'art  et  sur  les  moyens  les  plus  propres 
à  le  réaliser.  Elles  éclairent  le  but,  et  partant  elles  facihtent  et  abrègent 
la  route.  Elles  épargnent  aux  créateurs  beaucoup  d'hésitations  et  de 
lâtonnomens.  Elles  les  renseignent  sur  les  modifications  qui  se  sont 


KEVUE    LITTÉRAIRE.  437 

opérées  dans  le  goût  du  public  et  sur  les  besoins  de  sa  sensibilité  : 
elles  leur  font  prendre  plus  claire  conscience  des  aspirations  qui  sont 
en  eux,  les  affermissent  dans  leurs  propres  tendances,  précisent  leurs 
rêves  et  en  préparent  la  complète  floraison.  Le  programme  des  clas- 
siques était  très  net  :  on  s'en  est  aperçu  à  leur  œuvre.  Le  programme 
des  romantiques  était  très  confus  :  leur  œuvre  en  fait  foi.  Mais  les  uns 
et  les  autres  avaient  un  programme.  Les  naturalistes  savaient  en  gros 
ce  qu'ils  voulaient  faire.  Romantiques,  naturalistes,  symbolistes  ont 
pu  d'ailleurs  raisonner  juste  ou  se  tromper,  mais  ils  ont  contribué  à 
promouvoir  la  littérature.  Une  école  qui  s'organise,  c'est  une  idée  qui 
cherche  à  se  réaUser.  L'école  vaudra  surtout  ce  que  valent  les  hommes 
qui  la  composent,  mais  il  n'est  pas  indifférent  de  rechercher  ce  que 
vaut  l'idée  autour  de  laquelle  ils  se  groupent.  La  question  est  de  savoir 
s'ils  apportent  une  idée  juste  et  une  idée  neuve;  et  cette  question 
même  en  suppose  une  autre  :  c'est  qu'ils  apportent  une  idée. 

Que  l'école  symbohste  ait  été  assez  pauvre  en  œuvres,  cela  ne  fait 
guère  de  doute  et  nous  l'avons  déploré  maintes  fois.  Bien  qu'on  doive 
lui  tenir  compte  d'un  certain  nombre  d'inspirations  heureuses,  et 
qu'on  n'ait  pas  été  embarrassé  de  lui  composer  une  anthologie,  il  est 
exact  que  cette  anthologie  est  loin  d'être  aussi  abondamment  fournie 
que  celle  des  parnassiens  ou  des  romantiques.  Cette  école  n'a  pas  tenu 
toutes  ses  promesses  ;  elle  a  eu  plus  d'ambitions  que  de  moyens  de  les 
réaliser;  et  il  est  vrai  aussi  qu'elle  s'est  souvent  perdue  dans  les  com- 
plications et  les  bizarreries.  Il  reste  qu'elle  s'était  fait  de  la  poésie  une 
conception  haute,  noble  et  dont  on  s'était  déshabitué.  Les  poètes  se 
réduisaient  à  peindre  un  tableau,  à  analyser  un  état  de  leur  âme,  à 
conter  une  anecdote.  Ils  mettaient  tout  leur  effort,  toute  leur  probité 
de  bons  ouvriers  à  parfaire  un  ouvrage  qui  se  limitait  à  lui-même. 
C'est  alors  que  les  symbolistes  sont  intervenus  pour  leur  rappeler 
que  l'œuvre  poétique  doit,  outre  sa  signification  prochaine,  en  contenir 
une  autre  plus  profonde  et  qui  va  plus  loin,  se  continuer  par  le  tra- 
vail qu'elle  éveille  en  nous  et  suggérer  quelque  chose  au  delà  de  ce 
qu'elle  exprime.  Ils  ont  remis  en  honneur  l'idée  même  du  symbole, 
c'est-à-dire  de  l'élément  par  excellence,  de  la  poésie.  N'est  ce  pas 
celui  qu'elle  prête  aux  reUgions  naissantes  dans  les  temps  où  le  ciel 
marche  sur  la  terre  et  qui  s'y  appelle  le  mythe  ?  Tel  a  été  dans  leur 
théorie  le  point  essentiel  et  qui  suffisait  à  la  protéger  contre  de 
faciles  railleries.  Il  n'était  pas  indifférent  non  plus  de  réconciher  avec 
le  rêve  une  poésie  aux  contours  trop  arrêtés  et  qui  emprisonnait 
l'imagination  dans  des  limites  étroites  et  fixes.  Il  n'était  pas  mauvais 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  redire  que,  s'il  y  a  des  genres  qui  \ivent  de  l'observation  et  dont 
l'objet  est  de  reproduire  exactement  ce  qui  est,  la  poésie  peut  seule 
s'étendre  sur  un  domaine  qui  lui  est  propre,  celui  du  mystère.  Il  y 
avait  lieu  encore  d'établir  que,  si  les  arts  plastiques  peuvent  prêter 
à  la  poésie  quelques-uns  de  leurs  moyens  d'expression,  elle  n'a  pas 
moins  d'affinités  avec  un  autre  art,  celui  môme  qui  dans  les  temps 
modernes  s'est  le  plus  développé:  la  musique.  C'étaient  autant  d'idées 
justes  :  il  était  opportun  de  les  réintégrer  dans  l'art,  puisqu'on  les 
avait  laissées  se  perdre.  Elles  apportaient  un  principe  qui  était  nou- 
veau, puisque,  sous  son  action,  la  poésie  se  transformait  dans  sa  con** 
ception  et  dans  ses  moyens  d'expression.  C'est  pourquoi  les  symbo- 
listes ont  fait  une  oeuvre  qui  n'a  pas  été  sans  conséquence  ;  ils  n'auront 
pas  passé  sans  laisser  une  trace  de  leur  passage,  après  eux;  la  poésie 
se  trouve  diflércnte  de  ce  qu'elle  était  avant  eux;  ils  ont  leur  page 
dans  l'histoire  du  lyrisme.  Il  y  a  eu  une  école  symboliste. 

Y  a-t-il  une  école  humaniste?  L'humanisme  à  la  mode  de  1903  ap- 
porte-t-il  quelque  principe  nouveau  ?  Il  n'est  que  de  le  demander  à 
ses  représentans.  C'est  surtout  à  propos  d'Homère,  de  Ronsard  et 
d'André  Chénier  que  M.  Deschamps  a  été  amené  à  parler  de  l'huma- 
nisme. Ronsard,  «  ce  grand  homme  si  longtemps  méconnu,  a  inauguré 
en  France  les  traditions  de  l'humanisnie.  »  C'est  le  moment  de  nous 
y  initier,  et  nous  allons  savoir  ce  que  parler  veut  dire.  «  Son  programme 
était  conforme  aux  exemples  des  anciens  et,  par  conséquent,  favorable 
au  progrès  de  laciviUsation  et  de  la  société  nouvelle  :  les  anciens,  s'ils 
vivaient  aujourd'hui,  seraient  modernes.  Et  le  précepte  initial  de  l'hu- 
manisme, c'est  que  nous  devons  imiter  les  Grecs,  nos  maîtres,  en 
faisant  ce  qu'ils  feraient,  s'ils  ressuscitaient  parmi  nous.  L'illustre  chef 
de  la  Pléiade  a  voulu  doter  son  pays  d'un  art  lumiuin  et  national, 
adapté  au  vœu  de  l'humanité  en  général  et  à  la  gloire  de  la  France  en 
particulier.  Il  a  aimé  la  vie,  et  il  a  chanté  ce  qu'un  de  nos  jeunes 
poètes  appelle  siéloquemment  la  «  beauté  de  vivre.  »  Poète,  il  a  voulu 
qlie  la  poésie,  comme  au  temps  où  les  cités  s'élevaient  au  rythme  de  la 
lyre,  eût  une  part  de  la  puissance  publiijue  et  U  a  traité  d'égal  à  égal 
avec  les  rois.  Français,  U  a  aimé  la  France  comme  un  Athénien  du  siècle 
de  Périclôs  aimait  sa  pallie.  »  Je  suis  bien  d'avis  qu'U  faut  aimer  sa 
patrie.  Cet  excellent  conseil,  s'il  était  suivi,  nous  préparerait  de  bons 
citoyens;  mais  il  n'est  pas  certain  qu'il  nous  valût  de  bons  poètes,  la 
poésie  patriotiejue,  en  tous  les  temps,  n'ayant  donné  que  peu  de  chefs- 
d'œuvre.  Il  faut  aussi  ^imer  la  vie,  à  condition  toutefois  de  n'en  pas 
tout  aimer,  de  l'aimer  avec  choix  et  de  ne  pas  sacrifier  à  cet  amour  de 


HEVUE    LITTÉRAIRE.  13^ 

la  vie  les  raisons  mêmes  de  vivre.  Que  feraient  les  anciens  s'ils  ressus- 
citaient parmi  nous?  cela  est  assez  difficile  à  imaginer  avec  quelque 
précision  ;  mais,  d'ailleurs,  on  peut  dire  sur  ce  sujet  tout  ce  qu'on  veut;, 
librement  et  avec  assuiance,  car  on  sait  bien  que  les  anciens  ne  res- 
susciteront pas  exprès  pour  le  plaisir  de  nous  apporter  un  démenti. 
Quant  à  la  formule  qui  réaliserait  tout  à  la  fois  «  le  vœu  de  l'bumanitô 
en  général  et  la  gloire  de  la  France  en  particulier,  »  j'avoue  humble- 
ment ne  pas  môme  la  soupçonner.  Si  quelqu'un  possède  cette  heureuse 
formule  de  l'universelle  réconciliation,  de  grâce,  qu'il  s'empresse  de 
nous  l'enseigner;  qu'il  consente  à  ne  pas  la  garder  pour  lui  ;  qu'il  la 
mette  à  la  portée  de  tous,  sans  perdre  ni  un  jour  ni  une  heure!  Il 
nous  épargnera  tant  de  divisions,  tant  de  tristesses,  tant  de  maux!  On 
est  coupable,  ayant  la  main  pleine  de  vérités,  de  ne  pas  l'ouvrir!  Qu'il 
se  hâte,  cet  homme  providentiel  I  Et  qu'il  se  fasse  des  titres  à  la  recon- 
naissance de  l'humanité  en  général  et  de  la  France  en  particulier!  On 
comprend  plus  aisément  cette  proposition  :  «  Les  anciens,  s'ils  vi- 
vaient aujourd'hui,  seraient  modernes.  »  La  réciproque  en  serait  vraie. 
«  Les  modernes,  s'ils  avaient  vécu  autrefois,  auraient  été  anciens,  »  On 
dirait  encore  dans  le  môme  sens  :  «  Les  gens  du  moyen  âge,  s'ils 
avaient  vécu  sous  Louis  XIV,  auraient  été  des  hommes  du  xvii*  siècle.  » 
Ce  sont  des  vérités  incontestables  ;  mais  on  les  comprend  trop  :  il  est 
impossible  qu'elles  enferment  beaucoup  de  sens.  Ce  sont  des  vérités, 
mais  ce  ne  sont  pas  des  définitions. 

M.  Deschamps  aurait-il  attaché  plus  d'importance  qu'il  ne  con^àent 
au  décor  antique  dont  s'encadrent  quelques  pièces  récentes  ?  Y  aurait- 
il  vu  le  signe  d'un  retour  à  l'antiquité?  Mais  ce  procédé  tout  extérieur 
était  familier  aux  poètes  de  l'école  qu'il  s'agit  de  remplacer.  Par  exemple, 
M.  Henri  de  Régnier  l'appliquait  il  y  a  quelque  dix  ans  dans  son  poème 
de  iIJomme  et  la  Sirêije,  une  des  œuvres  les  plus  significatives  du 
symboKsme.  Il  est  bien  impossible  d'en  faire  le  précepte  initial  de 
l'école  de  demain.  Ce  n'est  pas  de  ce  côté  que  nous  trouverons  le 
principe  nouveau. 

Adressons-nous  à  M.  Gregh.  Celui-là  est  moins  savant;  il  n'est  pas 
historien  des  lettres  ;  il  n'est  pas  professeur  de  Uttérature  ;  il  ne  se 
hasarde  pas  à  parler  des  anciens.  Mais,  puisqu'il  fait  des  vers,  il  sait 
apparemment  de  quoi  il  veut  que  les  vers  soient  faits,  et  il  saura 
nous  l'apprendre.  «  Nous  voulons  une  poésie  qui  dise  l'homme,  et  tout 
l'homme,  avec  ses  sentimens  et  ses  idées,  et  non  seulement  ses  sen- 
sations, ici  plus  plastiques,  là  plus  musicales.  Tous  les  grands  poètes 
de  tous  les  temps,  en  même  temps  que  des  artistes, étaient  des  honwnes, 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est-à-dire  des  pères,  des  fils,  des  amans,  des  citoyens,  'des  philo- 
sophes ou  des  croyans.  C'est  de  leur  vie  même  qu'étaient  faits  leurs 
rêves.  »  Et  plus  loin:  «  Poètes,  chantons  la  vie  :  c'est  notre  vraie  façon i 
à  nous,  d'y  collaborer.  Accomplissons  notre  tâche  sur  la  terre,  qui  est 
d'inscrire  en  des  paroles  belles  le  rêve  que  fait  l'homme  à  ce  moment 
du  temps  infini  pour  le  transmettre  à  ceux  qui  nous  succéderont.  Et 
que  chacun  de  nous,  en  jetant  plus  tard  un  regard  sur  son  œuvre  ter- 
minée, avant  de  s'en  aller  dans  l'inconnu  terrible,  puisse  se  dire 
comme  tous  ceux  dont  la  vie  a  été  bien  rempb'e  par  les  labeurs  hu- 
mains :  Je  fus  un  homme.  Poètes  d'aujourd'hui  et  de  demain,  soyez 
des  hommes  I  »  Les  poètes  de  demain  seront  donc  des  hommes  ;  ils 
seraient  d'ailleurs  embarrassés  pour  faire  autrement  ;  mais  il  y  a  tant 
de  manières  d'être  un  homme  !  C'étaient  des  hommes  que  Lamartine 
et  Victor  Hugo,  c'étaient  même  de  fort  grands  hommes.  Musset  était 
un  homme,  incontestablement,  ayant  cédé  à  toutes  les  faiblesses  de 
l'humaine  nature.  Verlaine  fut  un  pauvre  homme.  Donc  Us  ont,  comme 
c'est  l'habitude  parmi  les  hommes,  aimé,  haï,  souffert,  espéré;  ils  se 
sont  réjouis,  affligés,  consolés  ;  et  Us  ne  nous  ont  laissé  rien  ignorer 
de  cette  part  qu'Us  prenaient  à  la  comédie  de  l'existence.  Ils  nous  ont 
fait  confidence  de  leurs  plus  intimes  émotions  :  ils  nous  ont  conté 
toutes  les  aventures  de  leur  sensibiUté.  Ils  ont  crié  leurs  tristesses  et 
leurs  joies.  Ils  ont  mis  dans  leurs  vers  leurs  rancunes,  leurs  haines, 
leurs  colères,  aussi  bien  que  le  signalement  de  leurs  maîtresses.  Ils 
ont  pris  le  monde  entier  à  témoin  des  injures  qui  leur  étaient  faites 
et  des  blessures  dont  Us  saignaient.  C'a  été  leur  manière  d'être  des 
hommes,  et  c'en  est  une  : 

Quand  le  diable  y  serait,  j'ai  mon  cœur  humain,  moi  ! 

S'agit-U  donc  de  préconiser  un  retour  à  la  poésie  personneUe?  Le 
fait  est  que  M.  Gregh  parle  beaucoup  de  l'urgence  qu'il  y  a  pour  le 
poAtes  à  sortir  de  la  «  tour  d'ivoire.  »  Il  reproche  fort  aux  symbo-- 
hstes  de  ne  pas  nous  avoir  témoigné  assez  de  confiance  familière 
«Jamais  chez  eux  un  aveu  personnel,  un  cri,  un  battement  de  cœur.  » 
Je  ne  doute  guère  que  cette  invitation  à  se  mettre  en  scène  ne  soit 
du  goût  de  beaucoup  d'écrivains  :  nous  sommes  dans  un  temps  où 
Ton  ne  pèche  pas  par  l'excès  de  discrétion.  Puisque  chacun  entretient 
tout  le  monde  de  ses  alTaires  particulières,  pourquoi  le  poète  serait-U 
seul  à  se  tenir  sur  la  réserve?  Et  par  quel  paradoxe  les  lyriquCg 
échapperaient-Us  seuls  à  la  furieuse  poussée  de  notre  individualisme? 
Que  les  poètes  recommencent  donc  de  trouver  en  eux  la  matière  de 


REVUE    LITTÉRAIRE.  "     ^  441 

leurs  chants  I  Seulement  on  ne  peut  guère  nous  présenter  l'individua- 
lisme en  art  comme  une  nouveauté.  La  poésie  personnelle  ayant  été 
toute  la  poésie  romantique,  il  est  inadmissible  que  l'humanisme  soit 
venu  précisément  pour  nous  la  rapporter. 

Ou  s'agit-D  de  parler  en  vers  de  ce  qui  intéresse  tous  les  hommes 
et  qui  fait  leurs  préoccupations  communes  ?  Est-ce  le  dogme  de  l'im- 
personnahté  dans  l'art  qu'on  nous  propose,  au  lieu  des  fantaisies  de  la 
poésie  personnelle?  Il  y  a  beaux  jours  que  Leconte  de  Lisle  l'a  en- 
seigné à  ses  amis  du  Parnasse.  Ou  serait-ce  que  le  temps  est  venu  de 
mettre  en  vers  la  ^(  religion  de  l'humanité?  »  Mais  c'est  de  poésie 
qu'il  est  question.  Et  dans  la  poésie  humanitaire,  comme  dans  toutes 
les  autres,  les  exigences  de  l'art  restent  les  mêmes.  Le  caractère  hu- 
manitaire d'une  poésie  ne  préjuge  rien  de  sa  technique,  dont,  au  sur- 
plus, dans  tout  ceci  personne  ne  souffle  mot. 

Nous  avons  beau  faire  et  beau  presser  ces  éloquentes  décla- 
rations, nous  n'arrivons  pas  à  en  faire  sortir  quoi  que  ce  soit  de 
précis.  Nous  sommes  sans  cesse  rejetés  dans  l'océan  de  la  phraséo- 
logie. Ce  que  les  exégètes  du  nouvel  humanisme  livrent  à  notre  mé- 
ditation, ce  qu'ils  offrent  comme  évangile  aux  futurs  poètes,  ce  qu'ils 
prennent  pour  une  nouveauté,  tient  dans  cette  déclaration:  c'est 
qu'entre  «  l'art  et  la  vie  il  y  a  des  relations  nécessaires.  »  Mais  qui  donc 
l'a  jamais  nié  sérieusement?  Comment  s'y  prendrait-on  pour  con- 
tester une  assertion  aussi  peu  audacieuse?  Et  qu'y  a-t-il  ici  de  parti- 
culier à  la  poésie?  Lui  aussi,  le  roman  doit  soutenir  avec  la  vie 
quelques  relations.  Lui  aussi,  le  théâtre  doit  reproduire  quelque  chose 
de  la  vie.  Elle  aussi,  l'histoire  n'est  pas  sans  quelque  rapport  avec  la 
vie.  L'art  de  tous  les  temps  n'a  fait  autre  chose  qu'exprimer  la  réalité 
plus  ou  moins  déformée.  Comme  on  n'a  jamais  écrit  des  livres 
qu'avec  des  phrases  et  des  phrases  avec  des  mots,  il  a  toujours  fallu 
que  ces  phrases  et  ces  mots  continssent  quelque  chose  d'humain.  S'en 
tenir  à  ces  généralités,  c'est  ne  rien  dire,  et  alors  on  se  demande  si 
c'était  la  peine  de  le  dire  avec  tant  de  fracas. 

Peu  nous  importerait  d'aQleurs,  et  nous  ne  nous  soucierions  guère 
de  troubler  les  néo-humanistes  dans  la  certitude  où  ils  sont  que,  pour 
fonder  une  école,  il  suffit  d'en  avoir  bonne  envie  :  il  n'y  aurait  qu'un 
manifeste  de  plus,  et  rien  ne  serait  changé  dans  le  monde.  Mais, 
quand  on  tente  pareille  entreprise,  il  faut  avoir  la  prudence  de 
choisir  des  termes  qui  soient  bien  à  vous,  n'étant  à  personne,  et  dont 
on  puisse  accommoder  à  son  gré  la  signification.  Il  ne  faut  pas  se 
servir  de  termes  déjà  consacrés,  de  formules  qui  ont  fait  leurs  preuves 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  dont  le  contenu,  la  valeur  et  la  portée  ont  été  précisés,  déterminés, 
arrêtés  par  tout  un  ensemble  d'œuvres.  Si  l'humanisme  a  été  la  loi 
même  de  Fart  trois  siècles  avant  que  nos  contemporains  ne  se  fussent 
avisés  de  le  découvrir,  c'est  donc  qu'on  ne  les  avait  pas  davantage 
attendus  pour  savoir  ce  qu'on  entend  quand  on  en  parle.  L'humanisme 
représente  une  conception  de  la  vie  et  une  conception   de  l'art  qui 
ne  se  confondent  avec  aucune  autre.  Entre  tant  de  définitions  qu'on 
en  a  proposées,  nous  choisirons  celle  qu'en  a  donnée  Fromentin  :  il 
n'en  est  guère  de  plus  large  à  la  fois  et  de  plus  précise.  «  Il  existait, 
écrit-il  dans  ses  Maîtres  d'autrefois,  une  habitude  de  penser  haute- 
ment,  grandement,  un  art  qui  consistait  à  faire  choix  des  choses,  à 
les  embellir,  à  les  rectilier,  qui  vivait  dans  l'absolu  plutôt  que  dans  le 
relatif,  apercevait  la  nature  comme  elle  est,  mais  se  plaisait  à  la  mon- 
trer comme  elle  n'est  pas.  Tout  se  rapportait    plus  ou  moins  à  la 
personne  humaine,  en  dépendait,  s'y  subordonnait  et  se  calquait  sur 
elle,  parce  qu'en  efTot  certaines  lois  de  proportions  et  certains  attri- 
buts, comme  la  grâce,  la  force,  la  noblesse,  la  beauté,    savamment 
étudiés  chez  l'homme  et  réduits  en  corps  de  doctrines,  s'appliquaient 
aussi  à  ce  qui  n'était  pas  l'homme.  11  en  résultait  une  sorte  d'humanité 
ou  d'univers  humanisé  dont  le  corps  humain,  dans  ses  proportions 
idéales,   était  le  prototype.    Histoire,   visions,    croyances,    dogmes, 
mythes,  symboles,  emblèmes,  la  forme  humaine  presque  seule  expri- 
mait tout  ce  qui  peut  être  exprimé  par  elle.  La  nature  existait  vague- 
ment autour  de  ce  personnage  absorbant.   A  peine  la  consid^^rait-on 
comme  un  cadre  qui  devait  diminuer  et  disparaître  de  lui-même,  dès 
que  l'homme  y  prenait  place.  Tout  était  élimination  et  synthèse.  » 
Commentant  cette  belle  page  dans  une  des  leçons  de  son  cours  sur 
l'Évolution  de  la  poésie  lijnque,  M.   Brunetière  en  précisait  encore  le 
sens.  «  Tout  s'exprimait  alors  en  fonction  de  l'humanité,  non  seule- 
ment les  pensées  ou  les  sentimens  de  l'homme,    ses  vertus  ou  ses 
vices,  mais  aussi  les  choses  mêmes  et  jusqu'aux  énergies  cachées  de 
la  nature.  En  deux  mots  la  forme  humaine,  avec  ce  qu'elle  comportait 
d'altérations,  d'atténuations  ou  d'exagérations,  sans  cesser  pour   cela 
d'être    humaine,  était  censée  pouvoir  tout  dire.   L'homme   était  la 
mesure  de   toutes  choses.  Et  ce  que  l'on  désespérait    de  réussir   à 
rendre  par  le  moyen  de  la  forme  humaine,  on  en  était  arrivé  à  croire 
auil  ne  valait  pas  la  peine  d'être  dit  ou  représenté.  »  C'est  de  la  sorte 
oue  l'antiquité,  lorsque,  dans  ses  mythes,  elle  donne  aux  forces  de  la 
nature  l'apparence  humaine,  invente  l'humanisme;  c'est  ainsi  que  la 
pemture  et  la  statuaire  de  la  Renaissance  se  réfèrent  à  la  même  doc- 


REVUE    LITTÉRA.I1E.  443 

trine;  et  c'est  pourquoi,  dans  leur  souci  du  vrai  et  dans  leur  concep- 
tion réaliste  de  l'arl,  nos  classiques  du  xvii"  siècle  concentrent  leur 
effort  sur  l'étude  de  l'homme  môme.  Mais,  d'ailleurs,  cet  humanisme, 
qui  pendant  si  longtemps  a  servi  aux  écrivains  et  aux  artistes  parce 
qu'O  était  en  harmonie  avec  la  représentation  qu'ils  se  faisaient  du 
monde  et  avec  l'état  de  leurs  connaissances,  peut-on  espérer  qu'il  suf- 
fise encore  aux  écrivains  de  demain  et  qu'il  survive  à  la  révolution  qui 
s'est  faite  dans  la  façon  dont  nous  envisageons  l'univers?  Nous  ne 
croyons  plus  que  l'homme  soit  la  mesure  de  toutes  choses  :  la  science 
nous  a  guéris  de  l'illusion  que  la  terre  fût  le  centre  du  monde  et 
que  tout  dans  la  création  no  se  rapportât  qu'à  nous  seuls.  C'est  dire 
qu'il  y  a  peu  de  chances  que  l'art  puisse  nous  en  bercer  encore.  Et 
l'humanisme  n'était  autre  chose  que  la  traduction  artistique  de  cette 
illusion. 

Souhaitons  donc  que,  reprenant  les  choses  où  les  symbolistes  les 
ont  laissées,  il  se  trouve  quelque  écrivain  assez  clairvoyant  pour  dis- 
cerner parmi  les  tendances  encore  incertaines  de  l'heure  présente, 
celles  qui  ont  chance  d'être  viables,  et  qui  méritent  de  l'emporter  dans 
la  lutte  pour  le  plus  fort.  Qu'il  livre  sa  formule  à  nos  discussions.  Ce 
sera  un  moyen  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  notre  anarchie  esthé- 
tique, et  de  réagir  contre  l'émiottement  des  forces  dont  nous  souffrons 
en  Ultérature  comme  ailleurs.  C'est  à  quoi  servent  les  écoles.  Mais  nous 
convier  à  la  cérémonie  d'inauguration  d'une  école,  haranguer  la  «  jeu- 
nesse httéraire  »  pour  lui  redire  ce  qui  a  été  ré()élé  à  satiété  partons 
ceux  qui  nous  ont  précédés,  c'est  une  duperie.  Libre  aux  poètes  d'in- 
smre  en  lôte  de  leurs  vers  l'épigraphe  qui  leur  convient,  puisque, 
aussi  bien,  la  question  reste  de  savoir  si  ces  vers  sont  bons  ou 
mauvais.  Mais  la  critique  ne  jouit  pas  des  mêmes  immunités.  Elle  est 
tenue  de  peser  les  mots,  d'éprouver  la  valeur  des  doctrines,  de  me- 
surer les  prétentions;  elle  doit  servir  à  éclaircir  et  à  débrouiller  les 
notions;  et  nous  n'avons  certes  pas  besoin  d'elle  pour  ajouter  à  la 
confusion  des  idées. 

René  Doumig, 


REVUE   MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra-Comique  :  La  Carmélite,  comédie  musicale  en  quatre 
actes  et  cinq  tableaux,  paroles  de  M.  Catulle  Mendès,  musique  de 
M.  Reynaldo  Hahn.  —  Théâtre  de  l'Opéra  :  Paillasse  [Pagliacci],  opéra 
en  deux  actes,  de  M.  Leoncavallo. 

Le  même  poète  qui  faillit  produire  sainte  Thérèse  sur  le  théâtre,  et 
sous  les  traits  de  M""^  Sarah  Bernhardt,  nous  a  lait  assister  à  l'Opéra- 
Comique  à  la  profession  de  M"*  de  la  ValUère.  Il  a  même  baptisé  son 
œuvre  d'un  nom  religieux,  ou  de  religieuse  :  la  Carmélite,  que  justi- 
fient seulement  les  dernières  scènes.  Et  d'aucuns  ont  trouvé  que  chez 
M.  Catulle  Mendès  tant  de  dévotion  à  l'ordre  du  Carmel  avait  quelque 
chose  de  surprenant  à  coup  stir,  et  peut-être  d'indiscret. 

Il  a  paru  également  que  la  nouvelle  «  comédie  musicale  »  blessait 
diverses  convenances,  dont  les  unes  appartiennent  à  l'ordre  esthé- 
tique et  les  autres  sont  d'un  genre  ou  d'une  qualité  plus  haute  encore. 

Wagner  a  formulé, —  s'il  ne  l'a  pas  découverte,  ainsi  qu'on  le  croit 
trop  souvent  —  une  grande  loi  de  son  art,  quand  il  a  dit  que  l'objet  de 
la  musique  est  «  le  purement  humain  ;  »  ce  qu'il  y  a  de  plus  général 
en  nous,  notre  condition  beaucoup  moins  que  notre  nature  ou  notre 
âme.  Que  Wagner  lui-même  ait  cherché  ce  fonds  commun  de  l'huma- 
nité dans  la  légende,  cela  ne  signifie  pas  que  la  légende  seule  le 
contienne  et  le  puisse  fournir.  L'opéra  légendaire  n'a  pas  détruit 
l'opéra  qu'on  peut  appeler  historique.  Ce  genre  ou  cet  idéal  subsiste 
en  quelques  anciens  chefs-d'œuvre,  tels  que  les  Huguenots  ou  le  Pré- 
aux-Clercs, et  de  nos  jours  même  le  génie  musical  russe  a  rappelé, 
dans  le  Boris  Godounow  de  Moussorgski,  le  parti  que  le  drame  lyrique, 
fût-ce  le  plus  moderne,  peut  encore  tirer  de  l'histoire.  Mais  c'est  à  de 
certaines  conditions.  Il  ne  faut  pas  d'abord  que  l'histoiie  soit  trop 


REVUE    IMUSTCALE.  4  'il'} 

proche  de  nous,  ou  si  connue,  que  la  familiarité  supprime  la  dis- 
tance. Il  messied  également,  plus  encore,  de  représenter  en  musique, 
—  surtout  au  premier  plan,  —  des  personnages  fixés  en  quelque  sorte 
sous  l'aspect  ou  sous  les  espèces  purement  historiques  ou  littéraires, 
les  seules  qu'ils  puissent  désormais  supporter.  Pour  ces  deux  motifs, 
il  semble  bien  que  Louis  XIV  était  le  dernier  des  héros,  —  ou  l'un 
des  derniers,  —  à  mettre  en  opéra.  Il  n'offre  rien  de  musical,  ou  de 
w  musicable,  »  bien  qu'il  ait  été  musicien.  Et  si,  plus  encore  que  la 
musique,  il  aima  la  poésie,  assurément  c'en  était  une  qui  ne  ressem- 
blait guère  à  celle  que  dans  la  Carmélite  nous  l'entendîmes  soupirer. 
Un  autre  personnage  a  semblé,  sur  la  scène  de  l'Opéra-Comique, 
encore  plus  déplacé  que  le  «  Roi  :  »  c'est  «  l'Évêque,  »  cet  évêque 
élant  celui  que  vous  savez.  L'auteur  des  terribles  Maximes  et  réflexions 
SU7'  la  comédie  a  paru,  de  sa  personne,  dans  une  comédie,  et  musicale 
encore.  Il  a  pu,  ne  fût-ce  que  de  loin,  ouïr  quelques-uns  de  ces  «  airs, 
tant  répétés  dans  le  monde,  »  qui  ne  servent  qu'à  «  insinuer  les  pas- 
sions les  plus  décevantes  en  les  rendant  les  plus  agréables  et  les  plus 
vives  qu'on  peut.  »   Sous  les  charmilles,  au  clair  de  lune,  on  a  vu 
Bossuet,  on  l'a  même  entendu  tenir  à  M'^®  de  la  Vallière  des  discours 
oùla  musique  était  à  peine  plus  invraisemblable  que  les  paroles  elles- 
mêmes.  D'une  voix  tonnante,  accompagnée  à  grand  orchestre,  le 
prélat  a\iiira.  menaça  la  pécheresse,  et,  pour  être  sûr  qu'il  ne  lui  parla 
jamais  ainsi,  chacun  n'avait  qu'à  se  rappeler  comment  il  a  parlé  d'elle. 
Cela  ne  suffisait  pas  encore.  Au  dernier  tableau,  nous  eûmes,  —  à  la 
cantonade,  —  Une  imitation  du  sermon  fameux  pour  la  profession  de 
la  pénitente.  L'  «  arrangement  »  ne  fut  pas  moins  fâcheux  que  n'eût 
été  la  citation.  Et,  si  ce  n'est  point  une  parodie,  c'est  du  moins  une 
confusion,  et  des  plus  regrettables,  que  de  mettre  Bossuet  au  théâtre 
et  de  lui  faire  un  «  rôle  »  de  ce  que  son  ministère,  en  de  certaines 
circonstances,  eut  de  plus  délicat,  de  plus  grave  et  déplus  sacré. 

L'erreur  dernière,  —  heureusement  réparée  dès  le  second  soir,  — 
avait  été  de  simuler  avec  exactitude  une  cérémonie  de  vêture.  Comme 
de  certaines  gens,  il  y  a  de  certaines  choses  qu'on  ne  doit  pas  donner 
en  spectacle.  Pour  la  représentation  des  choses  saintes,  en  particulier 
des  choses  du  cloître,  le  moment,  autant  que  le  heu  même,  a  paru 
mal  choisi.  Si  c'est  une  allusion,  elle  est  impertinente;  un  hommage, 
si  c'en  était  un  par  aventure,  n'offenserait  guère  moins.  Les  idées  et 
les  personnes  qui  souffrent  aujourd'hui  violence  méritent  d'autres 
revanches  et  de  plus  dignes  refuges.  Les  auteurs  de  la  Carmélite  ont 
dû  pourtant,  l'occasion  leur  en   étant   donnée,  relire  le  sermon  de 


44 G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bossuet.  Que  n'en  ont-ils  mieux  imité  la  discrétion  et  la  déb'catessel 
Mais  ces  vertus-là,  même  en  art,  ne  s'apprennent  peut-être  qu'à 
l'école  dont  parle  Bossuet  encore,  «  école  intérieure,  qui  se  tient  dans 
le  fond  du  cœur,  »  et  que  le  monde,  surtout  le  monde  des  théâtres, 
écoute  peu. 

Si  la  musique  de  M.  Massenet,  —  on  l'a  dit  avec  malice,  —  est 
la  fille  de  celle  de  Gounod,  la  musique  de  M.  Reynaldo  Hahn  pour- 
rait bien  être  une  petite-nièce  de  celle  de  M.  Massenet.  La  parenté  se 
reconnaît  à  certain  «  air  »  de  famille  et  même  à  plusieurs  :  à  cette 
mélodie  entre  autres,  avant  toutes  les  autres  :  0  délice  douloureuse! 
qui  fait  le  thème  fragile  du  principal  duo  d'amour.  Par  la  grâce  des 
contours,  et  par  les  détours  aussi,  par  le  rythme  et  le  mouvement 
général,  par  les  intervalles  augmentés  et  les  chutes  mourantes,  ce 
motif  imite  ou  rappelle  la  manière,  —  et  la  plus  maniérée,  —  de 
M.  Massenet.  De  son  professeur  encore,  M.  Hahn  a  reçu  le  secret  ou 
la  formule  de  telle  phrase  (chantée  par  le  Roi)  qui  descend  et  se 
déroule  en  spirale  brillante.  Et  le  sentiment,  autant  que  le  style  du 
maître,  s'est  reflété  sur  l'œuvre  de  son  élève.  M.  Hahn  se  plaît  à 
mêler  dans  le  rôle  de  Louise  la  passion  et  la  piété,  l'amour  divin 
avec  les  humaines  amours.  On  nous  dira  que  justement  le  cœur  de 
l'héroïne  est  bien  connu  pour  avoir  été  comme  le  lieu  d'élection  de 
semblables  rencontres  et  de  pareils  combats.  Ils  s'y  hvrèrent  du 
moins  avec  plus  de  violence.  Ici  la  grandeur  fait  également  défaut  à 
la  tendresse  de  M'^^  de  la  Valhère  et  à  son  repentir.  Amoureuse  et 
pénitente,  elle  est  l'une  et  l'autre  faiblement.  Un  certain  degré  d'élé- 
vation manque  au  personnage.  Que  la  jeune  fille  rappelle  son  enfance 
écoulée  parmi  les  fleurs,  les  oiseaux  et  les  cantiques,  ou  qu'elle 
souhaite,  pour  y  cacher  son  bonheur,  un  asile  modeste,  presque 
bourgeois,  la  musique  n'a  guère  donné  que  de  la  mièvrerie  à  l'expres- 
sion de  ses  vœux  et  de  ses  souvenirs.  Ce  caractère  persiste  jusqu'à  la 
fin;  il  apparaît,  il  éclate  même  dans  l'exclamation  et  les  transports 
de  la  professe  ravie  :  «  Épousailles!  Epousailles  !  »  Le  début  de  la 
scène,  avec  l'entr'acte,  avec  les  psalmodies  (malgré  la  polyphonie 
un  peu  indigente),  avec  un  soupçon  de  fugue,  avait  de  la  tenue,  sinon 
de  la  grandeur.  Tout  est  gâté  par  ce  mouvement  de  faux  lyrisme,  par 
cette  effusion  mystico-amoureuse,  de  sentiment  équivoque,  et  de 
pauvre  style,  dont  le  contraste  avec  la  situation  et  le  heu  rappelle  un 
mot  de  Bossuet  encore  sur  le  mélange  de  l'esprit  du  siècle  et  de 
l'esprit  de  Dieu,  sur  ces  «  lambeaux  de  mondanité  »  qu'il  ne  faut  pas 
coudre  à  «  cette  pourpre  royale.  » 


REVUE   IWUSICALE  447 

Autant  qu'au  rôle  de  M'^°  de  la  Vallière,  le  fond  ou  la  substance 
manque  à  celui  de  Louis  XIV.  En  musique,  par  la  musique,  le  roi 
comme  la  favorite  existe  à  peine.  Sa  phrase  d'entrée  pourtant  nous 
avait  donné  quelque  espoir.  Elle  s'échaufPe,  elle  s'élève,  portée  par  un 
orchestre  qui  n'est  dépourvu  ni  de  noblesse  ni  de  majesté.  C'est  le 
seul  passage  où  le  Roi-Soleil  ait  brillé  d'un  éclat  trop  vite  évanoui. 

Ainsi  les  deux  principales  figures  sont  ternes,  plates  et  sans  vie.  Les 
silhouettes  accessoires,  les  menus  épisodes  ont  plus  d'agrément.  Ils 
ont  aussi  trop  d'importance.  Ils  surabondent,  sans  que  les  dehors 
multipliés  arrivent  à  masquer  le  vide  du  dedans.  Les  deux  premiers 
tableaux  ne  représentent  guère  que  les  préparatifs  d'abord,  puis  l'exé- 
cution d'un  ballet  de  cour.  On  y  relèverait  de  jolis  détails  dans  le 
style  de  l'époque,  et  même  dans  un  style  moins  ancien,  car  l'imi- 
tation de  Gluck  s'y  mêle  au  pastiche  de  Lully.  Le  troisième  tableau 
(la  sortie  de  la  chapelle  royale)  fait  encore  une  part  au  spectacle  des 
choses  extérieures.  Une  bonne  moitié  du  quatrième  se  passe  en  propos 
galans  entre  gentilshommes  et  filles  d'honneur.  Et  le  dernier  acte 
même,  celui  du  Carmel,  en  dépit  d'une  mise  en  scène,  exacte,  nous 
l'avons  dit,  jusqu'à  l'irrévérence,  ne  laisse  que  l'impression  fugitive 
d'une  œuvre  mince,  toute  en  surface  et  toute  de  reflets. 

C'est  ainsi  qu'une  fois  encore,  un  fin  mélodiste  a  plié,  sinon  rompu, 
sous  le  pesant  fardeau  qu'est  un  opéra.  Mais  quelle  imprudmce  aussi 
que  de  le  vouloir  porter,  comme  Os  font  tousl  II  en  advient  naturelle- 
ment que  leur  talent  forcé  ne  fait  plus  rien  avec  grâce  et  que,  dans  les 
quatre  actes  de  la  Carmélite,  il  n'y  a  pas  ^^ngt  mesures  qui  vaillent  ou 
qui  rappellent  seulement  un  des  lieder  de  M.  Ilahn.  J'en  sais  quelques- 
uns  dont  le  charme  subtil  n'est  pas  encore  évanoui.  Tandis  que 
La  Vallière  nous  parlait,  —  sans  nous  émouvoir,  —  d'un  parc  et  de 
grands  arbres,  sous  lesquels  avait  joué  son  enfance,  nous  nous  souve- 
nions d'un  autre  jardin  et  d'une  allée  aussi,  dont  une  des  «  Chansons 
grises  »  (paroles  de  Verlaine)  a  dit  plus  bas  et  plus  déhcatement  le 
mystère.  Parmi  tant  de  pages  de  la  Carmélite,  qui  sont  ou  qui  vou- 
draient être  d'amour,  laquelle,  pour  la  justesse  du  sentiment  et  de  la 
déclamation,  pour  la  tendresse  et  l'humilité  que  peut  donner  la  mu- 
sique à  l'effusion  et  au  don  de  soi-même,  laquelle  est  digne  de 
VOfJrande'7  Laquelle  enfin  égale  cet  autre  chant  : 

Le  ciel  est  par-dessus  le  toit 
Si  bleu,  si  calme... 

pour  l'amertume  des  regrets  et  la  ferveur  du  repentir  ? 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  assure,  depuis  la  Cai^mélite,  (jue  M.  Reynaldo  Hahn  n'est  pas  un 
musicien  de  théâtre  ;  on  a  peut-être  raison.  Mais  on  avait  tort,  même 
avant  la  Carmélite,  de  l'appeler  seulement  un  musicien  de  salon.  Il 
fut  quelquefois  davantage. 

Un  débutant,  presque  un  élève,  M.  Muratore,  ne  parut  pas  ridicule 
dans  le  rôle  de  Louis  XIV,  qu'il  a  chanté  d'une  voix  distinguée, 
agréable  même,  mais  froide  et  même  triste  aussi. 

Quant  à  M"'*  Calvé,  chacune  de  ses  notes,  isolément,  est  pour 
l'oreille  un  pur  délice.  Je  goûte  un  peu  moins  son  style  ou,  comme 
on  disait  naguère,  son  «  phrasé.  »  Son  talent,  d'ailleurs,  sa  nature  et  sa 
personne  sont  assez  exactement  le  contraire  de  ce  que  demandait  son 
personnage. 

Il  est  superflu,  quand  on  parle  de  l'Opéra-Comique,  de  célébrer 
l'éclat  et  l'éclairage  du  spectacle.  Ce  théâtre  est  celui  de  l'audition 
colorée.  Ici  le  plaisir  de  voir  s'ajoute  quelquefois  à  celui  d'entendre 
et  d'autres  fois  il  y  supplée. 

En  lisant  Paillasse, —  avec  répugnance, —  nous  avions  espéré  que 
l'entendre,  le  voir,  nous  frapperait  davantage.  Le  coup  n'a  pas  même 
eu  la  force  brutale  que  nous  attendions.  Dans  l'ordre  de  la  musique 
voyante  ou  de  l'imagerie  sonore  où  la  jeune  Itahe  paraît  se  com- 
plaire, l'œuvre  de  M.  Leoncavallo  ne  vaut  pas  la  Cavalleina  rusticana 
de  M.  Mascagni. 

L'un  et  l'autre  ouvrage  ont  pour  sujet  un  fait-divers  sanglant. 
Paillasse  est  l'histoire  («  arrivée,  »  paraît-il,  au  pays  du  musicien) 
d'un  bateleur  trahi  par  sa  femme  et  qui,  jouant  avec  elle  une  scène 
analogue,  poignarde  à  la  fin,  —  pour  de  bon, —  et  la  femme  et  l'amant. 
Ainsi  l'œuvre  est  deux  fois  théâtrale  et  le  drame  véritable  s'y  ajoute 
au  drame  simulé.  Drame  d'action,  de  fait  encore  une  fois,  et  c'est  en 
musique  surtout  qu'il  n'y  a  «  rien  de  plus  méprisable  qu'un  fait.  «  La 
musique  réserve  ou  doit  réserver  pour  le  sentiment  toute  son  estime 
et  tout  son  amour.  A  l'action  pourtant,  extérieure  et  violente,  la 
musique,  extérieure  aussi,  de  Cavalleria  donnait  plus  de  violence 
encore.  Elle  redoublait  au  moins  certains  effets  que  dans  Paillasse, 
au  contraire,  elle  n'a  pas  accrus.  Le  second  acte  n'est  pas  même  dra 
matique.  En  musique  ou  par  la  musique  il  n'a  rien  d'émouvant, 
encore  moins  de  terrible.  Il  ne  marche,  il  ne  vit  pas;  si  peu  qu'il 
dure,  il  paraît  long,  vide,  et  la  vigueur  du  poing,  ou  de  la  «  patte,  » 
ne  supplée  pas  ici  à  l'inhabileté  de  la  main. 

Et  puis,  et  surtout,  il  y  avait  un  peu  plus  de  musique  dans  la 


REVUE    MUSICALE.  449 

musique  de  M.  Mascagni.  C'était  d'abord  l'éclatante  et  tragique  séré- 
nade qui,  sur  la  petite  place  du  village  de  Sicile,  au  soleil,  faisait  une 
tache  de  sang.  Ailleurs,  çà  et  là,  c'était  quelque  trait  un  peu  gros,  mais 
qui  portait,  qui  perçait  même,  de  simple  et  rude  vérité.  C'était,  dans 
l'ordre  du  récitatif  ou  de  la  déclamation,  un  mouvement,  un  accent, 
un  cri;  dans  l'ordre  mélodique,  c'était  l'entr'acte,  en  dépit  de  sa  bana- 
lité. Pour  en  subir,  en  goûter  peut-être  le  charme  tout  extérieur,  mais 
prenant,  il  suffisait  de  se  faire  en  quelque  sorte  une  âme  italienne  et 
populaire;  de  se  souvenir  des  quais  de  Naples  ou  de  Palerme,  où 
sonnent  les  pianos  mécaniques  par  les  beaux  matins  de  printemps. 
Mais,  dans  Paillasse,  rien,  sauf  peut-être  une  johe  sérénade,  au  second 
acte,  ne  rappelle  ni  le  peuple,  ni  le  pays  itahen. 

Les  élémens  ou  les  formes  de  cette  musique  sont  d'une  triviahté 
qui  n'a  d'égale  que  leur  misère.  On  doute  si  la  violence  est  ici  plus 
vulgaire,  ou  plus  banale  et  plus  veule  la  douceur.  La  plupart  des 
motifs  pourraient  être  proposés,  —  ou  défendus,  —  comme  des  mo- 
dèles de  grossièreté  mélodique  ou  rythmique,  et  la  médiocrité  de 
l'harmonie  répond  à  l'indigence  de  l'orchestration. 

Tout  cela  n'empêche  pas  que,  depuis  quelque  dix  ans.  Paillasse 
triomphe  partout  et  qu'à  Paris  un  très  grand  artiste  ait  souhaité  d'en 
être  l'interprète.  Interprèle  admirable  par  le  chant,  par  le  jeu,  M.  Jean 
de  Reszké  le  fut  une  fois  encore.  Je  l'admire  pourtant  moins  quand 
il  est  supérieur  au  plus  médiocre  des  rôles  que  lorsqu'il  est  égal 
aux  plus  beaux.  M.  Delmas  a  dit  le  prologue  (peut-être  la  meilleure 
partie  de  l'ouvrage)  d'une  voi.\  aussi  puissante  et  plus  souple  que  ja- 
mais, avec  autant  de  verve  et  d'aisance  qu'il  montre  en  d'autres  occa- 
sions de  grandeur  et  de  dignité,  M"""  Ackté,  qui  figure  l'ardente  Ita- 
lienne, ajustement  le  genre  de  beauté,  de  voix. et  de  talent  qu'il  faut 
pour  la  déligurer.  L'orchestre  a  manqué  de  mordant;  les  chœurs,  de 
mesure  et  de  rythme.  Et  ce  mélodrame  lyrique,  qui  se  passe  dans 
un  village  de  l'Italie  du  Sud,  le  15  août  à  sept  heures  du  soir,  se  joue 
à  l'Opéra,  dans  un  décor  de  iNormaudie,  aux  lanternes. 

Camille   Bellaigue. 


TOME  XIII.  —  1903.  29 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  VAiitre  danger,  comédie  en  quatre  actes  de  M.  Maurice 
Donnay.  —  TiitATUE  Sarah-Bernhardt  :^  Théroiyne  de  Méricourt,  pièce  en 
six  actes  de  M.  Paul  Hervieu. 

La  nouvelle  pière  de  M.  Maurice  Tionnay,  l' Autre  danger,  est-elle 
une  pièce  exceller  18?  Elle  contient  du  moins  une  excellente  leçon 
d'art  dramatique  qui,  si  elle  ne  profite  pas  à  l'auteur  lui-môme,  ne 
sera  pas  perdue  pour  quelques-uns  de  ses  confrères.  Elle  leur  mon- 
trera, avec  une  clarté  aveuglante,  les  inconvéniens  d'une  formule  qui 
a  été  très  à  la  mode  sur  nos  scènes  de  genre  et  s'y  est  longtemps 
maintenue  par  la  force  même  et  la  vertu  souveraine  du  paradoxe. 

Elle  consiste  à  supprimer  du  théâtre  tout  ce  qui  lui  est  essentiel. 
Ni  sujet,  ni  situation,  ni  mouvement,  ni  progrès.  Cela  ne  commence 
ni  ne  finit,  mais  dure  le  temps  qu'Q  plaît  à  l'auteur  et  jusqu  à  ce  que 
cet  exercice  ait  cessé  de  l'amuser.  Des  scènes  se  succèdent  sans  lien, 
et  dont  chacune  se  suffit  à  elle-même.  Des  personnages  défilent  qui 
n'ont  ici  rien  à  faire,  mais  dont  il  a  paru  divertissant  de  dessiner  la 
silhouette.  Des  croquis  de  mœurs  sont  jetés  ça  et  là  et  juxtaposés  au 
petit  bonheur.  Des  propos  s'échangent  qui  sont  dépourvus  de  suite. 
A  quoi  bon  se  mettre  en  peine  d'inventer  quelque  intrigue  qui  ne  peut 
manquer  d'être  factice?  Ne  sait-on  pas  que  s'il  y  a  un  art  spécial  du 
théâtre,  c'est  un  art  inférieur?  L'observation,  la  fantaisie,  l'ironie, 
l'émotion,  la  satire  ne  valent-elles  pas  par  des  mérites  qui  leur  sont 
propres?  Ce  qu'on  y  ajoute  ne  peut  que  les  ^âter.  Le  vrai  plaisir,  n'est- 
ce  pas  d'entendre  dialoguer  des  personnaijes  qui  ont  beaucoup  d'es- 
prit, ayant  tout  l'esprit  de  l'auteur?  Cette  théorie  est  celle  d'un  théâtre 
qu'on  pourrait,  sans  aucune  arrière-pensée  de  malveillance  et  seule- 
ment pour  le  définir,  appeler  le  théâtre  de  bavardage. 

Ce  théâtre  a  son  charme  fait  de  nonchalance,  de  décousu  et  de 


REVUE    DRAMATIQUE.  451 

frivolité.  M.  Donnay  y  excelle.  Il  s'en  est  approprié  les  procédés  et  en 
a  tiré  des  œuvres  qui  ne  sont  pas  sans  grâce.  Mais  il  a  le  tort  d'y  rester 
fidèle  les  jours  même  où,  travaillant  pour  la  Comédie-Française,  il 
se  met  en  devoir  de  faire  choix  d'un  beau  sujet  de  pièce  et  d'une  si- 
tuation pathétique.  Abordant  le  genre  de  la  comédie  de  situation  où 
tous  les  développemens  sont  commandés  par  la  nécessité  de  résoudre 
un  problème  une  fois  posé,  il  y  applique  les  ressources  d'un  art  dont 
la  merveille  est  de  se  jouer  capricieusement  autour  de  rien.  Le  ré- 
sultat est  qu'il  arrive  à  la  partie  intéressante  de  son  œuvre  à  l'ins- 
tant précis  où  nous  sommes  lassés  de  l'attendre  et  trop  tard  pour 
qu'il  ait  encore  le  loisir  de  la  traiter. 

La  situation  qui  sert  de  donnée  à  V Autre  danger  est  celle  d'un 
homme  amoureux  de  la  fille  de  sa  maîtresse.  On  n'en  imagine  guère 
de  plus  désobligeante.  S'éprendre  d'une  jeune  fille  parce  qu'on  est 
l'amant  de  la  mère,  parce  qu'elle  ressemble  à  la  jeunesse  d'une 
maîtresse  qui  commence  à  vieillir,  parce  qu'on  espère  retrouver  auprès 
d'elle  les  sensations  qu'on  demande  vainement  à  un  amour  changé 
en  habitude,  c'est  une  calamité  à  laquelle  il  se  peut  qu'on  soit  exposé, 
parce  qu'on  n'est  jamais  tout  à  fait  à  l'abri  d'une  surprise  des  sens.  Mais 
que  ce  goût  se  développe,  grandisse,  s'exalte  en  passion,  c'est  ce  qui 
n'est  pas  possible  sans  une  secrète  complaisance  ;  car,  s'il  est  com- 
mode, il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  nous  subissions  la  passion  comme 
une  fatalité  :  elle  aussi  est  en  grande  partie  dépendante  de  notre  vo- 
lonté. Tranchons  le  mot  :  c'est  un  cas  de  Ubertinage,  une  espèce 
d'aberration.  Un  homme  qui  n'a  pas  perdu  tout  sentiment  de  moraUté 
vient-il  à  découvrir  qu'il  a  laissé  monter  celte  boue  du  fond  trouble 
de  son  être,  il  en  concevra  pour  lui-même  une  espèce  d'horreur  qui 
lui  rendra  la  vie  insupportable.  Les  meilleurs  de  nos  romanciers 
contemporains  ne  s'y  sont  pas  trompés.  Le  héros  du  roman  de  Mau- 
passant.  Fort  comme  la  mort,  se  jette  sous  les  roues  d'une  voiture. 
Celui  du  roman  de  M.  Bourget,  le  Fantôme,  a  été  hanté  par  l'idée  du 
suicide,  et  ne  redevient  capable  de  \ivre,  et  de  quelle  vie  douloureuse  1 
qu'après  avoir,  en  quelque  manière,  soulagé  sa  conscience  par  une 
confession  tragique. 

Audacieuse  dans  le  li\Te,  une  telle  étude  peut-elle  être  transportée 
à  la  scène  avec  tous  les  développemens  qu'elle  comporte  et  n'y  pas 
paraître  révoltante?  Songez  que,  le  langage  de  l'amour  ne  disposant 
que  d'un  vocabulaire  des  plus  restreints,  il  faudra  que  nous  entendions 
notre  amoureux  sur  le  retour  faire  hommage  à  la  fille  des  mêmes  mots 
et  des  mêmes  sermens  dont  H  a  abusé  la  mère.  Songez  que  nous  au- 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rons  sous  les  yeux  le  spectacle  d'une  mère  et  d'une  fille  se  disputant 
leur  amant.  Ces  vilenies  ou  ces  monstruosités  peuvent,  grâce  au  recul 
des  temps,  s'atténuer  dans  le  décor  de  la  tragédie  ou  du  drame  his- 
torique. Dans  le  décor  d'une  comédie,  sous  le  costume  moderne, 
dacsS  l'atmosphère  d'aujourd'hui,  le  caractère  odieux  n'en  devient-il 
pas  intolérable?  C'est  à  l'événement  d'en  décider  et  l'auteur  qui 
tente  l'entreprise  s'y  aventure  à  ses  risques  et  périls.  Ce  qui  est  cer- 
tain c'est  que  d'un  tel  sujet  il  ne  peut  tirer  une  pièce  aimable,  spiri- 
tuelle, ironique,  mais  bien  une  de  ces  pièces  âpres,  atroces  dont  on 
subit  la  représentation  comme  un  cauchemar.  Ce  qui  l'est  plus  encore, 
c'est  qu'ayant  choisi  le  sujet,  il  doit  le  traiter. 

Le  dénouement  auquel  veut  nous  amener  l'auteur  de  l'A  utt'e  danger 
est  celui-ci  :  une  femme  mariant  sa  fille  à  son  amant.  Laissons  de  côté 
le  cas  où  elle  userait  de  cet  ingénieux  moyen  pour  retenir  et  fixer 
auprès  d'elle  l'homme  qu'elle  devine  prêt  à  s'échapper,  puisque  aussi 
bien  et  par  bonheur  ce  n'est  pas  celui  dont  l'auteur  s'est  avisé.  Pour 
qu'une  femme  d'ailleurs  charmante  se  résolve  à  une  si  afifreuse 
détermination,  de  quelles  épreuves  n'a-t-elle  pas  dû  être  meurtrie,  de 
quelles  révoltes  n'a-t-elle  pas  dû  se  défendre,  et  quelles  humiliations 
l'ont-elles  ployée  comme  une  vaincue  à  ce  parti  désespéré  ?  Ce  n'est 
rien  encore  que  sa  souffrance  personnelle,  sa  déception  d'amoureuse, 
et  que  les  tortures  de  sa  jalousie.  La  crainte  que  sa  fille  n'apprenne 
quelque  jour  la  vérité  n'est  pas  la  pire  des  angoisses  qui  doivent 
l'étreindre.  Mais,  en  jetant  sa  fille  dans  des  bras  où  elle  s'est  elle- 
même  reposée,  elle  commet  un  crime.  C'est  ce  crime  qu'il  s'agit  de 
nous  faire  accepter,  et  pour  cela  il  est  indispensable  qu'U  nous  appa- 
raisse comme  nécessaire,  imposé  par  les  circonstances,  en  sorte  que 
l'horreur  en  disparaisse  pour  ainsi  dire  devant  la  nécessité.  Est-U 
possible  de  créer  une  telle  atmosphère,  de  combiner  un  tel  concours 
de  circonstances,  de  nous  amener  par  un  chemin  si  périlleux  à  un 
tournant  aussi  scabreux  ?  En  tout  cas,  l'auteur  s'était  comme  engagé 
à  l'essayer. 

Il  est  curieux  de  voir  de  quoi  M.  Donnay,  au  heu  de  suivre  ces  in- 
dications de  son  sujet,  a  rempli  les  trois  premiers  actes  d'une  pièce 
qui  en  a  quatre.  On  se  rend  compte  alors  pourquoi  ils  paraissent  si 
traînans. 

Le  premier  acte  débute  par  des  conversations  et  propos  de  table. 
Deux  anciens  camarades  d'école  se  revoient  après  plusieurs  années, 
et  ce  sont  sur  la  camaraderie,  sur  les  modernes  façons  d'arriver,  des 
nlaisanteries  qui  ne  nous  donnent  pas  l'impression  de  la  nouveauté. 


REVUE    DRAMATIQUE.  453 

Freydières,  joli  garçon  d'une  trentaine  d'années,  retrouve  en 
Claire  Jadain  une  amie  d'enfance.  Il  l'a  aimée  étant  collégien  et  c'a  été 
pour  lui  un  gros  chagrin  quand  elle  s'est  mariée.  Il  lui  rappelle  toutes 
sortes  de  gentils  souvenirs  d'autrefois.  Par  exemple,  il  pourrait  lui 
redire  la  couleur  de  la  robe  et  la  forme  du  chapeau  qu'elle  portait 
un  tel  jour.  Situation  banale  en  somme  et  d'où  il  se  tire  avec  les 
banalités  d'usage.  Nous  devinons  bien  que  cette  rencontre  aura  ses 
suites  naturelles,  que  Claire  deviendra  la  maîtresse  de  Freydières. 
Certes  l'auteur  reprend  les  choses  d'un  peu  loin,  mais  il  aurait  pu  re- 
monter au  temps  où  Claire  et  Freydières  jouaient  au  cerceau.  De  la 
fille  de  M"""  Jadain,  à  peine  est-il  parlé  :  au  surplus,  ce  n'est  qu'une 
fillette  de  quatorze  ans!  Freydières  nous  renseigne  en  passant  sur  un 
trait  particulier  de  sa  nature;  il  est  de  ceux  qui.  fidèles  à  un  même 
idéal,  n'aiment  dans  toute  leur  vie  qu'une  seule  femme,  mais  peuvent 
l'aimer  en  plusieurs  personnes.  Nous  ne  faisons  pas  grande  attention 
à  cette  particularité,  car  rien  ne  nous  avertit  qu'elle  doive  prendre 
dans  la  suite  une  importance  essentielle  Ainsi  nous  ne  voyons  pas 
même  poindre  le  vrai  sujet.  La  comédie  qui  s'annonce  est  celle  d'un 
amour  ébauché  avant  le  mariage  et  qui,  après  le  mariage,  va  s'achever 
en  Uaison.  D'aOleurs,  on  fait  beaucoup  de  musique  dans  cet  acte.  Dans 
les  maisons  où  Ton  chante,  c'est  qu'on  n'a  pas  grande  envie  de 
causer. 

La  scène  la  plus  amusante  du  second  acte  est  celle  où  Jadain  s'irrite 
contre  son  associé  Einstein.  C'est  Jadain  qui  travaille,  invente,  sur- 
veille, exécute;  c'est  Ernstein  qu'on  décore!  Il  oublie  qu'Ernstein,  en 
se  l'associant,  a  fait  sa  fortune  et  l'a  tiré  d'un  poste  médiocre  où  il 
s'enlizait  pour  toujours.  Mais  [ceci  n'est  qu'un  hors-d'œuvre.  Quatre 
années  se  sont  passées  depuis  le  premier  acte.  Naturellement,  Frey- 
dières est  devenu  l'amant  de  Claire.  Et,  comme  il  est  en  même  temps 
l'ami  du  mari,  le  familier  de  la  maison,  cela  entraîne  toutes  sortes  de 
compromissions  qui  l'irritent  et  lui  gâtent  sa  joie.  Ajoutez  que  Claire  a 
maintenant  une  grande  fille  à  laquelle  U  faut  qu'elle  consacre  une 
partie  de  son  temps.  Ce  n'est  plus  seulement  le  mari,  les  parens,  les 
amis,  les  indifîérens,  c'est  encore  cette  grande  fille,  Madeleine,  que 
Freydières  va  trouver  entre  sa  maîtresse  et  lui.  Voilà  donc  comment 
se  dessine  la  comédie  :  on  va  nous  montrer,  en  dépit  d'un  mot 
connu,  combien  il  peut  être  fâcheux  d'avoir  pour  maîtresse  une  honnête 
femme.  Les  devoirs  d'épouse,  de  maîtresse  de  maison,  de  mère 
reprennent  peu  à  peu  l'adultère  bourgeoise  et  mettent  l'amant  en  fuite. 
Le  pot-au-feu  est  plus  fort  que  l'amour. 


454  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  troisième  acte  est  encore  un  acte  en  musique;  on  y  chante  el 
on  y  danse  à  la  cantonade;  on  s'y  promène.  On  y  apporte  des  acces- 
soires de  cotillon;  cela  occupe.  Pourtant  au  milieu  de  ce  papillotante  et 
du  babillage  des  invités,  une  scène  significative;  c'est  le  premier  bal 
de  Madeleine;  Freydières  reproche  à  la  jeune  fille  son  succès,  sa 
gaîté,  son  décolletage.  Il  en  est  jaloux,  donc  il  l'aime.  Une  autre 
minute  nous  donne  encore  à  réfléchir  :  Madeleine  surprend  un  bout  de 
dialogue  chuchoté  à  demi-voix;  on  désigne  Freydières  comme  étant 
4'amant  de  sa  mère  ;  elle  s'évanouit.  A  vrai  dire,  cela  ne  suffirait  pas  à 
prouver  qu'elle  aime  cet  amant  :  quand  elle  entend  mal  parler  de  sa 
mère,  s'évanouir  est  le  moins  que  puisse  faire  une  jeune  fille  bien 
élevée.  Mais  nous  ne  demandons  qu'à  profiter  de  la  moindre  indication 
que  l'auteur  consent  à  laisser  échapper.  Madeleine  s'évanouit,  donc 
elle  aime  Freydières.  A  l'acte  suivant,  nous  apprenons  que  Madeleine 
est  malade  depuis  quinze  jours,  et  que  les  médecins  y  perdent  leur 
latin.  Or  sa  mère  feuillette  le  cahier  d'impressions  de  la  jeune  fille. 
Elle  y  lit  en  toutes  lettres  que  Madeleine  aime  Freydières.  Enfin 
la  situation  est  posée!  Enfin  la  pièce  commence  1  Et  nous  sommes 
au  miUeu  du  dernier  acte. 

C'est  assez  dire  que  le  drame  seraescamoté.  Surprises,  aveux,  réso- 
lutions in  extremis,  tout  cela  va  se  succéder  en  moins  de  temps  qu'il 
n'en  faut  pour  l'écrire.  L'auteur  a  trop  flâné  en  route  pour  ne  pas  être 
obhgé  maintenant  de  courir  la  poste.  Il  nous  mène  grand  train  ;  et 
nous  avons  beau  lui  crier  que  son  histoire  est  sur  le  point  de  nous 
intéresser,  coûte  que  cotite  il  faut  brusquer  les  choses,  brûler  les 
étapes  et  tourner  au  plus  court. 

Notez  qu'au  moment  où  nous  sommes  arrivés,  nous  sommes  à  peu 
près  aussi  peu  renseignés  qu'au  début  sur  les  trois  personnages  entre 
qui  va  se  jouer  cette  partie  rapide  comme  l'éclair.  Freydières  c'est 
Freydières  tout  bonnement,  le  beau  Freydières  si  l'on  veut,  un  mon- 
sieur au  hasard.  Madeleine  est  une  jeune  fille  qui  rêvasse  dans  sa 
chambre  et  se  donne  l'illusion  d'avoir  une  vie  sentimentale  en  grif- 
fonnant des  choses  sur  un  cahier  fermant  à  clé;  elle  éprouve  auprès 
d'un  bellâtre  qui  lui  ofTre  des  bonbons  un  émoi  qu'elle  prend  pour  de 
l'amour;  cela  n'a  rien  de  très  particulier,  ni  qui  la  difl'érencie  de 
toutes  les  autres  jeunes  filles.  Pour  ce  qui  est  de  Claire,  dont  l'auteur 
a  faille  principal  personnage,  est-elle  plutôt  femme  ou  plutôt  mère? 
Nous  n'en  savons  rien  encore  :  l'un  et  l'autre  est  possible.  Si  elle  est 
plutôt  femme,  et  soucieuse  avant  tout  de  conserver  son  amant,  elle  va 
donc  prendre  sa  fille  en  grippe,  et,  après  qu'un  petit  séjour  dans  le 


REVUE    DRAMATIQUE.  455 

Midi  lui  aura  rendu  des  couleurs  suffisantes,  la  marier  à  quelque 
polytechnicien.  Si  elle  est  plutôt  mère,  c'est  Freydières  qu'elle  prendra 
en  aversion,  et  pour  Madeleine  le  petit  voyage  s'impose,  pareillement, 
aussi  bien  que  le  mariage  à  bref  délai.  Mais  qu'elle  marie  Madeleine  à 
Freydières,  c'est  ce  que  rien  ne  faisait  prévoir  ;  qu'elle  consente  à  ce 
mariage  odieux  pour  assurer  le  bonheur  de  son  enfant,  et  aussi  pour 
éviter  le  scandale,  c'est  ce  à  quoi  nous  nous  attendions  le  moins.  Une 
femme  qui  marie  son  amant  à  sa  fille  pour  conserver  à  cette  fille  le 
respect  de  sa  mère,  cela  du  moins  n'est  pas  banal. 

Dans  ce  dernier  acte  l'auteur  a  réuni,  entassé,  accumulé,  comme  des 
matériaux  non  dégrossis,  tous  les  élémens  de  drame  qu'il  a  négligé  de 
mettre  en  œuvre.  Commencée,  continuée,  prolongée  en  comédie 
mondaine,  la  pièce  s'y  teimine  sur  une  note  de  brutalité.  Nous  em- 
portons une  impression  pénible. 

Dans  l'Autr^e  danger,  comme  dans  'p  To^^rent,  M.  Donnay  a  cru  que 
pour  faire  une  comédie,  il  n'est  que  de  coudre  à  trois  actes  de  fan- 
taisie une  situation  d'une  audace  devenue  bien  facile  depuis  que  la 
complaisance  du  pubUc  est  sans  Umiles.  Le  résultat  lui  donne  tort. 
C'est  par  là  qu'une  leçon  générale  se  dégage  de  cette  pièce  mal  con- 
struite. Non,  et  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  il  n'est  pas  vrai  qu'un  auteur 
ait  le  droit  de  disposer  à  son  gré  de  l'attention  que  le  public  consent 
à  lui  prêter  pendant  quatre  heures  d'horloge.  En  venant  au  théâtre, 
nous  apportons  des  exigences  qui  sont  légitimes  puisqu'elles  se  bornent 
à  demander  que  d'un  sujet  une  fois  choisi  on  tire  un  peu  de  ce  qui  y 
est  contenu.  La  situation  impose  à  la  pièce  son  allure  générale  et 
ses  développemens  essentiels.  L'écrivain  n'est  pas  hbre  de  s'y  déro- 
ber. S'il  préfère  s'échapper,  tourner  autour,  s'amuser  aux  bagatelles, 
fioritures  et  gentillesses,  nous  ne  prenons  pas  le  change,  et  nous 
ne  pensons  pas  que  ce  soit  la  marque  du  trop  d'esprit. 

M""^  Bartet  est  admirable  dans  le  rôle  de  Claire  Jadain.  C'est  elle 
qui  a  sauvé  le  dernier  acte  par  tout  ce  qu'elle  a  su  prêter  à  son  person- 
nage d'émotion,  de  vie  intérieure,  de  souffrance,  de  révolte,  de  rési- 
gnation, de  tristesse.  Une  débutante,  M"®  Piérat,  a  obtenu  un  très 
grand  succès  dans  le  rôle  de  Madeleine.  Elle  a  du  naturel,  du  charme, 
de  la  jeunesse;  et  on  sait  assez  qu'Q  ne  suffit  pas  pour  cela  d'avoir 
dix-huit  ans.  Il  y  a  tout  heu  d'espérer  que  la  Comédie  a  trouvé  en 
elle  l'ingénue  qui  depuis  longtemps  lui  faisait  défaut.  M.  de  Féraudy 
est  extrêmement  amusant  dans  le  rôle  de  Jadain  et  dessine  avec  la 
fantaisie  la  plus  savoureuse  cette  silhouette  d'envieux  et  de  geignard. 
Tout  ce  que  peut  M.  Le  Bargy  dans  le  rôle  ingrat  de  Freydières,  c'est 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  faire  preuve   de   tact  et  de   correction.  M.  Mayer  a  dans  le  rôle 
d'ErnsLein  beaucoup  d'aisance  et  de  bon  garçonnisme. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  longuement  à  cette  place  de 
Théroigne  de  Méricourt,  qui  échappe  à  notre  critique  par  la  façon 
même  dont  l'auteur  a  conçu  sa  pièce.  M.  Paul  Hervieu  a  trop  le  sens 
du  théâtre  pour  s'être  fait  illusion  sur  le  caractère  proprement  drama- 
tique de  son  œuvre.  Ces  six  actes  ne  lui  servent  que  de  cadres  où  il  a 
fait  tenir  à  peu  près  tous  les  acteurs  de  la  Révolution.  Le  principal 
personnage  n'est  lui-même  qu'un  symbole.  Cette  Théroigne,  qui  com- 
mence dans  la  joie  et  finit  dans  le  délire  sanguinaire,  lui  a  semblé  très 
propre  à  personnifier  la  Révolution.  Cela  est  important  à  noter,  si  l'on 
veut  apprécier  avec  équité  le  rôle  qu'il  lui  a  prêté.  Nous  montrer  une 
Théroigne,  Égérie  des  Sieyès  et  des  Danton,  veillant  au  salut  de  la 
patrie,  aux  intérêts  de  la  Uberté,  distribuant  les  conseils,  l'éloge  et  le 
blâme,  et  devenue  la  conscience  des  meneurs  révolutionnaires,  c'eût 
été  singulièrement  et  trop  grandir  le  personnage.  Mais  le  vrai  nom  de 
Théroigne  c'est  la  Révolution  française.  L'auteur  a  donc  pu  grouper 
autour  d'elle  les  grandes  figures  et  les  faits  principaux  de  la  Révolu- 
tion sur  lesquels  il  s'est  fait  une  opinion,  après  de  consciencieuses 
recherches  et  avec  un  remarquable  efi'ort  d'impartialité.  Il  expose, 
textes  en  mains,  cette  opinion  documentée  avec  soin  et  fortement 
motivée.  Si  intéressante  qu'elle  soit,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  dis- 
cuter. Nous  n'apprendrons  rien  aux  amis  de  M.  Paul  Hervieu  en 
ajoutant  que,  s'il  n'y  a  pas  de  pièce  dans  Théroigne,  les  scènes  du 
moins  n'y  manquent  pas  où  se  retrouvent  la  vigueur  et  l'originalité 
de  son  talent. 

R.  D. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


DEUX  PROBLÈMES  D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 


Studies  of  a  Biographer,  par  Sir  Leslie  Stephen,  2  vol.;  Londres,  1903. 

Sir  Leslie  Stephen  est  incontestablement,  aujourd'hui,  le  plus 
considérable  des  critiques  anglais.  Il  écrit  en  vérité  assez  mal,  el 
peut-être  son  indifférence  naturelle  pour  les  plaisirs  de  la  peinture  et 
de  la  musique  se  traduit-elle  un  peu  trop  jusque  dans  ses  travaux  de 
pure  critique  littéraire,  où  l'on  souhaiterait  parfois  une  couleur  plus 
yive  et  des  rythmes  plus  variés.  Mais  H  connaît  mieux  que  personne 
la  Uttérature  de  son  pays.  Il  la  connaît  non  seulement  en  érudit,  mais 
en  véritable  historien,  accoutumé  toujours  à  voir  les  choses  du  passé 
à  la  lumière  des  temps  où  elles  se  sont  produites.  Son  Histoire  de  la 
pensée  anglaise  au  XVI 11^ siècle  est  un  ouvrage  d'une  importance  capi- 
tale, un  de  ces  rares  monumens  historiques  dont  la  valeur  ne  s'affai- 
blit  pas  avec  les  années.  Et  M.  Stephen  a  encore  pour  lui  l'autorité  que 
donne  une  longue  vie  toute  consacrée  à  une  même  tâche,  toute  rem- 
plie d'un  patient  et  fructueux  labeur. 

Aussi  ne  s'étonnera-t-on  pas  du  succès  que  viennent  d'obtenir  deux 
gros  volumes  d'essais  du  vénérable  critique.  Ces  essais  traitent  des 
sujets  les  plus  divers,  de  Shakspeare  et  de  Milton,  du  vieux  poète 
Donne  et  du  romancier  révolutionnaire  Godwin,  d 'Emerson  et  de 
Froude,  de  la  littérature  cosmopolite  et  des  joies  de  la  marche  à  pied; 
mais  il  n'y  en  a  pas  un  où  ne  se  retrouvent  la  science  de  l'auteur,  son 
solide  bon  sens,  et  cette  louable  passion  d'impartialité  qui  est  un  des 


REVUl   DES    DEUX    MONDES. 

traits  les  plus  ori{?inaux  de  son  tempérament  d'écrivain.  Et  chacun  de 
ces  essais  nous  ofTre,  à  sa  façon,  un  curieux  modèle  d'un  genre  litté- 
raire essentiellement  anglais,  un  peu  démodé  à  présent,  mais  après 
être  resté  en  faveur  pendant  plus  d'un  siècle.  C'est  un  genre  qui  n'est 
proprement  ni  de  l'histoire,  ni  de  la  biographie,  ni  de  la  critique,  mais 
un  libre  mélange  de  tout  cela,  accompagné  d'une  certaine  dose  de  fan- 
taisie personnelle.  L'essayiste  semble  toujours  admettre,  comme  point 
de  départ,  que  ses  lecteurs  connaissent  d'avance  le  sujet  dont  il  va 
leur  parler  :  de  sorte  qu'il  s'ingénie  à  ne  jamais  leur  dire,  sur  ce  sujet, 
que  ce  qu'il  croit  qui  va  être  pour  eux  absolument  nouveau.  Traite-t-il 
d'un  poète  de  la  Renaissance?  Il  signale  d'abord  un  détail  de  sa  vie 
dont  personne  avant  lui  ne  s'est  aperçu;  il  rectifie  ensuite  une  erreur 
d'appréciation  commise,  au  sujet  de  tel  ou  tel  drame  du  poète,  par 
un  critique  précédent;  après  quoi  il  expose  encore  d'autres  de  ses 
idées,  sur  d'autres  détails  de  la  vie  ou  de  l'œuvre  du  poète;  et 
volontiers  il  conclut  par  quelque  paradoxe  hardi  ou  piquant. 

Et  quand  l'essayiste  est  lui-même  un  poète,  son  essai  a  pour  nous 
le  charme  d'une  gracieuse  causerie,  semée  de  belles  images  et  de 
mots  harmonieux.  Quand  il  est,  comme  sir  Leslie  Stephen,  à  la  fois 
un  savant  et  un  sage,  son  essai  lui  fournit  l'occasion  de  mille  petites 
remarques  infiniment  précieuses  à  recueilUr,  et  qui  souvent  suffisent 
pour  modifier  la  physionomie  d'un  auteur,  ou  pour  rendre  plus 
attrayante  l'étude  d'une  œuvre.  Mais  le  genre  même  de  l'essai,  si  habi- 
lement qu'il  soit  pratiqué,  garde  toujours  le  défaut  de  n'être  pour 
ainsi  dh^e  qu'un  appendice,  incapable  d'avoir  en  lui  seul  sa  raison 
suffisante.  Toujours  il  suppose  que  nous  connaissons  déjà  les  sujets 
dont  il  se  borne  à  «  illustrer  »  pour  nous  telle  ou  telle  partie.  Et  voilà 
sans  doute  pourquoi,  après  avoir  eu  depuis  le  xvni''  siècle  l'éclat  que 
l'on  sait,  il  parait  aujourd'hui  sinon  s'éteindre,  du  moins  se  trans- 
former en  un  genre  plus  didactique  et  plus  impersonnel  :  le  public 
anglais,  sans  doute,  de  même  que  notre  public  français,  ne  connaît 
plus  assez  l'œuvre  de  ses  écrivains  pour  pouvoir  prendre  plaisir  à 
une  série  d'additions  ou  de  rectifications  dont  le  sens  et  la  portée, 
désormais,  lui  échappent.  Il  préfère  que  les  critiques,  au  risque  d'y 
perdre  un  peu  de  leur  originalité  individuelle,  lui  exposent  tout  au 
long  le  sujet  qu'ils'  traitent,  qu'ils  se  fassent  résolument  historiens, 
biographes,  vulgarisateurs,  qu'au  heu  de  voltiger  plus  ou  moins 
agréablement  sur  une  dizaine  de  questions  diverses,  relatives  à  Mar- 
lowe,  à  Pope,  ou  à  Coleridge,  ils  s'en  tiennent  à  une  seule  de  ces  ques- 
tions et  l'épuisent  à  fond.  On  ne  saurait  nier,  en  tout  cas,  que  le 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  459 

nombre  et  l'importance  des  essayistes  à  l'ancienne  manière  diminuent 
très  sensiblement,  dans  la  littérature  anglaise  contemporaine;  et  il 
n'a  pas  fallu  moins  que  la  haute  situation  littéraire  et  le  très  grand 
talent  de  sir  Leslie  Stephen  pour  assurer  le  succès  de  deux  volumes 
où  se  laisse  apercevoir,  avec  une  é\adence  malheureusement  indubi- 
table, ce  que  le  vieux  genre  national  de  l'essai  a  toujours  eu  d'artificiel 
et  d'insuflisant. 

Mais  si  je  ne  vois  point,  par  exemple,  commentée  pourrais  rendre 
compte  ici  des  essais  de  M.  Stephen  sur  Alilton,  sur  Godwin,  sur 
Robert  Southey,  faute  de  connaître  d'avance  moi-même,  aussi  pleine- 
ment que  ce  serait  nécessaire,  l'œuvre  de  ces  divers  écrivains,  il  y  a 
en  revanche,  dans  les  Etudes  d'un  Biotjidphe,  deux  morceaux  d'un 
caradère  plus  général,  et  qui,  sans  conij)  .er  l'échantillon  qu'ils  nous 
offrent  de  la  méthode  critique  d'un  des  6  ;rivains  anglais  les  plus  re- 
marquables d'à  présent,  ont  encore  de  q  loi  nous  intéresser  par  leurs 
sujets  mêmes.  L'un  de  ces  morceaux  tr»  le  de  la  Liliéralure  cusniopo- 
lite  au  XVIIP  siècle  ;  l'autre,  que  je  v  is  résumer  d'abord  est  une 
longue  étude  où  sir  Leslie  Stephen  s'elTc  rce  de  deviner  ce  qu'ont  bien 
pu  être  le  caractère  et  les  sentimens  intimes  de  William  Shakspeare. 

M.  Stephen  commence  par  écarter  sans  discussion  les  hypothèses 
fantaisistes  de  M.  Georges  Brundùs,  qui  naguère  s'tîtait  piqué  de  recon- 
stituer une  biographie  complète  du  [)oète  â'Olhello  (1).  Mais  il  n'admet 
pas  non  plus  absolunieut  l'avis  du  dernier  biographe  anglais  de 
Shakspeare,  M.  Lee,  suivant  (jui  riioniuie  qu'était  Shakspeare  nous 
est  et  nous  sera  à  jamais  inconnu.  Sir  Leslie  Stephen  aldrme  qu'une 
étude  attentive  de  l'œuvre  du  poète,  sans  pouvoir  nous  rien  appren- 
dre des  faits  matériels  de  sa  vie,  peut  cependant  nous  fournir  une  cer- 
taine idée  de  sa  personne  morale,  de  même  que  le  Paradis  perdu  révèle 
à  qui  sait  le  lire  l'âme  de  Milton,  ou  de  même  ([uu  YOruiine  des  Espèces, 
avec  ses  longueurs  et  ses  lâtonnemens,  nous  permet  de  pénétrer 
dans  l'intimité  de  Charles  Darwin.  Sans  doute  Shakspeare,  en  sa  qua- 
lité d'auteur  dramatique,  ne  saurait  être  considéré  comme  éprouvant 
pour  son  propre  compte  les  sentimens  qu'il  exi)rime  par  la  bouche  de 
ses  personnages.  «  Et  cependant,  ajoute  M.  Stephen,  les  auteurs  dra- 
matiques ne  laissent  [)as,  eux  aussi,  de  nous  révéler  leur  âme  propre  à 
travers  leurs  œuvres.  Les  drames  de  Hen  Jonson,  par  exemple,  nous 
font  connaître  ce  poète  presque  aussi  complètement  que  nous  connais- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1898. 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sons,  d'autre  part,  son  grand  homonyme  Samuel  Johnson.  Un  autem 
dramatique  ne  peut  s'empêcher  de  nous  dévoiler  l'idée  qu'il  se 
fait  des  autres  hommes,  ainsi  que  du  monde  où  se  passe  leur  vie, 
C'est  sa  fonction  même  qui  l'obhge  à  cela.  »  Et  Shakspeare  ne  sau- 
rait échapper  à  la  règle  commune. 

Un  auteur  dramatique  quelle  que  soit  Vobjectivité  de  son  œuvre, 
ne  saurait  prêter  à  ses  personnages  des  talensdont  il  est  lui-même  dé- 
pourvu. Tous  les  critiques  sont  d'accord  pour  reconnaître  chez  les  per- 
sonnages de  Shakspeare  une  verve,  une  vivacité  d'expression,  un 
«  humour  »,  dont  on  chercherait  vainement  l'équivalent  dans  l'œuvre 
de  Marlowe  ou  de  Ben  Jonson  :  c'est  donc  que  Shakspeare  avait  lui- 
même  à  un  très  haut  degré  le  sens  de  l'humour.  Son  esprit  était  vif  et 
subtil,  avec  une  aisance  merveilleuse  à  reconnaître  à  la  fois,  en  toute 
chose,  l'élément  tragique  et  l'élément  comique  qui  s'y  trouvent  mêlés. 
Shakspeare,  nous  le  savons  encore  par  son  œuvre,  sentait  et  com- 
prenait profondément  le  charme  de  la  campagne.  Malgré  tout  son  gé- 
nie, il  n'aurait  point  pu  parler  comme  U  l'a  fait  des  fleurs,  ni  du  prin- 
temps, si  le  printemps  et  les  fleurs  ne  l'avaient,  toute  sa  vie,  attiré  et 
ému  pour  son  propre  compte.  Tous  ces  traits  ne  laissent  point,  déjà, 
de  constituer  un  caractère  assez  défini.  Et  ce  n'est  pas  tout.  On  discu- 
tera éternellement  la  question  de  savoir  si  Shakspeare  était  catho- 
lique ou  protestant  ;  mais  son  œuvre,  si  elle  ne  nous  apprend  rien  à  ce 
sujet,  nous  permet  au  moins  de  nous  représenter  très  nettement  la 
forme  spéciale  qu'avait  chez  lui  le  sentiment  rehgieux.  Catholique  ou 
protestant,  nous  savons  en  tout  cas  qu'il  était  aussi  éloigné  que  pos- 
sible d'être  ;un  puritain.  «  Il  représente  à  son  degré  le  plus  élevé  un 
type  d'esprit  qui  est  l'antithèse  absolue  du  puritanisme  :  un  esprit 
qui  accepte  avec  une  tolérance  parfaite  la  nature  humaine  tout  entière, 
au  lieu  d'en  condamner  telle  ou  telle  partie.  »  On  peut  affirmer  de  plus 
que  la  religion  de  Shakspeare,  quelle  qu'ait  été  sa  forme  extérieure, 
«  était  faite  d'un  sentiment  profond  du  mystère  universel  :  »  car  l'unité 
morale  de  tout  son  théâtre,  comme  aussi  de  toute  son  œuvre  de  poète 
lyrique,  consiste  à  tenir  pour  peu  de  chose  les  misérables  existences 
des  marionnettes  que  sont  les  plus  grands  hommes,  aux  mains  du 
destin.  Évidemment  Shakspeare  était  convaincu  que  notre  vie  est 
faite  du  même  néant  que  nos  rêves,  qu'elle  n'est  qu'un  moment  infini- 
tésimal «  dans  le  vaste  abîme  de  l'éternité.  »  Protestant  ou  catholique, 
Shakspeare  avait  horreur  des  pédans,  et  de  ceux  de  la  théologie  plus 
que  de  tous  les  autres.  Enfin  ses  opinions  pohliques  ressortent  éga- 
lement, sans  l'ombre  d'un  doute  possible,  de  l'ensemble  de  ses  drames. 


REVUES    ÉTRANGÈRES  461 

L'auteur  de  Jules  César  était  ce  qu'on  pourrait  appeler  «  un  aristocrate 
intellectuel.  »  11  méprisait  la  foule,  détestait  les  démagogues,  et  rêvait 
un  idéal  social  où  l'intelligence  devait  régner  sur  le  monde,  mais 
affinée,  sublimée,  et  s'identiOant  avec  la  bonté. 

Telles  sont,  résumées  en  quelques  lignes,  les  principales  conclu- 
sions biographiques  que  tire  M.  Stephen  de  l'œuvre  de  Shakspeare. 
On  ne  peut  se  défendre  de  songer  qu'elles  sont  bien  maigres,  et  ne 
nous  fournissent  encore  qu'une  image  bien  incomplète  :  du  moins 
l'éminent  critique  anglais  nous  afOrme  qu'elles  sont  certaines.  Mais  le 
sont-elles  vraiment?  Est-il  vraiment  possible  de  déduire  de  l'œuvre 
d'un  auteur  dramatique  ou  d'un  romancier  une  image  certaine  du 
caractère  personnel  de  cet  écrivain?  Sir  Leslie  Stephen  nous  cite  bien, 
à  l'appui  de  sa  thèse,  l'exemple  du  dramaturge  Ben  Jonson,  dont  le 
caractère,  d'après  lui,  se  révèle  à  nous  tout  entier  dans  son  œuvre; 
mais  est-ce  que  la  supériorité  de  Shakspeare  sur  Ben  Jonson  ne  tient 
pas  surtout,  précisément,  à  ce  que  l'auteur  d'/Jamlet  sait  animer  ses 
personnages  d'une  vie  plus  «  objective,  »  plus  détachée  de  sa  vie 
propre,  que  son  célèbre  confrère  et  ami?  N'est-ce  point  cette  merveil- 
leuse «  objectivité  »  de  l'œuvre  de  Shakspeare  qui,  aujourd'hui  encore, 
et  dans  le  monde  entier,  fait  de  lui  le  plus  grand  de  tous  les  «  créa- 
teurs? ))  Et  ne  peut-on  pas  supposer,  dans  ces  conditions,  que  son 
génie  de  créateur  ait  été  assez  fort  pour  se  dégager  tout  à  fait  des  idées 
et  des  sentimens  de  l'homme  privé?  Si,  de  la  même  façon,  nous 
essayions  de  nous  représenter  la  personne  de  Balzac  sans  rien  connaître 
de  lui  que  ses  romans,  peut-être  le  portrait  ainsi  obtenu  ne  différe- 
rait-11  pas  absolument  de  ce  que  nous  apprend  par  ailleurs  la  biogra- 
phie de  Balzac  :  mais,  certes,  il  s'en  éloignerait  sur  beaucoup  de 
points.  Et  sir  Leslie  Stephen  nous  rappelle  lui-même,  dans  un  autre  de 
ses  essais,  un  amusant  épisode  qui  n'est  pas  fait  davantage  pour  nous 
rassurer  sur  la  valeur  des  indications  biographiques  tirées  des  œuvres 
d'art.  Un  critique  anglais  des  plus  renommés,  rendant  compte  naguère 
d'un  Uvre  de  Robert  Louis  Stevenson,  avait  cru  découvrir,  sous  ce 
livre,  un  homme  trop  bien  portant,  trop  ignorant  de  la  souffrance 
physique  comme  des  peines  morales,  et  «  dont  toute  la  philosophie 
s'écroulerait  à  son  premier  rhumatisme.  »  Or  Stevenson,  comme  on 
sait,  n'avait  jamais  cessé  d'être  malade,  depuis  son  enfance;  et  les 
peines  morales,  pas  plus  que  les  souffrances  physiques,  ne  lui  avaient 
été  épargnées.  Son  optimisme  n'était  pas  la  conséquence  directe  d'un 
excès  de  santé,  mais  plutôt  une  sorte  de  réaction  volontaire  contre 
l'excès  opposé.  Qui  nous  prouve  que  Shakspeare,  lui  aussi,  dont  le 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

génie  était  infiniment  plus  robuste  et  plus  varié  que  celui  de  Ste- 
venson, n'ait  pas  réussi  à  se  cc^stituer,  en  tant  que  poète,  quelque 
chose  comme  une  âme  nouvelle,  spécialement  réservée  pour  sa 
création  poétique,  et  toute  difl'érente  de  1  ame  que  la  nature  avait  mise 
en  lui? 

Non,  si  soigneusement  qu'on  étudie  l'œuvre  de  Shakspeare,  ja- 
mais sans  doute  son  œuvre  ne  nous  révélera  l'homme  qu'il  a  été.  La 
véritable  personne  de  Shakspeare  risque  fort  de  nous  rester  à  jamais 
inconnue.  Et  peut-être,  en  somme,  le  malheur  n'est-il  pas  très  grand? 
C'est  à  coup  sûr  une  curiosité  très  naturelle,  el  très  légitime,  quinous 
pousse  à  vouloir  pénétrer  dans  l'intimité  des  hommes  que  nous  admi- 
rons; mais  je  crois  bien  que  celte  curiosité  s'alFaiblit  à  mesure  que 
notre  admiration  devient  plus  profonde.  Un  moment  vient  où  les  belles 
œuvres  sullisent  par  elles-mêmes  à  nous  occuper  tout  entiers,  dételle 
façon  que  nous  nous  résignons  le  mieux  du  monde  à  ignorer  la  figure, 
les  habitudes,  la  vie  privée  de  leurs  auteurs.  Encore  y  a-t-il  des  auteurs 
qui,  par  des  demi-confidences,  semblent  nous  inviter  à  nous  rapprocher 
d'eux  :  nous  sommes  involontairement  tentés  de  chercher  à  nous  ren- 
seigner sur  un  Musset,  un  Rembiandl,  ou  un  Beethoven.  Mais  Shak- 
speare, toute  sa  vie,  paraît  au  contraire  avoir  voulu  s'effacer  der- 
rière ses  personnages;  il  a  offert  à  notre  curiosité  des  centaines  d'êtres 
vivans  que  nous  pouvons,  grâce  à  lui,  connaître  d'infiniment  plus 
près  que  s'ils  faisaient  partie  de  notre  réalité  ordinaire  :  pourquoi 
nous  désolerions-nous  de  ne  pas  pouvoir  connaître  encore,  après  les 
Juhette  et  les  Desdémone,  après  les  Jules  César  et  les  Prospero,  un 
petit  bourgeois  anglais  de  Slratford-sur-Avon,  pratiquant  de  son 
mieux,  dans  un  théâtre  de  Londres,  son  double  métier  d'acteur  et  de 
faiseur  de  pièces? 

Et  d'ailleurs,  si  l'œuvre  de  Shakspeare  ne  nous  apprend  rien  de 
ce  Shakspeare-là,  elle  ne  laisse  cependant  pas  d'être  suffisamment 
instructive  pour  ceux  qui,  non  contens  d'en  admirer  la  beauté,  s'obs- 
tinent à  vouloir  qu'elle  leur  parle  de  son  auteur.  «  Les  critiques  qui 
se  sont  occupés  de  Shakspeare  dans  ces  derniers  temps,  nous  dit 
M.  Stephen,  nous  ont  rendu  tout  au  moins  un  très  grand  service  :  ils 
ont  établi  approximativement  l'ordre  de  ses  ouvrages.  Et  le  fait  est  que 
les  pièces  de  IShakspeare,  quand  nous  les  considérons  dans  leur  ordre 
chronologique,  nous  montrent  un  développement  intellectuel  dont  je 
ne  crois  pas  qu'on  puisse  ailleurs  trouver  l'équivalent.  Je  ne  connais 
pas  un  seul  grand  écrivain  qui  nous  laisse  apercevoir  plus  clairement 
le  progrès,  ni  les  transformations  successives,  de  sa  faculté  poétique. 


REVUES    ÉTRANGÈRES,  468 

Nous  voyons  évoluer  presque  jour  par  jour,  sous  nos  yeux,  le  génie  de 
Shakspeare.  Il  commence  par  rapiécer  et  adapter  les  œuvres  d'autrui; 
puis  le  voici  qui,  faisant  un  pas  de  plus,  se  met  à  imiter  Marlowe,  dans 
ses  grands  drames  historiques,  et  sans  cesse  s'élève  au-dessus  de  son 
modèle.  Nous  pouvons  comparer  à  découvert  la  gaîté  juvénile  et  la 
verve  satirique  de  ses  premières  comédies  avec  les  portraits  plus  sé- 
rieux, plus  pénétrans,  plus  profondément  vivans,  de  ses  œuvres  pos- 
térieures. Nous  le  voyons  déployer  toute  la  richesse  et  toute  la  variété 
de  son  art  dans  ses  immortelles  tragédies,  et  puis,  dans  les  drames 
romantiques  de  sa  dernière  manière,  prendre  peu  à  peu  un  ton  plus 
doux  et  plus  tendre.  Si  l'étude  de  ses  contemporains  a  de  quoi  nous 
renseigner  sur  lui,  sa  comparaison  avec  lui-même  nous  renseigne 
bien  davantage  encore...  Avec  son  sens  merveilleux  de  l'observation, 
Shakspeare  ne  peut  manquer  d'avoir  fait  son  profit  des  conditions  in- 
teUectuelles  et  sociales  où  il  avait  à  \àvre.  Et,  en  efTet,  l'examen  de 
son  œuvre  nous  apprend  comment,  tour  à  tour,  sous  des  influences 
diverses,  telle  ou  telle  de  ses  qualités  prédomine  en  lui,  comment 
l'humour,  par  exemple,  finit  par  refouler  la  tendance  à  l'emphase,  ou 
comment  une  compréhension  plus  large  de  la  vie  tempère  un  tourbillon 
d'ardentes  passions.  » 

N'est-ce  point  là,  en  esquisse,  toute  une  biographie  de  Shakspeare, 
et  uniquement  tirée  de  son  œuvre,  et  telle  que,  après  avoir  satisfait 
notre  curiosité,  elle  a  encore  de  quoi  soutenir  et  renforcer  notre  jouis- 
sance artistique?  N'est-ce  point  là  le  modèle  de  ce  que  devraient  être 
les  biographies  d'artistes,  pour  devenir  enfin  un  genre  littéraire  d'une 
utiUté  véritable?  Car  tout  artiste  a  deux  vies,  dont  l'une  consiste  pour 
lui  à  boire  et  à  manger,  à  payer  son  terme,  à  être  un  homme  pareil  à 
ses  voisins,  tandis  que  l'autre  est  celle  d'où  résulte  son  œuvre.  Et 
c'est  cette  vie-là  seulement  qu'il  nous  importerait  de  connaître  :  sans 
compter  qu'elle  est  presque  toujours  plus  intéressante  que  l'autre,  plus 
variée,  plu?  mouvementée,  plus  riche  en  péripéties  romanesques  ou 
tragiques.  Est-ce  que  l'œuvre  d'un  Shakspeare,  par  exemple,  quand 
on  la  considère  dans  l'ordre  des  dates,  ne  suggère  pas  aussitôt  tout  un 
roman,  le  roman  d'un  poète  de  génie  en  lutte  inconsciente,  incessante, 
contre  la  conception  théâtrale  de  son  temps?  Que  lui  ont  enseigné  ses 
devanciers?  Quelles  œuvres  a-t-il  lues  ensuite  qui  l'ont  encouragea 
modifier  sa  manière  ?  Et  quand,  et  comment,  et  pourquoi  a-t-il  passé 
des  Deux  Gentilshommes  de  Vérone  au  Marchand  de  Venise,  de  celui-ci 
à  Jules  César,  pour  aboutir  au  Conte  d'Hiver  et  à  la  Tempête?  hé 
biographe  qui  nous  renseignerait  sur  tout  cela  nous  aiderait  bien  au- 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trement  à  comprendre  et  à  goûter  l'art  de  Shakspeare  que  celui  qui 
réussirait  à  établir  définitivement  si,  oui  ou  non,  le  poète  a  eu  une 
intrigue  amoureuse  avec  Mistress  Filton.  Et  l'on  comprend  que  sir 
Leslie  Stephen  recommande  à  la  reconnaissance  du  public  anglais  le 
«  grand  service  »  rendu  par  les  récens  critiques  qui  se  sont  efforcés 
de  fixer  la  chronologie  des  pièces  de  Shakspeare.  Bien  plus  que  sur  les 
maigres  témoignages  des  contemporains,  bien  plus  que  sur  les  déduc- 
tions psychologiques  du  genre  de  celles  que  j'ai  citées  tout  à  l'heure, 
c'est  sur  cette  chronologie  que  devra  s'appuyer,  désormais,  toute 
étude  biographique  du  plus  grand  et  du  plus  mal  connu  des  poètes 
anglais. 

L'essai  de  sir  Leslie  Stephen  sur  la  Littérature  cosmopolite  au 
XVIII^  siècle  a  été  écrit  à  l'occasion  du  remarquable  ouvrage  français 
publié  naguère  par  M.  Joseph  Texte  sur  le  même  sujet.  M.  Texte,  on 
s'en  souvient,  affirmait  que  Rousseau,  en  imitant  les  romans  de  Ri- 
chardson,  avait  contribué  pour  une  forte  part  à  introduire  «  l'esprit 
cosmopolite  »  dans  la  hltérature  française.  C'est  de  quoi  M.  Stephen 
ne  disconvient  pas  :  mais  il  ajoute,  à  ce  propos,  quelques  réflexions 
des  plus  curieuses  sur  le  véritable  caractère  des  emprunts  faits  par 
Rousseau  à  l'esprit  anglais. 


L'enthousiasme  que  provoqua  en  France  laNouvelle  Héloïse  était  dû,  sans 
aucun  doute,  aux  sentimens  exprimés  dans  l'œuvre  de  Rousseau.  Et,  de  la 
même  façon,  c'était  le  «  sentimentalisme  »  qui  avait  fait,  en  Angleterre,  le 
succès  des  romans  de  Ricliardson.  Mais  peut-on  conclure  delà  que  le  senti- 
mentalisme de  Rousseau  soit  sorti  de  celui  de  Richardson?  Rousseau  n'au- 
rait-il pas  été  tout  aussi  sentimental  si  même  Richardson  n'avait  jamais 
ex.\slé2  Le  sentimentalisme  étail-il  un  produit  essentiellement  septentrional, 
transplanté  par  Rousseau  de  l'esprit  germanique  dans  l'esprit  latin,  ou  bien 
n'était-ce  pas  plutôt  le  résultat  de  conditions  communes  aux  deux  races? 

Le  fait  est  que,  en  un  certain  degré,  le  sentimentalisme  de  Richard- 
son était  même  plutôt  contraire  à  l'esprit  anglais.  Le  véritable  représen- 
tant du  roman  anglais,  au  xvin'=  siècle,  était  bien  moins  Richardson 
que  Fielding;  et  aujourd'hui  encore,  pour  la  grande  majorité  du  public  an- 
glais, c'est  Fielding  qui  est,  à  beaucoup  près,  le  plus  lisible  des  deux.  Nous 
pouvons,  avec  un  effort,  nous  mettre  dans  l'état  d'esprit  convenable  pour 
comprendre  Clarisse  Harlowe  :  mais  nous  n'avons  besoin  d'aucun  effort 
pour  comprendre  et  aimer  les  héroïnes  de  Fielding.  Et  cependant  jamais 
Fielding  n'a  eu,  hors  de  l'Angleterre,  une  popularité  comparable  à  celle  de 
Richardson.  Il  ne  l'a  pas  eue,  précisément,  par  ce  qu'il  était  trop  anglais. 
Ce  grand  animal  robuste  et  plein  de  santé,  ce  «  bon  bul'fle,  »  comme 
l'appelait  Taine.  n'était  pas   assez  délicat  pour  plaire  à  nos  voisins.  Et  son 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  465 

œuvre  n'était  qu'une  protestation  contre  le  «  sentimentalisme  »  de 
Richardson  :  et,  en  cela,  elle  traduisait  le  fond  même  du  goût  naturel 
anglais  à  l'égard  de  ce  produit  d'une  mode  passagère. 

Ce  n'est  pas  que  l'esprit  anglais  ne  comporte,  lui  aussi,  une  certaine 
part  de  «  sentimentalisme.  »  Mais  la  forme  ordinaire  de  ce  sentimen- 
talisme anglais  est  toute  difTérente  de  celle  qu'il  a  revêtue  dans  les 
romans  de  Richardson.  Elle  se  retrouve  chez  Swift  comme  chez  Golds- 
mith,  et  chez  Fiel din g  lui-même  dans  ses  derniers  romans.  Elle  est  un 
mélange  de  rêverie  et  de  pessimisme  ;  le  spleen  y  a  toujours,  plus  ou 
moins,  sa  part.  Et,  jusque  dans  le  sentimentalisme  de  Richardson, 
Rousseau  n'a  pris  que  ce  qu'il  y  avait  de  moins  spécifiquement  anglais. 
«  Il  y  a  pris,  surtout,  la  tendance  de  Richardson  au  bavardage  philo- 
sophique et  moral;  c'est  une  tendance  qui,  chez  le  romancier  anglais, 
s'accompagnait  d'un  très  réel  génie  pathétique  et  réaliste  :  mais,  en 
soi,  elle  était  «  cosmopohte  »  par  nature,  et  de  là  vient  que  les  étran- 
gers n'aient  eu  aucune  peine  à  se  l'assimiler.  » 

M.  Texte  insistait,  en  particulier,  sur  le  lien  qu'avait  créé,  entre 
Richardson  et  Rousseau,  leur  commune  origine  protestante.  «  Et  en 
effet,  dit  sir  Leslie  Stephen,  Richardson  était  essentiellement  un 
esprit  religieux.  Sa  signification  dans  notre  littérature  peut  être  com- 
parée à  celle  de  Wesley  dans  notre  théologie.  Tous  deux,  le  romancier 
et  l'apôtre,  sont  lesreprésentans  du  mécontentement  de  la  moyenne 
bourgeoisie  anglaise  à  l'égard  des  croyances  et  des  traditions  des 
classes  supérieures.  Et  le  «  sentimentalisme  »  de  Richardson  n'est 
que  l'expression  httéraire  de  «  l'enthousiasme  »  rehgieux  de  nos  mé- 
thodistes. »  Mais  la  ressemblance  entre  Rousseau  et  Richardson  n'en 
reste  pas  moins  assez  superficielle.  «  Rousseau  et  ses  successeurs  ont 
développé  l'esprit  du  protestantisme  d'une  façon  qui  aurait  fait  dresser 
les  cheveux  sur  la  tête  de  Richardson.  Le  digne  imprimeur  anglais 
n'aurait  pas  manqué  de  penser,  comme  son  ami  Johnson,  que  la  meil- 
leure manière  de  répondre  à  Rousseau  était  de  l'envoyer  simplement 
aux  galères.  »  Non  pas  que  Richardson  ne  fût,  lui  aussi,  un  mécontent. 
Mais  son  mécontentement  ressemblait  plutôt  à  celui  de  Dickens,  «  dont 
le  sentimentalisme,  tout  comme  le  sien,  a  fait  les  délices  de  nos 
classes  moyennes,  tandis  que  les  clubs  et  les  salons  l'accueillaient 
avec  un  ricanement  dédaigneux.  L'un  et  l'autre  étaient  des  mécontens 
à  la  manière  anglaise,  c'est-à-dire  ennemis  de  toute  révolution,  poli- 
tique, sociale,  ou  théologique.  Avec  tout  son  mécontentement, 
Richardson  n'en  demeurait  pas  moins  un  fidèle  tory,  et  un  membre 
zélé  de  l'éghse  anghcane.   Pour  rien  au  monde  il  n'aurait  voulu, 

TOME  XlTl.  —  1903.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  Rousseau,  introduire  dans  la  société  un  changement  radical, 
ni  convertir  en  une  religion  nouvelle  le  principe  même  de  la  révo- 
lution. » 

L'influence  exercée  par  Richardson  sur  Rousseau  a  été  surtout' 
d'après  sir  Leslie  Stephen,  d'ordre  littéraire  L'auteur  de  la  Nouvelle 
Héloise  n'était  redevable  à  l'auteur  de  Clarisse  Harlowe  ni  de  ses  sen- 
timens,  ni  de  sa  philosophie  :  mais  il  a  appris  de  lui  à  «  affirmer  har- 
diment son  indifférence  de  plébéien  à  l'égard  de  canons  artistiques 
admis,  en  France  comme  en  Angleterre,  par  l'élite  du  public  et  des 
hommes  de  lettres.  »  De  même  que  Richardson,  et  après  lui,  Rousseau 
a  entrepris  d'en  finir  avec  les  vieilles  conventions  classiques  ;  et  leur 
succès  leur  est  venu,  à  tous  deux,  «  de  leur  franchise  à  exprimer  des 
sentimens  naturels,  de  leur  hardiesse  à  décrire,  dans  des  milieux 
bourgeois,  de  simples  et  familières  émotions  humaines.  »  C'est  à  ce 
point  de  vue  que  Richardson  peut  être  considéré,  avec  Defoe,  comme 
l'inspirateur  de  Jean- Jacques  Rousseau. 

Quant  au  «  sentimentalisme  »  de  la  seconde  moitié  du  xviii® siècle, 
sir  Leslie  Stephen  le  tient  pour  un  produit  vraiment  «  cosmopolite,  » 
c'est-à-dire  commun  à  toute  l'Europe  d'alors,  et  résultant  de  condi- 
tions philosophiques  et  sociales  également  communes  à  l'Europe  en- 
tière. «  Rousseau,  avec  sa  très  vive  sensibiUté  aux  grandes  impulsions 
de  son  temps,  se  ^àt  naturellement  amené  à  chercher  une  forme  nou- 
velle qui  pût  convenir  pour  les  exprimer;  et  c'est  ainsi  que,  ayant  à 
écrire  un  roman,  il  imita  le  romancier  qui,  en  Angleterre,  avait  déjà 
fait  un  pas  dans  la  même  dii'ection.  Mais  on  se  tromperait  à  croire 
qu'il  se  èoit  approprié  ce  qu'il  y  avait  d'anglais  chez  Richardson  :  il  n'y 
prit  que  ce  qui  s'y  trouvait  de  cosmnpolUe.  Ou  si,  peut-être,  il  em- 
prunta du  même  coup  un  ou  deux  élémens  propres  à  l'esprit  anglais, 
ceux-là  n'eurent  dans  son  pays  aucune  influence,  et,  chez  ses  succes- 
seurs, ne  tardèrent  pas  à  être  remplacés  par  les  traits  caractéristiques 
de  l'esprit  français.  Ce  que  l'Angleterre  lui  enseigna,  c'est  qu'il  pouvait 
oser  une  expression  plus  dii-ecte  et  plus  Ubrede  ses  propres  sentimens. 
Et  son  exemple  nous  montre  comment,  au  point  de  vue  Uitéraire,  une 
nation  est  capable  d'en  stimuler  une  autre  :  mais  U  nous  prouve  aussi 
que  les  qualités  vraiment  spécifiques  d'une  nation  ne  se  laissent 
jamais  transplanter  dans  une  autre.  » 

Cette  conclusion  de  l'intéressante  étude  de  M.  Stephen  confirme 
pleinement  ce  que  nous  disait  l'autre  jour  M.  Brunetière  de  l'existence 
d'une  «  littérature  européenne,  »  indcDendante  de  toute  action  dh'ecte 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  467 

d'un  pays  sur  l'autre  (1).  Si  Richardson  n'avait  pas  écrit  sa  Clarisse 
Harlowe,  le  sentimentalisme  de  Rousseau  se  serait  peut-être  traduit 
sous  une  forme  différente  :  mais  il  n'en  aurait  pas  moins  trouvé 
quelque  moyen  de  se  manifester,  étant  la  conséquence  d'un  état 
d'esprit  nouveau,  essentiellement  «  européen,  »  et  non  pas  d'un  simple 
emprunt  fait  par  un  Latin  à  l'esprit  germanique.  Et  je  dois  ajouter  que 
cette  conclusion  du  critique  anglais  s'accorde  aussi  avec  ce  que  m'a 
toujours  appris,  à  moi-même,  la  pratique  des  littératures  étrangères 
anciennes  et  récentes.  Toujours  il  m'a  semblé  que,  sous  les  progrès 
apparens  du  cosmopolitisme,  les  qualités  proprement  nationales  d'une 
race  refusaient  de  se  laisser  transplanter  dans  une  autre.  Je  ne 
m'étonne  pas  que  Rousseau,  imitant  Richardson,  n'ait  rien  pris  de  ce 
qu'n  y  avait  chez  lui  de  foncièrement  anglais  ;  ni  que  Fielding,  étant 
plus  anglais  que  Richardson,  ait  été  moins  goûté  que  lui  hors  de 
l'Angleterre  :  car,  aujourd'hui  encore,  je  ne  vois  pas  un  seul  auteur 
anglais,  allemand,  ou  russe,  dont  l'influence  dans  les  autres  pays  ne 
consiste  pas  exclusivement,  comme  jadis  celle  de  Richardson,  à 
«  stimuler  »  l'expression  de  qualités  nationales.  Aujourd'hui  encore, 
les  plus  «  nationaux  »  des  grands  écrivains  d'une  race  demeurent 
absolument  des  inconnus  pour  les  races  étrangères.  Le  «  bon  buffle  » 
Fielding,  au  xvin®  siècle,  n'était  pas  aussi  ignoré  des  lettrés  français 
que  le  sont  à  présent  les  deux  plus  grands  écri vaine  russes,  Pouchkine 
et  Gogol,  ou  ces  poètes  et  romanciers  allemands  que  leurs  compatriotes 
ne  se  lassent  point  de  lire,  d'admirer,  et  de  vouloir  révéler  au  reste  du 
monde,  les  Hebbel  et  les  Grillparzer,  les  Annette  von  Droste  et  les 
Louise  de  François,  les  Théodore  Storm  et  les  Gottfried  Keller.  Plus 
un  auteur  réussit  à  mettre  dans  son  œuvre  de  l'âme  de  sa  race,  plus 
les  autres  races  sont  incapables  d'apprécier  son  génie. 

Il  a  cependant  existé  de  tout  temps,  dans  les  diverses  littératures 
de  l'Europe,  deux  catégories  d'auteurs  qui  ont  exercé  au  dehors 
une  action  très  réelle.  L'une  de  ces  catégories  esi  celle  des  génies 
profondément  humains,  que  leur  race  seule  peut  comprendre 
pleinement,  mais  dont  toutes  les  races  sont  capables,  chacune  à  sa 
manière,  de  suivre  l'exemple  ou  d'entendre  la  leçon.  C'est  ainsi  que 
Dickens,  pour  m'en  tenir  à  ce  seul  exemple,  a  certainement  joué  un 
rôle  considérable  dans  l'évolution  du  roman  à  tous  les  coins  de  l'Eu- 
rope. Et  l'autre  catégorie,  beaucoup  plus  nombreuse,  est  faite  d'écri 
vains  qvi,  pour  un  motif  quelconque,  se  trouvent  en  situation  d'êtn 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  Janvier  1903,  l'étude  de  M.  Brunetière  sur  Cor 
neille  et  le  TliécUre  espagnol. 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  goûtés  au  dehors  que  dans  leur  propre  pays.  Sir  Leslie  Stephe» 
nous  cite  précisément  le  cas,  bien  caractéristique,  de  l'un  de  ces 
écrivains  d'exportation.  Il  nous  rappelle  l'influence  énorme  qu'a  eue, 
dans  toute  l'Europe,  la  publication  des  poèmes  attribués  à  Ossian  : 
dans  toute  l'Europe  excepté  en  Angleterre,  «  où  l'on  chercherait 
vainement  la  plus  légère  trace  d'un  effet  produit  par  les  poèmes 
d'Ossian.  »  Il  y  a,  de  la  même  façon,  je  crois  l'avoir  dit  déjà,  un 
vieux  roman  français-  de  Claude  Tillier,  Mon  oncle  Benjamin,  qui  non 
seulement  est  resté  jusqu'à  présent  une  des  œuvres  les  plus  aimées 
du  public  allemand,  mais  qui,  de  l'aveu  de  tous  les  historiens,  a  été 
un  des  facteurs  principaux  de  l'évolution  du  roman  en  Allemagne.  De 
même  encore  Hoffmann,  Henri  Heine,  et  bien  d'autres,  ont  trouvé 
un  accueil  infiniment  plus  favorable  à  l'étranger  que  dans  leur  patrie. 
Ce  sont  ceux-là  qu'on  pourrait  proprement  considérer  comme  les 
représentans  de  la  c  littérature  cosmopolite  :  »  mais  ce  serait  à  la 
condition  de  ne  pas  oublier  qu'ils  ne  nous  apportent  jamais  qu'un 
écho  bien  affaibli  de  l'esprit  de  leur  race,  et  que  la  connaissance  de 
leurs  œuvres  ne  nous  aide  guère  à  entrer  en  communion  avec  les 
peuples  étrangers  d'où  ils  nous  sont  venus.  Et  d'ailleurs  leur  «  cos- 
mopolitisme, »  qu'il  soit  inconscient  ou  voulu,  n'a  guère  qu'une 
signification  tout  accidentelle.  Comme  le  dit  très  justement  sir  Leshe 
Stephen,  «  nous  aimons  aujourd'hui  à  planter  chez  nous  toute  sorte 
de  fleurs  exotiques  :  mais  bien  peu  d'entre  elles  prennent  racine  ;  et 
celles-là  seules  parviennent  à  pousser  qui  d'avance  sont  appropriées 
aux  conditions  de  notre  sol.  » 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  janvier. 

On  a  beaucoup  disserté  dans  la  presse  sur  les  élections  sénato- 
riales du  4  janvier  :  ce  qu'on  peut  en  dire  de  plus  exact,  c'est  qu'elles 
nont  rien  changé  à  la  situation.  Le  Sénat  restera  le  lendemain  ce  qu'il 
était  la  veille,  et  si  la  politique  ministérielle  s'est  renforcée  de 
quelques  adhérens  nouveaux,  le  nombre  en  est  négligeable,  la  majo- 
rité du  Sénat  ne  tenant  pas  à  une  demi-douzaine  de  voix.  Les  jour- 
naux du  «  bloc  »  affectent  de  chanter  victoire  à  tue-tête;  mais  où 
est  leur  victoire?  Ils  aiment  mieux  la  proclamer  que  la  démontrer. 
Quant  à  nous,  nous  ne  l'apercevons  pas.  On  doit  même  être  surpris 
que  le  parti  radical-socialiste,  qui  est  aujourd'hui  au  pouvoir  depuis 
plus  de  quatre  ans,  et  qui,  certes,  use  sans  scrupule  de  tous  les 
moyens  d'action  qu'il  y  trouve,  n'ait  pas  fait  plus  de  progrès  dans  le 
corps  électoral  du  Sénat.  Ce  corps  est,  en  elfet,  particulièrement 
sensible  aux  influences  administratives.  11  se  compose  des  délégués 
des  Conseils  municipaux,  c'est-à-dire,  neuf  fois  sur  dix,  des  maires  et 
des  adjoints.  La  loi  de  1884  a  cru  affranchir  les  maires  en  décidant 
qu'au  lieu  d'être  nommés  par  le  gouvernement,  ils  seraient  élus  par 
les  Conseils  municipaux;  mais  la  réforme  n'a  pas  produit,  au  point  de 
vue  de  la  décentralisation  communale,  tous  les  résultats  qu'on  en 
attendait.  Les  maires  ont  besoin  des  sous-préfets,  et  dès  lors,  ils 
dépendent  d'eux.  Le  lien  qui  rattache  les  communes  à  l'administration 
préfectorale  est  resté  très  étroit.  On  pouvait  donc  croire  que  le  corps 
électoral  du  Sénat  subirait,  dans  une  beaucoup  plus  large  mesure  qu'il 
ne  l'a  fait,  l'impulsion  gouvernementale.  Il  l'a  subie,  en  effet,  mais 
très  faiblement. 

La  vie  politique  a  été  suspendue  pendant  six  semaines  pou<  ionner 
àces  élections  insignifiantes  le  temps  de  se  faire  :  arrêt  inévitable,  mai 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

regrettable  dans  la  situation  où  nous  sommes.  A  la  vérité,  on  ne  voit 
pas  bien  ce  que  la  Chambre  aurait  pu  faire  d'utile  si  elle  avait  siégé 
pendant  tout  le  mois  dernier  :  le  budget  n'était  pas  prêt  à  être  discuté, 
et  c'est  à  peine  s'il  le  sera  huit  jours  après  la  rentrée.  On  attend 
encore  le  rapport  général  de  M.  Berteaux.  Il  est  fait  sans  doute,  puisque 
les  journaux  le  commentent,  mais  la  Chambre  ne  le  connaît  pas 
encore.  Nous  souhaitons  vivement  que  la  discussion  du  budget  ne 
soit  pas  retardée  davantage,  car  tous  les  jours  perdus  portent  atteinte  à 
son  futur  équilibre.  En  effet,  quoiqu'on  ne  cesse  pas  de  répéter  qu'il  n'y 
a  pas  d'impôts  nouveaux,  il  y  en  a  puisqu'il  y  a  des  recettes  nouvelles 
prévues  dans  le  futur  budget,  et  qu'elles  ne  viennent  pas  du  simple  ac- 
croissement de  la  richesse  publique.  En  conséquence,  chaque  douzième 
provisoire  diminue  d'un  douzième  les  augmentations  de  recettes  sui- 
lesquelles  on  avait  cru  pouvoir  compter.  Or,  il  .  a  déjà  deux  dou- 
zièmes votés,  pour  les  mois  de  janvier  et  de  février,  et  tout  fait  craindre 
qu'on  ne  s'en  tienne  pas  là.  Ce  serait  merveille  si  le  budget  était 
voté  le  28  février!  Cependant  la  chose  n'est  pas  impossible,  pour  peu 
que  le  «  bloc  »  consente  à  opérer  comme  nous  l'avons  vu  faire  quel- 
quefois, c'est-à-dire  sans  regarder  autour  de  lui  et  sans  parler.  La 
majorité  ministérielle  est  si  bien  disciplinée  que,  sachant  d'avance 
comment  elle  doit  voter,  elle  ne  prend  plus  la  peine  de  discuter.  Le 
mot  d'ordre  préalablement  donné  rend  tout  débat  inutile.  C'est  la 
nouvelle  façon  de  comprendre  le  gouvernement  parlementaire  :  elle 
est  sans  doute  fort  mauvaise  en  général,  mais  elle  peut  avoir 
quelques  avantages  en  ce  qui  concerne  le  budget,  au  moins  dans  les 
circonstances  présentes,  la  tendance  de  la  Chambre  étant  d'aug- 
menter les  dépenses  au  moyen  d'amendemens  dispendieux,  et  de  di- 
minuer les  recettes,  ou  de  les  rendre  aléatoires  au  moyen  de  prétendues 
réformes.  Escamoter  la  discussion  est  donc  aujourd'hui  un  moindre 
mal,  et  si  la  majorité  s'y  prête,  ce  n'est  pas  nous  qui  nous  en  plain- 
drons :  elle  se  rendra  justice  à  elle-même. 

On  aurait  tort,  toutefois,  de  trop  compter  sur  le  budget  pour  la  fin 
de  février  :  il  faudrait  pour  cela  une  rapidité  de  mouvemens  dont  le 
«  bloc  »  lui-même  n'est  pas  susceptible.  Il  le  sera  peut-être  lorsqu'il 
sagira  des  congrégations  religieuses.  L'œuvre  à  accomplir  étant  plus 
simple,  se  présentera  à  l'esprit  de  l'assemblée  dans  des  conditions  plus 
rudimenlaires.  A  la  façon  dont  le  gouvernement  a  engagé  l'afïàire, 
la  question  posée  se  réduit  à  savoir  si  on  autorisera  un  tout  petit 
nomb:-^  de  congrégations,  ou  si  on  les  dissoudra  toutes.  11  est  probable 
que  celle  question  sera  traitée  sans  délai,  car  plusieurs  interpellations 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

ont  été  déposées  à  ce  sujet,  et  le  gouvernement  paraît  désireux  d'y 
répondre  tout  de  suite.  Il  hésite  un  peu,  il  tâtonne  en  ce  qui  con- 
cerne les  demandes  que  les  congrégations  déjà  autorisées  ont  faites 
au  profit  de  leurs  succursales  ;  il  a  besoin  d'une  règle  pour  savoir  com- 
ment il  doit  procéder  à  l'égard  du  Conseil  d'État,  qui  est  juge  de  ces 
demandes.  Enfin,  la  Chambre  elle-même  a  nommé  une  commission 
chargée  d'examiner  les  demandes  d'autorisation  qui  lui  ont  été 
adressées,  et  cette  commission  ne  serait  probablement  pas  fâchée 
de  connaître,  elle  aussi,  d'une  manière  précise  les  tendances  de  la 
majorité.  Aussi  ne  serions-nous  pas  surpris  qu'un  débat  sur  les  con- 
grégations eût  lieu  immédiatement,  et  que  la  Chambre  y  consacrât  un 
des  jours  dont  elle  n'a  rien  à  faire  en  attendant  le  budget.  L'esprit 
sectaire  qui  souffle  sur  nos  assemblées,  aussi  lùen  que  sur  le  gou- 
vernement lui-xîiême,  préjuge  la  conclusion  d'un  pareil  débat.  On  a 
allumé  des  passions  dont  on  n'est  plus  maître  aujourd'hui.  Gouverne- 
ment et  parlement  iront  jusqu'au  bout,  comme  M.  Léon  Bourgeois  le 
leur  a  prédit  naguère,  ou  plutôt  le  leur  a  enjoint.  Nous  n'avons  aucun 
doute  sur  les  votes  qui  seront  émis  par  les  deux  Chambres,  non  plus 
que  sur  les  décisions  qui  seront  prises  par  le  Conseil  d'État.  Quant  à 
l'effet  que  produira  sur  le  pays  l'exécution  de  toutes  ces  mesures, 
c'est  l'histoire  de  demain  :  nous  ne  l'écrirons  pas  d'avance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  session  parlementaire  s'ouvre  dans  les  condi- 
tions les  plus  inquiétantes.  Elle  sera  vraiment  la  première  de  la 
Chambre  actuelle,  car  celle  de  l'année  dernière  ne  compte  pour  ainsi 
dire  pas  :  la  Chambre  a  approuvé  docilement  tout  ce  que  faisait  le 
ministère,  sans  rien  faire  elle-même.  Elle  avait  sans  doute  besoin  de 
se  reconnaître  et  de  se  constituer.  Ce  travail  préalable  étant  terminé, 
elle  va  enfin  montrer  ce  dont  elle  est  capable.  Quand  on  songe  à  la 
prodigieuse  stérilité  de  sa  devancière,  on  est  bien  sûr  qu'elle  ne  fera 
pas  moins  :  mais  fera-t-elle  plus,  et  alors  que  fera-t-elle?  Nous  aurons 
dans  peu  de  jours  des  indications  à  ce  sujet. 

L'incident  le  plus  considérable  depuis  quelques  semaines  est  à 
coup  sûr  la  défaite  du  sultan  du  Maroc  par  des  troupes  insurgées. 
L'Europe  en  a  éprouvé,  au  premier  moment,  une  inquiétude  très  vive, 
qui  commence  à  se  calmer  un  peu,  mais  qui  pourrait  bien  se  ranimer 
et  prendre  un  caractère  plus  grave,  si  la  marche  des  événemens,  sus- 
pendue pendant  plusieurs  jours,  se  précipitait  tout  d'un  coup.  Une 
leçon  ressort  cependant  de  ce  qui  vient  de  se  passer,  à  savoir  qu'il 
•^le  faut  pas  se  presser  de  prendre  trop  au  tragique  des  faits  que  nous 


472  REVUE    DES    DEUX    .MO>Di;S. 

connaissons  généralement  assez  mal,  et  dont  l'évolulion,  beaucoup 
plus  lente  que  nous  ne  sommes  tout  d'abord  portés  à  le  croire,  obéit 
à  des  lois  particulières,  assez  obscures  à  nos  yeux.  Nous  devons 
observer  longtemps  avant  d'agir,  à  supposer  que  nous  ayons  à  agir 
à  une  heure  quelconque,  ce  qui  est  douteux,  et  n'est  nullement 
désirable. 

Lorsqu'on  a  appris  que  les  troupes  du  sultan  Abd-el-Aziz  avaient 
été  battues  par  celles  d'un  prophète  nommé  Bou  Hamara,  la  première 
impression  qu'on  a  eue  en  Europe  a  été  que  le  sultan  était  perdu.  Son 
empire  est  si  peu  homogène,  et,  comme  on  dit,  si  chaotique,  qu'au 
moindre  ébranlement  il  semblait  devoir  s'effondrer.  Ce  défaut  d'or- 
ganisation est  peut-être  ce  qui  l'a  sauvé.  Un  empire  fortement  cen- 
tralisé, s'il  est  frappé  au  centre,  s'écroule  :  il  n'en  est  pas  de  même 
d'un  empire  composé  de  pièces  et  de  morceaux  indépendans  les  uns 
des  autres.  L'insurrection,  même  un  moment  victorieuse,  ne  trouve 
pas  tout  de  suite  plus  de  ressources  pour  l'attaque  que  le  gouverne- 
ment régulier  n'en  trouve  pour  la  défense,  et  une  assez  longue  im- 
mobiUté  succède  au  premier  choc.  C'est  le  point  où  nous  en  sommes. 
Le  prophète  seul,  s'il  y  en  a  un  de  vrai,  pourrait  dire  ce  qui  arrivera 
demain.  Peut-être  n'arrivera-t-il  rien  de  décisif,  et  la  situation  res- 
tera-t-elle,  pendant  un  certain  temps  encore,  incertaine.  Ce  sera 
un  grand  inconvénient  pour  le  Maroc  tnais,  pour  l'Europe,  le  danger 
réel  ne  commencera  que  le  iour  où  elle  <  oudrait  intervenir:  espérons 
que  ce  jour  ne  se  lèvera  pas. 

Les  causes  du  mouvement  sont  aujou'd"hui  assez  bien  connues. 
Eiies  ne  tiennent  pas,  comme  on  i'a  du.,  j^  des  contestations  qui  se 
seraient  produites  sur  la  légitimité  du  pouvoir  actuel,  car  on  ne  connaît 
guère,  dans  le  monde  araoe,  que  les  gouvernemens  de  fait.  Le  fait 
lui-même,  -^'esi-a-dire  la  force,  est  le  véritable  signe  de  la  légitimité. 
Ab'l  ci-Aziz  est  arrivé  au  trône  comme  beaucoup  d'autres  l'avaient 
fait  avant  lui  et  le  feront  après.  Î^Dn  malheur  est  que,  très  jeune  et 
encore  dénué,  non  pas  d'intelligence  ni  de  volonté,  mais  d'expérience, 
il  n'a  pas  tardé  à  se  rendre  impopulaire  par  des  défauts  qui  n'en 
étaient  que  pour  lui,  c'est-à-dire  pour  un  homme  dans  sa  situation, 
et  où  nous  serions  plutôt  tentés,  avec  nos  idées  européennes,  de  voir 
des  qualités.  On  a  remarqué  que  sa  mère  était  Circassienne,  et  qu'il 
n'avait  pas  un  atavisme  tout  à  fait  pur;  mais  d'autres  que  lui  se  sont 
trouvés  dans  le  même  cas  et  n'en  ont  pas  éprouvé  les  mêmes  incon- 
véniens.  Il  a  naturellement  l'esprit  ouvert,  curieux,  actif,  et,  au  heu  de 
rester  étroitement  et  aveuglément  enfermé  dans  les  ^deOles  traditions 


REVUE.    CHRONIQUE.  473 

chérifiennes,  il  s'est  épris  de  notre  civilisation,  non  pas  sans  doute 
par  ses  côtés  les  plus  sérieux,  mais  par  ceux  qui  pouvaient  le  mieux 
l'intéresser,  ou  peut-être  seulement  l'amuser.  Son  intelligence,  quelque 
vive  qu'elle  soit,  est  restée  à  beaucoup  d'égards  celle  d'un  adoles- 
cent. Tous  nos  jeux,  tous  nos  sports  lui  sont  devenus  familiers,  avec 
les  mouvemens  brusques  et  désordonnés  qu'ils  comportent,  et  qui 
conviennent  si  mal  à  la  lenteur  et  à  la  gravité  orientales.  On  a  vu 
avec  scandale  le  descendant  du  prophète  jouer  au  tennis.  On  l'a  vu 
monter  en  automobile,  et  faire  pour  cela  des  routes  dont  U  aimait 
ensuite  à  soulever  la  poussière.  La  pliotographie  l'a  passionné  :  il  s'y 
est  même  exercé  sur  les  femmes  de  son  sérail.  Et  quand  on  lui  a 
montré  un  cinématographe,  son  étonnement  et  son  admiration  n'ont 
plus  eu  de  bornes.  Nous  concevons  sans  peine  l'état  d'âme  du  sultan, 
mais  c'est  parce  que  nous  avons  nous-mêmes  des  âmes  européennes. 
L'impression  n'a  pas  été  la  même  sur  ses  sujets.  Les  Ulémas  en  parti- 
culier, gardiens  inexorables  de  l'antique  orthodoxie,  ont  été  d'abord 
choqués,  puis  alarmés  et  indignés.  Ils  ont  tremblé  pour  l'Empire;  et 
comme  ils  représentent,  en  somme,  l'opinion  publique  dans  un  pays 
profondément  imbu  du  fanatisme  reUgieux,  leur  mécontentement  n'a 
pas  tardé  à  devenir  un  péril  redoutable  pour  le  jeune  souverain.  Une 
insurrection  a  éclaté.  On  n'y  a  pas  d'abord  attaché  beaucoup  d'im- 
portance, parce  que  l'insurrection  est  pour  ainsi  du-e  endémique  au 
Maroc.  La  vie  du  sultan  ressemble  un  peu  à  celle  de  nos  vieux  rois 
francs,  obhgés  sans  cesse  de  guerroyer,  tantôt  sur  un  point,  tantôt 
sur  un  autre  de  leur  royaume.  La  fortune  des  armes  ne  lui  est  pas 
toujours  favorable,  sans  qu'on  s'en  émeuve  beaucoup.  Mais,  cette 
fois,  la  défaite  qu'il  a  subie  a  dépassé  les  proportions  ordinaires.  Ses 
troupes  se  sont,  paraît-il,  complètement  débandées.  Il  a  dû  lui-même 
se  replier  sur  Fez  à  la  hâte,  et  on  a  cru  au  premier  moment  que  l'in- 
surrection l'y  suivait  victorieuse  et  menaçante,  balayant  tout  devant 
elle. 

L'alerte  a  été  donnée  à  l'Europe  par  le  correspondant  du  Times, 
M.  Harris,  qui  a  joué  un  rôle  prépondérant  dans  toute  cette  aven- 
ture. C'est  lui,  en  effet,  qui  a  été  le  principal  initiateur  du  sultan  à 
nos  arts  et  à  nos  industries.  Il  s'était  complètement  emparé  de  l'es- 
prit d'Abd-el-Aziz;  il  l'inspirait,  il  le  guidait;  par  lui  l'influence 
britannique  s'exerçait  avec  une  puissance  presque  absolue  sur  un 
jeune  homme  qui  ne  savait  pas  s'en  défendre.  M.  Harris  était  un  très 
grand  personnage,  et  il  savait  faire  bénéticier  son  pays  de  sa  faveur 
personnelle.  Malheureusement,  il  a  dépassé  la  mesure;  il  a  tendu  la 


474 


REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 


corde  jusqu'à  ce  qu'elle  se  rompît.  Alors,  pris  de  peur,  il  a  télégraphié 
à  son  journal  que,  dans  quelques  heures,  Fez  serait  au  pouvoir  des 
insurgés,  et  il  s'est  enfui  le  premier  de  tous  sans  regarder  derrière  lui 
jusqu'à  ce  qu'U  fût  arrivé  à  Tanger.  Ses  prédictions  alarmistes  ne 
s'étaient  pas  réalisées.  Bou-Hamara,  tout  vainqueur  qu'il  était, 
n'avait  pas  pu  entrer  à  Fez.  Le  sultan  y  était  et  y  réorganisait  ses 
forces.  L'état  de  sa  fortune  ne  semblait  déjà  plus  aussi  désespéré. 
Enfin  tout  était  remis  en  question,  et  la  diplomatie  européenne  avait,^ 
elle  aussi,  le  temps  de  respirer. 

Qu'est-ce  que  Bou-Hamara?  Nul  ne  le  sait  au  juste,  et  bien  des 
gens  se  demandent  s'il  n'est  pas  un  mythe.  On  lui  a  appliqué  quelques- 
unes  des  légendes  qui  courent  dans  le  monde  arabe  et  servent  d'une 
manière  assez  banale  à  la  plupart  des  prophètes.  Son  nom,  qui 
signifie,  paraît-il,  «  l'homme  à  l'ânesse,  »  ne  le  distingue  pas  de  beau- 
coup d'autres  de  ses  devanciers,  dans  l'histoire  desquels  cette  humble 
monture  a  joué  un  rôle  plus  ou  moins  considérable.  Si  nous  ne 
craignions  pas  d'euployer  une  expression  par  trop  européenne,  nous 
dirions  de  Bou-Hamara  qu'il  est  au  Maroc  le  syndic  des  mécontens, 
emploi  si  facile  à  remplir  qu'il  n'est  pas,  pour  cela,  tout  à  fait  indis- 
pensable d'exister.  Qu'il  existe  ou  non,  Bou-Hamara  est  le  drapeau 
de  l'insurrection.  A  défaut  de  lui,  tout  autre  pourrait  servir  au  même 
objet  :  nous  n'avons  par  conséquent  aucun  préjugé  qui  lui  soit  favo- 
rable ou  défavorable.  S'U  finit  par  l'emporter,  les  puissances  étran- 
gères s'entendront  peut-être  avec  lui  aussi  bien  qu'avec  le  sultan 
actuel.  Si,  au  contraire,  Abd-el-Aziz  se  maintient  sur  le  trône,  la 
leçon  lui  aura  probablement  servi  et  il  sera  un  autre  homme  qu'au- 
paravant. M.  Harris  n'aura  plus  ses  grandes  entrées  auprès  de  lui 
comme  autrefois  ;  U  le  trouvera  tout  changé.  L'influence  britannique 
s'en  ressentira-t-elle?  Qui  sait  ?  L'Angleterre  a  de  multiples  moyens 
d'action;  elle  se  sert  de  tout  et  tout  lui  sert.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  pre- 
mière phase  de  la  vie  d'Abd-el-Aziz  sera  terminée.  Il  aura  compris 
que  l'art  de  photographier  ne  sert  pas  de  grand'chose  à  celui  de  gou- 
verner, que  ses  sujets  sont  profondément  réfractaires  aux  inno- 
vations européennes,  et  que,  pour  conserver  son  empire,  U  doit  l'y 
tenir  soigneusement  fermé.  On  a  voulu  faire  entrer  trop  vite  et  très 
maladroitement  le  Maroc  dans  la  voie  du  progrés  ;  on  n'aura  réussi 
qu'à  le  rejeter  dans  l'immobiUté  du  passé. 

Tout  cela  n'a  pas  une  importance  capitale  pour  les  nations  euro- 
péennes, et  en  particulier  pour  la  France,  si  elles  ont  la  sagesse  de 
comprendre  qu'elles  n'ont  rien  à  faire  dans  les  révolutions  maro- 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

caines.  Nous  devons  y  assister  en  spectateurs  attentifs,  mais  désinté- 
ressés de  leur  résultat,  sans  nous  attacher  particulièrement  à  une 
dynastie  ou  à  un  prince.  Que  la  volonté  d'Allah  maintienne  Abd-el- 
Aziz  sur  le  trône  chérifien,  ou  qu'elle  y  place  un  autre  souverain, 
nous  aurions  grand  tort  de  nous  mêlera  cette  question  de  personnee  : 
ce  serait  la  compHquer  à  plaisir.  Après]  une  période  d'anarcliie  plus 
ou  moins  longue,  un  gouvernement  quelconque  finira  par  prévaloir. 
Il  n"est  même  pas  impossible  qu'il  y  en  ait  plusieurs,  c'est-à-dire  que 
le  pouvoir  et  le  territoire  se  démembrent,  comme  cela  s'est  déjà  vu 
dans  l'histoire  du  pays.  Que  nous  importe,  pourvu  que  la  vie  et 
les  intérêts  de  nos  nationaux  soient  respectés,  et  que  les  traités  soient 
observés?  Or,  nous  avons  des  moyens  de  faire  respecter  la  vie  et  les 
intérêts  de  nos  nationaux,  et  d'assurer  l'observation  des  traités,  et 
ces  moyens  seront  tout  aussi  efficaces  demain  qu'ils  l'étaient  hier. 

Nos  motifs  d'inquiétude  sont  moins  dans  la  situation  du  Maroc, 
quelque  troublée  qu'elle  soit  d'ailleurs,  que  dans  l'incertitude  de  l'opi- 
nion au  sujet  de  ce  pays,  contigu  à  notre  empire  algérien.  Il  n'est 
question  dans  les  journaux  que  de  savoir  comment  on  pourra  partager 
le  Maroc,  s'il  tombe  définitivement  en  décomposition.  Heureusement, 
nous  n'en  sommes  pas  encore  là,  et  nous  n'y  serons  sans  doute  pas  de 
longtemps.  En  tout  cas,  s'il  y  a  une  puissance  qui  soit  plus  intéressée 
que  toute  autre  au  maintien  du  statu  quo  marocain,  incontestablement 
c'est  nous.  Le  voisinage  d'un  État  aux  trois  quarts  barbare  peut  avoir 
des  inconvéniens  au  point  de  vue  de  la  civilisation  qui  y  reste  en 
souffrance  ;  au  point  de  vue  de  notre  sécurité  pohtique,  il  n'en  a  pas. 
On  a  fait  beaucoup  trop  de  bruit  autour  de  quelques  incidens  de 
frontière,  qui  n'ont  d'autre  gravité  que  ceUe  que  nous  voulons  bien 
leur  donner:  ils  ont  existé  de  tout  temps,  et  nous  en  sommes  toujours 
venus  à  bout  sans  grande  peine.  Notre  influence  et  notre  domination 
même  n'ont  pas  cessé  de  s'étendre  et  de  s'affermir.  Sans  doute  la  situa- 
tion changerait  si  nous  étions  menacés  au  Maroc,  comme  nous  l'avons 
été  il  y  a  quelque  vingt  ans  en  Tunisie,  par  l'introduction  à  côté  de 
nous  d'une  autre  puissance  euiopéenne  :  mais  c'est  un  danger  que 
les  yeux  les  plus  perspicaces  n'aperçoivent  pas,  même  à  un  horizon 
lointain.  Les  autres  puissances  cherchent  seulement  à  développer 
au  Maroc  leurs  intérêts  commerciaux,  comme  nous  le  faisons  aussi, 
et  comme  nous  avons  tous  le  même  droit  de  le  faire.  Cette  situation 
est  la  meilleure  que  nous  puissions  souhaiter.  Le  jour  où  nous  aurions 
sur  notre  frontière  occidentale  algérienne  développée  le  voisinage 
immédiat  d'une  autre  puissance  européenne,  quelle  que  soit  d'ailleurs 


476  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  puissance  et  quelque  fond  que  nous  puissions  faire  sur  son 
amitié,  nous  aurions  plus  perdu  que]  gagné.  Il  faudrait  d'ailleurs 
commencer  par  une  période  de  conquête,  qui  serait  longue  et  difficile 
pour  tous,  mais  qui  le  serait  d'une  manière  inégale  pour  les  uns  et 
pour  les  autres,  et  on  voit  immédiatement  à  quelle  délicate  épreuve 
nous  serions  dès  lors  exposés.  C'est  là  une  éventualité  à  laquelle  un 
homme  de  bon  sens  ne  peut  pas  songer  sans  anxiété. 

Il  faudrait  pourtant  l'envisager  si  l'imprudence  d'autrui  nous  en 
imposait  l'obligation  ;  mais  tout  le  monde  en  Europe  semble  sincère 
dans  la  résolution  d'écarter  des  complications  dont  chacun  sent  le 
danger.  L'opinion  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  juge  les  choses 
d'une  manière  superlicielle  ;  il  n'en  est  pas  de  même  des  gouver- 
nemens,  qui  sont  plus  sages,  parce  qu'ils  sont  mieux  informés  et 
avertis.  S'ils  surveillent  le  Maroc,  ils  se  surveillent  aussi  entre  eux, 
et  on  peut  être  sûr  que  l'initiative  de  l'un  serait  immédiatement  sui- 
vie de  celle  des  autres.  Cela  suffit  pour  les  maintenir  dans  une 
réserve  qui  est  pour  tous  la  meilleure  des  politiques. 

Avons-nous  une  question  des  détroits  ?  Cela  aurait  suffi,  il  y 
a  un  demi-siècle,  pour  ressusciter  la  question  d'Orient  tout  entière; 
mais  aujourd'hui,  tant  de  choses  ont  changé  dans  le  monde,  que  les 
détroits  des  Dardanelles  n'ont  plus  le  don  de  passionner  les  esprits, 
du  moins  au  même  degré.  Il  ne  faudrait  pourtant  pas  trop  s'y  fier. 
Le  gouvernement  anglais  a  adressé  une  protestation  à  la  Porte, 
parce  que  la  Russie  a  été  autorisée  à  faire  passer  à  travers  les  détroits 
quatre  contre -torpilleurs  se  rendant  de  la  mer  Egée  dans  la  Mer- 
Noire.  Il  a  soutenu  qu'il  y  avait  là  une  violation  flagrante  des  traités. 
La  neutralisation  des  détroits  est  un  vieux  principe  du  droit  public 
européen,  qui  a  été  consacré  par  maint  traité,  et  qui  repose  encore 
sur  des  intérêts  sérieux.  Il  faut  pourtant  y  introduire  quelques  distinc- 
tions. 

C'est  au  mois  de  septembre  dernier  que  la  Russie  a  obtenu  l'auto- 
risation dont  il  s'agit,  et  qu'elle  en  a  usé  pour  deux  de  ses  contre-tor- 
pilleurs. Comment  se  fait-il  que  le  gouvernement  britannique  ait  mis 
aussi  longtemps  pour  énoncer  sa  plainte  ?  Il  semble  qu'il  ait  été  pris 
d'une  émotion  toute  rétrospective,  ce  qui  n'est  pas  dans  ses  habitudes: 
il  n'attend  pas  d'ordinaire  trois  mois  et  plus  pour  protester,  quand  il 
considère  un  de  ses  intérêts  comme  compromis.  Le  Parlement  est  en 
vacances  ;  il  n'a  donc  pas  pu  s'expliquer  sur  l'utitité  de  l'intervention 
du  gouvernement  à  Constantinople  ;  mais  il  aurait  pu  le  faire,  depuis 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

le  mois  de  septembre,  sur  le  fait  même  qui  a  donné  prétexte  à  cette 
intervention,  c'est-à-dire  sur  le  passage  des  contre-torpilleurs  à  tra- 
vers les  détroits,  et  il  s'en  est  abstenu.  Cela  donne  à  croire  qu'il  n'y 
attachait  pas,  lui  non  plus,  une  extrême  gravité.  Et,  en  effet,  cette 
gravité  n'est  pas  bien  grande.  Mais  il  est  piquant  de  constater  qu'au 
Congrès  de  Berlin,  en  1878,  les  plénipotentiaires  anglais  ont  déclaré 
qu'à  leur  sens  le  sultan  était  seul  juge  et  seul  maître  de  la  clôture  des 
détroits,  tandis  que  les  plénipotentiaires  russes  ont  soutenu  qu'il  y 
avait  là  une  obligation  d'un  caractère  international  que  le  sultan, 
comme  toutes  les  autres  puissances,  devait  absolument  observer. 

L'incident  vaut  la  peine  d'être  rappelé.  Il  s'agissait  de  l'avant- 
dernier  article  du  traité,  qui  est  ainsi  conçu  :  «  Le  traité  de  Paris  du 
30  mars  1856,  ainsi  que  le  traité  de  Londres  du  13  mars  1871,  sont 
maintenus  dans  toutes  celles  de  leurs  dispositions  qui  ne  sont  pas 
modifiées  ou  abrogées  par  les  stipulations  qui  précèdent.  »  Lord  Salis- 
bury,  second  plénipotentiaire  britannique,  demanda  à  propos  de  cet 
article  l'insertion  au  Protocole  de  la  déclaration  suivante,  qui  n'enga- 
geait, disait-il,  que  son  gouvernement  :  «  Considérant  que  le  traité  de 
Berlin  changera  une  partie  importante  des  arrangemens  sanctionnés 
par  le  traité  de  Paris  de  1856,  et  que  l'interprétation  de  l'article  2  du 
traité  de  Londres,  qui  dépend  du  traité  de  Paris,  peut  aussi  être  sujet 
à  des  contestations,  je  déclare  de  la  part  de  l'Angleterre  que  les  obli- 
gations de  Sa  Majesté  Britannique  concernant  la  clôture  des  détroits  se 
bornent  à  un  engagement  envers  le  sultan  de  respecter,  à  cet  égard, 
les  déterminations  indépendantes  de  Sa  Majesté,  conformes  à  l'esprit 
des  traités  existans.  »  Cette  phrase  n'est  pas  bien  claire  :  elle  ne  peut 
toutefois  avoir  qu'un  sens,  à  savoir  que  l'Angleterre  reconnaît  l'in- 
dépendance du  sultan  en  ce  qui  concerne  les  détroits,  et  s'engage  à 
respecter  à  cet  égard  les  déterminations  qu'U  prendra.  Nous  igno- 
rons quelle  suite  a  été  donnée  à  Constantinople  à  la  plainte  récente 
de  l'Angleterre  :  on  aurait  pu  se  borner  à  répondre  par  la  déclara- 
tion de  lord  Salisbury.  Mais  cette  déclaration  n'est  pas  passée  pure- 
ment et  simplement  au  Congrès  de  Berlin.  Le  comte  Schouvaloff 
dressa  l'oreille  en  l'entendant,  et  se  réserva  aussitôt  de  faire  insérer 
au  Protocole  une  contre -déclaration  s'U  y  avait  lieu.  Il  trouva  qu'il  y 
avait  lieu  de  le  faire  effectivement,  car  le  lendemain  il  apporta  la  ré- 
daction que  voici  :  «  Les  plénipotentiaires  de  Russie,  sans  pouvoir  se 
rendre  exactement  compte  de  la  proposition  de  M.  le  second  pléni- 
potentiaire de  la  Grande-Bretagne,  concernant  la  clôture  des  dé- 
troits, se  bornent  à  demander,  de  leur  côté,  l'insertion  au  Protocole 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'observation  :  qu'à  leur  a"vis,  le  principe  de  la  clôture  des  détroits 
est  un  principe  européen,  et  que  les  stipulations  conclues  à  cet  égard 
en  18^1,  1856  et  1871,  confirmées  actuellement  par  le  traité  de  Berlin, 
sont  obligatoires  de  la  part  de  toutes  les  puissances,  conformément 
à  l'esprit  et  à  la  lettre  des  traités  existans,  non  seulement  vis-à-^ds  du 
sultan,  mais  encore  vis-à-'vas  de  toutes  les  puissances  signataires  de 
ces  transactions.  »  Ainsi,  en  1878,  l'Angleterre,  en  ce  qui  la  concer- 
nait, déliait  le  sultan  de  l'obligation  de  tenir  la  main  à  la  clôture  des 
détroits,  et  la  Russie  la  lui  imposait  strictement.  Aujourd'hui,  c'est 
la  Russie  qui  demande  au  sultan  et  qui  obtient  de  lui  l'autorisation 
xie  faire  passer  des  contre-torpilleurs  à  travers  les  détroits,  et  c'est 
l'Angleterre  qui  proteste.  Il  y  a  là,  semble-t-il,  une  interversion  des 
attitudes  respectives,  et  comme  un  chassé-croisé. 

Mais  si  on  néglige  les  apparences  pour  aller  au  fond  des  choses,  il 
est  à  croire  que  l'Angleterre  et  la  Russie  n'ont  pas  changé  d'avis  depuis 
1878.  Elles  savaient  fort  bien  ce  qu'elles  voulaient  à  cette  époque,  et 
elles  le  veulent  encore.  L'Angleterre  proteste  contre  l'autorisation 
accordée  à  la  Russie,  beaucoup  moins  pour  interdire  à  la  Porte  d'en 
accorder  de  nouvelles  que  pour  se  réserver  le  droit  d'en  réclamer  à 
son  tour  le  bénéfice.  Lorsque  le  comte  SchouvalofT  disait,  au  Congrès 
de  Berlin,  qu'il  ne  se  rendait  pas  exactement  compte  de  la  proposition 
de  lord  Salisbury,  il  dissimulait  sa  perspicacité.  La  situation  de  la  Mer- 
Noire  était  complètement  changée  depuis  sept  ans  déjà,  c'est-à-dire 
depuis  le  traité  de  Londres  de  1871 .  A  cette  date,  la  Russie,  profitant  de 
la  guerre  franco-allemande  qui  nous  réduisait  provisoirement  à  l'inac- 
tion diplomatique,  dénonçait  l'article  il  du  Traité  de  Paris,  en  A-ertu 
duquel  la  Mer-Noire  était  neutralisée,  et  d'un  seul  coup  de  plume  elle 
s'affranchissait  des  obligations  qui  avaient  été  pour  elle  la  conséquence 
de  la  guerre  de  Crimée.  C'est  ce  dont  la  France  pouvait  se  consoler  et 
se  consolait  en  effet  sans  peine  ;  mais  il  n'en  était  pas  de  même  de 
l'Angleterre.  La  Russie  reconquérait  le  droit  d'entretenir  et  de  con- 
struire dans  la  Mer-Noire  autant  de  navires  de  guerre  qu'elle  le  vou- 
drait :  dès  lors,  la  question  de  savoir  si  elle  pouvait,  ou  non,  en 
introduire  quelques-uns  par  les  Dardanelles,  perdait  beaucoup  de  son 
intérêt  pratique.  L'Angleterre  le  sentait  si  bien  qu'elle  se  préoccupait 
surtout  de  pouvoir  elle-même,  avec  le  consentement  qu'elle  espérait 
obtenir  de  la  Porte,  y  introduire  les  siens  pour  faire  contrepoids. 
C'est  ce  qui  explique  la  déclaration  de  lord  Sahsbury  au  Congrès  de 
Berlin.  Quanta  celle  du  comte  Schouvaloff,  elle  s'explique  par  l'intérêt 
contraire  qu'avait  la  Russie,  et  qu'elle  a  toujours  ,  de  maintenir  close 


REVUE. CHROMQUE.  479 

une  mer  dont  elle  est  riveraine,  et  où  elle  a  repris  toute  sa  liberté. 
Son  intérêt  se  confond  ici  avec  celui  de  la  Porte. 

On  peut  trouver  dès  lors  qu'elle  commet  quelque  imprudence  en 
réclamant,  fût-ce  à  titre  tout  exceptionnel,  une  faculté  qu'elle  serait 
très  fâchée  de  voir  accorder  à  autrui.  Mais  sa  situation  dans  la  Mer- 
Noire  est  unique.  Elle  est  dans  cette  mer;  elle  y  a  des  eaux  terri- 
toriales, ce  qui  n'est  le  cas,  ni  de  l'Angleterre,  ni  d'ai^cune  autre 
puissance  chrétienne;  de  sorte  que,  si  une  de  ces  puissances,  et  l'An- 
gleterre, par  exemple,  demandait  l'autorisation  d'introduire  un  navire 
de  guerre  dans  une  mer  ou  elle  n'a  rien  à  faire,  la  Porte  pourrait  lui 
demander  des  explications  embarrassantes.  Néanmoins,  le  point  de 
vue  anglais  se  comprend  très  bien,  au  Congrès  de  Berlin  et  depuis. 
Les  journaux  de  Londres  ont  paru  un  peu  divisés  au  sujet  de  la 
protestation  adressée  par  leur  gouvernement  à  la  Porte  ;  ils  ne  le 
sont  que  pour  la  forme.  En  réalité,  ils  pensent  tous  ce  qu'ont  dit 
quelques-uns  d'entre  eux,  à  savoir  que  les  stipulations  relatives  à  la 
clôture  hermétique  des  détroits  se  rapportent  à  un  état  de  choses 
antérieur,  et  qu'il  y  a  lieu  de  les  modifier.  Il  est  douteux  toutefois  que 
la  Porte  y  consente,  et  la  Russie  l'aiderait  au  besoin  dans  sa  résis- 
tance. L'incident,  on  le  voit,  ne  pouvait  pas  avoir  de  portée,  ou  du 
moins  de  suite  immédiate  :  mais  il  est  significatif. 

M.  Sagasta  n'a  pas  survécu  à  sa  chute  du  ministère  :  il  est  mort  au 
bout  de  quelques  semaines,  laissant  le  souvenir  d'un  homme  habile, 
souple,  conciliant,  un  peu  désabusé  par  une  longue  expérience  des 
hommes  et  des  choses,  n'ayant  pas  eu  les  grandes  facultés  d'un  homme 
d'État  de  premier  ordre,  mais  largement  doué  des  quahtés  moyennes 
et  solides,  en  somme,  avec  lesquelles  on  fait  vivre  longtemps  un 
régime  politique.  Sa  vie  se  partage  en  deux  périodes  distinctes. 
Dans  la  première,  il  a  été  un  révolutionnaire  ardent,  condamné  à  l'exil, 
conspirant  à  l'étranger  contre  le  gouvernement  de  son  pays  ;  dans  la 
seconde,  après  la  révolution  de  1868,  et  encore  plus  après  la  restau- 
ration de  iSli,  c'est-à-dii-e  après  l'avènement  d'Alphonse  XII,  il  a  été 
un  des  plus  fidèles  et  des  plus  utiles  serviteurs  de  la  monarchie.  La 
génération  actuelle  n'a  connu  que  sa  seconde  manière.  Elle  a  vu  en  lui 
un  libéral  assagi,  mais  resté  hbéral,  homme  de  gouvernement,  ca- 
pable de  fermeté  au  besoin  et  pourvu  qu'on  ne  lui  en  demandât  pas 
une  trop  longue  continuité,  recherchant  avec  une  préférence  de  plus 
en  plus  marquée  les  solutions  transactionnelles  et  les  ministères  de 
conciliation.  Pendant  plusieurs  années,  il  a  été,  avec  M.  Canovas  del 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Caslillo,  le  facteur  le  plus  important  de  la  politique  espagnole.  Quand 
le  parti  libéral  avait  été  assez  longtemps  au  pouvoir,  il  y  était  rem- 
placé par  le  parti  conservateur,  c"est-à  dù'e  par  M.  Canovas;  et  quand 
le  parti  conservateur  y  était  à  son  tour  resté  suffisamment,  U  y  était 
remplacé  par  le  parti  libéral,  c'est-à-dire  par  M.  Sagasta.  Ces  deux 
hommes,  éminens  l'un  et  l'autre,  avec  des  qualités  très  différentes,  ont 
personnifié  toute  une  période  historique.  M.  Canovas  était  supérieur 
par  le  caractère  ;  M.  Sagasta  était  plus  déUé.  Mais  tous  les  deux 
avaient  épuisé  leur  système  lorsqu'ils  sont  morts,  et  ils  ont  laissé  leurs 
partis  dans  un  état  qui  ressemble  un  peu  à  la  décomposition. 

Cela  est  vrai  surtout  du  parti  hbéral  aujourd'hui.  Après  la  mort 
tragique  de  M.  Canovas,  M.  Silvela  était  assez  naturellement  indiqué 
pour  lui  succéder  :  on  ne  saurait  dire  la  même  chose  d'un  quelconque 
des  Ueutenans  de  M.  Sagasta.  Il  y  en  a  plusieurs  de  très  distingués, 
comme  M.  Moret,  sans  qu'aucun  ait  un  ascendant  qui  s'impose  aux 
autres.  On  parle  d'un  directoire  qu'on  mettrait,  au  moins  provisoire- 
ment, à  la  tête  du  parti,  ce  qui  est  un  fâcheux  expédient.  Au  reste, 
l'autorité  de  M.  Sagasta  lui-même  avait  cessé  d'être  reconnue  par  tous 
les  hbéraux,  de  même  que  celle  de  M.  Silvela  ne  l'est  plus  par  tous 
les  conservateurs.  Le  scliisme  est  partout,  et  c'est  en  cela  que  le 
temps  actuel  ne  ressemble  plus  à  celui  où  MM.  Canovas  et  Sagasta 
étaient  les  chefs  incontestés  de  tout  leur  parti.  Mais  ce  temps  est  déjà 
lointain.  M.  Sagasta  avait  donné  sa  démission  il  y  a  quelques 
semaines,  parce  qu'il  sentait  l'impossibilité  gouvernementale  de 
viATe.  Tout  était  usé  autour  de  lui  et  en  lui-même.  Sans  prévoir  sa 
mort  imminente,  tout  le  monde  a  eu  alors  le  sentiment  que  sa  car- 
rière était  finie.  Au  surplus,  U  était  le  doyen  des  hommes  politiques 
de  l'Europe,  et  les  longs  services  qu'il  a  rendus,  parfois  au  miUeu  de 
catastrophes  dont  il  n'était  pas  responsable,  comme  la  perte  des 
Antnies  et  des  Philippines,  lui  vaudront  une  place  très  honorable 
dans  l'histoire  de  son  pays. 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


hllsfiAET 


VERS  BÉNARÈS 


PREMIERE    PARTIE 


I.  —  CHEZ  LES  THÉOSOPHES  DE  MADRAS 

«  Un  ciel  sans  Dieu  personnel,  une  immortalité  sans  âme 
précise,  une  purification  sans  prière...  » 

La  formule  énoncée,  comme  conclusion  suprême,  continuait 
de  résonner  pour  moi  lugubrement  au  milieu  du  silence,  après 
l'entretien  tombé.  La  tristesse  du  crépuscule  imprégnait  la  de- 
meure, qui  était  solitaire,  dans  la  campagne,  au  bord  d'un  fleuve, 
parmi  des  palmiers  et  de  grandes  fleurs  étranges.  Sur  les  vitraux, 
éclairant  encore  la  froide  bibliothèque  où  nous  étions,  peu  à  peu 
s'éteignaient  des  petites  images  transparentes  qui  représentaient, 
en  parcelles  de  verre  coloré,  tous  les  emblèmes  de  la  foi  humaine 
réunis  là  comme  en  un  musée  mortuaire  :  la  croix  du  Christ,  le 
sceau  de  Salomon,  le  triangle  de  Jehovah,  le  lotus  de  Çakya- 
Mouni,  la  fourche  de  Vichnou,  les  symboles  d'isis.  C'était  la 
maison  de  ces  théosophes  de  Madras,  sur  lesquels  on  m'avait 
conté  de  si  merveilleuses  choses;  bien  que  n'y  croyant  guère, 
j'étais  venu  quand  même,  en  dernier  ressort,  leur  quêter  un  peu 
d'espérance,  et  voici  ce  qu'ils  m'off"raient  :  la  méthode  glacée  d'un 
bouddhisme  déjà  connu,  la  lueur  seule  de  ma  propre  raison!... 

—  La  prière?  —  m'avaient-ils  dit.  —  Et  qui  donc  l'entendrait ?... 
L'homme  est  seul  en  face  de  sa  responsabilité.  Rappelez  à  votre 
mémoire  les  lois  de  Manou  :  L'homme  naît  seul,  vit  seul,  meurt 
seul;  la  justice  seule  le  suit...  Qui  donc  l'entendrait,  1  rière? 
Qui  prieriez-vous,  puisque  vous  êtes  Dieu  ^  Il  faut  vom  nrier^ous- 
même,  par  vos  œuvres. 

TOMF.XIII.  —  1903.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Donc,  un  silence  venait  de  se  faire  entre  nous,  l'un  des  plus 
mornes  silences  que  ma  vie  ait  jamais  traversés.  Et,  au  milieu  de 
ce  silence-là,  une  à  une,  avec  d'imperceptibles  bruissemens  de 
chute  dans  le  vide,  il  semblait  que  mes  dernières  vagues 
croyances  un  peu  douces  s'effeuillaient,  au  souffle  de  mes  inter- 
locuteurs, implacables  en  leur  raisonnement,  satisfaits  en  leurs 
conclusions. 

Ils  étaient  pourtant  hospitaliers,  bons  et  accueillans,  ces  deux 
hommes  qui  m'écoutaient;  le  premier,  un  Européen,  lassé  de  nos 
agitations  et  de  nos  incertitudes,  réfugié  dans  ce  détachement 
que  jadis  prêchait  le  grand  Bouddha,  et  devenu  ici  le  chef  de  la 
Société  théosophique  ;  l'autre,  un  Hindou,  ayant  conquis  les 
plus  hauts  brevets  d'érudition  dans  nos  universités  d'Europe,  et 
puis  revenu  aux  Indes,  non  sans  dédain  pour  nos  philosophies 
occidentales. 

—  Vous  m'avez  affirmé,  repris-je,  avoir  la  preuve  absolue 
que  quelque  chose  de  nous,  qu'un  peu  de  notre  individualité 
transitoire  résiste  pour  un  temps  au  choc  de  la  mort.  Au  moins, 
pouvez-vous  me  la  donner,  cette  preuve  absolue;  pouvez- vous 
me  montrer,  me  fournir  une  évidence?... 

—  Nous  vous  le  prouverons,  répondit-il,  par  le  raisonnement; 
mais  des  preuves  visibles,  là  devant  vous,  des  évidences,  non.. 
Pour  voir  apparaître  ceux  que  l'on  appelle  improprement  des 
morts,  —  car  il  n'y  a  pas  de  morts,  —  il  faut  des  sens  spéciaux, 
aes  circonstances,  des  tempéramens  particuliers.  Mais  vous  pouvez 
bien  nous  croire  sur  parole,  nous  et  tant  d'autres  essentielkment 
dignes  de  foi,  qui  avons  vu  des  apparitions  et  qui  en  avons  con- 
signé les  détails.  Tenez,  nous  avons  là,  dans  cette  bibliothèque, 
des  livres  qui  relatent...  Quand  vous  serez  demain  établi  parmi 
nous,  vous  les  lirez... 

Etait-ce  donc  la  peine  de  venir  aux  Indes,  au  vieux  foyer  ini- 
tial des  religions  humaines,  si  c'est  là  tout  ce  qu'on  y  trouve  : 
dans  les  temples,  un  brahmanisme  enténébré  d'idolâtrie;  ici,  une 
sorte  de  positivisme  réédité  de  Çakya-Mouni,  et  les  livres  spi- 
rites  qui  ont  traîné  par  le  monde  entier!... 

Après  un  silence  encore,  je  demandai,  désemparé,  ayant  con- 
science que  j'allais  redescendre  à  des  curiosités  enfantines,  je 
demandai  presque  timidement  qu'on  m'indiquât  des  fakirs,  de 
ces  fakirs  de  l'Inde  tant  réputés  prodigieux,  qui  ont  des  pouvoirs 
et  font  des  quasi-miracles,  pour  au  moins  tenir  une  preuve  de 


VERS    BÉNARÊS,  483 

quelque  chose  d'en  dehors,  de  quelque  chose  de  supra-physique, 
dextra- humain. 

L'Uindou  assis  en  face  de  moi  leva  au  plafond  ses  yeux  d'as- 
cète; une  moue  contracta  son  visage  fin  et  dur,  son  masque  de 
Dante,  encadré  d'un  turban  blanc  : 

—  Des  fakirs?  —  répondit -il.  Des  fakirs?...  Il  n'y  a  plus  de 
fakirs. 

Et  j'entendais  ainsi,  par  la  bouche  d'un  homme  de  haute  com- 
pétence en  cette  matière  spéciale,  la  c(mdamnation  sans  recours 
do  tout  espoir  de  rencontrer  un  peu  de  merveilleux  sur  terre. 

—  Même  à  Bénarès?  —  dis-je  avec  crainte.  —  J'avais  espéré 
qu'à  Bénarès...  On  m'avait  affirmé... 

J'hésitais  à  le  prononcer,  ce  nom  de  Bénarès,  car  c'était  ma 
dernière  carte  jouée,  et  si,  même  là,  il  ne  devait  rien  y  avoir... 

—  Entendons-nous.  Des  fakirs  mendians,  des  fakirs  anes- 
thébiés  ou  contorsionnistes,  il  en  reste  beaucoup,  et  vous  n'avez 
pas  besoin  de  nous  pour  en  trouver.  Mais  des  voyans,  des  fakirs 
ayant  des  pouvoirs,  j'ai  connu  les  derniers.  Sur  ce  point  encore, 
croyez-en  notre  parole  :  ils  ont  existé.  Mais  le  siècle  qui  vient  de 
finir  les  a  vus  disparaître.  Le  vieil  esprit  fakirique  de  Tlnde  est 
mort.  Nous  sommes  une  race  qui  décline,  au  contact  des  races 
plus  matériellement  actives  de  l'Occident,  —  lesquelles  d'ailleurs 
déclineront  à  leur  tour;  à  cette  dér;héance,  nous  nous  résignons, 
car  c'est  la  loi...  Oui,  nous  en  avons  eu  des  fakirs,  et  tenez,  pré- 
cisément sur  ce  rayon  devant  vous,  des  manuscrits  leur  sont 
consacrés... 

Aux  vitraux,  tous  les  symboles  morts  des  religions  humaines 
devenaient  indistincts;  la  nuit  tombait,  enveloppant  la  sévère 
bibliothèque,  où  déjà  il  faisait  tristement  noir.  J'étais  venu  à 
Madras  avec  l'intention  de  m'arrêter  longuement  chez  ces  théo- 
sophes,  je  devais  m'installer  demain  matin  dans  leur  maison,  et 
maintenant  mon  parti  était  pris  de  les  quitter  ce  soir  pour  ne 
plus  revenir.  JM'enfermer  dans  cet  austère  asile  du  néant  et  du 
vide,  pour  quoi  faire?  Plutôt  continuer,  comme  toute  ma  vie, 
d'amuser  mes  yeux  aux  choses  de  ce  monde,  qui,  si  elles  passent, 
sont  au  moins  réelles  pendant  un  instant.  Et  puis,  que  m'impor- 
terait leur  preuve,  après  tout,  leur  preuve  d'une  immortalité 
comme  ils  la  conçoivent?  Pour  ceux  qui  ont  vraiment  aimé, 
l'idée  de  la  destruction  de  la  chair  est  déjà  une  torture.  Alors, 
que  ferions-nous,  moi  et  mes  pareils,  de  cette  immortalité  qui 


48*  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

leur  suffît  à  eux?  Non,  il  me  fallait, comme  dans  le  rêve  des  chré- 
tiens, la  continuation  de  mon  être,  intégral,  intense,  conscient 
et  séparé \  capable  de  retrouver  ceux  que  j'aimais,  et  de  les  aimer 
encore.  Sans  cela,  à  quoi  bon?... 

Quand  je  repris  le  chemin  de  la  ville,  c'était  l'heure  du  grand 
tapage  des  corbeaux,  qui  chantaient  la  mort  tous  ensemble,  au 
moment  de  se  grouper  sur  les  branches  pour  dormir.  La  doc- 
trine de  ces  gens  que  je  venais  de  quitter  me  paraissait  aussi 
puérile  et  vaine  que  les  petites  statues  du  dieu  à  tête  d'éléphant, 
aperçues  le  long  de  la  route,  au  crépuscule,  sous  les  banians  et 
les  palmiers. 

Le  soir,  j'envoyai  à  ces  théosophes  ma  lettre  de  refus,  de  re- 
merciement désenchanté,  leur  disant  que  je  reviendrais  demain, 
mais  pour  une  visite  de  définitif  adieu,  étant  décidé  à  quitter 
Madras  au  plus  tôt. 

Et,  la  nuit,  je  revis  en  rêve,  au  milieu  de  sinistres  déforma- 
tions des  vieilles  demeures  chères  à  mon  enfance,  les  images 
pâles,  décomposées,  à  jamais  mortes,  des  êtres  que  j'ai  le  plus 
aimés.  Gomme  certaine  autre  nuit,  à  Jérusalem,  quand  venaient 
de  s'effondrer  irrémédiablement  mes  croyances  premières,  des 
songes  d'une  tristesse  sans  bornes,  d'une  indicible  horreur,  se 
succédèrent  jusqu'au  matin,  —  jusqu'au  moment  où  un  corbeau 
m'éveilla,  chantant  la  mort  à  plein  gosier  sur  ma  fenêtre,  devant 
le  soleil  qui  se  levait. 

Mais,  dans  laprès-midi,  quand  je  retournai  là-bas  pour 
prendre  congé,  le  chef  des  théosophes,  qui  avait  lu  ma  lettre  et 
l'avait  comprise,  me  reçut  avec  une  douceur  aff'ectueuse  que  je 
n'attendais  pas  : 

—  Chrétien!  me  dit-il,  en  serrant  ma  main  longuement. 
Moi  qui  vous  croyais  athée  !  J'ai  fait  fausse  route  en  vous  offrant 
l'interprétation  la  plus  matérialiste  des  préceptes  que  Bouddha 
nous  a  légués,  celle  par  où  l'on  commence  d'ordinaire...  A  une 
âme  comme  la  vôtre,  il  faut  le  brahmanisme  ésotérique,  et  nos 
amis  de  Bénarès  le  possèdent  mieux  que  nous  ;  là,  sous  une  cer- 
taine forme,  vous  retrouverez  la  prière  et  le  revoir;  mais  prier 
ne  suffit  pas,  on  vous  enseignera  qu'il  faut  mériter  aussi... 
,<(  Cherchez  et  vous  trouverez;  »  moi,  j'ai  cherché  pendant  qua- 
rante ans;  ayez  le  courage  de  chercher  encore.  Essayer  de  vous 
retenir  parmi  nous,  oh  !  non,  allez  !  D'abord,  l'enseignement  de 


VERS  BÉNARÊS.  485 

'notre  maison  n'est  pas  celui  qui  vous  convient.  Et  puis,  — 
ajouta-t-il,  en  souriant,  —  votre  heure  n'est  pas  venue;  la  terre 
vous  tient  encore  par  des  liens  terribles. 

—  Peut-être. 

—  Vous  cherchez,  mais  vous  avez  peur  de  trouver. 

—  Peut-être. 

'  — Nous  vous  parlons  de  renoncement,  et  vous  voulez  vivre!... 
Continuez  donc  votre  voyage;  allez  voir  Delhi  et  Agra,  tout  ce 
que  vous  voudrez,  tout  ce  qui  vous  appelle  et  vous  amuse.  Pro- 
!  mettez-moi  seulement  qu'avant  de  quitter  l'Inde  vous  irez  vous 
;  reposer  chez  nos  amis  de  Bénarès  ;  nous  les  aurons  prévenus  et 
ils  vous  attendront... 

L'Hindou  que  j'avais  vu  hier  était  entré  en  silence;  lui  aussi 
me  regardait  avec  un  sourire  de  compassion  très  douce.  Et  tout 
à  coup  ils  me  parurent  grandis,  mystérieusement  souples  et  très 
impénétrables,  les  deux  ascètes  étranges,  de  si  différente  origine; 
d'ailleurs  la  bonté  et  la  pai .:  rayonnaient  dans  leurs  yeux,  et 
sans  bien  comprendre  leur  ^  t.ingement  soudain,  je  m'inclinai 
avec  une  confiante  reconnaissu  ce... 

M'arrêter,  avant  de  quitter  1  înde,  chez  leurs  amis  de  Bénarès, 
oh!  oui,  j'y  consentais  volontiers,  avec  je  ne  sais  quel  pressen- 
timent que  l'atmosphère  psychique,  là,  me  serait  meilleure. 

Et  je  garderais  cela  pour  la  fin;  je  reculerais  ainsi  le  plus 
possible  l'épreuve  décisive,  —  un  peu  lâchement,  dans  l'alter- 
native de  ces  deux  frayeurs  :  être  déçu  à  tout  jamais;  ou  bien 
trouver,  et  alors,  peut-être,  ce  serait  la  voie  nouvelle,  la  fin  de 
tous  les  mirages  encore  délicieux... 

II.    —   CRÉPUSCULE   A  lAGGARNAUTH 

laggarnauth,  un  temple  géant,  au  milieu  d'une  vieille  ville 
très  brahmanique,  loin  de  tout,  parmi  les  sables  et  les  dunes, 
au  bord  du  golfe  du  Bengale. 

J'y  arrive  au  baisser  du  soleil,  venant  de  l'intérieur  de 
l'Inde.  La  voiture  qui  m'amène,  tout  à  coup,  ne  fait  plus  de 
bruit,  roule  comme  sur  du  velours  :  nous  sommes  dans  les 
sables.  Et,  annoncée  par  ce  silence  soudain,  devant  nous  se  dé- 
couvre la  ligne  bleue  de  la  mer. 

D'abord  des  cabanes  de  pêcheurs,  éparses  entre  des  haies  de 
cactus    sur  les  dunes.  Ensuite  laggarnauth  apparaît;  au-dessus 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  myriade  de  toits  gris  en  chaume  de  palmier,  au  milieu  de 
l'amas  tassé  des  maisons,  la  pyramide  du  temple  se  lève,  parti- 
culièrement étrange  d'aspect  et  trop  haute  dans  le  ciel  de  ce 
paysage  marin;  toutes  les  choses  d'alentour  semblent  lillipu- 
tiennes à  ses  pieds;  elle  aflecte  la  forme,  longue  et  renflée  par 
le  milieu,  d'un  œuf  de  crocodile,  un  œuf  colossal  qui  serait  posé 
debout  sur  la  terre;  elle  est  blanche,  sans  autre  ornement  que 
des  espèces  de  nervures  d'un  rose  de  brique;  elle  a  deux  cents 
pieds  de  haut,  sans  compter  le  disque  de  bronze  qui  la  sur- 
monte et  les  pointes  de  cuivre  qui  lui  font  comme  une  couronne 
de  lances.  Les  navires  la  voient  de  loin  sur  ce  rivage  plat,  lors- 
qu'ils passent  au  large,  cherchant  l'embouchure  du  Gange,  et 
les  cartes  marines  l'indiquent  comme  point  de  repère.  Mais  la 
côte,  en  cette  région,  n'offre  point  de  mouillage  propice,  et  les 
navigateurs  ne  connaissent  le  vieux  sanctuaire  qu'en  silhouette 
extra-lointaine,  au  bout  de  l'horizon. 

Une  rue  large  et  droite  conduit  i  ce  temple,  qui  est  le  centre 
et  la  raison  d'être  de  laggarnau  '' ,  et,  à  l'heure  où  j'arrive,  elle 
est  pleine  de  monde.  Mais  c'est  ic  une  Inde  un  peu  sauvage,  une 
Inde  qui  s'étonne  encore  de  voi;  des  étrangers;  on  se  détourne 
pour  vous  regarder,  et  des  enfans  changent  de  route  pour 
vous  suivre.  Les  hommes  nus  sont  noircis  par  le  vent  de  là 
mer;  les  femmes,  drapées  de  mousseline,  ont  tant  de  cercles  de 
métal  aux  chevilles  que  leur  marche  en  est  alourdie,  tant  de 
bracelets  depuis  les  poignets  Jusqu'aux  épaules  que  leurs  beatlx 
bras  semblent  pris  du  haut  eu  bas  dans  une  gaine  d'argent  ou  de 
cuivre.  Nulle  part  les  maisonnettes  indiennes  ne  sont  à  ce  point 
couvertes  de  peinturlures  ;  sur  la  chaux  des  façades,  les  dieux 
et  les  déesses,  au  corps  bleu  ou  rouge,  au  visage  cruel,  se  suc- 
cèdent partout  en  longues  files,  s'arrangent  comme  les  person- 
nages des  fresques  de  Thèbes  ou  de  Memphis;  du  reste,  les 
constructions  elles-mêmes  rappellent  l'antique  Egypte,  avec  leur 
air  trapu,  leurs  contreforts,  leurs  colonnes,  leurs  murs  qui  pen- 
chent en  arrière  par  un  soin  excessif  de  la  solidité. 

Le  temple  est  une  forteresse  immense  et  farouche,  un  qua- 
drilatère de  hautes  murailles  crénelées,  avec  Une  porte  au  centre 
de  chaque  face.  Et,  dans  l'axe  de  la  rue,  que  nous  suivons  main- 
tenanc  à  pied,  l'entrée  principale  s'ouvre,  gardée  par  deux 
énormes  bêtes  de  pierre  qui  ont  les  yeux  en  boule,  le  nez  écrasé, 
et  le  rictus  féroce.  Entre  ces  monstres,  on  aperçoit  les  grands 


VERS    BÉNARÈS,  487 

escaliers  blancs  qui  montent  au  sanctuaire  et  dont  les  marches 
sont  encombrées  d'un  va-et-vient  de  nudités  brunes. 

Il  est  impénétrable  pour  moi,  ce  temple,  cela  va  sans  dire. 
Et  même,  ayant  eu  l'audace  de  poser  le  pied  sur  les  dalles  qui 
débordent  au  dehors,  en  avant  du  péristyle,  je  suis  invité,  par 
des  prêtres,  à  reculer,  à  rester  plus  loin,  sur  le  sable  qui  est  à 
tout  le  monde,  —  ce  sable  des  plages,  ce  sable  marin  dont  les 
rues  de  laggarnauth  sont  comme  feutrées. 

Mais  j'ai  le  droit  de  faire  le  tour  de  ce  terrible  rempart  carré 
que  je  ne  puis  franchir.  Le  long  de  chacune  de  ses  faces,  court 
une  avenue  que  bordent  des  maisons  en  terre  séchée.  Elles  sont 
très  massives,  ces  vieilles  demeures;  toutes  les  murailles  pen- 
chent en  dedans;  sur  les  façades  s'alignent  des  séries  de  per- 
sonnages divins  ou  diaboliques,  inscrits  toujours  en  bleu  et  en 
rouge  ;  et  des  escaliers  frustes  mènent  aux  vérandas  surélevées, 
—  où  les  Indiennes,  en  ce  moment,  sont  assises  à  prendre  le  frais 
du  soir,  regardent  ou  rêvent,  très  cerclées  de  bracelets  d'argent, 
et  souvent  charmantes  dans  les  plis  transparens  de  leurs  voiles. 

Un  groupe  de  petites  filles,  dont  la  curiosité  sans  doute  ne 
se  lasse  pas,  me  suit  dans  ma  promenade  autour  du  temple.  La 
doyenne  montre  huit  ans  au  plus,  et  toutes  sont  adorablement 
jolies;  leurs  yeux,  allongés  par  des  peintures  jusqu'à  se  perdre 
dans  leurs  bandeaux  noirs,  regardent  avec  candeur;  elles  ont 
des  anneaux  d'or  aux  oreilles,  aux  narines,  à  la  cloison  du  nez. 
L'arrivée  d'un  grand  pèlerinage  est  prévue  pour  tout  à  l'heure, 
avant  la  tombée  de  la  nuit,  et,  pour  l'attendre,  je  contourne 
lentement  le  sombre  mur  crénelé.  Derrière  le  temple,  l'avenue 
est  plus  solitaire;  elle  serait  lugubre,  sans  ma  gentille  escorte  de 
petites  filles,  qui  suit  discrètement  à  deux  pas,  s'arrêtant  si  je 
m'arrête,  et,  si  je  presse  l'allure,  allongeant  avec  ensemble  toutes 
ses  jambes  fines  où  tintent  des  cercles  de  métal. 

La  grande  pyramide  blanche  aux  nervures  roses  demeure  tou- 
jours aussi  loin  de  moi,  puisqu'elle  est  au  centre  du  quadrilatère 
muré,  infranchissable,  dont  j  ai  entrepris  de  faire  le  tour.  Mais 
il  y  en  a  quantité  d'autres  plus  petites,  adossées  intérieurement 
au  rempart  d'enceinte,  et  que  je  puis  voir  de  près;  toutes  ont  la 
même  forme  de  courge,  ou  d'œuf  de  crocodile,  mais  elles  sont 
noirâtres,  lézardées,  accusant  une  vétusté  extrême.  Seule,  la 
géante  du  milieu,  celle  qui  se  voit  de  si  loin,  est  reblanchie,  et 
semble  une  chose  neuve,  —  mais  une  chose  si  inconnue!  Avec 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  structure  barbare,  presque  enfantine,  avec  son  disque  de 
bronze,  ses  pointes  brillantes,  on  la  croirait  imaginée  par  les 
gens  d'une  autre  planète  ou  de  la  lune.  Et,  bien  entendu,  elle 
sert  de  gîte  à  des  peuplades  d'oiseaux,  —  qui  commencent  déjà 
dans  l'air  leur  tournoiement  effréné  du  soir. 

Nous  arrivons,  les  petites  filles  et  moi,  à  la  troisième  face  de 
l'enclos  interdit.  Beaucoup  de  belles  rêveuses,  de  ce  côté,  gar- 
nissent les  terrasses  d'alentour,  et,  dans  la  rue,  se  tient  un 
marché  où  l'on  vend  des  fruits,  des  graines,  des  mousselines 
peintes,  des  fleurs. 

Le  soleil  est  couché,  pour  nous  qui  sommes  en  bas,  mais  la 
grande  pyramide  le  voit  encore,  elle  en  est  tout  illuminée  dans  des 
tons  roses.  Et  c'est,  paraît-il,  bientôt  le  moment  de  la  prome- 
nade crépusculaire,  pour  les  singes  sacrés,  qui  ont  des  manies 
immuables.  Le  premier  d'entre  eux  apparaît  au-dessus  de  la 
sainte  muraille,  grimpe  sur  un  créneau,  s'assied  et  se  gratte; 
s'il  ne  remuait  pas,  on  le  confondrait  avec  les  petits  dieux,  les 
petits  monstres,  çà  et  là  sculptés  au  sommet  de  ce  rempart;  un 
autre  émerge  à  son  tour,  s'installe  sur  une  pointe  voisine;  et 
puis  trois,  et  puis  quatre;  les  créneaux  se  garnissent  de  singes. 

Très  vHe  le  jour  baisse;  la  cime  de  la  pyramide  reste  seule 
lumineuse,  rosée,  dans  l'ensemble  gris  et  vieux  de  l'énorme 
temple.  En  haut  du  mur  :  singes  couleur  de  pierre,  petits  monstres 
couleur  de  singe;  vautours  perchés.  En  l'air:  nuages  de  pigeons 
et  de  corbeaux,  resserrant  les  cercles  de  leur  vol  autour  du 
disque  de  bronze  dont  la  pyramide  est  couronnée. 

L'heure  de  la  sortie  des  singes.  L'un  d'eux  se  laisse  glisser, 
descend,  saute  par  terre,  traverse  impudemment  la  rue,  au  milieu 
des  groupes  de  vendeurs  qui  lui  font  place  ;  et  les  autres  suivent 
à  la  file,  à  quatre  pattes.  Des  espèces  de  chiens,  dirait-on,  mais 
trop  hauts  sur  jambes,  l'allure  sautillante  et  cocasse,  avec  de 
longues  queues  dressées.  Le  premier,  en  passant,  vole  une  prune, 
dans  un  mannequin  du  marché;  les  suivans  font  de  même,  à 
la  même  place,  et  chaque  fois,  sans  protester,  le  marchand  salue. 
Maintenant  ils  grimpent  lestement  le  long  d'une  maison,  et 
s'éloignent,  disparaissent  en  cortège  mystérieux  sur  les  toits. 

Extérieurement,  contre  le  rempart  du  temple,  dans  une  sorte 
de  guérite  faite  avec  des  branches  et  des  nattes  de  palmier,  ré- 
side une  idole  de  Pandavas  qui  a  deux  fois  la  taille  humaine, 
qui  est  horrible  et  noire,  avec  un  rictus  à  longues  dents.  Un 


VERS    BÉNARÈS.  <        489  , 

vieux  prêtre,  montant  sur  un  escabeau,  vient  lui  passer  au  cou 
une  guirlande  d'œillets  jaunes;  il  lui  allume  une  petite  lampe, 
lui  fait  tinter  une  petite  sonnette,  avec  force  saints,  et  puis  l'en- 
ferme pour  la  nuit  derrière  des  rideaux  de  nattes,  et  se  retire 
en  saluant  encore.  Quelque  chose  de  rapide  et  de  furtif  m'évente 
le  visage  :  une  chauve-souris,  de  la  grande  espèce  appelée  rous- 
sette, qui  est  sortie  avant  l'heure  et  vole  très  bas;  elle  va,  elle 
vient,  en  confiance  au  milieu  de  la  foule. 

Une  dernière  teinte  rosée  persiste  à  la  pointe  de  la  tour,  et 
voici  l'heure  de  Brahma;  le  sanctuaire  s'emplit  de  clameurs  et 
de  musiques,  dont  l'ensemble  m'arrive  confusément.  Que  se 
passe-t-il,  au  fond  de  ce  lieu  caché?  Quels  symboles,  effrayans 
sans  doute,  y  reçoivent  ces  adorations  du  soir?  Et  devant  ces 
images,  la  prière,  quelle  forme  prend-elle,  dans  ces  âmes,  pour 
moi  plus  impénétrables  que  le  temple?... 

Cependant  un  singe,  un  seul,  dédaigneux  de  la  promenade, 
est  resté  sur  le  faîte  du  mur,  assis  la  queue  pendante  et  tour- 
nant le  dos  aux  gens  du  dehors.  Mélancolique,  il  regarde  là-haut 
le  jour  mourir  sur  cette  pyramide  du  temple,  où  viennent  de 
s'abattre,  pour  se  coucher,  les  nuées  de  corbeaux  et  de  pigeons 
qui  tournoyaient  dans  le  ciel;  toutes  les  nervures,  toutes  les  sail- 
lies de  la  monstrueuse  chose  sont  noires  d'oiseaux  qui  battent 
encore  des  ailes.  Je  ne  vois  plus  guère  le  singe  qu'en  silhouette, 
son  dos  presque  humain,  sa  petite  tête  pensive,  ses  deux  ^oreilles 
bien  écartées,  se  détachant  sur  la  pâleur  toujours  un  peu  rose 
de  la  tour  colossale... 

Encore  la  sensation  d'un  coup  d'éventail  silencieux  ;  la  rous- 
sette qui  passe  et  repasse,  sans  changer  l'orbite  qu'elle  s'est 
tracée  pour  son  vol. 

Le  singe  regarde  la  grande  pyramide;  je  regarde  le  singe;  les 
petites  filles  me  regardent;  et  un  égal  abîme  d'incompréhension 
nous  sépare  tous  les  uns  des  autres... 

Je  suis  de  retour  maintenant  près  de  l'entrée  principale  du 
temple,  sur  la  place  ensablée  où  vient  aboutir  la  plus  longue 
rue  de  laggarnauth.  L'affluence  de  monde  augmente  de  minute 
en  minute,  pour  attendre  l'arrivage  de  ces  pèlerins,  qui  sont 
déjà  signalés,  me  dit-on,  et  presque  en  vue. 

Et  les  vaches  sacrées  sont  là,  qui  se  promènent  dans  la  foule. 
L'une,  la  plus  caressée  par  les  enfans,  est  énorme,  toute  blanche, 
et  sans  doute  très  vieille.  Il  y  en  a  aussi  une  petite  noire,  qui 


490  RE    UE   DES    DEUX    MONDES. 

a  cinq  pattes,  et  une  grise,  qui  en  a  six;  leurs  pattes  en  surplus, 
trop  courtes  pour  toucher  le  sol,  pendent  le  long  de  leurs  flancs 
comme  des  membres  atrophiés  ou  morts. 

Là-bas,  au  bout  de  la  rue,  les  pèlerins  enfin  se  dessinent.  Ils 
sont  deux  ou  trois  cents.  Ils  portent  de  larges  parasols  plats, 
en  sparterie  coloriée,  que  l'on  s'étonne  de  voir  ainsi  ouverts 
en  plein  crépuscule;  des  besaces,  des  gourdes  de  cuivre  pendent 
à  leur  ceinture;  des  amulettes,  des  coquilles  s'emmêlent  sur  leur 
poitrine;  ils  ont  le  torse  et  le  visage  poudrés  de  cendre.  Ils 
marchent  vite,  vite,  comme  pris  d'une  fièvre  religieuse  à  la  vue 
de  la  pyramide  vénérée. 

Dans  un  mirador,  qui  est  au-dessus  de  l'entrée  du  temple, 
on  commence  de  leur  faire  une  musique  de  bienvenue;  les  lam- 
tams  résonnent  là-haut,  accompagnés  de  longs  cris  humains,  et 
les  trompes  sacrées  beuglent  sinistrement. 

Ils  marchent  vite,  vite.  Arrivés  sur  la  place,  ils  jettent  à 
terre  les  parasols,  les  bardes,  les  bissacs,  ils  prennent  leur  course, 
s'engouffrent  en  tumulte  par  la  porte  que  gardent  les  monstres  de 
pierre,  montent  les  escaliers,  comme  des  gens  qui  délirent,  et 
disparaissent  dans  le  sanctuaire  béant. 

Il  fait  nuit.  Je  m'en  vais  à  la  recherche  de  la  «  Maison  du 
voyageur,  »  qui  doit  être,  comme  dans  toutes  les  villes  indiennes, 
très  à  l'écart,  presque  à  la  campagne. 

Je  la  trouve  dans  une  petite  solitude  sablonneuse,  où  il  fait 
une  nuit  limpide  et  douce,  et  où  l'on  entend  ce  bruit  berceur  de 
la  mer,  qui  est  le  même  sur  tous  les  rivages.  On  ne  voit  plus 
laggarnauth  ni  sa  tour  étrange;  tout  cela  s'est  noyé  là-bas  dans 
l'ombre  bleue.  Et  les  senteurs  marines,  le  parfum  des  petites 
plantes  rudes  dont  les  sables  sont  tapissés ,  me  rappellent  très 
mélancoliquement,  au  bord  de  cette  mer  de  Bengale,  mon  pays 
d'enfance,  les  plages  de  mon  île  d'Oléron... 

Ceux-là  seuls  connaissent  tout  le  charme  et  toute  l'âpre  tris- 
tesse des  voyages,  qui  ont  dans  le  fond  de  l'âme  un  invincible 
attachement  au  recoin  natal. 

ni.  —  LA  SPLENDEUR  BLANCHE  DES  GRANDS  MOGOLS 

Des  trains  express  permettent  aujourd'hui  de  brûler  l'espace, 
aux  Indes  comme  chez  nous.  Et,  de  laggarnauth,  des  bords  du 


VERS    BÉNARÈS.  491 

golfe  de  Bengale,  en  quarante-huit  heures,  à  travers  les  plaines 
monotones  du  Nord,  —  dépassant  Bénarès  qui  mïnquiète  et  où 
je  recule  encore  de  venir,  —  je  suis  retourné  dans  la  région  où 
souflle  le  vent  sec  de  la  famine  :  me  voici  dans  Agra  la  musul- 
mane. 

Et,  pour  qui  vient  comme  moi  de  l'Inde  brahmanique,  ce 
qui  frappe  dès  l'abord,  c'est  le  changement  absolu  dans  la  concep- 
tion des  monumeus  religieux,  les  mosquées  remplaçant  les  pa- 
godes; l'art  sobre,  précis  et  svelte,  succédant  à  l'énormité  et  à 
la  profusion.  Au  lieu  de  l'entassement,  de  l'orgie  de  divinités  et 
de  monstres  qui  caractérisait  les  temples  inspirés  des  Pouranas, 
les  lieux  où  l'on  adore,  au  pays  d'Agra,  sont  ornés  de  purs  des- 
sins géométriques  s'entre-croisant  dans  la  blancheur  des  marbres, 
avec  à  peine  quelques  fleurs  rigides,  çà  et  là  dessinées  sur  le 
poli  des  surfaces. 

Les  Grands  Mogols  !  On  dirait  aujourd'hui  un  nom  de  vieux 
conte  oriental,  un  nom  de  légende. 

Ils  vécurent  ici,  ces  souverains  magnifiques,  maîtres  du  plus 
vaste  empire  qui  ait  existé  au  monde.  Et  un  de  leurs  écrasans 
palais  domine  cette  ville  d'Agra,  qu'ils  retrouveraient  à  peu  près 
telle  qu'ils  l'ont  laissée,  sauf  le  délabrement  et  la  misère  que  sans 
doute  ils  n'y  avaient  point  connus. 

Sous  son  ciel  de  poussière  ardente,  sous  ses  tourbillons  de 
corbeaux,  d'aigles  et  de  vautours,  l'immense  ville  est  bien  restée 
l'Agra  d'autrefois. 

A  l'heure  où  j'y  pénètre  aujourd'hui,  un  cortège  de  noces  en 
sort,  précédé  de  vingt  énormes  tambours;  un  marié  de  seize  ans, 
vêtu  de  velours  rouge  et  d'or,  sur  une  jument  blanche;  une 
invisible  petite  épouse,  en  palanquin  fermé;  ensuite  les  présens, 
dans  des  coffrets  dorés,  qu'une  théorie  de  serviteurs  portent  sur 
la  tête;  et  enfin  le  lit  nuptial,  tout  couvert  de  dorures  et  promené 
sur  quatre  épaules,  pompeusement. 

Maisons  très  vieilles,  très  hautes,  qui  s'extravasent  par  le 
sommet,  s'épanouissent  en  galeries  et  en  miradors;  au  rez-de- 
chaussée,  les  vendeurs  de  mille  choses  éclatantes  où  miroitent 
à  profusion  la  soie  et  les  paillettes;  au  premier  étage,  les  baya- 
dères  et  les  courtisanes,  au  regard  lourd  et  noir,  très  apparentes 
à  leurs  fenêtres  ouvertes;  au-dessus,  les  gens  quelconques,  les 
logis   plus  discrètement  clos;  et,  enfin,  sur  les  toits,  toujours 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques  grands  vautours  perclie's,  ou  bien  encore  des  singes, 
assis  en  famille,  qui  regardent  passer  le  monde,  queue  pendante, 
et  qui  rêvent. . .  Les  singes  ont  depuis  des  siècles  envahi  Agra,  vivant 
à  l'état  libre  sur  les  toits,  comme  les  perruches;  certains  quar- 
tiers en  ruine  leur  sont  même  presque  abandonnés  et  ils  y  ré- 
gnent sans  conteste,  pillant  les  jardins  ou  les  marchés  d'alentour. 

Ce  palais  d'Agra,  de  loin,  cest  presque  une  montagne,  con- 
struite en  blocs  de  grès  rouge  et  hérissée  de  créneaux  féroces. 
;  Quand  on  regarde  ces  murailles  couleur  de  sanguine,  si  lourdes 
et  si  emprisonnantes,  on  se  demande  comment  la  cour  des  fas- 
tueux empereurs  pouvait  trouver,  derrière  de  tels  remparts,  un 
cadre  à  souhait  pour  le  déploiement  de  son  luxe  fantastique. 
Cependant,  si  l'on  contourne  la  rouge  montagne  du  côté  de  la 
rivière,  —  du  côté  de  la  lummah  très  sacrée  qui  coule  dans  son 
ombre,  —  on  entrevoit  comme  des  Alhambras  en  dentelle 
blanche,  comme  des  palais  de  rêve  léger,  posés  par-dessus  cette 
forteresse  de  Titans  et  en  contraste  imprévu  avec  la  massive  aus- 
térité d'une  pareille  base  :  c'était  là-haut  que  vivaient  les  Grands 
Mogols  et  leurs  sultanes,  dominant  tout,  presque  dans  l'air, 
inaccessibles  et  cachés  au  milieu  de  la  blancheur  et  de  la  trans- 
'  parence  des  marbres  purs. 

On  entre  par  des  portes  en  ogive,  des  voûtes,  des  espèces  de 
i tunnels,  à  travers  l'épaisseur  des  triples  remparts;  on  monte,  on 
monte  par  des  rampes  grandioses,  et  toujours  au  milieu  des  grès 
d'une  teinte  sanglante. 

Et  puis,  tout  à  coup,  c'est  la  pâleur  diaphane,  la  splendeur 
muette  et  bknche  ;  on  est  arrivé  parmi  les  marbres.  Tout  est 
blanc,  les  dalles,  les  murs,  les  colonnes,  les  voûtes,  les  balustres 
ciselés  au  bord  des  terrasses  qui  regardent  les  profonds  lointains  ; 
seulement  quelques  fleurs  çà  et  là,  sur  les  parois  immaculées, 
des  fleurs  en  mosaïque  d'agate  et  de  porphyre,  mais  si  fines,  si 
sobres,  si  rares,  que  l'effet  neigeux  de  ce  palais  n'en  est  pas 
altéré.  Et,  dans  son  abandon,  dans  son  silence  de  désert,  tout 
cela  est  aussi  frais  et  aussi  net  que  le  jour  où  fut  banni  le  der- 
nier des  empereurs:  l'usure  du  temps  n'a  sur  le  marbre  qu'une 
prise  très  lente;  ces  choses  exquises,  de  si  frêle  et  si  délicate 
apparence,  sont  par  rapport  à  nous  quasi  éternelles. 

Un  mélancolique  jardin  a  été  aussi  posé  là-haut  sur  cette 
montagne  factice,  au  cœur  de  la  citadelle  énorme  et  très  fermée. 
De  grands  porches  de  marbre  l'eijJLpurent,  qui  semblent  des  en 


VERS    BÉNARÈS.  493 

trées  de  grottes  blanches  aux  voûtes  de  stalactites.  Mais  ce  sont 
des  grottes  d'une  régularité  géométriquement  absolue  ;  la  moindre 
dentelure  de  leurs  pendentifs,  la  moindre  facette  de  leurs  arceaux 
compliqués,  est  d'une  exactitude  rigoureuse,  —  et  toujours 
lisérée  d'un  mince  filet  noir  que  l'on  croirait  tracé  avec  la  pointe 
d'un  pinceau,  mais  qui  est  une  très  habile  incrustation  d'onyx. 

Ces  salles  de  splendeur  triste  n'ont  aucune  clôture  ;  elles  com- 
muniquent entre  elles,  ou  bien  s'ouvrent  sur  les  terrasses  par 
des  arcades,  —  et  cela  donne  une  menteuse  indication  de  con- 
fiance, si  l'on  oublie  de  quelle  façon  jalouse  on  était  gardé  ici 
jadis  par  les  terribles  ouvrages  d'en  dessous.  Il  y  a  même  une 
esplanade  pour  donner  des  audiences,  tenir  des  conseils  en  plein 
air  ;  elle  est  d'une  simplicité  raffinée,  avec,  seulement,  des  cise- 
lures parfaites  dans  les  marbres;  presque  rien,  là;  un  trône  de 
marbre  noir  pour  le  Grand  Mogol  ;  à  côté,  un  escabeau  de  marbre 
blanc  pour  le  bouffon,  et  c'est  tout.  (En  ces  temps-là,  paraît-il, 
les  assemblées  politiques  avaient  un  tel  sérieux  que  la  présence 
d'un  bouffon,  chargé  de  détendre  les  esprits,  s'était  imposée. 
Chacun  sait  que,  dans  les  assemblées  de  nos  jours,  il  n'a  pas  paru 
nécessaire  de  spécialiser  un  personnage  pour  cet  emploi.) 

La  salle  pour  les  bains  de  l'Empereur,  est  blanche,  il  va  sans 
dire,  neigeusement  blanche  dans  son  inextricable  complication 
de  lignes,  d'arceaux  entre-croisés,  d'ogives  à  mille  brisures  ;  les 
voûtes  sonores,  taillées  à  facettes,  ont  l'air  toutes  givrées  de  lait 
glacé  ;  et,  sur  le  marbre  des  murailles,  on  a  jeté  de  sveltes 
branches  de  fleurs,  dont  la  moindre  est  une  merveille,  une  mo- 
saïque d'or  et  de  lapis. 

Sur  le  bord  extrême  des  remparts  qui  supportent  tout  l'édi- 
fice, du  côté  de  la  lummah  et  des  grandes  plaines  libres,  quan- 
tité de  petites  salles  pour  prendre  le  frais,  quantité  de  petits 
kiosques  légers  et  dominateurs,  étaient  destinés  aux  sultanes,  à 
toutes  les  belles  mystérieuses  de  cette  cour.  C'est  dans  cette  ré- 
gion du  palais  que  l'ajourage  des  marbres,  l'ajourage  en  den- 
telle, arrive  à  ses  effets  les  plus  surprenans.  A  travers  toutes  les 
parois,  on  peut  voir  sans  être  vu  ;  les  grandes  plaques  qui  les  com- 
posent, d'un  seul  morceau  du  haut  en  bas,  sont  tellement  fouil- 
lées à  jour  que,  de  loin,  on  dirait  des  stores  de  broderie  blanche, 
tendus  entre  les  minces  colonnes  charmantes.  Mais  toutes  ces 
constructions,  qui  jouent  le  fragile  et  l'éphémère,  ont  une  rigi- 
dité absolue  et  représentent  ce  que  les  hommes  savent  créer  de 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  durable,  en  même  temps  que  de  plus  ruineusement  beau. 

Dans  les  sous-œuvres  de  la  monstrueuse  demeure,  dans  le 
rocher  naturel  qui  la  supporte,  on  a  ménagé  d'autres  salles 
encore,  des  quartiers  un  peu  en  pénombre  et  dont  la  magnifi- 
cence a  je  ne  sais  quoi  de  clandestin.  Entre  autres  les  bains  de 
la  Grande  Sultane,  où  l'on  sent  comme  une  fraîcheur  souter- 
raine et  où  ne  pénètre  qu'une  faible  lumière  plongeante  ;  c'est 
une  sorte  de  vaste  caverne  enchantée  ;  aux  voûtes,  on  dirait  un 
ruissellement  de  pluie  que  le  gel  aurait  figé;  quant  aux  murailles, 
elles  sont  revêtues  de  très  fines  mosaïques  en  verre  de  miroir, 
et  l'humidité,  le  salpêtre,  ont  atténué  le  jeu  de  ces  milliers  de 
petits  prismes,  dont  l'ensemble  brille  d'un  éclat  discret,  comme 
ferait  un  vieux  brocart  pailleté  d'argent.  Jadis,  des  créatures  de 
jeunesse  et  de  beauté,  choisies  parmi  ce  que  l'admirable  race 
indienne  offrait  de  plus  parfait,  peuplaient  ce  lieu  si  défendu,  — 
et  ces  dalles  où  elles  se  couchaient,  ces  bancs  de  repos,  dont  le 
temps  n'a  même  pas  terni  la  blancheur,  ont  longuement  connu 
les  contacts  de  toute  cette  élite  de  chair  brune. 

C'était  déjà  ici  une  forteresse  de  souverains  bien  des  siècles 
avant  l'arrivée  des  conquérans  mogols,  qui  y  ont  apporté  ces 
choses  nouvelles  :  la  pâleur  laiteuse  des  marbres  et  la  netteté  de 
l'ornementation  géométrique.  Il  y  reste  encore  des  salles,  aux 
ciselures  de  grès  rouge,  d'un  archaïsme  très  lointain,  qui  datent 
des  rois  Jaïnas.  Et,  en  descendant  les  escaliers  d'ombre,  dans 
l'épaisseur  des  lourdes  pierres,  on  arrive  à  des  quartiers  inquié- 
tans  ou  tragiques  ;  des  oubliettes,  où  les  gens  étaient  abandonnés 
aux  serpens  cobras;  une  chambre  pour  pendre  les  sultanes,  dont 
le  corps,  ensuite,  était  jeté  dans  un  puits  perdu  sous  la  rivière; 
des  trous  noirs  sans  fond;  des  souterrains  que  l'on  n'ose  plus 
suivre,  et  qui  mèneraient  à  des  ossemens  ou  à  des  trésors...  Ce 
sont  comme  les  racines  lugubres,  profondément  entrées  dans  le 
sol,  de  cette  liliale  splendeur  blanche  qui  a  fleuri  tout  en  haut. 

En  remontant  des  ténébreuses  dépendances,  je  reviens  à  ces 
kiosques  ajourés,  qui  dressent  leurs  fines  découpures  tout  au 
bord  des  remparts  et  avancent  leurs  balcons  sur  le  vide.  Je  m'y 
attarde  longuement,  aux  places  où  les  belles  du  temps  passé,  où 
les  sultanes  cloîtrées  au  sommet  de  l'artificielle  montagne,  au- 
dessus  des  nuées  d'oiseaux  tournoyans,  regardaient  à  travers  les 
plaques  de  marbre,  ou  bien  entre  les  colonnettes  fuselées.  Tout 


VERS    BÉNARÈS.  495 

ici  est  d'une  finesse  exquise,  patientes  ciselures,  ou  petites  fleurs 
de  mosaïque  jetées  en  semis  sur  l'invariable  blancheur  des 
fonds  :  tout  semble  encore  plus  blanc  qu'autre  part,  il  y  a  par- 
tout comme  un  rayonnement  de  tristesse  blanche.  Ce  qu'elles 
voyaient  jadis,  les  sultanes,  était  moins  désolé  sans  doute  que 
de  nos  jours;  les  mêmes  plaines  se  déroulaient  à  l'infini,  la 
même  rivière  serpentait  au  loin,  mais  le  vent  de  famine  ne  souf- 
flait pas  comme  à  cette  heure  ;  sur  tout  le  pays,  il  n'y  avait  pas 
cette  poussière  de  mort,  qui  estompe  les  choses  comme  une 
brume.  Au  premier  plan,  presque  sous  leurs  pieds,  les  belles 
contemplaient  ce  grand  carrousel,  qui  est  toujours  là,  et  où  se 
donnaient,  pour  leur  plaire,  des  combats  d'éléphans  et  de  tigres, 
mais  l'arène  aujourd'hui  est  envahie  par  des  broussailles,  par 
des  arbres,  que  la  sécheresse  a  dépouillés  et  qui,  sans  la  chaleur 
de  cette  soirée  ardente,  feraient  songer  à  l'hiver. 

Nulle  part,  dans  llnde,  la  vie  des  oiseaux  n'est  innombrable  et 
encombrante  comme  ici.  Leurs  cris,  à  cette  heure,  sont  les  seuls 
bruits  qui  montent  jusqu'à  moi  ;  mais  ils  emplissent  le  silence 
de  ces  terrasses,  ils  font  vibrer  tous  ces  pâles  marbres  sonores. 
Aux  approches  du  crépuscule,  un  triage  par  espèce  s'opère  dans 
le  tourbillon  ailé  :  tel  arbre,  au-dessous  de  moi,  commence  à 
devenir  noir  de  corbeaux;  un  autre  est  entièrement  garni  de 
perruches,  qui  font  comme  des  feuilles  trop  vertes  sur  ses 
branches  mortes.  Et  des  aigles  au  corps  blanc,  de  grands  vau- 
tours chauves,  dans  le  carrousel  abandonné,  se  promènent  par 
terre,  comme  des  bêtes  de  basse-cour. 

Au  loin  dans  les  plaines,  on  voit  des  coupoles  blanches,  de 
cette  blancheur  diaphane  des  marbres  qu'aucune  peinture,  aucun 
revêtement  ne  saurait  imiter  ;  elles  émergent  çà  et  là  du  brouil- 
lard de  poussière  qui  traîne  sur  le  sol,  et  qui  bleuit  ou  s'irise 
avec  le  soir.  Ce  sont  les  demeures  actuelles  des  princesses  qui 
jadis  promenaient  ici,  dans  ce  haut  palais,  leurs  mousselines  la- 
mées d'or,  leurs  pierreries,  leurs  belles  gorges  dévoilées.  Et  le  plus 
grand  de  ces  dômes  est  le  Taje,  l'incomparable  Taje,  où  la  grande 
sultane  Montaz-i-Mahal  dort  depuis  deux  cent  soixante-dix  ans. 

Tout  le  monde  a  vu  le  Taje,  tout  le  monde  a  décrit  le  Taje, 
qui  est  l'une  des  merveilles  classiques  de  la  terre. 

Et  des  miniatures,  des  émaux  nous  ont  conservé  les  traits, 
sous  le  turban  doré  et  l'aigrette  étincelante,  de  cette  T\k)ntaz-i- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mahal  (1)  qui  inspira  tant  d'amour,  et  du  sultan  son  époux,  qui 
voulut  créer  autour  de  la  morte  une  splendeur  tellement  inouïe. 

Le  Taje,  c'est,  dans  un  grand  parc  funéraire  muré  comme 
une  citadelle,  le  plus  gigantesque  et  le  plus  impeccable  amas  de 
marbre  blanc  qui  soit  au  monde.  Les  murailles  du  parc  sont  en 
grès  rouge,  ainsi  que  les  hautes  coupoles,  incrustées  d'albâtre, 
qui  s'élèvent  au-dessus  des  portes,  aux  quatre  angles  du  vaste 
emclos.  Les  allées,  —  palmiers  et  cyprès,  —  les  pièces  d'eau,  les 
charmilles  ombreuses,  tout  est  tracé  en  lignes  droites  et  sévères. 
Et  là-bas,  au  fond,  trône  superbement  l'idéal  mausolée,  d'une 
blancheur  plus  neigeuse  encore  au-dessus  de  ces  verdures  sombres  : 
sur  un  socle  blanc,  une  coupole  immense,  et  quatre  minarets 
plus  hauts  que  des  tours  de  cathédrale  ;  tout  cela,  d'une  tran- 
quille pureté  de  lignes,  d'une  harmonie  calme  et  supérieurement 
simple  ;  tout  cela,  de  proportions  colossales,  et  construit  avec 
des  blocs  sans  tache,  à  peine  veinés  d'un  peu  de  gris  pâle. 

<Si  l'on  s'approche  ensuite,  on  distingue  des  arabesques  ado- 
rablement  délicates  qui  courent  sur  les  murailles,  soulignent  les 
corniches,  encadrent  les  portes,  s'enroulent  aux  minarets,  et  qui 
sont  de  très  minces  et  précises  incrustations  de  marbre  noir  (2). 

Sous  la  coupole  du  milieu,  la  coupole  de  soixante-quinze 
pieds  de  haut,  qui  abrite  le  sommeil  de  la  sultane,  c'est  l'excès 
de  la  simplicité  superbe,  le  summum  de  la  splendeur  blanche, 
'il  devrait  faire  sombre  là,  et  il  fait  clair,  comme  si  toutes  ces 
blancheurs  rayonnaient,  comme  si  ce  grand  ciel  de  marbre,  taillé 
à  mille  facettes,  avait  on  ne  sait  quelle  vague  transparence.  Sur 
les  hautes  parois,  un  peu  veinées  de  gris  perle,  rien  que  des 
séries  de  petits  arceaux  dentelés  qui  s'esquissent,  s'indiquent 
en  imperceptibles  saillies;  et  sur  le  vaste  déploiement  du  dôme, 
rien  que  ces  facettes  géométriques,  inspirées  des  lentes  cristal- 
lisations souterraines.  A  la  base  seulement  et  tout  autour  des 
précieuses  murailles,  il  y  a  comme  un  parterre  de  grands  lis, 
dont  les  tiges  semblent  sortir  du  sol  et  dont  les  pétales,  sculptés 
en  haut  relief  et  en  plein  marbre,  ont  Tair  prêts  à  s'efTeuiller... 
L'art  moderne  d'Occident  a  imité  plus  ou  moins  bien  ce  genre 
de  décoration-là,  qui  fleurissait  dans  l'Inde  au  xvii^  siècle. 

(1)  Épouse  de  l'empereur  Shah-Jehan,  elle  mourut  en  1629,  en  donnant  le  jour  à 
son  huitième  enfant,  après  quatorze  ans  de  mariage. 

(2)  Le  Taje  avait  jadis  de  grandes  portes  en  argent,  qui  furent  enlevées  lors  du 
pillage  d'Agra  par  Suraj-Mall. 


VERS    BÉNARÈS.  497 

La  merveille  des  merveilles  est  la  grille  blanche  qui,  au 
centre  de  la  salle  transparente,  enferme  la  pierre  du  tombeau. 
Elle  se  compose  de  hautes  plaques  de  marbre  mises  debout,  si 
finement  ajourées  que  l'on  dirait  d'immenses  découpures  d'ivoire, 
et,  sur  chacun  des  montans,  toujours  du  même  marbre  sans 
défaut,  sur  chacune  des  traverses  encadrant  ces  plaques  presque 
légères,  courent  des  guirlandes  de  petites  fleurs  éternelles, 
fuchsias  ou  tulipes,  qui  sont  des  incrustations  de  lapis,  de  tur- 
quoise, de  topaze  ou  de  porphyre. 

La  sonorité  de  ce  mausolée  blanc  est  presque  épeurante,  les 
échos  n'y  cessent  pas.  Si  l'on  y  chante  le  nom  d'Allah,  le  son 
exagéré  de  la  voix  s'y  prolonge  pendant  plusieurs  secondes,  et 
traîne  dans  l'air  à  n'en  plus  finir,  comme  un  souffle  d'orgue. 

Derrière  les  remparts  formidables  de  la  ville  de  Delhi,  à 
soixante  lieues  environ  plus  au  Nord,  les  Grands  Mogols  possé- 
daient un  autre  palais  enchanté,  qui  dépasse  encore  la  magnifi- 
cence de  celui  d'Agra. 

Il  ouvre  ses  grandes  ogives  blanches,  ce  palais  de  Delhi,  sur 
un  vieux  jardin  sans  vue,  très  enclos,  auquel  de  trop  hautes 
murailles  crénelées  donnent  la  tristesse  des  prisons. 

Prisons  pour  les  Génies  ou  les  Fées,  et  dont  aucun  autre 
palais  humain  n'égala  jamais  la  splendeur  délicate.  Tout  est  de 
marbre  blanc,  il  va  sans  dire;  tout  est  découpures,  retombées 
prodigieuses  de  stalactites  ou  de  grappes  de  givre.  Mais  l'or  à 
profusion  se  mêle  à  ces  inaltérables  blancheurs  ;  et  on  sait 
l'éclat  particulier  que  prennent  les  dorures  appliquées  sur  le  poli 
des  marbres.  Les  milliers  d'arabesques,  minutieusement  ciselées 
aux  parois  et  aux  voûtes,  sont  comme  serties  d'or  étincelant. 

Toute  la  lumière  qui  pénètre  là  vient  de  ces  larges  baies 
ouvertes  sur  le  jardin  triste.  Les  colonnes,  les  arceaux  dentelés, 
qui  se  succèdent  en  perspective,  vont  s'éteindre  dans  des  fonds 
lointains  un  peu  noyés  de  pénombre  bleue  ;  mais  le  palais  entier 
a  des  transparences  d'albâtre. 

La  salle  où  était  le  trône  (ce  légendaire  trône  du  paon  en  or 
massif  et  émeraudes)  est  entièrement  blanche  et  or.  Ailleurs,  les 
hautes  parois  de  marbre  sont  semées  de  bouquets  de  roses  ;  des 
roses  délicieusement  nuancées  de  rose  vif  et  de  rose  pâle,  comme 
dans  les  broderies  de  la  Chine,  et  dont  chaque  pétale  est  entouré 
d'un  imperceptible  liséré  d'or,  comme  dans  notre  art  nouveau, 
TOME  XIII.  —  1903.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ailleurs  encore,  c'est  un  semis  de  fleurs  bleues,  lapis  et  tur- 
quoise... Et  presque  toujours  la  vue  plonge  d'une  salle  dans  une 
autre,  à  travers  ces  plaques  de  marbre,  ajourées  en  dentelle, 
qui  remplaçaient,  dans  l'Inde  ancienne,  les  stores  de  nos  gros- 
sières demeures. 

Le  vent  de  famine  qui  tourmente  les  bosquets  du  jardin  muré 
disperse  les  dernières  feuilles  comme  un  vent  d'automne  ;  aujour- 
d'hui les  feuilles  mortes,  dans  ce  palais  du  silence,  arrivent  par 
tourbillons.  Et  un  grand  arbre,  encore  en  fleurs,  sème  comme 
une  pluie  ses  larges  calices  rouges  sur  le  pavage  blanc,  le  pavage 
précieux  de  la  salle  du  trône. 

IV.    —   DANS   LES   RUINES 

Tout  le  pays  qui  fut  habité  par  les  empereurs  mogols  est 
aujourd'hui  un  immense  ossuaire  de  villes  et  de  palais.  L'Egypte 
même  n'a  pas  autant  de  ruines  sur  ses  sables  que  cette  région 
sur  sa  terre  mourante.  Là-bas,  au  bord  du  Nil,  c'est  le  monde 
des  granits  monstrueux;  ici,  les  marbres  ciselés,  les  grès  à 
jours,  les  dentelles  de  pierre,  au  milieu  de  la  morne  campagne, 
gisent  partout  comme  choses  perdues.  Dans  cette  Inde,  où  la 
pensée  et  l'activité  humaines  fermentèrent  magnifiquement  pen- 
dant des  siècles,  les  débris  des  âges  antérieurs  sont  innombrables, 
et  leur  profusion,  leur  beauté,  confondent  nos  imaginations  mo- 
dernes. En  plus  des  villes  qui  s'anéantirent  à  la  suite  de  guerres 
et  de  massacres,  il  en  est  d'autres  dont  la  construction  fastueuse 
fut  décrétée  par  le  caprice  de  tel  ou  tel  souverain  et  que  l'on 
n'eut  pas  le  temps  de  finir;  il  est  des  palais  destinés  à  telle  sul- 
tane du  temps  passé,  qui  usèrent  des  peuplades  de  sculpteurs  et 
n'eurent  jamais  d'habitans. 

Entre  Delhi  et  les  ruines  d'une  capitale  des  vieux  âges,  dont 
la  tour  de  granit  rose  (1)  est  peut-être  la  plus  haute  tour  du 
monde,  on  rencontre  tout  le  long  du  chemin  des  fantômes  de 
villes  ou  de  forteresses  :  murs  crénelés  de  trente  ou  quarante 
pieds  de  haut,  fossés  et  pont-levis;  là  dedans,  personne;  du 
silence,  ou,  si  l'on  entre,  des  fuites  éperdues  de  singes  parmi 
des  pierres  éboulées  et  des  broussailles. 

Il  y  a  des  nécropoles  aussi,  des  nécropoles  dont  on  ne  voit 

(i)  La  tour  de  Rutb. 


VERS    BÉNARÈS.  499 

plus  la  fin.  La  terre,  sur  des  lieues  de  long,  a  été  remplie  de 
morts;  les  kiosques  funéraires,  les  tombeaux  de  toutes  les  époques 
se  succèdent,  s'enchevêtrent  en  dédale,  au  milieu  des  écroule- 
mens,  des  décombres. 

Il  en  est,  de  ces  tombeaux,  que  l'on  entretient  encore  avec 
une  piété  prodigue,  bien  qu'ils  soient  cachés,  noyés  derrière  les 
milliers  d'autres,  derrière  les  abandonnés  qui  s'effondrent.  Les 
sentiers  qui  y  mènent,  parmi  les  pierres,  les  trous,  les  vieux 
caveaux  béans,  seraient  à  peine  reconnaissables,  s'ils  n'étaient 
jalonnés  par  toute  la  truanderie  des  ruines,  estropiés  ou  lépreux, 
guettant  les  pèlerins  pour  avoir  des  aumônes.  Et  c'est  une  sur- 
prise d'apercevoir  tout  à  coup,  après  ces  chemins  de  poussière, 
quelque  merveilleux  mausolée,  aux  parois  de  marbre  ajouré, 
aux  tentures  de  soie  rouge  brodée  d'or,  aux  tapis  somptueux  où 
s'étalent  des  jonchées  fraîches  de  gardénias  et  de  tubéreuses. 
Les  plus  luxueuses  de  ces  demeures  sont  celles  d'anciens  soli- 
taires, fakirs  ou  derviches,  qui  vécurent  dans  la  misère  voulue 
et  le  renoncement  suprême,  mais  dont  quelque  souverain  voulut 
honorer  follement  la  mémoire. 

La  tour  en  granit  rose  apparaît  de  très  loin,  à  l'horizon  de 
ce  pays  de  la  Mort,  bien  avant  les  remparts  et  les  palais  ciselés 
qui  s'étendent  à  ses  pieds,  sur  les  ondulations  d'un  terrain  sec 
et  pierreux,  abandonné  aux  bergers  et  aux  chèvres. 

Il  est  bientôt  midi,  l'heure  accablante,  quand  je  passe  les 
doubles  portes,  aux  ogives  brisées,  qui  donnent  accès  dans  cette 
ville  fantôme  :  une  sorte  de  lande  funèbre,  enclose  de  grands 
murs  à  créneaux,  et  si  vaste  que  l'on  voit  à  peine  en  entier  le 
déploiement  de  son  enceinte.  Là  dedans,  quelques  arbres  qui  se 
meurent  de  sécheresse,  qui  sèment  au  vent  chaud  leurs  feuilles 
jaune  d'or;  d'informes  amas  de  pierres;  des  dômes  çà  et  là,  des 
tours,  si  frustes,  que  l'on  croirait  des  rochers;  aux  abords  seule- 
ment de  l'étonnante  tour  rose,  des  restes  d'une  lourde  magni- 
ficence indiquent  un  quartier  royal.  Mais,  dans  ces  glorieux 
débris,  tous  les  styles  se  confondent;  tant  de  guerres,  d'invasions 
ont  passé  sur  ce  vieux  sol,  tant  de  destructions  se  sont  succédé, 
et  de  réédifications  presque  surhumaines,  que  l'on  ne  sait  plus; 
l'histoire  de  ce  coin  de  la  terre  reste  enveloppée  de  ténèbres. 

Et  c'est  là,  dans  le  palais  d'un  roi  de  légende,  que  je  vais 
m'abriter  pendant  la  période  de  la  torpeur  méridienne,  à  l'ombre 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

presque  fraîche  des  granits  de  mille  ans.  Pour  quelques  heures 
de  recueillement  ou  de  sommeil,  je  m'installe  seul,  sans  même 
un  serviteur  indien,  à  l'angle  d'une  galerie  haute,  dans  une  sorte 
de  loggia  dominant  une  salle  aux  innombrables  colonnes  car- 
rées, couvertes  de  sculptures  archaïques;  seul,  afin  de  mieux 
pénétrer  dans  l'intimité  de  ces  ruines,  et  même  des  bêtes  qui  en 
sont  aujourd'hui  les  hôtes.  Au  dehors,  un  soleil  torride  sur- 
chauffe la  lande  déserte  ;  on  n'entend  pas  chanter  les  cigales  ni 
bourdonner  les  mouches;  rien  que,  de  loin  en  loin,  le  cri  stri-. 
dent  et  isolé  de  quelque  perruche,  qui  rentre  au  palais  pour 
dormir  à  l'ombre,  ayant  son  nid  par  là,  dans  les  ciselures  d'en 
haut;  ou  bien,  le  frôlement  d'un  petit  tourbillon  de  feuilles 
sèches,  qui  s'engouffre  entre  les  colonnes,  chassé  par  une  rafale 
du  vent  de  famine. 

Les  granits  qui  recouvrent  la  salle  d'un  pesant  plafond 
s'entre-croisent,  se  superposent  en  amas  pyramidal  ;  ce  sont  des 
monolithes  très  longs,  employés  un  peu  comme  les  poutres  de 
nos  vieilles  charpentes:  procédé  enfantin  d'une  humanité  qui 
ignorait  le  dôme,  la  courbure  des  voûtes,  ou  qui  ne  s'y  fiait  pas 
encore.  Au-dessous  de  moi,  il  y  a  d'abord  la  forêt  des  colonnes, 
;des  piliers  superbes,  —  monolithes,  il  va  sans  dire,  —  et  dont 
le  dessin  carré  est  aussi  pour  rejeter  l'imagination  dans  les  plus 
vieux  temps  hindous.  Et,  du  recoin  obscur,  de  l'observatoire 
d'ombre  où  je  suis,  j'aperçois  aussi,  par  de  larges  baies  ouvertes, 
les  choses  du  dehors;  j'aperçois  les  granits  rouges,  les  grès 
rouges,  les  porphyres,  toutes  les  ruines  d'alentour  qui  ont  l'air 
d'être  incandescentes  sous  le  soleil  de  feu.  Dans  un  recul  à  peine 
appréciable,  tant  l'air  est  transparent  et  tant  la  lumière  est  pré- 
cise, d'admirables  portiques  dressent  encore  leurs  ogives  pré- 
cieusement ciselées,  où  s'enroulent  des  inscriptions  d'Islam,  en 
primitifs  caractères  coufiques.  Et  un  obélisque  de  fer,  d'un  âge 
inconnu  (1),  se  lève  tout  noir  et  couvert  de  lettres  sanscrites, 
parmi  des  tombes,  au  milieu  d'une  place  dallée  qui  fut  jadis  la 
cour  intérieure  d'une  mosquée  très  sainte,  réputée  en  son  temps 
«  la  plus  belle  du  monde.  » 

Des   trottinemens    légers,   en  bas,   sur   les   dalles!...  Trois 
chèvres,  suivies  de  leurs  jeunes  chevreaux,  font  leur  entrée  dans 

(1)  Obélisque  de  vingt  pieds  de  haut,  élevé,  dit  l'inscription,  par  Raja  Dhava 
pour  célébrer  sa  victoire  sur  les  peuples  Valhikas,  probablement  vers  le  m*  siècle 
de  l'ère  chrétienne;  l'unique  monument  en  fer  que  l'antiquité  nous  ait  légué. 


VERS    BEN ARES. 


501 


le  palais,  et,  sans  hésitation,  comme,  des  habituées,  montent  à 
ma  galerie  haute,  se  couchent  à  l'ombre  pour  la  sieste  de  midi. 
Je  reçois  aussi  des  visites  de  corbeaux,  et  surtout  des  visites  de, 
tourterelles  :  tout  ce  monde  cherche  la  fraîcheur,  se  pose  et; 
s'endort.  Et  le  silence,  après  cela,  s'établit,  incontesté,  définitif,' 
sans  même  ce  bruit  des  feuilles  mortes  qui  s'envolaient,  car  le 

•  vent  sommeille  à  présent,  comme  toutes  choses. 

'  Au  fond  de  ma  loggia  est  une  petite  fenêtre  donnant  sur 
l'extérieur,  et  par  oii  je  devrais  voir  le  ciel;  mais  non,  ce  que 
j'aperçois  me  semble  une  broderie  blanche  sur  fond  rose,  qui  se^ 
tiendrait  comme  suspendue  dans  l'air,  à  une  distance  imprécise: 
les  flancs  de  la  grande  tour,  le  rose  de  ses  granits  et  le  blanc  de 
ses  incrustations  de  marbre... 

C'est  ici  ma  dernière  étape  avant  cette  Bénarès  dont  j'ai  peur, 
et  où  je  serai  dans  deux  jours,  ne  pouvant  reculer  davantage  la 
déception  suprême  qui  m'y  attend  sans  doute...  J'y  songe  beau- 
coup, au  milieu  de  cette  mystérieuse  paix  des  ruines  ;  ma  pensée 
est  tendue  vers  la  maison  de  ces  Sages,  dont  je  vais  accepter  la 
frugale  et  si  étrange  hospitalité... 

Mais,  dans  mon  imagination,  que  la  torpeur  ambiante  entraîne 
au  sommeil  et  au  songe,  persiste  aussi  la  préoccupation  de  la 
grande  tour,  qui  trône  dans  mon  voisinage  immédiat.  Un  roi,, 
dit  la  légende,  la  fît  construire  pour  satisfaire  à  un  caprice  de 
sa  fille,  qui  voulait  apercevoir  à  l'horizon  une  très  lointaine 
rivière.  En  m'avançant  à  la  fenêtre  de  ma  loggia,  je  suis  on  ne 
peut  mieux  pour  la  regarder;  toute  rose,  à  côté  d'un  portique 
rose,  elle  s'élance  dans  l'implacable  ciel  pur.  Elle  déroute  les 
yeux  par  sa  sveltesse  et  sa  hauteur,  elle  dépasse  trop  les  propor- 
tions des  tours  ou  des  minarets  déjà  connus  (1),  et  le  renflement 
de  sa  base  lui  donne  un  air  de  pencher;  et  puis,  c'est  anormal, 
une  chose  si  splendide,  si  intégralement  conservée,  qui  surgit 
au  milieu  d'un  désert  semé  de  ruines.  La  pierre  en  est  tellement 
polie  et  d'un  grain  si  fin  que  la  rouille  des  siècles  n'a  pas  eu 
de  prise,  et  la  fraîche  couleur  s'y  est  maintenue  (2).  Des  canne- 
lures rondes,  qui  vont  de  la  base  jusqu'au  sommet,  simulent  les 
plis  d'une  étoff"e,  les  «  godets  »  de  soie  d'une  robe  de  femme; 
toute  la  tour  est  plissée,  comme  un  parasol  refermé.  La  forme 
de  l'ensemble  fait  songer  aussi  à  une  gerbe  de  tuyaux  d'orgue, 

(1)  Tour  de  240  pieds  de  haut,  l'une  des  merveilles  classiques  de  l'Inde. 

(2)  Restaurée  en  1827.  .  .  -    -. 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

à  un  faisceau  de  gigantesques  troncs  de  palmier,  que  lieraient 
à  différentes  hauteurs  des  coulans  brodéb,  des  coulans  qui  sont 
des  galeries  en  granit,  surchargées  d'inscriptions  d'Islam  en 
mosaïques  blanches... 

Je  dormais  presque...  Des  pas  d'homme,  tout  à  coup,  au- 
dessous  de  moi,  des  pas  empressés  !  Diversion  bien  imprévue, 
après  des  heures  d'un  tel  silence.  Et  une  dizaine  de  personnages 
apparaissent,  éclatans  de  couleurs,  —  des  bleus  crus,  des  blancs, 
des  dorures,  —  sur  la  monotonie  rousse  des  grandes  pierres. 
Musulmans  du  Nord,  Afghans  reconnaissables  à  leurs  bonnets 
pointus  ;  des  tarbouchs,  enroulés  très  bas,  cachent  leurs  oreilles 
et  les  coins  de  leurs  yeux,  laissant  surtout  paraître  le  nez  en  bec 
d'aigle,  la  barbe  couleur  de  jais.  Ils  marchent  vite,  vite,  l'air 
faux  et  mauvais.  Invisible  dans  ma  niche,  insoupçonné  là-haut, 
je  m'amuse  à  les  obsei^ver.  Ils  sont  de  pieux  pèlerins  que  la  foi 
seule  amène,  c'est  manifeste.  Dévotement,  ils  s'arrêtent  devant 
les  beaux  portiques  des  mosquées  défuntes,  ils  se  prosternent 
pour  baiser  des  tombes,  et  puis,  toujours  en  hâte,  s'en  vont  plus 
loin,  je  ne  sais  où,  s'évanouissent  dans  les  ruines. 

Trois  heures  bientôt  :  le  recommencement  de  la  vie.  Des  per- 
ruches vertes  sortent  de  tous  les  trous  de  la  voûte,  crochant 
leurs  griffes  aux  sculptures  pour  se  pencher  et  regarder,  puis 
s'élancent,  prennent  leur  vol,  avec  un  cri  de  vitalité  inquiète  et 
féroce.  Les  trois  chèvres  s'éveillent  à  leur  tour,  emmènent  leurs 
petits  à  la  recherche  de  l'herbe,  de  l'herbe  rase  et  desséchée.  Et 
je  descends  moi-même,  pour  errer  dans  la  ville  fantôme. 

Ruines  de  maisons,  ruines  de  temples,  ruines  de  palais  et  de 
mausolées  ;  çà  et  là,  de  maigres  troupeaux,  essayant  de  brouter 
parmi  les  pierres,  se  dispersent  aux  lointains  de  la  funèbre  lande 
murée.  Les  pâtres  sauvages  qui  les  mènent  jouent  du  pipeau 
en  sourdine;  ils  ont  l'air  recueilli,  l'air  intimidé  par  tant  de 
sanctuaires  effondrés  alentour.  Et  de  partout  on  voit  se  lever 
la  tour  rose,  qui  semble  faire  le  guet,  au  milieu  de  l'universelle 
désolation. 

A  de  vagues  carrefours,  aux  entre-croisemens  de  ce  qui  fut 
des  avenues,  il  reste  des  balcons,  sur  des  pans  de  murs  ;  des 
espèces  de  loggias  avancées  subsistent  encore,  d'où  les  belles 
d'autrefois  regardaient  passer  les  éléphans  en  robe  de  pourpre, 
les  cortèges  de  grands  parasols,  les  défilés  des  cavaliers  de 
guerre,  les  foules  des  vieux  temps  magnifiques... 


VERS    BÉNARÊS.  503 

Oh  !  la    tristesse   de  ces    miradors,    aux   angles    des    rues 
mortes  !... 


V.    —   BUCHERS    DE   CADAVRES 

Sur  le  Gange,  en  hiver,  par  un  soir  gris.  La  brume  des  fins 
de  jour  monte  du  vieux  fleuve  sacré  et  ternit  avant  l'heure  le 
soleil  qui  va  s'éteindre.  Bénarès,  en  silhouette  prodigieuse  de 
temples  penchés  et  de  palais  croulans,  se  dresse  devant  lOuest 
encore  lumineux. 

Les  autres  barques  sommeillent,  et  la  mienne  seule  chemine, 
chemine  lentement,  au  pied  de  la  ville  sainte,  dans  son  ombre 
colossale,  sous  l'écrasement  de  ses  temples  trop  hauts  et  de  ses 
palais  trop  farouches. 

L'épuisement  du  fleuve,  après  ces  trois  années  sans  pluie 
qui  ont  amené  la  famine,  exagère  la  hauteur  des  choses  ; 
Bénarès  se  découvre  jusqu'en  ses  racines  extrêmes,  jusqu'en  ses 
fondations  sans  âge:  des  fragmens  d'antiques  palais,  descendus 
depuis  des  siècles  sous  les  eaux,  montrent  çàet  là  leur  tôte  parmi 
les  barques  immobiles;  des  ruines  englouties  et  oubliées  vont 
reparaître;  le  vieux  Gange  laisse  entrevoir  son  lit  plein  de  débris 
et  de  mystères. 

A  regarder  le  désarroi  des  bords,  on  devine  les  monstrueuses 
débauches  de  ce  fleuve  déifié,  à  la  fois  nourricier  et  destructeur, 
comparable  à  Çiva  qui  enfante  et  qui  tue;  pendant  les  crues  de 
la  saison  des  nuages,  rien  ne  résiste  à  sa  poussée  terrible;  d'or- 
gueilleuses murailles  en  granit,  des  remparts  entiers,  ont  glissé 
d'un  seul  bloc  sur  ses  berges,  et  restent  là,  inclinés  en  tous  sens 
comme  après  quelque  tourmente  cosmique,  étonnans  d'immo- 
bilité dans  ces  attitudes  qui  présagent  les  chutes  prochaines. 
La  sécurité  ne  commence  qu'à  trente  ou  quarante  pieds  de 
haut;  là  seulement  s'ouvrent  les  premières  fenêtres  des  hommes, 
s'avancent  leurs  premiers  balcons,  leurs  premiers  miradors.  Plus 
bas,  le  Gange  est  le  maître  ;  tout  est  destiné  à  s'y  plonger  une 
fois  l'an  ;  tout  reste  éternellement  enduit  de  son  limon  sacré;  tout 
est  bâti  pour  lui  :  kiosques  massifs  comme  des  casemates  abritant 
des  dieux  lourds  et  trapus,  soubassemens  cyclopéens,  blocs  mon- 
strueux, qui  semblent  immuables,  mais  qui  pourtant,  à  certaines 
époques  de  fureur  des  eaux,  peuvent  chanceler  et  s'engloutir. 

Plus  haut  que  les  maisons,  plus  haut  que  les  palais,  montent 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  ciel  du  couchant  les  pyramides  brahmaniques  des 
innombrables  temples  ;  comme  au  pays  radjpoute,  elles  res- 
semblent à  de  grands  ifs  de  pierre;  mais  ici  elles  sont  rouges, 
d'un  rouge  sombre  mêlé  de  dorures  mourantes.  Bénarès  est,  dans 
toute  son  étendue,  plantée  de  pyramides  rouges  à  pointe  d'or. 
Et  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  ville,  qui  s'éploie  sur  la  rive  en 
croissant  superbe,  suivant  la  courbe  de  son  fleuve,  des  esca- 
liers en  granit,  vrais  escaliers  de  géans,  forment  comme  un 
piédestal,  descendent  de  là-haut,  de  la  région  où  les  hommes 
ont  leur  demeure,  vers  la  zone  profonde  et  les  eaux  vénérées. 

On  les  voit  ce  soir  jusqu'aux  dernières  marches,  les  grands 
escaliers,  jusqu'aux  assises  qui  ne  se  découvrent  que  dans  les 
années  de  malheur,  et  dont  l'apparition  signifie  misère  et  famine. 
Ils  sont  vides,  à  cette  heure  du  jour,  ces  escaliers  majestueux 
où,  jusqu'à  midi,  s'étageaient  en  foule  les  marchands  de  fruits, 
les  marchands  de  gerbes  pour  les  vaches  sacrées,  surtout  les 
marchands  de  ces  bouquets  et  de  ces  guirlandes  que  l'on  jette 
en  hommage  au  vieux  fleuve  adoré  ;  mais  les  innombrables 
parasols  de  sparterie  qui  abritaient  tout  ce  monde  restent  là, 
plantés  à  demeure  sur  des  hampes,  et  très  penchés  vers  le 
Levant  pour  le  soleil  du  matin  ;  des  parasols  sans  plissure,  res- 
semblant à  des  disques  de  métal,  et  tous  les  granits  qui  servent 
de  base  à  la  ville  en  sont  couverts,  à  perte  de  vue  ;  on  dirait  un 
champ  de  boucliers. 

Un  terne  crépuscule  s'annonce,  et  il  fait  subitement  froid. 
En  venant  à  Bénarès,  je  n'avais  pas  prévu  des  ciels  gris  et  des 
aspects  d'hiver. 

Ma  barqpie,  au  gré  du  courant,  chemine  en  silence,  rasant 
les  bords,  sous  l'oppression  des  grandes  masses  sombres. 

En  un  recoin  sinistre  de  la  berge,  parmi  des  éboulemens  de 
palais,  sur  la  terre  noirâtre  et  la  vase,  il  y  a  trois  petits  bûchers 
auxquels  des  hommes  de  mauvaise  mine,  en  haillons,  s'eff"orcent 
de  mettre  le  feu  ;  trois  petits  bûchers  qui  fument  et  ne  veulent 
pas  flamber  ;  ils  sont  de  forme  singulière,  inquiétante,  longs  et 
étroits  :  bûchers  de  cadavres.  Des  morts  y  sont  couchés,  chacun 
dans  le  sien,  les  pieds  vers  le  fleuve;  en  s'approchant,  on  dis- 
tingue, parmi  les  morceaux  de  branches,  des  orteils  enveloppés 
de  linge  qui  débordent  et  qui  se  dressent.  Comme  ils  sont  petits, 
ces  bûchers  ;  il  faut  donc  si  peu  de  bois  pour  faire  brûler  un 
corps  1 


VERS    BÉNARÊS.  505 

—  Des  bûchers  de  pauvres,  m'explique  un  Hindou,  mon 
batelier.  Ils  n'ont  pas  eu  de  quoi  en  acheter  davantage,  et  c'est 
du  mauvais  bois  tout  humide. 

Cependant  l'heure  de  Brahma  est  venue  et,  le  long  du  fleuve, 
la  puissante  vie  religieuse  du  soir  va  commencer.  Par  tous  les 
escaliers  descendent  les  brahmes,  drapés  dans  des  voiles;  ils 
viennent  jusqu'en  bas  chercher  l'eau  sainte,  pour  les  ablutions 
et  pour  les  rites  auxquels  leur  caste  oblige  ;  les  marches  de 
granit,  qui  étaient  si  désertes,  se  peuplent  en  silence  ;  les  mille 
petits  radeaux  qui  attendaient  près  de  la  rive,  dans  l'ombre  des 
palais  et  des  temples,  les  mille  petits  appontemens  de  bambou 
disposés  pour  cet  instant  d'universelle  prière,  se  couvrent  de 
rêveurs,  qui  s'immobilisent,  assis  en  la  pose  hiératique.  Et  bien- 
tôt la  pensée  immense  de  cette  multitude  s'envole  vers  les  inson- 
dables au-delà,  où  doivent  plus  tard  se  fondre  et  sombrer  toutes 
nos  individualités  éphémères. 

Dans  le  recoin  des  morts,  près  des  trois  bûchers  fumans,  il 
y  a  deux  autres  formes  humaines  empaquetées  de  mousselines  et 
à  demi  plongées  dans  le  fleuve,  chacune  reposant  sur  une  frêle 
civière;  ils  prennent  leur  bain  dans  l'eau  sacrée,  ceux-là,  tout 
comme  les  vivans  d'à  côté,  leur  bain  suprême,  avant  d'être  déposés 
sur  les  piles  de  bois  que  l'on  commence  aussi  à  dresser  pour  eux. 

Sur  la  rive  d'en  face,  —  qui  est  une  plaine  infinie,  de  vases  et 
d'herbages,  tous  les  ans  submergée  par  le  Gange,  —  les  brumes 
du  soir  se  condensent  de  plus  en  plus  ;  c'était  d'abord  une  rive 
confusément  nébuleuse  ;  mais  ces  brumes  maintenant  prennent 
des  formes,  accusent  des  contours  comme  on  en  voit  dans  les 
ciels  de  pluie.  Et  la  grande  ville  sainte  a  l'air  de  s'être  dressée  en 
amphithéâtre  pour  contempler  à  ses  pieds  des  cimes  de  nuages. 

Dans  le  recoin  des  morts,  un  jeune  fakir  s'est  figé  debout, 
les  bras  croisés,  la  tête  penchée  vers  ce  qui  se  passe  de  lugubre 
au  milieu  de  ces  tas  de  mauvais  bois  humide  ;  sa  chevelure 
tombe  sur  ses  épaules  ;  sa  nudité,  encore  belle  et  musculeuse, 
est  poudrée  à  blanc,  et  il  a  sur  la  poitrine  une  guirlande  de  soucis, 
comme  celles  que  l'on  jette  au  fleuve  chaque  jour. 

Un  peu  au-dessus  des  bûchers,  sur  la  frise  d'un  vieux  palais 
qui  a  depuis  longtemps  roulé  au  fleuve,  des  gens,  cinq  ou  six 
au  plus,  se  tiennent  accroupis,  la  tête  enveloppée  d'un  voile, 
et  semblent  regarder  avec  attention  comme  le  fakir  :  les  parens 
de  ceux  que  l'on  brûle.  Deux  personnages  surtout,  qui  ont  des 


506         .         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attitudes  prostrées  de  vieillard,  paraissent  observer  anxieuse- 
ment le  plus  humble,  le  moindre  des  trois  feux.  —  «  Ce  n'est 
qu'un  petit  garçon  de  dix  ans,  explique  mon  batelier  hindou, 
qui  s'est  informé  sur  la  rive  ;  mais  c'est  égal,  ils  ont  apporté  trop 
peu  de  bois.  »  La  fumée  monte  vers  leur  groupe  immobile;  la 
fumée  de  leur  petit,  qui  commence  tout  de  même  à  se  consu- 
mer, tant  les  brûleurs  éventent,  éventent  ce  feu  de  pauvres  avec 
un  pagne  sordide  que  l'un  d'eux  vient  d'enlever  de  ses  reins.  Et 
les  temples,  les  palais,  élancés  partout  dans  le  ciel  brumeux, 
dominent  de  leur  impassibilité  superbe  ce  recoin  noirâtre  où 
toute  chair  finit,  écrasent  de  leur  magnificence  ces  trop  lentes 
crémations  d'indigens,  toute  cette  misère  jusque  dans  la  mort. 

Maintenant,  au  sommet  des  gigantesques  escaliers,  une 
recrue  nouvelle  pour  les  bûchers  fait  son  apparition;  un  cin- 
quième cadavre  débouche  là-haut  d'un  couloir  d'ombre  qui  est 
une  rue,  et  s'achemine  vers  le  vieux  Gange,  où  sa  cendre  sera 
jetée.  Sur  des  branches  de  bambou  liées  en  brancard,  six  hommes 
de  basse  caste,  dépenaillés  et  demi-nus,  l'amènent  les  pieds  en 
avant,  presque  debout,  tant  la  pente  est  rapide  ;  personne  ne 
suit,  pçrsonne  ne  pleure,  et  des  enfans,  qui  descendent  aussi 
pour  se  baigner,  comme  s'ils  ne  voyaient  rien,  sautent  gaiement 
alentour.  A  Bénarès,  l'âme  seule  compte  pour  quelque  chose; 
quand  elle  est  partie,  on  se  détache  de  ce  qui  reste  après.  Il  n'y 
a  guère  que  les  pauvres  qui  accompagnent  les  leurs  au  recoin 
des  morts,  par  crainte  que  le  bois  ne  soit  insuffisant  et  que  les 
brûleurs  ne  jettent  au  fleuve  des  membres  non  consumés. 

Une  mousseline  rose,  à  grands  dessins  éclatans,  enveloppe  ce 
cadavre  qui  arrive,  et  des  fleurs  blanches  de  gardénias,  des  fleurs 
rouges  d'hibiscus  sont  attachées  à  ses  reins.  C'est  une  forme  de 
femme;  ces  fleurs,  du  reste,  suffisaient  à  le  faire  prévoir;  mais 
l'étofîe  légère  la  révèle  admirable,  malgré  l'affaissement  glacé. 
—  «  Une  fille  de  riches,  me  dit  le  batelier,  voyez  le  beau  bois 
qu'on  lui  apporte.  » 

Et,  pour  l'attendre,  je  fais  arrêter  ma  barque,  —  sur  cette 
eau  du  Gange,  sur  cette  oau  trouble,  jaunâtre,  limoneuse,  qui 
est  éternellement  couverte  de  pétales  de  fleurs,  de  guirlandes  de 
fleurs,  parmi  des  algues  et  des  immondices,  et  d'où  s'exhale  une 
odeur  de  sépulcre.  Des  roses,  des  tubéreuses,  surtout  des  fleurs 
jaunes  enfilées,  des  colliers  de  soucis  et  d'ceillets  d'Inde,  tout  ce 
que  l'on  jette  chaque  jour  en  offrande  au  vieux  fleuve  sacré, 


VERS    BÉNARÈS.  507 

flotte  ef  fermente.  L'écume  blanche,  la  bave  des  bords,  est  toute 
semée  de  fleurs  jaunes  qui  se  mêlent  aux  détritus  humains  pour 
une  communion  dans  la  pourriture. 

Elle  descend,  la  belle  morte,  livrée  à  ses  porteurs  comme 
chose  vile.  Quand  elle  est  tout  au  bord  et  tout  près  de  moi,  on 
la  couche  sur  la  vase,  à  demi  plongée  dans  le  fleuve  pour  son 
dernier  bain,  et  l'un  des  hommes  se  penche  sur  elle,  avec  une 
nuance  de  respect  pourtant,  afin  de  découvrir  son  visage  une 
suprême  et  dernière  fois  et  de  lui  verser  dans  la  bouche,  suivant 
les  rites,  un  peu  de  l'eau  du  Gange  qu'il  prendra  au  creux  de  sa 
main.  Alors  j'aperçois  deux  longs  yeux  fermés  et  cernés,  que 
borde  la  frange  noire  des  cils;  un  nez  droit  aux  ailes  délicates; 
des  joues  pleines  et  des  lèvres  d'un  contour  exquis,  entr'ouvertes 
sur  de  l'émail  blanc.  Elle  était  adorablement  jolie,  et  sans  doute 
quelque  mal  accidentel  sera  venu  la  faucher  en  pleine  force,  en 
pleine  montée  de  sa  jeune  sève,  pour  qu'elle  soit  ainsi  à  peine 
changée.  D'ailleurs,  l'étofl'e  rose  qui  l'enveloppe,  mouillée  à  pré- 
sent et  devenue  transparente,  plaque  sur  sa  gorge,  sur  ses 
reins,  ne  dissimule  plus  assez  la  beauté  de  son  corps...  Et  on  a 
livré  tout  cela  à  des  porteurs  grossiers,  et  dans  un  instant  ce 
sera  détruit...  Cependant,  c'est  le  tour  de  l'un  des  deux  autres 
qui  attendaient  là,  baignant  dans  l'eau  sainte,  —  un  homme  em- 
paqueté de  mousseline  blanche,  —  et  on  le  pose  sur  son  bûcher. 
Il  n'est  pas  raidi  ;  sa  tête,  un  instant,  roule  de  droite  et  de  gauche, 
puis  enfin  s'immobilise  sur  son  oreiller  de  bois;  on  le  recouvre 
de  branches,  et  on  allume  du  côté  des  pieds.  Quant  au  petit 
garçon,  lui,  il  continue  de  brûler  à  regret,  envoyant  sa  fumée 
noire  sur  le  duo  immobile  des  vieux  parens  qui  le  regardent. 

Il  est  bientôt  l'heure  du  coucher  des  oiseaux  qui,  aux  Indes 
et  surtout  à  Bénarès,  prend  toujours  tant  d'importance;  des 
nuées  de  corbeaux,  criant  la  mort,  des  nuées  de  pigeons  vont  et 
viennent  dans  le  ciel  pâle,  et  chaque  pyramide  de  temple  a  son 
tourbillon  spécial,  qui  évolue  en  cercle  alentour,  à  la  manière 
des  pierres  de  fronde.  La  brume  du  fleuve,  qui  s'épaissit  tou- 
jours, est  de  plus  en  plus  froide,  et  l'odeur  des  décompositions 
traîne  plus  lourdement  dans  l'air  du  soir. 

Je  voulais  rester  encore;  je  voulais  voir,  quand  on  la  couchera 
sur  son  bûcher,  la  jeune  déesse;  mais  ce  sera  long,  paraît-il,  et 
cette  mousseline  rose  la  trahit  tout  entière  d'une  façon  presque 
gênante  ;  c'est  presque  une  profanation  de  tant  la  regarder,  puis- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  est  morte.  Non,  plutôt  je  reviendrai  dans  un  moment,' 
quand  il  sera  l'heure;  allons-nous-en. 

Quel  infatigable  destructeur,  le  Gange  !  Tant  de  palais  écrou- 
lés dans  ses  eaux  !  Des  façades  entières  ont  glissé,  sont  descen- 
dues sans  se  rompre  et  demeurent  là,  à  demi  noyées.  Et  tant  de  : 
temples!  Ceux  d'en  bas,  qui  voisinent  trop  avec  le  fleuve,  ont 
toutes  leurs  pyramides  penchées  comme  des  tours  de  Pise, 
sapées  en  dessous,  irrémédiablement.  Ceux  d'en  haut  seuls,  pro- 
tégés par  l'amas  des  granits,  par  l'entassement  des  substructions 
de  tous  les  âges,  ont  gardé  droites  leurs  pointes  rouges  ou  leurs 
pointes  d'or  qui  montent  dans  le  ciel,  chacune  accompagnée  de 
son  tourbillon  d'oiseaux  noirs.  —  Et  comme  elle  est  d'aspect 
mystérieux,  en  ces  pays,  la  pyramide  brahmanique,  lorsqu'on  la 
détaille  !  «  Un  grand  if  de  cimetière,  »  avais-je  dit  en  cherchant 
à  la  comparer;  mais,  de  près,  elle  est  plus  étrange  que  cela  :  elle 
est  l'assemblage  en  faisceau  d'une  myriade  de  petits  clochetons, 
d'une  myriade  de  petites  choses  toutes  pareilles,  et  dont  la 
forme  inchangeable,  consacrée  par  les  siècles,  ne  ressemble  à 
rien  de  connu  dans  notre  architecture  occidentale. 

Le  peuple  de  Brahma  est  à  présent  réuni  tout  entier  sur  l'eau^ 
de  son  fleuve  profond  ;  les  mille  petits  radeaux  attachés  à  la  rive 
fléchissent  et  s'enfoncent  sous  le  poids  des  hommes  en  prière. 
Et,  au-dessus  de  tout  ce  monde,  qui  a  les  mains  jointes  oa  qui 
jette  des  fleurs,  ce  sont  les  escaliers  gris,  les  soubassemens  gris, 
toute  la  zone  des  constructions  lourdes  et  couleur  de  vase,  qui: 
semblent  les  racines  déchaussées  de  la  sainte  Bénarès. 

Ma  barque,  remontant  sans  hâte  le  cours  du  fleuve,  vient  à 
passer  ensuite  devant  des  quais  plus  solitaires,  un  quartier  de 
vieux  palais,  où  il  n'y  a  plus  de  radeaux  le  long  du  bord.  (Tous 
les  rajahs  des  pays  d'alentour  ont  sur  le  Gange  une  résidence, 
un  peu  délaissée,  où  ils  viennent  de  temps  à  autre  faire  une' 
retraite.)  Les  murailles  massives  montent  d'abord  droites,  sans 
ouvertures,  et  c'est  seulement  tout  en  haut  que  commencent  les- 
fenêtres,  les  balcons,  la  vie  de  ces  impénétrables  demeures.  Des 
musiques  se  font  là  dedans,  ce  soir,  des  musiques  étouff"ées, 
gémissantes,  et  comme  de  souffle  trop  court.  On  entend  pleurer 
des  musettes  au  timbre  de  hautbois.  Parfois,  ce  n'est  qu'une 
seule  phrase,  une  lamentation,  qui  s'élève  et  qui  meurt;  et  puis, 
après  un  court  silence  traversé  par  un  croassement  de  corbeau, 
une  autre  phrase,  comme  une  réponse,  arrive  d'un  autre  palais. 


VERS    BÉNARÊS.  509 

Et  on  entend  aussi  des  tamtams  au  son  caverneux,  qui  sonnent 
en  coups  espacés,  avec  la  lenteur  des  cloches  d'agonie...  Oh!  le 
mystère,  l'indicible  tristesse  de  tout  cela,  qui  passe  au-dessus  de 
ma  tête,  très  lointain  et  très  haut,  tandis  que  ma  barque  se  traîne 
en  bas  sur  ces  eaux  sentant  la  mort  !  Pour  moi,  c'est  un  peu 
comme  le  chant  funèbre  de  la  jeune  fille,  dont  mon  imagination 
reste  hantée;  —  le  chant  funèbre  aussi  de  tant  d'autres,  et  de 
tant  de  choses  qui  ne  sont  plus... 

De  même  que  je  n'avais  pas  prévu,  en  venant  dans  la  ville 
sainte,  les  ciels  gris  et  les  aspects  d'hiver,  de  même  je  n'avais 
pas  pensé  m'y  retrouver  absolument  tel  qu'autrefois,  et  tou- 
jours enclin  à  me  laisser  dangereusement  troubler  par  le  charme 
nouveau  des  êtres  et  des  choses,  par  la  séduction  du  monde 
extérieur.  Dans  cette  unique  Bénarès,  qui  est  le  centre  reli- 
gieux, le  cœur  d'un  grand  pays  détaché  de  la  terre,  j'avais  espéré 
rencontrer  du  détachement,  moi  aussi,  et  de  la  paix,  auprès  des 
Sages,  grâce  à  un  peu  d'initiation  que  l'on  m'a  promise  et  qui 
commencera  demain.  Mais  voici  qu'en  arrivant  je  me  sens 
enchaîné,  plus  désespérément  que  jamais,  à  tout  ce  qui  est  beauté 
visible  ;  à  tout  ce  qui  est  matériel,  illusoire  et  soumis  à  la 
mort... 

Et  je  reviens  vers  les  bûchers...  C'est  le  vrai  crépuscule  à 
présent,  et  les  oiseaux  ont  fini  de  tournoyer  dans  l'air;  sur 
toutes  les  corniches  de  temples  ou  de  palais,  ils  sont  posés  en 
rang  pour  la  nuit  et  forment  de  longs  cordons  qui  frémissent 
encore,  agités  de  derniers  battemens  d'ailes.  Les  pyramides 
brahmaniques  bientôt  ne  se  détaillent  plus,  mais  prennent  leurs 
airs  de  grands  cyprès  noirs  montant  vers  le  ciel  pâle.  Ma  barque 
s'en  revient  sur  l'eau  lourde,  traînant  à  son  étrave  des  herbes, 
des  fleurs,  de  jaunes  guirlandes  d'œillets  et  de  soucis.  L'odeur 
fade  augmente,  l'odeur  de  mort,  la  fétidité  smistre.^  Pour  me 
rapprocher  de  ce  point  là-bas  où  monte  la  fumée  des  cadavres, 
il  me  faut  longer  à  nouveau  la  foule  en  prière,  repasser  devant 
les  mille  radeaux  chargés  de  brahmes  immobiles.  Et  tous  ces 
hommes  extasiés,  tous  ces  visages  barbouillés  de  cendre,  dont 
les  yeux  ardens  rencontrent  les  miens  sans  les  voir,  lors  même 
que  ma  barque  glisse  à  les  frôler,  m'apparaissent  comme  du  fond 
d'un  inappréciable  lointain. 

J'arrive  trop  tard  au  recoin  des  morts.  Un  grand  bûcher 
flambe,  un  bûcher  de  riche,  d'où  s'échappent  des  étincelles  et 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  flammes  en  tourmente;  elle  est  au  milieu,  la  jeune  fille,  et 
on  ne  voit  plus  rien  d'elle,  rien  qu'un  lugubre  pied,  un  seul,  qui 
a  les  doigts  écartés  étrangement  comme  par  un  excès  de  souf- 
france et  qui  se  découpe  en  silhouette  noire  devant  la  lueur  du  feu. 

Sur  des  pans  de  mur  qui  dominent,  quatre  nouveaux  per- 
sonnages aux  traits  invisibles,  aux  voiles  baissés,  se  tiennent 
accroupis  et  la  regardent,  avec  des  tranquillités  que  l'on  dirait 
indifférentes  :  les  parens,  les  êtres  sans  doute  qui  sont  du  même 
sang,  et  de  qui  sortirent  les  germes  de  sa  beauté... 

Combien  cela  change  les  aspects  de  la  mort,  de  la  séparation 
et  du  revoir,  les  croyances  de  ces  gens-là,  auxquelles  on  doit 
tenter  de  me  rallier  demain  !  Une  âme  est  partie,  qui  avait  à 
peine  une  individualité  propre,  et  qui  du  reste  ne  procédait 
point  des  leurs,  mais  était  une  très  vieille  âme  peut-être,  deve- 
nue consciente  depuis  déjà  des  siècles  de  siècles,  et  passagère- 
ment réincarnée  dans  cette  jeune  chair,  fille  de  leur  chair.  Une 
âme  est  partie;  la  voici  pour  un  temps  délivrée,  ou  pour  tou- 
jours, qui  sait?  Plus  tard,  à  n'en  pas  douter,  elle  sera  de  nou- 
veau réunie  à  eux,  —  mais  plus  tard,  plus  tard,  après  la  con- 
sommation des  âges.  Et  on  aura  tellement  évolué,  tellement 
changé,  les  uns  et  les  autres,  que  ce  lointain  revoir,  presque 
sans  personnalité,  n'aura  plus  ni  tendresse  ni  larmes  ;  comme  se 
rapprocheraient  des  parcelles  d'un  même  tout,  qui  auraient  été 
pour  un  temps  séparées,  on  se  réunira  dans  une  béatitude  sans 
joie... 

Cependant,  de  ces  deux  formes  humaines  prostrées  sous  des 
voiles  de  pauvre,  qui  regardaient  impassiblement  brûler  le  tout 
petit  mort  du  haut  d'une  pierre  de  frise,  l'une  se  lève,  se  penche 
au-dessus  de  lui,  se  découvre  le  visage,  pour  voir  de  plus  près 
et  mieux.  Et  la  lueur  du  bûcher  de  la  jeune  fille  éclaire  en 
plein  ses  traits  :  une  vieille  femme  décharnée.  —  «  Est-il  bien 
tout  brûlé,  au  moins?  »  semble-t-elle  dire.  Elle  est  très  vieille, 
c'est  quelque  grand'mère,  plutôt  que  la  mère  :  il  y  a  de  mysté- 
rieuses affinités  et  d'infinies  tendresses  quelquefois  entre  les 
grand'mères  et  les  petits-fils.  —  «  Est-il  bien  tout  brûlé,  au 
moins?  »  Ses  pauvres  yeux  expriment  l'inquiétude  de  n'avoir  pas 
eu  assez  d'argent  pour  lui  acheter  le  bois  qu'il  aurait  fallu,  la 
crainte  que  les  impitoyables  brûleurs  n'aillent  jeter  à  l'eau  des 
fragmens  encore  reconnaissables.  Elle  se  penche  à  nouveau, 
regarde  anxieusement,  à  la  lueur  du  bûcher  des  riches,  tandis 


VERS    BÉNARÈS.  511 

que  le  brûleur,  pour  lui  montrer  qu'il  n'y  a  plus  rien,  remue 
avec  une  branche  les  restes  des  tisons  noirs  qui  sont  par  terre. 
Alors  elle  fait  signe  :  «  Oui,  c'est  bien;  allez,  vous  pouvez  jeter 
au  fleuve.  »  Mais  dans  son  regard  j'ai  vu  passer  l'éternelle  an- 
goisse humaine,  celle  qui,  aux  Indes  ou  chez  nous,  est  toujours 
pareille,  celle  qui  nous  guette  tous,  inéluctable  à  son  heure, 
malgré  nos  courages  ou  nos  nébuleux  espoirs.  Sans  doute  elle 
aimait,  cette  grand'mère,  la  petite  forme  transitoire  qui  vient 
d'être  détruite,  elle  aimait  le  petit  visage,  et  l'expression,  et  le 
sourire;  elle  n'était  pas  suffisamment  détachée,  et  son  impassi- 
bilité brahmanique  s'est  trouvée  en  défaut,  car  elle  pleure...  Les 
yeux  des  petits  enfans  qui  nous  quittent,  les  yeux  des  aïeules 
et  leurs  cheveux  blancs,  tout  cela,  aucune  religion,  n'est-ce  pas, 
n'a  jamais  osé  promettre  de  nous  le  rendre,  même  point  celle 
des  chrétiens,  qui  est  la  plus  douce... 

Avec  une  pelle  de  bois  on  jette  au  fleuve  les  derniers  tisons 
noircis,  les  restes  du  bûcher  de  misère. 

Et,  sur  le  bûcher  voisin,  le  pied  de  la  belle  jeune  fille,  le 
pied  aux  doigts  écartés  tombe  enfin  dans  les  cendres. 

VI.    —   LA   MAISON   DES    SAGES 

Au  fond  d'un  vieux  jardin,  une  humble  maison  indienne, 
très  basse,  et  que  le  temps  a  un  peu  marquée.  Elle  est  toute 
blanche  de  chaux,  avec  des  contrevens  verts,  comme  les  mai- 
sons d'autrefois  dans  mon  pays  natal.  Mais  le  toit,  qui  s'avance 
beaucoup  pour  former  alentour  une  véranda  sur  des  piliers 
blancs,  témoigne  où  l'on  est,  indique  une  région  de  soleil 
éternel.  Le  jardin,  cependant,  assez  à  l'abandon,  n'est  point 
exotique  ni  étrange  :  des  ombrages  qui  ressemblent  aux  nôtres, 
et  beaucoup  de  rosiers  du  Bengale  en  fleurs,  débordant  sur  des 
petites  allées  à  la  mode  ancienne. 

Les  hôtes,  qui  ont  de  graves  et  beaux  visages,  comme  des 
Christs  de  bronze  à  chevelure  noire,  vous  accueillent  avec  de 
bienveillans  sourires,  en  parlant  bas;  toutefois,  leurs  regards 
très  doux  semblent  promptement  désintéressés,  repartis  ailleurs 
et  plus  haut,  —  dans  le  monde  astral  sans  doute,  où  leur  âme, 
par  anticipation,  s'est  déjà  presque  envolée... 

Rien  que  de  très  paisible  et  de  très  hospitalier,  dans  cette 
maison  des  Sages,  toujours  ouverte  à  qui  veut  y  venir. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  pourtant,  avec  quelle  crainte  profonde  et  indicible  je  suis 
venu  frapper  à  cette  porte,  sentant  que  pour  moi  la  tentative 
était  suprême  et  que,  si  je  ne  trouvais  rien  là,  c'est  qu'il  n'y  au- 
rait rien  nulle  part! 

Ils  méditent  et  ils  travaillent,  les  Sages.  Et,  comme  tous  les 
Hindous,  ils  subissent  avec  une  gentille  patience  l'importunité 
des  bêtes  de  la  terre  et  du  ciel  :  les  petits  écureuils  des  arbres 
entrent  chez  eux  par  les  fenêtres;  les  moineaux,  en  confiance, 
nichent  à  leur  plafond  ;  leur  maison  est  pleine  d'oiseaux. 

Dans  la  salle  du  milieu,  une  estrade  recouverte  d'une  toile 
blanche  sert  de  sièges  aux  visiteurs,  qui  arrivent  souvent  très 
nombreux,  et  s'accroupissent  à  l'indienne,  en  cercle  pour  deviser 
des  choses  cachées  :  brahmanes  marqués  au  front  du  sceau  de 
Vichnou  ou  de  Çiva,  penseurs  qui  vont  pieds  nus  et  poitrine 
nue,  un  pagne  de  toile  grossière  autour  des  reins,  mais  qui  ont 
scruté  toutes  choses  et  ne  se  laissent  plus  prendre  à  l'illusion 
de  l'univers;  érudits  qui,  dans  leur  insouciance  terrestre,  res- 
semblent aux  laboureurs  des  champs  ou  même  aux  mendians 
des  chemins,  mais  qui  ont  jugé  l'œuvre  des  philosophes  d'Eu- 
rope les  plus  transcendans  ou  les  plus  modernes,  et  qui  vous 
disent  avec  une  tranquille  certitude  :  «  Notre  philosophie  com- 
mence où  la  vôtre  finit.  » 

Tout  le  jour,  les  Sages  travaillent  et  méditent,  solitairement 
ou  ensemble.  Sur  leurs  modestes  tables,  sont  ouverts  des  livres 
sanscrits  renfermant  les  arcanes  de  ce  brahmanisme,  qui  a 
devancé  de  plusieurs  millénaires  nos  philosophies  et  nos  reli- 
gions. Dans  ces  livres  insondables,  les  penseurs  des  vieux  âges, 
qui  voyaient  infiniment  plus  loin  que  les  hommes  de  nos  races 
et  de  nos  temps,  ont  déposé  comme  le  summum  de  la  Connais- 
sance; ils  avaient  presque  conçu  l'inconcevable,  et  leur  œuvre, 
qui  a  dormi  oubliée  pendant  des  siècles,  dépasse  aujourd'hui 
nos  compréhensions  dégénérées.  Aussi  faut-il  des  années  d'ini- 
tiation à  présent,  pour  voir  peu  à  peu,  derrière  l'obscurité  des 
mots,  s'élargir  et  s'éclairer  les  ineffables  abîmes. 

Ils  sembleraient,  plus  que  personne,  capables  de  comprendre 
encore,  ces  Sages  de  Bénarès,  puisqu'ils  sont  les  descendans  des 
philosophes  merveilleux  par  qui  ces  livres  furent  écrits;  puis- 
qu'ils sont  de  la  même  race,  héréditairement  épurée,  de  la  même 
race  qui  ne  tue  pas  et  dont  la  chair  n'a  jamais  été  nourrie 
d'aucune  autre  chair.  En.  eux,  la  matière  du  corps  terrestre  doit 


VERS    RÉNARÈS.  513 

être  moins  lourde  que  chez  nous  et  moins  opaque  ;  par  un  long 
.atavisme  de  méditation  et  de  prière,  ils  doivent  avoir  acquis 
des  délicatesses  et  aussi  des  subtilités  de  perception  à  nous 
inconnues.  Et  cependant  ils  disent  avec  modestie  :  «  Nous  ne 
savons  rien,  nous  comprenons  à  peine,  nous  cherchons  seule- 
-ment  à  nous  instruire.  » 

Une  femme,  une  Européenne  échappée  au  tourbillon  occi- 
dental (1),  a  pris  place  et  s'est  hautement  imposée  parmi  eux. 
Charmante  encore  de  visage,  sous  sa  chevelure  blanche,  elle  vit 
là  détachée  du  monde,  pieds  nus,  frugale  comme  une  épouse  de 
bralime  et  austère  comme  une  ascète.  C'est  sur  son  bon  vouloir 
que  j'ai  compté  surtout  pour  entr'ouvrir  un  peu  à  mon  igno- 
rance les  portes  redoutables  du  Savoir,  car  il  y  a  moins  de  bar- 
rières entre  elle  et  moi  ;  jadis  elle  a  été  quelqu'un  de  mon  espèce, 
et  ma  langue  natale  lui  est  familière. 

i  Avec  quel  doute  cependant,  avec  quelle  méfiance  je  viens  à 
elle!  Et  tout  d'abord,  pour  lui  tendre  un  piège,  je  lui  parle 
d'une  autre  femme  (2)  qui  l'a  précédée  ici  même,  qui  a  vécu  de 
longues  années  parmi  ces  Sages  et  dont  le  souvenir  tristement 
célèbre  suffirait  à  me  rendre  sceptique,  puisqu'on  prétend  qu'elle 
fut  convaincue  d'imposture  et  de  jonglerie. 

—  Ne  pensez-vous  point,  lui  dis-je,  qu'elle  est  excusable 
d'avoir  joué  du  miracle,  pour  essayer  de  convaincre?...  L'inten- 
tion était  si  excellente  ! . . . 

—  On  n'est  jamais  excusable  de  tromper;  rien  de  bon  ne  peut 
advenir  par  le  mensonge,  rae  répond-elle,  en  me  regardant  d'un 
franc  regard. 

Alors  je  prends  soudainement  confiance  en  la  sincérité  de 
mon  initiatrice. 

—  Nos  dogmes,  me  disait-elle  un  moment  plus  tard,  nos 
dogmes?...  Mais  nous  n'en  avons  point.  Parmi  les  «  théosophes  » 

(1)  Madame  Annie  Basant. 

(2)  Madame  Blavatzky,  à  laquelle  il  serait  injuste,  malgré  tout,  de  ne  pas  rendre 
hommage,  car  elle  a  été  à  peu  près  la  première  à  nous  révéler  l'existence  de  doc- 
trines admirables,  qui  avaient  dormi  pendant  des  siècles  dans  certains  livres  sacrés 
de  l'Inde.  S'il  est  vrai,  comme  on  l'affirme,  et  comme  ses  disciples  mêmes  ne  re- 
doutent pas  de  l'avouer,  que,  sur  la  fin  de  sa  vie,  grisée  par  son  initiation,  elle  ait 
voulu  jouer  du  miracle  pour  frapper  certains  esprits,  cette  faiblesse  humaine  n'in- 
firme point  ses  mérites  de  révélatrice,  et  surtout  n"entache  en  rien  une  théosophie 
vieille  comme  le  monde,  qui  est  tout  à  fait  au-dessus  de  sa  personnalité  et  à 
laquelle  on  a  le  tort,  en  général,  d'associer  trop  étroitement  son  nom. 

TOME  XIH.  —   1903.  33 


Mi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(puisque  tel  est  le  nom  qu'on  nous  donne),  vous  trouverez  des 
bouddhistes,  des  hrahmanistes,  des  musulmans,  des  protestans, 
des  catholiques,  des  orthodoxes,  ou  même  des  gens  comme  vous, 
s'il  vous  plaît  de  vous  faire  recevoir  des  nôtres... 

—  Alors,  pour  être  des  vôtres,  que  faut-il? 

—  Prêter  serment  de  considérer  tous  les  hommes  comme  vos 
frères,  sans  distinction  de  caste  ni  de  couleur;  de  traiter  avec 
les  mêmes  égards  les  plus  humbles  ouvriers  ou  les  princes. 
Prêter  serment  de  chercher  par  tous  les  moyens  possibles  la  vérité, 
dans  le  sens  antimatérialiste .  11  ne  faut  rien  de  plus.  Chez  nos 
amis  de  Madras,  que  vous  avez  visités  en  passant,  on  incline  au 
bouddhisme,  dont  la  froideur,  je  le  sais,  a  rebuté  votre  âme 
mystique.  Nous,  c'est  dans  le  brahmanisme  ésotérique,  sous  sa 
forme  la  plus  ancienne,  que  nous  trouvons  l'apaisement  et  la 
lumière.   Il  nous  paraît  contenir  la   plus  haute  expression  de 

,  vérité  qu'il  soit  donné  aux  hommes  de  connaître. 

Nous  voulons  bien  vous  guider  dans  la  voie  que  nous  es- 
sayons de  suivre.  Mais  vous  connaissez  la  vieille  allégorie  [des 
«  gardiens  du  seuil,  »  qui,  à  l'entrée  des  sanctuaires,  ou  au  com- 
mencement des  initiations,  rôdent  pour  [effrayer  les  néophytes; 
le  sens  véritable  en  est  celui-ci  :  les  débuts  de  la  Connaissance 
ne  vont  pas  sans  épouvante.  Nous  professons,  vous  le  savez,  que 
toute  individualité  humaine  est  éphémère  et  presque  illusoire, 
et,  pour  quelqu'un  d'aussi  intensément  individuel  que  vous  l'êtes, 
c'est  là  un  point  bien  difficile.  Nous  professons  quantité  de  choses 
qui  seront  le  renversement  de  toutes  vos  idées  héréditaires.  Ne 
nous  maudirez-vous  pas,  si  nous  achevons  de  vous  enlever  d'in- 
consciens  espoirs  qui,  peut-être,  à  votre  insu,  vous  soutiennent 
encore? 

—  Non.  En  fait  d'espoirs,  je  n'ai  plus  rien  à  perdre. 

—  Alors,  c'est  bien;  venez  auprès  de  nous. 

Pierre  Loti, 
(La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


L'INUTILE  EFFORT 


DEUXIÈME  PARTIE  (1) 


IV 

Raymond  Ferreuse  vint  de  bonne  heure  sonner  chez  son 
frère.  La  tempête  de  ses  émotions  était  tombée  pendant  sa  nuit 
d'insomnie.  Une  seule  idée  subsistait  dans  son  cerveau  harassé 
par  la  chasse  aux  souvenirs  et  la  fièvre  des  projets,  mais  nette, 
impérieuse,  excluant  toute  hésitation  :  Françoise  ne  peut  être 
coupable,  donc  il  faut  la  sauver!  Son  imagination  courut  sur 
cette  piste,  enflamma  dans  son  pauvre  corps  débile  l'esprit  d'aven- 
ture, la  romanesque  volonté  d'agir.  Et  il  ne  doutait  pas  que  son 
irère  ne  traversât  la  même  crise  :  «  Mais  lui,  songeait-il,  connaît 
le  maniement  des  lois  et  celui  des  hommes;  il  domine  les  cir- 
constances; nulle  difficulté  ne  l'efîraye;  sans  doute,  il  a  déjà 
trouvé  quelque  moyen  de  salut.  »  Le  tragique  retour  du  passé 
n'ébranlait  pas  sa  confiance  :  elle  fléchit  brusquement  à  la  ré- 
ponse de  Frédéric,  qui  vint  lui  ouvrir  en  tablier,  le  plumeau 
sous  le  bras  : 

—  Monsieur  est  sorti. 

Il  demeura  bouleversé  devant  le  valet  dont  la  figure  épaisse, 
aux  tons  de  cire,  au  menton  bleu,  prit  une  expression  de  curio- 
sité narquoise.  Il  répéta  : 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sorti  ?. . .  Sorti  ?. . .  Où  peut-il  être? 

A  coup  sûr,  cette  question  ne  s'adressait  pas  à  Frédéric,  qui 
s'empressa  pourtant  d'y  répondre,  avec  cette  nuance  d'imperti- 
nence qu'à  l'exemple  de  «  Madame,  »  il  prenait  volontiers  pour 
parler  à  Raymond  : 

—  Ah!  ça,  je  n'en  sais  rien.  Monsieur  n'a  pas  l'habitude  de 
dire  où  il  va.  Il  est  parti  de  si  bonne  heure  qu'il  n'a  pas  même 
attendu  son  chocolat. 

Comme  Raymond  restait  immobile,  à  réfléchir,  Frédéric  sug- 
géra malicieusement  : 

—  Monsieur  désire-t-il  parler  à  Madame?  Elle  n'est  pas  en- 
core prête,  mais... 

—  Non,  merci,  c'est  mon  frère  que  je  tiens  à  voir. 

Le  valet  de  chambre  élargit  les  bras  et  avança  la  tête  en 
plissant  le  front,  dans  ce  geste  expressif  qui  signifie  :  «  Vous 
m'en  demandez  trop!  » 

—  Si  par  hasard  Monsieur"  rentrait?  fit-il  encore  avec  condes- 
cendance. 

—  Venez  me  chercher,  je  vous  en  prie.  Je  ne  bougerai  pas 
de  chez  moi  de  la  journée.  Et,  en  tout  cas,  je  dîne  ici  ce  soir  : 
rappelez  à  Madame  que  j'amène  une  amie  anglaise. 

...  Où  pouvait  être  Léonard?  aurait-il  un  autre  souci,  d'autres 
pensées?  ou  tentait-il  déjà  quelque  chose,  en  homme  d'action 
qui  connaît  le  prix  du  temps  et  sait  prendre  un  parti  ?  A  l'impos- 
sibilité de  répondre  à  ces  questions,  Raymond  s'aperçut  tout  à 
coup  qu'il  ne  connaissait  pas  son  frère  :  depuis  l'enfance,  il  le 
voyait  vivre,  au  jour  le  jour,  presque  heure  par  heure,  —  et  ne 
devinait  pas  ce  qui  se  passait  en  lui,  dans  un  moment  suprême! 
L'âme  assaillie  de  mauvais  soupçons,  il  se  retrouva  dans  sa  bi- 
bliothèque, où  son  domestique,  Edmond,  l'attendait  :  un  vieux 
brave  homme,  ancien  maître  [d'hôtel  dans  une  grande  maison, 
très  vénérable  avec  son  chef  branlant  et  la  solennité  respectueuse 
de  ses  manières.  De  sa  voix  fluette,  il  osa  reprocher  doucement 
à  son  maître  d'être  sorti  si  tôt,  sans  précautions  spéciales  : 

—  Monsieur  sait  qu'il  s'enrhume  si  facilement!  Pourquoi 
Monsieur  n'est-il  pas  plus  prudent?... 

En  réalité.  M''  Ferreuse  s'en  allait  simplement  à  ses  affaires, 
comme  un  ouvrier  marche  au  travail  avec  ses  soucis  et  ses  peines. 
Il  ne  désirait  pas  voir  son  frère  :  parmi  les  sentimens  encore  ob- 


l'inutile  effort.  '  S17 

scurs  qui  montaient  dans  son  cœur,  il  y  avait  la  honte  de  rougir 
devant  cet  être  un  peu  négligé  dont  il  craignait  soudain  de 
ternir  l'adoration  ;  et  la  volonté  de  ne  s'expliquer  avec  lui  qu'une 
fois  son  esprit  fixé  et  sa  décision  prise.  Or,  pour  la  prendre,  cette 
décision,  il  s'agissait  de  retrouver  le  sang-froid,  la  clairvoyance, 
le  courage.  Sans  doute,  ces  vertus,  effacées  par  la  première  sur- 
prise comme  la  flamme  dans  la  fumée  d'une  explosion,  revien- 
draient bientôt,  dans  l'effort  de  l'action  :  excitées  dans  les  luttes 
quotidiennes,  nos  énergies  en  travail  se  bandent  avec  plus  de  vi- 
gueur contre  les  défaillances  qui  nous  guettent,  et  les  soucis  de 
la  journée  chassent  les  fantômes  de  la  nuit.  Mais,  à  l'heure  mati- 
nale où  Léonard  se  trouva  dehors,  un  avocat  n'a  d'occupations 
que  dans  son  cabinet  :  un  rendez-vous  l'appelait  rue  de  Bassano 
chez  M^  Lenielle,  l'ancien  bâtonnier  ;  avec  quatre  de  ses  confrères 
et  leurs  cliens,  ex-administrateurs  d'une  banque  en  déconfiture, 
on  arrêterait  les  lignes  d'une  défense  commune  ;  mais  ce  rendez- 
vous  n'était  que  pour  neuf  heures  et  demie.  D'autre  part.  M®  Bil- 
lon,  son  secrétaire,  devait  passer  à  huit  heures.  Léonard,  qui 
l'avait  oublié,  revint  sur  ses  pas  pour  dire  au  concierge  : 

—  Quand  M"  Billon  viendra,  ne  le  laissez  pas  monter  :  dites- 
lui  que  j'ai  dû  sortir,  et  qu'il  peut  me  rejoindre  au  Palais. 

Et  il  s'enfonça  dans  la  brume  froide  de  cette  matinée  de  fé- 
vrier. 

L'une  après  l'autre,  les  boutiques  du  boulevard  ouvraient 
leurs  devantures.  Des  commis,  des  ouvriers,  des  trottins,  des 
employés  glissaient  à  travers  le  brouillard,  en  soufflant  dans 
leurs  doigts.  En  les  croisant,  en  suivant  des  yeux  leurs  silhouettes 
vite  effacées,  Léonard  songeait  :  «  Voilà  un  garçon  qui  n'a  pas  de 
soucis;...  une  petite  femme  en  retard;...  un  monsieur  qui  a  bien 
dormi...  »  Quelques-uns  couraient,  en  gens  pressés,  qui  n'ont 
d'autre  pensée  que  d'arriver  à  leurs  affaires  :  «  Sait-on  jamais  ce 
que  cache  le  masque  d'un  visage  tranquille? Dans  le  nombre,  il 
en  est  peut-être  que  tourmente  une  aftVeuse  angoisse,  et  qui  me 
trouvent  l'air  heureux  ou  le  regard  reposé...  »  Sans  choisir  son 
chemin,  il  avait  remonté  jusqu'à  Saint-Germain-des-Prés  ;  il  des- 
cendit la  rue  Bonaparte,  traversa  le  pont  des  Saints-Pères,  puis 
la  cour  du  Louvre,  acheta  les  journaux  du  matin  qu'une  mar- 
chande pliait  dans  son  kiosque,  entra  dans  un  café  pour  les  ou- 
vrir dans  l'angoisse  et  la  peur.  Plusieurs  parlaient  de  Françoise, 
sans  un  détail  de  plus  que  la  veille,  mais  parfois  avec  quelques 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commentaires  :  tandis  que  ses  yeux  couraient  le  long  :des  co- 
lonnes, Ferreuse  crut  entendre  ces  confus  bourdonnemens  de 
presse  qui  préludent  au  tapage  d'une  affaire  retentissante.  Il 
nota  surtout  un  «  billet  du  matin,  »  qui  relevait  l'indifférente 
brièveté  des  renseignemens  fournis  par  la  presse  anglaise  : 

<(  Les  Anglais,  disait  l'auteur  anonyme  de  ce  petit  morceau, 
ne  prennent  que  peu  d'intérêt  aux  affaires  de  cette  sorte,  qui 
chez  nous  excitent  l'opinion  dès  qu'elles  ont  un  caractère  pas- 
sionnel ou  mystérieux  ;  et  peut-être  bien  que  le  procès  de  la  pe- 
tite modiste  française  fera  plus  de  bruit  de  ce  côté-ci  du  détroit 
que  de  l'autre,  où  on  ne  lui  accordera  qu'une  attention  distraite. 
N'est-ce  pas  nous  qui  avons  inventé  les  romans-feuilletons?  Nous 
avons  un  faible  pour  ceux  de  la  réalité,  nous  excellons  à  en  com- 
pliquer les  péripéties,  à  en  ménager  les  effets  :  celui  de  Fran- 
çoise Dessommes  paraît,  à  première  vue,  très  suggestif;  malgré 
la  distance,  il  n'est  donc  pas  impossible  qu'il  nous  passionne.  » 

...  Ainsi,  Paris  discuterait  le  cas  de  Françoise  avec  l'ardeur 
qu'il  apporte  à  ses  propres  crimes  :  les  journaux  en  rempli- 
raient leurs  colonnes;  quelques-uns  publieraient  son  portrait  en 
première  page;  dans  le  monde,  au  Palais,  l'affaire  défrayerait 
les  conversations;  des  indifférons  en  parleraient  en  sa  présence,  il 
en  devrait  parler  lui-même,  comme  des  mille  autres  sujets  qu'on 
effleure  en  marchant,  en  dînant,  en  fumant,  —  à  moins  toutefois 
que  son  nom,  au  cours  des  débats...  Il  avala  d'un  trait  sa  tasse 
de  café  noir,  qui  s'était  refroidi  pendant  sa  lecture,  et  conclut  : 

«  Pas  de  temps  à  perdre.  Il  faut  agir.  Je  me  donne  jusqu'à  ce 
soir  pour  décider  quelque  chose.  » 

Une  horloge  marquait  huit  heures  et  demie.  Ferreuse  gagna 
l'avenue  des  Champs-Elysées,  presque  déserte,  où  de  rares  voi- 
tures glissaient  entre  les  rangées  des  arbres  dépouillés.  Il  la  re- 
monta en  marchant  vite,  à  cause  du  froid.  Une  lâcheté  l'enva- 
hissait :  pourquoi  vouloir,  comme  il  venait  de  s'y  résoudre, 
«  décider  quelque  chose?  »  La  sagesse  ne  conseillait-elle  pas 
plutôt  de  laisser  les  événemens  suivre  leur  cours,  sans  risquer 
d'en  aggraver  la  menace  par  une  intervention  maladroite?  D'ail- 
leurs, que  pourrait-il,  ne  sachant  rien  du  crime?  Son  ignorance 
même  lui  dictait  sa  conduite  :  attendre,  —  rester  spectateur 
passif  du  drame  qu'il  ne  pouvait  conduire.  Une  voix  lui  cria  : 
Mais  après?  »  Il  l'étouffa  :  ignorant  des  faits,  sans  action  pos- 
sible  sur  leurs  conséquences,  pourquoi  donc  s'obstinerait-il  à 


l'inutile  effort.  si  9 

chercher  dans  l'engrenage  une  place  où  mettre  son  doigt?... 

Comme  ces  réflexions  ne  ralentissaient  point  sa  marche,  il 
arriva  trop  tôt  dans  le  quartier  de  son  illustre  confrère,  et  se  mit 
à  flâner  autour  de  l'Arc  de  Triomphe,  pour  attendre  l'heure. 
Déjà  son  esprit  se  croyait  plus  libre.  Il  put  le  fixer  sur  M®  Le- 
nielle,  dont  il  admira  la  carrière  :  pas  assez  d'éclat,  peut-être,  au 
gré  d'une  ambition  moderne,  aux  gros  appétits,  —  r^ais,  au 
terme  d'un  long  travail,  une  telle  sécurité  d'aisance,  d'estime 
d'honneur!  «  Avant  tout,  conclut-il  en  se  mesurant  à  ce  modèle, 
je  ne  ferai  rien  qui  puisse  compromettre  mon  avenir  :  je  n'en 
ai  pas  le  droit  ;  mon  avenir  est  aussi  celui  de  mes  enfans  !  »  Et, 
plus  rassuré,  il  revint  à  son  but,  d'un  pas  plus  ferme. 

Les  autres  arrivaient.  M^  Lenielle  les  accueillit  avec  cette  ur- 
banité des  anciens  temps  dont  il  gardait  le  privilège.  Sa  personne, 
du  reste,  éveillait  l'idée  d'une  époque  dont  nous  avons  perdu  les 
gracieux  artifices  et  la  coquetterie  discrète.  La  taille  droite,  les 
mouvemens  alertes,  il  soutenait  sans  fléchir  le  poids  de  ses 
années  de  labeur,  des  secrets  puissans  qu'il  avait  connus  seul, 
de  tout  le  bien  et  de  tout  le  mal  que  peut  accomplir  un  homme 
dont  la  parole  est  une  force  active,  que  la  vie  a  mêlé  aux  grandes 
affaires  d'un  demi-siècle  d'histoire,  dont  l'influence  a  rayonné 
sur  le  commerce  et  sur  la  politique,  sur  la  législation,  sur  les 
traités  internationaux,  sur  les  mœurs.  Son  fin  visage  aux  tons 
d'ivoire  conservait  une  expression  reposée  qu'accentuait  le  regard 
tranquille  de  ses  yeux  clairs.  Il  portait,  à  l'ancienne  mode,  de 
grands  favoris  en  éventail  qui  s'argentaient  et  donnaient  à  sa 
physionomie  ce  trait  professionnel  que  les  avocats  de  la  nou- 
velle école  s'appliquent  à  éviter.  Malgré  l'art  qu'il  mit  à  présider 
la  séance,  elle  faillit  plusieurs  fois  devenir  houleuse.  Les  cinq 
financiers,  tombés  de  leurs  rêves  de  millions  à  la  crainte  de  la 
correctionnelle,  se  rejetaient  l'un  à  l'autre  la  responsabilité  de 
l'effondrement  commun,  et  M®  Lenielle,  de  sa  voix  claire  comme 
son  regard,  d'un  ton  conciliant  qui  marquait  son  indifl'érence 
aux  personnes,  répétait  de  temps  en  temps  : 

—  Voyons,  messieurs,  puisque  la  Loi  vous  fait  solidaires!... 

Les  avocats,  corrects,  contenaient  leurs  cliens.  Pourtant  l'un 
d'entre  eux,  M^  Jallade,  —  un  des  plus  jeunes,  avec  un  teint 
foncé  d'Arabe,  des  yeux  luisans,  une  moustache  de  lynx,  —  re- 
leva vivement  une  assertion  de  Léonard,  qui  se  laissa  entraîner 
à  la  riposte.  Il  y  eut  comme  un  assaut  de  quatre  ou  cinq  mi- 


520  ■      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nutes,  pendant  lequel  Ferreuse  fut  aussi  attentif  que  si  cette  dis- 
cussion d'intérêts  étrangers  eût  été  la  chose  la  plus  importante 
à  laquelle  il  pût  songer  en  ce  moment-là.  Il  y  apporta  toute  sa 
vigueur  d'esprit,  entièrement  maître  de  soi,  imposant  son  opinion 
par  l'autorité  d'un  savoir  précis,  d'une  logique  décisive,  et  son 
effort  le  soulagea;  quand  il  eut  réduit  au  silence  son  contradic- 
teur, il  se  crut  mieux  assuré  contre  lui-même,  comme  certain 
que  sur  le  terrain  où  il  titubait  depuis  la  veille,  sa  dialectique 
aurait  encore  le  dernier  mot. 

En  reconduisant  ses  confrères,  M^  Lenielle  retint  un  instant 
:  Léonard  pour  le  féliciter  d'un  plaidoyer  récent.  Le  jeune  maître 
répondit  avec  autant  de  plaisir  apparent  qu'il  en  aurait  eu  la* 
veille  à  la  même  heure,  —  comme  s'il  n'y  avait  pas  maintenant 
une  sorte  de  cloison  qui  l'isolait  des  impressions  agréables  ou 
sereines.  Les  flatteuses  paroles  de  son  aîné,  et  son  impuissance 
d'en  jouir  franchement,  augmentèrent  son  désir  de  repousser  le 
mauvais  souci,  sa  volonté  de  s'étourdir  dans  le  travail.  Il  devait 
plaider  dans  la  journée.  C'était  une  aubaine  :  il  tira  sa  montre, 
et  ^s'aperçut  qu'il  lui  restait  juste  le  temps  de  courir  au  Palais. 

Au  moment  où  il  hélait  un  cocher,  une  main  se  posa  sur 
son  bras.  C'était  M®  Jallade,  la  bouche  sucrée  de  complimens. 
Pour  éviter  de  rester  seul,  Léonard  lui  offrit  de  l'emmener.  Mais, 
en  ouvrant  la  portière,  il  aperçut  dans  la  poche  du  paletot  de 
son  jeune  confrère  un  paquet  de  journaux  :  si  Jallade  lui  parlait 
du  terrible  fait  divers  ?  Aussitôt,  pour  prévenir  ce  danger,  il  se 
mita  discuter  avec  volubilité  la  politique  ministérielle.  Comme 
il  l'attaquait,  Jallade  la  défendit,  surtout  à  cause  de  l'intimité 
croissante  avec  la  Russie,  qui  caressait  sa  haine  des  Anglais  : 

—  Ceux-ci  sont  nos  vrais  ennemis,  s'écriait-il.  Nous  sommes 
leurs  rivaux  sur  tous  les  points  du  monde.  Ils  nous  exècrent 
depuis  des  siècles.  Jamais  ils  n'ont  manqué  une  occasion  de 
nous  nuire.  Toute  leur  politique  tend  à  nous  humilier. 

—  C'est  l'idée  courante,  repartit  Perreuse;  je  la  crois  fausse. 
Il  se  lança  dans   une  dissertation  historique   pour  montrer 

qu'il  n'y  a  pas  entre  les   deux  pays  une  irréductible  opposition- 
d'intérêts.  L'autre  riposta  : 

—  Il  y  a  du  moins  une  absolue  incompatibilité  d'humeur! 
La  contesterez- vous?  elle  se  manifeste  dans  les  domaines  les  plus 
divers.  Ainsi,  tenez,  il  se  prépare  en  ce  moment  à  Londres  un 
drame  judiciaire... 


l'inutile  effort.  521 

Léonard  frissonna  jusqu'à  la  racine  des  cheveux  :  comment 
son  compagnon  ne  lirait-il  pas  dans  ses  yeux  le  secret  de  son 
rôle  dans  le  drame  ?  Il  voulut  interrompre  ;  sa  voix  s'arrêta  dans 
sa  gorge. 

—  ...  Que  nos  journaux  signalent  à  peine.  Il  vous  a  échappé, 
sans  doute?  En  deux  mots,  il  s'agit  d'une  femme  accusée  d'avoir 
assassiné  son  enfant,  dans  des  circonstances  qui  n'ont  rien  de 
commun  avec  l'habituel  infanticide.  Comme  elle  est  Française, 
nous  serons  renseignés.  Eh  bien!  vous  verrez  que  cette  affaire 
sera  instruite  et  jugée  tout  autrement  qu'elle  ne  le  serait  ici  : 
personne  ne  s'inquiétera  du  côté  passionnel. 

Ferreuse  eut  la  force  de  balbutier  : 

—  Ici,  on  s'en  inquiéterait  trop. 

—  Si  le  fait  est  établi,  continua  le  petit  avocat,  on  appliquera 
la  loi,  simplement.  Vous  verrez  cela  ! 

Et  il  revint  à  ses  considérations  générales,  qu'appuyait 
l'exemple  invoqué,  sans  rien  apercevoir  du  frisson  qui  courait 
dans  les  membres  de  Léonard.  Celui-ci,  cependant,  étonné  de 
n'être  pas  en  un  instant  déchiffré,  comme  une  lettre  brutalement 
décachetée,  recouvrait  peu  à  peu  son  sang-froid,  pendant  que 
l'autre  parlait  toujours.  Bientôt  même  il  put  répondre,  d'une' 
voix  calme,  avec  aisance.  Il  se  sentit  alors  réconforté,  comme 
aguerri  par  la  bonne  issue  de  l'expérience  :  peut-être  qu'elle 
serait  décisive;  peut-être  que  toute  l'affaire  l'effleurerait  à  peine 
ainsi,  en  se  déroulant  là-bas,  sans  qu'un  regard  étranger  péné- 
trât jusqu'aux  ténèbres  de  son  âme;  peut-être  qu'il  resterait  seul 
à  connaître  l'image  aperçue  un  instant  dans  le  «  miroir  de  la 
vérité;  »  peut-être  que  cette  image,  à  la  longue,  s'effacerait  de  sa 
propre  mémoire,  et  qu'il  pourrait  reprendre  sa  vie  au  point 
même  où  l'apparition  venait  de  l'interrompre... 

M®  Billon  attendait  son  patron  dans  la  salle  des  Pas-Perdus  : 
le  rabat  accentuait  la  gravité  rigide  de  sa  figure  aux  traits  durs, 
qui  n'avait  pas  d'âge,  que  la  toque  assombrissait.  Correct,  glacial 
et  renfermé  selon  son  habitude,  il  aborda  Léonard  en  lui  annon- 
çant que  «  l'affaire  Martin  ne  viendrait  sûrement  pas  avant 
deux  heures.  » 

—  Eh  bien  !  allons  déjeuner,  répondit  M®  Perreuse  en  lui 
prenant  le  bras  avec  une  familiarité  inaccoutumée,  qu'il  réprima 
bien  vite. 

Il  l'emmena  au  buffet  où,  tout  en  mangeant,  —  et  iîOJ.lsans 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  appétit,  —  il  lui  donna  ses  instructions  pour  le  reste  de 
la  journée.  Ils  ne  parlèrent  que  de  leurs  affaires  en  cours. 
M''  Billon,  qui  ne  prononçait  jamais  un  mot  inutile,  répondait 
en  termes  précis,  puis  se  taisait.  Son  ton  discret,  sa  déférence 
un  peu  hautaine  indiquaient  clairement  qu'aucun  autre  lien  que 
celui  de  son  état  ne  l'attachait  à  Léonard.  Aux  vibrations  d'im- 
patience à  peine  perceptibles  que  sa  voix  prenait  quelquefois, 
un  observateur  eût  peut-être  même  soupçonné  qu'il  ne  le  tenait 
point  en  très  haute  estime  et  le  jugeait  avec  cette  sévérité  que 
ceux  auxquels  la  vie  est  trop  difficile  ont  volontiers  pour  ceux 
qu'elle  a  trop  favorisés.  Ferreuse,  dont  la  sensibilité  s'aiguisait, 
eut  pour  la  première  fois  le  pressentiment  de  ces  dispositions  : 
il  essaya  de  marquer  à  son  secrétaire  plus  d'égards  ou  de  sym- 
pathie; mais  les  avances  qu'il  risqua  furent  poliment  repoussées. 
Au  café,  leur  cigare  à  la  bouche,  chacun  regardait  monter  au 
plafond  les  volutes  de  sa  fumée,  et,  des  deux  côtés  de  leur  table 
étroite,  ces  deux  hommes  étaient  plus  séparés  que  par  un  océan. 
Quand  l'heure  approcha,  M®  Ferreuse  monta  à  son  vestiaire, 
prit  sa  robe  dans  son  armoire,  sa  toque  dans  son  carton,  assu- 
jettit son  rabat  devant  la  glace,  accomplissant  ces  menus  actes 
réguliers  avec  autant  de  soin  qu'à  l'ordinaire.  Son  client  le 
guettait  au  passage  :  c'était  un  petit  rentier  méticuleux,  chétif 
et  roux,  aux  membres  fragiles,  au  teint  brouillé,  qui  réclamait 
des  dommages  à  cause  de  l'enlèvement  prématuré  d'un  tapis 
d'escalier  :  exaspéré  d'impatience  haineuse,  il  s'agitait  dans  la 
revendication  de  ses  droits,  comme  si  la  Justice  éternelle  eût 
dépendu  de  l'arrêt  qui  frapperait  son  propriétaire.  La  passion 
que  cet  avorton  apportait  à  cette  bagatelle  gagna  l'avocat,  qui 
arriva  tout  enflammé  à  la  sixième  Chambre,  où  la  lumière  des 
lampes  électriques  luttait  faiblement  contre  le  faux  jour  de  la 
sombre  après-midi,  sous  la  blancheur  atténuée  et  les  dorures 
éteintes  du  plafond.  Il  plaida  très  bien,  emporté  par  cette  ardeur 
professionnelle  qui  modifie  les  proportions  des  objets  sur  les- 
quels notre  activité  s'exerce,  et  nous  trompe  sur  leur  impor- 
tance. Comme  tout  à  l'heure  chez  M''  Lenielle,  il  appartint  au 
moment  présent  :  le  tapis,  le  bail,  l'outrecuidance  du  proprié- 
taire, la  complicité  perfide  de  la  concierge,  fixèrent  toute  sa  pen- 
sée :  tant  que  dura  son  discours,  il  n'y  eut  pour  lui,  dans  le 
vaste  monde  où  sévissent  la  douleur  et  la  mort,  d'autres  réa- 
lités que  cette  salle  obscure,  ces  magistrats  noirs ,  son  adver- 


l'inutile- EFFORT.  523 

<saire  inquiet,  les  rares  auditeurs  dispersés  derrière  lui.  Si  bien 
qu'au  sortir  de  l'audience  ,  après  la  molle  réponse  des  défen- 
deurs, M.  Martin,  épanoui  dans  un  triomphe  anticipé,  lui  serrait 
les  mains  et  voulait  à  toute  force  lui  répéter  d'un  bout  à  lautre 
son  plaidoyer  : 

—  Ah!  mon  cher  maître,  comme  vous  avez  bien  montré 
que...  que...  que...  Quelle  chaleur!  quelle  conviction!  quel 
entrain  ! 

Léonard  songeait  en  l'écoutant  : 
«  Oui,  dans  l'action,  j'oublie  :  là  sera  le  salut!  » 
Autour  d'eux,  dans  la  salle  des  Pas-Perdus,  bourdonnaient 
sourdement  des  conversations  à  voix  basse;  et  qui  aurait   pu 
■nombrer  et  définir  les  douleurs  confondues  dans  ce  murmure 
que  grossissait  l'écho  des  voûtes? 

—  Si  nous  ne  gagnons  pas,  conclut  le  petit  homme  en  frap- 
pant du  pied  sur  les  dalles,  c'est  qu'il  n'y  a  rien  à  attendre  de  la 
Justice!...  Mais  nous  irions  en  appel,  mon  cher  maître,  si  c'était 
'nécessaire...  Oui,  oui,  nous  épuiserions  toutes  les  instances! 

Un  avoué,  long  et  maigre,  fit  un  signe  à  Léonard,  qui  inter- 
rompit son  client  : 

—  Excusez-moi,  monsieur,  je  vois  M*^  Dupin  qui  désire  me 
parler. . . 

Cette  fois,  il  s'agissait  d'un  divorce.  Les  parties  étant  d'ac- 
cord sur  le  fond,  il  n'y  avait  qu'à  régler  la  petite  comédie  exigée 
par  la  loi.  Les  deux  hommes  se  promenèrent  un  moment,  en 
combinant  leurs  démarches,  dans  le  vaste  hall  sonore.  Comme 
ils  discutaient  un  point  de  détail  un  peu  délicat,  un  grand  cri 
de  femme  en  détresse  traversa  le  bourdonnement  qui  montait  de 
la  foule.  Ils  s'interrompirent,  cherchèrent  des  yeux  l'incongrue 
qui  s'oubliait  ainsi,  et  distinguèrent  une  forme  noire  qu'empor- 
taient des  agens.  Le  bourdonnement  interrompu  recommença, 
M*"  Dupin  reprit  la  conversation.  Mais  Léonard  ne  le  suivait 
plus  qu'avec  peine  :  ce  cri  qui  peut-être  avait  percé  la  voûte  et 
se  dissipait  à  travers  l'espace  en  quête  d'une  Justice  sans  attri- 
buts ni  palais,  ce  cri  perdu  dont  aucune  pitié  n'adoucissait  le 
désespoir,  ce  cri  unique  où  venait  de  vibrer  un  infini  de  souf- 
frances inconnues,  ce  cri  anonyme,  étranger,  réveillait  les  voix 
secrètes  qu'il  avait  crues  étouffées... 

Il  les  écouta  un  instant,  réprima  son  effroi  de  les  entendre, 
se  jura  de  leur  imposer  silence.  Agir,  agir,  voilà  le   remède! 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'heure  de  sa  consultation  approchait.  Pour  l'attendre  sans  avoir 
à  braver  la  solitude  de  son  cabinet,  ou  peut-être  les  propos 
prévus  de  Raymond,  il  entra  à  la  Cour  d'assises. 

On  y  jugeait  un  de  ces  meurtres  conjugaux  dont  les  mo- 
biles sont  difficiles  à  démêler  :  basse  rancune  longtemps  pré- 
parée ou  brusque  colère  d'aveugle?  passion  jalouse?  hypocrite 
cupidité?  Des  témoins  défilaient,  apportant  à  la  barre  le  détritus 
des  ragots  imbéciles  qu'un  quartier  amasse  autour  de  ces  af- 
faires ;  le  public  savourait  à  pleines  narines  une  odeur  mêlée  de 
boudoir  et  de  sang.  La  cause  était  banale,  l'acquittement  pro- 
bable. Pendant  que  les  commères  déversaient  le  flot  boueux  de 
leurs  bavardages,  Léonard,  en  les  écoutant  à  demi,  revint  sans 
s'en  apercevoir  à  son  propre  cas;  bientôt,  influencé  par  le 
lieu  ou  poussé  par  l'instinct  professionnel,  il  se  mit  à  plaider 
pour  lui-même,  dans  son  esprit,  comme  si,  dans  cette  salle,  il 
eût  présenté  sa  propre  défense  devant  ces  juges,  —  et  avec  un 
tel  eff"ort  de  concentration  que  par  momens  ses  lèvres  remuaient, 
que  ses  mains  posées  sur  ses  genoux  se  soulevaient  comme  pour 
s'élancer  dans  le  geste  oratoire.  D'abord  sa  cause  lui  sembla 
douteuse.  Puis,  peu  à  peu,  comme  il  arrive  quand  on  a  besoin 
de  croire  à  ce  qu'on  dit,  sa  conviction  s'affermit,  des  argumens 
spécieux  se  présentèrent  toujours  plus  nombreux  et  finirent  par 
lui  paraître  vrais,  dans  l'enveloppe  des  amplifications  et  des 
métaphores.  Combien  de  fois  n'avait-il  pas  ainsi  blanchi  quelque 
accusé  d'innocence  incertaine,  rien  qu'en  maniant  avec  adresse 
les  vieux  outils  de  la  dialectique,  rien  qu'en  entassant  sur  la 
simplicité  des  faits  les  guenilles  de  la  rhétorique!  Mais  on  ne 
réussit  pas  toujours  à  se  tromper  soi-même,  comme  les  autres, 
aux  sons  de  ses  propres  paroles,  et,  tout  en  poursuivant  ses  so- 
phismes,  on  les  redresse  malgré  soi  :  c'est  ainsi  que  la  voix  inté- 
rieure que  Léonard  entendait  depuis  la  veille  répliquait  à  toutes 
ses  injustices  :  «  Il  ne  fallait  pas  abandonner  Françoise  !  » 
C'était  l'unique  argument  de  l'accusation.  Un  argument?  Pas 
même  :  un  fait;  —  mais  clair  et  solide  comme  la  vérité.  Impos- 
sible de  la  tourner  sans  le  retrouver  aussitôt,  —  fil  déposé  par 
une  main  mystérieuse  dans  le  labyrinthe  dont  il  marquait  tous 
les  chemins.  Ne  pouvant  le  nier  ni  le  détruire,  Perreuse  finit 
par  l'accepter,  en  brave  jouteur,  comme  dans  l'élan  d'une  péro- 
raison où  l'on  cède  sur  un  point  important  pour  en  gagner  un 
plus  important  encore  : 


l'inutile  effort.  525 

«  Hé!  sans  doute,  j'ai  eu  tort,  je  le  sens,  je  le  reconnais. 
Mais  en  quoi  ma  faiblesse  excuserait-elle  le  crime  de  Françoise? 
Elle  ne  se  trouvait  point  dans  la  misère;  si  elle  y  est  tombée 
plus  tard,  je  n'en  ai  rien  su,  je  l'ignore  encore  à  cette  heure. 
Quand  je  l'ai  quittée,  elle  a  refusé  mon  appui.  Pourquoi  tant 
d'orgueil?  Qui  sait  si  ce  geste  fier  n'avait  pas  une  autre  ori- 
gine? S'il  ne  cachait  pas,  par  exemple,  un  scrupule  qu'elle 
ne  m'a  point  avoué?  Suis-je  donc  si  sûr  d'être  le  père  de  cet 
enfant?  Et  c'est  là  toute  la  question  :  si  je  ne  le  suis  pas,  je 
reste  en  dehors  du  drame;  si  je  le  suis,  je  ne  me  reprocherai 
jamais  assez  de  m'être  soustrait  à  mes  devoirs,  —  mais  quelle 
horreur  d'elle,  après  un  tel  meurtre  !  » 

Léonard  trouva  d'inspiration  ce  dilemme,  et  le  jugea  si  con- 
cluant qu'il  s'acquitta.  Autour  de  lui,  on  riait  d'une  histoire  de 
linge  sale  qu'une  blanchisseuse  détaillait  avec  un  effarement 
saugrenu  :  décidément,  l'affaire  tournait  au  vaudeville,  et  se 
terminerait  comme  tant  d'autres  pareilles,  où  quelques  détails 
grivois  ou  comiques  font  oublier  le  sang  versé.  Il  écouta  un 
moment  encore,  tira  sa  montre,  pensa  aux  cliens  qui  devaient 
l'attendre,  et  reprit  le  chemin  de  sa  demeure.  Il  se  sentait  ré- 
conforté, prêt  à  tenir  tête  à  son  frère.  Raymond  ne  manquerait 
pas  de  parler  comme  cette  voix  intérieure  qu'un  petit  effort  de 
logique  et  le  sentiment  de  la  réalité  venaient  de  réduire  :  l'écarter 
comme  elle,  ne  serait-ce  pas  repousser  définitivement  dans  son 
puits  l'importune  visiteuse,  dont  il  voulait  brandir  le  miroir? 
Mais,  revenu  dans  l'après-midi,  Raymond  était  reparti.  Il  n'y 
avait  que  des  cliens  au  salon  et  M^  Rillon  dans  le  cabinet.  Mécon- 
tent de  certaines  explications  que  rapportait  son  secrétaire.  Fer- 
reuse lui  parla  durement,  —  pour  regretter  aussitôt  sa  brus- 
querie :  car,  en  rencontrant  le  regard  glacé  qui  soutenait  le  sien, 
il  retrouva  plus  forte  l'impression  de  crainte  sourde  et  de  mé- 
fiance qu'il  avait  éprouvée  dans  l'après-midi  devant  son  sub- 
ordonné, —  ce  témoin  qui  depuis  quatre  années  l'observait  à 
loisir,  le  suivait  dans  son  intimité  comme  dans  ses  affaires,  pou- 
vait prendre  la  mesure  exacte  de  sa  loyauté  et  celle  de  son  ambi- 
tion, connaissait  ses  points  faibles,  ses  calculs  habituels,  les 
limites  de  son  savoir  juridique,  la  qualité  de  ses  raisonnemens, 
le  vrai  titre  de  son  éloquence.  Devant  lui,  la  figure  de  M**  Billon 
restait  muette,  comme  un  scellé  apposé  sur  son  âme.  Seul,  un 
frémissement  presque  imperceptible  des  lèvres  montra  que  les 


526  REVUE  DES  ucux  MONDES. 

reproches  du  maître  faisaient  mal.  Léonard  essaya  d'en  atténuer 
l'effet  : 

—  Ce  sont  d'ailleurs  des  bagatelles,  dit-il  d'un  ton  conciliant. 
Si  vous  ne  m'avez  pas  bien  compris,  c'est  que  je  m'étais  probable- 
ment mal  expliqué.  Nous  arrangerons  cela.  Maintenant,  voyons 
ce  qu'on  nous  apporte. 

Le  secrétaire  resta  impassible  :  Léonard  ne  sut  pas  s'il  agréait 
ses  excuses. 

Il  reçut  quatre  personnes,  dont  il  écouta  les  récits  prolixes 
plusieurs  fois  recommencés.  La  dernière  le  retint  jusqu'après 
sept  heures.  Il  s'habilla  à  la  hâte  et  courut  au  salon,  où  ses  in- 
vités du  jeudi  l'attendaient.  Les  grands  yeux  noirs  de  Raymond, 
debout  contre  la  cheminée,  à  côté  de  l'étrangère  qu'il  avait  intro- 
duite, guettaient  la  porte  :  leur  regard  rouvrit  la  plaie  d'un 
coup  rude.  Ferreuse  tâcha  de  sourire  pour  le  braver,  en  ser- 
rant les  mains  qu'on  lui  tendait,  en  s'excusant  de  son  retard. 
D'ailleurs,  Lucienne  l'appelait  d'un  signe,  pour  le  présenter  à 
lady  Leavermore,  dont  la  toilette  de  gala  et  les  bijoux  somptueux 
détonnaient  dans  ce  milieu  bourgeois.  Tout  en  causant  avec 
Raymond,  elle  observait  du  coin  de  l'œil  les  autres  invités  :  Gas- 
tellier  qui  pérorait  déjà,  la  poitrine  bombée,  en  rebroussant  sa 
crinière  noire  d'un  geste  de  ténor,  tandis  que  sa  femme  s'effaçait 
dans  un  coin,  menue,  fluette,  effarée  du  tapage  qu'il  faisait;  les 
Du  Rosoy,  des  gens  du  monde  qui  tenaient  salon  et  venaient  pour 
la  première  fois  chez  les  Ferreuse  :  le  mari,  important  malgré  sa 
petite  taille,  dressé  sur  les  hauts  talons  de  ses  bottines  laquées  ; 
la  femme,  dont  la  poitrine  énorme  débordait  d'un  corsage  rose, 
parlant  d'une  voix  d'homme,  en  agitant  un  face-à-main  avec 
des  gestes  vulgaires;  M,  Arondel,  conseiller  à  la  Conr  de  cassa- 
tion :  fin  visage  allongé,  favoris  taillés  court,  regard  intelligent 
derrière  les  lunettes  à  branches  d'or,  et  M"^  Arondel,  poudrée 
à  frimas,  d'une  élégance  d'ancien  régime,  dans  une  toilette  sobre, 
de  tons  mauves,  que  relevait  une  broche  Louis  XV,  hyacinthe 
et  roses,  d'un  travail  rare;  enfin,  le  chroniqueur  judiciaire 
d'un  des  grands  journaux  du  matin,  Louis  Nagel,  qui  cachait 
sous  une  gaucherie  presque  paysanne  un  esprit  avisé,  per- 
sonnel, écAairé  sur  presque  tous  les  grands  problèmes  contem- 
porains. 

Veuve  d'un  fonctionnaire  de  l'administration  supérieure  des 
Indes,  hab  ituée  à  la  société  aristocratique  du  West-End  et  au 


l'inutile  effort.  o27 

monde  cosmopolite  de  Rome,  lady  Leavermore  se  trouvait  pour 
la  première  fois  peut-être  dans  une  compagnie  de  gens  labo- 
rieux, peu  fortunés,  de  modestes  origines,  qui  sont  cependant 
des  ressorts  actifs  dans  le  mouvement  de  la  vie  actuelle.  Aussi 
elle  regardait  et  écoutait  avec  une  curiosité  que  trahissait  son 
effort  même  pour  en  réprimer  l'expression.  La  différence  des 
positions,  des  fortunes  et  de  la  caste  soulignait  avec  force  la 
différence  de  la  race.  Quand  elle  passa  dans  la  salle  à  manger, 
au  bras  de  Léonard,  M""^  Du  Rosoy  exprima  l'impression  géné- 
rale en  disant  bas  à  Raymond  : 

—  Comme  ces  Anglais  nous  ressemblent  peu! 

Autour  de  la  table,  les  conversations  s'engagèrent  lentement. 
Les  convives  observaient  l'étrangère;  ils  se  turent  tous  pour 
l'écouter  raconter  les  mésaventures  d'une  pièce  de  Gabriel  d'An- 
nunzio,  qu'elle  avait  entendu  acclamer  à  Rome  et  siffler  à  Naples, 
à  peu  de  jours  d'intervalle  :  Nagel  lui  répondit  par  quelques  re- 
marques sur  les  effets  de  la  décentralisation  littéraire.  Tout  à 
coup,  Gastellier  demanda  : 

—  Qui  est-ce  qui  a  lu  Résurrection? 

Sans  attendre  la  réponse,  il  se  lança  dans  une  de  ces  disser- 
tations esthético-sociales  qu'il  affectionnait.  Partisan  de  toutes 
les  nouveautés,  de  toutes  les  hardiesses,  de  tous  les  exotismes, 
toujours  aux  aguets  des  modes  naissantes  pour  les  adopter  et 
des  gloires  contestées  pour  les  prôner,  l'architecte  était  un  des 
facteurs  anonymes  des  engouemens  parisiens  :  il  soutenait 
avec  une  éloquence  de  brasserie  des  opinions  d'avant-garde  qu'il 
ne  comprenait  pas  toujours,  et  qui  se  trouvaient  justes  ou 
fausses  selon  que  le  hasard  poussait  son  admiration  sur  des 
hommes  de  génie  ou  sur  des  charlatans,  entre  lesquels  il  ne  dis- 
tinguait point.  Il  parla  haut,  pendant  deux  ou  trois  minutes  : 
un  flot  d'exclamations  oii  roulaient  les  mots  «  énorme,  —  su- 
blime, —  vérité.  »  Comme  il  ne  s'arrêtait  pas,  la  voix  virile 
de  M"""  Du  Rosoy  lança  un  «  Permettez!  »  si  autoritaire  qu'il 
s'interrompit  net,  les  yeux  en  boule.  Alors  la  grosse  dame, 
en  détachant  chaque  syllabe  pour  marquer  l'importance  de 
son  jugement,  déclara,  avec  une  énergie  dont  tremblèrent  ses 
épaules  : 

—  Tolstoï  a  beaucoup  de  talent,  c'est  incontestable.  Un  talent 
immense!  Mais  son  livre  est  un  mauvais  livre.  Voilà  mon 
avis  ! 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Du  Rosoy  ajouta  aussitôt  : 

—  Le  sujet  en  est  déplaisant.  Et  il  n'a  pas  même  l'excuse  de 
la  nouveauté. 

—  C'est  vrai,  dit  M.  Arondel,  il  j  sl  Un  Coupable. 

—  La  Lettre  rouge,  dit  Louis  Nagel. 
Et  Raymond  : 

—  Même  Adam  Bede,  si  l'on  veut. 

—  Des  radotages,  ces  livres-là,  s'écria  Gastellier,  dédaigneux 
par  principe  de  tout  ce  qui  ne  tombait  pas  sous  l'angle  immédiat 
de  son  enthousiasme.  Le  sujet  n'est  pas  nouveau,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  de  sujets  nouveaux.  Mais  il  est  éternel,  il  est  admirable! 
Et  quelle  puissance  il  prend,  entre  les  mains  de  ce  vieux  moujik! 
Il  devient  un  réquisitoire  formidable  contre  les  pourritures  de 
notre  société,  un  plaidoyer... 

M"'"  Du  Rosoy  lui  coupa  la  parole  : 

—  Pour  les  filles-mères,  monsieur,  pour  les  filles-mères!... 
Elles  valent,  ma  foi!  la  peine  qu'on  les  défende!  L'idée  de 
Nekhludov  d'épouser  cette  Maslowa,  non,  mais,  voyons,  y 
pensez- vous?  Lui,  un  prince,  un  vrai  prince!...  C'est  du  délire, 
parole  d'honneur! 

Elle  éclata  de  rire,  son  mari  renchérit  : 

—  Une  idée  de  détraqué,  de  neurasthénique  ! 

La  voix  claire,  un  peu  cinglante,  du  conseiller  Arondel  cor- 
rigea : 

—  Dites  plutôt  :  l'inspira tion  maladive  d'une  conscience 
bouleversée,  et,  à  ce  point  de  vue,  je  crois  que  le  livre  est  d'une 
haute  vérité.  Ces  idées  extravagantes  éclosent  parfois  sous  l'ac- 
tion de  la  crainte  ou  du  remords,  dans  les  âmes  déréglées. 
Mais  Tolstoï  se  figure  peut-être  qu'il  a  démontré  je  ne  sais 
quelle  vérité  générale  et  utile,  et  là  commence  son  erreur.  Son 
roman  n'est  ni  un  plaidoyer,  ni  un  réquisitoire;  il  n'est  qu'une 
historiette...  un  peu  longue,  et  qui  serait  d'un  mauvais  exemple, 
si  on  la  prenait  trop  au  sérieux.  Supposez  en  eff"et  que  Nekhludov 
ait  été  marié,  père  de  famille  :  qu'aurait-il  fait?...  Devait-il  donc 
divorcer  pour  épouser  cette... 

Il  acheva  par  une  grimace  de  dégoût.  Léonard,  très  pâle, 
vida  d'un  trait  son  verre,  en  balbutiant  : 

—  Oh!  ces  Russes!... 

—  Oui,  dit  Lucienne,  ils  sont  nos  alliés,  mais  ils  ont  quelque- 
fois des  idées  bien  singulières! 


L  INUTILE   EFFORT.  829 

Rajrmond,  qui  regardait  son  frère  et  croyait  lire  en  lui,  essaya 
d'intervenir. 

—  Il  faut  distinguer  entre  le  relatif  et  l'absolu.  Tolstoï  se 
trompe  peut-être  dans  le  relatif,  mais... 

Il  avait  la  voix  faible;  on  ne  l'écouta  pas.  D'un  ton  catégo- 
rique qui  soulignait  la  netteté  de  ses  paroles,  M.  Arondel 
reprit  : 

—  Quand  on  veut  réformer  le  monde,  on  devrait  com- 
mencer par  mettre  un  peu  de  bon  sens  dans  ses  doctrines.  La 
vie  sociale  a  ses  exigences,  ses  cruautés,  ses  injustices,  ses  pres- 
criptions :  on  n'en  peut  pas  impunément  gêner  le  jeu  normal, 
que  règlent  des  lois  impérieuses.  Nekhludov  a  eu  le  plus  grand 
tort  de  séduire  la  Maslowa,  c'est  certain,  bien  qu'elle  ait  mis  elle- 
même  beaucoup  de  bonne  volonté  à  se  laisser  faire... 

—  Oh  !  elle  ne  demandait  pas  mieux,  gloussa  M"^  Du  Rosoy. 
La  nuit  de  Noël!...  Rappelez-vous  la  nuit  de  Noël!... 

— ...  Mais  ce  tort,  n'ayant  pas  été  réparé  à  son  heure,  est 
devenu  irréparable;  en  sorte  que  les  efforts  de  Nekhludov  ne 
feront  qu'aggraver  les  dégâts.  Il  y  a  tant  de  cas  où  nos  efforts 
tardifs  sont  inutiles  !  Le  temps  cristallise  nos  actes,  si  l'on  peut 
dire,  et  si  durement  qu'aucune  force  ne  saurait  les  changer. 
Quand  Nekhludov  retrouve  la  Maslowa,  elle  est  perdue  à  jamais  : 
«  La  mer  y  passerait  sans  laver  la  souillure,  »  comme  dit  Musset. 
Son  idée  de  la  relever  est  une  idée  de  collégien.  Et,  comme  il 
ne  peut  plus  la  ramener  à  son  niveau,  il  serait  absurde  et  cou- 
pable de  l'épouser,  c'est-à-dire  de  l'introduire  dans  la  société  ré- 
gulière, où  son  entrée  serait  un  scandale... 

—  Surtout  dans  une  élite  qui  doit  à  ses  traditions  de  la  re- 
pousser im.pitoyablement,  appuya  M.  Du  Rosoy. 

Le  conseiller  continua  : 

—  Le  vrai  devoir  de  ce  garçon,  c'est  d'agir  désormais  en  par- 
fait honnête  homme,  éclairé  sur  l'importance  de  ses  moindres 
actions.  Le  mal  qu'il  a  fait  subsistera,  c'est  son  châtiment.  Mais 
qu'il  renonce  aux  dissipations  de  son  existence  facile,  qu'il  fonde 
une  famille,  qu'il  l'élève,  qu'il  enseigne  à  ses  enfans  le  respect  de 
bonnes  mœurs,  qu'il  les  mette  en  garde  contre  le  danger  des  en- 
traînemens  de  la  jeunesse  :  voilà  comment  il  peut  ressusciter  dans 
le  vrai  sens  du  mot,  et  devenir  un  membre  utile  de  la  famille 
commune  ! 

—  Je  crains  qu'il  ne  le  puisse  plus,  dit  Louis  Nagel  :    il  y 
TOME  XIII.  —  1903.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  des  mauvaises  actions  dont  on  ne  guérit  jamais.  Non  qu'elles 
soient  pires  que  beaucoup  d'autres  dont  la  trace  disparaît,  mais 
pour  la  gravité  des  ravages  qu'elles  ont  préparés.  Nekhludov  a 
touché  du  doigt  les  conséquences  de  son  caprice  :  il  n'a  plus  la 
possibilité  de  les  oublier.  Il  appartient  à  sa  victime  :  que  retire- 
rait-elle, la  malheureuse,  des  bons  conseils  qu'il,  pourra  donner  à 
ses  enfans? 

—  Elle,  rien,  répondit  froidement  M.  Arondel.  Mais  l'en- 
semble en  profitera  davantage  que  si  elle  devenait  princesse,  et 
peut-être  mère.  D'ailleurs,  une  personne  de  sa  catégorie  ne  sau- 
rait être  intéressante... 

—  Pouvez-vous  dire!  s'écria  Gastellier. 

Et  il  se  mit  à  étonner  la  table  en  faisant  l'éloge  de  la  Maslowa, 
dont  il  admirait  jusqu'aux  yeux  un  peu  louches. 

Le  regard  fuyant,  Léonard  jouait  avec  son  couteau,  comme 
si  la  conversation  l'intéressait  peu.  Pourtant  les  idées  que  ses 
convives  agitaient  légèrement,  avec  la  liberté  d'esprit  qu'on 
garde  en  parlant  de  choses  bien  étrangères,  prenaient  pour  lui 
seul  une  réalité  menaçante.  Du  Rosoy,  Nagel,  Gastellier  restaient 
très  loin  du  héros  de  Tolstoï  :  ce  n'est  qu'à  grand  effort  d'ima- 
gination ou  de  solidarité  qu'ils  pouvaient  «  se  mettre  à  sa  place  ;  » 
lui,  au  contraire,  en  était  tout  près,  et  leurs  paroles  éveillaient 
au  fond  de  son  être  intime  des  résonances  qu'aucun  d'eux  ne 
pouvait  connaître,  mais  dont  il  voyait  par  momens  passer  le 
reflet  dans  les  grands  yeux  noirs  de  Raymond  qui  le  cherchaient 
sans  cesse. 

L'architecte  s'arrêta,  jugeant  son  effet  produit.  Il  y  eut  un 
silence.  M""^  Du  Rosoy  interpella  lady  Leavermore. 

—  Voilà  quinze  jours  qu'on  n'entend  parler  que  de  ce  roman. 
En  est-il  de  même  chez  vous,  madame,  et  qu'en  dit-on? 

—  Oh!  je  ne  sais  pas,  puisque  je  reviens  d'Italie,  répondit 
lady  Leavermore  avec  son  léger  accent  et  sa  voix  de  cristal,  — 
une  de  ces  voix  étudiées  que  de  savans  exercices  timbrent  dès 
l'enfance;  —  mais  je  crois  que  nous  ne  pouvons  pas  très  bien 
le  comprendre;  nous  ne  concevons  pas  qu'un  homme  soit 
capable  d'abandonner  une  femme  qu'il  a  rendue  mère. 

La  candeur  de  cette  déclaration  provoqua  des  demi-sourires. 
Gastellier  demanda  lourdement  : 

—  Cela  n'arrive  donc  jamais,  ces  choses-là,  de  l'autre  côté 
du  détroit? 


L  INUTILE    EFFORT, 


S31 


Poussée  par  son  sens  national  à  défendre  la  vertu  de  sa  race, 
comme  elle  venait  d'être  poussée  à  Faffirmer,  lady  Leavermore 
répondit  avec  une  sereine  assurance  : 

—  Gela  ne  doit  jamais  arriver. 

Son  accent  souligna  le  verbe  qui  prit  un  sens  catégorique, 
presque  solennel.  Les  convives  se  regardèrent  avec  une  pointe 
d'ironie  au  fond  des  yeux,  sans  savoir  si  la  pureté  d'une  âme 
un  peu  puérile  dictait  ces  confiantes  réponses,  ou  si  elles  pro- 
cédaient du  parti  pris  britannique  de  ne  jamais  reconnaître  le 
mal  que  chez  les  autres. 

—  Pourtant,  dit  Louis  Nagel,  sous  toutes  les  latitudes, 
dans  tous  les  climats,  les  hommes  ont  les  mêmes  passions,  par 
conséquent  les  mêmes  faiblesses.  La  balance  du  bien  et  du  mal 
est  partout  à  peu  près  la  même.  L'admirable  roman  de  Tolstoï, 
—  pour  ma  part,  je  n'en  connais  aucun  qui  l'égale  !  —  pour- 
rait se  passer  n'importe  où  :  car,  partout,  les  conditions  de  la 
vie  sociale  livrent  les  jeunes  filles  sans  appui  aux  convoitises 
naïves  ou  perverses  des  hommes.  Je  sais  qu'en  Angleterre  les  lois 
et  les  mœurs  les  protègent  mieux  qu'ailleurs,  et  c'est  un  honneur 
pour  votre  pays,  madame!  J'ai  toutefois  peine  à  croire  qu'un 
acte  de  lâcheté,  qui  n'est  malheureusement  très  rare  nulle  part, 
soit  chez  vous  tout  à  fait  impossible;  et,  après  tout,  le  beau 
livre  de  George  Eliot  qu'on  rappelait  tout  à  l'heure,  Adam  Bede, 
semble  bien  me  donner  raison. 

Lady  Leavermore  sentit  le  poids  du  raisonnement  et  de 
l'exemple;  aussi  chercha-t-elle  un  instant  les  paroles  qui,  sans 
choquer  la  vraisemblance,  attesteraient  le  plus  fortement  la  supé- 
riorité morale  de  sa  race.  Tous  les  regards  se  fixaient  sur  elle, 
dans  l'attente  d'une  réponse  qu'on  espérait  embarrassée  ou,  peut- 
être,  un  peu  ridicule. 

—  Sans  doute,  dit-elle  enfin  lentement,  je  suppose  qu'il  se 
produit  aussi  chez  nous  des  choses  semblables.  Oui,  cela  peut 
arriver  aussi,  je  pense.  Mais  les  hommes  qui  commettent  ces 
infamies,  oh  !  nous  les  méprisons  de  toutes  nos  forces  !  Dans  la 
réalité,  aucun  véritable  Anglais  ne  voudrait  les  connaître.  Per- 
sonne ne  pourrait  estimer  ce  Nekhludov,  s'il  vivait  :  alors,  pour- 
quoi nous  intéresserions-nous  à  son  histoire,  quand  elle  n'est 
qu'un  roman? 

Léonard  pâlit  encore,  ferma  les  yeux,  fit  un  mouvement 
.comme  pour  parler,  mais  ne  dit  rien.  Les  autres  se  regardèrent 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous,  étonnés  par  la  fermeté  de  cette  réponse,  qui  déconcertait 
leur  malice.  Ce  fut  le  conseiller  Arondel  qui  répliqua  : 

—  Nous  autres  Français,  madame,  nous  avons  plutôt  la  van- 
tardise que  l'hypocrisie  de  nos  vices.  Vous  le  savez.  Cependant, 
nos  sentimens  sur  un  abandon  pareil  à  celui  de  Nekhludov  sont 
assez  semblables  aux  vôtres  :  si  un  homme  a  dans  son  passé 
quelque  action  de  ce  genre,  il  la  cache  avec  soin.  Il  sait  que  l'opi- 
nion le  condamnerait  d'autant  plus  sévèrement,  qu'elle  est  d'autre 
part  plus  indulgente. 

—  C'est  vrai  s'il  y  a  du  bruit,  compléta  Louis  Nagel.  Autre- 
ment, l'opinion  regarde  et  se  tait.  Dans  ces  choses-là  comme  dans 
bien  d'autres,  le  mépris  ne  va  point  à  l'acte,  mais  au  scandale. 
Voyez  plutôt... 

Il  cita  des  exemples  fameux,  empruntés  à  des  domaines  diffé- 
rens,  et  la  conversation  dévia  sur  la  politique. 

Au  cours  de  la  soirée,  Raymond  put  isoler  son  frère  un  mo- 
ment; et,  dans  un  angle  de  ce  salon  neuf  dont  l'installation  venait 
de  changer  le  décor  accoutumé  de  leur  vie,  il  lui  demanda,  les 
yeux  dans  les  yeux  : 

—  N'as-tu  rien  à  me  dire? 

Léonard  lui  posa  la  main  sur  le  bras,  avec  un  geste  de  pru- 
dence inquiète,  en  répondant  tout  bas,  comme  si  des  oreilles  étran- 
gères guettaient  ses  moindres  paroles  pour  en  deviner  le  sens  : 

—  Prends  garde  ! 

Ce  geste  et  ce  cri  trahissaient  la  terreur  d'être  pénétré,  plutôt 
que  la  douleur  de  se  juger  soi-même.  Mais  Raymond  ne  pouvait 
comprendre  une  émotion  si  égoïste  eiicore;  il  s'y  trompa,  et 
murmura,  de  toute  sa  pitié  : 

—  Mon  pauvre  frère  ! 

Et,  d'un  ton  d'affectueux  reproche  : 

—  Je  t'ai  cherché  tout  le  jour.  Tu  es  sorti  si  tôt  ce  matin  ! 
Pourquoi  n'es-tu  pas  passé  chez  moi  ? 

—  Rien  ici,  je  t'en  prie...  Viens  demain,  vers  neuf  heures. 
Nous  serons  seuls. 

—  Oui,  je  viendrai...  compte  sur  moi!... 

Il  voulut  presser  une  main  qui  se  déroba,  et,  malgré  l'ordre 
de  se  taire  qu'il  lisait  dans  des  yeux  effrayés,  il  dit  encore  : 

—  Je  te  plains  tant  ! 

Mais  Léonard  le  quitta  pour  M"""  Du  Rosoy,  qui  l'appelait 
d'un  signe  de  son  éventail. 


L  INUTILE    EFFORT. 


)33 


Fatigué  de  sa  longue  journée,  Ferreuse  dormit  presque 
comme  un  homme  qui  n'a  pas  de  soucis.  Mais,  aux  approches  du 
matin,  quand  il  sortit  de  son  pesant  sommeil,  les  images  chas- 
sées avec  tant  d'effort  assiégeaient  son  chevet.  Il  songea  que 
désormais  il  les  retrouverait  ainsi,  veilleuses  impitoyables,  à 
chaque  aurore;  et  il  raidit  sa  volonté  pour  les  écarter.  Peine 
perdue  !  elles  résistèrent  :  elles  restaient  là,  toutes  claires  dans 
la  lucidité  du  réveil,  aussi  tranquillement  installées,  aussi  réelles 
que  les  gardiens  d'un  condamné. 

«  Non,  non,  se  dit-il,  je  ne  remettrai  pas  en  question  ce  que' 
j'ai  résolu  hier  !  » 

Il  sauta  hors  du  lit,  prit  son  bain,  s'habilla,  gagna  son  cabinet 
où  Frédéric  venait  à  peine  d'allumer  le  feu  ;  et  il  se  mit  à  feuil- 
leter des  dossiers.  Bien  que  son  attention  perdit  souvent  le  fil  des 
écritures,  il  atteignit  ainsi  l'heure  du  petit  déjeuner.  La  théière 
étincelait  sur  la  table,  les  bols  de  lait  fumaient  devant  les  enfans, 
qui  gazouillaient  comme  des  pinsons  au  lever  du  soleil  ;  Lucienne 
en  peignoir  bleu,  beurrait  les  rôties.  C'était  l'aimable  tableautin 
de  la  vie  familiale,  à  l'heure  charmante  où  l'intimité  reprend, 
après  l'interruption  de  la  nuit,  avant  que  le  labeur  ou  la  peine 
revendiquent  leurs  droits.  Les  phrases  habituelles  s'échangèrent  : 

—  Bien  dormi  ? 

—  Oui,  très  bien. 

—  ...  Beaucoup  à  faire,  aujourd'hui? 

—  Comme  d'habitude.  Rien  de  particulier. 

En  répondant,  Léonard  suivait  d'un  regard  qui  s'attendrissait 
les  jeux  des  enfans.  Marc,  dont  les  doigts  actifs  tripotaient  tou- 
jours quelque  chose,  fabriquait  des  boulettes  avec  son  pain; 
Raymonde,  ayant  répandu  un  peu  de  lait  sur  la  table,  en  pro- 
fita aussitôt  pour  dessiner  des  lacs  et  des  rivières.  Leur  mère  les 
gronda  : 

—  Voyons,  qu'est-ce  que  vous  faites  ?  Marc,  quand  on  a  du 
pain,  c'est  pour  le  manger  !  Raymonde,  polissonne,  pourquoi 
salis-tu  la  nappe? 

«  Ceux-ci  sont  bien  à  moi,  songeait  Ferreuse  en  les  regardant.  ' 
Je  les  aime,  ils  sont  ma  raison  d'exister,  c'est  à  eux  que  je  me 
dois,  à  eux  seuls  !  Rien  ne  peut  me  frapper  qui  ne  les  atteigne. 


534  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Mon  avenir  leur  appartient  :  je  ne  les  sacrifierai  pas  aux  fan- 
tômes du  passé  qui  les  menacent  plus  que  moi.  Je  me  défendrai 
pour  les  défendre  !...  » 

Raymonde,  qui  s'intéressait  passionnément  à  sa  géographie, 
n'obéit  pas  tout  de  suite  ;  sa  mère  lui  tapa  sur  les  doigts,  qu'elle 
retira  aussitôt,  puis,  le  cœur  gros,  elle  fixa  un  instant  les  yeux 
sur  son  ouvrage  inachevé,  comme  si  son  imagination  s'obsti- 
nait à  poursuivre  son  rêve  de  canaux,  d'étangs  et  de  fleuves,  et 
les  leva,  pleins  de  larmes,  sur  son  père,  qui  prenait  souvent  son 
parti.  Mais  Léonard  ne  rencontra  pas  ce  regard  chargé  de  suppli- 
cations, et  la  bonne  vint  efl"acer,  d'un  coup  d'épongé,  le  petit 
dessin  liquide,  dont  il  ne  resta  rien. 

L'ordre  rétabli,  Lucienne  demanda  : 

—  Qui  donc  est  cette  Anglaise  que  ton  frère  nous  a  fait  in- 
viter ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondit  Léonard.  Une  de  ces  cosmo- 
polites, je  pense,  qui  vivent  un  peu  partout.  Tu  sais  qu'il  aime 
assez  ce  monde-là. 

—  Elle  a  pourtant  l'air  d'une  très  grande  dame? 

—  Elle  peut  l'être. 

—  Quels  bijoux!  Les  as-tu  remarqués?  Je  suppose  qu'elle 
est  très  riche? 

—  Probablement. 

—  Raymond  la  connaît  depuis  longtemps  ? 

—  Il  est  reçu  chez  elle  quand  il  va  à  Londres., 

—  A  propos,  qu'a-t-il  donc,  ton  frère?  Il  est  venu  deux  fois 
hier  te  chercher? 

Léonard  pensa  tout  à  coup  que  cette  insistance  de  Raymond 
pouvait  paraître  étrange  à  Lucienne;  il  eut  hâte  de  l'expliquer; 
et  il  mentit: 

—  Peut-être  voulait-il  me  parler  de  cette  dame. 

Il  se  rappela  que  Raymond  allait  revenir,  et  ajouta  : 

—  En  tout  cas,  je  vais  savoir  ce  qu'il  me  veut,  il  m'a  demandé 
un  rendez- vous;  je  l'attends. 

Il  ne  réussit  qu'à  exciter  la  curiosité  de  sa  femme. 

—  Oh  !  les  mystères  de  Raymond  !  s'écria-t-elle  avec  une 
moue  de  dédain.  Tu  me  conteras  cela,  j'espère. 

—  Raymond  peut  avoir  ses  secrets  aussi  bien  qu'un  autre, 
répliqua  Léonard. 

Pour  couper  court  à  l'interrogatoire,  il  décacheta  ses  lettres 


l'inutile  effort.  53S 

et  ouvrit  ses  journaux.  Les  lettres  étaient  des  lettres  d'affaires; 
les  journaux  ne  parlaient  plus  de  Françoise.  Il  les  parcourait 
encore,  avec  un  air  de  grande  attention,  quand  Frédéric  vint 
l'avertir  que  M"^  Billon  l'attendait.  Il  posa  ses  lèvres  sur  le  front 
de  Raymonde,  passa  la  main  dans  les  cheveux  de  Marc,  dit  au 
revoir  à  Lucienne,  et  gagna  son  cabinet. 

Avec  son  savoir,  sa  mémoire,  sa  netteté  d'esprit,  M"  Billon 
aurait  pu  réussir  par  lui-même,  si  le  besoin  ne  l'eût  placé  dans 
la  dépendance  d'un  confrère.  Sa  servitude  était  lourde.  Ferreuse 
appartenait  à  cette  classe  d'hommes  qui,  par  le  simple  jeu  de 
leurs  organes,  absorbent  tout  ce  qui  se  trouve  autour  d'eux  :  son 
secrétaire  ne  comptait  à  ses  yeux  que  comme  un  outil  qu'il 
maniait  à  son  seul  profit,  sans  lui  laisser  aucune  occasion  de 
manifester  une  existence,  une  intelligence,  un  talent  personnels. 
M®  Billon  se  prêtait  à  cette  exploitation,  mais  en  jugeant  Tégoïsme 
qui  l'opprimait,  en  amassant  contre  un  maître  si  dur  une  haine 
sourde  et  rancunière.  Il  fut  surpris,  ce  jour-là,  de  se  trouver 
investi  de  pleins  pouvoirs,  pour  régler  des  affaires  importantes. 
D'emblée,  il  pressentit  «  quelque  chose,  »  le  «  quelque  chose  » 
peut-être  qu'il  attendait  pour  aiguiller  ses  vengeances  :  son  œil 
méfiant  et  sournois  épia  donc  les  allures  de  Léonard,  sans  que 
sa  figure  impénétrable  trahît  par  un  mouvement  l'éveil  de  sa 
curiosité. 

Leur  conférence  durait  encore  quand  arriva  Raymond,  dans 
un  état  d'excitation  fiévreuse  qu'il  n'essayait  pas  même  de  ca- 
cher. Dès  le  seuil,  ses  regards  impatiens  suppliaient  le  secré- 
taire de  lui  céder  la  place.  M^  Billon  se  garda  bien  de  le  com- 
prendre, et  ne  broncha  pas,  jusqu'à  ce  que  Léonard  le  priât  de 
les  laisser  seuls  : 

—  Vous  êtes  libre  aujourd'hui. 

M°  Billon  sorti.  Ferreuse  s'assit  dans  son  fauteuil  habituel, 
montra  à  son  frère  la  chaise  réservée  aux  cliens,  et  demanda, 
comme  s'il  se  préparait  à  donner  une  consultation  : 

—  Eh  bien?... 

Cette  aisance  déconcerta  Raymond.  Troublé  comme  tant 
d'autres  qui  s'asseyaient  sur  cette  même  chaise  sans  savoir  par 
où  commencer  l'explication  d'une  mauvaise  affaire,  il  balbutia  : 

—  Mais  toi?...  toi?... 

Léonard  jouait  avec  un  grand  couteau  à  papier  d'ivoire,  ses 
yeux  pâles  fixés  au  loin,  comme  si  sa  pensée  errait  à  l'aventure. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  fut  avec  une  sorte  de  rudesse  calculée  qu'il  répondit  : 

—  Tu  veux  parler  de  cette  malheureuse  affaire  de  Londres, 
n'est-ce  pas?  Qu'y  puis-je? 

La  figure  mobile  de  Raymond,  à  laquelle  ses  grands  yeux  de 
velours  donnaient  un  caractère  si  romanesque  et  passionné, 
exprima  la  plus  profonde  stufJéfaction.  Il  regarda  son  frère,  leva 
la  main  droite  comme  s'il  allait  parler,  et  la  laissa  retomber  sur 
ses  genoux,  sans  trouver  un  mot  à  dire.  Aussitôt  Léonard,  comme 
pour  profiter  de  ce  désarroi,  se  mit  à  parler  abondamment,  en 
avocat  qui  compte  sur  sa  faconde  pour  mener  à  bien  une  démon- 
stration délicate,  tantôt  comme  s'il  plaidait,  tantôt  de  ce  ton  mi- 
compatissant,  mi-protecteur  qu'il  prenait  à  l'occasion  pour  mori- 
géner le  «  petit  frère.  » 

—  Je  comprends  que  tu  perdes  ton  sang-froid  devant  un  pa- 
reil événement,  toi  qui  es  un  être  Imaginatif,  une  sensitive,  un 
poète!  Je  le  comprends  d'autant  mieux  que  j'en  ai  été  moi-même 
bouleversé.  Ah!  ces  tragédies,  on  croit  qu'elles  n'éclatent  que 
dans  les  romans,  quand  des  auteurs  les  inventent.  Eh  bien  !  non, 
elles  se  produisent  aussi  dans  la  réalité.  Et  alors,  on  n'a  pas 
trop  de  toute  son  énergie  pour  en  braver  le  choc.  On  chancelle 
d'abord, comme  si  l'on  recevait  un  coup  sur  la  tête.  J'ai  chancelé, 
moi,  mais  je  suis  resté  debout.  Assez  solide,  même,  comme  tu 
peux  voir!...  Tu  ne  t'en  douterais  pas?  Il  m'a  fallu  une  pleine 
journée  pour  me  reprendre.  Hier,  tout  tournait  autour  de  moi, 
comme  dans  un  vertige.  Aujourd'hui,  j'ai  retrouvé  mon  équi- 
libre, j'y  vois  clair,  je  ne  crains  plus  rien!... 

Il  redressa  sa  taille  vaillante,  dégageant  aux  yeux  de  son 
frère  une  puissante  impression  de  force,  beau  de  cette  beauté  des 
hommes,  quels  qu'ils  soient,  qui  défient  la  tempête  ou  bravent 
le  destin.  Raymond  n'avait  point  prévu  une  telle  résistance,  si 
contraire  à  sa  propre  faiblesse  ;  il  trouva  pourtant,  sans  les  cher- 
cher, des  paroles  qui  devaient  arrêter  net  cette  vigueur  dans 
son  premier  élan;  et  il  les  prononça  craintivement,  avec  une 
hésitation  dans  la  voix,  sans  mesurer  leur  effet  : 

—  Tu  ne  crains  plus  rien?  Ah!  je  ne  puis  te  croire  :  songe 
donc,  si  elle  est  condamnée! 

A  ces  mots,  une  image  si  tragique  surgit,  qu'un  frisson  courut 
dans  les  os  de  Ferreuse.  Ses  paupières  se  baissèrent  dans  une 
crispation  de  douleur,  il  passa  la  main  sur  son  front  comme 
pour  en  écarter  ce  vertige  dont  il  venait  de  se  proclamer  guéri. 


l'inutile  effort.  537 

Puis,  dans  un  violent  effort  pour  dominer  cette  défaillance,  il 
répondit  durement  : 

—  Son  crime  est  sien! 

Pensait-il  terrasser  Raymond  par  cette  affirmation  brutale? 
Ce  calcul  fut  trompé  :  elle  froissa  violemment  une  conviction 
trop  solide  pour  céder  sans  preuves,  elle  fit  bondir  de  révolte 
l'être  patient  et  doux. 

—  Son  crime!...  Mais,  malheureux,  elle  n'est  pas  coupable! 
Sans  laisser  au   doute  le  temps   de   l'entamer,  Léonard  ri- 
posta : 

—  Qu'en  sais-tu? 

Debout,  maintenant,  en  face  de  son  frère,  si  petit,  si  chétif, 
avec  sa  figure  bouleversée  et  ses  grands  yeux  éperdus,  sans  plan 
concerté,  sans  autre  guide  que  sa  pitié,  et  ballotté  au  flux  chan- 
geant de  ses  émotions,  Raymond  semblait  un  suppliant  repoussé, 
prêt  à  joindre  de  faibles  larmes  à  de  vaines  prières. 

—  C'est  toi  qui  me  le  demandes?  dit-il.  Toi!...  Raisonne,  je 
t'en  prie!...  Tu  l'as  aimée,  tu  sais  combien  elle  était  douce, 
digne,  courageuse.  Interroge  tes  souvenirs,  te  rappellent-ils  un 
trait  qui  soit,  qui  puisse  être  d'une  criminelle  ? 

De  nouveau,  Léonard  se  croyait  sûr  de  son  avantage;  il 
balaya  d'un  geste  ces  pauvres  argumens  de  rêveur,  en  reprenant 
son  ton  de  certitude  autoritaire. 

—  Oui,  oui,  je  me  rappelle  une  petite  créature  gentille.  Mais 
qu'est-ce  que  des  souvenirs  si  lointains,  et  tout  ce  qu'on  en  peut 
déduire,  quand  il  s'agit  d'un  fait?...  Raisonnons,  si  tu  veux,  mais 
raisonnons  en  hommes  qui  ne  laissent  pas  déformer  les  choses 
par  leur  imagination  ou  par  leur  sensibilité...  Voilà  huit  ans  que 
je  ne  sais  rien  de  cette  malheureuse.  Huit  ans!  comment  a-t-elle 
vécu,  pendant  ce  temps-là?  C'est  la  question...  Je  sais  ce  qu'elle 
était  quand  je  lai  connue.  Encore,  suis-je  bien  sûr  de  l'avoir 
jamais  su?  Nous  ignorons  toujours,  vois-tu,  ce  qu'il  y  a  au  fond 

,du  cœur  des  femmes,  de  celles  mêmes  que  nous  possédons,  de 
celles  dont  nous  nous  croyons  aimés.  Nous  ne  lisons  rien  de 
certain  derrière  leurs  fronts;  elles  sont  aujourd'hui  le  contraire 
de  ce  qu'elles  nous  semblaient  hier,  et  changent  encore  avant 
demain.  Leurs  métamorphoses  nous  déconcertent  comme  celles 
des  nuages,  comprends-tu  cela?  Oh  !  sans  doute,  au  temps  où  je 
la  voyais  chaque  jour,  si  l'on  m'eût  dit  :  «  Cette  jolie  petite 
Françoise  que   vous  promenez  dans  le  bois  de  Meudon  vient 


S38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'assassiner  quelqu'un,  »  je  ne  l'aurais  pas  cru,  je  me  serais  révolté 
comme  toi:  Impossible!  impossible!...  Mais  huit  ans  ont  passé, 
mon  bon  ami!  C'est  dix  fois  plus  de  temps  qu'il  n'en  faut  au 
crime  pour  mûrir  dans  un  cœur  honnête...  Huit  ans!... 

Ses  deux  bras  s'élargirent,  comme  pour  ouvrir  l'espace  aux 
ténèbres  que  ce  long  délai  peut  amasser  autour  d'une  destinée 
inconnue.  Au  lieu  de  le  suivre  vers  ces  infinis  obscurs,  Ray- 
mond affirma  : 

—  Je  suis  aujourd'hui  aussi  sûr  de  cette  impossibilité  que 
tu  l'étais  hier,  que  nous  le  serons  demain  ! 

—  Sur  quoi  repose  ta  certitude?  Sur  des  impressions  à  demi 
effacées,  sur  des  souvenirs  confus,  plus  encore  peut-être  sur  ta 
candeur,  qui  t'empêche  de  croire  au  mal.  Ne  pouvant  examiner 
les  faits,  puisque  tu  les  ignores,  tu  interroges  ton  cœur,  ton 
imagination,  et  tu  les  écoutes...  N'est-ce  pas  vrai? 

Au  lieu  de  répondre,  Raymond  se  mit  à  marcher  avec  agita- 
tion dans  la  chambre.  Léonard  prit  ce  silence  pour  un  acquiesce- 
ment, et,  tout  en  suivant  des  yeux  la  petite  silhouette  falote  qui 
s'agitait  entre  les  meubles,  il  lança,  d'une  voix  assurée,  les  argu- 
mens  dont  il  s'était  servi  pour  s'absoudre  : 

—  Tu  sens  toi-même  combien  est  fragile  la  base  de  ta  con- 
viction.. Mes  souvenirs!  Je  les  [ai  interrogés,  moi  aussi,  depuis 
trente-six  heures  !  Ils  flottent,  ils  hésitent,  ils  m'échappent,  ils 
sont  trop  lointains...  Oui,  c'est  vrai,  cette  pauvre  fille  a  été  très 
digne,  très  courageuse;  et  je  n'ai  pas  fait  pour  elle  ce  que  j'aurais 
dû.  Suis-je  bien  sûr  d'en  être  si  coupable?  Rappelle-toi  comme 
elle  s'est  effacée,  comme  elle  a  disparu!  Fierté,  délicatesse?  qui 
sait?...  T'es-tu  jamais  demandé  pourquoi  Françoise  me  rendait  si 
facilement  ma  liberté?  pourquoi  elle  n'essayait  pas  même  de  faire 
valoir  les  droits  que  toutes  les  femmes  s'attribuent  dans  ce  cas-là? 
Etrange  conduite,  quand  on  l'analyse  :  ce  désintéressement  sacri- 
fiait l'avenir  de  son  enfant,  cet  orgueil  le  condamnait  à  la  plus 
triste  condition!...  Tout  cela,  vu  de  sang-froid,  ne  te  semble  pas 
singulier?...  ne  t'inspire  aucun  doute?...  Pour  moi,  quand  j'y  ré- 
fléchis, j'entrevois  une  possibilité  très  plausible  :  étais-je  le  seul 
amant  de  Françoise?  suis-je  le  vrai  père  de  cet  enfant? 

Raymond  s'était  arrêté  vis-à-vis  de  son  frère,  de  l'autre  côté 
de  la  table,  sur  le  bord  de  laquelle  il  crispa  ses  deux  mains,  la 
tête  tendue  dans  l'attente  de  cette  conclusion  que  chaque  phrase 
préparait.  Quand  elle  tomba,  quand  il  eut  perdu  l'espoir  de  la 


l'inutile  effort.  539 

voir  s'arrêter  dans  la  gorge  et  dans  l'âme  de  Léonard,  une  tris- 
tesse si  déçue  l'envahit,  que  des  larmes  mouillèrent  ses  beaux 
yeux  : 

—  Est-ce  bien  toi  qui  viens  de  parler?  demanda-t-il  avec  une 
douceur  douloureuse.  Est-ce  toi,  mon  frère,  qui  descends  si  bas 
dans  le  mensonge?  Est-ce  toi  qui,  pour  les  besoins  de  ta  mauvaise 
cause,  te  forges  après  coup  des  soupçons  que  tu  n'as  jamais  eus? 

Cette  douceur  et  cette  tristesse  exprimaient  une  conviction 
si  profonde,  qu'elles  ébranlèrent  à  l'instant  la  factice  certitude 
de  Léonard.  Mais  cette  certitude  était  son  arme  et  son  salut;  il 
essaya  de  la  délendre. 

—  Oh!  jamais!...  Françoise  était  une  maîtresse  d'occasion  : 
je  ne  me  serais  pas  donné  le  ridicule  d'être  jaloux.  Mais  plus 
d'une  fois  il  m'a  semblé... 

Raymond  l'arrêta  : 

—  Tais-toi  !  Ne  t'avance  pas  plus  loin  dans  cette  voie  ! 
N'ajoute  pas  une  parole  à  ce  que  tu  viens  de  dire  :  tu  aurais  trop 
de  regrets...  Lis  et  juge!... 

Il  tira  de  sa  poche  la  liasse  des  lettres  de  Françoise,  et  la 
déposa  devant  son  frère. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demanda  Ferreuse. 

Sa  main  pesait  le  paquet  des  feuilles  légères,  dans  l'angoisse 
soudaine  d'une  révélation  nouvelle. 

—  Ce  sont  des  lettres  d'elle,  expliqua  Raymond.  iQuand  tu 
l'as  quittée,  j'ai  voulu  la  suivre,  à  distance.  Tu  manquais  à  un 
grand  devoir,  Léonard;  j'ai  fait  le  plus  que  j'ai  pu  pour  le  rem- 
plir à  ta  place...  Elle  a  été  malade,  et  n'a  pas  voulu  t'avertir; 
c'est  moi  qui  l'ai  soutenue,  sans  que  tu  le  saches...  Oh!  cela  ne 
me  coûtait  guère,  va!...  J'avais  pitié  d'elle  ..  Et  puis,  je  l'aimais 
beaucoup...  Plus  tard,  je  l'ai  revue  à  1  ondres,  avec  son  enfant... 
Ah!  si  tu  les  avais  vues  eo semble,  toi!...  Notre  correspondance 
a  duré  longtemps...  Lis  ses  lettres!  La  plus  récente  a  deux  ans 
de  date;  après,  elle  a  cessé  de  m'écrire...  Lis,  et  tu  ne  la  soup- 
çonneras plus  !... 

Une  de  ces  craintes  que  son  frère  ignorait  traversa  l'esprit  de 
Ferreuse  : 

—  Mais  tes  lettres  à  toi?  s'écria-t-il.  Tes  réponses,  malheu 
reux?  Elle  les  a  conservées,  elles  seront  saisies  I 

Raymond  ne  comprit  même  pas  l'égoïste  souci  que  trahissait 
la  question 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'importe!  dit-il...  Lis  celles-ci,  d'abord...  Je  t'en  prie, 
lis-les,  et  ne  dis  plus  rien  avant  de  les  avoir  lues!... 

Les  doigts  énervés  de  Léonard  dénouèrent  le  ruban  de  la 
liasse,  et  il  commença  sa  lecture.  Debout,  à  [côté  de  lui,  à  peine 
un  peu  plus  haut  que  son  frère  assis,  Raymond  suivait  des  yeux 
ces  lignes  qu'il  avait  relues  toute  la  nuit,  et  parfois  soulignait 
de  l'ongle  quelque  passage,  en  répétant  : 

—  Lis  cela!...  Lis!...  Comprends-tu?... 

L'existence  laborieuse  et  maternelle  de  Françoise  Dessommes 
se  développait  devant  celui  dont  le  caprice  l'avait  arrachée  à  son 
sol  et  jetée  aux  vents  du  hasard,  comme  une  herbe  qu'un  prome- 
neur  abandonne  après  l'avoir  tordue  entre  ses  doigts,  par  passe- 
temps;  elle  luttait  vaillamment,  souffrait  quelquefois,  souriait 
toujours,  avec  sa  grâce  fine  de  petite  artiste  adroite,  la  tendresse 
perdue  de  son  cœur  aimant,  les  mélancolies  de  sa  solitude,  les 
joies  de  son  dévouement  de  mère.  Chaque  lettre  envoyait  un 
mot  délicat  de  reconnaissance  au  confident  dont  elle  appréciait 
l'amitié  sans  deviner  la  passion  secrète. 

Comme  elle  sortait,  cette  passion  si  longtemps  contenue, 
puis  endormie  dans  l'absence  et  que  la  détresse  réveillait,  comme 
elle  jaillissait  maintenant  des  grands  yeux  noirs  de  Raymond,  de 
ses  gestes  fiévreux,  de  son  âme  enflammée!  Comme  elle  s'avouait 
avec  un  mélange  de  douceur  triste,  prête  à  tous  les  sacrifices, 
et  d'ardeur  sombre,  capable  de  toutes  les  énergies!  En  repliant 
la  dernière  feuille,  Léonard  regarda  son  frère,  comprit  le  secret 
de  cette  âme  où  jusqu'alors  il  avait  négligé  de  pénétrer,  et  se  tut 
longuement.  Il  ne  raisonnait  plus.  Il  ne  cherchait  plus  d'hypo- 
crites excuses.  Pour  la  seconde  fois,  le  Miroir  de  la  Vérité  passait 
devant  ses  yeux,  et  lui  livrait,  des  êtres,  des  choses  et  de  lui- 
même,  une  vision  nouvelle,  dont  il  tremblait. 

—  Tu  dis  que  sa  dernière  lettre  a  deux  ans  de  date?  de- 
manda-t-il  en  cachant  son  regard. 

Une  suprême  impulsion  mauvaise  le  poussait  à  résister  encore, 
le  ramenait  à  ses  hypocrites  défaites.  Son  frère  lui  mit  la  main 
sur  la  bouche,  en  répétant  : 

—  Tais-toi!...  Tais-toi!... 

Puis,  lisant  à  livre  ouvert  dans  le  cœur  fermé  de  Léonard,  il 
parla,  comme  s'il  tenait  dans  sa  main  le  miroir  redoutable. 

—  Ce  que  tu  allais  dire,  mon  frère,  ne  le  dis  pas!  Tu  l'as 
pensé,  c'est  déjà  trop.  Refoule  ces  suggestions  mauvaises,  in- 


l'inutile  effort.  541 

dignes  de  toi.  Vois-tu,  il  y  a  toujours  eu  comme  des  ombres 
sur  ta  vraie  nature.  Oui,  il  y  a  en  toi  je  ne  sais  quelle  force 
tyrannique  qui  t'empêche  d'être  tout  à  fait  toi-même,  c'est-à-dire 
l'homme  de  cœur  que  tu  as  toujours  été  pour  ton  petit  frère,  et 
que  tu  es  dans  le  fond.  Ah  !  je  te  connais  bien,  va,  moi  qui 
t'aime  de  toute  mon  âme!  La  vie  t'a  fait  du  mal;  tu  as  trop 
cédé  à  ses  exigences,  tu  as  trop  cru  à  ses  mirages,  tu  as  trop  tenu 
à  ses  promesses.  On  n'est  pas  ambitieux  impunément  :  à  chaque 
conquête,  on  perd  un  peu  de  son  meilleur  soi-même,  on  se  tache 
à  chaque  victoire.  Mais  ces  scories  s'effacent  quand  le  malheur 
est  là!...  Que  l'homme  de  proie  recule  :  je  parle  à  l'autre,  je 
veux  réveiller  ton  âme!...  Tu  traverses  une  de  ces  crises  qui 
sont  épargnées  à  beaucoup,  une  de  ces  heures  décisives  où  il 
faut  rompre  nos  attaches  avec  la  terre,  monter  au-dessus  des 
bas  intérêts  et  des  calculs.  Le  moment  est  suprême  :  il  s'agit  d'ac- 
complir une  tâche  terriblement  difficile,  la  tâche  héroïque  qui 
remplace  le  petit  devoir  simple  auquel  tu  t'es  dérobé  autrefois. 
Elle  a  grossi  de  tout  ce  que  les  années  ont  amassé  entre  le  passé 
et  le  présent,  elle  est  ardue  et  cruelle,  elle  effrayerait  un  être 
lâche  ou  vil;  toi,  tu  ne  reculeras  pas  devant  elle! 

Il  grandissait,  sa  voix  vibrait  avec  une  noble  assurance,  la 
vigueur  de  sa  conviction  donnait  à  sa  chétive  personne  une  au- 
torité presque  souveraine,  le  vent  irrésistible  de  la  vérité  souf- 
flait avec  ses  paroles  et  balayait  le  tas  des  pauvres  excuses 
hypocrites.  Entraîné,  Léonard  s'écria,  dans  un  élan  de  sincérité 
désespérée  : 

—  Mais  que  puis-je  faire?...  Je  ne  vois  pas  ce  que  je  puis 
faire  ! 

Ses  yeux  exprimaient  une  nouvelle  angoisse,  bien  plus  poi- 
gnante que  ses  craintes  égoïstes,  qui  le  fit  balbutier  dans  son 
trouble  : 

—  Je  ne  jugeais  pas  la  chose  ainsi,  tu  comprends...  Je 
croyais  Françoise  coupable...  J'ignorais  ces  lettres,  je  ne  savais 
rien...  Pourquoi  n'ai-je  jamais  rien  su?...  Et  maintenant...  Ah! 
Dieu!  tout  est  changé!...  J'entends  la  vérité,  je  la  vois...  Tu  as 
raison,  je  le  sens  bien;  il  faut  agir...  Agir!  comment?...  com- 
ment veux-tu  que  je  prenne  un  parti,  là,  tout  de  suite?...  Oh! 
si  le  drame  se  passait  ici!...  Ici,  je  saurais  que  faire,  à  qui 
m'adresser,  j'aurais  bientôt  des  renseignemens  sûrs,  un  plan 
d'action...  Mais   là-bas,  avec   des   lois   si   différentes,  dans  un 


s 42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  qui  nous  ressemble  si  peu!...  Que  veux-tu  que  je  fasse?... 

Raymond  contempla  un  instant  l'homme  méconnaissable  qui 
l'implorait  comme  un  sauveur,  et  songea  qu'après  l'avoir  éclairé, 
il  fallait  lui  rendre  l'énergie. 

—  J'ai  réfléchi  depuis  deux  jours,  reprit-il  avec  fermeté,  moi 
qui  voyais  plus  clair  que  toi,  parce  que  je  savais  mieux.  Écoute! 
Il  faut  partir  pour  Londres,  voir  les  avocats,  être  entendu  par- 
les juges.  Il  faut  que  tu  t'avances  à  la  barre  comme  le  meilleur 
des  témoins,  comme  celui  dont  les  paroles  pourront  jeter  le  plus 
de  lumière  sur  le  sombre  drame,  et  que  tu  dises  :  «  Cette  femme 
est  innocente.  Moi,  le  père  de  la  victime,  je  viens  l'affirmer  de- 
vant vous.  »  Tu  expliqueras  ce  qui  fait  ta  conviction,  tout  ce  que 
tu  sais  de  Françoise;  tu  diras  ensuite  :  «  Si  je  ne  vous  ai  pas 
persuadés  de  son  innocence,  j'espère  du  moins  que  ma  part  de 
responsabilité  allégera  la  sienne.  Rappelez- vous  qu'elle  est  une 
abandonnée,  que  pendant  des  années  elle  a  rempli  seule  tous  les 
devoirs  dont  je  me  suis  déchargé  sur  elle,  et  qu'elle  a  du  moins 
des  droits  à  la  pitié.  »  Je  serai  à  côté  de  toi,  pour  te  soutenir, 
je  dirai  à  mon  tour  ce  que  j'ai  vu,  ce  que  je  sais.  Notre  témoi- 
gnage et  ses  lettres,  quelle  présomption  en  sa  faveur,  dans  l'ab- 
sence de  preuves  !  Car  les  preuves  manqueront  :  on  n'en  pourra 
trouver  aucune,  puisque  ce  crime  est  une  invention!  Crois-moi, 
la  vérité  appelle  la  vérité  :  en  l'affirmant,  tu  l'imposeras.  Les 
jurés  en  mesureront  la  force  à  la  force  même  que  tu  montreras., 

Pendant  que  son  frère  développait  avec  une  ardeur  d'apôtre  ce 
plan  marqué  d'un  idéalisme  si  candide,  Léonard  en  sentait  à  la 
fois  la  faiblesse  et  la  nécessité.  Quelle  influence  auraient  sur  des 
hommes  calmes,  que  des  faits  seuls  convainquent,  de  tels  dis- 
cours dictés  par  la  passion  ?  Ils  répondraient,  dans  leur  honnê- 
teté, par  les  argumens  si  plausibles  que  sa  mauvaise  foi  invoquait 
encore  tout  à  l'heure;  et  d'où  jaillirait  l'éclair  qui  venait  de 
l'avertir  ?  D'autre  part,  que  tenter  d'autre,  et  pouvait-il  sans  rien 
faire  laisser  les  événemens  sui^Te  leur  cours  aveugle  ?  La  tête 
entre  ses  mains,  il  réfléchit  longtemps,  dans  la  tension  la  plus, 
violente  à  laquelle  il  eût  jamais  soumis  son  esprit.  Peu  à  peu, 
la  réflexion  modifia  son  impression,  sans  la  détruire  :  le  roma- 
nesque programme  de  Raymond  rompait  avec  les  moyens  termes 
auxquels  sa  propre  nature  l'inclinait,  à  la  tactique  dont  il  devait 
l'habitude  à  sa  profession  même.  Il  en  revint  ainsi  à  peser  le 
pour  et  le  contre,  à  calculer  les  chances  de  réussite,  d'insuccès, 


l'inutile  effort.  543 

et,  peu  à  peu,  à  évaluer  le  prix  de  cet  héroïsme.  Quand  il  parla, 
sa  volonté  vacillait  de  nouveau  : 

—  Sais-tu  les  sacrifices  que  ton  plan  demande?  Après  ces 
scènes  de  mélodrame,  après  cette  déposition  sensationnelle  qui 
fera  le  tour  du  monde,  je  ne  serai  plus  que  le  héros  du  scandale 
à  la  mode.  Or,  le  scandale  est  une  tare  que  rien  n'efface,  la  seule 
qu'on  n'excuse  point  :  Nagel  nous  le  disait  hier,  rappelle-toi  !  Je 
serai  perdu...  Et  je  ne  suis  pas  un  héros  de  Tolstoï,  moi,  je  suis 
un  homme  de  nos  vieilles  races,  pratique,  pondéré,  calculateur. 
Je  n'ai  pas  en  moi  une  réserve  d'idéal  qui  remplacerait  pour  moi 
les  biens  positifs  que  je  perdrais  en  m'élevant  au  sublime  :  jo 
tiens  à  garder  ceux  que  j'ai,  intacts,  à  les  augmenter  même,  pour 
mes  enfans...  Les  enfans  !  As-tu  pensé  à  eux?  J'entends  leur 
léguer  le  nom  d'un  homme  estimé,  non  celui  d'un  apôtre  :  je  n'ai 
pas  cette  vocation...  C'est  à  cause  d'eux  surtout,  pour  leur  avenir, 
que  je  veux  garder  mon  sang-froid.  J'ai  arrangé  pour  les  autres 
tant  d'affaires  difficiles!  est-il  donc  impossible  que  je  trouve  à 
celle-ci  quelque  solution  meilleure  ?  Tes  goûts  de  poète  pour  l'hé- 
roïsme t'égarent  peut-être,  laisse-moi  le  loisir  d'interroger  mon 
bon  sens  ! 

Raymond  se  trouvait  plus  loin  que  jamais  de  cette  sagesse 
terre  à  terre,  dont  le  retour  offensif,  qu'il  n'attendait  pas,  l'in- 
quiéta : 

—  Oui,  répliqua-t-il,  je  reconnais  les  voix  que  tu  as  tou- 
jours écoutées  :  mesure  à  leurs  effets  actuels  la  valeur  de  leurs 
conseils  !  Le  bon  sens  est  précieux  dans  le  train-train  des  jours 
ordinaires  ;  mais,  quand  la  vie  hausse  son  diapason,  il  faut  prendre 
l'accord.  On  ne  choisit  pas  la  qualité  de  ses  devoirs.  Crois-moi, 
le  temps  des  petits  moyens  est  passé  :  au  carrefour  où  tu  te 
trouves,  il  n'y  a  plus  qu'un  chemin  pour  éviter  ce  que  tu  nommes 
le  sublime,  c'est  celui  de  la  lâcheté  1 

Cette  véhémence  allait  à  fins  contraires  :  elle  rappelait  à  Léo- 
nard trop  d'incidens  minuscules  que  l'imagination  fraternelle 
avait  grossis,  trop  d'occasions  où  sou  propre  bon  sens  avait  pour- 
tant eu  le  dernier  mot  : 

—  N'as-tu  pas  toujours  été  extrême  en  tout?  répondit-il; 
n'as-tu  pas  souvent  pris,  avec  précipitation,  des  résolutions  pas- 
sionnées que  tu  as  regrettées  ensuite?  Peut-être  avons-nous  des 
moyens  d'action  auxquels  tu  n'as  pas  pensé  et  que  je  ne  vois  pas 
encore;  peut-être  uiJfe  intervention  plus  modeste  serait-elle  à  la 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  moins  dangereuse  et  plus  efficace...  Après  tout,  je  suis  avo- 
cat, il  s'agit  de  choses  qui  sont  de  mon  domaine  ;  perdrai-je  la  fa- 
culté d'y  voir  clair  parce  qu'elles  me  touchent?...  Laisse-moi 
chercher!  Et  savoir,  d'abord...  Veux-tu  que  je  prenne  une  déci- 
sion si  grave  sur  la  seule  impression  d'un  rêveur  comme  toi?...  Il 
s'agit  d'être  informé  :  je  veux  connaître  les  charges,  les  preuves 
s'il  y  en  a,  les  présomptions,  le  dossier...  C'est  par  là  qu'il  faut 
commencer.  Tâchons  de  nous  renseigner  par  les  journaux  an- 
glais; écrivons  au  défenseur  de  Françoise  :  sa  réponse  nous 
dirigera  ! 

Il  prit  sa  plume,  avec  cette  promptitude  d'exécution  que 
son  frère  avait  si  souvent  admirée. 

—  Tu  sais  que  nous  avons  à  peine  une  semaine  devant  nous, 
objecta  Raymond. 

Léonard  s'écria  : 

—  Une  semaine  !.. .  Les  jours  et  les  nuits,  quelle  éter- 
nité!... 

Et  il  rédigea  d'un  trait  sa  lettre  à  l'avocat  inconnu  de  Fran- 
çoise Dessommes. 

VI 

Rien  ne  réconforte  mieux  que  d'agir  :  à  mesure  que  Léonard 
traçait  ces  lignes,  de  sa  grande  écriture  droite,  tandis  que  son 
frère,  à  côté  de  lui,  suivait  des  yeux,  il  retrouvait  la  pleine  pos- 
session de  soi.  Quand  il  eut  achevé,  il  relut  sa  lettre  à  haute 
voix.  Raymond  ne  soulevant  nulle  objection,  il  en  prit  aussitôt 
méthodiquement  copie;  et  il  dit  : 

—  Maintenant  il  nous  faut  le  nom  de  cet  avocat  :  un  journal 
anglais  nous  le  donnera. 

Dans  un  cabinet  de  lecture,  les  deux  frères  obtinrent  des  nu- 
méros dépareillés  des  principales  feuilles  d'outre-Manche.  Ils 
les  feuilletèrent  assez  longtemps,  sans  trouver  le  petit  «  fait 
divers  »  noyé  dans  l'océan  de  la  grande  politique.  Enfin,  une 
courte  note,  placée  sous  la  rubrique  Police,  attira  l'attention  de 
Raymond,  qui  la  traduisit  mot  à  mot  : 

«  Hier,  Françoise  Dessommes ,  trente  ans,  modiste  française, 
demeurant  à  Chelsea,  Church  Street,  a  été  accusée  d'avoir  tué 
volontairement  son  enfant,  Aurélie-Augusta,  âgée  d'environ  huit 
ans,  en  la  poussant  dans  la  Tamise,  derrière  Kew  Gardens,  le 


l'inutile  effort.  545 

/5  janvier  dernier.  M.  Norton  se  présente  de  nouveau  pour  la 
poursuite. 

«  V instruction  est  conduite  par  Mr.  A.  L.  Dealing.  Mr.  Law- 
rence Bell  défendait  la  prisonnière.  Plusieurs  témoins  ont  été 
entendus.  La  prisonnière,  qui  paraît  une  femme  très  rusée...  » 

Raymond  s'interrompit  : 

—  «  Très  rusée,  »  elle,  «  très  rusée!...  comment  la  juge- 
ront-ils, grand  Dieu,  s'ils  la  voient  avec  ces  yeux-là  ! 

Et  il  reprit  : 

((  La  prisonnière,  qui  paraît  icne  femme  très  rusée,  n'a  pas 
perdu  un  instant  son  sang-froid.  Elle  continue  à  affirmer  que 
son  enfant  est  tombée  dans  le  fleuve  en  jouant  sur  la  berge,  et 
qii  elle-même,  paralysée  par  la  terreur,  s'est  trouvée  hors  d'état 
de  lui  porter  secours.  Elle  a  été  renvoyée  devant  la  Cour  crimi- 
nelle centrale,  pour  être  jugée.  » 

Rien  de  plus.  Tant  de  choses  plus  graves  se  passaient  en 
même  temps  dans  l'immense  empire  qu'elles  n'avaient  laissé  dans 
les  colonnes  serrées  du  journal  que  cette  petite  place  pour  l'his- 
toire de  Françoise. 

Un  annuaire  donna  l'adresse  de  Mr.  Lawrence  Bell.  La  lettre 
fut  expédiée.  Les  deux  frères  revinrent  en  silence  sur  leurs  pas, 
jusqu'au  croisement  du  boulevard  Saint-Germain  et  de  la  rue 
du  Bac,  où  ils  se  séparèrent. 

Lucienne  venait  de  se  mettre  à  table  et  servait  les  enfans  : 

—  J'ai  cru  que  tu  ne  rentrerais  pas,  dit-elle  à  son  mari. 
Et  pendant  qu'il  dépliait  sa  serviette  : 

—  Tu  as  vu  ton  frère?  Tu  es  sorti  avec  lui?  Il  s'agissait  donc 
de  choses  importantes? 

Ferreuse  prévoyait  la  question  :  sa  réponse  était  prête.  Il  se 
troubla  pourtant  en  disant  : 

—  Raymond  a  en  effet  quelques  ennuis  qu'il  m'a  confiés  :  il 
désire  que  je  n'en  parle  à  personne. 

—  Oh  !  des  mystères  !  fît  Lucienne. 

Il  restait  impassible  :  sa  figure  au  teint  brouillé,  ses  yeux 
pâles  et  muets  conservaient  cette  expression  préoccupée  qu'ont 
tant  de  figures  d'hommes  surmenés,  sur  lesquelles  on  ne  lit  aucun 
secret.  Il  mangeait  sa  portion  d'omelette  à  grandes  bouchées, 
avec  la  même  hâte,  les  mêmes  gestes,  le  même  appétit  que  les 
autres  jours.  Lucienne  ajouta  ; 

—  Les  ennuis  que  peut  avoir  ce  pauvre  Raymond  !... 
TOME  xiu.  —  1903.  35 


S46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  moue  dédaigneuse  mépïisait  les  puérilités  dont  il  s'agis- 
sait sans  doute.  Pourtant  sa  curiosité  restait  en  éveil;  elle  profita 
d'une  distraction  des  enfans  pour  demander,  en  baissant  la  voix. 

—  Aurait-il  une  histoire  de  femmes,  ton  frère? 
Léonard  s'empressa  de  démentir. 

—  Dommage!...  Ce  serait  drôle...  Te  le  représentes-tu  dans 
les  pattes  d'une  gaillarde  un  peu  futée? 

Gomme  son  mari  ne  répondait  pas,  elle  conclut,  piquée  : 

—  Enfin,  puisque  tu  ne  veux  rien  me  dire  ! 
Et  elle  se  mit  à  bouder. 

C'était  sa  manière  d'obtenir  ce  qu'elle  voulait,  ou  de  punir 
ceux  qui  lui  résistaient  :  elle  s'enfermait  dans  un  silence  maus- 
jSade,  le  visage  renfrogné,  les  yeux  immobiles,  les  lèvres  en 
;  avant.  Le  bruit  de  son  couteau  contre  son  assiette  ou  du  verre 
qu'elle  reposait,  les  froufrous  de  son  peignoir,  les  coups  secs  de 
.ses  talons  sur  le  parquet,  la  brusquerie  cassante  de  ses  gestes, 
tout  ce  qui  venait  d'elle  exprimait  alors  une  colère  enfermée, 
tenace,  rancuneuse.  Cela  durait  des  heures,  parfois  une  journée 
entière  :  la  maison  s'emplissait  d'une  atmosphère  intolérable,  les 
enfans  cessaient  leurs  jeux,  n'osaient  plus  rire,  retenaient  leur 
souffle,  les  domestiques  obéissaient  à  la  baguette,  en  pliant 
l'échiné,  et  se  moquaient  à  la  cuisine,  Léonard  disparaissait.  Ce 
jour-là,  il  s'aperçut  à  peine  de  la  comédie,  et  laissa  sans  mot  dire 
Lucienne  s'éloigner  dans  le  murmure  irrité  de  ses  jupes.  Puis, 
comme  il  s'oubliait  devant  la  tasse  où  fumait  son  café,  il  tres- 
saillit soudain,  à  la  pression  caressante  d'une  petite  main  sur  son 
genou  :  Raymonde  était  là,  fixant  sur  lui  ses  grands  yeux  com- 
patissans,  comme  si,  devinant  une  souffrance,  elle  venait  offrir 
pour  le  soulager  le  sourire  qui  hésitait  sur  ses  lèvres,  la  ten- 
dresse de  son  âme  en  fleur  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as,  papa?  pourquoi  tu  es  triste? 

Il  la  prit  sous  les  bras,  la  souleva,  la  couvrit  de  baisers  : 

—  Je  ne  suis  pas  triste,  puisque  j'embrasse  ma  petite  fille. 

—  Tu  as  l'air  de  penser  à  quelque  chose,  papa? 

Marc,  en  garçon  égoïste,  regardait  par  la  fenêtre,  indifférent 
à  ce  qui  se  passait  derrière  lui. 

—  Les  grandes  personnes  pensent  toujours  à  quelque  chose, 
petite.  Tu  le  verras  bien,  quand  tu  seras  grande. 

—  Oh  !  papa,  je  n'ai  pas  envie  de  devenir  grande,  moi  ! 
Pour  répondre  à  ce  vœu  naïf,  il  voulut  fredonner  le  refrain 


l'inutile  effort.  547 

de  la  vieille  romance  :  «  Petits  enfans,  restez  toujours  petits  !  » 
Mais  la  voix  s'arrêta  dans  sa  gorge  :  une  image  soudaine  passait 
devant  ses  yeux,  avec  une  précision  de  formes  qui  la  rendait 
vivante  :  il  vit  Françoise  enfant,  telle  que  la  montrait  un  da- 
guerréotype de  foire  qu'elle  conservait  jadis  dans  un  vieux  cadre, 
il  la  vit  toute  en  sourire,  toute  blonde,  toute  fraîche,  aussi  pure 
que  Raymonde,  aussi  naïvement  bonne,  dans  les  bras  d'un  père 
qu'elle  consolait  peut-être  de  quelque  souci,  et  qui  rêvait  pour 
elle  les  meilleures  choses  de  la  vie.  La  vision  fut  si  nette,  qu'il 
en  oublia  tout  ce  qui  l'entourait  et  se  leva  d'un  mouvement 
brusque,  en  repoussant  la  fillette. 

—  Papa,  papa,  qu'as-tu? 

—  Rien,  chérie,  je  vais  travailler. 

La  porte  s'ouvrait  en  coup  de  vent;  Lucienne,  sur  le  seuil, 
appelait  : 

—  Marc,  Raymonde,  que  faites-vous?  Venez  ici! 

Les  deux  enfans  obéirent  avec  une  hâte  craintive,  là  porte  se 
referma  derrière  eux,  Perreuse,  resté  seul,  s'attarda  encore  dans 
la  salle  à  manger,  puis  passa  dans  son  cabinet,  où  il  travailla. 

Il  travailla  toute  l'après-midi,  toute  la  soirée,  toute  une 
partie  de  la  nuit,  toute  la  journée  du  lendemain,  s'enfonçant 
dans  les  affaires  comme  dans  une  ivresse.  Mais,  au  lieu  d'y  trou- 
ver l'oubli  qu'il  cherchait,  il  en  voyait  changer  l'aspect  et  l'es- 
prit. Les  lueurs  qui  jaillissent  d'une  crise  d'âme  illuminent  par- 
fois, aux  yeux  les  plus  rebelles,  les  fonds  ignorés  de  la  vie. 
Depuis  des  années,  Perreuse  exerçait  presque  mécaniquement 
sa  profession.  Il  en  jouissait  en  homme  que  récompensent 
les  résultats  de  ses  efforts,  sans  ce  désir  du  bien  commun  qui 
seul  ennoblit  le  travail.  Le  jeu  des  lois,  des  droits,  des  préten- 
tions, des  délits,  des  crimes  et  des  peines  l'intéressait  comme 
la  technique  de  son  instrument  intéresse  un  virtuose,  sans  qu'il 
y  distinguât  l'un  des  spectacles  les  plus  émouvans  de  l'activité 
sociale.  Le  zèle,  l'adresse,  le  savoir  qu'il  y  développait  au  jour 
le  jour,  n'engageaient  aucune  part  de  sa  sensibilité.  Jamais  non 
plus  il  ne  se  fût  attardé  à  réfléchir  aux  conséquences  pratiques 
des  actes  professionnels  qu'il  accomplissait  avec  la  plus  irrépro- 
chable correction.  Et  voici  tout  à  coup  que,  bien  loin  du  théâtre 
de  la  routine,  par  derrière  le  personnel  des  drames  judiciaires, 
par  delà  ces  sombres  salles  du  Palais  où  tombent  les  sentences 
qui  sèment  la  ruine,  la  honte  et  la  mort,  il  entendait  pour  la 


i.*?48  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

première  fois  des  sanglots  et  des  cris  de  détresse!  Une  plainte 
poignante,  qu'il  n'avait  jamais  ouïe,  sortait  des  dossiers  que  re- 
muaient les  mains  indifférentes  de  M^  Billon.  Dans  un  frémisse- 
ment inconnu  de  son  âme,  il  pressentait  qu'à  côté  de  la  Justice 
dont  il  n'avait  jamais  songé  qu'à  aider  le  fonctionnement  régu- 
lier, il  y  a  le  Malheur  et  la  Pitié,  et  qu'à  poursuivre  dans  la 
pratique  du  droit  le  gain  ou  le  succès  personnel,  il  construisait 
sur  du  sable,  il  semait  dans  le  vent.  Un  désir  singulier  dans  sa 
nouveauté  l'étreignit  :  chercher  le  sens  vrai  des  problèmes  que 
faussait  innocemment  sa  quotidienne  dialectique,  en  tirer  sans 
plus  songer  à  soi  ces  étincelles  de  vérité  qui  seules  importent 
Dour  l'avenir. 

Justement,  son  secrétaire  lui  apporta  le  texte  d'une  «  de- 
mande »  lancée  par  M^  Dupin,  qu'il  devait  soutenir.  Il  s'agissait 
d'une  de  ces  questions  de  propriété  de  «  cours  d'eau  »  que  les 
complications  et  les  contradictions  du  Gode  rendent  absolument 
indéchiffrables.  D'intérêt  secondaire  pour  les  demandeurs,  gens 
riches,  elle  était  vitale  pour  leurs  adversaires;  tranchée  contre 
eux,  elle  leur  arrachait  leur  gagne-pain  et  jetait  à  la  misère 
leur  famille  qu'elle  dispersait.  La  «  demande,  »  instruite  avec  le 
soin  que  stimulent  de  larges  «  provisions,  »  semblait  prouver 
péremptoirement  le  droit  des  uns  et  la  mauvaise  foi  des  autres. 
Quand  il  eut  donné  lecture  de  ce  document  à  son  patron,  M®  Billon 
se  frotta  les  mains,  d'un  geste  coutumier  qui  rappelait  un  peu 
celui  des  acrobates  devant  le  trapèze;  et  il  dit  : 

—  Tout  cela  est  d'ailleurs  plus  brillant  que  solide  ;  si  le  Tri 
bunal  veut  aller  au  fond  des  choses,  il  ne  restera  pas  lourd  de 
cette  belle  argumentation. 

—  Pourquoi?  demanda  Perreuse  dont  l'attention  avait  fléciu 
quelquefois  pendant  la  lecture. 

Les  lèvres  minces  de  M®  Billon  esquissèrent  un  sourire  pincé 
qui  sans  doute  opposait  en  pensée  son  habileté  à  l'impéritie  du 
patron;  et  il  se  mit  à  démolir  le  magnifique  échafaudage  de 
M^  Dupin  jusqu'à  la  dernière  pièce,  comme  pour  étaler  le 
consciencieux  scepticisme  avec  lequel  il  étudiait  ses  affaires  : 

—  Heureusement,  conclut-il,  que  les  intérêts  de  la  partie 
adverse  sont  confiés  à  M°  X...  Il  n'y  verra  que  du  feu. 

—  Notre  client  serait  donc  dans  son  tort  ?  demanda  brusque- 
ment Léonard,  - 

La  question   surprit  M^'Billon,   qui'^affectait  de  ne  jamais 


l'inutile  effort.  549 

considérer  les  choses  qu'à  un  point  de  vue  strictement  juridique. 

—  Je  n'en  sais  rien,  dit-il.  Si  j'étais  juge,  je  crois  bien  que 
je  le  condamnerais.  Mais  il  y  a  des  argumens  en  sa  faveur. 
M"  Dupin  en  a  trouvé  beaucoup.  J'en  trouverai  encore  d'autres^^ 

—  N'en  cherchez  pas  :  écrivez  à  ces  cliens  que  je  ne  nj.e 
charge  pas  de  leur  affaire. 

A  peine  Léonard  eut-il  dit  cela,  qu'il  s'étonna  de  ses  paroles, 
puis  les  regretta.  A  la  moindre  objection,  il  les  aurait  retirées. 
Mais  M^  Billon  se  garda  bien  d'en  soulever  aucune  :  ses  yeux 
durs  fouillèrent  rapidement  Ferreuse,  qui  déjà  se  troublait  d'une 
question  nouvelle  :  «  Que  va  penser  ce  garçon  d'un  procédé  si 
distant  de  mes  habitudes?  »  En  quelques  secondes,  ce  souci  s'ag- 
grava, l'excita  à  se  moquer  de  lui-même  : 

—  Ce  que  je  viens  de  dire  est  absurde!  s'écria-t-il.  On  est 
avocat  ou  on  ne  l'est  pas:  j'examinerai  la  chose  et  nous  verrons 

W  Billon  garda  le  silence;  Léonard  se  dit  que  la  vivacité  de 
son  second  mouvement  ferait  ressortir  la  bizarrerie  du  premier; 
et  il  se  méfia  de  ces  impulsions,  de  ces  sautes  d'humeur  qui 
n'étaient  point  dans  son  caractère. 

Du  reste,  pendant  deux  jours,  un  vrai  tourbillon  d'affaires 
l'entraîna;  il  n'eut  que  la  halte  du  déjeuner  pour  regarder  ses 
enfans  et  s'abandonner  aux  suggestions  que  leur  insoucieuse 
innocence  éveillait  dans  sa  pensée,  domptée  et  pourtant  prête  à 
gagner  sur  la  main  qui  la  retenait.  A  l'instant  oii  il  se  louait 
d'être  forcé  d'agir  pour  oublier  son  mal,  l'inquiétude  le  reprenait, 
comme  une  douleur  physique  qui  s'étire  dans  le  demi-sommeil 
des  narcotiques.  Il  s'étonnait  alors  de  se  trouver  en  robe,  parmi 
ses  confrères,  ou  bien  d'écouter  les  explications  prolixes  de  ses 
cliens,  ou,  le  soir,  de  se  mêler  à  des  hommes  en  habit,  à  des 
femmes  décolletées,  en  causant  théâtre  ou  politique,  comme  si 
l'horizon  de  sa  vie  était  encore  enfermé  dans  les  limites  anciennes. 
Ou  même  il  songeait  que  les  visages  de  ces  gens,  fermés  comme 
le  sien,  parés  d'un  sourire  semblable,  masquaient  peut-être  aussi 
d'inavouables  tortures,  et  que  tous  les  rôles  se  ressemblent  dans 
l'éternelle  comédie  oii  chacun  fait  sa  partie. 

Raymond  vint  deux  fois  aux  nouvelles.  Il  ne  dissimulait  pas. 
Sa  figure  tourmentée  le  signalait  aux  regards  les  moins  clair- 
voyans  :  on  lisait  dans  son  âme  comme  à  travers  un  cristal.  Cette 
impuissance  à  se  maîtriser  irrita  Léonard,  qui  le  rudoya  : 

—  A  quoi  bon  ces  airs  d'âme  en  peine?  Pourquoi  montrer 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

à  tous  que  tu  as  un  souci?  Les  domestiques  te  remarquent,  ma 
femme  m'interroge  :  il  faut  savoir  attendre  et  se  taire! 

C'était  de  la  bravade  :  dès  qu'il  cessait  de  se  surveiller,  Fer- 
reuse enviait  son  frère  d'être  seul,  enfermé  avec  des  livres  que 
personne  ne  l'obligeait  à  feuilleter,  libre  de  suivre  le  vol  de  ses 
pensées  jusqu'aux  portes  closes  de  la  sombre  prison... 

Lors  de  son  dernier  voyage  à  Londres,  un  hasard  avait  pré- 
cisément attiré  l'attention  de  Raymond  sur  les  lourds  bâtimens 
deNewgate.  Il  les  longeait  en  cab,  avec  une  de  ses  amies,  vice- 
présidente  d'une  OEuvre  pour  la  Consolation  des  prisonniers. 
Frappé  de  ces  murs  énormes,  noircis  par  la  séculaire  patine  de 
la  suie,  à  peine  percés  de  rares  ouvertures  plus  aveugles  que 
des  yeux  arrachés,  il  demanda  : 

—  Qu'est-ce  donc  que  cette  forteresse?' 

Pendant  que  le  trot  régulier  du  cheval  longeait  la  massive 
muraille,  la  voix  claire  et  très  douce  de  sa  compagne  expliqua  : 

—  C'est  la  prison  des  condamnés  à  mort,  celle  où  se  font  les 
exécutions...  Chez  nous,  vous  savez,  cela  ne  se  passe  pas  en 
public  :  cela  se  passe  dans  un  lieu  clos,  là  derrière...  Le  glas 
qui  sonne  avertit  seulement  les  passans,  les  gens  du  quartier. 
Ceux  qui  s'arrêtent  dans  la  rue  pour  regarder  ne  voient  rien 
qu'un  drapeau  noir,  qui  flotte  là-haut  pendant  un  quart  d'heure... 

—  Ah!  s'écria  Raymond,  qu'importe  que  l'exécution  soit 
publique  ou  secrète?  Elle  n'en  est  pas  moins  un  crime  aussi, 
puisqu'elle  perpétue  parmi  les  hommes  la  violence  qu'il  faudrait 
détruire,  les  idées  de  vengeance  qui  sont  la  négation  de  la 
Justice. 

—  Oui,  répondit  la  jeune  femme,  je  pense  comme  vous  :  le 
sang  du  criminel  retombe  sur  la  société,  comme  celui  des  vic- 
times sur  les  assassins,  et  je  suis  toujours  émue  en  passant 
devant  cette  prison.  Oh!  si  vous  saviez  comme  tout  est  sinistre, 
là  derrière!...  Le  corridor,  la  cour,  les  cellules,...  le  cimetière, 
surtout,  le  cimetière  des  condamnés...  Un  préau,  avec  des  dalles, 
presque  aussi  noir  quun  cachot...  Quand  tout  est  fmi,  on  sou- 
lève une  de  ces  dalles,  on  met  le  corps  dans  la  chaux  vive,  et  la 
dalle  retombe,  et  sur  le  mur  on  grave  une  seule  initiale...  Et 
les  condamnés  sont  là  pour  l'éternité...  Ils  n'ont  jamais  revu  la 
lumière  du  soleil,  jamais  l'air  libre  ne  soufflera  sur  leur  tombe, 
jamais  il  n'y  poussera  le  moindre  petit  brin  d'herbe,  jamais 
personne  ne  viendra  la  regarder  avec  affection...  Ils  seront  pri- 


l'inutile  effort.  551 

sonniers  aussi  longtemps  que  dureront  ces  dalles...  Oh!  même 
après  leur  mort,  pas  un  atome  d'eux  ne  pourra  s'enfuir...  Ils 
resteront  là  jusqu'au  jour  du  jugement  dernier,  où  ils  se  lèveront 
avec  les  autres...  Et  alors,  Dieu  les  jugera  comme  il  jugera 
leurs  juges...  Et  ce  sera  la  vraie  Justice! 

L'aimable  femme  parlait  ainsi,  de  sa  voix  égale,  sans  se  dé- 
fendre d'un  peu  de  pitié  pour  ces  misérables,  si  coupables  et  si 
punis,  dont  les  vertèbres  rompues  attendent  dans  la  chaux,  sous 
les  pierres,  l'indulgence  finale  ou  la  sévérité  suprême  de  Celui  qui 
les  a  créés;  et  le  cab  s'éloigna,  au  trot  du  cheval  qui  filait  sans 
ralentir  son  allure  à  travers  le  fourmillement  de  la  Cité... 

Raymond  se  remémora  dans  les  moindres  détails  cette  scène 
qui  l'avait  troublé  :  Maintenant,  songeait-il,  ces  murs  formi- 
dables, construits  comme  pour  des  géans,  qui  n'abritent  que  des 
instrumens  de  vengeance  et  des  hommes  inexorables,  ces  murs 
noirs  comme  le  crime,  durs  comme  le  châtiment,  enferment 
«  Petite-Angèle,  »  —  pauvre  frêle  chose  aux  mains  des  geôliers. 
Elle  y  sanglote  dans  l'abandon  de  sa  cellule  muette,  dans  l'elTroi 
des  colères  sociales  soulevées  contre  elle.  Si  la  vérité  n'éclate 
pas  pour  l'absoudre,  elle  ne  reverra  plus  jamais  un  coin  du  ciel, 
elle  n'entendra  jamais  plus  une  voix  amicale.  Si  elle  meurt, 
innocente,  de  la  main  du  bourreau,  son  supplice  même  ne  la 
délivrera  pas  :  elle  restera  sous  les  dalles  de  pierre  jusqu'au 
jour  où  luira  la  Justice  divine,  si  ce  jour  se  lève  jamais... 

L'imagination  de  Raymond  s'attardait  à  ces  noires  images, 
l'espoir  s'envolait  de  son  âme.  Il  sortait,  rentrait,  tournait  sans 
dessein  dans  sa  bibliothèque,  ouvrait  un  livre  qu'il  refermait 
aussitôt,  donnait  des  ordres  contradictoires  à  son  vieil  Edmond, 
qui  s'étonnait  de  le  voir  tout  à  coup  si  différent  de  lui-même. 
Impuissant  à  dominer  ses  nerfs,  il  n'avait  pas,  comme  son  frère, 
la  distraction  forcée  du  travail  qui  s'impose  :  toutes  ses  minutes 
appartenaient  donc  à  son  angoisse.  C'est  à  peine  s'il  parvint  à 
noter  quelques  phrases  dans  ces  carnets  où,  depuis  l'enfance,  il 
consignait  ses  réflexions  ou  ses  confidences  intimes  : 

«  Comment  peut-on  vivre,  —  aller,  venir,  manger,  boire, 
dormir  même  !  —  en  sachant  une  destinée  suspendue  sur  le  plus 
affreux  abîme?  Comment  peut-on  vivre,  lorsqu'on  a  une  fois  fixé 
ses  yeux  sur  l'impitoyable  cruauté  des  causes  qui  ballottent 
autour  de  nous  tant  de  pauvres  êtres  innocens  et  victimes?  Com- 
ment peut-on  vivre,   quand  un  éclair  vous  a  une  fois   révélé* 


■552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'universelle  sensation  de  la  douleur  et  du  mal  épars  à  travers  le 
monde,  non  par  quelqu'un  des  signes  passagers  qui  les  mani- 
festent à  l'ordinaire,  mais  dans  leur  essence  et  dans  ce  qu'ils  ont 
de  plus  inexorable?...  On  vit  pourtant,  mon  Dieu!  Mon  frère 
est  là,  je  suis  là,  comme  la  veille,  nous  ne  mourons  pas  de  nous 
sentir  impuissans  à  diriger  le  drame^  nous  ne  mourrons  pas  à 
son  dénouement.  Elle  ne  meurt  pas  non  plus,  celle  qui  en  est 
l'héroïne  :  elle  attend,  elle  espère  peut-être.  Quelles  que  soient 
les  tragiques  surprises  de  demain,  ses  forces  la  porteront,  comme 
les  nôtres,  jusqu'au  terme  marqué.  Ainsi  s'avancent  vers  leur 
destinée  des  milliers  d'êtres  dont  les  fronts  nous  sont  fermés; 
ainsi  marcheront-ils  jusqu'à  l'heure  du  glas,  ignorans  de  la 
cloche  qui  le  sonnera,  en  résistant  au  poids  de  leurs  secrets  qu'ils 
ne  révèlent  pas...  » 

La  réponse  de  Mr.  Lawrence  Bell  arriva  sans  tarder  :  à  peine 
l'eut-il  en  main,  que  Léonard  remit  encore  une  fois  à  M^  Billon 
le  soin  de  ses  affaires,  pour  courir  aussitôt  chez  son  frère. 

C'était  une  longue  lettre,  extrêmement  précise,  rédigée  avec 
un  évident  souci  d'exposer  les  faits  de  la  manière  la  plus  com- 
plète et  la  plus  vraie,  par  un  homme  qui  a  le  sentiment  de  sa 
responsabilité,  comprend  à  quel  souci  il  répond,  et  pèse  ses 
paroles.  Elle  racontait  minutieusement  le  drame,  dans  les  ver- 
sions contradictoires  de  l'accusée  et  de  l'instruction,  en  résumant 
sans  parti  pris  les  dépositions  des  divers  témoins.  Les  deux  frères 
se  trouvèrent  donc  transportés  sur  un  terrain  sûr,  qui  se  prê- 
tait enfin  à  la  construction  d'hypothèses  plausibles. 

La  petite  Aurélie-Augusta  était  élevée  depuis  quinze  mois 
environ  à  Cantorbéry,  dans  un  bon  pensionnat  moyen  de  jeunes 
filles.  Sa  mère  payait  pour  .elle,  avec  une  régularité  parfaite,  une 
pension  annuelle  de  quarante-cinq  livres,  et  lui  faisait  donner, 
en  outre,  les  diverses  leçons  non  comprises  dans  ce  prix,  que 
comporte  une  éducation  soignée  :  danse,  musique,  langues 
étrangères,  etc.  Le  salaire  fort  honorable  qu'elle  recevait  pour 
son  travail  suffisait  à  ces  dépenses.  Chaque  quinzaine,  elle  vi- 
sitait sa  fillette,  sans  manquer  de  lui  apporter  quelque  cadeau 
Le  vingt  décembre,  elle  alla  la  chercher  pour  les  vacances  de  la 
Noël,  pendant  lesquelles  l'usage  des  pensionnats  anglais  est  de 
fermer  entièrement.  L'enfant  les  passa  auprès  d'elle,  dans  le 
lodging  assez  confortable  qu'elle  occupait  alors  à  Church  Street. 


l'inutile  effort.  553 

Le  douze  janvier,  —  trois  jours  avant  la  date  de  la  rentrée,  — 
Françoise  emmena  la  petite  à  Kew-Gardens,  vers  midi.  Elle  lui 
fit  prendre,  dans  un  restaurant  du  quartier,  des  œufs  à  la  coque, 
des  sandwichs,  une  tasse  de  thé,  et  la  promena  dans  le  parc 
jusqu'à  quatre  heures,  moment  de  la  fermeture.  Bien  que  le  parc 
soit,  comme  on  sait,  un  des  plus  beaux  jardins  botaniques  du 
monde,  il  est  en  général  assez  peu  fréquenté.  Ce  jour-là,  il  l'était 
moins  encore  que  d'habitude.  Le  temps  était  pourtant  agréable  : 
un  léger  brouillard  commençait  seulement  à  monter  de  la  Ta- 
mise quand  la  mère  et  l'enfant  sortirent  par  une  des  portes 
ouvertes  sur  la  chaussée  qui  longe  le  fleuve.  Au  lieu  de  se  diri- 
ger vers  la  plus  prochaine  station  du  chemin  de  fer,  elles  mar- 
chèrent assez  loin  dans  la  direction  opposée,  du  côté  de  Rich- 
mond.  Elles  rencontrèrent  deux  ouvriers,  qui  furent  retrouvés, 
et  un  vieillard,  qu'on  cherche  encore.  Après  avoir  demandé  leur 
chemin  à  ce  vieillard,  elles  revinrent  sur  leurs  pas,  jusqu'aux 
environs  de  la  porte  même  par  laquelle  elles  étaient  sorties. 
C'est  là,  à  quatre  heures  vingt-cinq,  que  se  produisit  l'accident, 
—  ou  le  crime.  La  berge,  peu  escarpée,  est  bordée  de  roseaux. 
L'enfant  voulut  en  cueillir.  La  mère  la  laissa  faire,  ne  croyant 
pas  au  danger.  Elle  glissa... 

C'était  la  version  de  Françoise.  Des  témoignages  la  contre- 
disaient, ou,  du  moins,  en  dégageaient  certaines  invraisemblances. 

D'abord,  celui  de  deux  promeneurs,  les  époux  Lambeth, 
rentiers,  âgés  de  cinquante-huit  et  cinquante-trois  ans,  habitant 
Kew.  La  femme  affirmait  avoir  entendu  «  les  cris  d'un  enfant 
qu'on  violente,  »  et  vu,  à  travers  le  brouillard,  Françoise  s'agiter 
sur  le  bord  extérieur  de  la  rivière,  avec  des  gestes  révélateurs 
de  l'acte  qu'elle  venait  d'accomplir.  Elle  ajoutait  que  l'accusée 
n'avait  appelé  à  l'aide  qu'après  un  intervalle,  —  probablement 
en  remarquant  l'approche  des  témoins.  —  Le  mari,  moins  précis, 
n'avait  rien  entendu,  étant  sourd.  Il  avait  vu  l'accusée  gesticuler 
et  se  tordre  les  mains  ;  mais  il  ne  se  hasardait  pas  à  interpréter 
ces  gestes.  —  La  déposition  d'un  gardien  du  parc  semblait  d'ac- 
cord avec  celle  de  la  femme  :  comme  elle,  il  avait  entendu  des 
cris  d'enfant.  D'ailleurs  il  ne  pouvait  rien  dire  de  plus,  n'étant 
arrivé  sur  le  lieu  de  la  catastrophe  qu'après  les  deux  autres 
témoins. 

Françoise  fut  arrêtée  à  la  suite  d'une  enquête  qui  mit  en  va- 
leur ces  trois  importans  témoignages.  Les  premiers  interroga- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toires  en  auraient  pu  détruire  l'effet.  Elle  les  subit  dans  un  tel 
état  d'affaissement,  elle  répondit  avec  une  telle  incohérence, 
qu'au  lieu  de  les  atténuer,  ils  en  aggravèrent  les  charges  :  la 
psychologie  de  convention  qui  partout  sert  de  guide-âne  aux 
hommes  pose  en  principe  qu'un  innocent  garde  le  front  haut, 
et,  par  conséquent,  n'admet  pas  qu'il  se  trouble,  si  même  il  est 
dévoré  par  la  douleur  ou  terrassé  par  le  soupçon.  Françoise 
courba  la  tète  sous  les  «  pourquoi  »  qui  l'accablèrent.  Pourquoi, 
en  sortant  de  Kew-Gardens,  avait-elle  erré  le  long  du  fleuve,  en 
traînant  son  enfant  déjà  fatiguée  par  plusieurs  heures  de  prome- 
nade? Elle  expliquait  quelle  croyait  trouver,  en  aval,  une  station 
de  chemin  de  fer  plus  proche.  Mais,  alors,  pourquoi  revenir  sur 
ses  pas,  sans  s'informer  de  son  chemin  auprès  des  deux  ouvriers 
qu'elle  avait  croisés?  Elle  prétendait  s'être  adressée  au  vieillard 
rencontré  quelques  pas  plus  loin,  —  qui  restait  introuvable. 
Comment  admettre  que  l'enfant,  qui  devait  être  lasse,  se  fût  mise 
à  courir  au  bord  du  fleuve,  avec  assez  d'étourderie  et  d'entrain 
pour  tomber?  —  Toutes  ses  réponses  paraissaient  invraisem- 
blables, embarrassées  ou  confuses. 

Après  avoir  signalé  ces  détails,  et  d'autres  de  même  ordre, 
bien  que  moins  probans  encore,  Mr.  Lawrence  Bell  exposait  som- 
mairement les  résultats  de  la  partie  de  l'enquête  qui  concernait 
le  passé  de  la  prisonnière. 

Elle  avait  refusé  de  nommer  le  père  de  la  malheureuse  petite 
Aurélie,  —  qu'elle  ne  connaissait  plus,  dit-elle,  depuis  bien  des 
années.  Ses  patrons  et  ses  camarades  parlaient  d'elle  en  termes 
favorables,  louant  son  zèle,  son  adresse,  son  esprit  d'ordre,  la 
sûreté  et  la  douceur  de  son  caractère.  Quant  à  sa  moralité, 
Françoise  reconnaissait  avoir  eu  une  liaison,  dont  les  débuts 
coïncidaient  précisément  avec  le  départ  de  sa  fille  pour  Cantor- 
béry,  avec  un  employé  dans  une  maison  de  commerce,  mort 
d'une  pleurésie.  Un  autre  personnage,  un  professeur  de  musique 
nommé  William  Orchard,  la  voyait  souvent  depuis  plusieurs 
mois  :  on  ne  put  toutefois  établir  qu'il  y  eût  entre  elle  et  lui 
des  rapports  plus  qu'amicaux.  W.  Orchard  déclara  d'ailleurs, 
très  franchement,  qu'il  désirait  l'épouser;  qu'il  lui  avait  adressé 
dans  ce  sers,  deux  ou  trois  semaines  avant  la  catastrophe,  une 
demande  qu'elle  n'agréa  pas;  que  jamais  elle  ne  lui  avait  caché 
l'existence  d'Aurélie,  dont  au  contraire  elle  parlait  souvent  avec 
tendresse  ;  que  cette  enfant  n'eût  point  fait  obstacle  à  ses  projets, 


l'inutile  effort.  555 

et  qu'il  l'aurait  sans  effort  acceptée  comme  sa  propre  fille.  Ces 
déclarations  très  nettes  gênaient  seules  le  magistrat  enquêteur, 
qui  tâchait  néanmoins  d'établir  les  «  mobiles  du  crime  »  à  l'aide 
de  nouveaux  «  pourquoi  »  dont  sa  logique  tirait  des  conséquences 
accablantes.  Pourquoi  Françoise  avait-elle  éloigné  sa  fille  au 
moment  même  où  elle  nouait  une  intrigue  amoureuse?  Evidem- 
ment, parce  qu'elle  poursuivait  un  plan  d'établissement  pour 
lequel  la  présence  de  l'enfant  la  gênait.  Pourquoi,  ayant  perdu 
son  amant,  n'avait-elle  pas  repris  sa  fille  auprès  d'elle?  Parce 
qu'elle  comptait  réaliser  avec  un  autre  ses  projets  déjoués  par  la 
mort.  L^  déposition  d'Orchard  ne  détruisait  pas  cette  hypothèse  : 
car  il  n  itait  pas  cet  «  autre ,  »  que  l'instruction  découvrirait 
peut-être,  ou  que  peut-être  aussi  Françoise  attendait  encore,  en 
jouant  avec  les  sentimens  honnêtes  du  professeur  de  musique. 
L'avocat  soulignait  le  caractère  hasardeux  de  ces  déductions,  qui 
ne  reposaient  que  sur  des  possibilités;  et  il  concluait  son  exposé 
par  cette  brève  appréciation  : 

«  Je  suis  pour  ma  part  entièrement  convaincu  de  l'innocence 
de  la  prisonnière.  Les  entretiens  que  j'ai  eus  avec  elle  m'ont 
fortifié  dans  cette  conviction.  Il  n'existe  d'ailleurs,  jusqu'à  pré- 
sent, aucune  preuve  certaine  de  sa  culpabilité.  Les  présomptions 
mêmes  qu'on  relève  contre  elle  ne  reposent  point  sur  des  faits 
patens.  J'estime  donc  qu'il  y  a  des  chances  pour  qu'elle  soit 
acquittée.  Mais  comme  les  impressions  des  jurés  exercent  tou- 
jours une  influence  sur  leur  verdict,  je  pense  que  tout  ce  qui 
contribuera  à  leur  donner  d'elle  une  bonne  opinion  pourra  servir 
au  résultat  que  je  souhaite.  » 

La  pensée  de  Léonard  devançait  souvent  la  traduction  de 
Raymond,  et  son  instinct  professionnel  construisait  la  défense  à 
mesure  que  les  faits  s'éclairaient  :  des  questions  habiles  dérou- 
taient le  seul  témoin  redoutable,  la  promeneuse,  qu'elles  met- 
taient en  contradiction  avec  son  compagnon;  il  argumentait  : 
aux  hypothèses  de  l'accusateur  il  en  opposait  d'aussi  plausibles, 
il  montrait  la  faiblesse  des  raisonnemens  qui  reposent  sur  des 
réponses  arrachées  à  l'effroi,  au  trouble,  au  désespoir,  aux 
épouvantes  légitimes  d'une  mère  qui  vient  de  perdre  son  enfant, 
et  qu'on  accuse;  il  tirait  un  brillant  parti  de  la  déposition  de 
Mr.  Orchard,  qui  établissait  l'absence  de  mobiles  du  prétendu 
crime,  des  soins  prodigués  par  Françoise  à  sa  fille,  qui  en  prou- 
vaient l'invraisemblance.  Il  voulut  alléguer  les  antécédens  de  la 


556  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeune'fë"mmey"que  ses  deux  fautes  n'avaient  point  avilie  :  à  ce 
moment,  il  reconnut  clairement  que  son  propre  témoignage -^était 
indispensable.  Ce  qu'il  pourrait  dire,  ce  qu'ajouterait  son  frère, 
les  lettres  de  Françoise,  il  y  avait  là,  certes,  de  quoi  fixer  cette 
opinion  des  jurés  à  laquelle  Mr.  Lawrence  Bell  tenait  si  juste- 
ment à  s'adresser,  de  quoi  même  ébranler  fortement  une  accu- 
sation qui  reposait  sur  des  coïncidences  et  des  présomptions. 
Son  trouble  moral,  la  tension  de  ses  nerfs,  le  surmenage  de  son 
imagination  le  livraient  à  des  impulsions  rapides  et  violentes. 
11  cessa  de  calculer  et  s'écria  : 

•^  Nous  partirons,  c'est  nécessaire,  il  le  faut,  je  le  dois! 

> —  Ah!  je  savais  bien,  répondit  Raymond  dans  la  joie  de 
reconnaître  en  son  frère  l'image  que  depuis  leur  enfance  il  des- 
binait et  retouchait  avec  tant  d'amour  dans  son  propre  cœur. 
*^  Tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 

■ —  Le  temps  de  remettre  mes  affaires  à  M"  Billon  et  d'avertir 
ma  femme. 

Raymond  avait  oublié  cette  adversaire,  qu'il  regardait  comme 
uû  mauvais  génie. 

—  Ah!  fit-il,  Lucienne!  Tu  veux  tout  lui  dire? 

Dans  son  exaltation,  Léonard  venait  presque  d'oublier  que 
''obstacle  était  là.  Il  ne  voulut  pas  s'attarder  à  en  mesurer  la 
résistance;  il  répondit  : 

—  Je  sais  que  tu  la  juges  mal.  Tu  ne  la  connais  pas.  J'es- 
Dère  qu'elle  me  comprendra.  D'ailleurs,  je  ne  puis  partir  sans 
avoir  avec  elle  une  explication  complète.  C'est  impossible  :  tu  le 
sais  bien... 

Edouard  Rod. 
[La  troisiètne  partie  au  prochain  numéro.^ 


LA   TRIPOLITAINE 


Sur  tout  le  pourtour  de  la  Méditerranée,  l'Islam,  lentement, 
recule  devant  l'offensive  des  peuples  chrétiens;  il  refait,  pas  à 
pas,  en  sens  inverse,  la  route  que  les  Arabes,  au  temps  des 
premiers  khalifes,  ont  franchie  d'un  seul  élan,  dans  l'ivresse  de 
leur  foi,  au  galop  frénétique  de  leurs  chevaux.  C'est,  depuis  un 
siècle,  le  fait  qui  domine  l'histoire  de  la  grande  Mer  intérieure. 
L'Algérie  et  la  Tunisie  devenues  françaises,  l'Egypte  occupée 
par  les  Anglais,  seuls,  sur  la  côte  africaine,  le  Maroc  et  la  Tri- 
politaine  restent  encore  les  citadelles  inviolées  de  l'Islamisme. 
Sommes-nous  à  la  veille  de  voir  surgir  une  «  question  tripoli- 
taine,  »  comme  il  y  a  une  «  question  marocaine?  »  Pressée  de 
trouver,  dans  le  monde  africain  déjà  partagé,  une  terre  de  colo- 
nisation et  d'expansion  économique,  l'Italie  a  jeté  les  yeux  sur 
ces  côtes,  où  les  deux  Syrtes  creusent,  en  face  de  l'Adriatique, 
leur  double  sinuosité  ;  elle  les  a,  pour  ainsi  dire,  marquées  pour 
être,  lors  d'une  dislocation,  toujours  possible  quoique  toujours 
reculée,  de  l'empire  ottoman,  sa  part  d'héritage.  Si  médiocre 
que  puisse  être  la  valeur  économique  intrinsèque  et  l'importance 
politique  de  la  Tripolitaine,  le  maintien,  dans  la  Méditerranée, 
de  l'équilibre  actuel  des  forces,  en  dépend  en  quelque  mesure, 
et  rien  de  ce  qui  se  passe  dans  ce  bassin,  où  tant  d'intérêts  et 
d'ambitions  s'entre-croisent,  ne  saurait  nous  laisser  indifférens. 
D'autre  part,  la  Tripolitaine,  si  elle  est  méditerranéenne  par  ses 
côtes,  est  aussi  saharienne,  et  même,  par  les  routes  qui  en  par- 
tent, presque  soudanaise,  et,  par  là  encore,  elle  confine  à  notre 
empire  colonial.  —  Ce  qu'est  la  Tripolitaine,  ce  qu'elle  vaut  par 


558  REVUE   DES    DEUX    BIONDES. 

elle-même,  par  sa  position  dans  la  Méditerranée  et  au  seuil  du^ 
continent  noir;  comment  se  présente  la  «  question  tripolitaine  » 
et  dans  quelle  mesure  elle  intéresse  notre  situation  de  puissance 
africaine,  c'est  ce  qu'il  peut  sembler,  actuellement,  utile  de  re- 
chercher. 


1 

S'il  est  vrai,  comme  de  savans  géograplies^le  pensent,  que 
l'un  des  grands  cataclysmes  qui,  dans  les  temps  très  lointains, 
ont  remanié  la  face  de  la  terre,  en  creusant  la  dépression  de  la 
Méditerranée,  ait  bouleversé  du  même  coup  les  conditions  atmo- 
sphériques de  l'Afrique  du  Nord  et  engendré  la  sécheresse  et  la 
désolation  sahariennes,  il  faut  reconnaître  que  la  Mer  intérieure 
est  elle-même  punie  de  ce  «  gigantesque  méfait  (1).  »  Le  désert 
vient  plonger  jusque  dans  les  flots  ses  sables  brûlans  et  frapper 
de  stérilité  de  longues  étendues  de  côtes;  parfois  aussi,  du  fond 
des  areg  (2)  lointains,  des  souffles  étouffans  s'élèvent  et,  attirés 
vers  le  Nord,  s'abattent  sur  les  eaux  et  sur  les  plages  de  la  Médi- 
terranée ;  c'est  le  simoun,  c'est  le  khamsyn,  c'est,  sous  les  divers 
noms  que  lui  prête  refl"roi  des  peuples  riverains,  le  vent  du  désert, 
qui  trouble  de  ses  poussières  impalpables  l'azur  limpide  du  ciel, 
aspire  la  sève  des  plantes,  brise  l'énergie  des  hommes. 

Il  me  souvient  d'avoir  eu,  un  matin,  en  naviguant  entre 
Malte  et  Syracuse,  l'angoissante  impression  du  voisinage  tout 
proche  de  cette  désolation,  le  sentiment  très  vif  de  cette  menace 
perpétuelle  du  Sahara  à  la  Méditerranée.  Le  soleil  était  déjà 
haut  sur  l'horizon,  mais  ses  rayons  ne  parvenaient  pas  à  percer 
les  nuages  qui  couraient  vers  le  Nord  et  où  passaient  comme  des 
reflets  d'un  lointain  incendie.  Le  ciel,  la  mer,  les  coteaux  de  la 
Sicile,  apparaissaient  noyés  dans  une  sorte  de  brume  rougeâtre  ; 
l'air  était  suffocant,  la  chaleur  lourde,  et,  malgré  la  faiblesse  de 
la  brise,  une  houle,  que  l'on  sentait  venue  de  très  loin,  balançait 
le  bateau.  Il  pleuvait,  non  pas  de  l'eau,  mais  des  gouttes  de 
boue  qui  marbraient  le  pont  de  taches  sanguinolentes.  La  direc- 
tion du  vent,  et,  en  y  regardant  de  près,  la  composition  de  cette 
boue,   toute  chargée  de  minuscules  grains  de  sable,  mettaient 

(1^  Voyez  le  livre,  devenu  classique,  de  M.  H.  Schirmer,  le  Sahara  (Hachette). 
(2)  Erg,  au  pluriel  areg,  désigne  les  grands  espaces  couverts  de  dunes  de  sable. 
La  Hamada,  au  contraire,  est  le  désert  pierreux. 


LA    TRIPOLITAINE.  559 

hors  de  cause  l'Etna,  que  le  voisinage  nous  avait  d'abord  fait 
accuser;  ce  n'était  pas  le  volcan,  c'était  le  Sahara  qui  révélait  sa 
présence  et  qui,  par  la  large  échancrure  des  Syrtes,  envoyait 
jusqu'à  la  Sicile,  soulevés  dans  les  airs  par  quelque  lointaine 
tornade,  les  sables  de  ses  dunes.  Toute  la  journée,  le  ciel  resta 
rouge  et  triste,  et  il  continua  de  tomber,  de  temps  à  autre,  de 
ces  étranges  gouttes.  Les  journaux  nous  apprirent  ensuite  que 
les  observatoires  avaient  signalé  jusqu'en  Allemagne  le  vol  de 
ces  nuages  et  la  chute  de  cette  pluie  de  sang.  C'était  bien,  en 
effet,  ce  phénomène,  si  redouté  dans  l'antiquité  et  au  moyen  âge, 
auquel  nous  venions  d'assister;  et,  si  nous  savions  qu'il  n'y  avait 
là  ni  un  miracle,  ni  l'annonce  de  quelque  effroyable  catastrophe, 
cette  brusque  apparition  du  Sahara,  en  face  des  plus  verdoyans 
rivages  du  monde  méditerranéen,  n'en  était  pas  moins  saisis- 
sante; elle  évoquait  devant  nos  yeux  l'éternel  conflit  des  élé- 
mens  de  destruction  et  des  forces  de  vie,  et  l'évolution  fatale 
qui,  à  la  fin  des  temps,  sur  notre  globe  desséché  et  glacé,  amè- 
nera le  triomphe  des  puissances  de  la  mort. 

La  Tripolitaine  est  précisément,  sur  la  côte  septentrionale  de 
l'Afrique,  la  région  oii  les  étendues  arides  du  grand  désert  sont 
en  contact  immédiat  avec  les  flots  de  la  Méditerranée,  où,  pour 
emprunter  une  expression  à  la  géométrie,  la  Méditerranée  et  le 
Sahara  sont  tangens  l'un  à  l'autre,  tandis  que  partout  ailleurs  la 
nature  a  interposé  entre  eux  un  écran  bienfaisant  de  hautes 
montagnes  et  de  larges  plateaux.  C'est  l'Atlas  qui  donne  aux 
pays  du  Maghreb  leur  aspect  riant  et  leur  heureuse  fécondité; 
c'est  lui  qui  repousse  les  assauts  du  désert  et  attire  les  pluies 
vivifiantes  ;  mais  il  n'étend  pas  sa  protection  sur  toute  l'Afrique 
du  Nord;  au  cap  Carthage  et  au  cap  Bon,  il  plonge  sous  les  flots 
pour  aller  rejoindre  Malte  et  la  Sicile,  et  la  côte,  brusquement 
déviée  vers  le  Sud,  se  creuse  en  un  immense  golfe,  terminé  par 
un  double  cul-de-sac,  les  deux  Syrtes.  De  ce  golfe,  la  Tunisie 
occupe  la  côte  Ouest,  et  le  plateau  de  Barka,  l'ancienne  Cyré- 
naïque,  la  côte  Est  ;  au  fond,  s'étend  la  rive  déserte  et  brûlée  de 
la  Tripolitaine,  oii,  sauf  en  de  rares  oasis,  aucune  zone  de 
végétation  ne  s'interpose  entre  la  stérilité  des  sables  et  la  stéri- 
lité des  eaux  marines.  La  Tripolitaine  est  donc,  avant  tout, 
saharienne  :  c'est  là  son  caractère  géographique  dominant.  De 
tout  l'immense  territoire  qui  obéit  au  Sultan  de  Constantinople, 
le  désert  inhabité  occupe  la  partie  de  beaucoup  la  plus  grande. 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  plaines  d'alfa,  comparables  à  celles  de  l'Oranie,  cou- 
vrent les  premières  terrasses  des  plateaux  ;  de  belles  oasis,  les 
unes  au  bord  de  la  mer,  les  autres  perdues  dans  l'intérieur  des 
terres,  comme  celles  du  Fezzan,  de  Rhadamès,  de  Rhât,  ja- 
lonnent les  pistes  du  désert  Libyque.  La  Cyrénaïque,  avec  ses 
sources  et  ses  cultures  verdoyantes,  se  rapproche  davantage  des 
pays  méditerranéens,  de  la  Sicile  et  de  la  Grèce,  par  qui  jadis 
elle  fut  colonisée  ;  elle  mérite  d'être  décrite  à  part. 

Dans  l'Afrique  massive,  ce  double  golfe  des  Syrtes,  si  peu 
accentué  soit-il,  était  un  point  d'où  l'on  pouvait  tenter  de 
pénétrer  l'énorme  continent;  il  était  comme  une  fenêtre  ouverte 
sur  le  monde  saharien  et  même,  au  delà,  jusque  sur  le  Soudan 
et  le  centre  mystérieux  de  la  grande  terre  inconnue.  C'est  pour- 
quoi ses  côtes  inhospitalières  ont  toujours  vu  s'élever  quelque 
ville  relativement  importante  et  pourquoi  elles  ont  attiré  l'atten- 
tion des  peuples  méditerranéens.  Ainsi,  la  Tripolitaine  a  une 
valeur  intrinsèque  et  une  valeur  de  relation  ;  nous  l'étudierons 
successivement  à  ce  double  point  de  vue. 

Un  port  levantin  dans  une  oasis  saharienne,  telle  est  Tripoli. 
L'antique  Tarabolos-el-Rharb,  Tripoli  de  l'Occident,  s'est  élevée 
là  parce  qu'elle  y  trouvait  les  belles  eaux  des  puits  de  Méchya, 
et  elle  a  prospéré  parce  qu'elle  est  devenue  à  la  fois  un  port  de 
mer,  en  rapport  avec  le  monde  méditerranéen,  et  un  port  du 
désert,  en  relations  par  caravanes  avec  les  lointains  royaumes 
du  Soudan.  Toute  la  Tripolitaine  se  résume,  pour  qui  arrive 
d'Europe,  dans  la  seule  ville  de  Tripoli. 

Se  détachant,  toute  blanche,  sur  le  fond  vert  sombre  des  pal- 
meraies, ceinturée  d'ocre  par  ses  vieux  remparts,  Tripoli,  avec 
ses  sept  minarets,  sveltes  et  minces  comme  des  aiguilles,  et  les 
mâts  de  pavillon  des  consulats  dominant  l'entassement  des  toits 
plats  et  des  terrasses,  a  la  physionomie  générale  de  toutes  les 
villes  de  l'Orient  musulman  et  du  Maghreb.  La  baie,  assez  pro- 
fonde, mais  peu  sûre,  n'a  été  améliorée  par  aucun  travail  d'art; 
une  langue  de  terre,  qui  s'avance  à  l'Ouest,  forme  une  jetée 
naturelle  et  protège  une  rade  en  forme  de  croissant;  elle  porte 
des  fortifications  anciennes  et  se  termine  par  un  fort  moderne. 
L'énorme  château  des  anciens  pachas  Karamanlis  fait  face  à 
cette  digue  et  ferme  la  rade  vers  l'Est.  La  ville,  —  avec  ses  souks 
si  animés,  avec  son  arc  de  triomphe  romain  dédié  à  Marc-Aurèle 
et  à  Lucius  Verus,  étrange  souvenir  classique,  à  moitié  enfoui 


LA   TRIPOLITAINE.  561 

dans  le  sable,  et  qui  détonne  au  milieu  du  grouillement  d'un 
marché  d'Orient,  avec  ses  rues  étroites  où  les  maisons  se  tou- 
chent par  le  haut,  avec  son  ghetto  sordide,  —  est  resserrée  jus- 
qu'à étouffer  entre  ses  vieilles  murailles  croulantes,  qui  dominent 
la  mer  et  séparent  la  cité  des  jardins.  L'activité  commerciale  est 
concentrée  dans  les  boutiques  des  souks:  là  viennent  s'entasser 
les  produits  du  Soudan,  les  dattes  du  désert,  pêle-mêle  avec  les 
articles   indigènes   et  les    importations  d'Europe.  Le  souk   des 
plumes,  où  sont  apprêtées,  triées  et  vendues  les  dépouilles  des 
autruches  du  Soudan,  est  le  plus  pittoresque.  D'autres  boutiques 
travaillent  et  débitent  ces  cuirs  ouvragés,  décorés  d'arabesques, 
qui  ont  été  de  tout  temps  la  spécialité  de  l'industrie  mauresque. 
Voici  les  ivoires  du  Soudan,  les  peaux  de  chèvres  et  de  moutons, 
les  tapis  que  tissent  et  vendent  des  Tunisiens  de  l'île  de  Djerba.  •, 
La  fameuse  poudre  d'or,  que  l'on  ne  manque  guère  de  citer  parmi 
les  articles   du  commerce   saharien,   comme   si   les  chameaux 
l'apportaient  à  pleines  charges,  n'arrive  à  Tripoli  qu'en  quantités 
très  faibles  et  chaque  année  décroissantes.  La  vente  des  esclaves 
noirs  ne  se  pratique  plus  au  grand  jour,  mais,  sous  les  ombrages 
épais  de  quelque  jardin  des  faubourgs,  les  trafiquans  de  chair 
humaine  exposent  leur  marchandise.  Le  bazar  de  Tripoli  est  une 
sorte  de  Babel  où  l'on  rencontre  des  échantillons  de  toutes  les 
races  de  la  Méditerranée  et  de  tous  les  peuples  de  l'Afrique  du 
Nord  et  du  Soudan  :  chrétiens  de  toutes  les  nations  européennes  ; 
fonctionnaires  et  soldats  turcs  ;  Maures  et  Kourouglis,  issus  du 
mélange  des  Ottomans  avec  les   indigènes;  Arabes  des  tribus 
nomades;  Berbères  du  Djebel  Nefousa  et  des  villages  troglo- 
dytes; Djerbis  habiles  au  négoce;  Juifs  de  Tunisie,  du  Maroc  et 
du  Levant,  reconnaissables  à  leurs  costumes  et  maîtres  de  presque 
tout  le  grand  commerce;  gens  du  Fezzan,  croisés  de  sang  noir; 
Touareg  de  Rhadamès  et  de  Rhât;  caravaniers  et  chameliers  des 
lointaines  tribus  du  désert;  nègres  du  Bornou,  du  Ouadaï  ou  du 
Baghirmi  ;  esclaves  venus  des  régions  du  Tchad,  du  Chari  et  de 
la  Bénoué  et  jusque  des  profondeurs  immenses  de  l'Afrique  tro- 
picale. La  population  sédentaire  est  d'environ  30  000  individus, 
dont  4  000  chrétiens,  la  plupart  Maltais  ou  Italiens,  vivant,  les 
premiers  surtout,  dans  une  curieuse  promiscuité  avec  les  indi- 
gènes, partageant  leur  vie  et  s'enrichissant  à  leurs  dépens.  Tout 
ce  monde  se  coudoie,  trafique,  s'agite  sous  l'œil  débonnaire  des 
fonctionnaires,  de  la  police  et  des  soldats  du  Sultan. 

TOME  XIII.  —  1903.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  autour  des  murailles  de  la  vieille  cité  s'étend,  vers 
l'Ouest  et  vers  le  Sud,  la  florissante  oasis  de  Méchya.  Une  riche 
nappe  d'eau  souterraine  permet  de  suppléer  à  l'extrême  rareté 
des  pluies  et  d'irriguer  de  magnifiques  jardins  où  poussent  toute 
une  forêt  èe  palmieys  et  d'arbres  fruitiers.  L'oasis  s'étend  sur 
plus  de  huit  kilomètres  le  long  de  la  mer  et  sur  deux  à  trois 
kilomètres  de  largeur  ;  il  n'en  est  guère  de  plus  riante  et  de  plus 
féconde  dans  tout  le  Sahara  ;  elle  le  doit  à  l'industrie  des  nègres, 
soudanais  d'origine  et  descendans  d'esclaves,  qui,  sans  se  lasser 
jamais,  font  monter  l'eau  du  fond  des  puits  et  la  font  glisser 
dans  le  lacis  compliqué  des  canaux  et  des  rigoles  d'arrosage  (1). 
Tous  les  arbres  à  fruits  de  la  zone  méditerranéenne,  orangers, 
citronniers,  figuiers,  pêchers,  grenadiers,  caroubiers,  abricotiers, 
pruniers  s'entrelacent  en  un  véritable  bois  que  dominent  les 
fûts  élancés  et  sveltes  de  plus  d'un  million  de  palmiers;  sous 
leur  ombre  poussent  les  légumes  d'Europe  et  mûrissent  des 
champs  de  blé,  d'orge,  de  maïs,  de  sorgho.  Les  cabanes  des 
noirs  se  cachent  sous  le  feuillage;  les  Européens  y  habitent  de 
charmantes  et  fraîches  villas;  les  fonctionnaires  et  les  officiers 
turcs  dissimulent,  sous  le  discret  abri  des  palmiers  et  des 
orangers,  leurs  sérails,  où,  parmi  les  roses  et  les  jasmins, 
s'ébattent  les  belles  filles  de  la  Gircassie  ou  de  Galata. 

Toute  une  ville  de  toile  et  de  bois  échelonne  ses  baraques 
croulantes  et  ses  tentes  délabrées  à  côté  de  la  ville  de  pierre  : 
ce  sont  les  camps  turcs,  où  des  milliers  de  soldats  attendent,  sans 
se  plaindre,  que  le  Sultan  soit  assez  riche  pour  leur  faire  bâtir 
des  casernes.  Fantassins,  cavaliers,  artilleurs,  presque  tout  le 
corps  d'armée  ottoman  de  la  Tripolitaine  est  concentré  là  ou  dans 
les  environs;  il  ne  détache  que  quelques  bataillons  au  Fezzan, 
à  Rhadamès,  à  Rhât,  vers  la  frontière  tunisienne  et  en  Cyré- 
naïque.  Les  soldats,  à  peine  nourris,  vêtus  souvent  de  guenilles, 
et  rarement  payés,  n'ont  pas,  à  première  vue,  un  aspect  très 
martial  ni  une  mine  très  fière;  les  garnisons  tripolitaines  sont 
redoutées  des  officiers  et  réservées  à  ceux  qui  encourent  la  dis- 
grâce du  maître;  mais,  si  les  uniformes  sont  rapiécés  et  les 
ceinturons  rattachés  avec  des  ficelles,  les  fusils  sont  bons  et  les 
canons  modernes;  et  surtout,  il  y  a,  chez  le  Turc,  l'instinct  du 

(1)  Sur  les  procédés  d'arrosage,  sur  le  régime  des  eaux  et  les  formes  de  la  pro- 
priété dans  les  régions  désertiques  de  l'Afrique  du  Nord,  voyez  le  récent  livre  de 
M.  Jean  Brunhes  :  L'Irrigation;  1  vol.  in-S"  illustré;  Carré  et  Naud. 


LA    TRIPOLITAINE.  563 

soldat,  la  tradition  militaire.  Ces  hommes  qui  se  livrent  à  toute 
sorte  de  métiers  pour  augmenter  leur  maigre  pitance  ont  cepen- 
dant cette  vertu  militaire  essentielle  sans  laquelle  il  n'est  pas 
d'armée:  ils  savent  mourir;  ils  défendraient  jusqu'au  dernier, 
comme  les  héros  de  Plewna,  le  poste  que  le  Commandeur  des 
croyans  confie  à  leur  fidélité  et  à  leur  ferveur  musulmane. 
L'armée  turque  de  Tripoli  est  une  force. 

La  ville  n'a  pas,  pour  le  moment,  à  repousser  une  mvasion 
étrangère;  mais  l'oasis  a,  en  revanche,  à  refouler  sans  cesse  l'as- 
saut toujours  renouvelé  des  sables  soulevés  par  le  vent  du 
désert.  La  poussière,  peu  à  peu,  gagne  sur  la  verdure,  et  c'est, 
entre  les  cultures  et  la  marche  irrésistible  des  dunes,  une  lutte 
de  tous  les  jours,  où  l'industrie  de  Thomme  n'est  pas  toujours 
victorieuse.  Dès  que  l'on  a  quitté  l'ombrage  des  derniers  pal- 
miers, on  est,  sans  transition,  dans  le  désert,  qui  s'étend  indéfini- 
ment, le  long  du  littoral,  vers  l'Est  et  vers  l'Ouest,  sur  plus  de 
1 500  kilomètres  de  côtes,  et,  vers  le  Sud,  à  des  centaines  de  lieues, 
jusqu'aux  confins  du  Soudan.  Tripoli  est  la  seule  grande  ville,  le 
seul  port  fréquenté  des  Syrtes;  de  là,  jusqu'à  Zarzis,  le  premier 
poste  tunisien,  c'est  à  peine  si  quelques  pauvres  oasis  interrom- 
pent la  monotonie  des  solitudes.  Parallèlement  à  la  côte,  à  une 
centaine  de  kilomètres,  s'allonge  la  falaise  qui  forme  le  rebord 
du  plateau  saharien;  de  très  curieux  villages,  creusés  dans  le 
rocher,  habités  par  des  troglodytes,  descendans  directs,  selon 
toute  vraisemblance,  de  ces  Garamantes  si  bien  décrits  par  Héro- 
dote, se  blottissent  dans  les  replis  du  Djebel  Nefousa  et  du  Djebel 
Rharian.  Vers  lEst,  la  côte  n'est  ni  plus  fertile,  ni  plus  peuplée  : 
de  mauvais  petits  ports,  comme  Lebda,  l'ancienne  Leptis  major, 
si  célèbre  autrefois  et  qui  vit  naître  Septime-Sévère,  Mesrata, 
Khoms,  reçoivent  parfois  la  visite  de  quelque  bateau  anglais,  qui 
y  charge  de  l'alfa;  une  population  misérable  et  clairsemée  y  vit 
de  la  pêche  et  des  médiocres  profits  d'un  commerce  languissant. 

Ainsi  Tripoli  n'est  pas  le  centre  de  quelque  riche  terroir; 
l'oasis  qui  l'entoure  est  loin  de  suffire  à  la  nourriture  de  ses  habi- 
tans;  elle  ne  doit  sa  prospérité  relative  qu'à  ses  privilèges  de 
capitale  ottomane  et  à  sa  situation,  qui  fait  d'elle  un  port  de  la 
Méditerranée,  et  le  point  d'aboutissement  des  caravanes  du  désert. 
Pour  trouver  quelques  cantons  bien  arrosés  et  fertiles,  il  faut  aller 
Jusque  dans  le  vilayet  de  Cyrénaïque. 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


ÎI 

Tout  le  long  des  rivages  des  deux  Syrtes,  la  stérilité  et  la 
mort  résultent  de  l'impuissance  naturelle  de  ces  terres,  sans  eau 
et  sans  humidité,  à  nourrir  les  plantes  et  les  animaux.  Au  con- 
traire, dès  qu'en  longeant  les  côtes,  on  a  aperçu  les  blanches  mu- 
railles de  Benghazi  et  le  plateau  de  Barka,  l'aspect  du  pays  change; 
si  les  ports  sont  peu  fréquentés  et  les  terres  peu  productives, 
c'est  que  l'activité  de  l'homme,  sur  ces  bords  oii  s'élevèrent  les 
«  cinq  villes  »  de  la  Gyrénaïque,  ne  répond  plus  aux  faveurs 
du  climat  et  à  la  fertilité  du  sol;  si  les  campagnes  et  les  villes.; 
semblent  plongées  dans  une  profonde  léthargie,  c'est  le  régime 
politique  et  religieux  qu'il  en  faut  accuser;  la  nature,  ici,  est  spon- 
tanément féconde.  Les  sommets  élevés,  comme  le  Zeus  d'Homère, 
sont  «  assembleurs  de  nuages,  »  et,  comme  dans  le  mythe  si 
poétique  de  Danaé,  la  nuée,  lorsqu'elle  vient  rafraîchir  le  sein 
brûlant  de  ces  terres  sahariennes,  laisse  tomber  une  pluie  d'or, 
génératrice  de  vie. 

La  côte,  sèche,  bordée  d'une  falaise  crayeuse,  blanchâtre,  est 
redoutée  des  marins  et  peu  hospitalière.  Les  Grecs  de  Théra, 
lorsqu'ils  y  abordèrent,  au  vu''  siècle  avant  notre  ère,  s'établirent 
d'abord  dans  une  île  et  n'y  trouvèrent  pas  les  riches  pâturages 
promis  par  l'oracle  de  Delphes  ;  après  deux  ans  d'efforts  inutiles, 
Battos,  leur  chef,  alla  porter  ses  plaintes  au  dieu;  mais  Phébus, 
apparemment  bien  renseigné,  lui  reprocha  son  peu  de  foi  et  son 
manque  d'énergie  :  «  Tu  veux,  répondit  la  Pythie,  connaître  le 
pays,  sans  y  être  allé,  mieux  que  moi  qui  y  suis  allé.  »  Les  co- 
lons comprirent  qu'ils  avaient  manqué  de  persévérance  et  qu'ils 
n'avaient  pas  su  découvrir  les  trésors  promis  par  l'oracle;  revenus 
en  Afrique,  ils  s'installèrent,  cette  fois,  sur  le  plateau,  auprès 
d'une  magnifique  source  jaillissante,  que  les  Arabes,  encore  au- 
jourd'hui, nomment  «  la  Mère  de  la  verdure,  »  et  fondèrent 
Cyrène,  qui  fut  la  capitale  de  la  Pentapole  et  resta,  durant  toute 
l'antiquité,  l'une  des  plus  prospères  parmi  les  cités  helléniques. 
Des  croisemens  avec  les  Libyens  y  donnèrent  naissance  à  une 
race  rustique,  bien  acclimatée,  qui  prit  une  part  très  active  à  la 
vie  économique,  politique,  artistique  et  philosophique  du  monde 
gréco-romain.  Les  doctrines  sceptiques  et  relâchées  d'Aristippe 
et  de  l'école  cynique  naquirent  dans   la  molle  et  douce  Gyré- 


LA    TRIPOLITAINE.  665 

naïque.  Riche  du  commerce  avec  le  Soudan,  de  la  récolte  de  ses 
fruits,  de  l'élevage  de  ses  chevaux,  si  souvent  vainqueurs  dans 
les  courses  panhelléniques,  et  dont  Pindare  a  célébré  les  hauts 
faits,  fière  de  posséder  seule  le  fameux  sylphium,  une  plante 
médicinale  qui  passait  pour  une  panacée  universelle,  et  dont 
elle  mettait  l'image  sur  ses  monnaies,  Cyrène  était  la  plus  belle 
et  la  plus  industrieuse  des  «  cinq  villes;  »  elle  fut  la  rivale  de 
Carthage,  puis,  englobée  dans  une  province  romaine  et  réunie 
à  la  Crète,  elle  resta  encore  une  cité  importante  jusqu'à  la 
conquête  musulmane.  Aujourd'hui,  les  ruines  de  ses  temples  et 
de  ses  portiques  jonchent  le  sol  sur  de  vastes  çspaces,  et  les 
chèvres  y  broutent  parmi  les  arcs  des  voûtes  effondrées  et  les 
fûts  gisans  des  colonnes  de  marbre. 

Dans  la  stérilité  de  l'Afrique  tripolitaine,  la  Gyrénaïque  est 
une  verdoyante  exception  :  les  géographes  la  définissent  une  oasis 
de  montagne  au  bord  de  la  mer,  et  les  Arabes  la  nomment  le 
Djebel  Akhdar,  la  Montagne  verte.  Selon  Hérodote,  les  anciens 
Libyens  disaient  qu'au-dessus  de  Cyrène,  «  le  ciel  est  percé;  »  il 
laisse  couler,  en  effet,  vers  la  terre  altérée,  d'abondantes  pluies 
d'hiver,  et,  l'été,  la  rosée,  ce  bienfait  inconnu  aux  steppes  saha- 
riennes, vient  rafraîchir  les  plantes.  On  a  comparé  le  plateau  de 
Barka  au  Sahel  d'Alger;  mais,  au  lieu  d'être  entouré  par  une 
Mitidja,  il  est  resserré,  comme  une  île,  entre  le  désert  et  la  mer; 
il  domine,  de  ses  pentes  rapides,  des  régions  beaucoup  plus  basses  : 
à  l'Est,  les  terrasses  de  la  Marmarique,  qui  ne  dépassent  pas 
300  mètres,  et,  au  Sud,  la  longue  dépression  du  Barka-el-Beida 
(Barka-le-blanc),  inférieure,  par  endroits,  de  10  à  70  mètres,  au 
niveau  de  la  mer,  et  qui  limite,  comme  un  fossé,  la  forteresse 
du  plateau. 

C'est,  semble-t-il,  sur  le  «  Plateau  vert  »  que  les  légendes 
antiques  plaçaient  le  fameux  jardin  des  Hespérides.  Tous  les 
arbres  fruitiers  de  la  zone  méditerranéenne  s'y  mêlent,  en  effet, 
aux  palmiers  et  aux  bananiers  africains,  et  il  suffirait  de  refaire 
les  travaux  d'irrigation  que  les  anciens  avaient  exécutés  avec  un 
art  si  admirable,  et  dont  on  trouve  partout  les  vestiges,  pour 
obtenir  des  vergers  splendides,  des  champs  de  roses,  de  safran, 
de  céréales  et  de  légumes.  Le  blé  pousse  très  bien  sur  le  «  Pla- 
teau rouge  (1)  »  et,  malgré  les  procédés  rudimentaires  des  indi- 

(1)  Barka-el-Homra:  ce  sont  les  parties  du  plateau  où  un  humus  chargé  de  sels 
de  fer  recouvre  le  sol,  lui  donne  une  teinte  rougeâtre,  et  augmente  sa  fertilité 


566         .         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gènes,  il  donne  des  rendemens  supérieurs  à  ceux  de  nos  Cam- 
pagnes. Les  pâturages  nourrissent  des  troupeaux  nombreux, 
mais,  faute  de  soins,  les  races  sont  dégénérées;  les  bœufs  sont 
petits,  les  chevaux  manquent  de  finesse  et  d'élégance.  L'olivier 
sauvage  pousse  partout,  sur  les  coteaux,  en  dépit  de  la  dent  des 
chèvres.  Des  forêts  de  thu^^as,  de  pistachiers,  de  cyprès,  s'étagent 
sur  les  collines  les  plus  hautes,  et  les  lauriers-roses  tapissent  le 
fond  des  ravins  et  des  ouadi.  Ainsi,  un  climat  doux  et  tempéré, 
malgré  le  ghebli  qui  souffle  de  temps  à  autre  et  qui  apporte 
l'haleine  brûlante  du  désert;  une  atmosphère  salubre,  malgré 
la  malaria  qui  sévit  dans  quelques  plaines  mal  drainées  :  telle 
est  la  Cyrénaïque;  de  toutes  les  parties  de  la  Tripolitaine  sou- 
mises à  l'empire  ottoman,  elle  est  la  seule  où  puisse  prospérer 
une  population  européenne.  Elle  retrouvera  sans  doute  un  jour 
la  prospérité  qu'elle  connut  dans  l'antiquité,  mais,  pour  le  mo- 
ment, elle  est  à  peine  habitée  :  un  vali  turc,  secondé  par  cinq 
caïmacans  et  gardé  par  quelques  bataillons,  est  chargé,  nous 
dirions  de  l'administration,  si  le  mot  n'était  pas  trop  ambitieux 
quand  il  s'agit  du  gouvernement  turc.  L'influence  politique  et 
religieuse  appartient  surtout  aux  Senoussites;  presque  tous  les 
habitans  sont  affiliés  à  la  secte  et  obéissent  aux  mots  d'ordre 
transmis,  du  fond  du  Ouadaï,  par  le  Mahdi  vénéré. 

Le  commerce  de  Benghazi  est  très  faible;  elle  n'exporte 
qu'un  peu  de  blé  et  quelques  moutons  qu'elle  envoie  à  Malte, 
un  peu  d'alfa,  de  laine  brute,  quelques  éponges,  et  cependant 
c'est,  après  Tripoli,  le  premier  port  des  deux  vilayets.  Une  piste 
transsaharienne,  qui  fut  jadis  assez  fréquentée,  part  de  la  petite 
ville,  et,  par  les  oasis  d'Aoudjila(l)  et  de  Koufra,  les  caravanes, 
après  un  terrible  voyage,  atteignent  le  Ouadaï  ou  le  Darfour. 
Sous  la  protection  des  Senoussites,  le  trafic,  par  cette  voie,  s'est 
quelque  peu  développé,  mais  il  est  encore  et  il  restera  toujours 
d'une  importance  médiocre. 

Le  plateau  de  Barka  occupe,  dans  le  bassin  oriental  de  la 
Méditerranée,  une  position  très  avantageuse.  Il  se  dresse,  comme 
un  château  fort,  en  face  du  cap  Matapan  et  des  trois  pointes  de 
la  Grèce,  dont  il  est  séparé  par  600  kilomètres  de  mer,  coupés 
à  mi-chemin  par  la  Crète;  à  égale  distance  de  Malte  et  de 
l'Egypte,  ses  ports  commandent  la  route  de  Suez  et  des  Indes; 

(1)  A  350  kilomètres  au  sud  de  Benghazi. 


LA    TRIPOLITAINE.  567 

une  station  de  torpilleurs,  qui  y  aurait  son  point  d'appui,  maîtri- 
serait la  navigation  dans  toute  la  Méditerranée  orientale.  La  côte, 
avec  ses  falaises  abruptes,  ofTre  peu  de  bons  refuges;  mais,  vers 
l'Ouest,  Benghazi,  qui  n'est  actuellement  qu'une  rade  foraine, 
pourrait  devenir  très  sûre  si  on  la  fermait  par  deux  jetées. 
A  l'Est,  se  creusent  plusieurs  baies  magnifiques  :  Ras-el-Halal, 
l'ancien  Nausathmos,  ofîre  un  abri  même  aux  bàtimens  de  fort 
tonnage.  Le  golfe  de  Bomba  pénètre  au  loin  dans  les  terres;  pro- 
tégé des  vents  du  Nord  et  de  l'Ouest  par  de  hautes  collines,  il 
présente  un  très  bon  et  très  profond  mouillage,  que  l'amiral 
Gantheaume  utilisa  en  1808;  Rohlfs,  qui  l'a  visité,  déclare  qu'il 
pourrait  devenir  le  meilleur  port  de  guerre  de  toute  l'Afrique 
septentrionale.  Plus  à  l'Est  encore,  cachée  derrière  un  promon- 
toire rocheux,  et  garantie  de  tous  les  vents  par  le  rebord  du  pla- 
teau de  Marmarique,  la  baie  de  Tobrouk  enfonce  dans  le  littoral 
ses  profondes  indentations  ;  Schweinfiirth,  qui  l'a  vue  en  1883, 
la  déclare  vaste,  sûre,  profonde  et  la  compare  à  celle  de  La  Val- 
lette  et  au  lac  de  Bizerte.  Une  puissance  militaire  européenne, 
qui  serait  maîtresse  de  la  Cyrénaïque,  n'aurait  donc  que  le  choix 
pour  établir,  dans  une  position  excellente,  entre  Bizerte,  Malte, 
Messine  et,  d'autre  part,  l'Egypte  et  les  échelles  du  Levant,  un 
port  de  guerre  de  premier  ordre.  La  nation  qui  le  posséderait 
serait  en  mesure  d'exercer  une  influence  décisive  sur  les  destinées 
de  la  Méditerranée  orientale. 

III 

Où  finissent  les  espaces  déserts  que  les  cartes  attribuent  à  la 
Tripolitaine  et  que  les  traités  reconnaissent  à  la  Sublime  Porte, 
il  est  difficile  de  le  dire  avec  précision;  vers  l'Est,  les  Turcs 
occupent  efl"ectivement  l'oasis  d'Aoudjila;  vers  l'Ouest,  entre  le 
Sahara  tripolitain  et  «  l'arrière-pays  »  tunisien,  aucune  frontière 
n'a  été  tracée.  Des  garnisons  ottomanes  ont  pris  possession  des 
oasis  du  Fezzan,  de  Rhadamès,  Sinaoun,  Derdj,  et,  plus  au  Sud, 
de  Rhât;  «  mais  le  pays  ouvert,  les  points  d'eau,  les  routes  et 
les  pâturages  sont  restés  le  domaine  indivis  de  nos  tribus  tuni- 
siennes, des  Touareg  et  des  bergers  de  Rhadamès  et  de  Sinaoun, 
sans  que  jamais  les  Turcs  aient  pensé  à  y  faire  acte  d'auto- 
rité (1).  »  Au  Sud  du  tropique  du  Cancer,  la  convention  franco- 

(1)  Commandant  Rebillet,   les  Relations  commerciales  de  la  Tunisie  avec  le 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

anglaise  du  21  mars  1899  détermine  les  limites  de  «  l'hinter- 
land  »  tri  poli  tain  et  du  Soudan  français. 

Mourzouk,  Rhadamès,  Rhât,  sont  célèbres  dans  l'histoire  des 
explorations  africaines;  leurs  noms  sont  familiers  à  nos  oreilles; 
ce  ne  sont  cependant  ni  de  grandes  villes,  ni  des  centres  de  pro- 
duction et  de  culture,  mais  tout  simplement  des  oasis  où  les 
caravanes  font  séjour  et  où  se  croisent  les  pistes  du  désert;  la 
circulation  transsaharienne  est  leur  seule  raison  d'exister.  Les 
hommes  qui  les  habitent  vivent  tous  du  passage  des  caravanes, 
soit  qu'ils  les  conduisent,  soit  qu'ils  en  exigent  un  tribut,  soit 
qu'ils  les  pillent;  chameliers  et  coupeurs  de  routes,  avec  quelques 
noirs  qui  cultivent  les  jardins  et  veillent  aux  irrigations,  voilà 
toute  la  population  de  ces  «  métropoles  du  désert.  » 

Dès  que  l'on  sort  de  Tripoli,  avant  d'avoir  perdu  de  vue  la 
mer,  on  est  dans  le  Sahara,  et,  si  l'on  se  dirige  vers  le  Ouadaï 
ou  le  Bornou,  l'on  ne  cesse  d'y  rester  pendant  au  moins  2  300  ki- 
lomètres (1);  si  c'est  vers  Tombouctou  et  le  Niger,  la  distance 
est  encore  plus  longue.  Et  cependant,  c'est  entre  Tripoli  et  le 
Tchad  que  le  Sahara  offre  la  moindre  largeur  :  l'échancrure  des 
Syrtes  mord  sur  le  désert,  et  la  courbe  parallèle,  que  dessine  la 
bordure  montagneuse  des  plateaux  sahariens,  recule  la  limite  de 
l'absolue  stérilité;  un  chapelet  d'oasis  et  de  points  d'eau  facilite, 
dans  une  certaine  mesure,  la  redoutable  traversée.  C'est  pourquoi, 
de  toute  antiquité,  des  caravanes  sont  venues  du  Soudan  à  Tri- 
poli, apportant  jusqu'à  la  Méditerranée  les  produits  de  l'Afrique 
centrale.  Les  Romains  ont  connu  cette  route,  et  probablement  les 
Phéniciens  avant  eux;  ils  ont  exploré  et  occupé  le  pays  des 
Garamantes  ;  l'on  retrouve,  au  Fezzan,  la  trace  de  leurs  travaux 
autour  des  sources  et  des  puits;  à  Rhadamès,  tenait  garnison  un 
détachement  de  la  légion  III®  Augusta,  qui  resta  chargée  de  la 
défense  de  l'Afrique  pendant  presque  toute  la  durée  de  l'Empire; 
une  inscription  a  perpétué  jusqu'à  nous  le  souvenir  de  son 
séjour. 

Depuis  l'antiquité,  les  routes  du  désert  sont  restées  les  mêmes  : 
de  Tripoli,  deux  pistes  se  dirigent  l'une,  au  Sud,  vers  le  Fezzan, 
l'autre,  oblique,  au  Sud-Ouest,  vers  Rhadamès. 

Sahai'a  et  le  Soudan  (1896).  Nous  avons  réussi,  en  ces  dernières  années,  à  attirer 
de  nouveau  vers  les  marchés  de  la  Tunisie  quelques  caravanes  de  Rhadamès,  qui, 
depuis  l'établissement  de  notre  Protectorat,  en  avaient  désappris  le  chemin. 
(1)  C'est  la  distance  de  Tripoli  à  Barroua,  sur  le  Tchad. 


LA    TRIPOLTTAINE.  569 

La  première  traverse  le  Saliara  presque  en  ligne  droite,  clu 
Nord  au  Sud,  et  aboutit  au  lac  Tchad.  Sorties  de  Tripoli,  les 
caravanes  contournent  le  Djebel  Rharian,  puis  s'élèvent  sur  les 
pentes  du  plateau  crayeux  qui  étend  ses  champs  de  cailloux  et 
ses  rochers  dénudés  jusque  près  de  Mourzouk.  Quelques  puits, 
çà  et  là,  jalonnent  la  route  et,  dans  cette  première  partie  de  leur 
course,  hommes  et  bêtes  ne  restent  que  quatre  jours  sans  trouver 
d'eau.  Mourzouk,  que  nos  géographies  appellent  pompeusement 
«  la  capitale  du  Fezzan,  »  n'est  qu'une  pauvre  bourgade,  et  le 
Fezzan  lui-même  ./est  qu'une  série  d'oasis  de  médiocre  valeur; 
mais  de  là  rayonner  1.  dans  tous  les  sens,  les  pistes  sahariennes  : 
vers  le  Kouar  et  le  Ouadaï,  au  Sud;  au  Nord,  vers  Tripoli  et  la 
mer;  à  l'Est,  vers  Benghazi,  Djalo  et  l'Egypte  ;  à  l'Ouest,  vers  Rha- 
damès  et  In-Salah.  Le  Fezzan  est  un  carrefour,  comme  le  Touât, 
Il  n'y  faut  pas  chercher  un  centre  politique  important;  le  point 
où  séjournent  les  caravanes  et  où  s'opèrent  les  échanges  a  varié 
selon  le  caprice  des  nomades,  tantôt  Djerma,  tantôt  Zouila  ou 
Trâghen,  aujourd'hui  Mourzouk.  La  ville,  où,  sauf  quelques 
averses  de  printemps,  il  ne  pleut  jamais,  n'a  qu'une  eau  de  mau- 
vaise qualité,  qui  s'épand  autour  d'elle  en  marécages  croupissans, 
et  en  fait  un  séjour  malsain  pour  les  Européens  et  infesté  de 
malaria.  Une  longue  rue,  où  s'ouvrent  des  boutiques,  avec  quel- 
ques ruelles  perpendiculaires,  constituent  la  triste  «  capitale  » 
où  réside  un  mutasserif  turc  et  où  campe  une  petite  garnison. 
Quelques  bœufs  chétifs  et  de  médiocre  qualité,  des  moutons  sans 
laine,  des  dattes,  sont  à  peu  près  les  seules  ressources  de  ce  pauvre 
pays. 

Les  caravanes,  reposées  et  ravitaillées  à  Mourzouk,  reprennent 
leur  marche  vers  le  Sud,  s'arrêtent  à  Ghâtroun  et  entament  la 
partie  la  plus  pénible  de  leur  voyage.  «  Des  pierres,  rien  que 
des  pierres  (1),  »  voilà  ce  que  l'on  trouve  de  Mechrou  aux  oasis 
du  Kouar.  La  longue  traînée  de  ces  oasis,  dont  Bilma  est  la  prin- 
cipale, permet  enfin  aux  hommes  et  aux  bêtes  de  se  refaire  pen- 
dant quelques  jours.  Encore  120  kilomètres  de  dunes  et  l'on 
arrive  à  Agadem,  où  les  pluies  soudaniennes  commencent  à  faire 
sentir  leur  bienfaisante  influence;  il  ne  reste  plus  à  traverser 
que  la  Tintoumma,  une  steppe  désolée  et  très  fatigante,  et  l'on 
arrive  aux  bords  du  Tchad.  De  Tripoli  à  Kouka,  sur  le  lac,  le 

(1)  De  Saint-Louis  à  Tripoli  par  le  Tchad,  par  le  capitaine  Monteil.  Préface 
de  M.  E.-M.  de  Vogué.  1  vol.  in-4o  illustré;  Alcan 


S70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyage  a  duré  quatre  longs  mois;  hommes  et  bêtes  sont  épuisés: 
les  chameaux  sont  à  bout  de  forces;  leurs  bosses,  où  la  nature 
leur  permet  d'emmagasiner  une  réserve  de  vivres,  sont  presque 
fondues;  beaucoup  ont  péri  et  leurs  carcasses  blanchies  jalon- 
nent les  routes  du  désert.  Cette  voie  n'a  été  parcourue,  en  ces 
dernières  années,  que  par  une  seule  mission  européenne,  celle  du 
capitaine  Monteil,  au  retour  de  sa  mémorable  traversée  du  Soudan; 
elle  conduit  de  Tripoli  au  Tchad  et  à  tous  les  pays  qui  l'entourent," 
le  Kanem,  le  Ouadaï,  le  Bornou,  et,  jusqu'au  delà  du  puits  de 
Mechrou,  elle  est  nominalement  sous  l'autor"   )  des  Turcs. 

De  Tripoli,  une  autre  route  s'enfonce    Ltns  les  profondeurs 
du  Sahara.  520  kilomètres,  que  l'on  franchit  en  quinze  ou  vingt 
étapes,  et  l'on  est  à  Rhadamès,  l'antique  Cydamus,  vieille  villei* 
liby-phénicienne,  presque  aussi  célèbre  dans  l'histoire  et  dans  les 
légendes    du    désert   qu'In-Salah  et    Tombouctou.    Rhadamès, 
c'est,  comme  Mourzouk,  une  oasis  où  se  croisent,  à  égale  dis- 
tance de   Tripoli   et  de  Gabès,  plusieurs  routes  du  désert.  La 
ville  doit  son  existence  à  une  belle  source  qui  jaillit  à  la  limite 
de  l'Erg  et  des  plateaux  pierreux,  dans  un  étranglement  où  la 
Hamada-el-Homrâ  s'enfonce  et  se  prolonge,  vers  l'Ouest,  comme 
un  isthme,  entre  deux  mers  de  sable.  C'est  le  chemin  d'In-Salah 
et  du  Touât,  la  voie  qui  coupe  le  désert  dans  le  sens  de  sa  plus 
grande  longueur,  d'Est  en  Ouest,  et  qui  conduit,  de  Tripoli,  du 
Fezzan  et  même  d'Egypte,   vers  le   Tidikelt  et,  de  là,  vers  le 
Maroc   au   Nord    et   vers    Tombouctou  et  le   Sénégal  au  Sud. 
Entre  Rhadamès  et  Tombouctou,   les  relations,  par  In-Salah, 
sont  relativement  fréquentes,  ou  du  moins  l'étaient  avant  la  con- 
quête du  Tidikelt  et  du  Touât  par  les  Français;  à  Tombouctou, 
les  gens  de  Rhadamès  occupent  tout  un  quartier;  à  Kano,  dans  le 
Bornou,  ils  possédaient  aussi ,  avant  le  passage  dévastateur  de 
Rabah,  les  plus  belles  maisons.   Les  Touareg  sont  les  maîtres 
du  commerce  et  les  propriétaires  des  jardins;  ils  sont  les  vrais 
seigneurs  de  Rhadamès,  et,  s'ils  acceptent  une  garnison  turque, 
cest  pour  qu'elle  les  protège  contre  une  attaque  des  Français;  des 
noirs,  qui  cultivent  l'oasis,  vivent,  dans  une  sorte  de  servage,  sous 
l'autorité  de  l'aristocratie  targui.  Rhadamès  est  peut-être  le  centre 
commercial  le  plus  important  et  la  ville  la  plus  influente  de  tout 
le  Sahara  central,   surtout  depuis  qu'In-Salah,  qui,  à  800  kilo-" 
mètres  plus  à  l'Ouest,  fait,  pour  ainsi  dire,  pendant  à  la  vieille 
cité  phénicienne,  est  tombée  aux  mains  des  chrétiens. 


LA   TRIPOLITAINE.  671 

En  piquant  droit  au  Sud,  une  vingtaine  d'étapes  conduisent 
à  Rhàt,  la  mystérieuse  métropole  des  Touareg  Azdjer,  l'un  des 
carrefours  du  commerce  saharien,  l'étape  obligatoire  des  cara- 
vanes en  route  pour  le  Soudan.  Duveyrier,  qui  a  campé  sous  ses 
murs  sans  y  pénétrer,  la  décrit  comme  une  ville  d'environ 
4  000  habitans,  ceinte  de  murailles  et  entourée  de  palmeraies  et 
d'oasis  (1).  Mais  le  naïb  Mohammed-el-Taïeb,  le  chef  qui  est  allé 
chercher  à  Rhàt  les  assassins  du  marquis  de  Mores,  a  pénétré 
dans  la  ville  e',  1898  et,  d'après  lui,  elle  ne  renfermerait  plus 
que  300  habif  .iis  sédentaires.  Quelque  erroné  que  puisse  être  un 
chiffre  aussi  faible,  il  n'en  semble  pas  moins  très  probable  que  la 
prospérité  de  l'oasis  a  dû  pâtir  de  la  présence  des  Turcs  et  subir  le 
contre-coup  des  troubles  du  Bornou  et  des  ravages  de  Rabah  (2). 

Le  principe  des  «  arrière-pays  »  [hintertand],  défmi  par  la 
conférence  de  Berlin,  s'il  était  rigoureusement  appliqué  à  Rha- 
damès  et  à  Rhât,  les  placerait  sans  conteste  parmi  les  dépen- 
dances de  notre  Protectorat  tunisien;  la  frontière,  indiquée  à 
travers  le  désert  par  la  convention  du  21  mars  1899,  semble 
aussi  les  englober  dans  le  Sahara  français.  Mais,  par  crainte  de 
la  venue  des  chrétiens,  les  deux  oasis  ont  accepté  des  garnisons 
turques.  En  1862,  la  mission  française  de  MM.  Mircher  et  de 
Polignac,  qui  séjourna  à  Rhadamès  et  signa  un  traité  d'amitié 
et  de  commerce  avec  les  chefs  touareg,  n'y  trouva  qu'un  gou- 
verneur ottoman  sans  autorité  ;  deux  ans  après,  un  fort  était  con- 
struit et  des  troupes  installées.  Le  même  fait  s'est  produit  à 
Rhàt.  Vers  1880,  les  Turcs,  pour  la  première  fois,  y  entrèrent 
par  trahison;  mais,  en  1886,  les  Touareg  reprenaient  la  ville  de 
vive  force  et  massacraient  la  garnison.  Les  soldats  du  Sultan, 
depuis  lors,  s'y  sont  de  nouveau  établis  ;  haïs  des  nomades, 
qui  ne  sont  ni  de  la  même  race  ni  de  la  même  secte,  ils  y  sont 
tolérés  pour  protéger  l'oasis  contre  un  coup  de  main  des  Fran- 
çais. 

Ainsi,  à  Rhadamès  et  à  Rhât,  nous  nous  heurtons  à  des 
droits  acquis  ;  mais,  le  jour  où  la  Porte  viendrait  à  cesser 
d'exercer  son  autorité  dans  l'Afrique  du  Nord,  nous  aurions  le 
droit  strict,  en  vertu  du  principe  des  hinterland  et  de  l'ancien- 
neté de  nos  relations  avec  les  chefs  touareg,  de  revendiquer 

(1)  Duveyrier,  les  Touareg  du  Nord.  Paris,  1864,  in-S". 

(2)  Sur  Rabah  et  les  pays  du  Tchad,  voyez  le  beau  livre  de  M.  Emile  Gentil  : 
la  Chute  de  l'Empire  de  Rabah.  i  vol.  iii-8°  illustré  ;  Hachette,  1902. 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDÉS, 

les  deux  oasis;  et,  si  nous  consentions  à  les  abandonner  aux 
successeurs  des  Turcs,  ce  ne  pourrait  être  que  moyennant  des 
compensations  et,  en  tout  cas,  à  la  condition  expresse  que  nous 
y  conserverions  le  droit  de  passage,  soit  pour  les  caravanes  de 
nos  indigènes,  soit  pour  le  télégraphe,  voire  pour  le  chemin  de 
fer,  que  nous  voudrions,  plus  tard,  y  faire  passer. 

De  Rhât,  dernier  poste  occupé  par  les  Turcs,  les  caravanes 
qui  vont  au  Soudan  continuent  leur  route  au  I:  nd,  s'élèvent  sur 
les  hauteurs  du  Tassili,  longent  le  pied  de  l'Ahagvar,  parviennent 
au  massif  de  l'Aïr  et,  de  là,  en  six  jours,  atteigi  ent  la  steppe, 
c'est-à-dire  sortent  du  désert.  Zinder,  que  commande  actuel- 
lement un  poste  français,  le  fort  Cazemajou,  est  le  point  d'abou- 
tissement de  cette  grande  voie  du  désert,  la  ville  où  s'échangent 
les  produits  du  Nord  contre  ceux  du  Soudan;  M.  Foureau  té- 
moigne y  avoir  rencontré  une  douzaine  de  négocians  tripolitains 
qui  trafiquent  avec  le  Bornou  et  les  riches  régions  de  la  vallée 
de  la  Bénoué  (1). 

Telles  sont  les  principales  routes  du  désert  qui  conduisent  à 
Tripoli;  si  l'on  y  joint  celle  qui,  de  Benghazi,  mène  au  Darfour 
et  au  Ouadaï,  l'on  aura  énuméré  toutes  les  voies  par  où  le  com- 
merce africain  peut  parvenir  aux  ports  des  Syrtes. 

En  dépit  des  voyageurs,  nous  craignons  qu'il  ne  subsiste 
encore  beaucoup  d'illusions  sur  la  richesse  des  royaumes  qui  en- 
tourent le  Tchad  et  sur  l'importance  des  échanges  qu'ils  peuvent 
faire  avec  la  Tripolitaine  ou  le  Maghreb.  La  magie  des  légendes 
exerce  son  charme  sur  nos  imaginations  européennes  ;  les  cara- 
vanes nous  apparaissent  multipliées,  les  ballots  de  marchandises 
prennent  des  proportions  fantastiques;  l'éloignement  produit  dans 
nos  esprits  un  phénomène  de  mirage  comparable  à  celui  qui, 
dans  les  plaines  arides  du  désert,  grandit  les  objets  en  les  réfrac- 
tant et  qui  donne  à  la  moindre  touffe  d'herbe  l'aspect  d'un  grand 
arbre  et  à  la  moindre  pierre  les  dimensions  d'un  palais.  La  réa- 
lité paraît  moins  brillante.  Tout  le  commerce  transsaharien  ne 
dépasserait  pas,  selon  M.  Schirmer,  9  millions  de  francs  par  an, 
et  il  ne  se  fait  pas  tout  entier  par  la  Tripolitaine.  Le  dernier 
rapport  de  M.  Rais,  consul  de  France,  constate  qu'en  1900,  les 
échanges  de  Tripoli  avec  l'Afrique  centrale  ont  été  de  3  mil- 
lions aux  exportations  de  l'intérieur  et  de  2  millions  et  demi 

(1)  Sur  Zinder,  voyez  le  chapitre  xi  du  livre  de  M.  F.  Foureau  :  D'Alger  au 
Congo  par  le  Tchad.  1  vol.  in-8°  illustré  ;  Masson,  1902, 


LA    TRIPOLITAINE.  573 

aux  importations.  Presque  chaque  année,  le  trafic  transsaharien 
aboutissant  aux  ports  tripolitains  va  en  décroissant.  Comment  en 
serait-il  autrement  d'un  mouvement  d'échanges  qui  s'opèrent  à 
plus  de  2  000  kilomètres  de  distance,  à  travers  le  plus  redoutable 
des  déserts?  Jamais  pareil  commerce  ne  pourra  prendre  un  grand 
développement,  quand  même  la  sécurité  viendrait  à  régner  dans 
tous  les  pays  que  traversent  les  caravanes.  Des  voyages  qui  du- 
rent de  dix-huit  mois  à  deux  ans  ne  peuvent  être  accomplis  que 
par  un  nombre  restreint  d'individus.  La  voie  de  Tripoli  au  Tchad, 
par  Mourzouk  et  Bilma,  n'est  guère  fréquentée  chaque  année, 
selon  le  lieutenant-colonel  Monteil,  qui  l'a  parcourue,  que  par 
deux  caravanes.  La  route  de  Rhadamès  est  plus  sûre;  les  Azdjer 
du  Tassili  et  les  Kel-Oui  de  l'Aïr,  moyennant  une  taxe  fixe,  diri- 
gent et  protègent  les  caravanes  ;  les  Kel-Oui  vont  les  chercher  en 
janvier  à  Kano  ou  à  Zinder,  où  ils  possèdent  un  village,  et  les 
conduisent  jusqu'à  Bir-Assiou,  entre  Rhât  et  l'Aïr,  oii  les  Azdjer 
viennent  les  prendre  pour  les  mener  jusqu'à  Rhadamès.  Malgré 
ces  conditions  relativement  favorables,  l'importance  du  trafic 
par  Rhât  et  Rhadamès  est  très  restreinte;  comme  tous  ceux  du 
Sahara  et  du  Soudan  septentrional,  ces  deux  marchés  sont  en 
décadence. 

Le  commerce  transsaharien  de  Tripoli  est,  dirions-nous  vo- 
lontiers, plus  pittoresque  que  productif.  Le  départ  ou  l'arrivée 
d'une  caravane,  le  déballage  des  marchandises,  le  chargement 
des  chameaux  sont  des  incidens  qui  saisissent  l'attention  des 
voyageurs;  mais,  si  un  pareil  trafic  peut  enrichir  des  traitans 
maures  ou  juifs,  des  convoyeurs  touareg,  gens  qui  se  conten- 
tent de  peu  et  qui  ont  l'habitude  séculaire  de  ce  genre  d'af- 
faires, il  ne  saurait  suffire  à  attirer  sur  le  pays  des  convoitises 
étrangères.  Des  plumes,  dont  la  valeur  a  baissé  depuis  que  les 
autrucheries  du  Cap  font  concurrence  aux  articles  du  Soudan, 
un  peu  d'ivoire,  quelques  kilogrammes  de  paillettes  d'or,  des 
cornes  de  gazelles,  des  gommes,  des  peaux  brutes,  un  peu  de 
natron,  d'encens,  de  myrrhe,  voilà  à  peu  près  tout  ce  qu'appor- 
tent les  caravanes;  au  départ,  elles  emportent  des  cotonnades, 
des  armes,  de  la  poudre,  du  sel,  des  objets  fabriqués,  tout  cela 
en  faibles  quantités. 

La  ruine  de  ce  trafic  transsaharien  tient  à  une  cause  géné- 
rale, l'occupation,  par  les  puissances  chrétiennes,  de  toutes  les 
côtes  de  l'AfTique  du  Nord  et  de  tout  le  pourtour, du. grand. dé- 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sert.  Dans  notre  siècle,  où  le  commerce  universel  tend  à  devenir 
toujours  plus  rapide  et  toujours  plus  spécialisé,  les  caravanes 
sont  un  anachronisme,  une  survivance  d'un  passé  disparu.  Au 
temps  des  Phéniciens,  des  Grecs  et  des  Romains,  traverser  le 
Sahara  était  le  seul  moyen  d'arriver  à  la  Méditerranée  et  d'y 
apporter  les  marchandises  de  l'Afrique  tropicale,  et  surtout  les 
esclaves;  les  bateaux  du  temps  ne  permettaient  pas  d'aller  par 
mer  au  Congo  ou  au  Niger,  dont  on  ignorait  jusqu'à  l'existence, 
et  les  routes  du  désert  de  Libye  étaient  les  seules  voies  connues 
et  praticables.  La  pénétration  européenne  modifie  chaque  jour 
les  conditions  de  la  vie  économique  dans  l'Afrique  du  Nord;  en 
restreignant  l'esclavage,  elle  supprime  l'article  le  plus  recherché 
sur  les  marchés  du  Maghreb  et  du  Levant.  Malgré  nos  efforts, 
les  caravanes  ne  se  dirigent  plus  guère  que  vers  les  pays  restés 
musulmans,  le  Maroc  et  Tripoli,  ou,  transversalement,  de  Tom- 
bouctou  en  Egypte.  La  prise  d'In-Salah  par  nos  soldats  a  profon- 
dément troublé  les  habitudes  des  trafiquans  musulmans;  l'oc- 
cupation de  Tripoli,  de  Mourzouk,  de  Rhadamès  et  de  Rhât  par 
les  chrétiens  aurait  des  conséquences  plus  graves  encore;  loin 
d'aider  au  relèvement  du  commerce  saharien,  elle  en  précipite- 
rait le  déclin.  A  mesure  que  les  colonies  françaises,  anglaises, 
allemandes  du  Congo  et  du  Soudan  seront  mises  en  valeur  et 
exploitées,  à  mesure  que  les  voies  fluviales  seront  améliorées  et 
des  chemins  de  fer  de  pénétration  construits,  les  produits  de 
l'Afrique  centrale  seront  dirigés  directement  vers  le  golfe  de 
Guinée,  d'où  ils  arriveront  en  Europe,  par  bateaux,  bien  plus 
vite  qu'à  dos  de  chameaux  ils  ne  parviendraient  à  Tripoli.  Ainsi 
il  ne  subsistera  qu'un  faible  mouvement  d'échanges,  rendu  né- 
cessaire par  le  ravitaillement  des  oasis  et  des  tribus  nomades  et 
l'exportation  de  quelques  produits  spéciaux,  propres  auz  oasis, 
comme  les  dattes.  Quant  au  commerce  transsaharien  par  cara- 
vanes, à  moins  que  l'on  ne  découvre  dans  le  désert  d'importantes 
richesses  minérales,  l'avenir  qui  l'attend,  c'est  une  diminution 
graduelle  et  fmalement  une  disparition  presque  totale.  Comme 
port  du  Sahara,  comme  point  d'aboutissement  des  caravanes, 
les  destinées  futures  de  Tripoli  sont  donc  loin  de  s'annoncer 
brillantes;  elle  cessera  de  plus  en  plus  d'être  un  emporium  du 
Soudan;  c'est  vers  le  monde  méditerranéen  qu'elle  devra  tourner 
ses  regards  et  orienter  son  activité. 


LA    TRIPOLITAINE.  575 


IV 

C'est  bien  aussi  comme  un  pays  riverain  de  la  Méditerranée, 
plus  encore  que  comme  un  Etat  africain,  qu'en  Italie  la  Tripoli- 
taine  passionne  l'opinion  publique  et  préoccupe  les  hommes 
d'État.  Que  les  côtes  de  Tripoli  et  de  Cyrène  ne  doivent  cesser 
d'être  turques  que  pour  devenir  italiennes,  c'est  ce  que  personne 
ne  met  en  doute  dans  la  péninsule,  et  le  gouvernement  a  réussi 
à  faire  admettre  tacitement  qu'il  possède,  sur  les  deux  vilayets 
de  Tripoli  et  de  Barka,  une  sorte  de  droit  de  préemption.  Ce 
droit,  les  Italiens  ont-ils  quelques  raisons  de  le  revendiquer, 
sont-ils  sur  le  point  de  le  faire  valoir,  c'est  ce  que  nous  nous 
demanderons  maintenant. 

La  Tripolitaine  est  aujourd'hui  trop  connue  pour  que  nos 
voisins  espèrent  y  trouver,  le  jour  où  elle  tomberait  entre  leurs 
mains,  la  clé  du  Soudan  ou  le  débouché  d'un  très  grand  com- 
merce. II  y  a  beau  temps  que  la  fameuse  prédiction  de  Rohlfs  a 
perdu  tout  crédit  :  «  Celui  qui  possédera  Tripoli,  écrivait-il 
sera  le  maître  du  Soudan  ;  la  possession  de  Tunis  ne  vaut  pas  la 
dixième  partie  de  celle  de  Tripoli.  »  En  dépit  de  la  formule  plus 
frappante  que  vraie  du  célèbre  voyageur  allemand,  nous  serions 
imprudens  d'offrir  aux  maîtres,  quels  qu'ils  soient,  de  la  Tripo- 
litaine, d'échanger,  contre  leur  lot,  notre  Tunisie. 

C'est  d'abord  un  pays  de  colonisation  et  d'expansion  que  les 
italiens,  n'ayant  plus  le  choix  dans  l'Afrique  partagée,  espèrent 
acquérir  sur  les  rivages  des  Syrtes.  Ils  n'ignorent  pas  cependant 
que  toute  la  Tripolitaine,  si  l'on  en  excepte  de  rares  oasis,  est  et 
sera  toujours  rebelle  à  la  culture  ;  quelques  puits  qui  pourraient 
être  creusés,  quelques  oasis  artésiennes  qui  pourraient  être 
créées,  ne  suffiraient  pas  à  transformer  le  désert  en  un  jardin  ou 
la  steppe  en  un  champ  de  blé.  Mais,  en  Cyrénaïque,  quoique 
l'étendue  cultivable  ne  dépasse  pas  les  limites  du  plateau  de 
Barka,  les  paysans  de  l'Italie  du  Sud  trouveraient  une  terre  où 
un  certain  nombre  d'entre  eux  pourraient  vivre  plus  à  l'aise  que 
dans  les  Fouilles  ou  les  Calabres.  C'est  pour  cette  raison  que 
plusieurs  députés  socialistes  au  parlement  de  Montecitorio, 
comme  le  fameux  agitateur  sicilien  de  Felice,  se  montrent  parti- 
sans d'une  expédition  prochaine,  tandis  que  d'autres,  comme 
M.  Enrico  Ferri,  plus  préoccupés  de   leurs  passions  antimilita- 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ristes  que  de  la  détresse  des  paysans  du  royaume  de  Naples  et  de 
la  Sicile,  sont  opposés  à  toute  intervention.  Le  député  Morgari, 
récemment  envoyé  à  Tripoli  par  le  journal  socialiste  VAvanli, 
en  est  revenu  avec  des  conclusions  optimistes  ;  il  paraît  croire 
à  l'avenir  de  la  colonisation  en  Tripolitaine  et  à  la  facilité  de  la 
conquête.  Ainsi  semble  s'établir,  parmi  les  hommes  de  tous  les 
partis,  un  courant  d'opinion  qui  pousse  à  une  politique  d'an- 
nexion et  d'expansion. 

Mais  d'autres  mobiles,  plus  impérieusement  quoique  peut-être 
plus  inconsciemment,  agissent  sur  l'opinion  publique.  Les  peuples, 
et  les  latins  en  particulier,  cèdent  plus  volontiers  encore  aux 
entraînemens  de  leurs  passions  qu'aux  suggestions  de  leurs  in- 
térêts. Plus  haut  que  partout  ailleurs,  sur  le  sol  de  la  grande 
péninsule  historique,  la  voix  des  générations  disparues  crie  aux 
vivans  la  gloire  d'autrefois.  L'Italie,  depuis  qu'elle  a  réalisé  son 
unité  politique,  a  retrouvé,  dans  la  poussière  de  l'histoire,  des 
formules  de  domination  et  des  traditions  de  grandeur  :  elle  s'est 
souvenue  que  les  Romains  d'autrefois,  en  regardant,  des  deux  côtés 
de  la  péninsule,  les  flots  de  la  Méditerranée  qui  en  viennent 
battre  les  rivages,  disaient  :  «  Mare  nostrum,  »  et  que,  plus  tard, 
les  Vénitiens  appelaient  l'Adriatique  «  le  golfe  de  Venise  »  et  cou- 
vraient de  leurs  comptoirs  toutes  les  côtes  de  l'Orient  musulman. 
Il  est  impossible,  quand  on  est  l'Italie,  de  n'avoir  pas  une  poli- 
tique méditerranéenne  et  des  prétentions  à  faire  valoir  dans  l'un 
et  l'autre  bassin  de  la  Mer  intérieure.  L'Italie,  dès  qu'elle  fut 
devenue  un  royaume,  connut  ces  ambitions.  C'est  comme  ache- 
minement à  la  domination  de  la  Méditerranée,  que  la  possession 
de  la  Tripolitaine  excite,  dans  la  Péninsule,  l'enthousiasme  des 
foules  et  stimule  l'activité  des  politiques. 

L'occupation  de  la  Tripolitaine  et  de  la  Cyrénaïque  se  lie  d'ail- 
leurs, dans  les  conceptions  du  parti  que  l'on  appellerait  impéria- 
liste, si  le  mot  n'était  pas  trop  gros,  à  tout  un  programme  d'ex- 
pansion politique  et  économique  dans  la  Méditerranée  orientale. 
La  Cyrénaïque,  avec  ses  terres  ouvertes  à  la  colonisation,  avec 
ses  belles  rades  de  Bomba  et  de  Tobrouk,  serait,  pour  la  puis- 
sance italienne,  une  position  de  premier  ordre  d'où,  pour  ainsi 
dire,  elle  couperait  en  deux  la  Méditerranée.  Depuis  longtemps 
déjà,  les  Italiens  ont  cherché  à  prendre  des  hypothèques  sur  la 
Tripolitaine,  mais  c'est  surtout  depuis  la  proclamation  du  Pro- 
tectorat français  en  Tunisie,  que  des  missions  scientifiques  péné- 


LA   TRTPOLITAINE.  57T 

trèrent  ou  tentèrent  de  pénétrer  en  Tripolitaine  et  en  Cyrénaïque, 
et  qu'un  grand  effort  fut  fait  pour  développer  le  commerce  italien 
dans  les  ports  de  l'ancienne  régence.  Le  duc  de  Gênes  lui-même, 
avec  l'aide  de  quelques  capitalistes,  organisa,  pour  l'exploration 
et  la  colonisation  de  la  Tripolitaine,  une  société  qui  envoya  le 
capitaine  Camperio  dans  le  pays  de  Barka  pour  y  créer  des  sta- 
tions agricoles  et  commerciales.  Ces  tentatives  échouèrent  de- 
vant l'hostilité  des  indigènes  et  le  peu  d'activité  des  affai;*es;  mais 
les  progrès  du  commerce  italien,  surtout  en  ces  dernières  années, 
ont  été  considérables  :  depuis  que  l'Italie  du  Nord  a  pris  un  grand 
essor  mdustriel,  le  gouvernement  a  cherché,  avec  plus  d'ardeur, 
des  débouchés  nouveaux  pour  la  production  grandissante  des 
manufactures  nationales;  la  Tripolitaine,  quelque  faible  que  soit 
son  pouvoir  d'absorption,  lui  a  semblé  convenir  à  ce  rôle.  En 
1898,  les  importations  italiennes  en  Tripolitaine  ne  venaient 
qu'au  quatrième  rang  après  celles  de  l'Angleterre  (avec  Malte), 
de  la  Turquie  de  la  France  (avec  l'Algérie-Tunisie)  et  elles  ne 
montaient  qu'à  768  000  francs.  Depuis  lors,  l'Italie  a  augmenté  le 
chiffre  de  ses  échanges,  grâce  à  l'amélioration  et  à  la  multipli- 
cation des  services  de  navigation.  Au  commencement  de  1900,  la 
compagnie  Florio  Rubattino,  aidée  par  nne  forte  subvention  du 
gouvernement,  a  établi  une  ligne  dont  les  bateaux,  tous  les 
quinze  jours,  touchent  à  Malte,  Tripoli,  Mesrata,  Benghazi,  Derna, 
la  Canée  et  s'arrêtent  encore,  au  retour,  à  Benghazi,  Tripoli  et 
Malte.  En  même  temps,  pour  des  motifs  restés  inexpliqués,  la 
compagnie  anglaise  Knott-Prince  suspendait  ses  voyages,  tandis 
qu'un  armateur  de  Malte,  M.  Pace,  consentait  à  élever  ses  tarifs 
pour  les  rendre  égaux  à  ceux  de  la  ligne  italienne;  en  sorte  qu'au- 
jourd'hui, les  «  Rubattino  »  font  la  plus  grosse  part  du  trafic,  au 
vif  désappointement  des  autorités  ottomanes,  qui,  effrayées  devoir 
grandir,  dans  les  deux  Syrtes,  l'influence  italienne  et  augmenter 
le  nombre  des  nationaux  du  roi  Victor-Emmanuel  III,  s'efforcent 
de  créer  une  ligne  de  navigation  turque.  La  compagnie  française 
Touache  fait,  chaque  semaine,  le  service  de  la  côte  tunisienne 
et  de  Tripoli,  oti  elle  apporte  surtout  des  farines,  mais  elle  ne 
touche  pas  à  Benghazi  et  néglige  la  Cyrénaïque,  où  décidément 
l'influence  italienne  l'emporte.  Elle  s'y  est  affirmée  avec  éclat, 
à  la  fin  de  l'année  1901,  quand  les  Italiens,  qui  sollicitaient 
depuis  longtemps  l'autorisation  d'établir  un  bureau  de  poste  à 
Benghazi,  lassés  des  réponses  dilatoires  du  vali  ottoman,  débar- 

TOMK   XIK.    —    1903.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quèrent  les  agens  et  les  sacs  de  dépêches  et  installèrent  de  force 
le  bureau,  sous  la  protection  de  deux  cuirassés  et  d'un  croiseur 
qui  stationnaient  en  rade. 

Cet  incident  et  d'autres  de  même  nature,  l'apparition  de  plus 
en  plus  fréquente  du  pavillon  de  Savoie  sur  les  côtes  des  Syrtes, 
l'augmentation  du  commerce  italien,  de  fréquentes  missions  d'of- 
ficiers ou  de  voyageurs,  enfin  les  déclarations  de  M.  Delcassé  et 
de  M.  Prinetti  au  sujet  de  la  Tripolitaine,  tout  contribuait  donc, 
à  l'automne  1901,  à  alarmer  la  Sublime  Porte.  Mais  la  Tripoli- 
taine, —  bien  qu'on  paraisse  parfois  n'y  plus  songer,  —  n'est  pas 
une  terre  sans  maître;  elle  n'est  pas  non  plus  le  domaine  de 
quelque  roitelet  africain;  c'est  une  province  de  l'empire  ottoman, 
et  sa  situation  ne  peut  être  en  aucune  façon  assimilée  à  celle  de 
la  Régence  de  Tunis  avant  1881,  ou  à  celle  du  Maroc  indépendant. 
A  Tripoli,  en  Cyrénaïque,  dans  le  Fezzan,  et  même  à  Rhadamès 
et  à  Rhât,  l'autorité  du  Sultan  est  solidement  établie;  elle  s'ap- 
puie sur  toute  une  administration,  sur  une  nombreuse  et  solide 
armée  que  le  gouvernement  turc  a,  depuis  quelques  mois,  consi- 
dérablement renforcée.  Bien  qu'il  soit  difficile  de  le  savoir  exac- 
tement, le  corps  d'armée  d'occupation  semble  compter  plus  de 
15000  hommes;  il  est  pourvu  d'une  bonne  cavalerie,  d'une  artil- 
lerie qu'un  colonel  allemand  au  service  de  la  Porte  vient  de  ré- 
organiser ;  de  pareilles  troupes  pourraient  tenir  longtemps  autour 
de  Tripoli.  De  plus,  le  Sultan,  inquiet  des  ambitions  avouées  de 
l'Italie,  a  récemment  institué,  dans  ses  provinces  africaines,  une 
sorte  de  conscription  ;  cette  réforme  n'a  pas  été  appliquée  sans 
quelque  résistance  de  la  part  des  tribus,  et  des  troubles  ont  éclaté 
à  l'automne  1901;  mais,  actuellement,  l'organisation  des  con- 
tingens  indigènes  est  en  bonne  voie  et  l'on]  estime  qu'ils  fourni- 
raient, en  cas  de  guerre  contre  l'infidèle,  1  200  cavaliers  réguliers 
et  3000  Hamidié,  8000  fantassins  réguliers  et  12000  Hamidié. 
Un  envahisseur,  parvenu  à  se  rendre  maître  de  Tripoli  et  du  pla- 
teau de  Barka,  devrait  encore  s'enfoncer  dans  le  désert,  jusqu'au 
Fezzan,  et  peut-être  plus  loin  encore,  et  y  consumer  ses  forces 
dans  une  lutte  sans  gloire  et  sans  profit.  50  000  hommes  et 
100  millions  suffiraient  à  peine  pour  mener  à  bien  une  pareille  en- 
treprise. C'est  sans  doute  assez  pour  qu'il  ne  semble  pas,  dans  les 
circonstances  actuelles,  que  l'Italie  soit  à  la  veille  de  rompre  la 
paix  en  portant  le  premier  coup  à  l'édifice  encore  solide  de  l'em- 
pire ottoman  et  en  débarquant  ses  troupes  sur  les  côtes  des  Syrtes. 


LA   TRIPOLITÂINE.  579 

D'autre  part,  la  valeur  propre  des  vilayets  africains,  nous 
l'avons  montré,  est  médiocre,  et  la  France  pourrait,  sans  grand 
dommage,  se  désintéresser  de  leur  sort,  si  le  «  problème  tripoli- 
tain  »  n'était  pas  de  nature  à  amener  des  complications  jusqu'au 
Soudan  ;  s'il  n'impliquait  pas  un  changement  de  l'équilibre  actuel 
des  forces  dans  la  Méditerranée  et  si,  enfin,  il  ne  risquait  de  ré- 
veiller la  question  toujours  brûlante  de  l'intégrité  de  l'empire 
ottoman.  L'attitude  que  le  gouvernement  français  a  paru  prendre 
vis-à-vis  de  la  Sublime  Porte,  en  se  mêlant  de  traiter,  sans  elle, 
de  l'avenir  de  l'une  de  ses  provinces,  a  déjà  eu,  les  faits  permet- 
tent de  le  constater  en  Afrique  même,  des  conséquences  graves. 
Des  soldats  turcs,  partis  du  Fezzan,  sont  allés  occuper,  dans  la 
zone  saharienne  nettement  reconnue  à  la  France  par  les  traités, 
les  oasis  de  Kouar  et  de  Bilma,  et,  s'ils  se  sont  retirés,  peu  de 
temps  après,  sur  les  injonctions  de  nos  officiers,  leur  tentative 
pour  se  rapprocher  du  Kanem  et  du  Ouadaï,  au  moment  où  des 
difficultés  surgissaient,  à  l'Est  du  Tchad,  entre  nous  et  la  puis- 
sance senoussite,  était  néanmoins  significative  :  elle  révélait  un 
accord  entre  le  Sultan  de  Constantinople  et  les  chefs  de  la  plus 
puissante  des  confréries  musulmanes  de  l'Afrique  du  Nord;  un 
mot  d'ordre  semblait  partir  de  Stamboul  pour  exciter  contre  nous 
des  résistances  dans  ce  monde  musulman,  où  nous  comptons  tant 
de  sujets  et  que  nous  nous  efforçons,  depuis  si  longtemps,  de 
gagner  à  notre  cause.  Tout  récemment,  sur  un  autre  point  de 
leur  empire,  les  Turcs  ont  envoyé  des  troupes  prendre  possession, 
à  l'entrée  de  la  Mer-Rouge,  du  territoire  de  Gheik-Saïd,  que, 
malgré  nos  droits  incontestables,  nous  avons  toujours  négligé 
d'occuper.  Ainsi  se  manifeste,  sans  sortir  de  notre  domaine  colo- 
nial, une  solidarité  étroite  entre  les  divers  problèmes  qui  inté- 
ressent dans  le  monde  notre  situation  de  grande  puissance  : 
d'une  question,  purement  méditerranéenne  en  apparence,  naissent 
des  difficultés  inattendues  au  cœur  de  l'Afrique  et  jusqu'en  Asie. 
Et  ces  difficultés,  avec  les  répercussions  imprévues  qu'elles  ris- 
quent d'entraîner,  ne  révèlent  que  trop  la  cohésion  toujours 
redoutable  qui,  en  face  de  l'Europe  divisée,  peut,  à  certaines 
heures,  réunir  le  faisceau  des  forces  de  l'Islam. 

René  Pinon. 


LE 

MÉCANISME  DE  LA  VIE  MODERNE 


LES  MOYENS  DE  TRANSPORTS  URBAINS 

1(1) 

FIACRES  ET  OMNIBUS 


«  Ah  !  quelle  drôle  de  chose,  regardez  donc,  papa,  un  tram- 
way tiré  par  des  chevaux  !  »  disait  avec  surprise,  aux  Etats-Unis, 
un  jeune  enfant  qui  n'était  jamais  sorti  de  sa  ville  natale,  des- 
servie uniquement  par  des  «  cars  »  électriques  ou  à  vapeur,  et 
qui,  jusqu'à  son  premier  voyage  dans  une  localité  moins  avancée, 
n'imaginait  pas  qu'il  pût  exister  nulle  part  des  véhicules  publics 
à  traction  animale. 

Au  contraire,  des  chevaux  allant  de  Jérusalem  à  Damas,  en 
caravane  à  travers  la  Galilée,  s'effrayent  et  se  cabrent,  malgré 
les  efforts  de  leurs  cavaliers,  lorsque,  pour  la  première  fois,  ils 
aperçoivent  des  quadrupèdes  de  leur  espèce  attelés  à  des  voitures; 
l'aspect  de  ces  machines,  auxquelles  sont  attachés  leurs  frères, 
les  plonge  dans  la  stupeur,  parce  qu'ils  n'ont  jamais  vu  que  des 
chevaux  montés,  parmi  les  plateaux  de  la  Syrie. 

Ces  deux  extrêmes  de  la  civilisation  et  de  la  vie  patriarcale 
marquent  aujourd'hui,  dans  l'espace,  la  distance  parcourue  par 
l'humanité  dans  la  longue  suite  des  temps.  Les  étapes  les  plus 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier  1902. 


LE   MÉCANISME   DE   LA   VIE   MODERNE.  581 

anciennes,  les  découvertes  les  plus  rudimentaires  à  nos  yeux, 
constituèrent  sans  doute  d'étonnans  progrès  aux  yeux  de  nos 
pères.  Quel  beau  jour  fut  celui  où  l'on  inventa  la  roue,  la  simple 
roue,  et  les  échasses,  ces  bottes  de  sept  lieues  I 

I 

Les  transports  urbains  ne  tiennent  qu'une  place  modeste  dans 
ce  trésor  d'instrumens  de  communication  que  le  xx«  siècle  trouve, 
à  son  aurore,  mille  fois  plus  riche  que  le  xix®  ne  l'avait  reçu  de 
son  prédécesseur.  Sous  la  Restauration  les  rapports  entre  Paris, 
et  Saint-Cloud  étaient  assurés  par  un  «  coucou,  »  qui  partait  trois 
fois  par  jour  de  la  Place  de  la  Concorde,  et  emmenait  chaque 
fois  sept  ou  huit  voyageurs;  104  trains  de  chemin  de  fer,  par 
vingt-quatre  heures,  font  aujourd'hui  ce  même  trajet,  sans 
compter  les  tramways  de  la  Compagnie  des  omnibus  et  les 
Bateaux  parisiens  qui  descendent  la  Seine. 

Cette  circulation  locale,  pour  intense  qu'elle  soit,  n'a  pas 
grande  conséquence  sur  la  marche  du  monde  ;  elle  n'a  même  pas 
eu  très  grande  influence  sur  le  développement  moderne  des 
villes,  car  elle  la  plutôt  suivi  que  précédé;  mais  elle  accroît  fort 
le  bien-être  du  citadin.  Elle  est  devenue  une  nécessité  de  son 
existence.  De  simples  chefs-lieux  d'arrondissement  sont  mieux 
dotés  maintenant  de  voitures  publiques,  que  n'était  le  Paris  de 
Napoléon  P""  avec  ses  600  000  âmes. 

Publiques  ou  privées,  les  voitures,  —  dans  le  sens  que  nous 
donnons  à  ce  mot,  de  boîtes  roulantes,  couvertes  et  closes  à  notre 
gré,  —  ne  sont  au  reste  ni  d'un  usage,  ni  d'une  invention  très 
ancienne.  Les  chars  des  Romains,  ou  ceux  des  monarques  asia- 
tiques, malgré  leur  raffinement  proverbial,  étaient  de  pitoyables 
brouettes  qui  ne  valaient  pas  un  mauvais  omnibus.  La  litière 
antique  ressemblait  à  ce  dur  «  cacolet,  »  auquel  l'administration 
de  la  guerre  a  fini  par  renoncer,  après  avoir  été  longtemps  seule 
à  s'en  servir. 

Le  véhicule  du  moyen  âge,  à  la  ville  comme  aux  champs, 
c'est,  pour  les  personnes,  le  cheval  de  selle  et,  pour  les  mar- 
chandises, la  charrette.  Les  selles  des  chevaliers  sont  luxueuse, 
à  souhait,  dorées,  garnies  de  cordouan  vermeil,  ou  blanches, 
brodées  d'or,  «  de  la  façon  de  Lombardie,  »  et  non  dépourvues 
de  certaines  commodités  :  il  se  trouve  toujours  «  une  pissière  en 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  selle  de  Monseigneur.  »  Les  «  sambues,  »  ou  selles  de  grandes 
dames,  sont  recouvertes  de  drap  d'or,  de  velours  orné  d'orfrois; 
les  femmes  du  peuple  chevauchent  à  califourchon  sur  un  cuir 
rembourré. 

On  ne  voit  pas  que  les  litières  fussent  très  goûtées,  même 
chez  les  princes  :  sur  une  maison  de  340  personnes,  dont  53  em- 
ployées à  l'écurie,  l'archiduc  Philippe  le  Beau  n'a  que  3  «  valets 
de  litière,  »  en  1501  ;  Yolande  de  Flandre,  comtesse  de  Bar,  qui 
entretient,  en  1352,  31  chevaux,  dont  2  palefrois  «  pour  le  corps 
de  Madame,  montés  par  elle,  »  et  4  palefrois  pour  ses  dames  et 
ses  demoiselles,  sans  parler  des  roussins  des  femmes  de  chambre, 
ne  possède  point  de  litière.  Il  n'y  en  a  pas  davantage,  à  la  fin 
du  XIV*  siècle,  chez  M"°  de  La  TrémoïUe;  mais,  sur  l'état  de  son 
écurie,  à  côté  des  écuyers,  palefreniers  et  valets  de  haquenée, 
figure  un  «  valet  de  char.  » 

Ces  «  chars  »  féodaux  ressemblaient  à  des  tapissières,  ou 
mieux  à  des  voitures  de  blanchisseur,  portées  sur  quatre  roues  et 
richissimes.  Extérieurement  couverts  de  draps  ou  peints  en  or  et 
armoriés,  ils  étaient  à  l'intérieur  tendus  de  «  samit  »  ou  satin, 
garnis  de  coussins  et  de  rideaux  en  velours,  avec  des  milliers  de 
clous,  d'ornemens  et  de  motifs  en  or  et  en  argent.  Mais  ils 
n'étaient  nullement  suspendus,  vrais  tombereaux  où  l'on  accédait 
par  une  échelle.  Ce  fut,  au  début  du  xv^  siècle,  un  sybaritisme 
délicat  que  celui  des  «  chariots  branlans  ;  »  de  rares  et  puissans 
personnages  adoptèrent  seuls  cette  nouvelle  caisse,  sans  doute 
supportée  par  des  courroies  pour  adoucir  les  chocs,  et  que  l'état 
des  routes  réduisait  au  rôle  de  voiture  d'apparat. 

Inventés  à  leur  tour  sous  François  l^'',  les  carrosses  ne  furent 
longtemps  qu'un  objet  de  curiosité;  Paris  n'en  contenait  que 
trois  ou  quatre  sous  Charles  IX,  dont  un  appartenait  à  la  reine 
mère,  Catherine  de  Médicis,  et  un  autre  à  «  Madame  Diane,  légi- 
timée de  France.  »  Il  ne  s'en  vit  guère  plus,  dans  les  rues  de  la 
capitale,  jusqu'à  la  fin  de  la  Ligue.  Les  princes  et  Henri  IV  lui- 
même,  dans  les  années  qui  suivirent  son  arrivée  au  trône,  al- 
laient à  cheval  par  la  ville  et,  «  si  le  temps  semblait  tourné  à  la 
pluie,  »  mettaient  en  croupe  un  gros  manteau.  Le  comte  de 
Guron,  les  marquis  de  Cœuvres  et  de  Rambouillet,  se  dispensèrent 
les  premiers  de  cette  règle  ;  «  encore  se  cachaient-ils  et  fuyaient 
là  rencontre  du  roi,  sachant  que  cela  lui  était  désagréable.  » 

Le  monarque,  à  la  fin  de  son  règne,  n'avait  d'autre  voiture 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  883 

que  celle  de  la  Reine,  dans  laquelle  il  fut  assassiné  par  Ravaillac. 
«  Je  ne  saurais  aller  vous  voir  aujourd'hui,  écrivait-il  à  un  de 
ses  familiers,  parce  que  ma  femme  se  sert  de  ma  coche,  »  Les 
magistrats,  les  présidens  au  Parlement,  se  rendaient  au  Palais, 

Comme  au  temps  passé,  sur  leurs  mules 
Avec  un  clerc  et  sans  laquais... 

Les  bourgeois  modestes  se  contentaient  de  chausser,  «  pour 
se  sauver  des  boues,  »  des  galoches  aussi  justes  que  possible, 
avec  lesquelles  ils  cheminaient  péniblement  le  long  des  voies 
étroites  et  malpropres.  Allaient-ils  aux  champs,  une  charrette 
couverte,  garnie  de  bonne  paille  fraîche,  servait  à  asseoir  commo- 
dément «  Mademoiselle  «  leur  femme  et  les  enfans,  tandis  que  la 
chambrière  les  escortait  sur  un  âne,  et  que  le  valet  suivait  à  pied. 

L'usage  des  carrosses  s'établit  rapidement  sous  Louis  XIII  ; 
voitures  monumentales,  dans  lesquelles  huit  personnes  s'entas- 
saient et  bien  grossières  encore  :  aux  portières,  des  «  bottes  »  de 
cuir  où  l'on  mettait  les  jambes  et  dont  l'usage  se  conserva  jusqu'au 
xvni*  siècle  ;  dans  le  fond,  des  appuis  de  crin, —  les  «  custodes,  » 
—  destinés  à  amortir  les  cahots  ;  sur  les  côtés,  des  «  mantelets  » 
de  peau  s'abattaient,  en  guise  de  glaces.  On  les  bouclait  solide- 
ment, pour  se  garantir  de  la  pluie  et  du  froid,  pour  «  faire  prin- 
temps, »  comme  disait  le  surintendant  BuUion.  Mieux  valait  de- 
meurer ainsi  dans  l'obscurité,  que  d'être  exposé  aux  intempéries. 
Des  montans  sculptés  portaient  un  ciel  de  bois,  drapé  d'étoffe,  — 
l'impériale,  —  auquel  s'attachaient  des  paremens  de  cuir,  —  les 
«  gouttières,  »  —  qui  empêchaient  l'eau  de  tomber  à  l'intérieur. 

Le  luxe  tenait  lieu  de  confort  en  ces  véhicules  primitifs,  re- 
levés de  housses  en  velours,  à  passemens  de  Milan,  et  de  livrées 
éclatantes,  chamarrés  de  broderies,  avec  des  roues  dorées  jusques 
au  moyeu.  Six  chevaux,  quatre  au  moins,  traînaient  ces  massifs 
édifices  ;  leur  caisse  était  posée  sur  deux  essieux  fixes  ;  le  train 
de  devant  ne  tournait  pas,  ce  qui  suffisait  à  rendre  leur  ma- 
nœuvre très  difficile  dans  la  plupart  des  rues  d'alors. 

Le  premier  engin  pour  porter  commodément,  «  de  rues  à 
autres,  les  personnes  qui  le  désireront  »  fut  la  «  chaise  à  bras,  » 
découverte.  Un  capitaine  au  régiment  des  gardes,  dès  1617,  en 
fut  concessionnaire.  Vingt  ans  plus  tard,  un  nouveau  modèle  de 
chaises  portatives,  couvert  cette  fois,  était  importé  d'Angleterre. 
«  En  vue  de  les  louer  et  en  tirer  profit,  »  le  Sr  de  Cavoy,  capi- 


584  REVUE    DES    DEUX    JIONDES. 

taine  des  mousquetaires  du  cardinal  de  Richelieu,  reçut  pour 
quarante  années  le  privilège,  qui  passa  à  sa  veuve  et  lui  valut 
un  beau  revenu  :  elle  fournissait  les  chaises  aux  porteurs,  qui 
en  demeuraient  responsables  et  lui  versaient  une  redevance  de 
cent  sous  par  semaine.  Ceux-ci  faisaient  payer  leurs  services 
assez  cher  au  public  ;  Tallemant  prétend  même  qu'ils  le  rançon- 
naient, et  «  demandaient  un  écu  pour  aller  de  la  place  Maubert 
à  Notre-Dame  ;  »  ce  qui  équivaudrait,  de  la  part  d'un  fiacre  d'au- 
jourd'hui, à  exiger  12  francs  de  son  «  bourgeois  »  pour  le  con- 
duire du  Palais-Bourbon  à  l'Opéra. 

Les  «  fiacres,  »  précisément,  commencèrent  dès  cette  époque 
(1660)  à  faire  concurrence  aux  chaises  portées  ou  roulées,  ces 
dernières  nommées  «vinaigrettes,  »  attelées  d'un  ou  deux  tireurs. 
Un  commis  du  maître  des  postes  d'Amiens,  «  fort  entendu  en 
chevaux,  pour  les  bien  ménager  et  les  faire  durer  longtemps,  » 
s'était,  dès  le  règne  de  Louis  XIII,  «  avisé  d'un  nouveau  trafic,  » 
qui  consistait  à  louer  des  carrosses  à  la  journée,  pour  la  ville  et 
pour  sa  banlieue.  L'hôtel  de  la  rue  Saint-Martin,  siège  de  cette 
industrie,  avait  pour  enseigne  une  image  de  Saint-Fiacre,  qui 
d'abord  donna  son  nom  à  l'immeuble,  puis  aux  voitures  qui  en 
sortaient,  puis  à  «  cette  manière  de  gens  »  qui  les  conduisaient, 
en  France  et  en  certaines  localités  étrangères  :  à  Vienne,  une 
voiture  de  place  à  deux  chevaux  se  nomme  un  «  fiaker.  »  Dès  le 
ministère  de  Mazarin,  «  monter  dans  le  char  de  l'enchanteur  Fia- 
cron,  »  était  une  forme  allégorique  suffisamment  claire  pour 
dire,  en  langage  précieux,  que  l'on  prenait  un  fiacre. 

Utilisés,  au  début,  par  les  bourgeois  qui  se  rendaient  en  leurs 
«  maisons  des  champs,  »  ces  carrosses  furent  ensuite  «  exposés  » 
dans  les  carrefours,  de  sept  heures  du  matin  à  sept  heures  du 
soir,  pour  mener  «  de  lieu  à  autre,  par  la  ville  et  faubourgs  de 
Paris,  »  ceux  qui  les  prendraient  à  l'heure  ou  à  la  demi-heure. 
Nombre  des  places  et  des  chevaux,  tenue  soignée  ou  sordide  des 
cochers,  forme,  conditions  de  louage  et,  par  suite,  tarif  de  ces 
voitua-es,  —  calèches  ou  berlingots,  cabriolets  ou  gondoles,  —  va- 
rièrent fort  jusqu'à  la  fin  de  l'ancien  régime  ;  où  elles  coûtaient, 
eji  monnaie  actuelle,  depuis  40  francs  par  jour  pour  les  carrosses 
dorés,  jusqu'à  2  fr.  40  la  course,  —  1  livre  4  sous, —  pour  les 
simples  fiacres,  pourboires  non  compris.  Car  le  pourboire  était 
institué  dès  le  règne  de  Louis  XV  et  représentait  3  francs  par  jour. 

Cette  course,  à  2  fr.  40,  était  même  plus  chère,  —  comparée 


LE   MÉCANISME   DE    LA    VIE   MODERNE.  KSS 

à  celle  d'aujourd'hui,  —  qu'elle  ne  semble  au  premier  abord, 
puisque  les  distances,  dans  le  Paris  de  Louis  XVI,  se  trouvaient 
moitié  moindres.  Pour  aller  au  Gros-Caillou,  à  l'Ecole  militaire, 
la  course  était  de  4  francs  ;  elle  était  de  4  fr.  80  pour  aller  à  Vau- 
girard,  Charonne  ou  Ghaillot,  et  de  6  francs  si  l'on  poussait 
jusqu'à  Passy,  «  en  gravissant  la  montagne  des  Bons-Hommes  ;  » 
ce  qui,  pour  nous,  correspond  à  traverser  les  jardins  du  Troca- 
déro  jusqu'à  l'angle  des  rues  Franklin,  de  Passy  et  de  la  Tour. 

Encore  ces  prix  n'étaient-ils  pas  suffisans  pour  déterminer 
les  fiacres  à  accepter  des  cliens  à  destinations  si  lointaines, 
puisque  les  ordonnances  de  police  leur  enjoignent  de  «  conduire 
sans  difficulté  »  les  voyageurs  en  partance  pour  la  Porte-Maillot 
ou  les  Invalides.  Les  «  difficultés  »  du  public  avec  les  cochers 
ne  datent  pas  d'hier,  ils  passaient  déjà  pour  un  peu  épineux 
sous  Louis  XIV.  Saint-Evremond  se  plaint  de  leur  brutalité,  de 
leur  voix  enrouée  et  effroyable,  du  bruit  continuel  que  font  leurs 
claquemens  de  fouet;  il  plaint  aussi  leurs  chevaux  décharnés, 
qui  mangent  en  marchant. 

Ces  véhicules  si  coûteux,  au  nombre  d'environ  3000,  étaient 
pourtant  le  seul  mode  de  locomotion  que  les  Parisiens  de  la 
classe  moyenne  eussent  à  leur  service  sous  le  premier  Empire; 
les  gens  riches  entretenaient  à  leur  usage  un  chiffre  à  peu  près 
égal  de  voitures  particulières;  la  petite  bourgeoisie  et  le  peuple 
allaient  à  pied. 

Nul  n'avait  songé  à  leur  fournir  un  mode  de  transport  quel- 
conque, depuis  l'échec,  au  xvii^  siècle,  des  «  carrosses  quasi- 
omnibus  »  que  le  grand  Pascal  avait  imaginés  et  dans  lesquels, 
un  jour,  le  Roi-Soleil  avait  daigné  prendre  place.  Bien  que  de 
tels  patronages  dussent  valoir  à  cette  tentative  l'attention  de  la 
postérité,  les  historiens  ont  rarement  envisagé  l'auteur  des  Pen- 
sées sous  l'aspect  de  père  des  omnibus.  L'entreprise  des  «  car- 
rosses à  cinq  sols,  »  dont  il  avait  conçu  le  plan  et  fait  en  partie 
les  frais  avec  sa  sœur,  M"°  Périer,  inaugurée  quelques  mois  avant 
sa  mort  (1662),  disparut  au  bout  d'une  vingtaine  d'années,  on 
ne  saurait  dire  pour  quelle  cause. 

Comme  nos  lignes  modernes,  ces  premières  voitures  en  com- 
mun partaient  toutes  les  sept  à  huit  minutes,  «  quelque  petit 
nombre  de  personnes  qui  s'y  trouvent,  même  à  vide  ;  »  de  sorte 
que  nul,  disait  l'affiche,  n'aurait  jamais  à  attendre  le  passage  du 
carrosse  public,  en  quelque  lieu  de  la  route  que  ce  fût,  plus  long- 


586  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  qu'il  ne  faudrait  pour  faire  mettre  les  chevaux  à  son  propre 
carrosse.  » 

Cet  avis  de  la  compagnie  chargée  de  l'exploitation  supposait 
que  ces  ancêtres  de  nos  omnibus  ne  seraient  jamais  com- 
plets. Le  nombre  des  places  n'était  cependant  que  de  huit.  Il 
fut  créé  cinq  lignes,  desservies  chacune  par  sept  carrosses,  dont 
les  cochers  et  «  laquais,  »  chargés  d'effectuer  la  recette,  por- 
taient des  casaques  diversement  galonnées,  suivant  les  routes, 
avec  les  armes  de  la  ville  en  broderie  sur  la  poitrine.  Les  com- 
missaires du  Châtelet,  en  robe,  assistés  d'archers  à  cheval,  pré- 
sidèrent à  l'inauguration,  «  avec  une  pompe  merveilleuse,  et  re- 
montrèrent aux  bourgeois  les  utilités  »  de  cet  établissement. 
Pour  plus  de  sûreté,  un  garde  de  M.  le  Grand-Prévôt  se  tint  en 
permanence  dans  chaque  voiture;  la  fouie  encombrait  les  rues 
et    «   les  artisans  cessaient  leur  ouvrage  pour   les   regarder.  » 

M"*  Périer,  qui  voulait  juger  en  personne  de  l'effet  des  «  car- 
rosses à  cinq  sols,  »  constate  qu'  «  il  y  monta  même  des 
femmes.  »  Elle  aussi  prétendit  en  prendre  un  et  attendit,  rue  de 
la  Verrerie,  celui  qui  allait  du  Luxembourg  à  la  Porte-Saint- 
Antoine,  par  les  rues  de  Tournon,  Dauphine,  Saint-Denis  et  des 
Lombards;  mais  elle  eut  le  déplaisir  d'en  voir  passer  cinq,  tous 
pleins,  devant  elle.  L'institution,  critiquée  et  ridiculisée  par  les 
uns,  applaudie  et  encouragée  par  d'autres,  par  le  Duc  d'Enghien 
notamment  qui  s'en  servit  un  jour,  et  par  le  Roi,  qui  fit  venir 
l'un  de  ces  omnibus  à  Saint-Germain  et  le  prit  pour  se  rendre 
chez  la  Reine  Mère,  l'institution,  qui  s'annonçait  avec  un  succès 
tel  que  le  prix  des  places  avait  été  porté  de  5  à  6  sous,  cessâ- 
t-elle d'être  rémunératrice?  La  clientèle  fit-elle  défaut?  Toujours 
est-il  que  les  détenteurs  du  privilège  le  vendirent  en  IG'ili,  de 
leur  plein  gré,  aux  propriétaires  des  voitures  de  place 

Dans  la  pensée  de  ses  créateurs,  le  monopole  de  transport 
public  qui  leur  était  concédé  ne  devait  comporter  aucune  res- 
triction, quant  à  la  qualité  des  voyageurs.  Mais  le  Parlement,  en 
enregistrant  les  lettres  patentes,  y  ajouta  cette  clause  :  que  «  les 
soldats,  pages,  laquais  et  autres  gens  de  livrée,  les  manœuvres 
et  travailleurs  de  bras,  ne  pourraient  entrer  auxdits  carrosses.  » 

Cette  exclusion  valut  peut-être  aux  nouveaux  véhicules  d'être 
hués  par  le  populaire;  mais  les  catégories,  ainsi  exclues  en 
principe  par  décret,  l'étaient  bien  davantage,  en  fait,  par  le  prix 
élevé  des  places  :  autant  vaudrait-il  dire  qu'il  est  interdit  à  nos 


LE  MÉCANISME   DE   LA   VIE   MODERNE.  887 

terrassiers  contemporains  de  louer  un  coupé  au  mois.  Pour  un 
ouvrier  parisien,  qui  gagnait  16  sous  par  jour,  en  1GG2,  G  et  même 
S  sous  représentaient  le  tiers  de  son  salaire  :  quelque  chose  comme 
2  francs  pour  notre  compagnon  de  1902,  dont  la  journée  moyenne 
est  de  6  fr.  50  dans  la  capitale.  Il  en  était  de  même  du  soldat,  qui 
recevait  alors  9  sous  par  jour,  avec  lesquels  il  devait  se  nourrir, 
ou  du  domestique  nourri,  dont  les  gages  journaliers  correspon- 
daient à  5  sous. 

Le  carrosse  à  5  sous,  pour  le  peuple  du  xvn°  siècle,  était 
bien  plus  cher  que  n'est,  pour  le  peuple  actuel,  le  fiacre  à  1  fr.  50. 
Pour  les  «  bourgeois  et  gens  de  mérite,  »  auxquels  on  réservait 
l'accès  de  ces  omnibus,  la  somme  était  comparativement  moins 
grosse,  parce  que  le  prix  de  la  vie,  en  général,  n'a  pas  du  tout 
changé  dans  la  même  proportion  que  les  salaires  ont  monté  : 
5  sous  d'alors  équivalent  à  0  fr.  80  seulement.  Mais  ce  carrosse 
à  0  fr.  80  la  place,  ne  faisait  qu'un  trajet  assez  court,  —  deux 
kilomètres  environ,  —  comparé  à  nos  lignes  d'aujourd'hui,  qui 
parcourent  pour  0  fr.  30,  15  et  même  10  centimes,  5  ou  6  kilo- 
mètres. 

Une  seule  ligne,  dite  du  «  Tour  de  Paris,  »  était  de  quelque 
importance,  quoique  ce  ne  fût  pas  un  bien  grand  tour  à  faire 
que  celui  du  Paris  de  Mazarin  :  du  Marais,  près  la  Place  Royale, 
le  carrosse  se  rendait  à  la  rue  Richelieu,  passait  la  Seine  au 
«  Pont-Rouge,  »  à  l'emplacement  du  futur  Pont-Royal,  suivait 
le  quai,  la  rue  des  Saints-Pères,  la  rue  Taranne  (boulevard 
Saint-Germain),  la  rue  Férou  (près  Saint-Sulpice),  longeait  le 
Luxembourg,  passait  devant  la  Sorbonne,  et,  par  la  rue  Saint- 
Jacques,  le  quai  de  la  Tournelle  et  l'île  Notre-Dame  (Saint-Louis), 
revenait  à  son  point  de  départ,  la  rue  Saint-Paul,  au  Marais. 

Mais  cette  distance  était  partagée  en  six  tronçons,  avec  un 
bureau  à  chaque  arrêt;  qui  passait  plus  de  deux  bureaux  sans 
descendre  devait,  une  seconde  fois,  payer  sa  place;  de  sorte  que 
cet  omnibus  coûtait  10  sous,  —  1  fr.  60,  —  du  Luxembourg  à 
la  rue  Richelieu. 

II 

Au  début  de  la  Restauration,  le  fiacre,  —  en  style  adminis- 
tratif «  carrosse  de  place  »,  «  char  numéroté  »  en  langage  poé- 
tique, —  restait  encore  sans  rival  et  en  abusait.  Le  prix  de  sa 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

course,  fixé  à  1  fr.  50,  avait  plutôt  diminué,  —  1  fr.  50,  en  1815, 
étant  une  somme  inférieure  à  1  livre  4  sous  en  1787,  —  la  pre- 
mière heure  coûtait  2  fr.  23,  les  suivantes  1  fr.  75;  mais,  sale 
d'aspect  et  traîné  par  des  chevaux  misérables,  il  était  la  honte 
de  Paris.  Quant  aux  environs,  ils  ne  communiquaient  avec  la  ca- 
pitale que  par  le  «  coucou,  »  dans  les  brancards  duquel  termi- 
nait sa  carrière  un  animal,  ironiquement  surnommé  Vigou- 
reux, d'une  force  tout  opposée  aux  efforts  qu'on  attendait  de 
lui. 

Le  poids  du  véhicule  s'élevait  jusqu'à  l'inconnu,  les  dimanches 
et  fêtes,  lorsque,  aux  huit  personnes,  assises  sur  les  banquettes, 
ci-devant  rembourrées,  de  ces  étranges  boîtes,  s'ajoutaient,  à  côté 
du  cocher,  accroupis  sur  le  tablier  de  tôle  rabattu,  des  supplé- 
mentaires à  qui  leur  posture  fit  donner  le  nom  de  «  lapins,  » 
tandis  que  d'autres  voyageurs,  les  «  singes,  »  grimpaient  sur  la 
toiture. 

A  côté  des  fiacres,  lourds  et  lents,  de  l'époque,  le  cabriolet, 
léger  et  menu,  allait  si  vite  qu'il  semblait  fort  dangereux.  Il 
faisait  aux  piétons  désolés  le  même  effet  que  les  automobiles  d'à 
présent,  «  Si  j'étais  lieutenant  de  police,  je  supprimerais  les 
cabriolets,  »  disait  Louis  XV  lorsqu'il  n'y  en  avait  en  circula- 
tion que  deux  ou  trois  cents.  En  1830,  où  le  signe  enviable  de 
l'aisance  était  d'avoir  «  cheval  et  cabriolet,  »  on  en  comptait 
plusieurs  milliers,  et  l'autorité  s'épuisait  à  réprimer,  par  des 
règlemens  multiples,  l'excès  de  leur  rapidité.  Leur  vogue, 
ébranlée  par  l'apparition  des  «  broughams  »  ou  coupés  modernes, 
par  la  concurrence  des  paniers,  des  calèches,  des  américaines, 
cessa  vers  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe,  et,  lorsque  fut 
fondée,  en  1855,  la  «  Compagnie  impériale  des  voitures  à  Paris  » 
le  nom  même  des  cabriolets  ne  figure  plus  dans  l'énumération 
du  matériel  roulant. 

Administrée  par  «  les  Messageries  Gaillard  et  compagnie,  » 
la  nouvelle  société  fut  d'abord  investie  d'un  monopole,  auquel 
elle  renonça  en  1866,  moyennant  une  indemnité  annuelle.  Mais, 
durant  la  période  où  elle  concentra  en  ses  mains  la  presque-to- 
talité des  voitures  de  place,  cette  puissante  entreprise  en  avait 
amélioré  le  type,  la  tenue  et  la  traction.  Son  rôle  et  son  influence 
demeurèrent  prépondérans,  sous  le  régime  de  liberté  absolue, 
puisqu'elle  seule  posséda,  jusqu'à  1872,  près  de  la  moitié  des 
liacres  en  circulation  dans  les  rues  de  Paris  :  3000  sur  6400. 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  589 

Et  quoique,  depuis  lôrs,  des  compagnies  rivales  aient  surgi, 
avec  plus  ou  moins  de  succès,  quoique  refîcctif  des  voitures  et 
surtout  celui  des  loueurs  ait  grossi  sans  cesse,  les  «  Petites  voi- 
tures, »  comme  on  les  appelle,  n'en  sont  pas  moins  demeurées, 
sous  la  direction  d'un  président  sagace,  M.  Bixio,  le  modèle  de 
cette  industrie  difficile. 

Le  plus  fort  chapitre  de  dépense,  —  10  millions  de  francs  sur 
les  20  millions  de  budget  annuel  de  la  compagnie,  —  est  natu- 
rellement la  «  cavalerie.  »  Pour  ce  dur  service  du  pavé  de  Paris, 
il  faut  des  chevaux  jeunes,  arrivés  au  maximum  de  leur  force, 
âgés  de  5  ans  environ,  que  l'on  ne  trouverait  pas  en  France, 
depuis  que  le  ministère  de  la  Guerre  achète,  pour  l'armée,  les 
bêtes  de  3  ans  et  demi  chez  les  éleveurs.  C'est  de  Hongrie  et  de 
Danemark,  où  chaque  année  une  commission  spéciale  va  faire 
les  achats,  que  nous  viennent  des  sujets  tout  dressés,  prêts  à 
entrer  immédiatement  dans  les  brancards.  Ils  n'y  resteront  pas 
longtemps  :  quatre  années  en  général.  Aussi,  quoique  le  prix 
de  revient  de  chaque  bête,  dont  l'introduction  sur  notre  sol  com- 
porte le  paiement  d'un  droit  de  douane  élevé,  soit  de  900  francs 
environ,  la  cavalerie  ne  figure  à  l'inventaire  que  pour  460  francs 
par  tête.  La  mortalité  normale,  compliquée  parfois  d'épidémies 
désastreuses,  de  la  «  morve  »  notamment,  enlève  11  pour  100 
de  l'effectif;  14  pour  100  des  animaux  sont  réformés  et  cédés 
en  moyenne  pour  15S  francs. 

L'établissement  des  tramways  n'a  pas  été  seulement,  pour  le 
fiacre,  une  concurrence,  mais  aussi  une  cause  indirecte  de  dom- 
mages par  leurs  rails,  qui  multiplient  les  chutes  des  chevaux  et 
les  avaries  des  voitures.  En  revanche,  le  bâton  blanc,  mis  par 
M.  Lépine  aux  mains  des  sergens  de  ville,  fut  un  bienfait,  non 
seulement  pour  les  piétons,  mais  aussi  pour  les  quadrupèdes. 
Ils  ont,  grâce  à  lui,  une  minute  de  repos  durant  ces  arrêts 
forcés  qui,  de  la  Madeleine  au  Bois  de  Boulogne,  peuvent  se  ré- 
péter huit  fois. 

La  distance  journellement  parcourue  par  le  cheval  de  fiacre 
est  de  45  kilomètres  ;  mais  la  voiture  effectue  un  trajet  moitié 
plus  long,  parce  qu'à  chacune  sont  affectés  trois  chevaux,  dont  un, 
dit  de  relais,  travaille  tous  les  jours,  tandis  que  les  deux  autres, 
alternativement,  sortent  ou  se  reposent.  Ce  service  de  4  000  voi- 
tures, de  place  ou  de  «  grande  remise,  »  exige  ainsi  la  présence 
constante  de  12  000  chevaux  valides,  sans  compter   les  iadis- 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ponibles  de  l'infirmerie  ;  et  ce  chiffre  est  dépassé  dans  les  années 
d'Exposition  universelle. 

La  nourriture  d'un  pareil  effectif,  qui  représente  5  millions 
de  frais,  est  un  objet  d'étude  continuelle.  Il  faut  en  réduire  le 
coût  au  minimum,  puisque  les  plus  légères  variations  de  prix 
se  chiffrent  par  des  sommes  :  10  centimes  de  plus  ou  de  moins 
par  tête  font,  en  fin  d'exercice,  440000  francs.  Il  faut  se  garder 
en  même  temps  d'économies  obtenues  au  détriment  du  bon 
état  dans  lequel  ces  animaux  doivent  être  maintenus.  M.  Bixio, 
en  ces  matières,  fut  un  novateur.  Il  remarqua,  chez  le  proprié- 
taire des  omnibus  de  la  gare  de  Sceaux,  où  il  était  en  dépla- 
cement de  chasse,  la  belle  condition  de  ses  chevaux  et  demanda 
quelle  était  leur  ration.  —  «  Pas  de  ration,  lui  fut-il  répondu, 
ils  mangent  ce  qu'ils  veulent.  —  Mais  mangent-ils  toujours  la 
même  chose?  —  Oh  !  non,  tantôt  on  leur  donne  plus  d'avoine, 
tantôt  moins  et  l'on  remplace  ce  grain  par  un  autre.  »  Cette 
constatation  le  conduisit  à  douter  de  la  valeur  sacramentelle  des 
comestibles,  —  foin,  paille  et  avoine,  —  qui  semblaient  consti- 
tuer, du  consentement  unanime,  la  ration-type  du  cheval.  En 
France,  du  moins,  puisqu'en  Algérie  on  le  nourrit  d'orge,  de 
carottes  et  de  caroubes  en  Italie,  de  maïs  au  Mexique. 

Un  laboratoire  fut  établi  par  la  compagnie,  qui  le  mit  sous 
la  surveillance  d'un  comité  technique,  où  figurent  des  membres 
de  l'Académie  des  sciences.  Sa  mission  consiste  à  déterminer 
sans  cesse  l'efficacité  nutritive  des  fourrages,  laquelle  diffère 
suivant  les  récoltes.  Dans  l'avoine,  la  proportion  des  substances 
utiles  varie,  d'une  année  à  l'autre,  de  25  pour  100.  D'où  il  suit 
que  donner  toujours  la  même  ration  en  apparence,  c'est,  en 
réalité,  la  modifier  beaucoup.  Des  essais  multiples  permirent 
d'apprécier  la  quantité  et  le  degré  d'assimilation  de  la  cellulose, 
des  matières  azotées  et  non  azotées  contenues  dans  les  grains. 
On  reconnut  ainsi  l'inanité  du  préjugé  qui  fait  regarder  comme 
meilleure  l'avoine  de  gros  poids. 

Trois  chevaux  sont  continuellement  en  observation  dans  une 
écurie  spéciale,  dont  aucune  litière  ne  garnit  le  sol  bitumé.  On 
les  pèse  plusieurs  fois  par  jour;  leurs  crottins,  leurs  urines  sont 
analysés.  A  côté  de  l'écurie  se  trouve  un  manège  de  pompe, 
assez  dur  à  faire  mouvoir,  autour  duquel  court  un  cheval  qui 
tourne  en  peinant.  Attaché  derrière  la  branle  qu'actionne  son 
camarade,  un  autre  cheval  se  contente  de  le  suivre  à  la  même 


LE   MÉCANISME   DE    LA   VIE   MODERNE.  591 

allure,  sans  effort.  «  C'est  le  sort  du  second  cheval  qui  me  con- 
viendrait, »  disait  Labiche,  en  visitant  cet  établissement.  Ces 
expériences,  poursuivies  depuis  vingt-cinq  ans,  ont  permis  de 
proportionner  les  trois  rations  nécessaires  à  l'animal  soit  pour 
produire  un  travail  donné,  en  kilogrammètres,  soit  pour  trans- 
porter son  propre  poids  sans  fatigue,  soit  enfin  pour  se  main- 
tenir en  état,  sans  faire  de  mouvement. 

Cette  dernière  ration,  bien  entendu,  ne  convient  qu'à  des 
bêtes  en  repos  prolongé  ;  car  les  chevaux  sortant  un  jour  sur 
deux  mangent  davantage  quand  ils  restent  à  l'écurie ,  que 
lorsqu'ils  vaquent  à  leur  tâche  par  la  ville,  —  9  kilogr.  4,  au 
lieu  de  8  kilogr.  8;  —  et  ceux  qui  sont  attelés  chaque  jour  re- 
çoivent près  de  12  kilos  de  fourrage.  La  liste  des  fourrages  qui 
composent  les  rations  est  assez  longue  :  le  foin  est  exclu,  son 
mérite  étant  trop  mince  pour  son  prix.  L'avoine  n'y  joue  qu'un 
rôle  secondaire  :  un  kilo  en  moyenne.  On  y  voit  figurer  la  «  drè- 
che,  »  résidu  de  l'orge  ayant  servi  à  la  fabrication  de  la  bière, 
des  tourteaux  de  plusieurs  sortes,  du  son,  des  granules  agglo- 
mérés par  la  compagnie  avec  les  déchets  de  différentes  farines. 
Mais  le  fond  de  l'alimentation,  c'est  le  maïs  et  la  paille,  formant 
ensemble  près  de  7  kilos. 

Toutes  ces  denrées  sont  mélangées  ensemble,  concassées  et 
dosées  en  sacs  de  poids  uniforme,  après  avoir  subi  une  série  de 
manipulations  qui  s'exécutent  automatiquement  dans  des  ateliers 
immenses.  La  paille  serait  ici  un  lit  trop  onéreux  ;  les  chevaux 
de  fiacre,  comme  ceux  des  omnibus,  couchent  sur  la  tourbe, 
dont  un  kilo  et  demi  entretient  leur  litière  pour  5  ou  6  centimes 
par  jour.  Avant  d'être  livrée  à  la  consommation,  la  paille  est 
nettoyée  dans  des  cylindres,  hachée  sous  des  couteaux  qui  se  re- 
nouvellent toutes  les  trois  heures  et  mise  en  balles  de  100  rations 
chacune.  Le  maïs  et  l'avoine  sont  épurés,  purgés,  le  premier,  de 
gros  clous  de  fer  qui  s'y  trouvent,  on  ne  sait  comment,  et  qu'un 
aimant  attire  au  passage  ;  la  seconde,  de  30  sortes  d'impuretés 
et  de  grenailles  parasites,  revendues  3  ou  4  francs  les  100  kilos. 
Ils  vont  ensuite  se  déverser  en  d'énormes  silos,  d'une  contenance 
de  700  à  800  quintaux. 

Le  coût  moyen  est  de  1  fr.  20  pour  la  ration  quotidienne 
dont  partie  est  absorbée  à  l'écurie,  partie  sur  la  voie  publi(jue, 
là  oii  les  hasards  de  leur  existence  vagabonde  donnent  un  mo- 
ment de  loisir  au  cheval  et  au  cocher.  Il  n'est  nas  à  craindre  que 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  dernier  détourne  peu  ou  prou  du  sac  qui  lui  est  confié  pour 
sa  bête  ;  il  achèterait  plutôt  de  sa  poche  un  supplément  d'avoine 
pour  obtenir  un  surcroît  de  travail. 

La  traction  mécanique  qui  s'est  substituée,  dans  les  rues  de 
Paris,  à  la  traction  animale,  pour  les  omnibus  et  les  tramways, 
devait  naturellement  tenter,  surtout  depuis  l'invention  des  auto- 
mobiles, la  grande  entreprise  des  voitures  de  place.  Il  était 
logique  de  penser  qu'elle  amènerait  la  même  augmentation  de 
trafic,  en  permettant  d'abaisser  le  prix  des  transports.  «  Les 
fiacres-automobiles  ne  marcheront  pas,  disaient  les  adversaires 
du  projet;  ils  seront  constamment  détraqués  et  en  réparation; 
les  accidens  seront  plus  nombreux.  »  —  «  Ils  ne  le  seront  pas 
davantage,  répliquaient  les  partisans  du  progrès.  Les  accidens 
ont  d'ailleurs  augmenté,  avec  les  chevaux,  depuis  que  la  rapidité 
des  voitures  a  été  accélérée,  pour  répondre  aux  exigences  du 
public.  Rien  ne  sera  plus  maniable  qu'un  automobile  qui  occupe 
moins  de  terrain  que  la  voiture  attelée.  Jusque  vers  le  milieu 
du  siècle  dernier,  des  hommes  graves  ne  purent  se  décider  à 
prendre  les  chemins  de  fer  au  sérieux;  et,  malgré  les  objections 
élevées  au  début  contre  les  bicyclettes  et  les  tramways  à  vapeur, 
leur  développement  a  été  constant.  » 

Il  serait  trop  facile  et  passablement  injuste  de  reprocher  à 
la  Compagnie  des  petites  voitures  d'avoir  tenté  une  expérience 
qui  lui  coûta,  sans  succès,  4  millions  et  demi.  Mais  l'échec  n'est 
pas  irrémédiable  ;  le  fiacre  électrique,  bien  accueilli,  avait  bien 
fonctionné;  son  entretien  seulement  était  trop  cher.  Il  fallait 
un  accumulateur  donnant,  sans  relais,  un  parcours  de  100  kilo- 
mètres ;  il  ne  s'en  trouva  pas  qui  en  fissent  plus  de  60.  Les  pro- 
messes des  constructeurs  ne  furent  pas  tenues  et,  faute  de  dy- 
namos capables  d'électriser  les  moteurs  à  prix  fixe,  on  continue 
d'électriser  les  chevaux  à  coups  de  fouet. 

111 

On  espérait  que  l'énergie  des  accumulateurs  reviendrait  à 
meilleur  marché  que  celle  de  l'avoine,  pour  compenser  la  diffé- 
rence entre  les  frais  de  fabrication  d'un  landaulet  automobile  et 
l'achat  des  trois  chevaux,  mylord  et  coupé,  qui  constituent  «  le 
fiacre,  »  marchant  nuit  et  jour  en  toute  saison. 

«  Achat  »  est  un  mot  impropre  ;  les  voitures  naissent  dans 


LE   MÉCANISME   DE   LA   VIE   MODERNE.  593 

les  ateliers  de  la  compagnie  et  reviennent  y  mourir,  ou  plutôt 
elles  sont  immortelles.  Dans  une  ville  où  45  000  véhicules, 
dont  les  deux  tiers  servant  au  transport  des  personnes  et  un  tiers 
à  celui  des  marchandises,  circulent  chaque  jour,  les  accidens 
sont  d'autant  plus  inévitables  que  les  points  d'encombrement  ont 
beau  varier,  de  l'été  à  l'hiver,  de  l'après-midi  à  la  soirée,  du 
samedi  au  dimanche  ;  de  nouveaux  itinéraires  ont  beau  rem- 
placer les  anciens,  privilégiés  il  y  a  50  ans,  aujourd'hui  déserts; 
la  foule  continuera  toujours  à  affluer  aux  mêmes  heures  dans  les 
mêmes  voies. 

La  principale  rue  des  quartiers  de  Grenelle  ou  de  Vaugirard 
est  sillonnée  du  matin  au  soir  par  2  ou  3  000  voitures,  tandis 
que  l'intensité  du  mouvement  est  de  8  000  sur  le  boulevard 
Saint-Michel,  sur  le  pont  de  la  Concorde  de  1 0  000,  et  de  1 4  000  dans 
la  rue  Royale.  Et  l'on  se  rend  mieux  compte  du  degré  d'en- 
vahissement de  certaines  artères,  en  métrant  leur  largeur  com- 
parée au  nombre  d'équipages  qui  les  arpentent  :  sur  le  boule- 
vard des  Italiens  passent  chaque  jour  24  000  chevaux  attelés,  et 
42  000  devant  le  numéro  156  de  la  rue  de  Rivoli;  mais  ce  bou- 
levard a  18  mètres  de  large  et  cette  rue  n'en  a  que  12.  Ce  qui, 
pour  cette  dernière  chaussée,  correspond,  sur  chaque  mètre  de 
largeur,  à  une  succession  quotidienne  de  3  500  chevaux  traî- 
nant des  «paulines  »  ou  des  phaétons,des  victoriasà  huit  ressorts 
ou  des  binards  de  pierre  de  taille,  des  camions  ou  des  omnibus. 
Parmi  les  piétons  qui  s'aventurent  au  milieu  de  cet  emmêlement 
de  bêtes  et  de  roues,  on  compte  annuellement  1  700  victimes, 
plus  ou  moins  grièvement  blessées,  et  76  y  trouvent  la  mort. 
Non  moins  redoutables  sont  ces  voitures  les  unes  pour  les 
autres  ;  les  accidens  coûtent  à  la  Compagnie  générale  350  000  francs 
par  an,  sans  parler  des  menues  avaries  que  réparent  les  spécia- 
listes répartis  dans  ses  dépôts. 

Quand  le  mal  est  plus  grave,  le  fiacre  est  envoyé  aux  ateliers 
de  La  Villette.  Là,  sur  un  espace  de  deux  hectares  et  demi,  est 
installée  une  usine  de  réfection  permanente  du  matériel  et  une 
réserve  où  4  000  sortes  d'objets  difFérens  sont  empilés  :  lanternes 
ou  bandages,  balles  de  crin  ou  pièces  de  drap,  jusqu'à  des  pyra- 
mides de  fers  à  cheval.  A  voir  ici  les  troncs  de  chêne  et  de 
hêtre  numérotés,  représentant  3  000  mètres  cubes  de  bois  de 
carrosserie,  il  semble  que  le  «  sapin  »  ne  soit  pas  d'essence  à 
justifier  son  appellation  populaire. 

TOUE  xm.  —  190,3,  37 


s 94  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

900  ouvriers  de  divers  corps  d'état  sont  chargés  de  remettre 
perpétuellement  à  neuf,  en  été  les  coupés,  les  mylords  en  hiver  ; 
car  il  n'existe  que  deux  modèles,  dont  toutes  les  pièces,  pour 
plus  de  simplification,  sont  interchangeables.  L'ancienne  voiture 
à  quatre  places  a  presque  disparu  Au  lieu  des  1  800  qu'elle  pos- 
sédait naguère,  la  Compagnie  n'en  a  plus  que  douze  ;  les  cochers 
refusaient  de  les  conduire  parce  qu'ils  n'y  gagnaient  pas  leur  vie. 

De-ci,  de-là,  renversés  ou  sur  des  tréteaux,  gisant  sur  le  sol, 
le  dos  ouvert,  de  vieux  fiacres  semblent  bien  malades  ;  leurs 
essieux  sont  forcés,  leurs  coussins  montrent  la  corde  ;  leur 
caisse,  lavée  par  les  pluies,  après  tant  de  cahots  et  de  chocs, 
aspire  au  repos.  Pourtant  elle  est  solide  encore,  elle  usera  bien 
une  jeune  paire  de  roues,  qui  sort  du  charronnage,  les  rais  • 
assemblés  et  châtrés  en  un  clin  d'œil  par  des  machines  d'in- 
vention américaine.  Le  monteur  lui  pose  des  ressorts,  envoyés 
par  la  forge,  le  tapissier  la  garnit  à  neuf  ;  demain,  la  peinture  lui 
rendra  le  prestige  de  la  fraîcheur.  Ainsi  soignée  et  opérée,  elle 
filera  de  nouveau  par  les  rues,  portera  les  malades  au  médecin, 
les  amoureux  au  rendez-vous,  les  remisiers  à  la  Bourse,  les 
étrangers  aux  musées,  les  bourgeois  au  Bois  de  Boulogne  ;  elle 
entendra  bien  des  projets,  bien  des  plaintes,  bien  des  confi- 
dences, bien  des  colères,  et  que  d'haleines  terniront  ses  vitres, 
jusqu'à  ce  qu'elle  rentre  ici  pour  ressusciter  encore  ! 

Les  cochers  se  renouvellent  plus  souvent  que  leurs  voitures. 
Sur  les  4  000  dont  se  compose  le  personnel,  600  ont  moins  d'un 
an,  1800  de  1  à  5  ans,  et  700  de  6  à  10  ans  de  présence.  Plus 
des  trois  quarts  de  l'effectif  n'est  donc  en  fonction  que  depuis 
une  dizaine  d'années,  et  250  seulement  sont  depuis  plus  de  20  ans 
au  service  de  la  Compagnie.  Sans  doute  il  en  est  davantage  qui 
occupent  pendant  20  ans  le  siège  ;  beaucoup  vont  d'un  loueur  à 
l'autre  et  quelques-uns  deviennent  patrons  à  leur  tour.  Mais  le 
plus  grand  nombre,  lorsqu'ils  ont  réalisé  des  économies,  pré- 
fèrent un  métier  sédentaire  aux  risques  d'une  voiture  qui  leur 
appartiendrait  en  propre  ;  ils  se  font  marchands  de  vins  et  vieil- 
lissent derrière  leur  comptoir. 

Les  vieux  cochers  sont  rares  :  200  seulement,  sur  4000,  ont 
dépassé  la  soixantaine;  leur  doyen  médaillé,  qui  vient  en  tête  de 
la  liste,  est  septuagénaire  et  tient  les  guides  depuis  44  ans  ;  600 
ont  de  50  à  60  ans  d'âge,  tandis  que  1  000  ont  moins  de  30  ans, 
et  1  300  de  30  à  40  ans. 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  595 

D'où  viennent-ils?  Il  n'est  guère  de  profession  plus  mêlée  ;  la 
plupart  de  ceux  qui  l'exercent  ne  l'ont  pas  embrassée  de  prime 
abord,  à  leur  début  dans  la  vie.  Presque  tous  en  avaient  d'abord 
tenté  quelque  autre  :  le  légende  veut  qu'il  s'y  rencontre  des  dé- 
classés de  la  bourgeoisie,  des  sous-préfets,  des  notaires,  d'anciens 
prêtres,  des  professeurs,  des  poètes,  voire  l'ambassadeur  d'une 
république  sud-américaine.  Antécédens  difficiles  à  vérifier; 
les  intéressés,  déchus,  ne  s'en  vantent  pas.  Sur  les  4000  auto- 
médons  dont  la  situation  antérieure  nous  est  connue,  il  se  trouve 
une  trentaine  de  noms  d'apparence  nobiliaire,  un  ex-frère  des 
écoles  chrétiennes,  2  instituteurs,  3  négocians  ou  entrepreneurs, 
une  soixantaine  d'employés  d'administration  ou  de  commerce, 
une  douzaine  de  gardiens  de  la  paix,  douaniers  ou  gendarmes. 
La  presque-totalité  provient  de  métiers  manuels  :  700  ouvriers 
de  l'alimentation,  350  du  bâtiment,  des  métaux  ou  des  tissus, 
1400  domestiques,  dont  beaucoup  anciens  cochers  de  maîtres. 
Mais  tous  les  corps  d'état  sont,  peu  ou  prou,  représentés  :  ma- 
chinistes et  marins,  marchands  d'habits  et  porteurs  aux  pompes 
funèbres,  bijoutiers,  commis  voyageurs,  camelots  et  garçons  de 
recettes.  Un  des  plus  forts  élémens  est  fourni  par  les  campa- 
gnards, au  nombre  de  1300;  mais  ce  contingent  est  instable  : 
ce  sont  les  «  saisonniers,  »  qui  viennent  chaque  année  con- 
duire un  fiacre  à  Paris,  pendant  les  mois  de  loisir  que  leur 
laissent  les  travaux  des  champs.  Les  Savoyards,  les  Limousins, 
arrivent  en  octobre  et  repartent  à  fin  mai  ;  quelques-uns  restent 
jusqu'au  Grand  Prix.  Les  Auvergnats  passent,  les  uns  l'hiver, 
d'autres  le  printemps,  dans  la  capitale.  Les  Italiens,  au  nombre 
de  200,  y  passent  toute  l'année,  sauf  deux  mois  d'été  pendant 
lesquels  ils  retournent  au  pays. 

Les  étrangers,  au  reste,  sauf  les  Belges  et  les  Suisses,  ne 
forment  dans  cette  corporation  qu'un  groupe  infime,  quoique  de 
nationalités  multiples  :  3  Autrichiens,  2  Espagnols,  1  Brésilien, 
2  citoyens  des  Etats-Unis  et  2  Égyptiens.  Les  Parisiens  y  sont  en 
très  petite  minorité  :  300  à  peine,  tandis  que  les  Alsaciens-Lor- 
rains sont  150.  La  Savoie,  l'Auvergne  et  le  Limousin  fournissent 
à  eux  seuls  1 900  sujets,  contre  1  400  originaires  de  tous  les 
autres  départemens. 

Ainsi  recruté  un  peu  partout,  le  cocher  de  Paris  ne  constitue 
pas  un  type  homogène;  il  n'a  guère  de  physioDomie  propre, 
bien  qu'on  lui  en  prête  une,  conventionnelle.  Il  passe  pour  mal- 


s 96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

honnête  dans  ses  propos,  mais  il  est  honnête  dans  sa  conduite, 
puisqu'on  rapporte  chaque  année  à  la  Préfecture  de  police  près 
de  39000  objets,  oubliés  dans  les  fiacres,  omnibus  et  tramways, 
et  que  les  modestes  auteurs  de  ces  actes  de  probité,  souvent 
admirables,  ne  sont  pas  invités  à  les  accomplir  par  l'attrait  de 
gratifications  qui  s'élèvent  en  bloc  à  3  000  francs. 

Le  cocher  n'est  pas  un  salarié  ;  il  commence  et  finit  sa 
journée  aux  heures  qui  lui  plaisent,  se  repose  quand  il  veut,  et 
ne  subit  point  de  chômage.  Autrefois,  il  versait  à  la  Compagnie, 
ou  au  loueur  qui  l'employait,  le  montant  intégral  de  sa  recette, 
déduction  faite  des  pourboires,  qui,  joints  à  une  paye  fixe  de 
4  francs,  constituaient  sa  rémunération.  C'était  le  travail  «  à  la 
feuille.  »  Le  cocher  devait  inscrire  le  détail  journalier  de  ses 
opérations  sur  un  tableau  qu'il  remettait  à  son  patron. 

Pour  obvier  aux  fraudes  possibles,  on  lui  défendait  de  charger 
un  voyageur  en  dehors  des  stations,  où  l'heure  de  son  départ  était 
pointée  par  un  agent  spécial.  D'autres  agens  notaient,  à  la  volée, 
les  numéros  des  fiacres  occupés  qui  passaient  en  certaines  rues, 
Les  compagnies  avaient  aussi  un  contrôle  occulte  :  à  toute  per- 
sonne qui,  ayant  arrêté  une  voiture  sur  la  voie  publique,  —  con- 
dition requise,  —  faisait  part  à  un  bureau  intermédiaire  du  temps 
qu'elle  l'avait  gardée,  des  lieux  oii  elle  l'avait  prise  et  quittée, 
il  était  alloué  une  réduction  de  1  fr.  25,  par  chaque  heure  el 
demie  qu'elle  avait  payée.  L'intermédiaire  transmettait  ces  ren- 
seignemens  à  la  Compagnie  et,  si  le  travail  signalé  se  trouvait 
omis  sur  la  feuille  des  cochers,  il  recevait,  pour  sa  peine,  une 
part  de  l'amende  infligée  à  ces  derniers,  laquelle  variait  de  25  à 
60  francs. 

Désireux  de  se  soustraire  à  cette  surveillance,  un  certain 
nombre  d'automédons  offrirent  de  payer  à  forfait  une  somme 
fixe,  supérieure  de  1  fr.  50  à  la  «  moyenne  »  que  faisaient  res- 
sortir, pour  le  jour  précédent,  les  indications  de  leurs  camarades. 
Ceux-ci  les  imitèrent  à  leur  tour  ;  ce  qui  prouve  qu'ils  y  avaient 
avantage,  soit  que  les  «  feuilles  »  ne  fussent  pas  toujours  très 
sincères,  soit  que  la  liberté  absolue  permît  de  réaliser  des 
recettes  plus  fortes.  Les  patrons  y  trouvèrent  aussi  leur  profit, 
parce  que  le  système  nouveau  éliminait  les  paresseux  qui,  as- 
surés d'une  paye  modique,  pouvaient  impunément  s'immobi- 
liser aux  stations  sans  rien  faire.  L'importance  de  la  recette  dé- 
pend en  effet  de  l'habileté  du  cocher,  de  son  caractère,  de  son 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  597 

art  de  physionomiste  à  «  faire  la  maraude  »  là  où  se  rencontrent 
les  cliens. 

Aujourd'hui,  le  cocher  est  un  sous-entrepreneur;  il  garde 
pour  lui  tout  ce  qui  excède  un  prix  de  location  déterminé.  Mais 
c'est  justement  sur  ce  prix  que  l'on  ne  s'entend  pas,  et  c'est  à  son 
sujet  qu'éclatent  les  grèves  périodiques.  Afin  d'en  fixer  le  mon- 
tant, les  patrons  prennent  pour  base  les  conditions  de  la  tempé- 
rature, la  saison,  le  mouvement  des  hôtels,  les  arrivées  des 
trains,  les  fêtes,  les  courses,  les  événemens  qui  modifient  la 
circulation.  Il  ressort,  pour  l'année  entière,  aux  environs  de 
15  francs,  mais  varie  suivant  les  mois  :  les  meilleurs,  pour  les 
compagnies,  sont  Mai,  Juin  et  Avril;  Octobre  et  Juillet  accusent 
de  moindres  bénéfices;  Septembre  et  Novembre  sont  tantôt  en 
gain,  tantôt  en  perte;  Janvier,  Février,  Mars  et  Août  donnent 
toujours  un  déficit. 

Il  s'est  produit,  depuis  dix  ans,  un  phénomène  singulier  dans 
cette  industrie  :  malgré  la  concurrence  des  moyens  de  transport 
en  commun,  de  la  bicyclette,  du  téléphone  et  de  l'automobile, 
le  nombre  des  fiacres  a  augmenté  de  20  pour  100.  Il  est  monté 
de  9900  à  12500.  Cependant  la  mênie  période  a  vu  l'une  des 
grandes  compagnies,  propriétaire  de  1500  voitures,  l'Urbaine, 
mise  en  liquidation  judiciaire  et  résignée,  depuis  plusieurs  an- 
nées, à  laisser  les  cochers  fixer  la  moyenne  à  leur  guise  ;  l'autre, 
la  Compagnie  générale,  réduite  à  suspendre  ses  distributions  de 
dividende. 

{  D'où  vient  que  le  bénéfice  minime,  —  1  fr.  50  par  journée 
de  voiture,  —  nécessaire  à  la  prospérité  des  entreprises  de  ce 
genre,  leur  fasse  aujourd'hui  défaut?  Le  mouvement  observé 
dans  la  plupart  des  commerces,  auxquels  la  concentration  des 
capitaux  procure  un  élément  de  force  et  de  succès,  se  produi- 
rait-il ici  en  sens  contraire?  Les  petits  loueurs  sont-ils  mieux 
placés  pour  se  défendre  ou  gagnent-ils  davantage  ? 

Les  impôts  qui  pèsent  sur  la  Compagnie  générale  dépassent 
3  millions  de  francs,  —  15  pour  100  de  ses  recettes  brutes,  près 
du  double  des  profits  qu'elle  réalisait  jusqu'à  ces  dernières  an- 
nées, et  que  les  avantages  consentis,  bon  gré  mal  gré,  aux  cochers 
ont  fait  évanouir;  —  mais  la  plupart  de  ces  charges  sont  suppor- 
tées, au  prorata  de  leur  exploitation,  par  les  petits  patrons,  par 
ceux  qui  conduisent  leur  propre  voiture.  Ils  ont  de  plus  les  frais 
de  leur  loyer,  et  les  fourrages  doivent  leur  revenir  plus  cher. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Leur  matériel  est-il  moins  bon?  L'usure  et  le  renouvellement  des 
trois  chevaux  et  des  deux  voitures,  ouverte  et  fermée,  qui  con- 
stituent «  le  fiacre,  »  leur  coûtent-ils  moins  des  5  fr.  80  par 
jour  que  consacrent  à  cet  objet  les  grosses  compagnies?  Chez  le 
patron-ouvrier,  Vijiiérêt  du  capital  se  confond  souvent  avec  le 
salaire  du  travail:  or,  la  plupart  des  simples  cochers  estiment 
avoir  perdu  leur  journée  quand  elle  n'atteint  pas  40  francs. 

Mais  le  métier  est  dur;  il  faut  être  dehors  pendant  14  ou 
15  heures  par  jour,  et  la  nourriture,  chez  le  traiteur,  est  oné- 
reuse, pour  ces  gastronomes  fort  recherchés  en  général  dans  leur 
ordinaire.  —  «  Quand  vous  verrez  un  restaurant  où  sont  attablés 
des  cochers  de  fiacre,  m'a  dit  l'un  d'eux,  entrez-y  avec  confiance, 
vous  êtes  sûr  de  bien  dîner.  »  Corporation  singulière;  âpre  au 
gain  et  portée  au  coulage,  rude  d'allures  et  souple  par  nécessité, 
jalouse  de  son  indépendance  et  changeant  dix  fois  par  jour  de 
maître  et  de  besogne  ;  au  pas  dans  les  avenues  du  Bois,  au 
galop  pour  ne  pas  manquer  le  train,  figée  sous  la  pluie  nocturne 
devant  une  façade  illuminée.  Témoin  involontaire  de  tant  de 
choses,  en  marge  de  tant  de  deuils  et  de  tant  de  fêtes,  comment 
le  cocher  ne  serait-il  pas  souvent  de  mauvaise  humeur? 

Sa  mauvaise  humeur  s'est  un  jour  manifestée  de  façon  tra- 
gique en  la  personne  du  sanguinaire  Collignon.  Contraint  par  la 
Préfecture  de  police,  sur  la  plainte  d'un  client,  à  rapporter  à 
celui-ci  la  petite  somme  qu'il  s'était  indûment  fait  payer  en 
plus  du  tarif,  Collignon  se  rendit  chez  son  «  bourgeois,  »  l'ar- 
gent dans  une  main  et,  dans  l'autre,  un  revolver  chargé  de  six 
coups,  qu'il  déchargea  successivement  sur  le  plaignant,  sa  femme, 
ses  deux  enfans  et  sa  bonne,  qui  tous  furent  mortellement 
atteints. 

Ce  quintuple  assassinat  valut  à  la  mémoire  sinistre  de  «  Col- 
lignon »  une  horreur  demi -séculaire;  son  nom  demeura  l'ultime 
injure  qui  pût  être  adressée  à  un  fiacre.  Dans  le  monde  des  co- 
chers, Collignon  ne  fut  pas  jugé  aussi  sévèrement.  La  leçon 
donnée  par  lui  avait  imprimé  aux  voyageurs  une  terreur  salu- 
taire. —  «  Voyez-vous,  monsieur,  disait,  en  hochant  la  tête,  un 
confrère  indulgent  qui  avait  connu  le  héros  de  ce  drame,  l'af- 
faire est  assez  obscure  :  il  y  a  eu  des  torts  des  deux  côtés!  » 

Dans  la  correspondance  du  directeur  de  la  Compagnie  des 
Petites  voitures  se  trouvent  chaque  jour  nombre  de  lettres  de 
doléances,  où  des  personnes  délicates,  de  l'un  et  l'autre  sexe, 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  599 

consignent  les  extraits  du  vocabulaire,  ignoble  ou  simplement 
grossier,  quoique  pittoresque  d'ailleurs,  que  des  automédons, 
mal  satisfaits  de  leur  pourboire,  ont  fait  pleuvoir  sur  leur  tête 
ou  derrière  leur  dos.  —  «  Il  m'a  appelée...  je  n'ose  dire  comme.  » 
Parfois  ce  sont  des  protestations  contre  les  pièces  fausses,  intro- 
duites, en  nombre  excessif,  dans  la  monnaie  rendue  du  haut 
du  siège,  dans  la  nuit  sombre  ou  sous  la  pluie,  —  fraude  savam- 
ment organisée,  puisque  naguère  on  pouvait  lire,  sur  la  devan- 
ture d'une  boutique  du  quartier  de  la  Croix-Rouge,  cette  offre 
équivoque  :  «  Pièces  de  monnaie,  à  l'usage  de  Messieurs  les  co- 
chers. »  «  Monsieur  le  Directeur,  je  m'étonne  qu'une  Compagnie 
qui  se  respecte  garde  à  son  service  des  cochers  assez  malhonnêtes 
pour  glisser  à  la  clientèle  de  faux  écus  de  cinq  francs.  C'est  une 
honte  pour  Paris  et  une  indélicatesse  contre  laquelle  je  ne  me 
contente  pas  de  protester,  mais  dont  je  vous  regarde  comme  res- 
ponsable, décidé  à  vous  rapporter  moi-même  la  fausse  monnaie 
dont  il  s'agit,  etc.  »  Ainsi  s'exprimait  un  bourgeois,  justement 
indigné.  En  continuant  le  dépouillement  de  son  courrier,  le  di- 
recteur ouvrit  une  deuxième  missive  du  même  signataire  ;  elle 
était  conçue  en  ces  termes  :  «  Vous  pouvez  considérer  ma  lettre 
de  ce  matin  comme  non  avenue;  j'ai  trouvé  moyen  de  repasser 
la  fausse  pièce  dont  je  vous  parlais.  » 

Le  cocher  n'est  pas  le  seul  qui  veuille  donner  des  lois  au  ca- 
pital. A  lui  en  imposer  de  trop  dures,  ne  risque-t-il  pas  de  le 
voir  faire  grève  à  son  tour?  La  crise  actuelle  est  toute  financière, 
point  industrielle^  puisque  les  fiacres  se  multiplient  encore.  Il 
n'est  même  pas  à  présumer  qu'ils  disparaissent  jamais  ;  ils  sa- 
tisfont d'autres  besoins  et  offrent  d'autres  commodités  que  le 
tramway.  Paris  et  sa  banlieue  contiennent  3  millions  d'habitans  ; 
pour  que  les  voitures  de  place  puissent  vivre,  il  suffit  qu'elles 
fassent  chacune  une  dizaine  de  «  chargemens,  »  avec  des  cliens 
qui  les  prennent  à  l'heure  ou  à  la  course. 

Cette  dernière,  à  1  fr.  73  pourboire  compris,  est,  dit-on,  trop 
chère;  nos  ancêtres  l'eussent  trouvée  bien  bon  marché.  La  mise 
en  service  d'un  compteur  horo-kilométrique  apaiserait-elle  les 
conflits,  ferait-elle  renaître  la  prospérité?  Les  parties  en  cause, 
patrons  et  cochers,  s'accusent  mutuellement  de  mauvais  vouloir 
envers  le  compteur,  toujours  promis  et  toujours  éludé.  Les  uns 
et  les  autres  s'en  prennent  à  l'administration  municipale,  qui 
exigeait   des    futurs    compteurs  tant   de    vertus    et    prétendait 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  faire  dire  tant  de  choses,  qu'aucun  ne  s'est  trouvé  capable 
de  répondre,  —  à  bas  prix,  —  à  toutes  les  questions  qu'on  lui 
posait. 

Pour  qui  a  voyagé  hors  de  France,  il  ne  semble  pas  que  le 
compteur  soit  indispensable  à  une  capitale  pour  vivre  heureuse. 
Si  nous  laissons  de  côté  New- York,  où  il  n'existe  pour  ainsi  dire 
pas  de  fiacres  et  où  la  plus  petite  course  se  paie  5  francs,  nous 
Voyons  qu'à  Londres  l'organisation  est  la  même  que  la  nôtre. 
Les  hansoms  et  les  cabs  à  quatre  roues  appartiennent  à  3600 
loueurs,  —  contre  1423  à  Paris,  —  dont  2000  conduisent  leur 
propre  véhicule.  Les  autres  cochers,  au  nombre  de  11000,  tra- 
vaillent à  la  «  moyenne  »  et  paient,  à  peu  près  comme  chez 
nous,  15  fr.  30,  soit  à  de  petits  patrons,  soit  à  quatre  grandes  com- 
pagnies. Le  prix  des  courses  est  de  1  fr.  25  pour  1600  mètres, 
avec  augmentation  de  0  fr.  63  par  800  mètres.  Et  personne  ne 
réclame  de  compteurs. 

Si  l'on  tient  à  cet  appareil,  il  ne  paraît  pas  non  plus  qu'il 
soit  difficile  de  s'en  procurer  de  fort  simples  et  peu  coûteux, 
puisque  les  voitures  de  Vienne  et  surtout  de  Berlin  sont  munies 
de  compteurs,  dont  le  cadran  indique  au  voyageur  soit  la  dis- 
tance parcourue,  soit  la  somme  dont  il  est  redevable.  Le  chiffre 
initial  de  0  fr.  62  s'accroît,  après  le  premier  kilomètre,  de 
12  centimes  par  200  mètres.  Les  Parisiens  ne  descendent  pas 
au-dessous  de  la  «  petite  course  »  à  1  franc;  encore  est-elle 
facultative  pour  les  automédons,  avec  qui  les  femmes,  les  étran- 
gers, les  gens  timides,  hésitent  à  entrer  en  négociations,  crainte 
de  voir  leurs  propositions  ironiquement  accueillies. 

IV 

Les  fiacres  doivent  marcher,  —  théoriquement,  —  à  la  vitesse 
maximum  de  8  kilomètres  à  l'heure  ;  un  arrêté  préfectoral,  vieux 
d'une  quarantaine  d'années,  l'a  ainsi  réglé.  Pratiquement,  ils 
font  12  et  même  14  et  15  kilomètres  à  la  course.  C'est  peut- 
être  même  leur  principale  raison  d'être,  depuis  la  multiplicité 
récente  des  transports  à  bon  marché  et  à  itinéraire  fixe,  qui 
font  en  général  ces  huit  kilomètres  à  l'heure  et  auxquels  le 
public  reproche  d'aller  trop  lentement. 

Ce  grief,  fût-il  fondé,  ne  saurait  faire  oublier  les  services 
rendus,  pendant  la  seconde  moitié  du  xix®  siècle,  par  la  Com- 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE,  601 

pagnie  des  Omnibus,  doyenne  de  ces  entreprises.  Jusqu'à  1828, 
si  l'on  excepte  la  tentative  avortée  du  xvii^  siècle,  les  Parisiens 
n'eurent  à  leur  disposition  aucune  voiture  publique  ;  et  l'on 
objectait  sérieusement  en  1824,  à  qui  proposait  d'en  établir, 
«  qu'il  en  résulterait  un  trop  grand  embarras  pour  la  circula- 
tion. » 

Le  préfet  de  la  Seine,  enfin,  se  laissa  fléchir  et  autorisa  l'in- 
troduction de  100  omnibus,  répartis  en  18  lignes  :  d'où  l'on  peut 
inférer  que  les  départs  n'étaient  pas  fréquens.  Il  était  interdit  de 
placer  «  ni  paquets,  ni  ballots,  ni  voyageurs  »  sur  l'impériale 
de  ces  véhicules,  rappelant  par  leurs  formes  les  diligences  et 
divisés,  comme  elles,  en  trois  compartimens,  —  coupé,  intérieur 
et  rotonde,  —  chacun  de  prix  gradué.  L'affaire  réussit,  mais  les 
bénéfices  restèrent,  faute  de  contrôle,  aux  mains  des  agens 
subalternes,  et  le  fondateur,  ruiné,  se  suicida.  Son  privilège  fut 
repris  et  exploité  par  M.  Moreau-Chaslon,  plus  tard  président 
de  la  Compagnie  actuelle,  dont  le  succès  fit  éclore  aussitôt 
nombre  de  concurrences  :  Dames-Blanches,  Tricycles,  Orléa- 
naises,  Diligentes,  Joséphines,  Ecossaises,  Sylphides,  etc. 

La  liberté  dont  elles  jouissaient  les  porta  à  lutter  ensemble 
de  vitesse,  sur  les  voies  les  plus  fréquentées.  Ces  courses  dan- 
gereuses furent  interdites,  par  mesure  de  sécurité;  mais  les  sur- 
vivantes, sans  rivales  sur  leurs  parcours,  virent  se  créer  à  côté 
d'elles  de  nouvelles  lignes,  dotées  de  véhicules  tous  différens, 
jusqu'à  ce  qu'en  1855,  après  plusieurs  tentatives  infructueuses, 
les  sociétés  existantes  eussent  réussi  à  se  fusionner,  avec  l'ap- 
probation du  gouvernement,  qui  leur  conféra  le  monopole  de 
circulation  et  de  stationnement  dans  la  capitale.  Sur  les  400  voi- 
tures, alors  mises  en  commun,  les  Omnibus,  qui  donnèrent  leui 
nom  à  la  collectivité,  en  représentaient  le  tiers  ;  les  deux  autres 
tiers  se  partageaient  entre  neuf  entreprises,  d'inégale  impor- 
tance. Favorites  et  Parisiennes,  Citadines  et  Batignollaises,  ayant 
de  50  à  7  voitures. 

Pour  son  premier  exercice,  la  «  Compagnie  générale  »  trans- 
porta 34  millions  de  voyageurs;  en  1861,  elle  en  transportait 
81  millions;  122  millions  en  1875,  201  millions  en  1882,  et 
318  millions  en  1900.  La  moitié  seulement  de  ce  chiffre  appar- 
tient aux  «  Omnibus  »  proprement  dits  ;  l'autre  moitié  vient  des 
tramways,  à  traction  animale  ou  mécanique,  dont  je  parlerai 
plus  tard.  En  effet,  depuis  son   demi-siècle  d'existence,  tout  a 


602 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


changé  dans  cette  industrie,  sauf  son  ancien  titre;  mais  tout  n'a 
pas  changé  dans  la  même  proportion  que  le  tralic,  qui,  de  1855 
à  nos  jours,  a  presque  décuplé. 

Le  personnel  a  seulement  quadruplé  :  de  2400  à  10000  agens 
de  toute  sorte;  le  matériel  n'a  guère  fait  que  quintupler  :  de  400 
à  2  122  voitures  ;  le  capital  engagé  est  vingt  fois  plus  fort  (parce 
que  les  automotrices  actuelles  n'ont  rien  de  commun  avec  les 
types  d'autrefois)  :  de  7  millions  et  demi  il  est  passé  à  150  mil- 
lions. Les  impôts,  droits  et  redevances  payés  sous  diverses 
formes,  tant  à  l'Etat  qu'à  la  Ville,  sont  huit  fois  et  demie  plus 
élevés  :  de  713000  francs  à  5863000  francs.  Il  n'y  a  que  le  bé- 
néfice net  qui  ait  décru  ;  il  est  tombé  au  tiers  de  ce  qu'il  était  à 
l'origine  :  de  1470000  à  539000  francs.  Aussi  les  actionnaires, 
comme  ceux  des  Petites  voitures,  n'ont-ils  touché  l'an  dernier 
aucun  dividende.  Le  contraste  est  piquant;  il  fait  réfléchir. 

Le  personnel  apparent  des  omnibus,  cochers,  conducteurs 
et  contrôleurs,  ne  constitue  pas  la  moitié  de  l'efi'ectif  réel.  Les 
usines,  les  dépôts,  l'entretien  des  voies,  occupent  près  de  6000 
individus.  La  compagnie  fabrique  elle-même  tout  ce  qui  lui  est 
nécessaire;  grâce  à  ce  système,  un  omnibus  de  30  places  ne  lui 
revient  pas  à  plus  de  4  000  francs.  Chaque  année  elle  répare 
15  000  roues  et  en  réforme  un  millier  de  vieilles.  C'est  dire  qu'il 
n'est  pas  de  voiture  qui  n'aille  plusieurs  fois  par  an  aux  ateliers. 
Les  simples  cadrans,  qui  sonnent  et  comptent  les  voyageurs, 
occasionnent  une  dépense  annuelle  de  60  000  francs. 

Le  cheval  d'omnibus,  de  100  francs  plus  cher  que  le  cheval 
de  fiacre,  comme  achat,  coûte  presque  moitié  plus  à  nourrir,  — 
1  fr.  75  au  lieu  de  1  fr.  20  par  jour,  —  quoique  sa  ration,  dans 
laquelle  la  mélasse  a  récemment  été  expérimentée,  soit  l'objet 
d'une  constante  sollicitude  en  vue  de  réaliser  des  économies. 
Dans  ces  écuries  de  17  000  chevaux,  où  la  vente  seule  des  fu- 
miers  se  chiffre  par  500  000  francs,  une  différence  d'un  centime 
est  de  grande  conséquence.  La  distance  quotidiennement  par- 
courue par  chaque  attelage,  —  un  seul  voyage,  aller  et  retour, 
soit  15  à  16  kilomètres,  —  est  trois  fois  moindre  que  celle  des  bêtes 
de  fiacre.  Aussi  leur  usure  est- elle  moins  rapide  :  ils  servent  en 
moyenne  six  ans  et  demi  aux  tramways  et  cinq  ans  aux  omnibus, 
où  la  traction  est  plus  rude  et  le  coup  de  collier  plus  fréquent; 
bien  qu'un  frein  très  puissant,  constitué  par  une  corde  qui  s'en- 
roule autour  du  moyeu,  atténue  les  brusques  arrêts. 


LE   MÉCANISME    DE   LA    VIE    MODERNE.  603 

La  Compagnie  a  toujours  quelques  centaines  d'animaux  em- 
ployés temporairement  aux  champs  :  le  labour  est  pour  eux  un 
repos.  Sauf  cette  villégiature,  le  cheval  d'omnibus  ne  change 
jamais  de  ligne;  cela  lui  couperait  l'appétit.  Il  connaît  sa  ligne; 
même  avec  un  cocher  ivre  et  incapable  de  tenir  ses  guides,  il 
sait  tourner  là  où  il  faut  et  s'arrête  aux  bureaux  de  lui-même. 

Dans  les  voies  honteusement  étroites  du  centre,  que  nos 
édiles  devraient  songer  à  élargir,  dans  ces  rues  du  Bac  ou  de 
Richelieu,  par  où  le  grand  courant  d'air  parisien  va  d'une  rive 
à  l'autre  de  la  Seine,  ces  lourds  véhicules,  roulant  à  toute  vi- 
tesse, usent  avec  une  adresse  extrême  du  petit  espace  laissé 
libre,  au  milieu  de  la  chaussée,  par  les  rangées  de  voitures  qui 
bordent  le  trottoir.  Une  prime  spéciale  est  donnée  aux  cochers 
qui  n'ont  pas  eu  d'accident,  pendant  le  mois  ou  le  trimestre. 
Tous  doivent,  au  reste,  à  la  fin  de  l'apprentissage,  subir  plusieurs 
épreuves  délicates  :  avant  d'être  admis  à  conduire  au  dehors,  on 
les  fait  promener  dans  la  cour  des  dépôts,  où  se  trouvent  exprès 
amoncelés  des  obstacles  de  différentes  natures.  Les  tramways  à 
chevaux,  n'ayant  de  roues  à  boudin  que  d'un  seul  côté,  sont, 
paraît-il,  aussi  difficiles  à  mener  que  les  omnibus  ;  au  lieu  de 
bien  ménager  son  passage,  il  faut  prendre  garde  de  dérailler. 

Un  syndicat  d'employés  a  vitupéré  la  Compagnie  sur  ce 
qu'elle  recrutait  surtout  son  personnel  en  province;  les  de- 
mandes des  postulans,  quelle  que  soit  leur  provenance,  se  comp- 
tent en  tout  cas  par  milliers.  Des  receveurs  chargés  d'opérer,  par 
fractions  de  15  et  30  centimes,  une  recette  de  57  millions,  la 
première  qualité  requise  est  la  probité.  Les  fraudes  sont  fort 
rares.  Un  corps  d'inspection  secrète,  qui  coûte  86  000  francs  par 
an,  est  chargé  de  les  découvrir.  Tantôt  ces  contrôleurs  occultes, 
cheminant  au  long  des  rues,  prêtent  l'oreille  à  la  sonnerie  des 
voyageurs  qui  montent;  tantôt,  nonchalamment  installés  sur  les 
banquettes  de  l'omnibus  en  marche,  ils  suivent  de  l'œil  les  agis- 
semens  du  conducteur,  soupçonné  de  «  distractions  »  trop  fré- 
quentes. 

La  comparaison  du  rendement  moyen  des  voitures  d'une 
même  ligne  décèle  assez  vite  les  indélicatesses  :  omission  volon- 
taire dans  l'usage  du  cadran  indicatif;  emploi  de  fausses  clefs 
pour  tourner  ce  cadran  en  sens  inverse,  avant  le  dernier  bureau, 
afin  de  réduire  le  chiffre  des  voyageurs  inscrits  ;  surcharges,  à 
l'aide  de  poinçons  simulés,  sur  les  feuilles  où  se  défalquent  les 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ~^ 

correspondances  ;  ces  ruses  malhonnêtes  ne  sont  pas  très  longues 
à  découvrir. 

La  Compagnie  est  garantie  contre  tout  préjudice  de  la  part 
de  ses  agens,  responsables  de  leurs  recettes,  mais  ceux-ci,  dans 
leur  encaissement  hâtif,  sont  sujets  à  des  pertes  minimes,  qui 
risqueraient,  en  se  répétant,  de  rogner  leurs  salaires.  Il  se  trouve, 
parmi  les  voyageurs,  des  âmes  généreuses  pour  gratifier  les 
conducteurs  de  légers  pourboires;  il  se  trouve  aussi  des  êtres 
assez  vils  pour  profiter  de  leurs  erreurs. 

Un  observateur  misanthrope  s'est  plu  à  faire  maintes  fois 
l'expérience  de  cette  ignominie,  au  temps  des  anciens  omnibus, 
où  les  voyageurs  se  passaient  leur  argent  et  se  repassaient  leur 
monnaie  les  uns  aux  autres.  Assis  à  mi-distance  entre  le  mar- 
chepied et  le  fond  de  la  voiture,  au  voisin  qui  lui  avait  confié 
une  pièce  de  0  fr.  50  pour  payer  sa  place,  il  rendait  0  fr.  30 
de  gros  sous,  au  lieu  des  0  fr.  20  qui  lui  revenaient,  auxquels  il 
ajoutait,  sans  être  vu,  0  fr.  10  de  sa  poche.  Il  était,  paraît-il, 
très  rare  que  le  destinataire  signalât  cette  méprise,  qu'il  devait 
croire  imputable  au  conducteur.  Le  plus  souvent,  il  s'appropriait 
les  deux  sous,  rendus  en  trop,  sans  mot  dire. 

V 

Dans  les  Faux  Bonshommes  de  Théodore  Barrière,  la  fille 
aînée  d'un  agent  de  change,  qui  prétendait  épouser,  contre  le 
gré  de  sa  famille,  un  artiste  sans  fortune  dont  elle  était  amou- 
reuse, cède  enfin  aux  représentations  de  son  entourage,  et  sa 
cadette,  moins  romanesque,  s'écrie,  triomphante,  en  apprenant 
la  rupture  de  ce  mariage  :  «  Au  moins,  ma  sœur  n'ira  pas  en 
omnibus!  »  Naturelle  en  1868,  où  c'était  une  sorte  de  déchéance, 
une  humiliation  intime,  en  certains  milieux,  que  «  d'aller  en 
omnibus,  »  cette  exclamation  n'aurait  plus  de  sens  aujourd'hui, 
où  des  duchesses  et  des  archi-millionnaires  coudoient,  sur  ces 
coussins  démocratiques,  des  clercs  d'huissier  et  des  cuisinières, 
tandis  qu'on  voit  souvent  des  maçons  revenir  de  leur  journée  en 
fiacre. 

Les  mœurs  ont  changé,  et  aussi  les  omnibus,  plus  vastes,  plus 
propres,  chauffés,  munis  de  plates-formes  et  d'escaliers  prati- 
cables pour  accéder  à  leurs  impériales,  lesquelles  sont  couvertes 
et, sur  les  tramways,  abritées,  toutes  différentes  de  celles  d'il  y  a 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  '605 

vingt  ans,  réservées  aux  seuls  individus  mâles  et  agiles,  capables 
d'y  grimper  et  d'en  dévaler  par  une  gymnastique  de  singes. 

Et  pourtant  l'exploitation  de  nos  omnibus  était  hier,  est  en- 
core, sur  certains  points,  très  défectueuse.  Nos  fils  la  jugeront 
grotesque  et  barbare.  «  Qu'y  a-t-il  là,  grand  Dieu!  demande  un 
étranger  fraîchement  débarqué,  à  l'aspect  d'un  attroupement  hou- 
leux, se  ruant,  le  dimanche,  sur  la  voiture  qui  stationne  devant 
un  bureau?  Est-ce  une  émeute?  —  Non,  répond  le  Parisien,  ces 
gens  attendent  l'omnibus.  »  A  peine  a-t-il  stoppé,  que  les  voya- 
geurs, déambulant  avec  patience  ou  rivés  au  sol  comme  des 
bornes  kilométriques,  se  forment  derrière  lui  en  colonne  serrée 
et  frémissante. 

Cette  masse  humaine,  où  chacun  agite  un  bout  de  carton 
indicatif  de  son  numéro,  est  uniquement  occupée  de  monter 
dans  ce  véhicule  qu'elle  espère  devoir  être  sien.  Elle  y  met  toute 
la  passion,  toute  la  force  de  volonté  et  d'énergie  dont  elle  est 
capable.  Le  conducteur,  impassible  devant  cette  bousculade, 
étudie  sa  feuille  ou,  debout  sur  sa  plate-forme,  comme  un  homme 
prêt  à  repousser  un  siège  fait  par  des  forces  supérieures  et  dé- 
cidé à  vendre  chèrement  sa  vie,  s'oppose  à  l'envahissement. 
«  Minute,  minute,  les  numéros  !  »  Et  les  plaisanteries,  les  quo- 
libets, de  pleuvoir  sur  ce  malheureux;  chacun  formulant  son 
exaspération  de  manières  difTérentes.  «  Si  j'étais  conseiller  muni- 
cipal, ce  que  je  le  ferais  danser  le  monopole  !  —  Attendez,  le 
contrôleur  va  venir,  je  ne  peux  pas  vous  laisser  monter  avant.  » 

Le  contrôleur  arrive  enfin,  se  fraie  un  passage  à  travers  la 
cohue  compacte,  pour  aborder  la  plate-forme.  Orgueilleusement 
il  s'y  carre,  et  promène  son  regard  sur  la  foule  avec  satisfaction. 
Cette  foule  est  à  lui,  ce  sont  des  «  administrés  ;  »  il  est  fonction 
naire  en  face  du  peuple.  Suivant  son  tempérament,  il  sourit  d'un 
air  dédaigneux  ou  paterne,  comme  s'il  allait  donner  une  béné- 
diction. «  Commencez,  appelez  les  numéros.  —  Bien  ;  où  en 
êtes-vous  resté?  interroge  le  conducteur.  Y  a-t-il  des  numéros 
avant  le  204?  »  Ce  chiffre  n'est  pas  plutôt  proféré,  que  surgissent 
de  toutes  parts  des  réclamations,  des  hurlemens.  Une  tempête 
éclate  ;  vingt  numéros  sont  criés  sur  tous  les  tons.  Le  conduc- 
teur gesticule,  essaie  de  dominer  le  bruit.  «  Silence,  on  n'entend 
rien,  102.  —  Non,  150,  j'ai  le  ISO.  —  Oh!  là,  là,  il  y  a  long- 
temps qu'il  est  passé!  —  Allons  donc!  —  Ne  poussez  pas!  — 
Taisez-vous  donc!  —  Plus  haut!  »  Le  conducteur  se  croise  les 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bras,  fait  comprendre  qu'on  ne  montera  pas  avant  que  le  calme 
soit  rétabli.  «  Ne  vous  gênez  pas,  je  ne  suis  pas  pressé.  —  Com- 
mencez au  180,  dit  un  monsieur  décoré,  d'une  voix  autoritaire. 
—  Pourquoi  monsieur  veut-il  m'empôcher  de  monter?  —  Com- 
mencez par  le  numéro  que  vous  voudrez.  —  Eh  bien  !  tonnerre 
de  Dieu,  appelez  donc  les  numéros,  conducteur.  —  Appelez  le 
140,  dit  le  contrôleur,  impérativement.  » 

Tout  à  coup  la  voiture  s'ébranle,  pour  aller  occuper  la  place 
de  la  précédente,  qui  s'est  mise  en  route.  Affreuse  mêlée,  dans 
l'empressement  de  la  foule  à  la  suivre  par  bonds  rapides,  pour 
ne  pas  perdre  sa  position  ou,  au  besoin,  l'améliorer.  Des  familles, 
bien  groupées  tout  à  l'heure,  sont  maintenant  séparées  et  se  dé- 
pensent en  efforts  pour  se  réunir.  «  Faites  place,  madame,  vous 
n'avez  que  le  195,  et  moi,  j'ai  le  170.  — A  quoi  sert  d'encombrer?  » 
Ceux  qui  ont  des  numéros  assez  bas  pour  partir  donnent  tort  au 
dernier  interlocuteur.  Les  autres,  sûrs  d'attendre  le  prochain 
omnibus,  s'amusent  de  la  scène;  diversion  agréable,  niaise  et 
gaie.  Le  contrôleur  recueille  les  correspondances,  en  haut,  en 
bas,  fait  sonner  tous  les  voyageurs,  vérifie  le  marqueur,  vise  la 
feuille,  fait  arborer  le  «  complet,  »  et  s'élance,  aussitôt  suivi  de 
la  foule,  à  l'assaut  d'une  autre  voiture. 

Nous  sommes  ici  perdus,  noyés,  sous  un  attirail  de  visas,  de 
timbres,  de  papiers,  de  cartons  à  promener.  Quelle  perfection 
de  formalités  pour  s'asseoir  sur  ces  bancs  et  faire  deux  kilo- 
mètres! Autant  prendre  un  billet  pour  Marseille;  et,  de  fait,  il 
faut  moins  de  complications  pour  monter  dans  le  rapide  de  Mar- 
seille que  dans  beaucoup  d'omnibus.  Et  combien  lentement  s'ac- 
complit ce  court  trajet  !  Chevaux,  employés  et  clientèle  agissent 
comme  s'ils  avaient  devant  eux  l'éternité  ;  c'est  la  diligence 
intra  muros  :  la  somnolence  s'empare  des  voyageurs  ;  leurs  pau- 
pières s'abaissent,  se  séparent,  se  rejoignent  encore;  leurs  têtes 
dodelinent  toutes  ensemble  sous  l'influence  des  cahots;  plusieurs 
s'affalent  en  des  attitudes  comiques  et  lasses. 

Un  omnibus  ne  devrait  jamais  être  «  complet,  »  que  d'une 
façon  tout  exceptionnelle.  A  moins  que  l'on  ne  soit  conseiller 
municipal  et,  comme  tel,  autorisé  à  monter  «  en  surcharge,  » 
par  décision  du  préfet  de  police,  un  omnibus  complet,  c'est  un 
omnibus  qui  n'existe  pas,  pour  le  piéton  qui  veut  s'en  servir.  En 
vain  celui-ci,  après  une  course  audacieuse  dans  la  boue,  se 
juche-t-il,  essoufflé,  sur  le   marchepied,  une  voix  sévère  pro- 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE   MODERNE.  607 

Qonce  le  fatal  :  «  Complet  partout,  »  qui  l'oblige  à  redescendre. 
S'y  refuse-t-il,  deux  agens,  requis  à  cet  effet,  l'appréhenderont  et 
le  conduiront  au  poste.  Et  si  la  Compagnie  fermait  les  yeux  et 
prenait  plus  de  voyageurs  que  la  voiture  n'est  censée  en  contenir, 
la  régie  des  contributions  indirectes  lui  dresserait  à  elle-même 
un  procès-verbal. 

Un  pareil  système  est  simplement  ridicule.  Lorsque,  sur  une 
moitié  de  leur  parcours,  durant  un  tiers  de  la  journée,  cer- 
taines lignes  régulièrement  bondées  repoussaient  tout  client  qui 
se  présentait,  —  témoin  1'  «  Hôtel-de-Ville-Porte-Maillot,  »  jus- 
qu'à l'avènement  du  Métropolitain,  —  c'est  comme  si  l'on  avait 
décidé  que  le  service  de  cette  ligne  serait  suspendu  de  telle  à 
telle  heure  dans  telle  ou  telle  direction. 

A  quoi  l'on  répond  que  les  transports  à  Paris  sont  trop  oné- 
reux pour  permettre  de  marcher  autrement  qu'à  voitures  pleines; 
que  certaines  lignes  même  pourraient  être  perpétuellement  com- 
plètes et  néanmoins  peu  rémunératrices,  si  les  voyageurs  ne  se 
renouvelaient  pas  plusieurs  fois  durant  le  trajet;  que  la  faute  de 
cet  état  de  choses  incombe  au  Conseil  municipal,  qui  tient  la 
Compagnie  comme  un  enfant  dans  des  langes  ;  qu'elle  est  impuis- 
sante devant  des  édiles  aussi  incompétens  qu'exigeans,  qui  en 
arrivent  à  l'administrer  eux-mêmes,  par-dessus  la  tête  de 
son  directeur,  sans  encourir  aucune  responsabilité. 

Or,  il  est  clair,  pour  un  observateur  sans  parti  pris,  que  la 
Compagnie  des  omnibus  est  très  fondée  à  se  plaindre  du  Con- 
seil municipal,  et  que  la  population  n'est  pas  moins  en  droit  de 
critiquer  la  nonchalance  routinière  de  la  Compagnie  des  omnibus, 
autant  que  l'entêtement  étroit  des  pouvoirs  publics.  Il  apparaît: 
que  beaucoup  de  tracés  anciens,  traditionnellement  conservés, 
sont  très  mal  conçus  ;  que  la  vitesse  commerciale,  —  c'est-à-dire 
la  longueur  du  parcours  divisée  par  sa  durée,  —  est  abusivement 
réduite;  et  que  l'exploitation  est  beaucoup  trop  chère  pour  la 
Compagnie,  sans  être  avantageuse  pour  le  public,  parce  qu'elle 
manque  totalement  d'élasticité.  Cependant  rien  ne  serait  plus 
aisé  que  de  remédier  à  ces  multiples  défauts. 

L'idéal  des  transports  en  commun  ne  doit  pas  être  de  dé- 
poser exactement  les  citoyens  devant  leur  porte  et,  lorsqu'on 
l'oblige  à  articuler  ses  lignes  de  manière  à  desservir  le  plus  de 
voies  possible,  la  Compagnie  pourrait  répondre,  comme  ce  con- 
ducteur àt  une  dame  qui  lui  jetait  négligemment  cet  ordre: 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Vous  m'arrêterez  telle  rue,  tel  numéro.  —  Et  à  quel  étage,  ma- 
dame? »  Il  convient  que  chaque  omnibus  aille  directement  d'un 
point  terminus  à  l'autre^  par  le  plus  court  chemin,  sans  aucune 
inflexion. 

Tous  les  écarts,  tous  les  crochets  sont  du  temps  perdu  pour 
le  voyageur,  et  aussi  pour  la  Compagnie,  qui  le  promène  à  ses 
frais,  inutilement.  La  moitié  des  omnibus  actuels  font  l'école 
buissonnière,  comme  soucieux  de  se  montrer  dans  un  plus  grand 
nombre  de  rues  ;  ils  zigzaguent  en  quête  de  bureaux,  où  ils 
s'amassent,  se  gênent,  s'attendent  et  s'éternisent.  On  gagnerait 
près  du  tiers  de  la  durée  du  trajet,  en  supprimant  à  la  fois  ces 
arrêts  et  les  détours  qu'ils  motivent.  La  Compagnie  économise- 
rait en  outre  une  bonne  part  des  deux  millions  que  lui  coûtent 
la  solde  de  ses  contrôleurs  et  la  location  de  ses  bureaux,  qui  ne 
servent  nullement  à  abriter  les  voyageurs,  puisque  ceux-ci  se 
tiennent  généralement  sur  le  trottoir. 

Elle  pourrait  à  son  choix  supprimer,  comme  elle  le  projette 
aujourd'hui,  ses  «  correspondances,  »  —  Londres  et  Berlin  n'en 
ont  pas,  —  ou  les  maintenir  en  les  simplifiant,  sur  le  modèle  de 
plusieurs  villes  étrangères  :  à  New- York,  on  délivre  indéfiniment 
la  correspondance  à  tout  voyageur  qui  la  désire,  et,  comme  les. 
«  cars  »  marchent  nuit  et  jour,  sans  interruption,  un  gentleman 
moyennant  les  2S  centimes  du  prix  initial  de  sa  place,  peut, 
comme  le  Juif  Errant,  marcher  gratis  jusqu'à  sa  mort,  à  la  con- 
dition de  descendre  à  certains  coins  de  rues  pour  changer  de 
«  car  »  et  de  ne  pas  s'éloigner. 

A  Paris,  l'usage,  l'octroi,  la  comptabilité  de  ces  tickets,  qui 
coûtent  113  000  francs  à  établir,  sont  traités  avec  une  bureau- 
cratie savante,  d'abord  entre  le  public  et  les  compagnies,  puis 
entre  les  compagnies  elles-mêmes.  Omnibus,  Tramways-Nord  et 
Sud  additionnent  chacun  ceux  qu'ils  ont  reçus  et  se  les  re- 
passent, les  premiers  pour  16  centimes,  les  seconds  pour  14  cen- 
times ;  échange  qui  procure  aux  omnibus  un  bénéfice  de 
150000  francs.  Un  quart  environ  des  voyageurs  d'intérieur  usent 
de  la  correspondance,  qui,  pour  eux  seuls,  est  gratuite.  Ceux  de 
l'impériale,  représentant  à  peu  près  50  pour  100  de  la  clientèle, 
n'ont  guère  d'avantage  à  la  payer.  De  sorte  que  sa  suppression  ou 
son  maintien  n'offre  d'intérêt  que  pour  un  huitième  seulement 
du  total  des  personnes  transportées. 

La  Compagnie  avait  remarqué  que,  sur  les  40  millions  de 


LE   MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  609 

correspondances,  un  certain  nombre  étaient  utilisées  par  des  per- 
sonnes qui  profitaient  du  changement  de  voitures  pour  faire  à 
pied  une  course  ou  une  visite  dans  le  voisinage  du  bureau,  avant 
de  prendre  place  dans  un  nouvel  omnibus  ;  ou  qui  même,  leur 
alTaire  terminée,  se  faisaient  rapatrier,  par  une  ligne  à  peu  près 
parallèle  à  la  première,  vers  un  quartier  voisin  de  leur  point  de 
départ.  Elle  a,  pour  déjouer  ce  qu'elle  estimait,  —  à  tort  ou  à 
raison,  —  une  fraude  à  son  préjudice,  multiplié  les  formalités 
en  timbrant  soigneusement,  sur  les  tickets,  l'heure  approxima- 
tive de  leur  émission.  Peut-être  eût-il  été  plus  adroit  de  faire 
tout  le  contraire  et  d'assimiler  la  correspondance  à  un  billet  de 
retour  facultatif.  Mais  cette  administration,  en  poursuivant  une 
tolérance  qui  lui  semblait  diminuer  ses  recettes,  ne  s'était  pas 
aperçue,  jusqu'ici,  que  ses  intérêts  souffraient  bien  davantage 
de  la  perte  infligée  par  ce  mécanisme  vieilli,  tel  qu'il  est  prati- 
qué dans  notre  capitale  :  personnel  excessif,  kilomètres  inutiles, 
heures  perdues. 

Le  coût  exagéré  de  l'exploitation,  provenant  du  défaut  de 
plasticité,  n'est  pas  uniquement  imputable  à  la  Compagnie, 
parce  qu'en  face  d'elle  se  dressait  une  municipalité  rigide,  ta- 
lonnée par  des  corps  élus,  dénués  d'intelligence  commerciale. 
Mais  aujourd'hui,  menacée  de  ruine  par  son  «  monopole  »  qui 
n'est  plus  qu'un  mot,  elle  serait  sans  excuse  de  ne  pas  prendre 
ses  coudées  franches,  comme  un  industriel  indépendant,  en  bra- 
vant les  foudres  officielles. 

Lorsque  le  public  se  plaint  de  ne  pas  trouver  de  place,  la 
Compagnie  répond  que,  sur  97  lignes  en  service,  61  seulement 
sont  en  gain  et  36  en  perte.  Les  premières  rapportent  de  1  mil- 
lion de  francs  pour  «  Madeleine-Bastille,  »  ou  de  793000  francs 
pour  «  Bastille-Porte-Glignancourt,  »  à  14000  francs  pour  «  Belle- 
ville-Louvre,  »  ou  même  à  6000  francs  pour  «  Square-Montholon- 
Rue  de  la  Tombe-Issoire.  »  Leur  bénéfice  doit  compenser  le  dé- 
ficit des  secondes,  qui  coûtent  de  3  et  4  000  francs  par  an,  comme 
«  Vaugirard-Bourse,  »  jusqu'à  300  000  francs  comme  «  Louvre- 
Vincennes.  »  Mais  ce  calcul  de  gains  et  de  pertes  suppose  une  dé- 
pense journalière  moyenne  de  100  francs  par  omnibus,  qui  se- 
rait facile  à  réduire  sous  un  régime  de  liberté.  Il  est  des  lignes, 
bondées  le  dimanche,  qui  ne  font  rien  durant  la  semaine,  et  ré- 
ciproquement. La  Compagnie  ne  peut,  dit-elle,  obtenir  de  les 
déplacer;  elle  n'a  qu'à  le  faire  de  son  autorité  propre. 

TOME  xiu.  —  1903.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Partie  de  ses  voitures  circulent  18  heures,  partie  12  heures; 
mais  bien  que,  le  soir,  la  circulation  parisienne  soit  maintenant 
beaucoup  moins  intense  qu'autrefois,  il  n'est  pas  de  ligne  dont 
le  dernier  départ  ait  lieu,  du  centre  pour  la  périphérie,  avant 
minuit  moins  un  quart.  Cette  uniformité  n'a  rien  de  nécessaire; 
tels  omnibus  ne  devraient  marcher  que  plusieurs  heures  par 
jour. 

La  quasi-uniformité  des  types  est  aussi  peu  raisonnable  :  de 
grandes  cités  ont,  pour  certaines  directions,  de  modestes  véhi- 
cules à  un  cheval,  sans  conducteur,  qui  suffisent  à  un  faible  trafic 
et  vivent  là  où  l'on  perdrait  de  l'argent  avec  un  autre  matériel. 
La  Compagnie  possède  ainsi  le  petit  tramway  d'  «  Auteuil-Saint- 
Sulpice,  »  attelé  d'un  unique  quadrupède,  qui  part  toutes  les  cinq 
minutes  et  gagne  32000  francs.  Que  ne  développe-t-elle  ce  mo- 
dèle? 

Enfin,  comme  l'affluence  sera  toujours  plus  grande  à  cer- 
taines heures  qu'à  d'autres,  il  faut  que  les  omnibus  soient  élas- 
tiques, que  chacun  puisse  contenir  deux  ou  trois  fois  plus  de 
voyageurs  aux  momens  de  presse  que  dans  le  reste  de  la  jour- 
née ;  pour  cela,  il  suffit  que  leur  plate-forme,  couverte  et  close, 
soit  triple  de  ce  qu'elle  est  présentement,  tandis  que  l'on  dimi- 
nuera d'autant  les  places  assises.  Et  il  faut  aussi  que  l'effectif 
des  voyageurs  debout  ne  soit  limité  que  par  la  nature  des  choses, 
c'est-à-dire  par  défaut  absolu  d'espace  et  non  par  «  ordonnance 
de  Monsieur  le  Maire.  »  Ainsi  fait-on  à  Bruxelles,  à  Vienne  et 
à  New- York. 

Ce  sont  là,  pour  les  omnibus,  de  faciles  progrès  à  réaliser, 
auprès  de  ceux  qui  ont  été  déjà  accomplis,  et  par  eux  et  par  leurs 
rivaux.  L'aspect  de  nos  rues  est  changé  depuis  vingt  ans,  —  en 
beau  ou  en  laid,  il  n'importe,  —  mais  si  profondément,  que 
nous  pouvons  répéter,  à  plus  juste  titre  que  nos  pères,  le  vieux 
proverbe  du  xvi*  siècle  :  «  Ne  se  faut  point  étonner  que  l'on 
ne  voie  sa  tête  à  bas  ses  pieds  !  » 

V*®  G.  d'Avenel. 


LESYOLCANS  SOUS-MARINS 


Les  terribles  événemens  qui  se  sont  accomplis  à  la  Marti- 
nique donnent  un  triste  intérêt  d'actualité  aux  questions  qui 
touchent  à  l'économie  des  volcans,  l'un  des  sujets  à  la  fois  les 
plus  simples  et  les  plus  compliqués  de  la  géologie.  Les  nom- 
breux articles  de  journaux  écrits  à  cette  occasion  montrent  mal- 
heureusement que  les  notions,  même  élémentaires,  relatives 
aux  phénomènes  éruptifs,  sont  encore  assez  peu  répandues. 
Pour  les  résumer  succinctement,  il  suffira  de  dire  que  les  mul- 
tiples formes  des  manifestations  de  l'activité  volcanique,  la  na- 
ture des  divers  produits  solides  ou  gazeux  qui  en  émanent, 
laves,  fumerolles,  vapeur  d'eau,  acide  sulfureux,  acide  chlorhy- 
drique,  acide  carbonique  et  autres  sont  maintenant  parfaitement 
connues  depuis  les  travaux  des  savans  qui  se  sont  occupés  de 
ces  études  et  parmi  lesquels  on  citerait,  en  France,  Elie  de 
Beaumont  et  Ch.  Sainte-Claire  Deville.  En  revanche,  rien  n'est 
connu,  et  l'on  ajouterait  volontiers,  n'est  susceptible  d'être  connu 
quant  à  la  marche  du  cataclysme.  On  calcule  les  phases  d'une 
éclipse,  la  trajectoire  d'un  cyclone,  on  peut  prévoir  les  débor- 
demens  d'un  fleuve,  on  ne  peut  pas  prévoir  une  éruption  volca- 
nique. Les  faits  abondent,  ils  rentrent  tous  dans  un  certain 
nombre  de  catégories,  on  en  a  décrit  des  milliers,  mais  sans 
parvenir  à  formuler  une  seule  loi  absolument  rigoureuse. 

Un  volcan  demeure  inerte  pendant  des  siècles  ;  n'était  son 
aspect  extérieur  si  caractéristique,  on  le  prendrait  pour  une  mon- 
tagne'ordinaire;  son., sommet  se  couvre  de  lacs,  de  forêts;  la 


G!  2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mémoire  des  hommes,  perd  tout  souvenir  de  son  activité  passée.^ 
Brusquement  cette  activité  se  réveille,  les  flancs  de  la  montagne 
s'entr'ouvrent,  il  en  jaillit  des  torrens  de  laves,  de  lapilli,  de 
gaz,  de  vapeurs;  son  sommet  boisé  oîi,  comme  au  Vésuve,  on 
se  livrait  aux  plaisirs  de  la  chasse,  où  s'étaient  réfugiés  et  avaient 
combattu  Spartacus  et  ses  conpipagnons,  se  creuse  en  cratère;  il 
s'efî"ondre  et,  en  quelques  heures,  Hereulanum  et  Pompéi  sont 
ensevelies  sous  les  cendres.  Dans  certains  cas,  le  volcan  ne  cesse 
pas  d'agir;  d'autres  fois  il  paraît  s'endormir;  tantôt  ses  pa- 
roxysmes ont  lieu  à  intervalles  presque  réguliers  ;  tantôt  ils  sont 
très  irrégulièrement  espacés.  Mais  jamais  on  n'a  découvert  la  loi 
qui  en  gouverne  le  renouvellement,  par  la  simple  raison  que  cette 
loi  n'existe  pas.  Certes,  les  théories  n'ont  pas  manqué;  beaucoup 
ont  été  formulées,  mais  la  réalité  leur  a  infligé  de  cruels  démentis, 
et  elles  sont  restées  ce  qu'elles  étaient  :  des  hypothèses.  Les 
phénomènes  volcaniques  s'observent,  se  découvrent,  s'expliquent, 
et  ne  se  prévoient  pas.  Quelque  opinion  qu'on  énonce  sur  un 
volcan,  il  est  loisible  de  l'appuyer  sur  des  exemples.  La  croûte 
terrestre  est  un  vieil  édifice  qui  tombe.  Devant  une  ruine  à 
l'intérieur  de  laquelle  il  est  à  jamais  interdit  de  pénétrer,  quelque 
architecte  se  hasardera-t-il  à  prédire  l'instant  où  s'écroulera  tel 
ou  tel  pan  de  mur;  affirmera-t-il  que  désormais  les  pierres  ne 
s'ébouleront  que  l'une  après  l'autre  ou  par  deux  ou  trois  en- 
semble ou  en  masse;  osera-t-il  rassurer  celui  qui  plantera  sa 
tente  au  pied  de  cette  ruine  et  lui  conseiller  de  dormir  en  paix, 
parce  que,  hier,  avant-hier,  telle  ou  telle  portion  se  sera  abattue 
et  que  l'on  est  certain  que  les  chutes  n'ont  jamais  lieu  qu'à  in- 
tervalles fixes?  Les  observatoires  et  les  observateurs  n'y  font 
pas  grand'chose  et,  eussent-ils  existé,  à  cette  funeste  date  du 
8  mai  1902,  tout  autour  de  la  Montagne-Pelée,  ils  n'auraient  rien 
changé  à  l'effroyable  catastrophe.  Il  ne  s'est,  en  effet,  écoulé  que 
quelques  minutes  à  peine  entre  le  moment  où  est  sortie  des  flancs 
de  la  montagne  la  formidable  bouffée  de  gaz  asphyxians  et  brû- 
lans  et  l'instant  où  celle-ci  a  balayé  la  ville  de  Saint-Pierre  en 
anéantissant  tout  sur  son  passage. 

Tout  ce  que  l'on  est  en  droit  d'affirmer,  c'est  que  les  volcans 
sont  distribués  sur  le  globe  le  long  de  certaines  zones  dange- 
reuses déterminées  où  les  phénomènes  sismiques  se  font  sentir 
avec  une  grande  fréquence  et  exercent  leurs  ravages,  parmi  les- 
quels ceux  du  genre  de  la  Martinique  n'ont  rien  d'extraordinaire. 


.    .  LES    VOLCANS    SOUS-MARINS.  613 

Le  Krakatoa,  au  milieu  du  détroit  qui  sépare  Java  de  Sumatra, 
fait  20000  victimes  en  1883,  porte  par  un  raz  de  marée  un  bâti- 
ment à  vapeur  dans  une  forêt  à  deux  kilomètres  au  milieu  des 
terres,  envoie  un  tel  nuage  de  cendres  qu'elles  se  répandent  sur 
une  aire  d'environ  750  000  kilomètres  carrés,  tandis  que  les 
poussières  fines,  lancées  à  une  hauteur  de  36  kilomètres,  font  au 
moins  trois  fois  le  tour  de  la  terre  en  donnant  naissance  à  des 
colorations  particulières  des  astres  et  du  ciel.  Au  Japon,  chaque 
année,  plusieurs  centaines  et  quelquefois  plusieurs  milliers 
d'êtres  humains  périssent,  sinon  par  les  éruptions  volcaniques 
elles-mêmes,  du  moins  par  les  treoiblemens  de  terre  et  les  mou- 
vemens  de  la  mer,  qui  ne  sont  que  des  aspects  différens  du  même 
phénomène.  Les  volcans  de  l'Amérique  centrale,  dans  des  ré- 
gions peu  peuplées,  engloutissent  des  villages  entiers  sous  des 
flots  de  boue.  Aucune  certitude  n'existe  quant  à  la  périodicité 
des  manifestations  volcaniques.  Sera-t-il  jamais  au  pouvoir  de 
la  science  humaine  de  garantir,  même  à  très  courte  échéance, 
l'avenir  de  celui  qui  habite  les  flancs  d'un  volcan?  Sur  ce  sujet, 
aujourd'hui,  le  plus  savant  et  le  plus  ignorant  peuvent  parler 
avec  une  égale  assurance. 

Si  les  volcans  continentaux  ont  été  très  étudiés  quant  aux 
caractères  de  leurs  manifestations,  il  n'en  a  pas  été  de  même 
des  volcans  sous-marins.  Pour  beaucoup  de  savans,  leur  exis- 
tence à  de  grandes  profondeurs  sous  l'eau  des  océans  est  même 
problématique.  La  commission  envoyée  à  la  Martinique  a  déclaré 
qu'aucun  changement  ne  s'était  effectué  dans  la  topographie  du 
sol  immergé  voisin  du  volcan.  Peut-être  a-t-elle  raison.  Elle 
aurait  néanmoins  eu  davantage  raison  en  se  montrant  moins 
affirmative.  Les  câbles  télégraphiques  ont  été  brisés  à  de  nom- 
breuses reprises  autour  des  îles  des  Antilles,  théâtre  des  derniers 
événemens,  et  l'on  a  peine  à  croire  que  ces  ruptures  aient  eu 
lieu  sans  que  le  sol  sur  lequel  reposaient  les  câbles  en  ait 
éprouvé  aucune  modification.  Les  changemens  topographiques 
auxquels  donne  lieu,  au  fond  des  eaux,  un  cataclysme  du  genre 
de  celui  de  mai-août  1902,  ne  sont  probablement  que  d'étendue 
restreinte  et,  par  suite,  ils  sont  difficiles  à  découvrir,  sauf  par 
un  examen  très  long  et  très  précis.  Le  regard  ne  pénètre  pas  au 
fond  de  la  mer  et  la  sonde  ne  garantit  qu'un  seul  point  à  la 
fois.  Encore  si  l'on  était  en  droit  de  se  fier  à  des  cartes  topogra- 
phiques  antérieures  très  détaillées  et  absolument  exactes!  Mais 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celles-ci  n'existant  pas  pour  la  France,  —  bien  entendu,  avec  le 
degré  de  précision  indispensable  à  ces  sortes  de  recherches,  — 
elles  existent  moins  encore  pour  les  parages  de  la  Martinique. 
Les  plans  hydrographiques  cessent  au  delà  d'une  centaine  de 
miètres  de  profondeur,  car  leur  but  est  de  servir  aux  atterrissages. 
Les  navires  sont  en  complète  sécurité  lorsqu'ils  ont  autant  d'eau 
sous  leur  quille  et  ils  ne  craignent  que  les  faibles  profondeurs. 
C'est  ainsi  que  les  rechs  situés  en  Méditerranée,  devant  Banyuls, 
ces  profonds  et  étroits  ravins  bien  plus  larges  et  plus  profonds 
que  des  fissures  volcaniques,  sont  restés  inconnus  avant  leur 
récente  découverte  par  M.  Pruvot, 

^Nulle  part,  on  n'a  donc  trouvé  l'emplacement  exact  de  volcans 
sous-marins.  Si  leur  étendue,  relativement  faible,  et  aussi  le  peu 
de  développement  de  la  science  de  l'océanographie,  rendent  leur 
découverte  difficile,  leur  existence  ne  saurait  cependant  faire 
l'ombre  d'un  doute,  car  elle  est  la  conséquence  obligée  de  plu- 
sieurs considérations. 

On  possède  une  foule  td'exemples  d'îles  volcaniques  surgies 
du  milieu  des  flots.  L'île  Julia,  ou  Ferdinandea,  ou  Graham 
apparut  au  sud  de  la  Sicile  en  1831  ;  elle  disparut  après  une 
existence  de  deux  mois  environ,  et,  à  la  place  qu'elle  occupait,  la 
sonde  accuse  une  profondeur  d'une  cinquantaine  de  mètres. 
Quel  beau,  intéressant  et  utile  travail  ce  serait,  et  combien  digne 
de  tenter  un  propriétaire  de  yacht  désireux  d'employer  à  une 
œuvre  de  science  les  loisirs  d'une  croisière  dans  le  plus  admi- 
rable des  pays,  que  de  relever  avec  exactitude  la  carte  topogra- 
phique de  la  localité,  d'y  récolter  les  échantillons  de  fonds 
nécessaires  pour  dresser  la  carte  lithologique,  d'y  recueillir  des 
échantillons  d'eau  en  séries  verticales  dont  on  prendrait  la  tem- 
pérature, la  densité,  dont  on  ferait  ensuite  l'analyse  chimique, 
surtout  au  point  de  vue  des  gaz  !  Combien  on  regrette  de  ne  pas 
posséder  un  bateau,  première  condition,  hélas!  pour  étudier  les 
phénomènes  de  la  mer  ! 

L'île  Sabrina  apparut  et  disparut  en  J811  au  voisinage  des 
Açores.  En  1866,  l'île  Giorgios  vint  agrandir  l'île  Nea-Kameni 
dans  l'archipel  de  Santorin.  Boguslaw  est  un  volcan  marin  ana- 
logue dans  l'Alaska.  Au  mois  de  septembre  1901,  on  annonçait 
la  disparition  subite  de  la  petite  île  Bermuja  dans  le  sud  du 
golfe  du  Mexique,  par  22°34'll"  et  93°38'16'',  à  la  suite  de 
l'éruption  de  la  Montagne-Pelée. 


LES    VOLCANS    SOUS-MARINS.  615 

Ces  éruptions  ont  lieu  le  plus  souvent  en  eau  peu  profonde, 
circonstance  qui,  d'ailleurs,  facilite  leur  apparition  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer;  mais,  quelquefois,  comme  pour  Sabrina,  elles 
se  font  en  eau  profonde,  puisque  la  sonde  indique  une  fosse  aux 
contours  mal  définis  et  d'au  moins  3500  mètres  sur  l'emplace- 
ment de  l'Ile  disparue.  La  zone  des  Açores  est  particulièrement 
intéressante  ;  c'est  une  région  privilégiée  d'activité  volcanique  se 
trouvant  précisément  au  point  de  croisement  des  deux  grandes 
zones  d'activité  actuelles.  L'une  prend  en  écharpe  le  globe  ter- 
restre, et  son  parcours  est  jalonné  par  l'Amérique  centrale,  le 
Mexique,  les  Antilles,  les  Açores,  le  sud  de  l'Espagne,  l'Etna  et 
le  Vésuve,  Santorin,  puis  la  Mer-Rouge  et  le  golfe  Persique,  l'île 
Bahrein  et,  enfin,  l'archipel  Malais.  Une  autre  ligne  occupe  l'axe 
même  de  l'Atlantique,  marquée  par  les  îles  Tristan  d'Acunha, 
Sainte-Hélène,  l'Ascension,  les  archipels  du  Cap  Vert,  des  Cana- 
ries, des  Açores,  Madère  et,  tout  au  nord,  la  région  si  éminem- 
ment volcanique  de  l'Islande.  Le  Pacifique  est  entouré  d'une 
ceinture  de  volcans. 

L'axe  de  l'Atlantique  est  particulièrement  connu  comme 
étant  le  siège  de  fréquens  tremblemens  de  mer,  autre  forme  de 
l'activité  sismique.  Ce  phénomène  se  traduit  par  un  choc  de 
nature  spéciale  éprouvé  par  les  bâti  mens  naviguant  au-dessus 
de  la  région.  L'impression  est  celle  qu'on  ressentirait  si  la  quille 
venait  subitement  à  racler  le  fond.  La  carte  de  l'Atlantique  de 
Y  Atlas  physique  de  Berghaus  indique  l'emplacement  de  quelques 
points  où  ont  été  éprouvées  en  mer  des  secousses  en  1806,  1824, 
1836  et  1878.  Les  tremblemens  de  mer  sont  une  preuve  directe 
de  commotions  sismiques  provenant  du  sol  même  de  l'Océan,  et 
cette  origine  est  d'autant  plus  certaine  que  l'événement  ne  coïn- 
cide généralement  avec  aucune  éruption  continentale,  laquelle 
ne  saurait  passer  inaperçue.  Une  seconde  preuve  de  l'existence 
de  foyers  d'éruption  sous-marins  est  la  rupture  des  câbles  télé- 
graphiques et  le  mode  particulier  de  leur  fracture  qui  a  lieu  par 
arrachement,  ainsi  que  les  bouleversemens  du  fond  observés, 
par  exemple,  dans  les  parages  de  la  Grèce  et  dans  l'archipel 
Malais.  Maintenant  que  l'attention  est  attirée  sur  ces  phéno- 
mènes, il  serait  à  désirer  que  toutes  les  circonstances  en  fussent 
désormais  étudiées  avec  la  plus  scrupuleuse  attention  par  des 
spécialistes  compétens,  car  l'industrie  télégraphique  sous-marine, 
pour  ne  parler  que  des  sciences  d'application,  a  tout  intérêt  à 


616  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  connaître  dans  leurs  moindres  détails.  On  prétend  que  des 
dégagemens  d'hydrogène  sulfuré  ternissant  les  objets  d'argent 
ont  lieu  en  pleine  rade  d'Ajaccio,  entre  les  îles  Sanguinaires  et 
la  côte  opposée. 

Les  sondages  qui,  surtout  dans  ces  derniers  temps,  ont  été 
exécutés  autour  des  îles  volcaniques  par  les  compagnies  anglaises 
de  télégraphie  en  vue  d'étudier  les  points  d'atterrissage  de 
leurs  câbles  ont  permis  de  dresser  avec  précision  le  relief  des 
abords  de  ces  îles.  Ils  ont  démontré  combien  les  pentes  en 
étaient  abruptes,  coupées  de  ravins  profonds  et  tout  à  fait  ana- 
logues, au-dessous  des  eaux,  aux  montagnes  volcaniques  conti- 
nentales. Les  pentes  de  Tristan  d'Acunha  sont  de  33  degrés  : 
celles  autour  de  Saint- Paul  atteignent  en  certains  points  62  degrés  ; 
à  San  Thomé,  dans  le  golfe  de  Guinée,  aux  Açores,  à  Jan  Mayen, 
aux  îles  Lipari,  à  Santorin,  à  l'île  Amsterdam,  dans  les  îles  de  la 
mer  de  Banda  et  l'archipel  de  la  Société,  partout,  autour  des  îles 
volcaniques,  les  pentes  sont  excessivement  rapides;  partout, 
comme  pour  les  volcans  subaériens,  c'est  au  voisinage  immédiat 
•du  cratère  que  se  trouvent  les  plus  fortes.  Il  arrive  aussi  que 
diverses  îles  volcaniques  d'un  même  groupe  s'élèvent  d'un  même 
massif  comme  d'un  socle  commun  et  ensuite,  à  une  profondeur 
plus  ou  moins  considérable,  sïsolent  pour  former  autant  de 
pitons  séparés.  On  le  constate  aux  Açores,  aux  îles  de  la  Société, 
aux  Fidji,  aux  Samoa,  au  Stromboli.  Tout  s'accorde  pour  indiquer 
que,  de  même  que  les  volcans  subaériens,  les  volcans  marins, 
après  avoir  formé  par  leurs  déjections  solidifiées  un  socle  massif 
individuel  ou  commun,  aux  parois  inclinées,  se  sont  accrus  par 
l'accumulation  sur  leurs  pentes  de  matériaux  éjectés,  soit  massifs 
comme  les  laves,  soit  pulvérulens  comme  les  lapilli,  et  tous  les 
débris  postérieurement  arrachés  aux  flancs  du  cône  aérien  lorsque 
celui-ci,  d'abord  sous-marin  et  s'exhaussant  lentement  par  poussée 
souterraine,  a  fini  par  atteindre  les  régions  superficielles  de 
l'Océan  où  se  fait  sentir  l'action  des  vagues  et  par  suite  l'érosion, 
et  a,  enfin,  émergé  au-dessus  de  l'eau.  Si  tant  de  volcans  sont 
ainsi  parvenus  à  s'élever  jusqu'à  apparaître  aux  yeux,  combien 
ne  doit-il  pas  en  exister  d'autres  en  train  de  s'exhausser,  quoique 
encore  loin  d'atteindre  la  surface,  cachés  qu'ils  sont  sous  les 
flots  et  situés  en  plein  océan  dans  des  parages  où  le  hasard  pro- 
blématique d'un  coup  de  sonde  heureux  paraît  devoir  être  de 
longtemps  le  seul  moyen  d'obtenir  la  certitude  de  leur  présence? 


LES    VOLCANS    SOUS-MARINS.  617 

Tout  d'abord  notons  un  phénomène  capital  parmi  ceux 
qui  accompagnent  les  éruptions  sous-marines.  Il  a  été  bien  mis 
en  lumière  par  le  docteur  E.  Berté,  qui,  médecin  à  bord  du 
Pouyer-Quertier,  bâtiment  télégraphiste  français,  a  assisté  en 
mer  à  toutes  les  phases  de  l'éruption  de  la  Martinique  et  qui,  par 
ses  fonctions,  était  mieux  que  personne  en  mesure  d'observer 
ceux  de  ces  phénomènes  s'accomplissant  spécialement  au  fond 
des  eaux.  Il  s'agit  de  réchauffement  des  couches  d'eaux  à  une 
profondeur  dépassant  2  000  mètres  et  des  courans  violens  qui 
en  sont  la  conséquence.  Le  récit  du  docteur  E.  Berté  a  paru  dans 
le  numéro  de  septembre  du  Bulletin  de  la  Société  de  Géogra- 
phie de  Paris. 

«  La  toile  goudronnée  qui  entoure  les  bouts  du  câble  brisé 
qu'on  ramène  à  bord,  et  qui,  ordinairement,  est  encore  intacte 
après  dix  ou  quinze  ans  de  submersion,  n'existe  presque  plus. 
Le  goudron  qui  imbibe  la  toile  coule  sur  le  pont  et  dans  la  cuve 
où  le  câble  est  replié  :  il  est  chaud  ainsi  que  l'armature  en  acier 
qui  enveloppe  les  lignes.  » 

Cet  échauffement  du  sol  communiqué  aux  eaux  sus-jacentes 
donne  naissance  à  de  violens  courans  se  faisant  sentir  jusqu'à  la 
surface  et  probablement  plus  violens  encore  dans  les  profon- 
deurs. Je  cite  de  nouveau  le  docteur  Berté  : 

«  Le  7  mai  1902,  courant  de  3  nœuds  portant  dans  le  Nord 
qui  nous  fait  dériver  de  15  milles  en  5  heures  et  qui  fait  couler 
une  bouée.  Le  lendemain,  catastrophe  de  Saint-Pierre. 

«  Les  jours  suivans,  le  courant  disparaît,  et  nous  pouvons 
rester  les  nuits  à  flotter  par  le  travers  de  l'île  La  Perle,  sans 
dériver  d'un  demi-mille.  Pendant  ce  temps,  la  Montagne-Pelée 
est  calme  ou  du  moins  peu  agitée, 

«  Le  20,  éruption,  et  un  courant  reparaît,  moins  violent,  il  est 
vrai,  que  le  8.  Le  6  juin,  les  mêmes  phénomènes  se  repro- 
duisent. » 

Les  observations  de  M.  Berté  sont  de  la  plus  grande  impor- 
tance et  devront  être  prises  en  très  sérieuse  considération  dans 
toute  étude  de  lithologie  sous-marine. 

Il  est  certain  qu'un  courant  aussi  violent  entraînera  des 
sédimens  sableux  déjà  déposés  sur  le  fond  et  qu'il  les  laissera 
retomber  plus  loin  au  milieu  des  sédimens  vaseux  habituels  des 
profondeurs.  Le  phénomène  étant  transitoire,  ces  dépôts  pren- 
dront fin  avec  lui  et,  au  total,  il  se  sera  formé  des  lentilles  sableuses. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  remarque  trouve  son  application  en  géologie  descriptive. 
Supposons  en  outre  que,  dans  un  sondage,  on  observe  contre  le 
fond  un  relèvement  de  la  température  de  l'eau  par  rapport  aux 
températures  régulièrement  décroissantes  de  haut  en  bas  suivant 
la  verticale  de  ce  sondage  et,  pour  plus  de  sûreté,  que  l'on 
reconnaisse  que  cette  température  de  J'eau  immédiatement  sus- 
jacente  au  fond  est  supérieure  à  la  température  du  fond  lui- 
même.  On  sera  alors  en  présence  d'un  courant  volcanique.  Celui- 
ci  sera  très  probablement  non  permanent,  c'est-à-dire  temporaire. 
En  d'autres  termes,  il  est  douteux  que,  en  sondant  à  la  même 
place,  après  un  certain  temps,  on  retrouve  la  même  température 
de  l'eau.  Si  l'on  peut  exécuter  sans  plus  tarder  cette  recherche, 
en  continuant  les  sondages  thermométriques  contre  le  fond  et 
en  comparant  entre  eux  les  résultats  pointés  sur  la  carte,  on 
sera  infailliblement  amené  à  la  localité-origine  en  se  dirigeant 
du  côté  vers  lequel  l'eau  sera  plus  chaude  de  même  qu'on 
retrouve  la  source  d'un  fleuve  en  remontant  son  courant.  Le 
procédé  permettra  donc  de  découvrir  la  position  précise  d'un 
centre  d'activité  volcanique  sous-marin.  Il  importerait  aussi  de 
constater  et,  si  possible,  de  doser  l'acidité  de  l'eau  elle-même, 
très  probablement  chargée  d'acide  carbonique. 

Il  se  peut  aussi  que  l'on  soit  mis  sur  la  voie  de  la  découverte 
des  centres  sous-marins  d'éruption  par  l'examen  des  sédimens 
volcaniques.  Ceux-ci  ne  sont  pas  disséminés  sur  le  fond  tout 
entier,  comme  le  pensent  certains  océanographes  qui  sont  d'avis 
que  les  poussières  volcaniques  décomposées  au  sein  des  eaux 
constituent  à  elles  seules  l'élément  minéral  essentiel  de  toutes 
les  vases  abyssales.  Ces  sédimens  sont  au  contraire  répartis  par 
places  et  très  reconnaissables.  Grâce  à  la  bienveillance  du  prince 
de  Monaco,  j'ai  eu  le  loisir  d'examiner  environ  200  échantillons 
de  fonds  recueillis  par  lui  principalement  dans  les  parages  volca- 
niques des  Açores,  des  Canaries  et  des  îles  du  Cap  Vert,  et  j'ai 
constaté  combien  leurs  caractères  généraux  étaient  uniformes. 
Outre  le  calcaire  d'origine  organique,  débris  de  foraminifères  ou 
autres,  constituant  l'élément  principal  des  vases  profondes,  ils 
sont  composés  surtout  de  grains  de  basalte,  de  feldspath,  d'am- 
phibole, d'olivine,  de  pyroxène  et  de  magnétite,  ainsi  que  de 
minéraux  amorphes,  scories  volcaniques,  verres  volcaniques 
huileux  ou  compacts  et,  enfin,  débris  de  ponce.  Ces  minéraux 
sont  caractéristiques  et,  pour  ce  motif,  il  convient  de  donner 


LES   VOLCANS    SOUS-MARINS.  619 

sur  eux  quelques  détails.  Mais,  dès  à  présent,  on  est  en  droit 
d'affirmer  que  très  faciles  à  diagnostiquer,  —  au  microscope, 
bien  entendu,  —  et  très  difTérens  les  uns  des  autres,  ils  sont 
localisés  non  seulement  sur  le  lit  océanique  tout  entier,  mais 
même  sur  les  fonds  spécialement  volcaniques.  Certains  d'entre 
eux  sont  visiblement  scoriacés,  c'est-à-dire  avec  prédominance 
de  scories,  d'autres  particulièrement  riches  en  obsidienne,  d'autres 
enfin,  comme,  par  exemple,  ceux  des  Açores,  éminemment  pon-^ 
ceux. 

Lorsque,  après  un  nombre  suffisant  d'analyses,  les  cartes  litho- 
logiques sous-marines  auront  été  amenées  à  un  degré  de  pré- 
cision convenable  et  que  les  régions  à  prédominance  de  fonds 
scoriacés  ou  d'obsidienne  ou  de  ponce  auront  été  bien  délimités» 
on  observera  que  leur  distribution  est  ordonnée  par  rapport  à.  la 
position  de  l'orifice  volcanique  quel  qu'il  soit,  point  unique  ou 
fente  plus  ou  moins  allongée.  Les  ponces  très  légères  ont  toute 
probabilité  d'être  plus  éloignées,  tandis  que  les  scories,  les  verres 
bulleux  et,  davantage  encore,  les-  obsidiennes  compactes  ont 
chance  d'être  plus  voisines.  De  proche  en  proche,  sur  la  carte, 
on  parviendra  donc  à  circonscrire  la  position  probable  de  la 
bouche  d'éjection  dont  il  ne  restera  alors  qu'à  fixer  la  position 
exacte  par  sondages,  car  elle  doit  être  accusée  par  un  relief 
spécial  tel  qu'une  dépression  cratériforme  brusque  et  assez  cir- 
conscrite ou  bien  plutôt  par  le  sommet  ou  le  plateau  culminant 
d'un  dôme  aux  pentes  inclinées.  On  sera  confirmé  dans  son 
jugement  par  l'absence  relative  de  vase  et  la  présence  de  la 
roche  vive,  qui,  malheureusement,  dans  un  sondage,  ne  se  tra- 
duit que  par  une  indication  négative  :  l'absence  de  tout  sédiment 
ramené  par  la  sonde  ou  la  déchirure,  sinon  la  perte  des  dragues 
et  chaluts  envoyés  sur  le  fond.  Les  nouveaux  perfectionnemens 
apportés  par  le  prince  de  Monaco  dans  la  récolte  des  échantillons 
de  fonds  dont  il  obtient  des  boudins  longs  de  50  centimètres, 
seront  d'un  puissant  secours  dans  ces  recherches.  Il  est  fâcheux 
que  les  appareils  destinés  à  la  récolte  des  échantillons  purement 
sableux  laissent  encore  autant  à  désirer. 

Ces  minéraux  caractéristiques,  scories,  obsidiennes  et  ponces, 
prenant  ainsi  un  intérêt  considérable,  devront  donc  être  assez 
connus  pour  être  immédiatement  distingués  dans  un  échantillon. 
Les  scories  ont  un  aspect  particulier:  noires,  brunes  ou  rou- 
geâtres,  poreuses;  elles  sont  idinti-^ues  à  des  scories  aériennes 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finement  pulvérisées,  quoique  souvent,  par  suite  de  leur  séjour 
dans  la  mer,  certaines  portions,  par  un  phénomène  de  modi- 
fication chimique  auquel  on  a  donné  le  nom  de  diagenèse  et 
qui  consiste  surtout  en  une  peroxydation  du  fer,  soient  partielle- 
ment transformées  en  un  produit  de  décomposition  de  couleur 
rouge,  mal  déterminé  et  mal  déterminable  à  cause  de  sa  com- 
position assez  vague,  et  nommé  palagonite. 

Les  verres  volcaniques,  non  moins  aisés  à  reconnaître  pour 
quiconque  les  a  vus  une  fois,  sont  huileux  ou  compacts  comme 
du  verre  à  bouteilles.  Le  Challenger  en  a  trouvé  des  fragmens 
gros  comme  des  noix  dont  le  noyau  seul  était  resté  vitreux 
tandis  que  la  périphérie  était  transformée  en  palagonite.  La 
plupart  de  ceux  des  Açores,  —  et  il  est  à  supposer  que,  partout 
dans  l'Océan,  ils  montrent  ce  même  caractère,  —  sont  de  couleur 
verdâtre  clair,  compacts,  ressemblant  à  du  verre  à  bouteilles 
pilé  et  lavé,  extrêmement  fin,  les  fragmens  n'ayant  guère  plus 
de  un  à  deux  dixièmes  de  millimètre.  On  les  imite  en  pulvé- 
risant et  en  lavant  du  verre  commun  de  couleur  très  foncée  ou, 
mieux,  des  fragmens  d'obsidienne  provenant  du  Mexique  ou  de 
Lipari.  \ 

Pour  m'expliquer  leur  genèse  et  les  reproduire  par  synthèse, 
j'ai  fondu  de  ces  verres  ou  de  ces  obsidiennes  dans  un  creuset 
et  j'ai  versé  dans  de  l'eau  froide  la  matière  devenue  fluide.  J'ai 
provoqué  ce  qu'on  appelle  en  langage  technique  un  «  étonne- 
ment  »  de  la  matière.  J'ai  obtenu  ainsi  un  résidu  de  fragmens 
anguleux  très  fins  ou  arrondis,  véritables  larmes  bataviques 
microscopiques  dont  un  très  léger  choc  ou  un  écrasement  pro- 
voquait la  rupture  en  éclats  excessivement  ténus  et  tellement 
ressemblans  aux  minéraux  analogues  trouvés  dans  les  fonds 
marins  qu'on  se  ferait  fort  d'en  mélanger  une  notable  propor- 
tion dans  un  échantillon  véritable  et  de  mettre  au  défi  de  de- 
viner la  supercherie  et  de  soupçonner  l'addition  de  ces  grains 
artificiels.     - 

Le  dernier  produit  volcanique  caractéristique  est  la  ponce  de 
couleur  grise,  à  structure  fluidale  bien  prononcée,  composée  de 
faisceaux  filiformes  allongés.  Si,  dans  les  régions  volcaniques, 
les  fonds  en  sont  en  certaines  places,  —  autour  des  Açores,  par 
exemple,  —  abondamment  pourvus,  il  n'est  pas  rare  d'en  trouver 
des  fragmens  parfois  assez  gros  sur  le  sol,  très  loin  de  toute 
région  volcanique.  J'en,  ai  recueilli  en  1895,  à  bord  du  Caudan, 


LES    VOLCANS    SOUS-MARINS.  621 

par  dragages,  dans  le  golfe  de  Gascogne.  Le   Challenger  en  a 
dragué  dans  une  foule  d'endroits. 

Je  me  suis  livré  à  diverses  expériences  sur  ces  ponces.  Je 
ne  saurais    les    décrire  ici   sans    risquer    d'allonger    beaucoup 
cette  étude.  Je  me  bornerai  à  dire  que  mes  expériences  m'ont 
amené  à  la  conviction  que  les  ponces  de  fond,  quel  que  soit  leur 
volume,  ne  proviennent  que  d'éruptions  sous-marines  actuelles. 
Celles  qui  ont  été  au  contact  de  l'air  froid  et  qui  ont  été  amenées 
à  la  mer  d'une  manière  quelconque  :  projection    directe  hors 
de  la  bouche  du  volcan  comme  en  Sicile  et  surtout  au  Krakatoa 
en  1883,  ou  bien  enlevées  par  les  vagues  à  des  amas  de  ponce 
formant  rivage,   ou  bien   encore  arrachées  par  les  pluies  dans 
l'intérieur  des  terres  et  charriées  jusqu'à  la  mer  par  les  rivières 
et  les  torrens,  toutes  ces  ponces,  à  moins  qu'elles  ne  soient  à 
l'état  de  poussière,  ne  descendent  pas  sur  le  fond.  Elles  flottent 
pour  ainsi  dire  indéfiniment  à  la  surface  de  l'eau,  y  deviennent 
le  jouet  des  vents  et  s'isolent  les  unes  des  autres,  quel  qu'ait 
été  leur  amoncellement  au  début  comme  au  Krakatoa  où  s'était 
formé  contre   le  rivage   un  banc  de  ponces  flottantes  long  de 
30  kilomètres,  large  de  1  kilomètre  et  épais  de  3  à  4  mètres. 
Eparpillés,  chassés  au  loin  par  les  courans,  les  fragmens  finis- 
sent, quelle  qu'ait  été  la  durée  de  leur  course  errante,  par  arri- 
ver à  très  peu  près  intacts   sur   un   rivage   quelconque  où  ils 
s'échouent.  A  cause    de  leur  extrême,  fragilité,  ils    sont   alors 
immédiatement  triturés  par  le  ressac  contre  le  sable  de  la  plage. 
J'en  ai  vu  flotter  aux  îles  du  Cap  Vert  autour  de  la  Princesse- 
Alice,  que  j'ai  recueillis,  et  j'en  ai  ramassé,  après  un  orage, 
sur  le  sable  à  Sao  Antao.  Qui  sait  d'où  viennent  et  combien  de 
temps  ont  flotté  les  bouchons  qu'il   est  si  fréquent  de  trouver 
échoués  le  long  du  bord,  dans  des  parages  déserts  où  ils  se  con- 
servent intacts  pendant  très  longtemps,  grâce  à  leur  élasticité  qui 
les  fait  résister  aux  chocs?  Au  contraire,  les  fragmens  de  ponce, 
de  nature  huileuse  et  éminemment  fragile,  sont  bientôt  usés  et 
réduits  en  poussière  tellement  fine  et  imperceptible  quïl  n'est 
plus  possible  de  les  découvrir  au  milieu  de  l'énorme  prédomi- 
nance des  galets,  des   graviers  ou  môme  simplement  des  grains 
de  sable  beaucoup  plus  gros  et  bien  plus  résistans  des  dépôts 
côtiers  au  sein  desquels  ils  sont  confondus. 

Les  ponces  du  fond,  sorties  de  bouches  volcaniques  sous- 
marines  avec  leurs  pores  remplis  de  gaz  chaud,  sont  «  étonnée    » 


.622     .  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

dès  qu'elles  parviennent  au  contact  de  l'eau  de  mer  froide  am- 
biante. Cette  eau  les  pénètre,  les  alourdit,  leur  permet  peut-être 
de  s'élever  à  une  certaine  hauteur  au-dessus  du  fond  et  d'y  de- 
meurer en  flottaison  parfaite  si  leur  densité  est  rigoureusement 
égale  à  celle  du  liquide  qui  les  baigne  entièrement  et  les  imbibe 
en  partie,  mais  elles  ne  remontent  pas  à  la  surface.  Que  l'on 
chauffe  un  fragment  de  fponce  et  qu'on  le  jette  dans  un  vase 
plein  d'eau,  il  y  enfoncera  immédiatement  et  restera  submergé, 
tandis  que,  si  l'on  répète  la  même  expérience  sur  un  fragment 
froid,  il  demeurera  toujours  à  la  surface,  même  si  l'on  agite  fré- 
quemment le  liquide.  J'en  possède  de  la  dimension  d'une  noi- 
sette, qui  flottent  ainsi  depuis  plusieurs  années.  Les  petits  frag- 
mens  «  étonnés  »  dans  la  mer  sont  très  lentement  transformés  en 
une  masse  rougeâtre  sans  consistance,  présentant  certaines  res- 
semblances avec  la  palagonite,  et  qui,  en  se  délitant,  a  peut-être 
fourni  ces: -grains  opaques  d'un  brun  rouge  plus  ou  moins  vif  ou 
jaunes  que  le  microscope  permet  de  distinguer  dans  la  plupart 
des  fonds,  surtout  volcaniques.  Les  gros  fragmens  décomposés 
à  leur  surface  par  leur  élonnement  peuvent  avoir  conservé  leur 
intérieur  intact.  Très  peu  pesans,  ils  auront  été  entraînés  par  les 
courans  sous-marins,  à  commencer  par  le  courant  extraordinaire 
dû  à  l'éruption  même,  et  être  chassés  très  loin  sur  les  fonds  d'où 
la  drague  nous  les  ramène  aujourd'hui. 

Cherchons  ce  que  peut  être  une  éruption  sous-marine.  Le  sol 
s'entr'ouvre  et  vomit  une  masse  de  matériaux  divers  à  tempéra- 
ture très  élevée.  La  plupart  sont  des  gaz  ou  des  vapeurs.  La  va- 
peur d'eau  d'origine  interne  est  immédiatement  condensée  par 
l'énorme  quantité  d'eau  marine  sus-jacente  ;  chaque  bulle,  quel 
que  soit  son  volume,  est  aussitôt  fractionnée,  refroidie,  con- 
densée et  finalement  absorbée.  Les  gaz  hydrogène  sulfuré,  acide 
sulfureux,  acide  chlorhydrique  et  même  acide  carbonique  sont 
solubles  et  par  conséquent,  eux  aussi,  immédiatement  dispersés 
et  dissous.  Rien  n'a  été  visible  à  la  surface  de  la  mer,  sauf  quel- 
ques bulles  ayant  échappé  à  l'action  dissolvante  de  plusieurs 
centaines  et  même  plusieurs  milliers  de  mètres  d'eau,  et  qui 
sont  d'ailleurs  comme  émiettées  et  rendues  indiscernables  au 
milieu  du  mouvement  et  de  l'écume  des  vagues.  Tout  se  bornera 
donc,  en  tant  que  manifestation  extérieure,  à  une  secousse  de 
tremblement  de  mer  telle  que  des  navires  en  ont  ressenti,  ou 
bien  à  une  vague  très  grosse  et  subite  se  propageant  à  la  surface, 


LES    VOLCANS    SOU^-MARINS  '  623 

phénomène  connu  des  navigateurs,  ou  encore  à  une  lame  dite 
de  fond,  courant  avec  rapidité  à  travers  les  eaux  calmes  du  fond 
de  l'océan,  puis,  tout  d'un  coup,  remontant  verticalement  en  sui- 
vant la  montée  du  sol  sous-marin  à  l'approche  d'une  terre. 
Alors,  sans  doute  renforcée  par  des  interférences  dues  à  des 
chocs  contre  les  sinuosités  des  rivages  et  les  inégalités  du  fond, 
elle  donne  naissance  à  ces  secousses  verticales  de  has  en  haut 
et  ensuite  de  haut  en  bas  qui,  le  long  de  nos  côtes  atlantiques 
françaises,  ont  causé  bien  des  sinistres  parmi  nos  pêcheurs.  Le 
bateau  brusquement  soulevé  et  retombant  éprouve  une  secousse 
qui  le  disjoint  et  le  fait  couler  à  pic.  Très  près  de  se  qu'on  pour- 
rait nommer  l'épicentre  de  l'éruption,  il  se  produira  des  tourbil- 
lons et  des  courans  violens  qu'on  n'aura  guère  chance  de  con- 
stater s'ils  ont  lieu  au  large  et  par  mauvais  temps,  et  qu'en  tous 
cas,  on  ne  songera  pas  à  attribuer  à  leur  véritable  cause. 

Pendant  ce  temps,  les  matières  solides  éjectées,  soumises  à 
un  refroidissement  subit  au  milieu  des  eaux  profondes  à  tempé- 
rature de  quelques  degrés  à  peine  supérieure  à  zéro,  seront 
«  étonnées.  »  La  gigantesque  larme  batavique  formée  sera  presque 
aussitôt  pulvérisée.  Selon  sa  nature,  elle  donnera  naissance  à 
des  scories,  à  des  verres  volcaniques  huileux  ou  compacts  et  à 
des  ponces.  Mais  les  gaz  chauds  qui  les  remplissent  et  seront 
immédiatement  condensés  ne  permettront  pas  aux  minéraux 
huileux  de  s'élever  jusqu'à  la  surface.  Selon  leur  volume,  ils 
seront,  s'ils  sont  petits,  simplement  chassés  par  la  commotion  à 
une  faible  distance  de  l'orifice,  ou  bien  si,  comme  les  ponces,  ils 
sont  à  la  fois  de  gros  volume,  très  huileux  et  en  même  temps  de 
densité  réelle  relativement  faible,  étant  constitués  par  du  feld- 
spath et  peu  ferrugineux,  ils  s'élèveront  à  une  certaine  hauteur, 
seront  pris  par  les  courans  et  emportés.  Cependant,  par  absorp- 
tion lente  de  l'eau,  ils  s'alourdiront  peu  à  peu  ;  leur  trajectoire 
s'abaissera  de  plus  en  plus  vers  le  fond  sur  lequel  ils  finiront  par 
se  déposer  très  loin  de  leur  lieu  d'origine.  Le  verre  volcanique, 
plus  lourd  parce  qu'il  est  plus  ferrugineux  et  plus  compact,  ira 
moins  loin;  le  verre  complètement  compact  demeurera  presque 
sur  place  en  paillettes  aplaties,  les  blocs  de  grosseur  moyenne 
seront  rares  comme  dans  les  larmes  bataviques,  qui  ne  se  brisent 
jamais  en  gros  fragmens.  Ces  diverses  roches  à  forte  tempéra- 
ture, mises  en  contact  avec  l'eau  de  la  mer,  seront  vivement  atta- 
quées dans  leurs  portions  extérieures  ;  elles  se  transformeront  en 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

palagonite  ou,  d'une  façon  générale,  en  grains  amorphes, 
opaques,  rouges,  bruns  ou  jaunes,  de  composition  indécise, 
sorte  de  latérite  volcanique,  qui  seront  disséminés  sur  l'immenise 
étendue  du  lit  océanique.  Enfin,  lorsque  la  surface  de  l'énorme 
magma,  pulvérisée  par  Va  étonnement  »  sur  une  certaine  épaisseur, 
aura  été  dispersée  autour  de  l'orifice  volcanique,  il  restera  une 
masse  compacte,  tout  au  plus  surmontée  localement  de  gros 
blocs,  et  qui,  maintenant  refroidie,  protégera  les  matières  sous- 
jacentes  et  leur  permettra  de  se  refroidir  lentement  à  leur  tour. 
Peut-être  se  produira-t-il  des  fissures  de  retrait,  étroites  et  pro- 
fondes, presque  impossibles  à  découvrir  par  sondages  ;  mais  la 
masse  elle-même  aura  des  bords  assez  inclinés.  De  nouvelles 
éruptions  élèveront  encore  la  hauteur  de  la  montagne  sous- 
marine,  sans  toutefois  modifier  essentiellement  sa  structure,  et 
elle  deviendra  le  socle  futur  d'une  île  volcanique,  laquelle  finira 
bien  un  jour  par  surgir  au-dessus  des  eaux  comme  Saint-Paul, 
Amsterdam  et  tant  d'autres  disséminées  dans  toutes  les  mers  du 
globe. 

En  résumé,  tous  les  faits  connus  prouvent  que  des  éruptions 
volcaniques  s'effectuent  actuellement  sur  le  fond  même  des 
océans.  Ces  phénomènes  se  traduisent  par  des  événemens  qu'il 
est  d'une  grande  importance  pratique  de  bien  connaître,  car  ils 
mettent  en  danger  les  navigateurs  et  les  pêcheurs.  On  est  en 
droit  d'espérer  qu'il  deviendra  possible  de  déterminer  l'empla- 
cement des  foyers  d'activité  sismique,  en  s'appuyant  d'abord 
sur  des  sondages  thermiques,  puis  sur  l'analyse  des  fonds  ma- 
rins avoisinans,  en  reportant  sur  une  carte  les  localités  oii 
auront  été  récoltés  les  échantillons,  et,  enfin,  en  établissant  à 
coups  de  sonde  la  topographie  détaillée  de  la  région  restreinte 
désignée  par  les  recherches  précédentes. 

J.  Thoulet. 


UNE  yiE   D'AMBASSADRICE 

AU  SIÈCLE  DERNIER 


11(1) 

A  LA  COUR  D'ANGLETERRE 


I 

Au  mois  de  mai  4812,  l'empereur  Napoléon  était  à  Dresde. 
Sous  prétexte  d'y  tenir  de  solennelles  assises  et  de  recevoir  l'hom- 
mage et  le  serment  des  rois  (2),  il  avait  voulu  se  rapprocher  de  la 
Russie.  Au  milieu  des  fêtes  qui  signalaient  sa  présence  en  Saxe, 
il  se  préparait  à  attaquer  Alexandre,  tout  en  feignant,  bien  qu'il 
fût  résolu  à  la  guerre,  de  n'avoir  pas  renoncé  à  la  conjurer.  Le 
tsar  n'y  était  pas  moins  résolu  que  lui.  Mais  il  entendait  qu'elle 
se  fît  en  deçà  des  frontières  de  son  empire  ;  il  espérait  attirer  là 
son  redoutable  rival  et  lui  creuser  un  tombeau.  A  la  faveur  de 
négociations  où  personne  n'apportait  ni  sincérité  ni  bonne  foi, 
chacun  des  deux  adversaires  se  flattait  de  dissimuler  à  l'autre  ses 
dispositions  personnelles  et  ses  secrets  desseins.  Il  en  résultait  par 
toute  l'Europe  un  état  d'incertitude  et  de  trouble  dont  les  lettres 
de  M""*  de  Liéven  nous  révèlent  maints  symptômes. 

Rentrée  de  Berlin  à  la  fin  de  1811,  elle  était  encore  à  Saint- 
Pétersbourg  au  printemps  suivant.  Elle  s'impatientait  de  ne  sa- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1°'  janvier  1903. 

(2)  Albert  Vandal,  Napoléon  et  Alexandre  I". 

TOME  XIII.  —  1903.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  pas  à  quel  poste  on  destinait  son  mari,  qu'une  mission  tem- 
poraire retenait  hors  de  la  capitale.  Le  choix  de  ce  poste  restait 
subordonné  à  la  tournure  qu'allaient  prendre  les  événemens.  On 
voit  alors  la  jeune  femme  supporter  avec  peine  «  ce  vilain  cli- 
mat »  nuisible  à  sa  santé,  dont  l'avait  déshabituée  son  séjour  en 
Prusse.  «  L'incertitude  de  mon  sort  à  venir,  mande-t-elle  à  son 
frère,  le  24  mai,  fait  que  je  ne  puis  même  pas  m'établir  à  ma 
guise.  Je  vous  assure  que  je  suis  bien  fatiguée  de  cette  ignorance 
complète  des  événemens.  Je  n'ai  aucune  idée  du  moment  et  du 
lieu  où  je  reverrai  mon  mari.  Dans  tous  les  cas,  je  suis  bien  dé- 
cidée à  ne  pas  voir  les  glaces  sur  la  Neva,  et  si  les  circonstances 
ne  me  permettent  point  de  me  trouver  avec  mon  mari  sous  un 
ciel  étranger,  j'irai  en  chercher  un  plus  chaud  en  Russie.  La 
Grimée  me  sourit  beaucoup  et  Constantin  est  tout  décidé  à  m'y 
accompagner  si  j'y  vais...  Je  ne  vous  dis  rien  de  ce  qui  se  passe, 
d'abord  par  la  très  bonne  raison  que  je  n'en  sais  absolument  rien 
et  que  je  veux  mourir  si  j'y  comprends  goutte.  Bien  fin  celui 
qui  peut  calculer  ce  qui  va  advenir  de  tout  cela.  » 

Ce  qui  en  advint,  on  le  sait  :  la  brusque  rupture  des  négo- 
ciations engagées  entre  la  France  et  la  Russie,  le  déchirement  de 
l'alliance,  le  passage  du  Niémen  par  Napoléon,  sa  marche  sur 
Moscou, l'incendie  de  cette  ville,  et  enfin  la  retraite  tragique  de 
la  Grande  Armée  sous  les  meurtrières  rigueurs  d'un  hiver  inexo- 
rable. Au  mois  d'octobre,  ce  sombre  drame  touchait  à  son  dé- 
nouement. En  s'achevant,  il  préludait  aux  luttes  suprêmes  dans 
lesquelles  allait  s'abîmer  la  puissance  de  Napoléon.  A  cette 
heure,  le  souverain  vaincu  était  condamné. 

—  Nous  ne  pouvons  plus  régner  ensemble,  avait  dit  Alexandre  ; 
lui  ou  moi,  moi  ou  lui  ! 

Et  cette  menace,  il  commençait  à  en  assurer  l'exécution  en  se 
réconciliant  avec  l'Angleterre,  que,  depuis  Tilsitt,  et  pour  plaire  à 
Napoléon,  il  avait  traitée  presque  en  ennemie.  Le  premier  témoi- 
gnage de  la  réconciliation  devant  être  l'envoi  à  Londres  d'un 
ambassadeur  de  Russie,  il  se  décidait  à  en  nommer  un.  Pour 
occuper  ce  poste,  dont  ses  projets  belliqueux  et  vengeurs  gran- 
dissaient l'importance,  il  désignait  le  comte  de  Liéven. 

La  correspondance  est  muette  sur  les  circonstances  qui  déter- 
minèrent cette  désignation.  Elle  nous  montre  seulement  M'"^  de 
Liéven  non  encore  fixée  à  la  date  du  7  octobre  quant  à  celle  de 
son  départ  pour  l'Angleterre  et  s'en  inquiétant.  «  Je  suis  d'une 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  627 

très  grande  impatience  à  me  voir  hors  d'ici,  et  toujours  de  nou- 
veaux obstacles  viennent  retarder  ce  moment.  Maintenant  que 
l'expédition  est  à  peu  de  chose  près  terminée,  mon  mari  vient 
de  prendre  un  rhume  assez  fort  avec  de  la  fièvre,  et,  selon  la  ma- 
nière des  hommes  d'être  malades,  il  est  presque  toujours  au  lit... 
Je  doute  que  nous  partions  encore  cette  semaine.  Cela  m'afflige 
véritablement- à  cause  de  la  saison.  »  Malgré  ce  ton  désolé,  elle 
se  consolait  cependant  du  retard  qui  lui  était  imposé.  «  On  est 
dans  une  grande  attente  des  nouvelles  de  la  Grande  Armée.  Les 
derniers  bulletins  de  Wintzingerode  ayant  annoncé  que  les  forces 
de  Napoléon  se  portaient  vers  elle,  je  ne  suis  pas  fâchée  d'at- 
tendre encore  ici  les  résultats  de  ce  grand  événement.  >* 

Peu  de  jours  après,  d'une  lettre  de  son  mari,  nous  pouvons 
conclure  que  les  impatiences  de  M""*"  de  Liéven  ont  trouvé  leur 
terme  et  que  rien  ne  s'oppose  plus  à  son  départ.  Le  9  octobre,  le 
nouvel  ambassadeur  de  Russie  à  Londres  écrit  à  son  beau-frère  : 
«  ...  Je  compte  partir  dans  six  ou  huit  jours  au  plus  tard.  Je 
serais  peut-être  à  la  veille  de  mon  départ, si  une  indisposition  de 
quelques  jours  ne  m'eût  retardé.  On  m'a  donné  le  poste  le  plus 
brillant,  le  plus  important  et  le  plus  agréable  auquel  je  pouvais 
aspirer.  Le  moment  présent  lui  donne  surtout  le  plus  grand  re- 
lief. Vous  pouvez  juger  par  là,  mon  cher  ami,  du  comble  de  mon 
bonheur  et  de  la  reconnaissance  que  je  dois  à  l'Empereur  de  ce 
témoignage  éclatant  de  ses  bontés  et  de  l'étendue  de  sa  confiance. 
Ma  femme,  comme  vous  le  pensez  bien,  participe  grandement 
à  ma  félicité;  que  pouvait-elle  individuellement  désirer  de 
mieux?  » 

Cette  lettre  disait  vrai.  M™°  de  Liéven  partageait  l'allégresse 
de  son  mari.  Deux  années  passées  hors  de  Russie  avaient  éveillé 
en  elle  des  velléités  d'indépendance.  Le  despotisme,  auquel  ce- 
pendant elle  était  faite  depuis  son  berceau,  lui  semblait  moins 
tolérable  qu'au  lendemain  de  son  mariage,  comme  si  son  séjour 
à  l'étranger  lui  eût  fait  une  âme  nouvelle  et  suggéré  l'impérieux 
besoin  d'une  atmosphère  plus  légère  et  plus  libre  que  celle  de  la 
cour  moscovite.  Lasse  d'une  étiquette  façonnée  aux  caprices  du 
maître,  lasse  de  la  capitale  russe,  de  la  société  au  milieu  de  la- 
quelle elle  vivait,  bien  que  tout  y  fût  pour  flatter  son  orgueil, 
elle  aspirait  à  briller  sur  un  autre  théâtre.  Attrait  de  l'inconnu 
ou  pressentiment  du  rôle  qu'elle  y  devait  jouer,  celui  que  la 
faveur  impériale  ouvrait  à  ses  ambitions  l'attirait,  lui  apparais- 


G28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  comme  un  séjour  enchanteur  où  tout  serait  à  souhait  pour 
son  esprit  et  pour  ses  goûts. 

Sa  correspondance  ne  nous  entretient  ni  de  son  départ  pour 
l'Angleterre  ni  de  son  arrivée  à  Londres,  et  pas  davantage  de 
l'accueil  qu'elle  y  reçut.  Elle  y  est  installée  depuis  plusieurs  mois 
lorsque  reprend  avec  son  frère  son  commerce  épistolaire.  C'est 
en  avril  1813,  au  moment  où  Napoléon  s'efforce  de  déjouer  les 
calculs  des  puissances  coalisées  et,  quoique  accablé  par  le  nom- 
bre, leur  porte  de  terribles  coups.  Alexandre  de  Benckendorff 
est  sur  le  théâtre  de  la  guerre.  «  J'apprends  ce  matin  par  des 
extraits  du  Moniteur,  lui  mande  sa  sœur,  qu'on  nous  a  frottés  sur 
l'Elbe.  Comme  il  n'y  a  aucun  détail  d'ajouté  à  cela,  je  pense  que 
c'est  plutôt  d'un  avantage  remporté  sur  l'ennemi  que  j'ai  à  vous 
féliciter.  On  acquiert  une  certaine  facilité  à  commenter  les 
gazettes  françaises;  il  n'y  a  jamais  qu'à  substituer  le  mot  de  dé- 
faite à  celui  de  victoire  qu'ils  se  donnent.  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  la  marche  des  alliés  sous  l'im- 
pulsion toujours  plus  active  d'Alexandre  inspire  à  la  jeune  femme 
un  véritable  chant  d'enthousiasme  et  d'admiration  à  l'adresse  de 
son  souverain  :  «  Qu'il  est  beau  d'avoir  fait  cette  belle  guerre  et 
qu'il  est  gigantesque  et  digne  seulement  des  Russes  de  se  trouver 
dans  l'espace  de  cinq  mois  des  bords  de  la  Moskowa  à  ceux  de 
l'Elbe!  Qu'il  est  bien  plus  beau  encore,  après  cette  série  de  vic- 
toires et  de  triomphes,  d'en  user  avec  la  modération  que  fait  notre 
empereur!  Cela  le  met  au-dessus  de  tout  ce  qui,  jusqu'à  présent, 
a  paru  sur  le  trône,  et  que  l'Europe  est  heureuse  de  voir  ses  des- 
tinées confiées  à  Alexandre!...  Combien  le  monde  est  renversé 
depuis  que  nous  ne  nous  sommes  vus!  Quelle  brillante  année 
vous  avez  vue  et  comme  votre  devise,  alors,  s'est  trouvée  la  véri- 
table arme  qu'il  fallait  employer  pour  parvenir  là  où  vous  êtes 
et  surtout  là  où  vous  en  viendrez,  car  tout  s'organise  poui  ac- 
complir le  grand  œuvre,  L'Empereur  est  admirable  et  bien  ad- 
miré aussi,  je  vous  assure.  Comme  la  modération,  la  loyauté  font 
bien  avec  la  puissance!  Sa  gloire  est  solide.  » 

Entre  temps,  elle  a  commencé  à  se  faire  une  place  dans  la  so- 
ciété britannique.  A  la  cour  comme  à  la  ville,  elle  a  trouvé  l'ac- 
cueil qu'elle  souhaitait.  Le  Prince  de  Galles,  qui  exerce  le  pou- 
voir avec  le  titre  de  régent,  aux  lieu  et  place  de  son  père 
George  III,  frappé  de  folie  et  tombé  en  enfance,  la  comble  de  pré- 
venances et  d'égards.  A  son  exemple,  les  membres  de  la  famille 


UNE    VIE   d'ambassadrice   AU    SIÈCLE    DERNIER.  629 

royale,  les  ministres,  tout  ce  qui  compte  en  Angleterre,  té- 
moigne à  la  jeune  ambassadrice  sympathie  et  respect.  Mais 
tant  de  motifs  de  se  plaire  à  Londres  ne  l'empêchent  pas  d'ob- 
server autour  d'elle  les  habitudes,  les  tendances,  les  mœurs,  de 
voir  tout  ce  qui  manque  à  cette  société  où  elle  occupera  bientôt 
une  si  grande  place  et  dont  elle  ne  saisit  encore  que  les  défauts 
et  les  inconvéniens.  Voici  comment  elle  la  juge  au  bout  de  dix 
mois  (6  août  1813)  : 

«  Cette  belle  Angleterre  est  toujours  la  même  chose  ;  c'est  une 
chaîne  de  perfections,  mais  qui  ne  frappent  que  votre  raison  et 
qui  sont  muettes  pour  votre  imagination.  Je  vous  accorde  deux 
mois  d'engouement,  parce  qu'en  effet  tout  est  beau  ici,  et  puis 
si  extraordinaire,  que  votre  curiosité  et  votre  admiration  sont 
sans  cesse  en  jeu.  Mais,  lorsqu'on  a  tout  vu,  lorsqu'on  est  fa- 
tigué d'admirer,  on  veut  sentir  et  ce  n'est  point  le  pays  des  émo- 
tions. Mon  individu  devrait  se  trouver  heureux  ici;  j'y  suis  sous 
des  auspices  si  belles  {sic),  on  m'y  reçoit  comme  jamais  aucune 
étrangère  ne  l'a  été;  personnellement  même,  je  crois  que  j'y 
réussis,  mais,  je  ne  voudrais  pas  mourir  dans  ce  pays.  Je  suis 
toujours  étonnée  de  l'anglomanie  qu'ont  prise  tant  de  mes  com- 
patriotes. Il  y  a  de  quoi  se  dégriser  lorsqu'on  vit  avec  les  Anglais. 
Je  vous  en  parle  trop;  j'ai  assez  de  leur  vue  et  j'aime  mieux 
songer  à  l'outre-mer.  » 

Ce  sont  là  des  impressions  de  début,  que  ne  tarderont  pas  à 
corriger  le  temps,  un  contact  plus  fréquent  avec  l'aristocratie  an- 
glaise, les  amitiés  qu'elle  y  contractera.  Nous  la  verrons  subir 
alors  la  contagion  de  cette  anglomanie  qu'elle  critique  chez  ses 
compatriotes,  la  subir  à  ce  point  que,  lorsque  après  vingt  ans  de 
séjour  en  Angleterre,  elle  en  devra  partir  pour  rentrer  en  Russie, 
elle  sera  littéralement  au  désespoir.  Mais,  il  s'en  faut  de  beau- 
coup que  tel  soit  son  état  d'âme  durant  les  premiers  temps  de 
son  séjour.  Le  charme  n'opère  pas  encore.  Elle  est  dans  une  pé- 
riode d'étude,  d'observation  et  de  défiance,  singulièrement  trou- 
blée d'ailleurs  par  les  tragiques  péripéties  qui  se  déroulent  sur 
le  continent,  auxquelles  elle  assiste  de  loin,  en  s'associant  aux 
anxiétés  et  aux  angoisses  que  ressentent  à  cette  heure  les  gou- 
vernemens  et  les  peuples. 

Sa  conduite  et  ses  paroles  témoignent  de  beaucoup  d'énerve- 
ment  et  d'impatience.  Les  défaites  de  Napoléon,  la  prise  de  Paris, 
l'abdication  de  1814,  la  comblent  de  joie  et  d'orgueil  ;  elle  en  at- 


630  REVUE.  DES  DEUX  MONDES. 

tribue  presque  exclusivement  le  mérite  à  son  souverain;  elle  est 
trop  bonne  patriote  pour  ne  pas  se  réjouir  de  le  voir  cueillir 
tant  de  lauriers.  Mais,  le  retour  de  l'île  d'Elbe,  le  départ  des 
Bourbons,  les  préparatifs  guerriers  de  l'usurpateur,  les  calamités 
nouvelles  dont  l'Europe  est  menacée  excitent  ses  critiques  et,  à  la 
fin  de  la  lettre  qui  suit,  amènent  sous  sa  plume  des  imprécations 
insultantes  à  l'adresse- de  ces  Français  que  plus  tard,  beaucoup 
plus  tard,  elle  aimera  passionnément  dans  la  personne  de 
Guizot. 

«  Que  d'événemens  depuis  quelques  semaines,  s'écrie-t-elle 
le  19  avril  1815,  et  comme  un  peu  de  prévoyance  eût  pu  faire 
éviter  toutes  les  calamités  qui  attendent  encore  l'Europe  !  Au 
moins  l'énergie  et  les  forces  que  déploient  les  puissances  pro- 
mettent-elles une  fin  prompte  à  cette  nouvelle  crise.  Je  la  désire 
vivement  et  que,  de  même  que  l'année  passée,  vous  puissiez  venir 
profiter  de  la  paix  en  Angleterre.  Je  vous  donne  rendez-vous  à 
Brighton  pour  le  mois  d'août.  Terminez  la  besogne  jusque-là,  si 
faire  se  peut.  Ici,  il  y  a  quelques  aboyeurs  qui  crient  à  la  paix, 
mais  tout  ce  qui  a  le  sens  commun  comprend  qu'il  n'y  a  que 
les  baïonnettes  et  les  boulets  pour  l'aire  justice  de  cet  homme  et 
préserver  l'Europe  de  sa  domination. 

«  En  attendant,  il  n'est  pas  à  l'aise  à  Paris.  Il  est  entre  les 
mains  des  Jacobins,  dont  le  parti  est  très  fort  en  France,  et,  en 
attendant  qu'il  puisse  prendre  le  dessus,  le  plus  despote  des 
hommes  est  forcé  d'endosser  la  livrée  du  républicanisme.  Il 
manque  d'argent  complètement.  Ses  paroles  sont  toutes  de  miel; 
mais,  ainsi  que  les  abeilles  qui  sont  ses  armes,  il  a  son  venin 
tout  prêt. 

«  Les  Français  sont  les  plus  méprisés  et  les  plus  méprisables 
des  hommes.  Dans  ce  moment,  ils^„attendent  qu'une  autre  révo- 
lution aussi  paisible  que  celle-ci  leur  rende  les  Bourbons  et  ils 
les  recevront  avec  la  même  indifTérence  qu'ils  les  ont  vus  partir. 
C'est  le  superlatif  de  la  canaillerie.  Le  duc  d'Orléans  est  ici;  je 
ne  sais  trop  pourquoi.  Ces  princes  ne  sont  jamais  que  là  où  ils 
ne  devraient  pas  être.  »  —  «  Je  suis  beaucoup  dehors  cette  année- 
ci,  ajoute-t-elle.  Ma  santé  s'en  ressent;  les  veillées  ne  me  con- 
viennent point,  et  cependant  le  besoin  de  distraction  me  pousse 
partout.  Cela  ira  tant  que  ça  pourra.  » 

Au  mois  de  novembre,  la  coalition  victorieuse  a  terminé  son 
œuvre  ;  l'Europe  est  délivrée  ;  Louis  XVIIl  a  recouvré  sa  cou- 


UNE   VIE   d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DEPNIER.  631 

ronne.  Il  semble  que  désormais  la  révolution  soit  désarmée. 
^1""°  de  Liéven  s'apaise,  retrouve  sa  sérénité  et  commence  à  jus- 
tifier ce  jugement  que,  l'année  suivante,  son  amie  lady  Granville 
portera  sur  elle  :  «  Elle  devient  célèbre  par  sa  politesse  et  ses 
empressemens  à  tout  le  monde.  Sa  manière  est  très  admirée  et, 
autant  qu'on  peut  voir,  un  grand  changement  a  eu  lieu.  Les 
convenances  sont  respectées.  Elle  est  sur  le  ton  le  plus  amical 
envers  son  mari  et  a  pour  lui  les  plus  grands  égards.  » 

Ses  lettres  à  son  frère  témoignent  de  cet  apaisement.  Son 
cher  Arrar  était  venu  la  voir  l'année  précédente  et  elle  avait  été 
heureuse  de  le  recevoir  à  Londres.  Bien  tendrement,  elle  lui 
exprime  le  regret  de  ne  pouvoir  lui  faire  encore  cette  année  les 
honneurs  de  la  capitale  de  l'Angleterre. 

«  Pauvre  petit  frère,  que  je  vous  plains  et  moi  aussi  !  J'espé- 
rais vous  revoir  ici,  j'avais  calculé  même  que  l'époque  de  votre 
arrivée  serait  celle  que  j'avais  destinée  à  mes  visites  dans  le  pays, 
que  nous  irions  ensemble,  que  vous  vous  amuseriez  comme  je 
l'ai  fait,  que  nous  admirerions  ensemble  ce  beau  pays,  ces 
magnifiques  établissemens,  que  nous  ririons  ensemble  de  la 
gaucherie  de  leurs  possesseurs,  mais  que  nous  trouverions, 
comme  je  l'ai  trouvé  en  effet,  qu'on  consentirait  à  être  gauche 
au  prix  du  bonheur  qu'éprouvent  ces  gens-là  et  qu'ils  répandent. 
Au  reste,  on  trouve  sous  ces  écorces  peu  provocantes  un  si 
grand  fonds  de  bonhomie,  de  cordialité  et  de  bon  esprit  qu'on 
peut  quelquefois  se  rétorquer  le  compliment  et  se  trouver  fort 
gauche  du  jugement  qu'on  a  porté.  » 

Suit  la  nomenclature  des  visites  qu'elle  a  faites  durant  l'été, 
et  qu'elle  fera  désormais  les  années  suivantes  jusqu'à  la  fin  de 
son  séjour  en  Angleterre.  Lady  Harriett,  lady  Granville  dont 
elle  goûte  fort  les  qualités  d'esprit  et  de  cœur,  le  duc  de  De- 
vonshire,  dont  la  maison  «  est  digne  d'un  empereur,  »  l'ont  reçue 
tour  à  tour  et  fêtée.  Peu  à  peu  ces  relations  vont  s'étendre.  Elle 
sera  accueillie  par  toute  l'aristocratie  anglaise,  qui  ne  fait  que 
suivre  l'exemple  de  la  famille  royale,  pour  qui,  à  Brighton  et  à 
Windsor,  il  n'est  pas  de  fête  complète  quand  M""^  de  Liéven  n'en 
est  pas.  A  la  même  époque,  M.  de  Merveld,  ambassadeur  d'Au- 
triche à  Londres,  étant  mort,  le  prince  Paul  Esterhazy  vient  le 
remplacer.  «  C'est  une  fort  bonne  acquisition  pour  nous.  Sa 
femme  va  arriver  au  printemps.  » 

Ce  qui  ne  lui  plaît  pas  moins,  c'est  que  Londres  est,  en  cette 


632 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


année  1815,  le  rendez- vous  de  toute  la  «  fashion  russe,  »  qui  y 
vient  en  allant  à  Paris  ou  en  s'en  retournant  :  les  Orlof,  un 
zomie  Lavadowsky,  «  jeune  éventé  qui  a  de  l'esprit  logé  dans  la 
plus  mauvaise  cervelle,»  les  deux  dames  Narishkine,la  princesse 
Serge  Galitzine,  la  comtesse  Woronzow,  beaucoup  d'Autrichiens 
aussi,  dont  deux  archiducs  «  qui  courent  le  pays.  »  A  citer 
encore,  parmi  ces  relations  si  propres  à  charmer  la  jeune  ambas- 
sadrice, Balmaine  «  qui  vient  d'être  nommé  commissaire  à  Sainte- 
Hélène,  auprès  de  Bonaparte,  »  lord  Pembroke,  lady  Jersey,  lady 
Gowper,  le  général  de  Flahaut,  fugitif  de  France,  «  dont  Talley- 
rand  est  le  véritable  père  »  et  qui  va  épouser  la  fille  de  l'amiral 
Keith,  miss  Mercer,  une  riche  héritière. 

Le  cercle,  d'année  en  année,  ne  fera  que  s'étendre  et  tout  ce 
qui  compte  dans  la  haute  société  anglaise  y  figurera.  Dès  ce 
moment,  des  princes  et  des  princesses  de  sang  royal  viennent  le 
grossir  :  la  princesse  Charlotte,  fille  du  roi,  mariée  au  commen- 
cement de  1816,  à  Léopold  de  Gobourg,  le  futur  roi  des  Belges; 
le  duc  et  la  duchesse  de  Cumberland;  le  prince-régent  lui- 
même.  Aussi  est-il  bien  sincère  le  cri  de  satisfaction  poussé  par 
M™°  de  Liéven  dans  une  de  ses  lettres  en  date  de  cette  même 
année  :  «  Me  voilà  fixée  à  Londres,  après  avoir  couru  toutes  les 
campagnes  de  l'Angleterre.  Jamais  je  ne  me  suis  autant  plu  ici 
que  cette  dernière  année.  Je  vois  et  je  connais  beaucoup  de 
monde  et  je  m'y  amuse  vraiment.  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  ici, 
cher  Alexandre?  » 

La  politique,  qui  deviendra  quelques  années  plus  tard  «  sa 
passion,  »  ne  l'a  pas  encore  absorbée.  Elle  est  toute  à  ses  plaisirs. 
Elle  paraît  heureuse  de  voir  son  mari  les  partager.  Les  loisirs 
qu'ils  lui  laissent  appartiennent  à  ses  enfans  dont  elle  s'occupe 
activement.  Leur  nom  revient  à  tout  instant  sous  sa  plume  avec 
mille  détails  qui  témoignent  de  l'ardeur  de  sa  sollicitude  mater- 
nelle. Cette  jeune  femme,  à  qui  la  maturité  de  l'âge  donnera  plus 
tard  un  air  guindé,  hautain,  réfrigérant  au  dire  même  de  ses 
admirateurs,  est  à  cette  heure  tout  feu  tout  flamme,  rieuse, 
expansive,  animée  au  plus  haut  degré  du  désir  de  plaire  et  con- 
vaincue qu'elle  y  réussit.  «  Sans  vanité,  mes  soirées  et  celles  de 
lady  Jersey  sont  les  plus  agréables  et  les  plus  brillantes.  »  Et, 
comme  pour  prouver  que  son  bonheur  ne  l'empêche  pas  de  jouir 
de  celui  des  autres,  elle  ajoute  :  «  La  princesse  Charlotte  est 
heureuse  et  contente  ;  ils  sont  tous  deux  prodigieusement  amou- 


UNE   VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  633 

reux,  lui  de  sa  femme  et  elle  de  son  mari  et  de  sa  liberté.  J'en 
jouis  pour  ma  part,  car  je  puis  la  voir  comme  jadis:  elle  est 
toujours  charmante.  » 

A  propos  de  la  princesse  Charlotte  et  de  la  famille  royale, 
il  convient  de  citer  encore  ce  passage  d'une  lettre  du  30  oc- 
tobre 1816  :  «  Je  vois  beaucoup  les  Cobourg  et,  dans  le  fait,  je  suis 
maintenant  la  plus  intime  liaison  de  la  princesse  Charlotte, 
tout  en  gardant  de  mon  côté  la  mesure  et  la  prudence  néces- 
saires pour  ne  point  donner  ombrage  au  père,  car  les  relations 
de  famille  sont  les  mêmes  que  de  votre  temps.  Le  mari  fait  fort 
bien  ;  elle  lui  est  extrêmement  attachée  et  soumise.  Je  ne  réponds 
point  de  la  durée  de  ce  bonheur  conjugal  ;  mais,  certes,  il  est 
bien  à  désirer  qu'il  se  consolide. 

«  ...  Je  vois  toujours  la  duchesse  de  Cumberland  (1)  qui 
malheureusement  se  trouve  dans  une  situation  à  ne  jamais  espé- 
rer de  réconciliation  avec  la  reine,  et  comme  la  cour  est  brouillée 
avec  elle,  les  particuliers  aussi  s'en  écartent  et  lui  font  éprouver 
toutes  les  humiliations  possibles.  Je  me  suis  mise  sur  un  pied 
assez  indépendant  pour  pouvoir  lui  témoigner  de  l'intérêt,  malgré 
l'anathème  général,  et  l'amitié  que  je  ne  lui  eusse  point  montrée 
si  elle  se  trouvait  dans  une  situation  prospère,  je  me  crois  tenue 
en  conscience  de  ne  point  la  lui  refuser  lorsqu'elle  peut  lui  être 
de  quelque  utilité  ou  seulement  d'un  peu  d'agrément..,  » 

Voilà,  certes,  qui  n'est  pas  d'un  mauvais  cœur,  et  cette  assis- 
tance accordée  à  une  princesse  malheureuse  dépourvue  de  tout 
pouvoir,  de  tout  crédit,  prouve  qu'au  moins  dans  sa  jeunesse, 
M°'°  de  Liéven,  a  qui,  plus  tard,  la  spontanéité  des  élans  de  l'âme 
sera  contestée,  l'a  véritablement  possédée  et  en  a  fait  usage  au 
profit  d'autrui.  En  ce  temps-là,  du  reste,  femme  et  mère  heureuse, 
adulée,  admirée,  sinon  pour  sa  beauté,  du  moins  pour  son  esprit 
et  ses  dons  de  séduction,  non  encore  méconnue  par  son  mari, 
épargnée  par  le  malheur  qui  s'apprêtait  à  la  frapper  sans  merci, 
en  lui  enlevant  son  père,  son  plus  jeune  frère,  deux  enfans,  elle 
est  peu  disposée  à  ce  pessimisme  dont  s'assombriront  les  vingt- 
cinq  dernières  années  de  sa  vie. 

Elle  est  mordante  dans  ses  jugemens.  Ils  se  manifestent 
indulgens  ou  sévères  selon  que  les  gens  sur  qui  elle  les  porte 
sont  les  amis  ou  les  ennemis  de  son  pays,  qu'elle  aime  passion- 

(i)  Belle-sœur  du  prince-régent,  dont  elle  avait  épousé  le  frère  après  la  rupture 
d'un  premier  mariage,  rupture  que  la  reine  mère  ne  lui  pardonnait  pas. 


'  634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nément;  mais  elle  n'est  pas  systématiquement  malveillante.  Fré-' 
quemment,  une  remarque  en  retour  atténue  ses  appréciations, 
qui,  dans  la  plupart  des  cas,  ne  vont  pas  plus  loin  qu'un  coup 
de  patte  donné  en  passant  et  à  fleur  de  peau.  Gomme  presque 
toutes  les  femmes,  elle  est  malicieuse  et  non  méchante.  «  Notre 
corps  diplomatique  est  augmenté  des  ambassadrices  de  France 
et  d'Autriche,  mande-t-elle  à  son  frère  :  la  première,  la  marquise 
d'Osmond,  une  espèce  de  revenant  bien  blême,  bien  maigre, 
bien  bonne  personne;  la  seconde,  la  princesse  Esterhazy,  petite, 
ronde,  noire,  animée  et  assez  méchante.  Je  vais  également  bien 
avec  l'une  et  avec  l'autre.  La  dernière  est  la  petite-nièce  de  la 
reine  d'Angleterre,  par  sa  mère,  la  princesse  de  la  Tour  et  Taxis. 
Cette  parenté  ne  lui  donne  au  reste  aucune  prérogative  ici,  puis- 
qu'elle forme  membre  du  corps  diplomatique.  » 

Les  lettres  que,  vers  le  même  temps,  elle  écrit  à  son  père 
ne  contribuent  pas  moins  que  celles  qu'elle  écrit  à  son  frère  à 
nous  initier  à  sa  vie,  vie  brillante,  vie  de  distractions  et  de 
plaisirs,  qui  nous  la  montrent  uniquement  occupée  à  se  récréer 
et  à  se  distraire  en  se  lançant  dans  le  tourbillon  mondain. 

Le  10  juillet,  elle  annonce  à  son  père  que  sous  peu  de  jours 
elle  va  quitter  Londres,  d'abord  pour  se  rendre  à  Brighton,  où  le 
prince-régent  lui  offre  Ihospitalité,  et,  ensuite  pour  faire  des 
tournées  dans  l'intérieur  du  pays  chez  des  amis.  «  C'est  la  ma- 
nière d'employer  mon  temps  que  je  préfère  à  toute  autre.  Le 
pays  est  si  beau,  les  châteaux  si  bien  montés  et  les  propriétaires 
plus  Européens  qu'à  Londres,  c'est-à-dire  aimables  autant  qu'un 
Anglais  peut  l'être.  Ceci,  cependant,  ne  s'applique  pas  générale- 
ment, car  il  y  a  des  personnes  extrêmement  agréables;  mais  il 
faut  convenir  que  la  généralité  pèche  pour  les  formes...  Je  vais 
ce  soir  à  la  noce  de  la  princesse  Marie  d'Angleterre.  Toute  la 
famille  y  est  réunie,  excepté  cette  pauvre  duchesse  de  Cumber- 
land,  qui  est  traitée  avec  une  injustice  sans  exemple.  Cela  révolte 
tout  le  monde.  Je  la  vois  beaucoup  et  je  lui  donne  tous  les 
conseils  et  l'adoucissement  à  ses  peines  que  je  puis.  Je  suis  fort 
liée  avec  la  princesse  Charlotte.  Son  mari  est  parfaitement  heu- 
reux avec  elle  et  mérite  vraiment  de  l'être.  C'est  un  homme  tout 
à  fait  distingué  pour  sa  manière  de  penser  et  son  caractère.  » 

Au  mois  d'octobre  suivant,  elle  confesse  que  ses  projets  de 
villégiature  n'ont  été  qu'à  demi  réalisés  et  que  son  automne  «  a 
été  entièrement  massacré.  »   Les  occupations  de  son  mari,  la 


UNE   VIE   d'ambassadrice  AU   SIÈCLE  DERNIER.  635 

nécessité  de  divertir  des  compatriotes  de  passage  à  Londres.  — 
M""'  Narishkine  «  pour  qui  le  prince-régent  a  été  d'une  galan- 
terie extrême,  »  le  prince  Alexis  Gortschakoff,  le  comte  Witt- 
genstein,  —  l'ont  clouée  chez  elle.  «  J'ai  gagné  à  cela  quelques 
fatigues  de  plus  auxquelles  on  n'est  pas  habitué  dans  cette  saison, 
j'entends  de  grands  dîners  qui  sont  pour  moi  une  chose  tuante.  » 
Heureusement,  une  course  à  Paris  où  son  mari  l'emmène  va  la 
délasser.  Elle  en  revient!  à  la  mi-novembre,  plus  déçue  que 
charmée  par  ce  qu'elle  a  vu. 

«  J'ai  passé  trois  semaines  dans  un  tourbillon  de  plaisirs  et 
de  nouveautés.  J'en  ai  été  un  peu  étourdie  :  après  cinq  années 
d'habitudes  de  gravité,  les  allures  de  Paris  m'ont  assez  divertie, 
mais  je  ne  vous  dirai  pas  qu'elles  me  plaisent  et  je  crois  qu'on 
se  fatiguerait  de  cette  constante  frivolité  plus  tôt  que  de  toute 
autre  chose.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  j'ai  été  bien  aise  de 
venir  me  reposer  à  Londres  de  mon  séjour  à  Paris  et  de  ren- 
contrer de  silencieux  Anglais  auxquels  je  puis  raconter  le  bavar- 
dage des  Français  ;  ne  me  trahissez  pas  ;  on  aurait  trop  mauvaise 
opinion  de  mon  goût. 

«  Le  Roi  nous  a  reçus' 'avec  une  véritable  bonté,  la  famille 
royale  de  même.  Nous  avons  eu  force  grands  dîners,  des  préve- 
nances de  toutes  parts  et  le  choix  des  plaisirs.  Celui  que  j'ai  su 
le  mieux  goûter-  est  le  petit  séjour  de  Michel  Woronzow  à  Paris 
pendant  que  nous  y  étions;  il  nous  a  montré  tout  plein  d'amitié, 
et  j'ai  eu  mille  regrets  de  me  séparer  de  lui.  » 

En  même  temps  qu'elle  rentre  en  Angleterre,  le  duc  de  De- 
vonshire,  son  ami,  y  revient  aussi  après  un  voyage  à  Saint- 
Pétersbourg.  «  11  est  enchanté  de  la  réception  que  lui  a  faite  la 
famille  impériale,  pas  fort  édifié  de  l'accueil  des  particuliers. 
Je  vois  ce  que  c'est:  on  se  sera  diverti  à  ses  dépens  et  on  a  eu 
tort,  car,  avec  sa  mine  nigaude,  il  est  plein  d'esprit,  et,  avec  son 
esprit,  il  donnera  ici  mauvaise  opinion  de  l'urbanité  russe.  Je 
voudrais  qu'au  lieu  de  rire  chez  nous  de  quelques  gaucheries 
étrangères,  on  ne  lançât  pas  dans  l'étranger  des  Russes  qui  font 
pire  que  faire  rire  à  leurs  dépens,  mais  qui  se  font,  et  à  juste 
titre,  mépriser.  J'en  ai  rencontré  à  Paris  qui  m'ont  vraiment 
donné  de  la  mauvaise  humeur.  Aussi,  d'y  ren  contrer  "«un  Michel 
Woronzow  est  vraiment  une  jouissance  patriotique.  » 

La  même  lettre  se  termine  par  une  lamentation  : 

«  Quel  triste  événement   a  marqué  mon  retour  ici  !  cette 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

charmante  princesse  Charlotte,  si  pleine  de  bonheur,  de  beauté, 
de  magnifiques  espérances,  enlevée  à  l'amour  de  toute  une  na- 
tion !  Il  est  impossible  de  retrouver  dans  l'histoire  des  peuples 
ou  des  familles  un  événement  qui  ait  causé  des  pleurs  et  un  déses- 
poir semblables  à  celui-ci.  On  voyait  dans  les  rues  des  gens  du 
peuple  pleurer,  les  églises  constamment  remplies,  les  boutiques 
fermées  pendant  quinze  jours,  ce  qui  est  plus  éloquent  encore 
pour  une  population  marchande  comme  celle-ci  ;  enfin,  tout,  du 
premier  jusqu'au  dernier,  dans  une  consternation  qu'il  est  im- 
possible de  décrire.  J'ai  souffert  plus  que  tout  autre  peut-être; 
nous  étions  fort  bien  ensemble;  elle  me  montrait  une  amitié 
plus  vive  qu'à  toute  autre  femme,  et  il  était  vraiment  impossible 
de  n'être  pas  touchée  de  ses  excellentes  qualités.  Ce  pauvre 
prince  Léopold  est  dans  un  état  à  faire  pitié.  Le  prince-régent 
aussi  a  senti  ce  coup  avec  beaucoup  de  force.  » 

Heureusement,  l'arrivée  du  grand-duc  Nicolas,  héritier  pré- 
somptif de  la  couronne  de  Russie,  vient  la  distraire  de  son  cha- 
grin. Ce  jeune  prince  parcourt  l'Europe  pour  compléter  son  édu- 
cation. «  Il  plaît  généralement  et  il  est  vraiment  charmant.  Je 
ne  lui  connais  de  défauts  que  sa  manie  des  uniformes;  mais  c'est 
seulement  pour  constater  l'impossibilité  de  la  perfection  dans  les 
hommes.  Ses  relations  avec  le  prince-régent  sont  parfaites;  il  y  a 
le  plus  grand  mérite  lui-même,  car  ses  manières  sont  toutes  cap- 
tivantes. Je  lui  ai  montré  chez  moi  ce  qu'il  y  a  de  société  à 
Londres  dans  ce  moment-ci;  il  a  beaucoup  d'aisance  dans  les 
manières  et  il  en  faut  pour  encourager  les  gauches  Anglais.  Avec 
les  femmes,  il  est  fort  timide;  mais,  il  a  le  goût  bon  et  de  la 
galanterie  dans  les  manières.  Il  a  réussi  généralement  et  j'en 
suis  toute  glorieuse.  Il  est  parti  pour  l'Ecosse  et  reviendra  dans 
un  mois  pour  passer  un  mois  à  Londres.  Il  a  fait  un  grand  dîner 
officiel  chez  nous  avec  le  prince-régent;  mais  les  dîners  l'en- 
nuient et  il  préfère  que  je  lui  donne  des  soirées.  » 

Je  me  suis  attardé  à  ces  détails  parce  qu'ils  permettent  de  se 
rendre  compte  de  ce  qu'était  l'existence  de  notre  ambassadrice 
cinq  ans  après  son  arrivée  en  Angleterre.  Elle  s'y  plaisait  autant 
qu'elle  avait  su  y  plaire,  nulle  femme  de  la  société  n'y  étant,  à 
un  plus  haut  degré  qu'elle,  environnée  d'attentions,  de  préve- 
nances et  d'hommages. 


UNE    VIE    D'AMCASSADfJCE    AU    SIÈCLE    DERNIER.      "  G37 


Jusqu'à  ce  jour,  la  politique  l'avait  laissée  indifférente.  Elle 
paraît  ne  s'y  être  que  faiblement  intéressée  pendant  les  premières 
années  de  son  séjour  à  Londres  et  n'avoir  pris  que  peu  de  part 
aux  graves  affaires  dont  son  mari,  en  sa  qualité  d'ambassadeur 
de  Russie,  était  chargé  de  débrouiller  l'écheveau.  Que  le  pouvoir 
en  Angleterre  fût  aux  mains  des  tories  ou  aux  mains  des  whigs, 
cela  lui  importait  peu.  A  quelque  parti  qu'ils  appartinssent, 
n'était-elle  pas  choyée  par  les  conseillers  de  la  couronne?  L'op- 
position ne  l'environnait-elle  pas  des  mêmes  égards;  la  famille 
royale  ne  la  traitait-elle  pas  comme  une  privilégiée;  ne  trou- 
vait-elle pas  partout,  enfin,  dans  la  société  britannique  l'accueil 
que  méritaient  les  représentans  de  cet  empereur  Alexandre  qui, 
depuis  qu'il  s'était  rapproché  de  l'Angleterre,  n'avait  cessé  d'être 
son  allié  fidèle,  complaisant,  empressé? 

Les  difficultés  qui  devaient  éclater  plus  tard  entre  les  deux 
pays,  quand  l'étroite  union  contractée  en  vue  d'une  œuvre  com- 
mune ne  serait  plus  assez  nécessaire  pour  tarir  à  leur  source  les 
causes  des  conflits  et  des  rivalités,  ces  difficultés  dormaient  en- 
core :  on  ne  les  prévoyait  pas,  on  ne  les  soupçonnait  pas.  La 
France,  dont  les  puissances  alliées  occupaient  le  territoire,  était 
pour  tous,  au  même  degré,  l'ennemie,  la  seule  et  la  plus  re- 
doutable, la  nation  turbulente  dont  il  convenait  de  se  défier,  de 
laquelle  il  y  avait  lieu  d'exiger  d'amples  dédommagemens  aux 
efforts  qu'il  avait  fallu  déployer  pour  la  vaincre.  Le  péril  dont 
ses  agitations  intérieures  menaçaient  l'Europe  était  encore  trop 
visible  et  trop  pressant  pour  qu'on  laissât  se  déchirer  le  contrat 
qu'avait  créé  entre  les  grands  États  le  besoin  de  la  contenir. 

Il  n'aurait  pu,  par  conséquent,  s'élever,  à  cette  heure,  de 
nuages  entre  les  alliés;  et  au  grand  poste  qu'à  côté  de  son  mari, 
elle  occupait  dans  le  concert  européen,  l'ambassadrice  russe 
n'avait  rien  à  souhaiter.  Il  lui  suffisait,  pour  être  heureuse,  de 
se  laisser  vivre,  de  s'en  tenir  à  ses  devoirs  de  mondaine,  de 
donner  ainsi  du  relief  à  ses  fonctions,  de  les  remplir  de  manière 
à  grandir  le  pays  qu'elle  représentait.  Elle  ne  rêvait  rien  au  delà 
de  ce  rôle  qui  exigeait  uniquement  du  tact,  de  la  bonne  grâce 
et  de  l'esprit.  La  politique  ne  l'attirait  pas  ;  elle  en  laissait  le 
monopole  à  son  mari  et  n'attachait  de  prix  qu'à  se  rendre  digne 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  hommages  qu'on  lui  prodiguait.  Les  appréciations  politiques 
font  donc  totalement  défaut  dans  toute  la  partie  de  sa  corres- 
pondance qui  a  été  écrite  antérieurement  aux  derniers  mois  de 
1818.  C'est  seulement  à  partir  de  cette  date,  lorsque  venait  de 
prendre  fin  le  Congrès  d'Aix-la-Chapelle,  où  elle  avait  accom- 
pagné l'ambassadeur,  que  se  montre  dans  M""^  de  Liéven,  quoique 
bien  timidement  encore ,  une  femme  nouvelle  ;  et  qu'elle  se 
hasarde  sur  un  domaine  dont  l'exploration  ne  semble  pas  l'avoir 
précédemment  tentée. 

Quels  motifs  ont  déterminé  la  tardive  métamorphose  qu'elle 
commence  à  subir  à  trente-quatre  ans  et  par.-suite  de  quelles 
influences  va-t-elle  se  modifier  peu  à  peu?  Est-ce  le  spectacle  de 
tant  de  conducteurs  de  peuples,  réunis  à  Aix-la-Chapelle,  qui  lui 
a  révélé  qu'elle  peut  goûter,  en  les  fréquentant,  des  jouissances 
inattendues,  et  inspiré  le  goût  passionné  des  choses  de  la  diplo- 
matie, l'impérieux  besoin  de  s'y  mêler,  d'y  jouer  sa  partie,  et  de 
devenir  une  Egérie  constamment  au  service  de  qui  voudra*  la 
consulter?  Est-ce  l'action  personnelle  du  plus  illustre  de  ces 
hommes  d'Etat,  le  prince  de  Metternich,  qui  s'est  exercée  sur  son 
esprit  comme  la  grâce  captivante  de  ce  haut  personnage  s'est 
exercée  sur  son  cœur?  C'est  à  Aix-la-Chapelle  qu'elle  l'a  rencontré 
pour  la  première  fois;  c'est  là  que  s'est  formée  entre  eux  la 
chaîne  d'amour,  fragile  et  fleurie,  dont  quelques  lettres  sans  si- 
gnature constituent  l'unique,  mais  décisif  témoignage,  et  qui,  trois 
ans  plus  tard,  surprise  à  Vérone  par  Chateaubriand,  lui  a  sug- 
géré des  réflexions  aussi  malveillantes  qu'injustes;  c'est  là,  enfin, 
qu'elle  a  aimé  ou  tout  au  moins  qu'elle  a.  cru  aimer  pour  tou- 
jours. 

Les  détails  nous  manquent  de  ce  suggestif  roman,  sinon  les 
preuves.  Nous  en  savons  assez  cependant  pour  supposer  qu'à  Met- 
ternich est  due  la  métamorphose  dont,  en  dehors  de  lui,  il 
paraît  impossible  de  reconstituer  les  origines,  et,  encore  qu'il 
convienne  de  glisser  sur  un  épisode  dont  les  voiles  mystérieux 
n'ont  été  qu'à  demi  déchirés,  on  ne  saurait  passer  sous  silence 
que  c'est  à  son  retour  d'Aix-la-Chapelle  qu'pn  voit  M"°  de  Liéven 
mêler  aux  informations  dont  sa  correspondance  est  coutumière 
de  brèves  appréciations  sur  les  événemens  et  sur  les,hommes, 
révélatrices  d'un  état  d'âme  nouveau. 

Après  avoir  résidé  à  Aix-la-Chapelle,  pendant  la  durée  du 
Congrès,  passé  quinze  jours  à  Bruxelles,  un  mois  à  Paris,  elle 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  639 

était  rentrée  à  Londres  à  la  fin  de  décembre,  pour  s'aliter  «  en 
si  grand  danger  d'une  inflammation  de  la  gorge  et  des  poumons 
qu'elle  s'est  vue  tout  près  de  son  cercueil.  »  Le  1"  janvier  1819, 
à  peine  rétablie,  elle  rendait  compte  à  son  père  des  Impressions 
qu'elle  rapportait  de  son  voyage.  Sa  lettre  est  datée  de  Brighton, 
où  le  prince-régent  la  recevait,  ainsi  qu'il  le  faisait  chaque 
année  à  la  même  époque. 

«  Nous  sommes  logés  chez  lui  et  par  conséquent  aussi  bien 
et  aussi  commodément  que  possible,  il  est  toujours  plein  de 
bonté  et  d'amitié  pour  nous.  Mon  mari  n'a  eu  qu'à  se  louer  de 
l'Empereur  et  de  tous  ses  compatriotes.  Le  séjour  d'Aix-la- 
Chapelle  lui  a  été  intéressant  sous  tous  les  rapports,  et  moi, 
j'en  conserve  un  souvenir  bien  précieux.  Celui  de  Bruxelles  a 
été  bruyant  et  fatigant  au  possible,  puisqu'on  ne  pouvait  pas 
donner  trop  de  fêtes  et  de  courses  à  l'Impératrice.  Quand  ce 
n'était  pas  à  dîner  ou  aux  bals,  nous  étions  auprès  de  ma  belle- 
mère,  de  telle  sorte  qu'il  ne  nous  restait  que  le  strict  nécessaire 
pour  dormir.  Ma  belle-mère  a  eu  l'air  fort  heureux  de  se  re- 
trouver avec  nous.  Elle  a  été  enchantée  de  mes  enfans.  Paul  est 
certainement  le  plus  joli  garçon  qu'il  soit  possible  de  voir  et  le 
plus  spirituel  et  le  meilleur.  Elle  s'est  séparée  de  mon  mari  avec 
un  véritable  chagrin.  Elle  me  semble  bien  baissée  et  affaiblie. 

«  De  Bruxelles,  nous  sommes  allés  passer  quelques  semaines 
à  Paris,  dont  le  séjour  a  été  curieux  dans  ce  moment  de  crise. 
La  retraite  de  M.  de  Bichelieu  a  fait  de  la  peine  à  tous  les  hon- 
nêtes gens.  Les  dîners  m'ont  poursuivie  à  Paris  comme  à 
Bruxelles.  Mais,  comme  j'y  trouvais  l'occasion  de  faire  des  con- 
naissances intéressantes  et  qu'en  outre,  je  pouvais  fréquenter 
également  et  sans  inconvénient  tous  les  partis,  le  plaisir  ne  m'a 
pas  fait  songer  à  la  fatigue.  »  - 

Le  surlendemain,  en  écrivant  à  son  frère,  elle  marque  l'im- 
portance qu'elle  attache  au  Congrès  dont  la  réunion  l'a  attirée  à 
Aix-la-Chapelle. 

«  La  réunion  d'Aix-la-Chapelle  est  sans  doute  une  époque 
mémorable  par  les  résultats  satisfaisans  qu'elle  doit  avoir,  et 
bien  extraordinaire  par  la  simplicité,  la  concorde  qui  ont  pré- 
sidé à  de  si  grandes  questions.  J'ai  fait  à  cette  occasion  des 
connaissances  intéressantes  dont  le  souvenir  ne  pourra  jamais 
s'effacer  en  moi.  Le  bonheur  d'y  avoir  Constantin  a  été,  comme 
vous  pouvez  vous  l'imaginer,  bien  apprécié  par  moi.  Il  n'a  pas 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rempli  le  but  de  son  séjour  à  Aix-la-Chapelle;  mais  il  a  toute  la 
chance  et  les  promesses  de  l'atteindre  sous  peu. 

«  L'Impératrice  mère  a  été  comme  toujours  excellente  pour 
moi.  Ma  belle-mère  a  vivement  joui  de  sa  réunion  momentanée 
avec  nous.  Mes  garçons  ont  eu  auprès  d'elle  tout  le  succès  ima- 
ginable. J'ai  revu  toute  cette  cour  de  Russie  et  j'ai  trouvé  fort 
commode  qu'elle  vînt  me  chercher  si  loin.  J'ai  renoué  mes  ten- 
dresses avec  le  grand-duc  Constantin.  Enfin,  j'ai  passé  par  tant 
de  reconnaissances  dans  un  si  court  espace  de  temps  que,  si  je 
n'avais  pas  fait  une  bonne  maladie  par  suite  de  mes  fatigues,  je 
serais  fort  tentée  de  prendre  tout  ce  voyage  pour  un  rêve. 

«  Après  avoir  expédié  Congrès  et  grandeurs,  nous  sommes 
allés  nous  rafraîchir  à  Paris,  où  nous  avons  trouvé  une  épidémie 
de  fièvre  chaude,  tellement  était  grande  l'agitation  des  partis.  La 
crise  a  été  bien  près  de  devenir  dangereuse.  Des  ministres  en 
retraite,  des  ministres  en  faveur,  des  espérances,  des  craintes, 
des  courtisans  dans  les  plus  vives  perplexités,  ne  sachant  dis- 
tinguer le  soleil  levant  du  soleil  couchant,  car  les  fluctuations 
ont  été  fréquentes  et  prolongées,  tout  cela  fait  un  spectacle 
curieux,  et  qui  eût  pu  être  divertissant  s'il  n'avait  menacé  de 
devenir  tragique.  Au  bout  de  tout  cela,  toute  l'Europe  doit  re- 
gretter et  regrette  le  duc  de  Richelieu. 

«  Nous  attendons  incessamment  Michel  Woronzow;  il  pas- 
sera six  mois  en  Angleterre.  J'ai  laissé  M""®  de  Nesselrode  à 
Paris.  Elle  y  reste  jusqu'à  l'été  prochain;  je  l'ai  beaucoup  vue 
pendant  toute  cette  époque  ;  c'est  une  femme  d'esprit  et  dont  la 
société  me  convient  beaucoup.  Il  y  a  des  Russes  prodigieusement 
à  Paris,  ils  ne  vont  pas  dans  le  monde,  de  sorte  que  je  n'ai  vu 
que  les  anciennes  connaissances  inévitables;  de  ce  nombre,  la 
princesse  Souvaroff  qui  s'est  donné  des  dents  superbes  :  je  ne 
vous  parle  pas  du  reste. 

«  Je  reviens  hier  de  Brighton,  où  j'ai  passé  quelques  jours 
chez  le  prince-régent;  il  est  plus  que  jamais  honnête  et  amical 
pour  nous.  Toute  la  Russie  m'a  parlé  de  votre  ^femme,  cher 
Alexandre;  on  la  trouve  charmante,  spirituelle,  sensée,  tout  ce 
qu'il  faut  pour  vous  rendre  complètement  heureux.  Je  jouis  de 
cet  éloge  parce  qu'il  me  répond  de  votre  bonheur,  » 

On  remarquera  que,  dans  ces  lettres,  elle  ne  souffle  pas  mot 
de  Metternich,  dont  elle  a  cependant  le  cœur  plein  et  avec  qui 
elle  commence  à  échanger  des  lettres  passionnées.  Il  a  été  à  lui 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE   DERNIER.  641 

seul  l'attrait  et  le  charme  de  son  voyage.  Elle  est  désolée  d'être 
séparée  de  lui  et  de  ne  point  savoir  quand  elle  le  retrouvera; 
«  elle  l'identifie  à  toutes  ses  affections,  »  et  à  Brighton  comme  à 
Londres,  la  nuit  et  le  jour,  elle  soupire  :  «  S'il  était  ici  !...  »  Mais, 
ses  souvenirs,  ses  regrets,  ses  désirs,  ses  espérances,  elle  se  garde 
bien  de  les  confesser,  d'en  laisser  rien  paraître.  Dans  quelques 
rares  lettres  qu'elle  parvient  à  expédier  en  Autriche,  elle  verse 
ses  confidences.  Il  n'y  en  a  pas  dans  celles  qu'elle  écrit  à  son 
frère.  Le  nom  du  «  bien-aimé  »  n'est  même  pas  prononcé,  comme 
si  elle  craignait  de  trahir  son  secret,  qu'elle  croit  bien  caché, 
encore  qu'à  ce  moment  il  commence  à  transpirer  autour  d'elle, 
à  la  faveur  des  commentaires  qu'ont  rapportés  d'Aix-la-Chapelle 
les  témoins  des  attentions  que,  durant  le  Congrès,  lui  a  prodi- 
guées Metternich.  Non  seulement,  elle  ne  parle  pas  de  lui;  mais, 
elle  colore  de  prétextes  la  mélancolie  qui  s'est  emparée  d  elle 
depuis  qu'elle  l'a  quitté. 

«...  J'ai  mal  commencé  mon  année,  dit-elle  le  2  mai,  je  suis 
indisposée  presque  depuis  le  moment  de  mon  retour  en  Angle- 
terre; je  crois  en  vérité  que  le  petit  bout  d'air  continental  que 
j'ai  respiré  a  refait  ma  nature  à  ce  régime  et  que  j'ai  assez  des 
brouillards  de  Londres.  Quelle  inconstance  que  cette  humaine 
nature  !  Je  recevrais  avec  plaisir  la  nouvelle  d'une  autre  place, 
mais,  comme  l'a  dit  Nesselrode  lui-même,  il  n'y  a  que  Paris  et 
Vienne,  et  Paris,  Dieu  m'en  garde  et  Dieu  en  garde  aussi  Paris  ! 
Je  crois  qu'il  y  a  puissance  centrifuge  entre  nous.  » 

Puis,  pour  mieux  voiler  ce  qui  la  préoccupe,  et  comme  pour 
s'étourdir,  elle  entre  en  mille  détails,  qu'elle  semble  ne  mettre  là 
que  pour  remplir  son  papier  : 

«  Mes  enfans  vont  bien  et  apprennent  avec  ardeur.  Le  plus 
distingué  d'entre  eux,  sans  contredit,  est  Constantin.  Il  ne  restera 
pas  dans  la  nullité,  bien  sûr.  Paul  est  le  plus  beau,  il  est  aussi 
plein  d'esprit.  Londres  va  son  train  d'amusemens,  et  je  m'en  mêle 
par  vocation,  non  par  choix.  Je  m'ennuie  assez  communément, 
et  un  grand  motif  de  consolation  est  de  m'ennuyer  avec  Welling- 
ton. Il  est  fort  vieilli  de  la  vie  de  Londres.  Il  y  a  mouvement  de 
corps  et  pas  mouvement  d'âme.  Il  ne  peut  pas  s'y  accoutumer. 
Ce  que  je  dis  là  se  rapporte  entièrement  à  la  société.  Ensuite, 
lui,  a  par-dessus  le  marché  le  souvenir  de  tout  ce  qu'il  était  et 
de  tout  ce  qu'il  n'est  plus,  et  il  y  a  une  grande  différence  du 
Wellington  de  l'Europe  au  Wellington  de  Londres.  Je  le  vois 
TOME  nu.  —  1903.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beaucoup,  et  il  me  conte  également  ses  ennuis  politiques  et 
particuliers.  » 

On  a  vu  qu'au  début  de  cette  lettre,  elle  se  plaint  d'être  indis- 
posée. Il  est  certain  que  peu  à  peu,  depuis  son  arrivée  à  Londres, 
sa  santé  était  devenue  fort  précaire.  Cette  fois,  cependant,  l'indis- 
position n'était  due  qu'à  des  causes  normales.  Après  dix-huit  ans 
de  mariage,  elle  commençait  une  cinquième  grossesse,  qui  s'an- 
nonçait laborieuse  et  pénible.  Le  5  octobre,  à  la  veille  de  ses 
couches,  elle  l'annonce  à  son  frère.  «  Vous  savez  mes  aventures; 
vous  savez  que  je  vais  accoucher,  lorsque  je  me  doutais  à  peine 
que  je  fusse  grosse.  »  Dix  jours  plus  tard,  elle  met  au  monde 
un  fils.  «  Malgré  les  appréhensions  sérieuses,  avec  lesquelles 
ollo  voyait  approcher  cette  époque,  écrit  son  mari,  elle  n'a 
point  eu  de  couches  plus  heureuses  que  celle-ci.  »  Ils  eussent 
préféré  une  fille,  «  car  on  a  assez  de  trois  garçons,  quelles 
que  soient  les  espérances  qu'ils  promettent.  »  Le  nouveau- 
né  n'en  est  pas  moins  accueilli  avec  une  joie  émue  et  tendre 
par  la  mère.  Entre  tous  ses  enfans,  il  sera  bientôt,  avec  le  frère 
qu'elle  lui  donnera  deux  ou  trois  ans  après,  l'objet  de  ses  pré- 
dilections. 

Il  n'y  aurait  pas  lieu  de  s'attarder  à  cet  épisode  de  la  vie 
maternelle  de  M""^  de  Liéven,  si  de  son  temps,  dans  la  société 
de  Londres,  il  n'avait  donné  prétexte  à  des  insinuations  qu'il 
convient  de  rectifier.  Dans  des  souvenirs  inédits,  que  j'ai  eu 
l'occasion  de  citer  précédemment  (1),  la  duchesse  Decazes  ra- 
conte que,  lorsqu'elle  est  arrivée  à  Londres  en  1821  comme  am- 
bassadrice de  France  et  a  connu  M""'  de  Liéven,  on  désignait 
sous  le  nom  d'  «  enfant  du  Congrès  »  l'enfant  né  en  1819,  ce 
qui  équivalait  à  en  attribuer  la  paternité  à  Metternich.  Mais  il 
suffit  d'un  rapprochement  de  dates  pour  démontrer  que  les  dires 
dont  la  duchesse  se  fait  l'écho  manquent  de  fondement.  La 
naissance  est  de  la  mi-octobre.  Il  y  avait  alors  onze  mois  que 
M""^  de  Liéven  s'était  séparée  de  Metternich.  Ils  ne  s'étaient  pas 
revus  dans  cet  intervalle,  ainsi  que  le  prouvent  leurs  pérégri- 
nations réciproques.  Le  constater,  c'est  établir  le  caractère  calom- 
nieux de  l'imputation  dont,  en  cette  circonstance  et  sur  ce  point, 
était  victime  M""^  de  Liéven. 

A  propos  du  même  épisode,  il  faut  signaler  encore  un  incident 

(1)  Voyez  le  journal  le  Temps,  10  et  20  janvier  1898. 


UNE   VIE   d'ambassadrice   AU    SIÈCLE  DERNIER.  643 

curieux  et  quasi  comique,  qu'elle  narre  elle-même  sous  la  forme 
la  plus  piquante,  peu  de  temps  après  la  venue  au  monde  de  son 
fils.  Cet  incident  met  en  scène  à  l'improviste  sa  belle-mère,  qui 
lui  avait  semblé  «  bien  baissée  et  bien  affaiblie,  »  lorsqu'elle 
l'avait  rencontrée  au  Congrès  d'Aix-la-Chapelle. 

«  Je  m'en  vas  vous  conter  une  série  de  cacophonies  qu'elle 
vient  de  nous  faire  et  qui  m'est  tout  à  fait  désagréable.  J'ac- 
couche et  mon  mari  s'empresse  de  le  lui  écrire  ainsi  qu'à  l'Impé- 
ratrice mère,  et,  comme  celle-ci  a  toujours  voulu  être  marraine 
de  tous  mes  enfans,  il  dit  à  sa  mère  qu'il  lui  abandonne  de  le  lui 
demander  ou  non  à  cette  occasion,  au  cas  qu'elle  juge  que  l'Impé- 
ratrice mère  s'attend  à  cette  demande  ou  qu'elle  ne  s'en  soucie 
pas.  Voilà  que  sur  cette  phrase,  ma  belle-mère  imagine  de  dire  à 
l'Impératrice  que  nous  désirons  non  seulement  l'avoir,  elle,  pour 
marraine,  mais  aussi  l'Empereur  pour  parrain.  Jamais  nous 
n'avons  songé  à  pareille  chose  et  j'aurais  eu  vingt-quatre  enfans 
que,  jamais,  je  n'eusse  eu  l'indiscrétion  de  le  demander.  Enfin, 
voilà  qu'elle  bâcle  l'affaire  et  nous  mande  que  l'Empereur  et 
l'Impératrice  acceptent  avec  plaisir  de  tenir  l'enfant  sur  les  fonts, 
chose  à  laquelle  nous  n'avons  jamais  songé. 

«  Mais  ce  n'est  pas  fini.  Avant  encore  de  recevoir  cette  lettre, 
je  lui  écris  que  le  régent,  au  mois  de  mai  dernier  encore,  m'avait 
demandé  lui-même  a  être  parrain  de  l'enfant  qui  devait  venir  et 
qu'en  conséquence,  comme  cela  ne  pouvait  pas  être  honnêtement 
décliné,  il  tiendrait  l'enfant  et  qu'il  fallait  l'appeler  George.  Ne 
voilà- t-il  pas  qu'elle  raconte  que  par  vanité,  j'ai  voulu  avoir  le 
régent  pour  parrain  ! 

«  ...  Je  vous  ai  écrit  toute  cette  bêtise  parce  que  je  serais 
fort  aise,  si  l'occasion  s'en  présente  pour  vous,  que  vous  expli- 
quassiez cette  affaire,  dans  laquelle  ma  belle-mère  nous  fait  jouer 
gratuitement  le  plus  sot  rôle  imaginable.  Je  n'ai  jamais  demandé 
personne  et  c'est  absolument  de  mouvement  spontané  que  le 
régent  s'y  est  offert.  J'avais  même  espéré  qu'il  aurait  oublié  cela 
et  si  bien  que  j'avais  dit  à  Wellington,  lorsqu'il  vint  me  voir 
quelques  jours  après  mes  couches,  qu'il  fallait  qu'il  tînt  mon 
garçon.  Mais  le  régent  n'a  pas  lâché  prise  et  a  fait  venir  mon 
mari  pour  lui  en  reparler.  Il  n'y  avait  rien  à  faire  qu'à  se  sou- 
mettre. Le  bon  de  l'affaire,  c'est  que,  dans  tout  cet  embarras  et 
cette  richesse  de  parrains,  mon  pauvre  petit  garçon  n'est  pas 
encore  chrétien.  Tantôt  j'étais  malade,  tantôt  le  régent  absent,  et. 


6i4  REVUK  DES  DEUX  MONDES. 

maintenant  que  le  voilà  roi  (1),  il  y  a  trois  mois  au  moins  de 
profond  deuil,  pendant  lesquels  il  n'est  pas  question  de  bap- 
tiser. » 

L'affaire  s'arrangea.  Les  souverains  russes  renoncèrent  à  leur 
droit  de  parrainage.  Le  roi  d'Angleterre  tint  l'enfant  sur  les 
fonts  baptismaux  et  lui  donna  son  nom.  Quant  à  Wellington,  il 
reçut  la  promesse  d'être  parrain  à  son  tour,  si  M""*  de  Liéven 
redevenait  mère,  ce  qui  arriva  bientôt. 

On  devine  à  ces  traits  qu'au  moment  où  nous  en  sommes  de 
la  vie  de  notre  ambassadrice,  elle  brille,  à  la  cour  britannique, 
du  plus  vif  éclat.  Peut-être  la  redoute-t-on  plus  qu'on  ne  l'aime. 
Il  y  a  tant  de  réticences  dans  les  hommages  qu'on  lui  rend  qu'il 
faut  bien  croire  qu'ils  excitent,  parmi  les  femmes  de  la  cour,  du 
dépit,  de  la  jalousie,  de  l'envie.  Le  Roi,  dont  les  attentions  inces- 
santes et  multipliées  la  compromettent  plus  encore  qu'elles  ne 
la  flattent,  ne  se  gêne  pas  pour  dire  d'elle  «  qu'il  la  déteste.  »  Les 
ministres  se  plaignent  «  qu'elle  intrigaille  trop  avec  l'opposition.  » 
Le  prince  Esterhazy,  ambassadeur  d'Autriche,  confie  au  duc  De- 
eazes,  ambassadeur  de  France,  «  combien  l'inquiète  et  lui  est  peu 
agréable  la  correspondance  secrète  et  suivie  qu'elle  entretient 
avec  le  prince  de  Metternich.  »  Le  roi  Louis  XVIII  lui-même, 
en  écrivant  à  son  ambassadeur,  le  met  en  garde  contre  les  petites 
perfidies  de  M""®  de  Liéven  et  «  de  son  cher  z'amant.  »  D'autres 
vont  jusqu'à  contester  qu'elle  ait  de  l'esprit.  Dans  celui  qu'on  lui 
prête,  ils  ne  voient  «  qu'une  rare  faculté  d'exercer  celui  des  autres 
et  de  se  l'assimiler.  »  Néanmoins,  les  moins  bienveillans  sont 
obligés  de  reconnaître  qu'elle  rachète  ses  travers  par  de  pré- 
cieuses qualités.  Elle  est  d'un  commerce  sûr,  discrète,  fidèle  à 
l'amitié.  Ses  préjugés  aristocratiques  ne  l'empêchent  pas  de  sa- 
luer le  mérite  partout  où  elle  le  découvre,  et  cette  femme,  qui  si 
fréquemment  paraît  accablée  sous  un  incommensurable  ennui, 
possède  comme  pas  une,  et  par  la  seule  puissance  de  son  esprit, 
l'art  de  grouper  autour  d'elle  les  hommes  les  plus  éminens  et  de 
les  y  fixer. 

Elle  est  en  même  temps  douée  au  plus  haut  degré  du  sens 
pratique  de  la  vie.  On  vante  justement  la  tenue  de  sa  maison, 
ses  réceptions,  ses  dîners,  l'éducation  qu'elle  fait  à  ses  fils,  Tha- 
bileté  qu'elle  déploie  pour  faire  croire  en  son  mari  à  l'existence 

(1)  George  III  venait  de  mourir  et  le  régent  de  lui  succéder  sous  le  nom  de 
George  IV. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  645 

de  mérites  qu'il  ne  possède  pas.  Généralement,  on  le  trouve  «  nul 
ennuyeux,  frivole.  »  N'empêche  que  les  affaires  de  l'ambassade 
sont  menées  de  façon  supérieure  et  que  tout  en  contribuant  à 
leur  direction,  M"^  de  Liéven  s'ingénie  à  en  laisser  l'honneur  à 
l'homme  dont  elle  porte  le  nom.  C'est  elle  qui  l'informe;  c'est 
pour  lui  qu'elle  enquête,  qu'elle  interroge,  qu'elle  fait  parler  les 
gens  et  qu'elle  attire  chez  elle  quiconque  peut  la  documenter. 
Descend-elle  de  ces  hauteurs  pour  présider  le  comité  de  patro- 
nage des  bals  d'Almasks,  ou  encore  pour  conférer  avec  sa  cou- 
turière ou  son  joaillier,  créer  quelque  mode  nouvelle  dont  le 
succès  est  assuré  si  elle-même  l'inaugure,  c'est  encore  dans  une 
vne  d'utilité,  et  pour  relever  le  prestige  de  l'ambassade,  dont  en 
réalité  elle  est  l'âme  et  l'inspiratrice.  De  plus  en  plus  attachée  à 
l'Angleterre,  elle  s'efforce  d'assurer  aux  Russes  l'estime  des 
Anglais  et  aux  Anglais  l'estime  des  Russes.  Son  compatriote  le 
ministre  Capo  d'Istria,  étant  venu  à  Londres  et  y  ayant  obtenu 
«  le  succès  le  plus  complet;  »  elle  s'en  réjouit  autant  que  de 
voir  «  qu'il  a  rendu  justice  à  ce  pays.  » 

L'activité  intellectuelle  qu'elle  est  parvenue  à  imprimer  peu 
à  peu  à  sa  vie  ne  tarde  pas  à  constituer  pour  son  esprit  un 
besoin  de  tous  les  jours  et,  bientôt,  d'autant  plus  impérieux  que 
ses  deux  fils  aînés,  Alexandre  et  Constantin,  viennent  de  la  quitter, 
—  septembre  1821,  —  pour  aller  compléter  leur  éducation  en 
Russie.  Après  les  avoir  laissés  durant  quelques  semai aes  à  Pau- 
lowsky,  auprès  de  leur  grand'mère  Liéven,  leur  père  vient  de 
les  placer  à  l'Université  de  Dorpat.  Il  se  propose  d'envoyer  Paul, 
le  troisième,  à  Paris.  Désormais,  la  mère  n'aura  plus  auprès  d'elle 
que  George,  le  dernier  né  ;  et,  d'être  séparée  des  trois  autres, 
elle  est  tout  attristée.  Mais,  voilà  que  soudain,  à  l'aube  de  cette 
période  qui  sera  pour  son  cœur  maternel  une  période  de  priva- 
tions et  de  sacrifices,  et  comme  si  la  destinée  voulait  par  avance 
lui  assurer  une  revanche  et  un  dédommagement,  un  bonheur 
inespéré  lui  survient.  Pendant  que  son  mari  est  en  Russie,  l'occa-* 
sion  lui  est  offerte  de  se  rencontrer  avec  Metternich,  qu'elle  n'a 
pas  revu  depuis  Aix-la-Chapelle  et  n'espérait  pas  revoir  de  sitôt. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  piquant,  c'est  que  cette  occasion,  c'est  le 
roi  George  IV  qui  la  lui  procure.  S'il  l'a  fait  à  dessein,  il  en 
faut  conclure  que  ce  prince  est  un  bon  prince.  S'il  n'a  été  que  le 
complice  inconscient  du  hasard,  on  doit  convenir  que  le  hasard 
est  parfois  un  merveilleux  arrangeur  de  circonstances  heureuses 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Celles  dont  M"*  de  Liéven  rend  compte  à  son  père  dans  la  lettre 
suivante,  datée  de  Hanovre,  le  27  octobre  1821,  semblent  avoir 
été  machinées  comme  au  théâtre,  pour  faciliter  la  rencontre  des 
deux  amans  en  l'absence  du  mari  et  leur  ménager  quelques  jours 
de  liberté. 

«  Mon  bien  cher  papa,  je  me  trouve  ici  depuis  huit  jours.  Le 
roi  d'Angleterre  a  eu  la  bonté  de  désirer  beaucoup  que  j'y  vinsse, 
et  lord  Londonderry  (1)  m'a  envoyé  un  courrier  à  Francfort  pour 
presser  mon  arrivée.  Comme  je  ne  doutais  nullement,  d'après  les 
données  de  lord  Londonderry  et  les  miennes  propres,  de  trouver 
déjà  mon  mari  à  Hanovre,  je  m'y  suis  rendue  sur-le-champ. 
Malheureusement,  mes  calculs  étaient  faux  :  il  n'y  était  pas  et  il 
n'y  est  pas  encore.  Ses  départs  ont  fait  remettre  de  plusieurs 
jours  le  départ  du  Roi,  parce  qu'il  avait  jugé  essentiel  de  voir 
mon  mari  ici  en  même  temps  que  le  prince  Metternich,  qui  s'y 
était  rendu  de  son  côté,  en  grande  partie  dans  l'espoir  de  ren- 
contrer mon  mari.  On  lui  a  encore  envoyé  un  courrier  pour  le 
prévenir  de  l'attente  où  est  le  Roi.  Mais  le  dernier  terme  est  ar- 
rivé ;  les  médecins  ne  veulent  plus  que  Sa  Majesté  prolonge  son 
séjour  ici  et  Elle  part  après  demain.  Je  n'ai  nulle  idée  quelconque 
de  ce  qui  peut  être  cause  du  retard  de  mon  mari.  Personne  n'en 
a  de  nouvelles  et  je  commence  à  m'inquiéter  sérieusement  de  ce 
fait.  Cette  terrible  distance  de  la  Russie  est  une  affreuse  chose.  H 
y  a  cinq  semaines  que  je  ne  sais  plus  rien  de  mon  mari.  Ron 
cher  papa,  comme  son  retour  est  encore  plus  vivement  désiré  par 
moi,  depuis  que  je  sais  qu'il  me  parlera  de  vous  ! 

((  J'ai  trouvé  à  mon  arrivée  ici  le  Roi  fort  malade  ;  je  l'ai  vu 
couché  le  premier  jour;  depuis,  il  s'est  remis  et  a  pu  recevoir 
du  monde  et  même,  hier,  se  montrer  au  public.  On  ne  se  fait  pas 
d'idée  de  l'enthousiasme  avec  lequel  il  est  reçu.  Il  y  a  une  fort 
grande  réunion  de  princes  d'Allemagne  ici,  qui  sont  tous  venus 
faire  leur  cour  au  Roi,  en  sorte  que  Hanovre  est  fort  brillant.  Le 
Roi  retourne  droit  en  Angleterre  et  remet  à  l'année  prochaine  à 
faire  la  tournée  des  capitales  du  continent.  Quoique  je  me  trouve 
ici  sur  son  invitation,  j'y  suis  désorientée  d'y  être  sans  mon  mari, 
et  je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  cela  me  contrarie.  » 

Elle  affecte  toujours,  on  le  voit,  de  ne  pas  parler  de  Mette'*- 

(1)  Lord  Castlereagh,  marquis  de  Londonderry,  qui  se  suicida  l'année  suivante. 
Il  était  ministre  des  Affaires  étrangères  dans  le  cabinet  britannique.  Il  y  fut  rem- 
placé par  Ganning. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE   DERNIER.  647 

nich,  ou  tout  au  moins  se  borne-t-elle  à  prononcer  son  nom, 
comme  si  elle  redoutait,  en  racontant  ce  qu'elle  peut  avouer  de 
ses  relations  avec  lui,  de  trahir  ce  qu'elle  est  tenue  d'en  cacher. 
Il  n'est  plus  là,  d'ailleurs,  quand  elle  retrouve  son  mari.  Le 
comte  de  Liéven  s'était  attardé  en  route,  en  revenant  de  Russie, 
d'où  il  est  parti,  «  fier  de  n'avoir  pas  obtenu  de  grâces  et  de  n'en 
avoir  pas  demandé.  »  —  «  Les  témoignages  gracieux  et  confians 
de  notre  adorable  monarque,  l'accueil  flatteur  de  toutes  les  per- 
sonnes estimables,  la  réunion  avec  plusieurs  parens  que  je  n'avais 
pas  vus  depuis  de  longues  années  ou  dont  j'avais  encore  à  faire 
la  connaissance,  l'aspect  enfin  plus  rapproché  d'une  patrie  qui  se 
développe  et  se  transforme  avec  une  rapidité  surprenante,  sont 
autant  d'objets  qui  m'ont  offert  des  jouissances  inappréciables  et 
qui  me  sont  d'un  intérêt  et  même  d'une  utilité  réels.  » 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  les  époux  se  réin- 
stallaient à  Londres,  où  la  brillante  existence  qu'aimait  M""^  de 
Liéven  reprenait  bientôt  son  cours  accoutumé.  Elle  continue  à 
en  donner  les  détails  à  son  frère.  «  J'ai  passé  mon  hiver  entre 
ici  et  Brighton,  où  le  Roi  nous  fait  venir  souvent.  Son  palais  est 
devenu  une  résidence  charmante  depuis  qu'il  admet  à  sa  société 
tout  ce  qui  compose  la  meilleure  société  de  l'Angleterre.  Il  y  a 
majorité  d'opposition  sans  doute.  Mais,  il  faut  convenir  que  c'est 
dans  ce  parti-là  que  sont  les  grands  noms,  les  grands  biens  et  la 
fashion.  Le  duc  de  Wellington  y  est  aussi  régulièrement  prié, 
lorsque  nous  y  sommes.  Bloomfield  a  sa  retraite  (1)  ;  vous  vous 
souvenez  que  c'était  le  factotum  chez  le  régent.  Cette  déchéance 
a  fait  beaucoup  de  bruit.  Lady  Pembroke  a  été  à  la  mort  et  n'est 
pas  entièrement  remise...  Le  projet  de  voyage  du  roi  d'Angle- 
terre pour  cet  été  me  paraît  plus  vague  qu'il  n'était.  Je  regret- 
terais bien  qu'il  ne  se  fit  pas,  car  je  m'étais  bien  réjouie  de  faire 
un  petit  tour  d'Europe  à  cette  occasion.  Sa  santé  a  beaucoup 
baissé,  il  est  fort  maigri  et  vieilli,  et  il  est  appréhensif  sur  son 
compte.  » 

A  glaner  encore,  parmi  ces  nouvelles,  quelques  traits  de  pré- 
occupations plus  intimes.  «  Paul  est  à  Paris.  Il  y  continue  ses 
études  avec  un  gouverneur  particulier  et  en  suivant  quelques  cours 
au  collège.  Nous  l'attendons  demain  ici  pour  ses  vacances  de 

(1)  Il  était  premier  écuyer,  secrétaire  particulier  et  trésorier  de  la  cassette 
privée.  La  favorite  en  titre,  lady  Goningham,  le  fit  brusquement  destituer  pour 
mettre  un  de  ses  fils  à  sa  place. 


648  RE\TJE    DES    DEUX    MONDES. 

Pâques.  Mon  petit  George  est  un  charmant  enfant.  Sans  lui,  il 
me  semblerait  n'avoir  pas  d'enfans,  tellement  je  suis  séparée  des 
autres.  Mon  mari  s'occupe  beaucoup  et  sort  peu  dans  le  monde. 
J'y  vais  par  devoir  et  assez  par  plaisir.  J'aime  assez  le  mouve- 
ment et  le  bavardage.  » 

C'est  la  première  fois  qu'elle  en  fait  l'aveu.  Il  semblait  jusqu'à 
ce  jour  qu'elle  considérât  comme  une  corvée  les  obligations  et 
les  devoirs  de  sa  vie  officielle.  Mais,  peu  à  peu,  elle  y  a  pris 
goût.  Ses  fréquentations  avec  Wellington,  l'influence  de  Metter- 
nich,  un  contact  de  plus  en  plus  intime  avec  les  diplomates  et 
les  gens  de  cour,  ont  contribué  à  ouvrir  définitivement  son  esprit 
aux  affaires  publiques,  à  l'initier  à  beaucoup  de  choses,  qui  étaient 
antérieurement  pour  elle  comme  un  livre  fermé,  et  à  imprimer  à 
ses  facultés  une  direction  dont,  désormais,  elles  ne  se  désintéres- 
seront plus. 

m 

A  la  fin  de  l'été  de  1822,  le  comte  de  Liéven  ayant  été  délégué 
par  sa  cour  pour  assister  au  Congrès  qui  devait  se  réunir  à  Vé- 
rone, l'ambassadrice  le  suivit  :  «  Nous  partons  sous  deux  jours. 
Notre  absence  d'Angleterre  ne  sera  pas  longue;  elle  dépendra 
sans  doute  de  celle  du  duc  de  Wellington  (1);  il  part  demain 
pour  le  Congrès.  Ce  Congrès  simpati entera  un  peu  de  ses  re- 
tards. Une  maladie  très  grave  la  retenu  jusqu'aujourd'hui.  Les 
nouveaux  arrangemens  ministériels  l'eussent  en  tous  cas  em- 
pêché de  partir.  Ce  n'est  qu'aujourd'hui  que  M.  Canning  a  été 
nommé  en  remplacement  de  lord  Londonderry...  Paul  retourne 
à  Paris  pour  y  faire  son  droit  et  un  peu  d'économie  politique. 
Nous  sommes  fort  contens  de  ses  progrès.  Mon  petit  George,  que 
j'adore,  restera  à  Brighton  pendant  notre  absence.  Il  y  aurait;  eu 
des  risques  à  le  faire  voyager  aussi  vite  et  aussi  loin  dans  l'ar- 
rière-saison.  J'accompagne  mon  mari  en  grande  partie  parce  que 
cela  épargne  les  frais  de  mon  séjour  d'Angleterre  ;  c'est  une 
double  dépense  à  laquelle  nos  finances  ne  sauraient  suffire.  » 

Le  23  octobre,  elle  était  à  Vérone  ou,  comme  à  Aix-la-Cha- 
pelle, quatre  ans  avant,  elle  trouvait  «  toute  l'Europe  réunie;  » 
les  empereurs  de  Russie  et  d'Autriche,  le  roi  de  Naples,  le  roi 

(1)  Il  avait  été  désigné  comme  ministre  plénipotentiaire  au  Congrès. 


UNE    VIE    d'ambassadrice   AU    SIÈCLE   DERNIER.  649 

de  Sardaigne,  la  plupart  des  petits  princes  italiens,  la  jfine  fleur 
de  la  diplomatie,  et  au  milieu  d'elle  le  prince  de  Metternich. 
«  Je  suis  fort  aise  de  me  trouver  ici,  écrit-elle.  C'est  une  réunion 
plus  intéressante  peut-être  que  toutes  les  précédentes.  La  partie 
féminine  est  faible,...  je  suis  seule  de  mon  espèce.  La  durée  du 
Congrès  est  incertaine  ;  on  calcule  sur  quatre  semaines  ;  mais  je 
crois  que  c'est  trop  modeste  ;  nous  ne  le  coulerons  probablement 
pas  à  fond;  notre  départ  suivra  de  près  celui  du  duc  de  Wel- 
lington. » 

Malgré  ces  velléités  de  prochain  départ,  elle  résidait  encore 
à  Vérone  au  commencement  de  décembre,  bien  loin  de  se  plaindre 
de  là  longueur  de  son  séjour.  C'est  de  là  que,  le  l^""  décembre, 
elle  mande  à  son  frère  ses  impressions  sur  les  personnages  parmi 
lesquels  elle  vit,  sur  Metternich  notamment,  dont  elle  n'avait 
jamais  tant  parlé  et  dont,  tout  en  avouant  qu'elle  le  connaissait 
déjà,  elle  parle  comme  si  leur  intimité  venait  seulement  de  se 
nouer  et  ne  datait  pas  de  plusieurs  années.  En  revanche,  ni 
dans  la  lettre  qui  suit,  ni  dans  aucune  de  celles  qu'elle  écrit  de 
Vérone,  pas  un  mot  de  Chateaubriand,  qui  représentait  la  France 
au  Congrès  ;  pas  un  mot  de  M"*  Récamier.  Elle  ne  semble  avoir 
été  frappée  ni  par  le  prestige  de  l'un,  ni  par  la  beauté  de  l'autre, 
et  c'est  bien  là  ce  que  le  grand  homme  ne  lui  a  pas  pardonné. 
S'il  s'est  exprimé  sur  elle  avec  tant  d'amertume  et  de  raillerie, 
c'est  qu'il  avait  à  se  venger  de  n'être  pas  parvenu  à  l'éblouir. 

...  (c  Nous  voici  depuis  deux  mois  au  milieu  du  Congrès. 
L'Europe  est  intéressante  et  le  cercle  dans  lequel  je  vis  m'a 
mise  dans  des  rapports  tout  à  fait  satisfaisans  pour  ma  curiosité 
et  mes  goûts.  Tous  les  soirs,  le  Congrès  se  réunit  chez  moi  (1); 
le  comte  Nesselrode  et  le  prince  Metternich  m'ont  demandé  cela 
comme  nécessaire  pour  eux,  et  j'y  trouve  tous  les  avantages, 
parce  que  cela  me  vaut  la  société  quotidienne  des  personnes  les 
plus  remarquables  par  le  rôle  qu'elles  jouent  en  Europe,  et  par 
leur  agrément  personnel. 

«  Je  connaissais  beaucoup  déjà  ce  prince  de  Metternich  par 
diverses  rencontres  que  nous  avions  eues;  ici,  je  me  suis  beau- 
coup liée  d'amitié  avec  lui.  Le  duc  de  Wellington,  en  Outre,  qui 
est  ma  plus  solide  et  ma  plus  intime  connaissance  de  l'Angle- 

(1)  A  la  même  date.  Metternich  écrit  à  sa  femme  :  «  M""  de  Liéven  est  ici  ma 
seule  ressource  en  fait  de  société.  Je  passe  presque  toutes  mes  soirées  chez  elle,  et 
la  plupart  des  menibres  du  Congrès  suivent  en  cela  mon  exemple.  » 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  était  constamment  chez  moi  :  ces  deux  constellations  anti- 
pathiques à  l'antichambre  de  l'Empereur  m'ont  privée  solide- 
ment de  la  société  de  mes  compatriotes,  en  sorte  que  je  vois  à 
Vérone  toute  l'Europe  sauf  la  Russie;  j'en  excepte  Nesselrode, 
qui  est  un  brave  et  loyal  homme,  et  Pozzo,  et  Tattischeff  qui,  en 
qualité  de  membres  du  Congrès,  viennent  tous  les  jours  chez  moi. 

<(  Je  suis  fâchée  de  rencontrer  dans  les  gens  qui  devraient 
être  le  mieux  avec  moi  précisément  tout  l'éloignement  qu'on 
porterait  à  un  ennemi.  Parce  que  j'ai  passé  dix  ans  en  Angle- 
terre, on  me  croit  anglaise,  et  parce  que  je  vois  tous  les  jours 
le  prince  de  Metternich,  autrichienne.  Ce  sont  de  ces  jugemens 
portés  en  l'air  qui  ne  font  guère  honneur  à  l'intelligence  de  vos 
camarades.  C'est  ensuite  juger  d'une  manière  bien  opposée  aux 
principes  de  l'Empereur  les  personnes  qui  m'exposent  à  ces 
commentaires.  J'ai  quelque  soupçon  que  l'Empereur  connaît  la 
haine  qu'on  me  porte  et  qu'il  censure  fort  ces  préventions.  On  a 
voulu  les  lui  faire  partager,  mais  le  projet  a  échoué  complète- 
ment; il  me  traite  avec  bonté,  et  je  me  flatte  qu'il  me  connaît. 
Quant  à  moi,  j'ai  fait  toutes  les  avances  possibles  aux  Russes,  ils 
y  ont  répondu  comme  je  viens  de  vous  dire,  et  je  suis  restée  avec 
eux  polie  quand  je  les  rencontre,  mais  point  du  tout  soucieuse 
de  leurs  petits  commérages  ni  empressée  d'aucune  façon. 

«  ...  Le  Congrès  se  disperse;  à  la  fin  de  la  semaine  prochaine, 
tout  le  monde  part,  et  nous  aussi.  Chacun  tire  de  son  côté.  Le 
duc  de  Wellington  nous  a  devancés.  Je  regretterai  Vérone,  j'y 
ai  passé  un  temps  bien  agréable.  Mon  mari  a  été  occupé  et 
employé;  il  était  plénipotentiaire  au  Congrès.  Cette  école  lui  a 
fort  convenu.  En  général,  on  juge  mieux  sur  les  lieux  qu'à  dis- 
tance, et  jamais  sa  connaissance  des  affaires  n'eût  pu  être  aussi 
complète  ni  aussi  utile  pour  le  service,  s'il  était  resté  à  Londres. 
Nous  y  retournons,  je  ne  sais  pour  combien  de  temps  encore.  Il 
y  a  dix  ans  que  nous  y  sommes  :  c'est  long;  et  j'ai  bien  répété  au 
comte  Nesselrode  qu'il  nous  obligerait  de  songer  à  nous  donner 
une  autre  place,  lorsque  la  convenance  du  service  pourra  se 
rencontrer.  Le  choix  n'est  pas  grand,  il  est  vrai,  parce  qu'il 
roule  sur  Paris  et  Vienne.  Cette  dernière  place  va  être  donnée 
comme  ambassade  à  Tattischeff;  c'est  un  homme  de  beaucoup 
d'esprit  ;  quant  à  Pozzo,  il  fait  bien  sa  besogne  à  Paris. 

«  Je  ne  pense  pas  que  vous  revoyiez  l'Empereur  avant  la  fin 
de  janvier  à  Pétersbourg.  Parlez  de  moi  à  Nesselrode,  lorsque 


UNE   VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE    DERNIER.  651 

VOUS  le  reverrez;  il  pourra  vous  donner  de  mes  nouvelles;  je 
l'aime  de  tout  mon  cœur,  et  je  me  fie  à  lui  comme  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  loyal  et  de  plus  sûr  en  ce  monde.  J'aime  bien  sa  femme 
aussi,  et  je  regrette  qu'elle  n'ait  pas  été  ici;  c'est  une  femme 
d'esprit.  » 

Le  besoin  de  changer  de  place  et  de  quitter  l'Angleterre  la 
reprenait  de  temps  en  temps,  surtout  lorsque  elle  était  loin  de 
Londres.  Alors,  elle  se  rappelait  qu'elle  s'y  portait  mal,  qu'elle  y 
résidait  depuis  trop  longtemps  pour  y  trouver  encore  des  sur- 
prises; et  elle  aspirait  à  changer  de  milieu,  à  vivre  sous  des  cieux 
moins  gris  et  plus  propices  à  sa  santé.  Mais,  une  fois  rentrée  à 
l'ambassade,  elle  était  reconquise  par  les  souvenirs  des  dix 
années  écoulées  depuis  son  arrivée,  par  les  satisfactions  qu'elle 
devait  à  ce  poste,  par  les  amitiés  qu'elle  y  avait  contractées;  ses 
plaintes  devenaient  moins  fréquentes,  moins  vives.  Cependant, 
c'est  bien  de  Londres  qu'est  datée,  —  6  août  1823,  — la  lettre 
d'où  sont  extraites  les  lamentations  qui  suivent  : 

«  Ma  santé  empire  plutôt  qu'elle  ne  gagne,  et  ma  position  ici 
m'empêche  de  rien  faire  avec  suite  pour  la  remettre.  J'ai  déjà 
refusé  une  fois  au  Roi  d'aller  chez  lui  au  cottage  de  Windsor; 
il  vient  de  me  prier  encore  d'y  venir  passer  quelques  jours;  il 
faut  que  je  le  fasse;  il  croit  que  l'air  de  Windsor  me  fera  du 
bien;  mais  sa  manière  de  vivre  doit  m'y  faire  du  mal  :  veiller 
et  dormir  tard  me  sont  tout  à  fait  mauvais.  Et  cependant,  com- 
ment, dans  ma  situation  ici,  ne  pas  me  plier  un  peu  à  cette  gêne? 
D'autant  qu'en  ne  le  faisant  pas,  ce  serait  ôter  à  mon  mari  aussi 
les  occasions  d'être  auprès  du  Roi.  Vous  ne  vous  faites  pas 
d'idée  combien  j'en  ai  assez  de  mon  métier  d'ambassadrice  de 
Russie  en  Angleterre  ;  il  y  est  trop  beau  pour  ne  pas  y  être  bien 
incommode.  Partout  autre  part,  on  aurait  beau  m'aimer,  l'éti- 
quette s'opposerait  aux  intimités.  Je  vous  prie  de  ne  point  croire 
que  cette  plainte  sente  l'orgueil  et  ne  la  dites  pas  à  d'autres, 
car,  si  l'on  ne  me  comprend  point,  on  me  trouvera  bien  vaine,  et 
Dieu  sait  que  je  ne  le  suis  point;  je  suis  seulement  triste  et 
malade.  » 

Triste  et  malade,  deux  mots  qui,  dans  l'avenir,  vont  souvent 
tomber  de  sa  plume  et  qui  traduisent  les  progrès  de  la  transfor- 
mation que  l'âge  opère  en  elle.  Elle  n'est  plus  une  jeune  femme; 
elle  va  sur  ses  quarante  ans,  et  il  y  a  loin  de  la  petite  pension- 
naire  que  nous  avons   vue   s'élancer  du  couvent  de   Smolny, 


pDZ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fenjouée  et  rieuse,  pétulante  et  légère  comme  un  oiseau,  se  jeter 
pleine  d'ardeurs  et  d'espoirs  dans  la  vie  conjugale  et  proclamer 
qu'elle  aime  son  mari.  Que  de  changemens  dans  son  esprit  et 
dans  son  cœur  durant  le  quart  de  siècle  qui  s'est  écoulé  depuis 
qu'elle  épousa  le  jeune  ministre  de  la  Guerre  de  Paul  I"!  En 
découvrant  peu  à  peu  combien  elle  lui  est  intellectuellement 
supérieure,  elle  a  cessé  de  l'aimer.  Elle  ne  lui  garde  d'attache- 
ment que  pour  l'exemple,  la  correction,  la  tenue,  et  parce  qu'il 
est  le  père  de  ses  enfans. 

Elle  a  cherché  la  consolation  et  l'oubli  dans  la  rigoureuse 
pratique  de  ses  devoirs  maternels,  puis,  comme  s'ils  ne  suffi- 
saient pas  aux  besoins  de  son  âme,  dans  les  entraînemens  du 
monde  et  dans  deux  aventures,  dont  une  seule  nous  est  positive- 
ment connue;  mais,  dans  ces  aventures,  elle  n'a  pas  trouvé  ce 
qu'elle  en  attendait.  Elles  l'ont  laissée  déçue  et  désabusée.  Puis, 
en  se  séparant  de  Metternich,  après  le  Congrès  de  Vérone,  peut- 
être  a-t-elle  compris  que  c'en  est  fait  du  sentiment  qu'elle  avait 
inspiré  à  cet  homme  d'État,  peut-être  pressent-elle  qu'elle  ne  le 
verra  plus  (1).  Enfin,  trois  de  ses  enfans  l'ont  quittée.  Elle  s'in- 
quiète de  leur  avenir;  la  présence  des  deux  qui  sont  auprès  d'elle 
ne  la  console  pas  de  l'absence  des  autres,  et  toute  sa  personne, 
à  certaines  heures,  trahit  tant  de  tristesse  que  ceux  qui  la  fré- 
quentent en  sont  frappés.  C'est  vers  ce  temps  que  l'un  d'eux 
écrit  :  «  Elle  est  la  personne  la  plus  profondément  blasée  qui  se 
puisse  voir  et  dévorée  par  un  ennui  profond,  même  dans  la  com- 
pagnie de  ses  meilleurs  amis,  car  son  attitude  est  si  froide,  si 
ennuyée,  si  languissante,  que,  lors  même  qu'elle  s'efforce  d'être 
gracieuse  et  de  faire  la  bonne  femme,  elle  ne  parvient  qu'impar- 
faitement à  fondre  la  glace  dans  laquelle  elle  semble  figée  (2).  » 

Il  y  a  beaucoup  d'exagération  dans  ce  jugement.  Les  lettres 
qui  sont  sous  nos  yeux  prouvent  au  contraire  que  M'"^  de  Liéven 
n*est  pas  toujours  «  triste  et  malade,  »  ni  par  conséquent  en 
jproie  «  à  cet  ennui  profond,  »  dont  les  lignes  qui  précèdent  ont 
le  tort  de  ne  pas  assez  marquer  le  caractère  accidentel  et  passa- 
ger. Il  serait  plus  juste  de  dire  qu'elle  tend  de  plus  en  plus  à 
devenir  d'une  mobilité  maladive. 

Du  reste,  nous  touchons  à  la  période  où  des  morts  succes- 

(1)  Ils  ne  se  revirent  qu'à  Brighton  en  1848.  Le  silence  des  documens  ne  per- 
met pas  de  préciser  la  date  de  la  rupture  de  leur  liaison. 

(2)  Journal  de  G  ré  ville. 


UNE    VIE    d'ambassadrice    AU    SIÈCLE   DERNIER.  653 

sives  vont  lui  meurtrir  le  cœur.  A  la  fin  de  1825,  elle  apprend 
tout  à  coup  celle  de  l'empereur  Alexandre,  qu'elle  aimait  et  ad- 
mirait :  «  Ah  !  mon  frère,  quel  malheur  que  celui  qui  vient  de 
nous  frapper  !  Un  courrier  du  comte  Nesselrode  nous  apporte 
aujourd'hui  l'affreuse  nouvelle;  aujourd'hui,  jour  de  sa  nais- 
sance, nous  apprenons  sa  mort!  Depuis  huit  jours,  cette  triste 
nouvelle  circulait.  Je  ne  pouvais  pas  me  résoudre  à  la  croire, 
tant  mon  cœur  se  soulevait  contre  cette  horrible  pensée  que 
l'empereur  Alexandre  n'était  plus  !  Qu'il  faut  de  religion  pour 
se  résigner  à  un  semblable  décret  de  la  Providence  !  » 

Six  semaines  plus  tard,  ses  regrets  sont  bien  amortis.  L'avè- 
nement de  Nicolas,  qui  vient  d'octroyer  un  titre  princier  à  la 
famille  de  Liéven,  console  l'ambassadrice  de  la  perte  que 
viennent  de  faire  la  Russie  et  l'Europe.  Elle  se  réjouit  en  pen- 
sant que  son  ami  Wellington  assistera  comme  représentant  du 
roi  d'Angleterre  au  couronnement  du  nouveau  tsar.  Dans  ses 
rapports  avec  le  généralissime  anglais,  elle  en  est  encore  à  la 
lune  de  miel,  comme,  en  parlant  de  l'empereur  Nicolas,  elle  n'a 
qu'accès  de  ferveur.  Cet  enthousiasme  ne  durera  pas  en  ce  qui 
touche  Wellington.  Mais,  à  cette  heure,  il  affecte  des  formes 
lyriques.  Elles  témoignent  d'une  chaleur  d'âme  qui  ne  s'explique- 
rait guère  si  l'ambassadrice  était,  à  l'habitude,  la  femme  en- 
nuyée, figée  dans  la  glace,  dont  nous  parle  Charles  Gréville. 

«  Je  vous  écris  un  mot,  cher  Alexandre,  par  le  duc  de  Wel- 
lington. Je  suis  ravie  qu'il  aille  voir  notre  pays,  et  je  suis  sûre 
que  son  arrivée  sera  reçue  avec  bien  du  plaisir  par  l'Empereur 
et  par  notre  public.  Je  jouis  d'avance  de  ses  succès,  et  des  im- 
pressions qu'il  rapportera  de  chez  nous.  C'est  le  plus  beau,  le 
plus  noble  caractère  du  monde,  et  il  est  peut-être  plus  grand 
encore  par  ses  sentimens  que  par  sa  haute  réputation  militaire. 

«  Il  se  rend  chez  nous  avec  un  vrai  plaisir.  L'Angleterre  ne 
pouvait  envoyer  un  ambassadeur  plus  digne  de  la  grande  cir- 
constance. Il  admire  avec  tout  le  monde  la  superbe  conduite  de 
notre  Empereur.  Cher  Alexandre,  quels  événemens!  quel  carac- 
tère que  celui  que  l'Empereur  déploie!  Quel  respect,  quelle 
admiration  que  ceux  que  lui  porte  l'univers  !  Quelle  magnifique 
race  de  princes  que  la  nôtre  !  Pauvres  princes  du  reste  de  l'Eu- 
rope! Quelle  pitié  à  côté  des  nôtres!  Si  vous  m'avez  vue  Russe 
dans  l'âme  à  mon  dernier  séjour,  jugez  tout  ce  que  je  dois 
éprouver  dans  ce  moment  1 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Ma  santé  s'est  bien  ressentie  de  tout  cela;  je  n'ai  pas  une 
autre  pensée  que  la  Russie.  Nous  attendons  avec  impatience  la 
fin  des  travaux  de  la  commission  militaire  (1);  il  faut  de  grands 
exemples.  Je  dis  avec  Wellington  :  là  où  les  rois  savent  monter 
à  cheval  et  punir,  il  n'y  a  pas  de  révolution  possible;  aussi  je 
suis  tranquille. 

«  J'ai  vu  avec  un  sensible  plaisir,  cher  Alexandre,  votre  nom 
paraître  sous  tant  de  formes  honorables  et  flatteuses  (2).  Qui 
aurait  dit,  lorsque  nous  nous  entretenions  l'été  passé  du  grand- 
duc  Nicolas,  qu'il  remplirait  sitôt  nos  prédictions?  C'est  bien  là 
le  Pierre  I^""  et  le  grand  homme  que  nous  voyions  dans  l'avenir. 
Il  a  déjà  montré  tout  ce  qu'il  est.  Vous  ne  m'avez  pas  écrit  un 
mot  depuis  la  mort  de  notre  cher  empereur  Alexandre,  et  je 
suis  plus  que  jamais  avide  de  lettres.  Jugez  combien  les  nou- 
velles de  Pétersbourg  doivent  nous  être  précieuses  dans  ce  mo- 
ment !  Que  fait  notre  belle  et  charmante  Impératrice?  » 

Quinze  mois  plus  tard,  par  suite  des  dissentimens  qui  ont 
éclaté  entre  la  Russie  et  l'empire  ottoman,  ,et  que  vient  d'aggra- 
ver le  soulèvement  de  la  Grèce  contre  la  Porte,  nous  trouvons 
la  princesse  de  Liéven  dans  une  nouvelle  phase.  Elle  ne  pense 
plus  que  du  mal  de  Metternich  ;  elle  ne  prononce  plus  le  nom  de 
Wellington  qu'avec  raillerie  et  colère.  N'ont-ils  pas  pris  parti 
l'un  et  l'autre  pour  la  Turquie  contre  la  Russie?  C'en  est  assez 
pour  déchaîner  ses  fureurs.  Lord  Liverpool,  chef  du  cabinet,  étant 
mort,  elle  use  de  son  influence  sur  le  Roi  pour  faire  nommer 
Canning  à  sa  place  et  mettre  en  échec,  par  cette  nomination,  Met- 
ternich et  Wellington.  Elle  est  tout  entière  à  Canning,  «  C'est 
un  homme  d'un  talent  extraordinaire  ;  c'est  un  honnête  homme  ; 
ce  n'est  point  du  tout  un  Jacobin;  c'est  le  seul  membre  du  cabi- 
net qui  soit  bien  et  très  bien  pour  la  Russie...  Metternich  et 
Canning  se  haïssent  aussi  cordialement  que  par  le  passé;  le 
premier  ne  digère  pas  notre  intimité  avec  l'Angleterre...  Entre 
ces  deux  ministres  qui  se  détestent,  le  premier  n'est  pas  le  plus 
coquin;  voilà  une  parfaite  vérité.  Enfin,  qu'on  me  batte;  mais, 
je  soutiens  que  nous  devons  aimer  Canning.  » 

(1)  On  sait  que  le  changement  de  règne  en  Russie  fut  marqué  par  une  grave 
conspiration  militaire,  que  l'empereur  Nicolas  eut  à  réprimer,  dès  son  avènement, 
et  dont  il  fut  d'ailleurs  victorieux. 

(2)  Alexandre  de  Benckendorff,  qui  était  alors  général,  se  distingua  par  son 
jntrépidité  en  défendant  son  souverain  contre  les  conspirateurs.  C'est  à  sa  belle 

conduite  que  sa  sœur  fait  allusion. 


UNE    VIE    d'ambassadrice   AU    SIÈCLE    DERNIER.  655 

Dans  son  enthousiasme  pour  lui,  elle  s'exprime  avec  indul- 
gence pour  le  Roi,  qu'au  fond,  elle  méprise,  mais  qui  a  eu  le 
mérite  de  confier  le  pouvoir  à  cet  homme  d'État.  «  Le  Roi  se 
porte  à  merveille,  il  jouit  de  son  beau  et  bizarre  pavillon  (1),  de 
sa  bonne  table  et  de  sa  musique  bien  bruyante,  et  de  sa  grosse 
marquise  (2),  dont  il  est  un  peu  ennuyé.  Nous  avons  dîné  l'autre 
jour  chez  lui  avec  ses  ministres,  qu'il  n'avait  pas  vus  depuis  deux 
mois,  pas  même  le  duc  de  Wellington.  » 

Sorti  du  pouvoir  à  l'arrivée  de  Canning,  Wellington  pousse 
la  mauvaise  foi,  en  le  combattant,  jusqu'à  désavouer  les  actes 
que  lui-même  avait  accomplis  comme  ministre.  Cette  attitude 
accroît  l'indignation  de  M™^  de  Liéven  :  «  Le  duc  de  Wellington 
poursuit  sa  carrière  d'hostilités  contre  nous  ;  il  a  porté  une  grave 
atteinte  à  sa  réputation.  Sa  conduite  est  mauvaise,  perfide,  et 
l'intention  est  avouée,  celle  d'embarrasser  par  le  mal  qu'il  fait 
à  son  pays,  pourvu  qu'il  culbute  son  rival  Canning.  Mais  Canning 
restera.  Le  Roi  se  montre  résolu  à  le  soutenir,  et  voilà  des  occa- 
sions où  un  roi  est  beaucoup  en  Angleterre.  »  Elle  enveloppe 
Metternich  dans  les  mêmes  ressentimens  :  «  M.  Canning  marche 
avec  nous.  Les  finesses  autrichiennes  ont  mené  loin  M.  de  Met- 
ternich. Le  voilà  joliment  planté  !  Tant  mieux.  »  —  «  Je  crois, 
moi,  que  le  Metternich  homme  d'esprit  est  mort,  car  il  n'y  a 
plus  un  brin  de  cela  dans  toute  sa  conduite.  C'est  un  usurpateur 
de  son  nom  qui  s'est  brouillé  avec  tout  le  monde,  qui  s'obstine 
dans  toutes  les  erreurs  politiques  où  l'a  mené  sa  vanité.  »  Voilà 
un  triste  dénouement  à  d'ardentes  amours. 

La  vive  amitié  qu'elle  a  professée  pour  Wellington  subit  le 
même  sort.  Au  mois  d'août  1827,  une  cruelle  et  longue  maladie 
emporte  Canning.  C'est  Wellington  qui  lui  succède.  «  Nous 
venons  de  perdre  Canning.  Je  dis  nous,  car  la  perte  est  vrai- 
ment individuelle  ;  je  dis  nous  encore  comme  Russe,  car  il  était 
le  sincère  allié  de  la  Russie...  Tout  ce  qui  n'est  pas  metterni- 
îhiste  est  dans  la  désolation.  »  —  «  Le  duc  de  Wellington  est 
toujours  en  froid  avec  moi.  Il  ne  me  pardonne  par  d'avoir  pré- 
féré le  ministre  ami  des  Grecs  au  ministre  ami  des  Turcs.  »  Et, 
comme  la  mort  de  Canning  a  ramené  Wellington  au  pouvoir, 
elle  ajoute  :  «  Le  Roi  lui  a  bien  rendu  son  poste,  mais  non  sa 
faveur.  »  —  «  Le  duc  de  Wellington  est  premier  ministre,  le 

(1)  La  maison  qu'il  s'était  fait  construire  à  Brighton. 

(2)  La  favorite,  la  marquise  de  Coningham. 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duc  de  Wellington  est  autrichien;  il  préfère  les  fourberies  du 
prince  Metternich  à  la  loyauté  de  l'empereur  Nicolas.  A  la 
bonne  heure,  nous  sommes  en  position  de  ne  point  nous  en 
inquiéter.  » 

Elle  s'en  inquiétait  cependant,  et  son  animosité  contre  Wel- 
lington, loin  de  désarmer,  alla  sans  cesse  en  augmentant.  On  la 
vit  revêtir  les  formes  les  plus  diverses,  se  manifester  non  seule- 
ment à  propos  des  événemens  d'Orieut  et  de  la  guerre  turco- 
russe,  mais  encore  à  propos  des  incidens  touchant  la  politique 
intérieure  de  l'Angleterre,  et  des  difficultueuses  questions  qu'eut 
à  résoudre  le  chef  du  cabinet  pendant  la  durée  de  son  gouver- 
nement. Même  après  qu'eut  été  signée,  en  1829,  la  paix  entre  la 
Russie  et  la  Sublime  Porte,  même  quand  Wellington  eut  quitté 
le  pouvoir.  M"®  de  Liéven  ne  désarma  pas.  Elle  ne  pardonnait 
pas  à  son  ancien  ami  d'avoir  contrecarré  la  politique  et  les  vues 
de  l'empereur  Nicolas.  Lorsqu'en  1827,  elle  se  déclare  si  réso- 
lument contre  lui,  elle  ne  recule  devant  aucune  extrémité  pour 
rendre  mortels  les  coups  qu'elle  lui  porte  :  elle  s'allie  à  l'oppo- 
sition parlementaire  comme  à  celle  des  journaux;  elle  excite 
contre  le  cabinet  les  passions,  les  amours-propres,  les  rivalités; 
elle  flatte  les  adversaires  du  ministre;  elle  essaye  de  détacher 
de  lui  ses  amis,  de  jeter  la  division  dans  le  parti  qui  le  soutient  ; 
elle  sort  en  un  mot  de  la  réserve  que  lui  impose  sa  situation 
diplomatique.  L'activité  de  son  ressentiment  n'est  égalée  que 
par  sa  perfidie  féminine.  «  Elle  a  agi  avec  la  plus  grande  imper- 
tinence, écrira  Charles  Gréville  au  mois  de  juin  de  l'année  sui- 
vante, faisant  usage  de  son  crédit  auprès  du  Roi  afin  de  desservir 
le  ministère  et  Wellington.  Son  antipathie  pour  celui-ci  va  tou- 
jours grandissant  depuis  qu'ils  se  sont  brouillés  lors  de  l'arrivée 
de  Canning  aux  affaires,  alors  qu'elle  avait  été  fort  malhonnête 
pour  le  duc  afin  de  se  concilier  le  nouveau  ministre  dans  l'in- 
térêt de  sa  cour,  qu'elle  a  fort  bien  servie  en  cette  circonstance, 
à  ce  que  me  dit  Esterhazy.  » 

Il  faut  renoncer  à  citer  ici  en  entier  toutes  les  lettres  où 
s'exercent  la  verve  et  les  instincts  combatifs  de  l'ambassadrice. 
Il  suffira  d'ailleurs  de  quelques  extraits  pour  en  marquer  la 
vivacité  :  «  Le  duc  de  Wellington  a  été  forcé  de  se  faire  libéral 
comme  Sganarelle  s'est  fait  médecin  dans  la  comédie  de  Molière. 
La  Chambre  basse  n'entend  plus  les  maximes  obscurantes.  Dans 
tout  ce  qui  regarde  l'intérieur,  les  mesures  de   gouvernement 


UNE   VIE   d'ambassadrice   AU    SIÈCLE   DERNIER.  657 

doivent  être  sur  des  principes  éclairés,  —  ou  bien  le  gouverne- 
ment ne  peut  plus  se  soutenir,  —  et  Wellington  veut  rester  pre- 
mier ministre.  L'émancipation  des  catholiques  a  passé  aux 
Communes,  mais  les  Pairs  vont  la  rejeter  (1).  Cette  lutte  entre 
les  deux  Chambres  doit  trouver  son  terme.  Dans  deux  ou  trois 
ans,  les  Pairs  n'oseront  plus  dire  non. 

«  Le  Roi  est  bien  pour  nous;  s'il  pouvait,  il  ferait,  mais 
Wellington  est  obstiné  comme  un  mulet,  en  même  temps  cepen- 
dant qu'il  cède  dès  qu'il  y  va  de  sa  place.  A  propos,  je  vous  man- 
dais, je  crois,  que,  de  peur  de  nous  prendre  aux  cheveux,  je  ne 
lui  parlais  jamais  de  nos  affaires.  Je  vous  avais  à  peine  dit  cela 
que  nous  voilà  en  scène.  Elle  a  été  si  forte  que  je  l'ai  écrite  de 
suite;  je  m'en  vais  la  chercher;  si  je  la  retrouve,  je  la  mettrai 
ici  ;  elle  vous  prouvera  toute  sa  bienveillance  pour  la  Russie  et 
toute  la  force  de  sa  logique. 

<(  Wellington  a  su  en  imposer  à  la  nation  anglaise  par  je  ne 
sais  quel  prestige.  Durant  huit  jours  après  le  changement  dans  le 
ministère,  il  y  avait  comme  une  insurrection  contre  ce  quartier 
général  qui  prétendait  gouverner  l'Etat.  A  les  entendre,  le  gou- 
vernement ne  pouvait  pas  tenir  deux  jours.  Wellington  s'est 
moqué  des  clameurs;  il  a  pris  un  air  de  défi  et  on  en  a  eu  peur. 
Tout  médiocre  qu'il  soit,  il  a  de  la  ruse;  il  flatte  les  ultras;  il 
flatte  surtout  les  libéraux.  Sur  la  question  catholique,  ceux-ci 
sont  aussi  sûrs  qu'il  opérera  leur  émancipation  que  les  autres  le 
sont  de  son  intolérance  éternelle.  Il  est  bien  évident  que  les  uns 
et  les  autres  sont  ses  dupes  ;  mais,  en  attendant,  chacun  défend 
avec  acharnement  la  probité  de  ce  patron  commun  de  deux  prin- 
cipes extrêmes.  En  vérité,  les  peuples  sont  faciles  à  tromper; 
c'est  une  réflexion  qui  vient  tout  naturellement  lorsqu'on  voit 
cette  nation,  réputée  si  sage  et  si  pensante,  devenir  le  jouet  d'un 
ministre  aussi  médiocre... 

«  Le  duc  de  Wellington  persévère  dans  la  marche  plus  con- 
ciliante et  plus  polie  qu'il  a  adoptée.  Peut-être  ira-t-il  dans  cette 
nouvelle  voie  aussi  loin  qu'il  était  allé  dans  la  voie  contraire.  Je 
ne  me  mêle  pas  de  décider  si  ce  qu'il  fait  maintenant  est  par 
contrainte  ou  par  conviction  ;  malgré  sa  médiocrité,  il  a  de  la 
ruse  dans  l'esprit,  et  il  a  été  si  mauvais  pour  nous  qu'il  faudra 
bien  du  temps  pour  que  ses  bonnes  façons  me  séduisent.  Il  s'est 

(1)  M"*  de  Liéven  se  trompait;  les  Pairs  votèrent  comme  les  Communes. 
TOME  XIII.  —  1903.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remis  un  peu  en  coquetterie  avec  moi  pendant  le  dernier  séjour 
que  nous  avons  fait  à  Windsor  chez  le  Roi.  Il  y  est  venu  passer 
un  jour;  il  était  fort  empressé.  Nous  avons  causé  de  tout  hormis 
de  Turquie.  Il  se  plaint  de  ce  que  je  le  maltm  le,  de  ce  que  je  ne 
le  fais  pas  venir  chez  moi  comme  j'avais  accoutumé  de  faire  ci- 
devant;  enfin  il  agace.  Je  reste  en  grande  dignité  et  surtout  je  ne 
serai  plus  dupe  de  sa  mine  sagace,  car  il  n'a  que  cela... 

«  Wellington  a  repris  toute  sa  malveillance,  ou  plutôt  cette 
malveillance  qu'il  n'avait  cachée  que  par  nécessité  se  remontre 
aujourd'hui  sans  contrainte.  Toujours  est-il  que  les  affaires  inté- 
rieures l'empêcheront  de  songer  à  une  guerre  étrangère  dans  ce 
moment.  Mais,  enfin,  sans  l'Irlande,  je  crois  qu'il  aurait  tiré 
l'épée  contre  nous,  le  jour  oii  il  a  appris  que  l'Empereur  avait 
résolu  le  blocus  des  Dardanelles.  L'opinion  n'est  pas  pour  nous 
dans  cette  question.  Le  gouvernement  avait  fait  une  telle  parade, 
cet  été,  de  notre  renonciation  au  droit  de  belligérans  dans  la 
Méditerranée  qu'il  lui  devient  bien  difficile  de  savoir  que  dire 
au  public  en  ce  moment.  Pourvu  que  cette  complication  serve 
bien  nos  intérêts,  c'est-à-dire  que  nous  affamions  Constantinople 
et  forcions  le  Sultan  à  nous  demander  la  paix,  c'est  bien;  mais, 
si  elle  ne  nous  profite  pas,  il  nous  faudra  nous  défier,  à  tout 
instant,  de  la  vengeance  que  l'Angleterre  croira  avoir  à  tirer  de 
nous  pour  la  réputation  de  dupe  que  lui  vaut  cette  circonstance 
aux  yeux  du  public.  » 

Quinze  jours  plus  tard,  c'est  une  autre  note.  Wellington, 
avec  qui  elle  a  eu  un  long  tête-à-tête,  lui  a  témoigné  «  grande 
douceur,  grande  amitié.  »  —  «  Il  me  dit,  sur  le  blocus  des  Dar- 
danelles, que  l'Empereur  avait  parfaitement  le  droit  de  l'établir; 
qu'il  se  moquait  des  gazettes  et  des  clameurs  ;  qu'il  serait  vive- 
ment attaqué  au  parlement,  mais  qu'il  saurait  y  soutenir  fortement 
ce  qu'il  me  disait...  Il  me  parla  de  sa  position  individuelle  et  la 
caractérisa  de  la  plus  forte  qu'un  premier  ministre  ait  jamais 
eue  en  Angleterre.  Je  m'égayai  un  peu  sur  le  compte  de  ses, col- 
lègues ministres.  Il  admit,  en  riant,  qu'il  n'avait  pris  que  des 
imbéciles.  La  drôle  de  vanité!  »  —  «  Lorsque  Wellington  me- 
nace, c'est  qu'il  tremble,  et,  pour  peu  qu'on  tienne  ferme,  il  fléchit. 
Il  est  trop  rusé  pour  ne  pas  voir  que  nous  le  connaissons  bien, 
et  c'est  précisément  ce  qui  fait  qu'il  nous  déteste.  Il  aimerait 
mieux  quelque  innocence,  qu'il  pût  mener  à  sa  fantaisie,  comme 
il  fait  du  reste  du  corps  diplomatique    » 


UNE    VIE    d'aBIBASSADRICE    AU    SIÈCLE    DERNIER.  659 

La  querelle  entre  l'ambassadrice  de  Russie  et  le  premier  mi- 
nistre d'Angleterre  devait  se  prolonger  longtemps  encore.  Il 
n'appaïaît  pas  que  le  prince  de  Liéven  y  ait  pris  part.  En  lisant 
les  lettres  de  sa  femme,  où  son  nom  n'est  jamais  prononcé,  on 
peut  même  se  demander  s'il  en  connaissait  les  péripéties  et  s'il 
approuvait  les  agitations  dont  elles  témoignent.  Nous  sommes 
mieux  renseignés  en  ce  qui  touche  l'opinion  qu'en  avait  l'empe- 
reur de  Russie.  Par  l'intermédiaire  du  général  de  Benckendorff, 
l'ambassadrice  le  tenait  au  courant  de  tout.  Là,  l'approbation  était 
entière  et  sans  réserves,  ainsi  que  le  prouve  ce  billet  de  remer- 
ciemens  :  «  Que  je  vous  remercie,  cher  Alexandre,  du  petit  mot 
galant,  de  bon  goût  et  de  bonne  amitié  que  vous  me  redites  de 
la  part  de  l'Empereur  !  Je  suis  touchée  et  heureuse  de  ce  qu'il 
pense  un  moment  à  moi.  Il  me  semble  qu'il  a  raison.  Voilà  une 
exclamation  qui  part  de  mon  cœur  et  de  ma  vanité  !  » 

Du  reste,  quelques  mois  auparavant,  à  l'occasion  de  la  mort 
de  sa  belle-mère  qui  ouvrait  pour  elle  la  série  des  calamités  et  des 
deuils  de  cœur,  elle  avait  reçu  les  preuves  de  la  gratitude  impé- 
riale et  de  la  justice  que  le  Tsar  rendait  à  ses  incessans  et  patrio- 
tiques efforts.  C'est  encore  par  une  lettre  d'elle  que  nous  appre- 
nons combien  elle  était  sensible  à  ces  manifestations  de  l'intérêt 
du  maître.  «  Comment  vous  exprimer,  cher  Alexandre,  tous  les 
sentimens  qui  ont  rempli  mon  cœur  à  la  lecture  de  votre  lettre 
du  2  et  14  mars?  Le  respect  touchant  par  lequel  l'Empereur  a 
honoré  la  mémoire  de  mon  excellente  belle-mère  à  l'occasion  de 
ses  obsèques,  les  larmes  pieuses  qu'il  a  répandues  sur  ses  restes, 
cette  recherche  de  délicatesse  qui  lui  fait  porter  son  souvenir 
jusque  sur  la  femme  de  chambre  de  la  princesse,  tous  ces  détails 
qui  marquent  si  vivement  sa  belle  âme  sont  pour  lui  autant  de 
titres  aux  bénédictions  de  Dieu  et  à  celles  de  ses  sujets.  L'homme 
qui  porte  de  tels  sentimens  dans  son  cœur  mérite  toutes  les 
prospérités  et  les  aura...  J'ai  reçu  en  pleurant  la  nouvelle  qui 
me  regarde  :  larmes  de  reconnaissance,  larmes  de  souvenir  pour 
cette  bonne  et  incomparable  femme  dont  l'Empereur  me  fait 
hériter  les  marques  d'honneur  (1).  La  faveur  est  bien  grande,  la 
manière  de  l'accorder  en  rend  le  prix  plus  grand  encore.  Jamais 
honneur  pareil  ne  fut  reçu  avec  plus  d'attendrissement  ;  je  n'ai 

(1)  C'est  à  cette  occasion  qu'elle  fut  nommée  dame  d'honneur  de  l'Impératrice 
et  reçut  la  survivance  des  fonctions  de  gouvernante  honoraire  des  enfans  impé- 
riaux. Elle  exerça  effectivement  ces  fonctions  durant  quelques  mois  en  1834. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pu  me  refuser  au  besoin  de  le  dire  moi-même  à  l'Empereur.  » 
L'année  suivante,  un  autre  malheur  vient  frapper  la  princesse 
de  Liéven.  Constantin  de  Benckendorff,  qui  avait  passé  de  la 
diplomatie  dans  l'armée  et  y  avait,  comme  son  frère,  obtenu  le 
grade  de  général,  fut  emporté,  dans  la  vigueur  de  l'âge,  par  une 
brève  maladie  qui  était  venue  le  surprendre  en  Grimée.  La  nou- 
velle en  arriva  à  Londres,  le  28  août  1828,  par  un  courrier  du 
ministère  des  Affaires  étrangères.  La  princesse  en  fut  cruellement 
atteinte.  La  lettre  qu'elle  écrivit  à  son  autre  frère  atteste  l'étendue 
et  la  sincérité  de  sa  douleur.  «  Mon  cher  Alexandre,  désormais 
mon  seul  frère,  c'est  hier  au  soir  que  j'ai  appris  par  une  lettre 
du  comte  Nesselrode  à  mon  mari  l'accablante  nouvelle  qui  nous 
ravit  cet  angélique  Constantin.  Je  perds  l'un  après  l'autre  tout 
ce  que  j'aime.  Ma  douleur  est  bien  amère.  Ce  cher,  cher  Cons- 
tantin !  quel  malheur  pour  nous  !  Comme  je  l'aimais  !  Comme  il 
était  bon  et  tendre  pour  moi  !  Bon  Alexandre,  aimez-moi  plus 
que  vous  ne  l'avez  fait  jusqu'ici;  j'ai  besoin  de  tendresse,  de 
consolation.  Rien  hors  vous  ne  peut  remplacer  cette  affection  de 
la  nature  dont  mon  cœur  sent  un  si  vif  besoin.  Pauvre  bon 
Constantin!  Que  vont  devenir  ses  pauvres  enfans?...  Dites-moi 
tout,  tout  ce  qui  se  rapporte  à  notre  malheur...  Nommez-moi  le 
jour  que  nous  devons  pleurer  le  plus.  Quelqu'un  a-t-il  songé  à 
vous  envoyer  de  ses  cheveux?  Dans  ce  cas,  partagez  avec  moi... 
Voilà  un  chagrin  qui  jamais  ne  s'adoucira  dans  mon  cœur.  i> 

Elle  ne  mentait  pas.  «  Elle  est  plongée  dans  la  plus  profonde 
douleur,  écrivait  son  mari.  Chaque  jour  semble  accroître,  au  lieu 
de  diminuer,  son  chagrin.  »  Elle  n'avait  jamais  reçu  plus  cruelle 
blessure,  et  nous  verrons,  quelques  années  plus  tard,  celle-là 
s'élargir,  quand  la  mort  franchira  le  seuil  de  son  foyer  et  lui 
etdèvera,  d'un  ^eul  coup,  deux  de  ses  fils. 

Ernest  Daudet. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE 

AU  MOYEN  AGE 


III  (^) 

LA   CHANSON 


Raynouard,  Choix  de  poésies  originales  des  troubadours,  t.  HT,  1818.  —  A.  Paetzold. 
Die  individuellen  Eigentilmlichkeiten  einiger  hervorragender  Trobadors,  Mar- 
burg,  1897.  —  A.  Rolsen,  Guiraut  von  Bornelh,  der  Meister  der  Troubadours, 
Berlin,  1894.  —  J.  Goulet,  le  Troubadour  Guilhem  Montanhagol,  Toulouse,  1898. 
—  R.  Zenker,  Die  Lieder  Peires  von  Auvergne,  Erlangen,  1900.  —  P.  Andraud, 
La  vie  et  l'œuvre  du  troubadour  Ra'mon  de  Miraval,  Paris,  1902,  Quœ  judicia  de 
litteris  fecerint  Provinciales,  Paris,  1902.  —  H.  R.  Lang,  Das  Liederbuch  des 
Kœnigs  Denis  von  Portugal,  Halle,  1894.  —  Wilmanns,  Leben  und  Dichtung 
Walthers  von  der  Vogelweide,  Leipzig,  1882.  —  Schœnbach,  Die  Anfxnge  des 
deutschen  Minnesangs,  Graz,  1898.  —  E.  Stillgebauer,  Geschichte  des  Minne- 
sangs,  Weimar,  1898.  —  A.  Gaspary,  Storia  délia  letteratura  italiana  (traduc- 
tion Zingarelli),  Turin,  1887.  —  N.  Zingarelli,  Dante.  Milan,  1901. 

Il  faut  tout  d'abord  se  défaire,  quand  on  parle  de  la  chanson 
provençale,  des  idées  légères  et  folâtres  que,  depuis  Déranger  et 
le  Caveau,  ce  mot  éveille  dans  nos  esprits.  La  canso  des  trouba- 
dours est,  au  contraire,  comme  la  canzone  italienne,  comme  l'ode 
dans  l'antiquité  et  chez  nos  classiques,  le  plus  noble  des  genres, 
le  suprême  effort  de  la  poésie  lyrique.  Dans  les  manuscrits,  ce 
sont  invariablement  les  chansons  qui  occupent  le  premier  rang; 
seuls,  les  auteurs  de  chansons  pouvaient,  au  moyen  âge,  aspirer 
à  la  gloire  poétique  :  la  chanson  est  l'œuvre  d'art  par  excellence, 
tandis  que  la  tenson,  le  sirventés,  ne  sont  que  d'éphémères 
œuvres  de  circonstance.  Dante  ne  faisait  donc  que  répéter  une 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  janvier  et  l**  octobre  1899. 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

opinion  universellement  admise,  quand  il  disait  {T)e  vulgari  Eio- 
quio,  II,  3)  que,  de  tous  les  genres,  «  c'est  la  chanson  qui  honore 
le  plus  celui  qui  y  réussit,  car  seul  il  se  sul'fit  à  lui-même  et 
comprend  l'art  tout  entier.  »  C'est  dans  la  chanson,  en  effet,  que, 
pour  la  première  fois,  les  langues  modernes,  vulgaires,  comme  on 
disait,  essayèrent  de  se  hausser  à  la  grande  poésie,  de  traiter  avec 
une  noblesse  digne  d'eux  des  sujets  réservés  jusque-là  au  latin(l). 
Ce  grand  effort  ne  devait  pas  être  stérile  :  jusqu'au  début  du 
XVII®  siècle,  c'est  le  formulaire  même  de  la  chanson  provençale, 
à  peine  altéré  et  enrichi,  qui  devait  servir  dans  l'Europe  tout 
entière  à  l'expression  élevée  de  l'amour  :  Dante,  Pétrarque,  le 
Tasse  et  tous  leurs  imitateurs  sont,  dans  leurs  œuvres  lyriques, 
consciemment  ou  non,  les  imitateurs  directs  des  troubadours. 

Tout  cela  est  exact,  rigoureusement.  Et  pourtant  le  lecteur  qui 
laisserait  ici  ces  pages  pour  lire  dans  une  traduction,  oh  même 
dans  le  texte,  quelques  chansons  de  troubadours  risquerait  fort 
d'éprouver  une  vive  désillusion,  d'autant  plus  vive  peut-être  qu'il 
en  aurait  lu  davantage.  Voici  à  peu  près  ce  qu'il  y  trouverait  : 

«  Dame,  la  plus  belle,  la  plus  parfaite  des  femmes,  je  vous 
aime  ;  mais  je  sais  trop  combien  l'humilité  de  ma  condition,  la 
faiblesse  de  mes  mérites  me  rendent  indigne  de  vous,  et  je  n'ose 
avouer  mon  amour.  A  vous  de  le  deviner,  en  voyant  ce  qu'il  a  fait 
de  moi  :  dès  que  je  suis  en  votre  présence,  mon  visage  blêmit) 
mes  yeux  s'obscurcissent,  je  ne  sais  plus  que  balbutier  et  trem- 
bler comme  la  feuille  au  vent.  Nuit  et  jour  je  ne  pense  qu'à  vous 
et  cent  fois  je  me  retourne  sur  ma  couche  sans  pouvoir  trouver 
le  sommeil.  Mais  je  suis  soutenu  par  l'espoir  d'une  récompense 
d'autant  plus  douce  que  l'angoisse  aura  été  plus  cruelle.  Et  si, 
ce  qui  ne  se  peut.  Amour  faillait  à  me  guerredonner,  je  ne  l'en 
servirais  pas  moins,  car  par  ce  service  je  deviens  meilleur  et 
plus  courtois.  Et  voilà  pourquoi  je  veux  souffrir  en  silence, 
préférant  votre  mépris  aux  faveurs  les  plus  insignes  qui  me  pour- 
raient venir  d'une  autre...  Cependant,  ma  dame,  prenez  garde 
aux  «  losengiers  :  »  votre  beauté  vous  attirera  mille  hommages 
qui  tous  ne  seront  ni  aussi  sincères  ni  aussi  respectueux  que 
les  miens  :  sachez  trier  le  bon  grain  de  l'ivraie  et,  tandis 
qu'un  amant  loyal  languit  à  vos  pieds,  gardez-vous   d'écouter 

(1)  Cette  pensée  a  été  exprimée  avec  beaucoup  de  force  par  M.  P.  Meyer  dans 
un  important  article  sur  l'Influence  des  troubadours  sur  la  poésie  des  peuples  ro 
mans  {Romania,  Y,  p.  266j. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  663 

les  traîtres,  les  pervers  qui   ne   cherchent  que  votre  perte.   » 

Voilà  ce  que  répètent,  pendant  cent  cinquante  ans  au  moins, 
en  des  milliers  de  strophes,  des  centaines  de  poètes,  de  la  Sain- 
tonge  à  la  Provence,  des  Pyrénées  aux  montagnes  de  l'Auvergne. 
Qu'ils  soient,  comme  Guillaume  IX  ou  Bambaut  d'Orange,  chefs 
d'État,  ou  chevaliers  pauvres,  comme  Raimon  de  Miraval,  jon- 
gleurs errans,  comme  Gaucelm  Faidit,  clercs  défroqués,  comme 
Uc  de  Saint  Cire,  chanoines  engagés  dans  les  ordres,  comme 
Peire  Rogier,  tous  sont  amoureux  invariablement,  et  ils  le  sont 
tous  de  la  même  façon.  Que  la  chanson  ait  uniquement  l'amour 
pour  sujet,  cela  se  conçoit  encore  :  jamais  les  genres  n'ont  été  si 
rigoureusement  délimités  qu'au  moyen  âge,  et  l'on  peut  ad- 
mettre que,  dans  celui-ci,  l'amour  fût  chez  lui.  Mais  cet  amour 
ne  ressemble  guère  à  ce  que  le  commun  des  hommes  entend 
par  ce  mot  :  il  n'admet  ni  tendres  effusions,  ni  reproches  amers, 
ni  tous  les  brusques  mouvemens  inséparables  de  la  passion  :  rien 
qu'une  plainte  éternellement  respectueuse  et  mesurée,  et  quelques 
larmes  discrètement  répandues.  C'est  que  l'amour,  en  effet,  tel 
qu'il  apparaît  dans  la  poésie  lyrique  et  aussi,  à  partir  d'une  cer- 
taine époque,  dans  le  roman,  doit  revêtir  certains  caractères, 
s'assujettir  à  certaines  lois.  Ces  caractères  ont  été  si  bien  décrits, 
ces  lois  si  exactement  formulées  par  M.  G.  Paris,  que  ce  serait 
se  condamner  à  être  inexact  que  de  ne  pas  reproduire,  au  moins 
en  partie,  cette  précise  et  délicate  analyse. 

((  Cet  amour  est  illégitime,  furtif...;  la  crainte  perpétuelle 
de  l'amant  de  perdre  sa  maîtresse,  de  ne  plus  être  digne  d'elle,  de 
lui  déplaire  en  quoi  que  ce  soit,  ne  peut  se  concilier  arec  la  pos- 
session calme  et  publique  :  c'est  au  don,  sans  cesse  révocable, 
d'elle-même,  au  risque  qu'elle  court  constamment,  que  la  femme 
doit  la  supériorité  que  l'amant  lui  reconnaît. 

«  A  cause  de  cela,  l'amant  est  toujours  devant  la  femme  dans 
une  position  inférieure,  dans  une  timidité  que  rien  ne  rassure, 
dans  un  perpétuel  tremblement. 

«  Pour  être  digne  de  la  tendresse  qu'il  souhaite  ou  qu'il  a  déjà 
obtenue,  il  donne  l'exemple  de  toutes  les  vertus  mondaines  et 
sociales  (1);  elle,  de  son  côté,  cherche  toujours  à  le  rendre  meil- 
leur, à  le  faire  plus  valoir. 

(1)  Je  modifie  légèrement  ici  le  texte  de  M.  G.  Paris,  dont  l'analyse  s'applique 
plus  spécialement  à  l'amour  décrit  dans  les  romans  :  «  L'amant,  a-t-il  écrit, 
accomplit  toutes  les  prouesses  imaginables...  » 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Enfin,  et  c'est  ce  qui  résume  tout  le  reste,  l'amour  est  un 
art,  une  science,  une  vertu,  qui  a  ses  règles,  tout  comme  la  che- 
valerie ou  la  courtoisie,  règles  qu'on  possède  ou  qu'on  applique 
mieux  à  mesure  qu'on  a  fait  plus  de  progrès  (1).  » 

Gomment  s'explique  la  formation  de  pareilles  théories?  Est-il 
possible  de  retrouver  leur  point  de  contact  avec  la  réalité?  Si, 
comme  il  est  évident  au  premier  regard,  elles  ont  vite  cessé  d'y 
correspondre,  comment,  par  quel  miracle  de  vitalité  le  genre  au- 
quel elles  servaient  de  support  a-t-il  pu  vivre  si  longtemps  et 
exercer  au  loin  une  si  profonde  influence?  Comment  s'est  exercée 
cette  influence,  et  quels  en  ont  été  les  fruits?  Telles  sont  les 
questions  qui  demanderaient,  pour  être  traitées  à  fond,  de 
longues  pages,  et  que  nous  nous  contenterons  d'effleurer  dans 
celles  qui  suivent. 

I 

Les  relations  entre  les  sexes  telles  que  les  décrivent  les  chan- 
sons et  les  romans  ne  peuvent  avoir  réellement  existé  que  dans 
une  société  qui  professait  à  l'égard  du  mariage  la  plus  complète 
indiff"érence,  et  qui  acceptait  sans  peine  l'idée  de  la  supériorité  de 
la  femme  sur  l'homme.  Ces  deux  conditions  étaient-elles  donc 
réunies  dans  la  société  du  moyen  âge?  Il  semble  que  poser  une 
pareille  question,  ce  soit  la  résoudre.  L'autorité  de  la  loi  reli- 
gieuse, à  défaut  de  tout  autre  motif,  était  alors  trop  universelle- 
ment reconnue  pour  que  personne,  homme  ou  femme,  ait  pu 
s'afîranchir,  même  dans  son  for  intérieur,  d'un  lien  solennelle- 
ment consacré  par  l'Eglise.  On  pourrait,  si  l'on  ne  craignait  de 
raffiner,  alléguer  que  la  conception  de  l'amour,  telle  qu'elle 
vient  d'être  définie,  n'est  pas  dénuée  d'une  certaine  grandeur 
morale  et  qu'elle  a  môme  dans  son  principe  quelque  chose  de 
chrétien  Des  âmes  au-dessus  du  commun  peuvent  aspirer  à  se 
créer  des  devoirs  au-dessus  des  devoirs  vulgaires.  N'est-ce 
point  ce  que  font  tous  ces  ascètes,  canonisés  par  l'Eglise,  qui 
renoncent  au  monde  pour  pratiquer  des  vertus  inconciliables 
avec  la  fréquentation  des  hommes?  Et  l'idée  même  de  donner 
pour  ressort  à  la  vie  morale  la  passion,  si  elle  ne  peut  être  qua- 
lifiée de  chrétienne,  est  bien  un  effet  de  cette  exaltation  mys- 

(1)  Romania,  XII  (1883),  p.  518  et  s. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  665 

tique  où  aboutit  naturellement  le  christianisme...  Tout  cela  est 
bel  et  bon  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ces  spéculations 
sont  dangereuses  et  qu'elles  ont  toujours  été  surveillées  de  près 
par  l'Église.  L'amour  «  courtois,  »  quelque  épuré  qu'il  soit  dans 
son  expression,  conduisait  tout  droit,  —  il  faut  bien  trancher  le 
mot,  qui  est  ici  le  seul  juste,  —  à  l'adultère,  et  il  n'est  pas  pos- 
sible que  des  âmes  imprégnées  de  christianisme,  comme  l'étaient 
presque  toutes  celles  du  xii«  siècle,  aient  pu  être  indifférentes 
à  cette  conséquence. 

La  constitution  même  de  la  société  civile  et  l'état  des  mœurs 
étaient-ils  faits  pour  favoriser  le  développement  des  théories  en 
question?  Évidemment  non.  Nulle  société  n'a,  moins  que  celle  du 
moyen  âge,  incliné  vers  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  fémi- 
nisme. La  loi  civile  ne  reconnaissait  à  la  femme  qu'un  mini- 
mum de  droits,  et  l'opinion  était  d'accord  avec  la  loi  civile.  Il 
faut  voir,  dans  les  chansons  de  geste,  le  peu  d'initiative  laissé 
à  l'épouse  et  à  la  mère,  et  avec  quelle  rudesse  elles  sont  replon- 
gées dans  leur  néant  si  elles  ont  quelques  velléités  d'en  sortir. 
Quand  la  mère  de  Raoul  de  Cambrai,  qui  a  tout  sacrifié  à  son  fils, 
l'adjure  de  ne  pas  offenser  Dieu  en  essayant  de  dépouiller  des 
orphelins,  c'est  avec  des  paroles  d'une  révoltante  brutalité  qu'il 
la  renvoie  à  ses  chambres  :  «  Maudit  soit-il,  je  le  tiens  pour  un 
lâche,  celui  qui  prend  conseil  de  femme  !...  Allez,  allez  vous  dor- 
loter dans  vos  appartemens!  Songez  à  boire,  à  manger,  à  en- 
graisser votre  corps;  de  nulle  autre  chose  dame  ne  doit 
s'occuper  (1).  »  Le  mariage,  dans  les  chansons  de  geste,  est 
presque  toujours  regardé,  au  moins  par  les  hommes,  comme 
une  affaire,  où  le  cœur  n'a  presque  aucune  part.  Quand,  dans 
les  Lorrains,  des  considérations  politiques  exigent  que  la  jeune 
Blanchefleur,  fiancée  à  Garin,  épouse  le  roi  de  France,  Blanche- 
fleur  n'est  pas  consultée  et  doit  se  résigner  en  frémissant  :  le  roi 
ne  semble  pas  admettre  l'hypothèse  qu'il  en  puisse  coûter  à  Garin 
de  renoncer  à  sa  fiancée,  et  Garin,  en  effet,  n'en  exprime  aucun 
regret.  Il  y  a,  dans  Auberi  le  Bourgoin,  qui  pourtant  n'est  pas 
une  des  chansons  les  plus  anciennes,  un  épisode  vraiment  carac- 
téristique :  «  Pour  délivrer  la  dame  qui  s'est  donnée  à  lui,  Au- 
beri a  dû  livrer  un  combat  dont  il  est  sorti  vainqueur,  mais  où 
il  a  perdu  son  bon  cheval  Blanchard,  et  il  trouve  la  délivrance  de 

(1)  Édition  p.  Meyer,  Société  des  anciens  Textes,  vers  H80-8. 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  maîtresse  trop  clièrement  achetée  :  «  Ah  !  Blanchard,  comme 
je  t'aimais!  et  voilà  que  je  t'ai  perdu  pour  une  femme!  Maudit 
soit  le  jour  où  je  l'ai  rencontrée  et  l'amour  qui  m'a  fait  entre- 
prendre ce  combat  (1)  !  »  Cette  opposition  entre  une  fiancée  et  un 
bon  destrier  se  retrouve  ailleurs,  et  le  jeune  chevalier,  placé 
dans  l'alternative,  n'hésite  guère. 

Sans  doute  il  ne  faut  pas  chercher  de  fidèles  images  de  la 
réalité  dans  ces  œuvres  d'inspiration  archaïque,  faites  pour  une 
société  toute  guerrière  et  encore  à  demi  barbare.  Mais,  de  l'étude 
même  des  romans  d'aventure  et  de  ces  œuvres,  courtoises, 
écrites  pour  glorifier  la  femme,  si  on  met  à  part  ce  qui  est  pure 
convention,  se  dégageraient  des  conclusions  analogues.  Chrétien 
de  Troyes  n'hésite  pas  à  nous  montrer  Erec  traitant  sa  femme 
Énide  avec  la  plus  grande  rigueur  et  la  forçant  à  conduire  les 
chevaux  qu'il  a  conquis  sur  ses  agresseurs.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment dans  des  chansons  de  geste  comme  A  lue  ans  ou  les  Lorrains  j 
mais  dans  les  lais  de  Marie  de  France  et  dans  les  romances 
d'Audefroi  le  Bâtard,  que  les  pères  et  les  maris  maltraitent  et 
vont  jusqu'à  frapper  leurs  filles  ou  leurs  femmes.  Et  Bernart  de 
Ventadour  dit  à  la  femme  qu'il  aime  et  qui  est  enfermée  pour 
lui  :  «  Si  le  jaloux  bat  votre  corps,  faites  du  moins  qu'il  ne 
batte  pas  votre  cœur.  » 

Il  y  a  donc,  on  le  voit,  un  abîme  entre  le  monde  réel  et  le 
monde  de  convention  qui  nous  apparaît  dans  les  chansons.  Les 
femmes,  dans  la  réalité,  comptaient  pour  fort  peu  de  chose  :  si 
elles  obtenaient  quelques  égards  ou  exerçaient  quelque  influence, 
elles  le  devaient,  non  à  la  reconnaissance  d'un  droit,  mais  à  la 
condescendance  de  leurs  maîtres  et  seigneurs.  Les  romans  et  les 
chansons  peignent,  non  la  réalité,  mais  un  idéal.  C'est  précisé- 
ment la  sujétion,  vraiment  excessive,  oti  les  femmes  étaient 
tenues,  qui  explique  la  formation  de  ce  trop  ambitieux  idéal, 
sorte  de  revanche  du  rêve  sur  la  vie.  Qu'il  ait  été  élaboré  par 
des  femmes,  c'est  ce  qui  est  évident  :  les  théories  où  il  s'ex- 
prime sont  trop  favorables  à  leur  sexe  pour  qu'il  en  soit  autre- 
ment. Où  et  quand  ces  théories  se  produisirent-elles  pour  la 
première  fois?  c'est  ce  que  nous  rechercherons  plus  loin.  Bor- 
nons-nous à  constater  pour  l'instant  que  les  livres  où  elles  s'ex- 
priment le  plus  nettement  ont  été  composés  pour  des  femmes  et 

(1)    G.    Paris,    le    Roman  d'aventure   au  moyen  âge,   dans    Cosmopolis,  sep- 
tembre 1898,  p.  764, 


LA    POÉSIE    PROVENÇALE   AU    MOYEN    AGE.  667 

souvent  sous  leur  inspiration  directe.  Il  en  est  ainsi,  par  exemple, 
du  très  curieux  ouvrage  d'André  le  Chapelain  [Flos  amoris  ou 
De  arte  honeste  amandi),  sur  lequel  les  belles  études  de  MM.  Tro- 
jel  et  G.  Paris  ont  récemment  ramené  l'attention  (1).  Ce  livre 
singulier  et  précieux  n'est  pas  seulement  un  traité  théorique, 
un  code  de  l'amour  courtois  :  après  avoir  exposé  les  principes, 
il  en  fait  l'application  à  un  certain  nombre  de  «  cas,  »  soi-disant 
réels,  qui  auraient  été  soumis  à  l'arbitrage  de  dames  expertes 
en  la  matière  et  dont  nul  ne  pouvait  contester  le  jugement. 
Que  leurs  arrêts  soient  en  tout  confo]  mes  aux  principes  exposés 
plus  haut,  cela  ne  saurait  nous  étoaner.  Elles  déclarent,  par 
exemple,  qu'une  femme  mariée  peut,  sans  manquer  à  ses  devoirs 
d'épouse,  donner  son  amour  à  un  autre  qu'à  son  mari,  car 
l'amour  proprement  dit  ne  peut  exist(!r  dans  le  mariage  ;  qu'une 
femme  qui,  après  avoir  octroyé  son  amour  à  un  chevalier,  en 
épouse  un  autre  ne  doit  pas  pour  cela  renoncer  à  sa  première 
liaison,  etc.  Or,  les  dames  qui  rendent  ces  étranges  arrêts  sont 
précisément  celles  qui  nous  sont  connues  d'ailleurs  pour  avoir 
exercé  sur  le  développement  de  la  littérature  romanesque  ou 
lyrique  une  influence  décisive  :  c'est  cette  Eléonore  de  Poitiers, 
successivement  femme  de  Louis  VU  et  de  Henri  Plantagenêt; 
sa  fille  Marie,  épouse  de  Henri  l^*"  de  Champagne  ;  Aélis  de 
France,  seconde  femme  de  Louis  Vil,  belle-sœur  de  Marie;  une 
comtesse  de  Flandres  (probablement  Elisabeth  de  Vermandois) 
et  Ermengarde  de  Narbonne.  M.  G.  Paris  remarque  que  presque 
toutes  gouvernèrent  plus  ou  moins  directement  leurs  Etals; 
elles  jouissaient  donc  d'une  indépendance  suffisante  pour  pou- 
voir en  toute  liberté  exprimer  ou  faire  exprimer  par  d'autres 
les  idées  les  plus  hardies.  Toutes  avaient  autour  d'elles  ce  qu'on 
appellerait  aujourd'hui  des  gens  de  lettres,  poètes,  romanciers 
ou  chroniqueurs  :  Eléonore  d'Aquitaine,  qui  vécut  successive- 
ment dans  les  trois  cours  de  Poitou,  de  France  et  d'Angleterre, 
parait  avoir  servi  de  trait  d'union  entre  la  littérature  du  Midï 
et  celle  du  Nord  ;  Marie  de  France  inspira  à  Gautier  d'Arras 
son  Eracie,  à  Chrétien  de  Troyes  le  Conte  de  la  Charrette,  dont 
elle  lui  fournit  non  seulement  la  matière,  mais  le  «  sens,  » 
c'est-à-dire  l'esprit,  cet  esprit  même  que  nous  avons  défini  plus 
haut.  C'est  la  même  atmosphère  que  Chrétien  de  Troyes  retrou 

(1)  E.  Trojel,   Middelalderens   Elskovshoffer,  Copenhague,  1888.  —   G    Paris 
Compte-rendu  de  ce  livre  dans  le  Journal  des  Savans,  nov.  et  déc.  1888 


GG8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  à  la  cour  de  Flandres,  où  il  émigra  quand  il  eut  quitté  celle 
de  Champagne.  La  comtesse  de  Blois,  sœur  de  Marie  de  Cham- 
pagne, était  également  une  protectrice  attitrée  des  poètes  ly- 
riques et  des  romanciers.  Il  semble  donc,  comme  le  remarque 
M.  Suchier  (1),  que  ce  soit  sous  l'influence  directe  de  ces  deux 
filles  d'Éléonore  d'Aquitaine  que  la  littérature  narrative  se  soii, 
au  Nord,  si  profondément  transformée  :  c'est  pour  leur  plaire,  à 
elles  et  aux  cercles  féminins  groupés  autour  de  leur  personne, 
que  les  poètes  remplacèrent  les  légendes  héroïques  des  vieilles 
chansons  de  geste  par  les  enchanteresses  fictions  de  la  Table 
ronde,  qu'ils  s'essayèrent  pour  la  première  fois  à  l'analyse  des 
sentimens  et  surtout  des  sentimens  tendres.  On  s'explique  à  mer- 
veille que  ces  femmes  à  l'esprit  hardi  et  libre  aient  choisi  le 
roman  pour  en  faire  le  véhicule  des  idées  qu'elles  tentaient  de 
répandre.  Les  utopies  les  plus  dangereuses,  enfermées  dans  le 
cadre  d'une  aventure  fictive, —  que  d'exemples  de  ce  fait  notre 
siècle  ne  nous  a-t-il  pas  fournis!  —  passent  sans  faire  scandale. 
C'est  presque  toujours  par  le  roman  que  se  sont  insinuées  dans 
le  monde  les  idées  qui,  après  l'avoir  révolté  ou  fait  sourire, 
ont  fini  par  le  transformer. 

Mais  ne  l'oublions  pas  :  les  théories  courtoises,  avant  d'in- 
spirer le  roman,  avaient  imprégné  la  poésie  lyrique,  c'est-à-dire 
un  genre  tout  proche  de  la  réalité.  Le  roman  met  en  scène  des 
personnages  imaginaires  et  l'auteur  est  censé  n'y  point  parler 
pour  son  compte;  dans  la  chanson,  au  contraire,  ce  sont  ses 
propres  sentimens  qu'il  exprime,  et  c'est  à  des  personnes  réelles 
qu'il  s'adresse.  Or,  la  chanson  vivait,  au  moins  cinquante  ou 
soixante  ans  avant  le  roman,  sur  les  idées  que  nous  venons  de 
définir  :  le  formulaire  courtois  nous  apparaît  constitué  de  toutes 
pièces  dans  les  chansons  de  Guillaume  IX,  c'est-à-dire  aux  envi- 
rons de  l'an  1100,  et  il  est  certain  que  Guillaume  IX  ne  l'avait 
pas  créé  :  il  est  rare,  en  effet,  qu'un  grand  seigneur,  poète  par 
caprice,  soit  en  poésie  un  novateur.  Le  duc  d'Aquitaine  a  pu 
trouver  piquant  de  se  déguiser  en  jongleur,  lui,  prince  plus 
puissant  que  le  roi  de  France  même,  mais  ce  n'est  certainement 
pas  lui  qui  a  inventé  les  formules  d'un  art  qu'il  pratiquait  par 
pur  dilettantisme.  Si  nous  voulons  saisir  à  leur  source  les  idées 
inhérentes  à  cet  art,  il  nous  faut  donc  remonter  plus  haut 
même  que  les  premières  années  du  xn'^  siècle. 

(1)  Geschichle  der  franzasischen  Litteralur,  Leipzig,  1900,  p.  135. 


LA   POÉSIE    PROVENÇALE    AU    MOYEN    AGE.  GG9 


II 

Cette  source,  il  faut  vraisemblablement  la  chercher  dans  le 
changement  profond  qui,  vers  la  fin  du  xi*  siècle,  s'était  opéré 
dans  les  mœurs  et  que  j'ai  essayé  de  caractériser  dans  un  précé- 
dent article  (1).  Entre  1050  et  1100,  disais-je  en  substance,  grâce 
à  l'accroissement  de  la  richesse  et  de  la  sécurité  publiques,  la 
vie  de  société  avait  commencé  à  naître.  Les  massifs  châteaux, 
bâtis  uniquement  en  vue  de  la  défense,  s'étaient  enfin  ouverts  à 
des  assemblées  et  à  des  fêtes.  Les  grands  seigneurs  avaient  pris 
l'habitude  de  s'entourer  de  cliens,  chevaliers  pauvres,  soudoyers, 
jongleurs,  qui,  en  temps  de  guerre,  devenaient  des  soldats,  et  dont 
la  présence  embellissait  les  loisirs  de  la  paix.  Les  rois  d'Angle- 
terre, qui  résidaient  le  plus  souvent  en  Normandie,  les  ducs 
d'Aquitaine,  à  Poitiers  ou  à  Bordeaux,  les  comtes  de  Toulouse, 
faisaient  assaut  d'élégance  et  de  luxe;  et  nous  avons  vu  que  des 
seigneurs  de  rang  bien  inférieur,  comme  les  comtes  de  Limoges, 
les  humbles  vicomtes  de  Ventadour,  essayaient  de  rivaliser  avec 
eux.  Ce  changement  ne  s'accomplit  point  sans  de  graves  désor- 
dres et  une  véritable  crise  des  mœurs  publiques.  On  se  précipi- 
tait dans  le  plaisir  avec  la  fougue  de  natures  jeunes,  que  le 
christianisme  n'avait  pas  réussi  à  pénétrer  profondément.  Il 
semblait  que  les  grands  mesurassent  leur  puissance  et  leurs  ri- 
chesses au  nombre  de  leurs  bâtards  :  Henri  P""  d'Angleterre  en 
eut  jusqu'à  douze  et  les  généalogistes  ne  sont  point  d'accord 
sur  le  nombre  de  ceux  qui  pullulaient  autour  de  la  dynastie 
des  Raimon  de  Toulouse.  Les  prédicateurs  se  répandent  en 
lamentations  sur  les  désordres  qui  affligeaient  la  haute  société, 
et  les  satiriques  ou  moralistes  profanes  leur  font  écho.  Les 
hommes  mariés,  nous  disent-ils,  tombent  dans  les  pires  désor- 
dres; leurs  femmes  ne  les  imitent  que  trop,  ou  du  moins  elles 
le  feraient  volontiers;  mais  ceux-ci,  pour  les  en  empêcher,  les 
traitent  en  esclaves.  Guillaume  IX,  dans  une  pièce  fort  spiri 
tuelle,  qui  doit  être  de  l'extrême  fin  du  xi^  siècle,  nous  montre 
une  dame  implorant  son  appui  contre  un  mari  qui  l'enferme,  et 
il  prévient  charitablement  le  jaloux  que  c'est  là  le  meilleur 
moyen  pour  attirer  sur  lui  le  malheur  qu'il  redoute  :  «  Je  vous 

(i)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1899,  p.  367  et  suivantes. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  dis,  jaloux,  et  vous  en  avertis,  et  celui-là  fera  grande  folie  qui 
refusera  de  me  croire  :  vous  trouverez  difficilement  gardien  qui 
ne  se  laisse  aller  au  sommeil;  et  je  n'ai  jamais  vu  femme  si  fidèle 
qui,  si  on  l'écarté  de  la  société  des  honnêtes  gens,  ne  soit  dis- 
posée à  se  contenter  d'un  vilain.  Celui  qui  ne  peut  avoir  un 
cheval  se  contente  bien  d'un  palefroi  !  Et  vous-même,  si  le  mé- 
decin vous  défendait  les  vins  généreux,  ne  boiriez-vous  pas  de 
l'eau  pure,  plutôt  que  de  mourir  de  soif?  Oui  certes  :  chacun  de 
nous  boirait  de  l'eau  pure,  plutôt  que  de  mourir  de  soif  (1).  » 

Le  témoignage  de  Guillaume  IX  est  corroboré,  quelque  trente 
ou  quarante  ans  après,  par  celui  de  Marcabrun.  Mais,  tandis  que 
le  poète  grand  seigneur  sourit  et  raille,  le  troubadour  plébéien 
s'indigne  :  il  flétrit,  en  termes  singulièrement  justes  dans  leur 
violence,  ces  maris  «  geôliers  de  leurs  femmes,  larrons  de  celles 
d'autrui,  »  et  il  leur  fait  exactement  les  mêmes  prédictions  : 
«  Vous  n'échapperez  pas,  dit-il,  au  châtiment  que  vous  méritez  : 
ce  sont  des  valets,  des  girbauts  (on  ne  sait  pourquoi  il  emploie 
ce  nom,  qui  était  peut-être  fréquent  dans  la  domesticité  d'alors) 
qui  en  seront  les  ouvriers,  et  il  arrivera  que  vous  caresserez  de 
petits  girbauts  alors  que  vous  croirez  embrasser  vos  fils!  »  Et 
voilà  pourquoi,  ajoute  le  poète,  qui  croit,  comme  tout  le  moyen 
âge,  à  l'hérédité  des  vices  et  des  vertus,  tout  dans  ce  siècle  va 
de  mal  en  pis.  On  le  voit  :  l'expression  diffère,  l'idée  est  la 
même.  Nous  retrouverons  encore  le  même  tableau  vers  1165, 
chez  Etienne  de  Fougères,  évêque  de  Rennes,  qui  avait  été  cha- 
pelain de  Henri  II  et  avait  vu  de  près  la  vie  des  cours.  Chose 
singulière  et  vraiment  significative,  le  prélat  breton  s'exprime 
presque  dans  les  mêmes  termes  que  le  jongleur  gascon  et  le 
comte  de  Poitiers,  qu'il  n'avait  certainement  pas  lus  :  «  D'unions 
monstrueuses,  dit-il,  procèdent  tels  lignages,  qui  mettent  à  fin 
la  vraie  noblesse  :  l'héritage  du  noble  baron  passe  à  un  bâtard  ; 

voilà  pourquoi  ils  sont  si  vils,  les  prétendus  descendans  des 
preux  de  jadis  (2).  » 

Si  le  rapprochement  plus  fréquent  des  sexes  devait  provo- 
quer des  désordres,  —  dont  les  moralistes  ont  du  reste  pu  exa- 
gérer la  gravité,  —  il  devait  avoir  aussi  quelques  conséquences 
heureuses  :  il  n'est  pas  possible  que  les  mœurs,  hier  encore  si 
rudes,  des  barons  féodaux,  n'aient  pas  été  polies  et  affinées  sous 

(1)  Companho,  non  pose  mudar,  dans  Bartsch,  Clirest.  prov.,  p.  31. 

(2)  Ed.  Rremer,  strophe  271-2. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  671 

la  bienfaisante  influence  des  femmes  qui  devenaient  l'ornement 
des  réunions.  Elles  pouvaient  exiger,  de  ceux  (Jui  aspiraient  à  y 
paraître  et  à  leur  plaire,  un  peu  plus  de  retenue  dans  les  paroles 
et  d'élégance  dans  les  manières  :  «  Les  dames,  dit  Guillem  de 
Cabestanh,  ont  le  pouvoir  d'humaniser  les  malotrus  et  les  rus- 
tres :  tel  est  preux  et  courtois  qui,  s'il  n'eût  aimé,  fût  resté 
envers  tous  maussade  et  revêche  (1).  »  C'est  sous  l'inspiration 
des  femmes  que  se  forma  cet  ensemble  de  qualités  mondaines 
que  le  moyen  âge  appelle  la  courtoisie  et  qu'un  mot  résume, 
la  «  mesure  :  »  mesure  dans  les  paroles  et  les  actions,  mesure 
dans  la  gaîté  même,  mesure  en  tout,  sauf  pourtant  dans  la 
prouesse  et  la  générosité.  Toutes  ces  qualités,  j'allais  dire  ces 
vertus,  elles  deviennent  faciles  à  celui  qui  sait  créer  et  entretenir 
dans  son  cœur  cette  sorte  d'exaltation  qualifiée  de  joy^  qui  élève 
l'homme  au-dessus  des  sentimens  vulgaires  et  le  livre  en  proie 
à  toutes  les  belles  et  généreuses  aspirations.  Or,  si  le  joy  est 
père  de  la  valeur,  il  est  fils  de  l'amour.  «  Sans  Joie  il  n'est  pas 
de  Valeur,  et  Joie,  c'est  Amour  qui  la  fait  naître,  »  chante  Ar- 
naut  de  Mareuil  (2).  L'amour,  voilà  donc  le  principe  auquel  font 
appel  les  dames  érigées  en  professeurs  de  belles  manières  : 
elles  deviennent  donc  en  quelque  sorte  l'enjeu,  en  même  temps 
que  les  arbitres,  de  cette  singulière  et  dangereuse  partie  qu'elles 
avaient  engagée  au  profit  de  l'adoucissement  et  de  l'ennoblisse- 
ment des  mœurs. 

Mais  cet  amour  qu'elles  acceptent,  qu'elles  semblent  appeler, 
et  qui  peut  les  compromettre  si  gravement,  —  car  il  n'est  nulle 
part  donné  comme  platonique,  au  contraire,  —  elles  veulent 
reMer  libres  d'en  régler  à  leur  fantaisie  les  manifestations,  de 
fixer  les  limites  où  il  doit  se  renfermer.  C'est  de  leur  «  merci  « 
que  l'amant  doit  attendre  ce  qu'il  espère  ;  elles  ne  veulent  pas 
entendre  parler  d'un  contrat  qui  assurerait  aux  deux  parties  des 
droits  égaux  et  corrélatifs.  La  question  est  discutée  ex  professa 
dans  un  très  curieux  partimen  entre  Gui  d'Ussel  et  Marie  de  Ven- 
tadour.  Tandis  que  le  poète  prétend,  —  il  eût  pu  en  appeler  à 
l'autorité,  alors  si  peu  contestée,  d'Ovide,  —  que  l'amour  nivelle 
les  conditions  et  que,  quand  deux  cœurs  sont  bien  épris,  ils  ont 
l'un  sur  l'autre  les  mêmes  droits,  la  noble  dame  maintient  très 
énergiquement  le  principe  de  l'absolue  supériorité  de  l'amante  : 

(1)  Ar  véi  qu'em  vengut,  dans  Raynouard,  Choix  de  pointi,  III,  111. 

(2)  Sesjoi  non  es  valors,  dans  Raynouard,  op.  cit.,  III,  p.  221. 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ramant  n'a  pas  de  droits  ;  il  ne  peut  rien  demander  qu'à  titre 
de  grâce  :  «  Quoique  ami,  il  reste  vassal  ;  la  dame,  quoique  amie, 
demeure  suzeraine  (1).  » 

Cette  métaphore,  on  me  paraît  ne  pas  l'avoir  assez  re- 
marqué (2),  est  au  fond  même  de  la  conception  de  l'amour  cheva- 
leresque et  c'est  d'elle  qu'en  est  sorti  presque  tout  le  vocabulaire. 
Même  quand  le  poète  s'appelle  Guillaume  IX  ou  Rambaut 
d'Orange,  qu'il  soit  comte,  duc  ou  roi,  il  proteste  de  l'humilité 
de  sa  condition  et  déclare  qu'il  s'effraie  en  la  comparant  à  la 
noblesse  de  celle  qu'il  aime.  Il  est  clair  qu'il  n'y  a  là  qu'une 
façon  de  parler,  une  simple  métaphore  ;  mais  il  est  infiniment 
probable  qu'à  l'origine  il  y  avait  autre  chose.  Les  premiers  au- 
teurs de  chansons,  s'ils  eussent  été  socialement  les  égaux  ou  les 
supérieurs  de  celles  qu'ils  courtisaient,  n'eussent  point  consenti 
à  leur  parler  sur  ce  ton;  et  celles-ci  elles-mêmes  eussent-elles 
réussi  à  leur  faire  accepter  cette  humiliante  terminologie?  On 
est  donc  amené  à  penser  que  les  premiers  auteurs  de  chansons 
courtoises  ont  été  des  personnages  de  condition  subalterne.  C'est 
là  une  idée  récemment  exprimée  par  une  très  ingénieuse  et  très 
érudite  essayiste  anglaise,  et  qui  me  paraît,  à  condition  d'être 
expliquée  comme  il  convient,  contenir  une  grande  part  de  vérité. 
«  Quoi  !  répondra-t-on  sans  doute,  ces  formes  d'une  si  aristocra- 
tique élégance,  où  fleurissent  les  plus  exquises  délicatesses  du 
sentiment,  seraient  nées  dans  un  milieu  servile  I  Des  princes  eus- 
sent consenti  à  élever  jusqu'à  eux  une  poésie  de  valets  !  »  Sans 
doute  il  y  aurait  là  quelque  chose  de  parfaitement  invraisem- 
blable, mais  la  difficulté  disparaîtra  si  l'on  réfléchit  aux  condi- 
tions particulières  de  la  famille  dans  le  Midi.  La  masnada  se 
composait,  non  seulement  de  serviteurs  proprement  dits,  mais 
encore  de  chevaliers  pauvres,  obligés  de  louer  leurs  services  à 
des  seigneurs  plus  puissans  et  plus  riches.  Eux  aussi  étaient 
nobles;  leur  rang,  non  leur  condition,  était  inférieur,  et  la  pres- 
tation d'un  serment  de  temporaire  fidélité  était  loin  de  diminuer 


(1)  Raynouard,  Choix  de  poésies,  IV,  p.  28. 

(2)  Ceci  n'est  plus  exact  aujourd'hui  :  M.  E.  Wechssler  vient  précisément  de 
montrer,  dans  un  article  très  érudit,  par  une  infinie  quantité  de  rapprochemens 
topiques,  que  le  vocabulaire  amoureux  est  rigoureusement  calqué  sur  celui  qui 
avait  été  créé  pour  les  besoins  du  service  féodal,  et  cela  au  point  que  l'amante  est 
souvent  qualifiée  non  seulement  de  dame,  mais  de  seigneur  {mi  dons).  [Frauen- 
dienst  und  VassaLlitàt,  dans  Zeitschrifl  fur  franzosische  Spraclie  und  Litteratur, 
XXIV,  p.  159;  conférence  tenue  à  Strasbourg  le  3  octobre  1901.) 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  G73 

en  eux  le  sentiment  de  leur  dignité.  Il  faut  voir  sur  quel  ton  de 
parfaite  égalité  un  simple  gentilhomme  devenu  d'église,  comme 
Peire  Rogier,  un  chevalier  ruiné  comme  Rambaut  de  Vaqueiras, 
s'adressent  à  un  prince  d'Orange,  à  un  marquis  de  Malaspina  ou 
de  Montferrat.  L'humilité  de  leur  situation  ne  leur  en  imposait 
donc  nullement  en  face  de  leur  seigneur;  il  pouvait  donc  se 
faire  aussi  qu'elle  ne  mît  pas  la  femme  de  celui-ci  à  l'abri  de 
leurs  sollicitations  ou  de  leurs  hommages.  «  Il  faut  se  repré- 
senter, dit  M"°  Vernon  Lee,  ce  qu'était  un  château  du  moyen 
âge  :  c'est  une  copie  en  miniature  d'une  ville  de  garnison  dans 
une  contrée  barbare.  Il  s'y  trouve  une  énorme  prépondérance 
numérique  d'hommes  ;  au  chef  suprême  seul,  peut-être  à  quel- 
ques-uns de  ses  subordonnés  immédiats,  est  permis  le  luxe  du 
mariage.  Les  autres  nobles  sont  des  subalternes,  jeunes  gens 
sans  fortune,  venus  là  pour  apprendre  l'art  militaire  ou  se  former 
à  la  vie  mondaine  :  donc,  toute  une  masse  d'hommes  sans  femme, 
sans  foyer  et  sans  fortune.  Au-dessus  d'eux  la  châtelaine,  fière 
des  richesses  et  des  fiefs  qu'elle  a  apportés  à  son  mari...  Elle  n'a 
pas  d'égale  :  ses  suivantes  tiennent  le  milieu  entre  la  femme  de 
chambre  et  la  dame  d'honneur;  tout  au  plus  trouve-t-on  dans  le 
château  les  femmes  de  quelques  subordonnés  du  seigneur  ou 
quelqu'une  de  ses  parentes,  recueillie  par  charité.  Autour  de 
cette  châtelaine  tourbillonne  tout  le  jour  l'essaim  des  jeunes 
hommes  :  ils  la  servent  à  table,  peuvent,  comme  pages,  être  admis 
dans  ses  appartemens...  Elle  leur  apparaît  comme  une  déesse, 
comme  la  personnification  de  cette  supériorité  féodale  devant 
laquelle  ils  s'inclinent,  de  cette  perfection  sociale  qu'ils  sont 
tenus  de  poursuivre,  et  de  ce  sexe  que  presque  seule  elle  repré- 
sente dans  le  château.  Lui  plaire  devient  leur  idéal;  être  dis- 
tingués d'elle,  leur  suprême  ambition;  en  être  aimés  —  eux, 
humbles  mortels,  par  cette  divinité  —  cette  pensée  doit  parfois 
traverser  leur  esprit  et  faire  passer  en  eux  un  frisson  de  déli- 
cieuse angoisse  (1).  » 

Il  peut  y  avoir  dans  ce  tableau  quelques  traits  de  fantaisie, 
mais  l'hypothèse  développée  dans  cette  jolie  page  doit  être  juste. 
Elle  suffit,  en  effet,  à  expliquer  deux  des  particularités  les  plus 
singulières  de  la  chanson  provençale. 

Elle  explique  d'abord  toutes  ces  formules  empruntées  au  ser- 

(1)  Mediœval  Love,  dans  Euphorion,  p.  350.  Londres,  1899. 

TOME  ziil.  —  1903.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vice  féodal,  dont  je  viens  de  noter  l'extraordinaire  fréquence. 
L'hommage  féodal  devait,  on  le  sait,  être  prêté  à  genoux  :  le 
suzerain,  tenant  entre  ses  mains  les  mains  du  vassal,  en  écoutait 
la  formule  et  en  scellait  l'acceptation  par  un  baiser.  Le  vassal, 
accoutumé  à  ce  cérémonial  et  à  ces  formules,  ne  devait-il  pas 
être  tenté  de  le  transporter  du  service  féodal  au  service  amou- 
reux, et  n'y  avait-il  pas,  dans  cette  adaptation,  toute  une  mine  de 
gracieuses  métaphores?  «  Je  suis  à  vous,  dame,  tout  entier,  corps 
et  âme  ;  vous  pouvez  disposer  de  moi  à  votre  gré.  Mais  n'oubliez 
pas  que  tout  service  mérite  récompense  ;  seul  le  mauvais  sei- 
gneur refuse  de  payer  à  son  fidèle  le  loyer  qu'il  lui  a  promis... 
Si  vous  me  tuez  par  vos  rigueurs,  quel  bénéfice  en  retirerez- vous? 
N'est-il  pas  de  l'intérêt  du  maître  de  conserver  son  serviteur?...  » 
On  voit  que,  de  la  comparaison  initiale,  naissait,  pour  ainsi 
dire,  de  lui-même  tout  le  vocabulaire  courtois. 

Il  y  a  dans  ce  vocabulaire  une  autre  série  de  formules  qui 
n'ont  jamais  trouvé  d'explication  satisfaisante  et  qui,  ce  point  de 
départ  une  fois  admis,  ne  présentent  plus  la  moindre  difficulté. 
Il  est  de  style,  dans  la  chanson,  de  maudire  certains  person- 
nages mystérieux  autant  que  pervers,  dénommés  losengiers 
(c'est-à-dire  flatteurs),  contre  les  tentatives  desquels  l'auteur  ne 
cesse  de  mettre  sa  dame  en  garde.  Ces  losengiers  sont  donnés 
comme  des  hommes  sans  foi  ni  loi,  grands  coureurs  d'aventures 
galantes,  étrangers  à  tout  sentiment  d'honneur  et  de  fidélité.  Ils 
peuvent  être,  sans  doute,  mieux  avantagés  que  celui  qui  parle 
du  côté  de  la  naissance  et  de  la  fortune;  mais  que  sont  ces  dons, 
à  côté  des  vices  honteux  qu'ils  dissimulent  en  vain  ?  Et  combien 
la  dame  aurait  tort  de  ne  pas  préférer  à  ces  orgueilleux,  fanfa- 
rons de  leurs  succès,  le  serviteur  plus  humble,  mais  aussi  plus 
fidèle  et  plus  discret  qu'elle  voit  à  ses  pieds  !  Ces  craintes  et  ces 
invectives  s'expliquent  si  les  losengiers  ne  sont  autres  que  les 
rivaux  du  poète,  recrutés  pour  la  plupart  dans  une  classe  supé- 
rieure à  la  sienne,  et  auxquels  précisément  cette  supériorité  de 
la  condition  assure  plus  de  chances  de  réussite. 

III 

Les  circonstances  si  exceptionnelles  d'où  était  né  ce  genre 
paradoxal  ne  pouvaient  se  prolonger,  et  ne  devaient  déjà  plus,  à 
l'époque  où  remontent  la  plupart  des  chansons  conservées,  être 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  675 

bien  fréquentes.  Elles  se  rencontraient  cependant,  et  furent  réa- 
lisées au  moins  une  fois.  Bernart  de  Ventadour  devait  être  l'un 
des  plus  humbles  parmi  les  serviteurs  attachés  au  château  dont 
son  père  chauffait  le  four.  Il  aima  néanmoins  la  vicomtesse  et 
fut  aimé  d'elle  ;  le  mari  ne  prit  point  la  chose  au  tragique  :  il  se 
borna  à  enfermer  la  dame  et  à  expulser  le  galant  jouvenceau. 
Mais  ce  Ruy  Blas  limousin  avait  le  don  des  paroles  harmonieuses 
et  tendres  ;  et  cette  aventure  assez  banale  nous  a  valu  l'un  des 
plus  beaux  cantiques  d'amour  qui  aient  jamais  été  chantés.  Cette 
œuvre  vibrante,  et  très  évidemment  passionnée,  n'est  pas,  sans 
doute,  dans  la  poésie  méridionale  une  exception  absolument 
unique;  dans  les  milliers  de  chansons  qui  nous  sont  restées,  il 
y  a  bien,  çà  et  là,  quelques  accens  sincères,  quelques  strophes 
parties  du  cœur.  Lesquelles?  C'est  ce  qu'il  serait  chimérique  de 
rechercher.  L'amour  le  plus  vrai  peut  s'expliquer  en  termes 
alambiqués,  et  le  talent,  d'autre  part,  donner  l'illusion  de  la  sin- 
cérité. Nous  sommes  du  reste  assurés  par  des  témoignages  d'une 
autre  sorte  que  la  poésie  amoureuse  des  troubadours  ne  fut  pas 
toujours  un  simple  jeu  de  l'esprit  :  il  y  a  dans  les  œuvres  de  Rai- 
raon  de  Mira  val,  de  Uc  de  Saint-Cire,  de  quelques  autres  encore, 
à  l'adresse  d'une  femme  inutilement  aimée,  de  si  véhémens  cris 
de  colère  et  de  douleur,  des  reproches  si  amers,  des  accusa- 
tions si  outrageantes,  que  tout  cela  n'a  pu  partir  que  d'une  âme 
vraiment  ulcérée  et  avide  de  vengeance. 

Pourtant  la  situation  dépeinte  dans  les  chansons  devait  être, 
tout  compte  fait,  extrêmement  rare.  Cette  attitude  de  la  dame, 
figée  dans  une  marmoréenne  insensibilité,  de  l'amant  prosterné 
dans  une  adoration  sans  espoir  est  évidemment  conventionnelle. 
Il  y  a  eu  sans  aucun  doute  beaucoup  d'amans  moins  timides, 
d'amantes  moins  cruelles  que  ne  le  feraient  croire  les  chansons. 
N'y  a-t-il  pas  lieu  de  s'étonner  dès  lors  qu'une  forme  vide,  à  peu 
près  détachée  de  toute  réalité,  ait  eu  une  si  longue  durée?  On 
pourrait  alléguer  d'abord  que  ce  peu  d'initiative  personnelle  qui 
est  la  marque  du  moyen  âge  favorisait  singulièrement  la  péren- 
nité des  formes  littéraires  :  ne  voyons-nous  pas  les  chansons 
de  geste,  avec  leur  inspiration  religieuse  et  héroïque,  durer  jus- 
qu'au milieu  de  ce  xv^  siècle,  si  profondément  laïque  et  bour- 
geois? Puis  il  faut  bien  reconnaître  que  les  auteurs  de  chansons, 
aussi  bien  que  les  dames  pour  qui  celles-ci  étaient  faites,  trou- 
vaient leur  compte  à  cette  persistance  d'un  genre  suranné.  Bien 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accueilli  dans  les  milieux  les  plus  aristocratiques,  comblé  d'éloges 
et  de  cadeaux,  un  troubadour  en  vogue  n'éprouvait  nullement  le 
besoin  de  changer  une  forme  dont  s'accommodait  si  bien  la 
société  qui  le  faisait  vivre.  S'il  était  de  mode  d'adresser,  en 
strophes  galamment  tournées,  ses  hommages  à  la  femme  aimée, 
qui  nous  dit  que  maint  grand  seigneur  n'en  ait  pas  commandé 
aux  rimeurs  de  profession?  Les  femmes  enfin,  qui  continuaient 
d'en  demander,  —  car  nous  avons  de  nombreuses  chansons  com- 
posées sur  leur  expresse  invitation,  —  jugeaient  sans  nul  doute 
que  les  idées  qui  y  étaient  prêchées  étaient  toujours  bonnes  à 
répandre,  que  les  madrigaux  qui  en  faisaient  la  trame  étaient 
toujours  agréables  à  écouter.  Puis  les  chansons  n'étaient  pas 
faites  seulement  de  ces  formules  d'adoration  devenues  banales, 
mais  d'éloges  très  précis,  adressés  à  leur  beauté,  à  leur  distinc- 
tion, à  leur  esprit,  et  ces  éloges,  portés  sur  les  ailes  d'une  strophe 
en  vogue,  faisaient  le  tour  de  plusieurs  provinces  ;  bien  plus,  ils 
allaient  s'éterniser  sur  les  feuillets  de  parchemin  des  beaux  ma- 
nuscrits enluminés.  Cette  forme  de  la  chronique  mondaine  flat- 
tait trop  savamment  la  vanité  pour  ne  pas  être  durable.  Les  dis- 
tributeurs de  cette  sorte  de  gloire  étaient  recherchés,  choyés. 
Raimon  de  Miraval  s'était  fait  à  ce  titre  une  telle  réputation  qu'il 
n'y  avait,  nous  dit  sa  biographie  «  aucune  grande  dame  qui  ne 
s'efforçât  d'attirer  ses  hommages,  car  il  savait  mieux  que  qui- 
conque les  mettre  en  prix.  »  Les  entrepreneurs  de  cette  publi- 
cité sentaient  très  bien  eux-mêmes  la  valeur  qu'on  y  attachait; 
ils  ne  craignent  pas  de  la  faire  ressortir,  et  quelques-uns,  avec 
cette  naïve  grossièreté  qui,  au  moyen  âge,  s'associe  souvent  aux 
raffinemens  les  plus  inouïs,  menacent  de  démolir  de  leurs 
propres  mains  Tidole  qu'ils  ont  élevée  :  «  De  même,  dit  Jour- 
dain de  l'Ile,  que  j'ai  su  chanter  les  louanges  de  ma  dame,  je 
saurais  au  besoin  répandre  sur  elle  de  fâcheux  bruits  (1).  » 
Et  Folquet  de  Marseille,  s'adressant  à  sa  dame  elle-même  : 
«  Quiconque  peut  servir  peut  nuire  ;  si  je  vous  fus  utile,  je  pour- 
rais aussi  bien  m'employer  à  votre  dommage  (2).  »  Et  nous 
avons  certaines  palidonies,  plus  déshonorantes  encore  pour  leurs 
auteurs  qu'insultantes  pour  les  victimes. 

Néanmoins,  le  caractère  factice  de  la  chanson  devait  répugner 
à  des  âmes  un  peu  délicates,  à  des  artistes  quelque  peu  soucieux 

(1)  Longa  sazo  ai  estât,  dans  Raynouard,  op.  cit..,  III,  245. 

(2)  Ai  quan  gen  vens,  ibid.,  III,  161. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  677 

de  l'originalité.  Comme  on  ne  pouvait,  semble-t-il,  toucher  à 
l'essence  du  genre,  dont  la  vogue  durait  toujours,  on  se  rabattait 
sur  les  artifices  de  la  forme,  et  c'est  par  là  que  tous  les  trou- 
badours qui  passèrent  pour  des  maîtres  essayèrent  de  renouveler 
un  genre  prématurément  usé.  L'histoire  de  la  poésie  provençale 
SB" confond  avec  celle  de  ces  tentatives  de  rajeunissement,  qui, 
ne  portant  que  sur  la  forme,  .étaient  fatalement  vouées  à  l'in- 
succès. Ce  sont  les  plus»  curieuses  ou  les  plus  extravagantes  de 
ces  tentatives  que  je  voudrais  ici  passer  en  revue  ;  elles  ont  suffi 
pour  tirer  de  pair  ceux  qui  les  ont  tentées,  et  je  ne  citerai  que 
des  poètes  qui  ont,  aux,  yeux  dp  ^-laaieurs  générations,,  passé 
pour  des  maîtres 

IV 

Si  l'on  excepte  Guillaume  IX,  trop  grand  seigneur  pour  se 
donner  beaucoup  de  peine,  et  Bernart  de  Ventadour,  trop  sin- 
cère pour  tomber  (au  moins  d'ordinaire)  dans  ces  puérilités,  la 
plus  ancienne  génération  de  troubadours  connus,  ^  et  cela  seul 
suffirait  à  nous  convaincre  qu'elle  a  été  précédée  de  plusieurs 
autres,  —  se  compose  presque  tout  entière  d'artisans,  extrê- 
mement laborieux  et  subtils,  de  mots,  de  rimes  et  de  rythmes. 
La  recherche  ne  porte  pas  sur  le  même  objet,  mais  elle  est 
ooussée  également  loin.  Marcabrun  et  son  disciple  Peire  d'Au- 
vergne affectionnent  surtout  les  mots  aux  sonorités  éclatantes, 
les  dérivés  ou  composés  bizarres  et  énigmatiques  ;  c'est  toute  une 
végétation  étrange  et  luxuriante  de  vocables  inouïs,  dont  beau- 
coup ne  se  trouvent  pas  ailleurs  et  ont  dû  être,  sinon  forgés,  au 
moins  altérés,  en  vue  de  l'effet.  Surtout  leurs  vers  se  hérissent 
de  métaphores  aux  couleurs  criardes,  qui  tirent  l'œil  et  inquiè- 
tent l'esprit.  Marcabrun  veut-il  prophétiser  la  prise  de  Cordoue 
par  les  chrétiens?  «  Nous  ferons,  dit-il,  maigrir  les  Maures  de 
Cordoue.  »  S'agit-il  de  flétrir  les  lâches  qui  restent  chez  eux  au 
lieu  daller  à  la  croisade?  Il  les  appellera  des  «  entonne-vin,  » 
des  «  souffle-tison,  »  des  «  presse-dîner,  »  des  «  croupe~à-terre.  » 
Quand  arrivera  leur  dernière  heure,  «  ils  ne  donneraient  pas 
de  mille  marcs  un  ail,  tellement  la  mort  leur  rendra  ia  richesse 
puante  (1).  »  11  nous  montre  l'arbre  Avarice,  dont  Mauvaiseté  est 

(1)  Emperaire,  per  mi,  dans  Raynouard,  IV,  129. 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

racine,  qui  étcnJ  son  ombre  sur  toute  la  terre  et  aux  rameaux 
duquel  sont  suspendus  rois,  comtes  et  princes  (1).  Il  consacre 
une  longue  pièce  à  combattre  les  perfidies  et  les  manèges  de 
l'amour,  contre  lesquels  il  veut  nous  mettre  en  garde  :  l'amour  y 
est  successivement  comparé  à  l'étincelle  qui  couve  dans  la  suie, 
à  la  cavale  qui  entraîne  les  étalons  jusqu'au  sommet  d'une  mon- 
tagne escarpée,  au  chat  dont  la  langue  lèche  âprement,  à  l'en- 
chanteur qui  transforme  les  sages  en  fous,  et  à  bien  d'autres 
choses  encore  (2). 

Parfois,  du  milieu  des  énigmes,  émergent,  on  le  voit,  une 
pensée  forte,  une  image  tr  !•  .  :iT)te  qui  décèlent  un  tempérament 
de  poète.  Mais  il  faut  un  talent  singulièrement  souple  et  fort 
pour  ne  pas  s'empêtrer  dans  ces  oripeaux.  Malheur  à  ceux  qui 
en  manquent!  Ce  fut  le  cas  de  Peire  d'Auvergne,  le  plus  célèbre 
des  imitateurs  de  Marcabrun.  Tant  que  ses  œuvres  ont  été  incom- 
plètement et  insuffisamment  publiées,  on  a  pu  croire  qu'il  y 
avait  quelque  chose  au  fond  de  ces  arcanes;  depuis  l'édition  toute 
récente  de  M.  Zenker,  l'illusion  n'est  plus  possible.  Cette  édition 
a  été  préparée  avec  tout  le  soin  et  la  science  dont  les  savans 
allemands  sont  coutumiers;  le  texte,  sauf  les  améliorations  de 
détail  que  les  critiques  pourront  y  apporter,  restera  sensiblement 
ce  qu'il  est  :  or  dans  ces  dix-neuf  pièces,  travaillées  avec  tant 
de  soin,  c'est  à  peine  s'il  y  a  quelques  strophes  bien  venues,  et 
elles  se  trouvent  précisément  dans  celles  où  l'auteur  a  renoncé 
à  faire  montre  de  tout  son  art.  Fauriel  avait  loué  jadis  la  «  har- 
diesse orientale  »  de  ses  métaphores,  «  qu'on  serait  tenté  de 
croire  échappées  au  génie  arabe.  »  Il  faut  décidément  en  rabattre  : 
des  trois  ou  quatre  que  nous  sommes  à  peu  près  assurés  de 
comprendre,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  soit  à  la  fois  juste  et  pitto- 
resque. 

On  n'ose  pas  être  tout  à  fait  aussi  sévère  pour  Rambaut 
d'Orange,  dont  nous  n'avons  pas  encore  d'édition  lisible.  Il  fau- 
dra s'y  résigner  sans  doute  quand  cette  édition  existera.  Ce  n'est 
plus  par  la  bizarrerie  des  images  ou  de  la  langue  que  Rambaut 
cherche  à  nous  éblouir,  mais  par  le  miroitement  des  rimes  et 
la  complication  des  rythmes  :  il  faudrait,  pour  en  donner  une 
idée,  accumuler  ici  les  plus  rebutantes  formules  algébriques. 
Rimes  «  dérivatives,  »  mots  formant  refrain  et  revenant  à  des 

(Ij  Pos  l'iverns,  dans  Raynouard,  Lexique  roman,  I,  425. 

(2)  Dirai  vos  senes  cloplansa,  dans  Stîidî  di  filologia  romanza,  III,  70. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  679 

places  fixes,  alternances  savantes  qui  ramènent  de  deux  en  deux 
ou  de  trois  en  trois  strophes  les  mêmes  combinaisons,  voilà  les 
j^MX  où  se  plaît  ce  poète  de  cour  en  qui  revit  Tantique  jocu- 
laioi  ;  seulement  ce  n'est  plus  avec  des  pommes  ou  des  couteaux, 
c'est  avec  des  mots  et  des  rimes  que  nous  le  voyons  jongler. 
Rambaut  d'Orange  est  sans  doute  le  plus  étonnant  des  équili- 
bristes,  le  plus  étourdissant  des  acrobates  de  versification  que 
jamais  aucune  littérature  ait  produit,  et  malheureusement  ce  n'est 
pas  autre  chose. 

Il  restait  à  associer  ces  deux  genres  de  difficultés.  Arnaut 
Daniel  ambitionna  cette  gloire  :  c'en  était  une  du  moins 
au  xii^  siècle,  et  c'en  était  une  encore  au  xiv®,  puisque  c'est  lui 
jui  est  pour  Dante  «  le  plus  fameux  Arnaut,  »  et  pour  Pétrarque 
.<  le  grand  maître  d'amour.  »  Il  ne  se  contente  pas  d'inventer  la 
sextine  :  il  double  la  difficulté  en  y  accumulant  les  mots  les 
moins  appropriés  à  rendre  son  idée  ;  dans  une  pièce  qui  n'est 
qu'un  soupir  amoureux,  il  ramène  à  la  rime  avec  la  régularité 
mécanique  que  l'on  sait,  les  mots  oncle,  ongle  et  verge.  Il  parle 
de  son  «  atelier,  »  de  son  «  rabot  »  et  de  sa  «  lime  :  »  le  métier 
qu'il  fait  là  est  en  effet,  non  pas,  quoi  qu'ait  dit  Dante,  celui  du 
forgeron,  qui  suppose  de  la  puissance,  mais  plutôt  du  mosaïste, 
du  ciseleur,  fabriquant  à  force  de  patience  des  bibelots  com- 
pliqués et  fragiles.  Il  a  du  reste  fort  bien  défini  lui-même  ce 
qu'il  y  a  de  paradoxal  dans  ce  travail  énervant  et  vain  :  «  Je  suis, 
dit-il,  celui  qui  emprisonne  l'air,  qui  chasse  le  lièvre  avec  le 
bœuf  et  rame  contre  la  marée  (1).  »  Chose  singulière:  c'est  en 
ces  tours  de  prestidigitation  qu'on  voyait  alors  le  comble  de  l'art; 
il  n'est  pas  un  seul  des  poètes  que  nous  venons  de  citer  qui  ne 
se  magnifie  lui-même  en  termes  ridiculement  ampoulés.  Déjà 
Guillaume  IX  se  vantait  d'emporter  «  la  fleur  du  métier;  »  Peire 
d'Auvergne  oppose  «  l'art  nouveau,  »  le  sien,  à  celui  de  jadis, 
et  se  vante  que  jusqu'à  lui  il  n'ait  pas  été  composé  une  seule 
strophe  parfaite;  ce  qui  n'empêche  pas  Rambaut  d'Orange  d'affir- 
mer que,  depuis  qu'Adam  mangea  la  pomme,  on  n'a  pas  composé 
un  vers  qui,  comparé  aux  siens,  «  vaille  une  rave  ;  »  et  que,  de  tous 
ses  émules,  il  n'en  est  pas  un  «  qui  lui  aille  au  talon  (2).  »  Au  re- 
gard de  la  logique  enfantine  du  moyen  âge,  ils  n'avaient  pas  tort  : 
la  valeur  d'un  objet  n'est-elle  pas  en  proportion  de  sa  rareté  ? 

(1)  En  est.  sonet,  éd.  Canello,  n»  X. 
(2j  Voy.  Zenker,  op.  cit.,  p.  60. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

Choisissons  donc,  si  nous  ne  pouvons  atteindre  aux  pensées 
rares,  des  images,  des  rimes,  des  rythmes  rares.  De  là  vint  la 
vogue  de  ce  qu'on  appela  le  trobar  dus.  Il  est  à  croire  que  civt 
engouement  n'était  pas  partagé  par  le  public,  qui,  d'abord  res- 
pectueusement ébahi,  finit  par  demander  à  comprendre.  On 
s'aperçut  un  jour,  —  ce  jour  ne  vint  guère  qu'au  bout  de  cin- 
quante ans,  —  que  tout  ce  qui  est  rare  n'est  pas  nécessairement 
précieux;  et  que,  pour  être  apprécié,  la  première  condition  est 
d'être  entendu.  C'est  Guiraut  de  Boraelh  qui  paraît  avoir  fait 
cette  découverte  :  la  question  du  trobar  dus,  souvent  effleurée 
incidemment  ou  par  voie  d'allusions,  est  traitée  ex  professa  dans 
unpartimen  entre  lui  et  Rambaut  d'Orange,  qui  était,  il  faut  le 
reconnaître,  singulièrement  qualifié  pour  présenter  la  défense  df 
la  poésie  inintelligible.  C'est  là  un  très  curieux  morceau  de  cri 
tique  littéraire,  le  plus  ancien  peut-être  qui  ait  été  écrit  dans  une 
langue  moderne.  On  aurait  tort,  bien  entendu,  de  s'attendre  à  y 
trouver  des  idées  profondes  :  «  Il  faut  se  distinguer  du  vul- 
gaire, ))  affirme  le  troubadour  aristocrate.  —  «  Il  faut  être  com- 
pris, »  riposte  son  interlocuteur.  —  «  Que  sert  d'être  compris  des 
sots?  »  —  «  Et  moi  je  veux  être  compris  de  tous,  pour  recevoir 
de  tous  des  applaudissemens.  »  Guiraut,  en  effet,  ne  se  laissa  pas 
convaincre  et  ailleurs  il  exprime  sa  pensée  en  termes  plus  éner- 
giques encore  :  «  Je  veux,  ose-t-il  proclamer,  faire  des  vers  si 
simples  et  si  clairs,  qu'ils  soient  entendus  des  enfans,  chantés 
par  les  femmes  qui  vont  puiser  l'eau  à  la  fontaine  (1).  »  Il  avait 
d'autant  plus  de  mérite  à  se  faire  le  champion  de  cette  doctrine 
simple  et  saine  que  lui  aussi  avait  d'abord  appartenu  à  l'autre 
école  ;  mais  il  s'était  aperçu  à  l'épreuve  que  dire  des  choses 
sensées  en  un  style  élégant  et  clair,  était  aussi  difficile  que  de 
débiter  des  énigmes  :  il  le  dit  bien  haut  ;  d'autres  firent  après  lui 
l'expérience  et  furent  convaincus  (2). 

Exprimer  clairement,  mais  poétiquement,  sans  recherche 
comme  sans  banalité,  des  idées  justes  et  qui  en  vaillent  la  peine, 
c'est  déjà  la  doctrine  classique.  Il  y  avait  là,  pour  la  poésie  pro- 
vençale, le  germe  d'une  rénovation.  Mais   est-ce  une  véritable 

(1)  A  penas  sai,  dans  Lexique  roman,  I,  377. 

(2)  Toutes  les  pièces  concernant  ce  curieux  procès  d'histoire  littéraire  ont  été 
réunies  et  judicieusement  commentées  par  M.  A.  Rolsen  et,  plus  récemment,  par 
M.  P.  Andraud,  dans  une  thèse  latine  qr  vient  d'être  soutenue  en  Sorbonne. 
(Voyez  en  tële  de  cet  article  l'indication  (':-■■  deux  ouvrages  auxquels  nous  faisons 
allusion.) 


LA    rOÉSlE    PROVENÇALE    AU    MOYEN    ACE.  681 

rénovation  que  celle  qui  ne  porte  point  sur  le  fond  des  choses, 
et  la  chanson  provençale  pouvait-elle  sans  périr  toucher  à  ces 
idées  sur  lesquelles  elle  vivait  depuis  si  longtemps  ?  Aucun  des 
troubadours  de  la  meilleure  époque  ne  paraît  l'avoir  pensé. 
Guiraut  de  Bornelh  lui-même  n'a  pas  une  idée  originale  :  il  con_ 
tinue,  comme  tous  ses  prédécesseurs,  à  chanter  la  beauté  et  les 
mérites  de  sa  dame,  à  se  plaindre  de  ses  rigueurs,  à  célébrer  les 
vertus  ennoblissantes  de  l'amour.  Il  reprend  tous  les  lieux  com- 
muns du  genre,  les  développe  méthodiquement,  d'un  ton  doc- 
toral et  pénétré,  avec  une  gravité  presque  sacerdotale  (1).  Il 
essaie  même  de  les  rattacher  tant  bien  que  mal  à  la  morale 
universelle,  d'en  tirer  quelques  préceptes  applicables  à  la  vie. 
Il  mérite,  en  quelque  mesure,  la  magnifique  appellation  dont 
Dante  l'a  gratifié,  de  «  poète  de  la  rectitude;  »  mais  le  fond  sur 
lequel  il  est  réduit  à  vivre  était  vraiment  trop  pauvre  :  la 
poésie  courtoise  était  par  sa  nature  même  condamnée  à  ne  jamais 
avoir  de  Boileau. 

D'autres  poètes,  non  moins  bien  doués,  cherchèrent  ailleurs 
le  renouvellement  que  tous  sentaient  nécessaire.  Folquet  de 
Marseille,  qui  devait  se  faire,  comme  évêque  de  Toulouse  et 
fléau  de  l'hérésie,  une  tout  autre  réputation,  crut  le  trouver 
dans  une  application  méthodique  des  procédés  de  la  scolastique 
aux  antiques  lieux  communs  de  la  chanson.  Reprenant  chacun 
de  ceux-ci,  il  consacre  les  ressources  d'un  esprit  méticuleux  et 
précis,  rompu  aux  subtilités  de  l'école,  à  en  tirer,  comme  il  eût 
pu  faire  d'un  aphorisme  d'Aristote,  toutes  les  conséquences 
possibles,  jusqu'aux  plus  absurdes  :  le  Seicento  italien,  dans  sa 
fureur  de  concetii,  n'a  rien  produit  de  plus  laborieusement 
puéril  :  «  Dame,  mon  cœur  vous  porte  en  lui  :  si  donc  mon 
cœur  brûle,  vous  courez  grand  risque  d'être  embrasée  :  dame, 
gardez  mon  cœur  de  l'incendie  (2),  » 

Ses  procédés  favoris  sont  l'antithèse  et  la  personnification 
des  sentimens:  Amour  et  Raison,  Orgueil  et  Merci,  Témérité  et 
Crainte,  c'est  déjà  toute  la  lamentable  théorie  de  fantômes  que 
nous  retrouverons  dans  le  Roman  de  la  Rose.  Et  le  malheureux 
s'imagine  avoir  exprimé  une  idée  parce  qu'il  a  entre-choqué  des 
mots  :  «  Jamais  Hardiesse  ne  m'a  fait  assez  hardi  pour  avouer 

(1)  Il  avoue  lui-même  qu'une  de  ses  chansons  ressemble  fort  à  un  sermon  {Sim 
sentis  dans  Mahn,  Gedichte,  n°  127). 

(2)  En  chantan  m'aven  a  membrar,  dans  Raynouard,  III,  159. 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

mou  amour  :  Hardiesse,  en  effet,  m'est  enlevée  par  Crainte  (1).  » 
C'est  un  chapelet,  une  cascade  d'arguties  et  de  pointes  :  se  fût-on 
attendu  à  trouver  ici  quelque  chose  comme  la  chute  du  sonnet 
d'Oronte?  «  Mon  cœur  est  si  bien  partagé  que  sans  désespérer  je 
n'ose  avoir  espérance  (2).  »  Dans  ce  monstrueux  amalgame  de 
dialectique  et  de  poésie,  il  ne  reste  plus  ni  poésie  ni  dialectique, 
ni  sens  commun,  ni  sentiment  ;  ce  n'est  plus  que  vaine  et  gla- 
ciale logomachie. 

Folquet  de  Marseille  estimait  sans  doute  ces  belles  trouvailles 
au  prix  qu'elles  lui  avaient  coûté;  il  n'a  aucunement  conscience 
de  leur  puérilité  et  se  prend  lui-même  fort  au  sérieux.  Il  n'en 
est  pas  de  même  de  Peire  Vidal,  dont  l'originalité  fut  d'intro- 
duire dans  la  chanson  l'esprit,  la  fantaisie  et  jusqu'à  de  véri- 
tables charges  de  rap  en  gaîté.  Fils  d'un  pauvre  pelletier  de 
Toulouse,  obligé  néai  oins,  de  par  son  métier  de  troubadour,  à 
courtiser  les  plus  grani  as  dames,  il  comprend  ce  que  la  fonction 
a  de  ridicule  et  se  résigne  gaîment  à  son  rôle  de  bouffon  de 
cour.  Adorateur  d'une  châtelaine  affligée  du  nom  ou  du  surnom 
de  loba  (louve),  il  déclare  ambitionner  celui  de  loup  et  réclamer 
tous  les  avantages  avec  tous  les  risques  du  métier.  Fi  des  palais 
et  des  villes  !  Vive  la  liberté  des  champs  et  des  grands  bois, 
dussent  les  vilains  lui  courir  sus  et  lancer  à  ses  trousses  leurs 
dogues  (3).  Ayant  épousé,  au  cours  de  ses  lointains  voyages,  une 
Grecque,  il  se  laissa  persuader,  ou  du  moins  le  feignit,  qu'elle 
était  fille  de  l'empereur  de  Gonstantinople,  et  revendiqua  les 
prérogatives  attachées  à  cette  dignité  :  à  lui  le  sceptre  et  le  man- 
teau impérial;  à  lui  les  hommages  des  hommes;  à  lui  surtout 
ceux  des  femmes.  Oublieux  de  son  rang,  aussi  bien  que  de  son 
auguste  épouse,  il  daigne,  en  effet,  accepter  les  cœurs  qui  s'offrent 
à  lui  de  toutes  parts:  a  II  y  a  cent  dames  que  j'ai  fait  pleurer, 
cent  autres  dont  j'ai  rempli  le  cœur  de  joie.  Aussi  les  maris  me 
craignent -ils  plus  que  le  fer  et  le  feu...  Gloire  à  celui  qui  m'a 
élevé  et  à  Dieu  qui  m'a  fait  ce  que  je  suis  !  Tous  les  jours  je 
reçois  de  Catalogne  et  de  Lombardie  mille  saints  d'amour.  Je 

(1)  Molt  i  fetz  gran  pecat  Amors,  dans  Lexique  roman,  1,  343. 

(2)  Us  volers  oulracuidatz,  dan'?  Mahn,  Gedichle,  n"  106. 

(3)  Le  biographe  de  Peire  Vidal,  comprenant  mal  ces  vers,  a  bâti  sur  eux  toute 
une  extravagante  histoire  :  selon  lui  le  poète  se  serait  réellement  déguisé  en  loup 
et  aurait  couru  le  risque  d'être  assommé  par  des  chasseurs  et  déchiré  par  des 
chiens.  M.  Novati  [Romania,  XXI,  79)  a  montré  comment  le  passage  devait  être 
interprété. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  683 

sais  cent  dames  dont  chacune  voudrait  posséder  mon  cœur.  Je 
ne  les  nommerai  point,  car  je  suis  celui  qui  ne  sut  jamais  se 
vanter  (1).  » 

Ce  don  Juan,  ce  bourreau  des  cœurs  est  aussi  un  foudre  de 
guerre  :  «  Partout  où  je  passe,  on  s'écrie  :  Le  voilà,  ce  fameux 
Peire  Vidal,  le  soutien,  la  colonne  de  courtoisie  et  de  galanterie! 
Il  fait  prouesse  pour  sa  dame  et  se  plaît  en  bataille  plus  que 
moine  dans  la  paix  du  cloître...  Quand  j'entre  dans  un  tournoi, 
volontiers  je  déploie  mon  enseigne  et  mets  les  lances  en  miettes. 
Si  je  trouve  un  champion  qui  ose  m'attendre,  il  est  mort,  car, 
sous  les  armes,  je  suis  farouche  et  n'écoute  rien...  Mes  ennemis, 
quand  ils  entendent  parler  de  moi,  s'enfuient  comme  la  caille 
devant  l'épervier.  Quand  j'ai  revêtu  mon  blanc  haubert,  la  terre 
tremble  sous  mes  pas.  J'égale  en  prouesse  Olivier  et  Roland;  en 
amour,  je  vaux  Bérard  de  Montdidier.  Mes  ennemis,  fussent-ils 
couverts  d'un  corselet  de  fer  ou  d'acier,  ne  seront  pas  mieux 
défendus  contre  mes  coups  qu'ils  ne  le  seraient  par  le  plumage 
d'un  paon  (2).  »  Mais  pour  accomplir  toutes  ces  prouesses,  il  lui 
faudrait  un  destrier.  Que  vaut,  à  pied,  le  plus  redoutable  cham- 
pion?... Traduisons,  en  conséquence  :  «  J'accepterais  volontiers 
un  cheval,  si  quelqu'un  consentait  à  me  l'offrir.  » 

Cette  curieuse  tentative,  si  elle  ne  resta  pas  tout  à  fait  isolée, 
ne  fut  jamais,  du  moins,  poursuivie  avec  autant  de  suite  et  de 
succès.  La  plupart  des  troubadours  continuèrent  à  aligner  solen- 
nellement des  formules  auxquelles  ils  ne  pouvaient  plus  croire, 
et  qui  allaient  se  vidant  de  plus  en  plus  de  leur  sens.  Aussi  bien 
avaient-ils  tout  intérêt  à  en  atténuer  le  précision.  Ils  étaient  désor- 
mais, comme  je  l'ai  déjà  montré  (3),  suspectés,  surveillés  de 
près  par  un  clergé  soupçonneux  et  tout-puissant,  ennemi  de 
'^ette  civilisation  dont  ils  étaient  l'expression  la  plus  brillante  et 
de  cet  art  qu'on  rendait  responsable  de  la  corruption  des  mœurs. 
Vers  le  secoi.d  tiers  du  xin®  siècle,  nous  les  voyons  insister  de 
plus  en  plus,  à  l'exemple  de  Guiraut  de  Bornelh,  sur  les  lieux 
communs  de  morale  générale  compatibles  avec  les  théories  cou- 
toises,  et  chanter,  non  plus  comme  jadis,  un  amour  qui,  pour 
être  voilé  dans  l'expression,  n'en  était  pas  moins  fort  sensuel 
dans  son  essence,  mais  un  amour  épuré  et  qui  se  pique  même 

(1)  Ed.  Bartsch,  n»  3  et  45. 

(2)  Ed.  Bartsch,  n"'  45,  29  et  30. 

(3)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1890,  p.  381. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'être  uniquement  platonique  :  «  lî  semble,  dit  M.  Coulet,  qu'au 
lendemain  de  l'établissement  de  l'Inquisition,  on  ait  tenté  de 
désarmer  sa  rigueur  en  essayant  de  concilier  la  doctrine  de  l'amour 
courtois  avec  l'austérité  de  la  morale  chrétienne.  On  la  modifie, 
on  l'épure,  on  fait  de  l'amour  un  principe  de  vertu,  conciliable 
avec  l'amour  de  Dieu  (1).  »  Le  troubabour  toulousain  Guilhem 
Montanhagol  (on  sait  que  c'est  à  Toulouse  que  l'Inquisition  se 
montra  surtout  rigoureuse)  paraît  avoir  été  l'un  des  premiers 
représentans  de  cette  école  :  «  Amour,  dit-il,  n'est  pas  un  péché, 
mais  une  vertu,  qui  fait  les  méchans,  bons,  et  rend  les  bons  meil- 
leurs. Car  l'amour  réclame  un  cœur  pur;  on  n'est  digne  d'amour 
que  si  l'on  sait  se  garder  des  fautes,  si  l'on  n'est  pas  également 
indifférent  au  bien  et  au  mal,  et  l'amour  ya  à  la  vertu...  »  Il  va  à 
la  vertu  et  a  pour  mission  de  la  protéger.  Montanhagol  se  propose 
avant  tout  de  veiller  sur  l'honneur  de  celle  qu'il  aime.  Qui  agit 
autrement,  et,  par  ses  désirs  passionnés,  met  en  péril  la  bonne 
réputation  de  sa  dame,  est  indigne  du  nom  d'amant.  Car  l'amour 
doit  par  essence  être  pur  et  rester  chaste  :  «  C'est  d'Amour,  dit- 
il,  que  procède  la  Chasteté  (2).  » 

La  chanson  ainsi  entendue  pouvait  aussi  bien  servir  à  l'ex- 
pression de  l'amour  divin  qu'à  celle  d'une  passion  terrestre,  aux 
louanges  de  la  «  dame  »  des  Cieux  qu'à  celles  d'une  maîtresse. 
Et,  en  effet,  nous  voyons  la  Vierge  célébrée  exactement  dans  les 
mêmes  termes  que  les  brillantes  et  peu  austères  châtelaines 
d'antan.  Ne  pouvait-elle  pas,  comme  celles-ci,  être  qualifiée  de 
«  fleur  de  vertu,  »  de  «  source  de  joie,  »  de  «  racine  et  cime  de 
tout  bien?  »  Ne  peut-on  point,  vers  elle  aussi,  crier  merci,  solli- 
citer sa  pitié,  protester  que,  loin  de  ses  regards,  tout,  dans  la  vie, 
n'est  que  tristesse  et  misère?  Ne  peut-elle,  surtout,  rémunérer 
au  centuple  les  services  de  ses  fidèles,  changer  en  rire  et  en  joie 
leurs  tourmens  et  leurs  larmes  ?  Aussi  arrive-t-il  qu'en  présence 
de  certaines  pièces,  on  hésite  et  se  demande  si  ce  sont  des 
chansons  ou  des  cantiques  (3).  Les  troubadours  de  la  fin  du 
xiii^  siècle,  Folquet  de  Lunel,  Bernart  d'Auriac,  Guiraut  Riquier, 

(1)  Le  troubadour  G.  Montanhagol,  p.  46. 

(2)  Ibid.,  p.  49. 

(3)  M.  Appel  a  été  jusqu'à  soutenir  récemment  {Archiv  fur  das-  Studium  der 
neueren  Spj^achen,  t.  107,  p.  338)  que  Vamor  de  lon/i  qu'a  chanté  Jaufré  Rudel  est 
l'amour  céleste  ;  ([uc  par  conséquent  sa  dame  —  la  «  princesse  lointaine  »  de 
M.  Rostand  —  n'est  autre  que  la  Vierge  Marie.  Ses  subtils  et  ingénieux  argumens 
ne  me  paraissent  pas  avoir  réussi  à  démontrer  cette  thèse  hardie. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  685 

qui  chantent  si  souvent  la  Vierge  Marie,  les  tristes  rimeurs  de  la 
«  gaie  »  science,  qui  ne  chantent  plus  guère  qu'elle,  n'eurent  pas 
à  créer  un  vocabulaire  nouveau.  La  chanson  pieuse  n'eut  qu'à 
s'étendre  doucement  dans  le  lit  de  la  chanson  courtoise,  décidé- 
ment évincée;  on  comprend  qu'elle  n'ait  jamais  fait  qu'y  languir 
et  qu'elle  s'y  soit  finalement  éteinte,  après  une  agonie  de  cent 
cinquante  ans. 


Ces  tentatives,  à  force  de  ^se  répéter,  eussent-elles  enfin 
abouti  ?  Après  tant  de  stériles  incursions  dans  le  domaine  de  la 
convention,  les  troubadours  pouvaient-ils  revenir  au  simple  et 
au  vrai,  réaliser  cet  accord  entre  l'art  et  la  vie,  dont  ils  ne  parais- 
sent même  pas  avoir  soupçonné  la  nécessité?  C'est  ce  que  nous 
ne  saurons  jamais,  puisque,  par  suite  des  circonstances  que  l'on 
sait,  la  poésie  profane  dut,  vers  la  fin  du  xiii®  siècle,  faire  place 
à  une  poésie  morale  et  religieuse,  qui  eut  du  reste  le  grand  tort 
de  s'en  inspirer  servilement.  Mais  l'expérience,  interrompue  dans 
la  France  méridionale,  fut  reprise  presque  aussitôt  sur  difîérens 
points  de  l'Europe  :  la  chanson  provençale,  transportée  au  Nord 
de  la  Loire,  en  Espagne,  en  Portugal,  en  Allemagne,  en  Italie, 
allait,  au  moins  sur  quelques-uns  de  ces  points,  se  développer 
dune  façon  originale,  produire  des  floraisons  inattendues  et 
donner  l'éveil  à  une  poésie  nouvelle,  plus  vivante  et  variée  qu'elle- 
même  ne  l'avait  jamais  été. 

Il  n'en  fut  pas  ainsi,  et  le  fait  a  de  quoi  nous  étonner,  dans 
la  France  du  Nord.  On  ne  relèvera,  chez  les  trouvères,  ni  une 
idée,  ni  une  image,  qui  n'ait  déjà  servi  aux  troubadours.  Les 
conditions  sociales  étaient  si  semblables,  les  deux  langues  si  voi- 
sines que  la  chanson  put  s'acclimater  au  Nord  sans  y  faire  cet 
efTort  d'adaptation  d'où  eût  pu  sortir  un  rajeunissement.  Ce  qui 
est  plus  singulier,  c'est  que  cet  efîort  n'ait  même  point  été  tenté. 
Quand  la  chanson  descendit  des  cercles  aristocratiques,  où  elle 
avait  d'abord  été  accueillie,  à  la  société  bourgeoise  des  grandes 
cités  commerçantes  de  l'Artois  et  de  la  Picardie,  les  bourgeois 
et  les  clercs  d'Arras,  dont  le  style  est  si  vif,  si  acéré,  dans  leurs 
«  dits  »  moraux  et  satiriques,  s'expriment  dans  la  chanson  avec 
la  froideur  guindée  d'un  Gace  Brûlé  et  d'un  Thibaut  de  Cham- 
pagne. La  chanson  en  effet,  ne  fut  jamais  pour  eux  qu'un  simple 


686  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

exercice  littéraire.  Gomme  un  rejeton  qui  tire  toute  la  sève  des 
racines  de  la  plante  mère  et  ne  saurait  lui  survivre,  elle  périt 
dans  la  France  du  Nord  en  même  temps,  sinon  pour  les  mêmes 
causes,  qu'en  Languedoc  et  en  Provence. 

Ce  n'est  pas  non  plus  en  Espagne  que  devait  être  instituée 
l'expérience  dont  nous  parlions  plus  haut,  et  cela  aussi  a  de  quoi 
nous  étonner:  la  poésie  provençale  s'était,  dès  les  premiers 
temps,  trouvée  chez  elle  au  delà  comme  en  deçà  des  Pyrénées; 
les  comtes  de  Barcelone,  en  même  temps  comtes  de  Provence, 
les  rois  d'Aragon  et  de  Gastille,  n'étaient  pas  pour  les  poètes  et 
jongleurs  des  protecteurs  moins  zélés  que  les  ducs  d'Aquitaine 
ou  les  comtes  de  Toulouse  ;  leurs  vassaux  mêmes  ne  les  suivaient 
pas  dans  cette  voie  avec  moins  d'enthousiasme  que  les  grands 
seigneurs  provençaux  ou  languedociens  (4).  Dans  tout  le  nord 
de  l'Espagne,  la  langue  des  troubadours  était  comprise,  puisque 
leurs  chants  y  étaient  appréciés  ;  peut-être  même  la  connaissance 
en  était-elle  répandue  en  dehors  de  la  haute  société,  puisque 
plusieurs  chants  de  croisade,  évidemment  destinés  à  la  masse  des 
guerriers,  ont  été  écrits  en  provençal  pour  des  Aragonais  et  des 
Castillans.  On  s'explique  donc  malaisément  que  la  poésie  pro- 
vençale n'ait  pas  provoqué  en  Espagne,  comme  dans  les  autres 
pays  où  elle  pénétra,  un  mouvement  poétique  en  langue  natio- 
nale (car  les  grands  Cancioneros  du  xiv®  siècle  ne  s'inspirent  pas 
directement  des  troubadours  classiques).  On  a  allégué,  entre 
autres  raisons,  que  la  poésie  plus  nationale  et  plus  populaire  des 
romances  avait  étouffé  le  germe  apporté  de  Provence;  mais,  dès 
le  commencement  du  xiii^  siècle,  la  veine  épique  à  laquelle  nous 
devons  le  Poème  du  Cid  était  bien  près  d'être  tarie  et  la  chanson 
des  troubadours  eût  pu  s'acclimater  sans  avoir  à  vaincre  de  bien 
redoutables  concurrences.  Il  y  a  là,  en  réalité,  un  problème  dont 
l'histoire  littéraire  n'a  pas  encore  trouvé  la  solution. 

On  ne  s'explique  pas  beaucoup  mieux  que  le  Portugal  ait 
joué  le  rôle  qui  semblait  dévolu  à  l' Aragon  ou  à  la  Gastille.  En 
effet  ses  relations  politiques  avec  le  Midi  de  la  France  furent  au 
xiii®  siècle  assez  rares  (2),  et  fort  restreint  le  nombre  des  trou- 
Ci)  Voyez  le  passage  de  Raimon  Vidal,  cité  dans  la  Revue  du  15  janvier  1899, 
p.  382. 

(2)  Les  relations  du  Portugal  avec  la  France  du  Nord  paraissent  avoir  été  au 
contraire  assez  fréquentes  (voy.  R.  Lang,  Bas  Liederbuch  des  Kônigs  Denh  von 
Porfur/al,  p.  XXI  s.),  et  il  n'est  pas  impossible  que  ce  soit  à  travers  leurs  imitateurs 
irançais  que  le  Portugal  ait  connu  les  troubadours. 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  687 

badours  qui  le  visitèrent.  Ce  qui  est  certain  c'est  que,  dès  le 
début  de  ce  siècle,  la  poésie  provençale  était  connue  en  Portugal 
et  que  pendant  une  centaine  d'années  au  moins,  toutes  les  formes 
en  furent  passionnément  imitées  par  les  grands  seigneurs  des 
cours  de  Sancbe  11,  Alphonse  III  et  Denis,  qui  fut  lui-même 
l'un  des  plus  adroits  parmi  ces  imitateurs.  Cette  floraison  fut  du 
reste  beaucoup  plus  riche  qu'originale  :  les  trobadores  galiciens 
ne  sont,  comme  les  trouvères  du  Nord,  que  de  simples  traduc- 
teurs et,  dans  les  innombrables  chansons  qu'ils  nous  ont  laissées, 
il  n'y  en  a  peut-être  pas  une  qui  ne  soit  un  centon. 

Mais  ces  poètes,  quoique  entichés  de  formes  savantes,  eurent 
l'idée  originale  et  charmante  de  se  pencher  vers  la  poésie  popu- 
laire et  de  sauver  de  l'oubli,  en  les  remaniant  pour  les  lettrés, 
quelques-uns  des  genres  qui  y  vivaient,  peut-être  depuis  des 
siècles.  Quelque  chose  d'analogue  avait  été  tenté  dans  la  France 
du  Nord,  mais  avec  des  soucis  littéraires  dont  l'excès  dénatura 
complètement  les  genres  auxquels  il  eût  fallu  toucher  d'une  main 
légère  et  respectueuse  :  nos  «  pastourelles,  »  nos  «  chansons 
d'aube  »  et  de  «  mal  mariées,  »  le  plus  souvent  alambiquées  ou 
licencieuses,  ne  sont  que  des  paysannes  d'opéra-comique,  mi- 
naudières  ou  provocantes.  En  Portugal,  au  contraire,  ces  cantigas 
damigo,  que  les  poètes  courtois  plaçaient  dans  la  bouche  de 
naïves  filles  du  peuple,  —  chansons  de  danse,  de  pèlerinage,  de 
séparation,  etc., —  sont  parfois  de  petites  merveilles  d'ingénuUé, 
de  grâce  naïve  ou  mutine  :  il  semble  bien  que  dans  quelques- 
unes  nous  soyons  aussi  près  que  possible  de  la  source  populaire, 
et  ce  n'est  pas  une  médiocre  surprise  que  de  retrouver,  dans  les 
énormes  bouquets  de  fleurs  artificielles  que  sont  les  Cancioneros, 
quelques  fraîches  primevères,  dont  l'éclat  nous  paraît,  grâce  à 
ce  contraste,  plus  vif  encore  et  le  parfum  plus  suave. 

Mais  ce  n'était  là  qu'un  heureux  accident.  En  Portugal  comme 
dans  la  France  du  Nord,  la  poésie  courtoise  n'a  pas,  pour  ainsi 
dire,  d'existence  propre  :  elle  n'est  que  le  reflet  d'une  lumière 
elle-même  bien  pâlie.  En  Allemagne  et  en  Italie  au  contraire, 
comme  si  la  transplantation  l'a^^ait  rajeunie,  elle  poursuivit,  avec 
une  aisance  et  une  liberté  qu'elle  n'avait  jamais  connues,  le  déve- 
loppement interrompu  dans  son  pays  d'origine.  Non  point  qu'il 
n'y  ait  eu,  là  aussi,  une  longue  période  de  maladroites  et  stériles 
imitations  et  une  ardente  production  d'œuvres  mort-nées  ;  là 
aussi,  en  efi"et,  la  plupart  des  poètes  n'étaient  que  des  dilettantes 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rimant  pour  obéir  à  la  mode  et  sans  avoir  rien  à  dire.  Mais  parmi 
eux  il  se  trouva  quelques  hommes  de  génie,  et  c'en  fut  assez  pour 
rajeunir  un  genre  qui  paraissait  épuisé  :  pour  ne  citer  que  les 
deux  plus  grands,  il  y  eut,  en  Allemagne,  Walther  von  der  Vo- 
gelweide  et,  en  Italie,  Dante. 

Le  premier  réalisa  un  vrai  prodige  :  ce  fut,  sans  rien  changer 
d'essentiel  à  la  technique  de  la  chanson,  c'est-à-dire  en  restant 
chargé  d'entraves  sans  nombre,  de  s'y  montrer  naturel,  véhé- 
ment, passionné  :  le  lecteur  profane,  étranger  aux  arcanes  de  la 
poésie  courtoise,  admire  chez  lui  la  grâce  ou  l'énergie  de  l'ex- 
pression, la  tendresse  ou  la  profondeur  du  sentiment.  Celui  qui 
a  vécu  dans  l'intimité  des  troubadours,  sans  être  moins  sensible 
à  ces  qualités,  est  stupéfait  de  les  voir  associées  à  un  formulaire 
usé,  à  des  lieux  communs  vieillots.  Mais  ces  lieux  communs, 
Vogelweide  les  faits  siens;  ces  formules,  il  les  renouvelle  par  la 
dose  de  pensée  originale  qu'il  y  verse  :  il  sait  toujours  ce  qu'il 
veut  dire,  —  et  ce  n'est  pas,  chez  les  lyriques  d'alors,  un  mérite 
aussi  mince  qu'on  pourrait  croire,  —  a  toujours  l'air  d'éprouver 
avec  intensité  les  sentimens  qu'il  exprime  :  on  ne  le  voit  pas, 
comme  Folquet  de  Marseille,  par  exemple,  entre-choquer  dans  la 
même  strophe  des  idées  contradictoires,  comme  s'il  s'intéressait 
beaucoup  moins  à  elles  qu'à  sa  propre  virtuosité  :  pour  bâtir  une 
pièce,  une  pensée  lui  suffit  et  ses  pensées  sont  de  celles  qui,  au- 
lonrd'hui  encore,  peuvent  être  comprises  de  tous.  Et  puis,  il 
nest  pas,  comme  ses  modèles,  l'homme  d'une  idée  et  l'esclave 
d'un  genre.  Ce  gracieux  poète  d'amour  est  en  même  temps  un 
politique  avisé,  un  patriote  clairvoyant,  un  moraliste  ingénieux. 
Il  dit  son  mot  sur  les  questions  qui  divisent  ses  contemporains 
et  donne  aux  princes  des  leçons  aussi  sensées  qu'éloquentes;  il 
sait,  dans  ses  chansons  de  croisade,  faire  vibrer,  par  de  naïfs  et 
pieux  accens,  l'âme  des  humbles,  et  résumer,  dans  ses  Sprûche, 
qui  ont  parfois  la  grâce  d'une  épigramme  antique,  les  résultats 
de  ses  réflexions  et  de  son  expérience.  Enfin,  à  cette  âme  vraiment 
riche  s'associait  un  délicat  tempérament  d  artiste  :  ce  penseur  a 
le  don  du  style,  le  sens  de  l'image  ;  et  tout  cela  réuni  produisit 
un  poète  lyrique  comme  l'Allemagne  n'en  devait  pas  retrouver 
avant  le  grand  renouveau  du  xviii*'  siècle. 

Si  Vogelweide  est  immédiatement  accessible  à  tous,  il  n'en  est 
pas  de  même  de  Dante  :  ce  Latin,  contemporain  de  Boniface  VIII, 
est  beaucoup  plus  loin  de  nous  que  cet  Allemand,  contemporain 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOVl^N  AGE,      •     G89 

de  Philippe-Auguste.  Les  canzoni  de  Dante  ;  -^^ent  le  «  livre 
scellé  »  qui  ne  peut  être  eulr'ouvert  qu'après  une  longue  et  assez 
pénible  initiation.  C'est  que  Vogelweide  a  dégagé  de  la  poésie 
courtoise  (ou  plutôt,  peut-être,  y  a  fait  entrer)  tout  ce  qu'elle 
pouvait  contenir  de  vérité  générale  et  humaine,  et  que  Dante, 
au  contraire,  s'est  volontairement  asservi  à  une  tradition  qui 
avait  fini  par  en  bannir  presque  complètement  cette  vérité.  Déjà 
les  rimeurs  juristes  de  Bologne,  et  après  eux  le  pesant  Guiltone 
d'Arezzo,  poussant  à  l'excès  les  tendances  philosophiques  et  mo- 
rales si  sensibles  chez  Folquet  de  Marseille  et  quelques-uns  des 
derniers  troubadours,  avaient  fait  de  la  chanson  une  province  de 
la  métaphysique;  Guinicelli,  l'inventeur  du  dolce  stil  nuovo, 
n'avait  pas  su  (ou  voulu)  se  dégager  de  ce  fatras  :  il  avait  seule- 
ment, par  de  nobles  et  claires  images,  fait  pénétrer  un  peu  de 
lumière  dans  le  monde  blafard  des  nuageuses  entités.  C'est  tout 
l'héritage  de  ses  devanciers  que  Dante  recueille  :  il  accepte  les 
définitions  et  les  syllogismes  de  Guittone,  comme  les  abstrac- 
tions des  Bolonais;  il  emprunte  à  son  ami  Guinicelli  le  «  beau 
voile  »  des  lumineuses  images  ;  il  veut,  en  outre,  et  c'est  en  cela 
surtout  que  consiste  son  originalité,  que  le  poète  croie  à  son 
œuvre,  qu'il  y  mette  tout  son  cœur,  qu'il  se  borne  à  écrire  sous 
la  dictée  du  maître  intérieur  (1).  Mais  cette  idée,  quelque  féconde 
qu'elle  soit,  ne  suffisait  point  à  renouveler  la  poésie  lyrique  : 
nous  retrouvons  chez  lui  les  allégories  et  les  symboles,  les  sou- 
pirs, les  pensers,  les  «  esprits  »  qui  dialoguent  ou  luttent  entr 
eux,  en  somme  toute  la  vieille  défroque  scolastique.  Chez  lu 
comme  chez  tous  ses  prédécesseurs,  platoniciens  avant  la  décou- 
verte de  Platon,  la  dame  n'a  plus  rien  d'humain  :  elle  est  «  angé- 
lisée,  »  comme  on  disait  alors;  c'est  un  rayon  céleste  descendu 
sur  la  terre  pour  l'illuminer,  symbole  du  beau  et  du  bien.  Nous 
voilà  donc  aussi  loin  que  possible  de  la  réalité  sensible.  Mais 

(1)  C'est  ainsi  que  je  comprends,  comme  M.  Zingarelli  et,  je  crois,  la  plupart 
des  commentateurs,  le  fameux  passage  du  Purgatoire  (XXIY,  C2)  : 

...  lo  mi  son  un  che,  quando 
Amor  mi  spira,  noto,  ed  a  quel  modo 
Cho  detta  deniro,  vo  significando. 

Je  dois  dire  que  M.  V.  Cian  a  récemment  exprimé,  sur  la  poésie  du  dolce  slil 
nuovo  et  ses  rapports  avec  les  écoles  antérieures,  des  idées  notablement  ditférentes, 
qui  m'ont  paru  plus  ingénieuses  que  solides  et  que  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  dis- 
cuter (/  contatti  letterari  italo-provenzali  e  la  prima  rivoluzione  poetica  délia 
letleratura  italiana,  Messine,  1900). 

TOME  xiii.  —  1903.  44 


690     •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  scolastiqiip  a  passé  à  travers  un  esprit  lucide  et  puissant, 
cette  pesante  matière  est  pétrie  par  une  main  géniale  :  voilà 
pourquoi  ces  chansons,  en  dépit  de  l'aridité  du  sujet,  restent 
encore  lisibles  et  même  attachantes.  Sa  puissance  d'imagination 
créatrice  est  telle  qu'elle  réussit  à  animer  les  symboles,  à  faire 
vivre  les  abstractions  :  ces  fantômes  deviennent  chez  lui  des 
figures  sculpturales  qu'on  dirait  taillées  par  le  ciseau  d'un  Mi- 
chel-Ange. Il  voit  Amour  «  sous  la  figure  d'un  voyageur,  l'air 
abattu  comme  s'il  avait  perdu  sa  seigneurie,  soupirant  et  mar- 
chant tête  baissée.  »  La  Justice,  errante  et  persécutée,  lui  appa- 
raît «  comme  une  rose  dont  la  tige  est  brisée...  Elle  se  penche  et 
appuie  sa  joue  sur  sa  main  ;  les  pleurs  inondent  cette  joue  et 
coulent  le  long  du  bras  nu.  »  Il  prête  aux  choses  inanimées  un 
esprit  et  une  volonté.  Les  murailles  elles-mêmes  s'animent  et 
lui  crient  :  «  Meurs  (1)!  »  On  dirait  un  géant  qui  s'amuse  à  jon- 
gler avec  des  poids  que  nul  autre  ne  pourrait  soulever.  Mais  ces 
tours  de  force  ne  nous  intéressent  que  médiocrement  :  les  can- 
zoni  de  Dante  purent  faire  les  délices  d'un  cénacle,  elles  font 
encore  l'étonnement  de  quelques  lettrés;  elles  ne  sont  pas  en- 
trées dans  le  patrimoine  commun  de  l'humanité. 

La  gloire  de  faire  éclater  les  vieux  cadres,  de  dégager  de  la 
vieille  poésie  de  cour  la  poésie  du  cœur,  était  réservée  à  un  es- 
prit moins  puissant  et  pourtant  moins  respectueux  de  la  tradi- 
tion, moins  empêtré  dans  les  langes  du  moyen  âge,  à  Pétrarque. 
Cette  grande  rénovation  de  l'art  s'accomplit,  comme  elles  s'ac- 
complissent toutes,  par  un  retour  à  la  nature.  En  écrivant  en 
langue  vulgaire  ses  poésies  amoureuses,  Pétrarque,  en  effet,  ne 
poursuivait  pas  la  gloire  littéraire,  qu'il  demandait  uniquement 
à  ses  œuvres  latines;  ses  sonnets  et  ses  chansons,  composés  au 
jour  le  jour,  n'étaient  qu'un  passe-temps,  une  «  bagatelle,  »  ou 
plutôt  c'était  l'intime  confession  où  se  soulageait  son  cœur  agité 
d'éternelles  inquiétudes.  «  Pleurer  me  suffisait  et  je  ne  deman- 
dais pas  à  ces  pleurs  la  gloire.  »  Et  voilà  pourquoi  il  osa  ici  ce 
qu'il  n'eût  pas  osé  dans  ses  œuvres  latines.  Sans  doute  il  ne  brisa 
pas  complètement  avec  la  tradition  :  il  y  a  encore,  dans  son 
vocabulaire,  beaucoup  du  vieux  matériel  usé  des  troubadours, 
dans  sa  conception  de  l'Amour  un  reste  de  la  métaphysique  dan- 
tesque. Il  proteste  que  Laure,  comme  Béatrice,  est  une  incarna- 

(1)  Voyez  N.  Zingarelli,  op.  cit.,  p.  363-4 


LA  POÉSIE  PROVENÇALE  AU  MOYEN  AGE.  691 

tien  du  Beau  Éternel,  l'échelle  par  où  son  âme  s'élève  au  créa- 
teur de  toute  beauté;  mais  on  sent  que  ces  protestations  sont  de 
pure  forme,  qu'elles  ne  partent  pas  du  cœur.  Elles  ne  réussissent 
point,  en  tous  cas,  à  nous  convaincre.  Nous  voyons  fort  bien, 
comme  dit  spirituellement  De  Sanctis,  que  ce  qui  échauffe  son 
imagination,  «  c'est  la  personne  de  Laure,  considérée  en  elle- 
même,  et  non  comme  l'incarnation  de  la  sagesse  (1).  »  Sans 
doute  il  admire  toutes  ses  vertus,  mais  c'est  à  cause  de  sa  beauté 
qu'il  l'aime.  Cette  beauté,  il  ne  cesse  de  se  la  représenter  à  lui- 
même,  embellissant  la  réalité  de  toutes  les  couleurs  que  peut 
fournir  une  complaisante  imagination  :  il  se  peint  celle  qu'il 
adore  au  milieu  d'un  pré  verdoyant,  au  bord  des  ondes  pures  où 
elle  va  plonger  son  beau  corps,  au  pied  d'un  arbre  qui  fait  neiger 
sur  elle  des  fleurs  printanières  :  et  voilà  la  description  de  la 
nature  qui  vient  s'associer  à  l'analyse  du  sentiment  et  tempérer 
ce  que  cette  analyse  pourrait  avoir  d'aride  et  de  monotone. 
«  Cela,  dit  encore  De  Sanctis,  paraissait  un  recul,  et  c'était  un 
progrès  :  l'amour,  dégagé  de  tous  les  sentimens  étrangers  qui 
î'étouffaient,  n'est  plus  idée  ou  symbole,  mais  sentiment;  et 
l'amant,  qui  occupe  sans  cesse  la  scène,  nous  fait  l'histoire  de 
son  âme...  Nous  sortons  des  mythes  et  des  symboles  pour  entrer 
dans  le  temple  de  la  conscience,  éclairé  d'une  pure  lumière  : 
plus  rien  désormais  ne  s'interpose  entre  l'homme  et  nous  :  le 
sphinx  s'évanouit  et  l'homme  est  retrouvé.  » 

Pétrarque  revenait  en  somme,  par  un  chemin  détourné,  à  la 
voie  royale  du  naturel  et  du  simple,  que  n'avaient  su  découvrir 
ni  les  troubadours  ni  aucun  de  leurs  premiers  imitateurs,  et  que 
le  grand  minnesinger  allemand  avait  retrouvée  par  le  sûr  instinct 
du  génie.  L'exemple  de  Pétrarque,  comme  celui  de  ce  précurseur, 
qu'il  ignorait  sans  aucun  doute,  montrait  une  fois  de  plus  qu'il 
n'est  pas  de  forme  si  vieillie,  si  desséchée,  qui  ne  puisse  re- 
fleurir, si  on  fait  d'elle  l'expression  de  sentimens  simples  et  sin- 
cères. 

À.  Jean ROY. 

(1)  Storia  délia  letteratura  italiana,  I,  p.  269. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


LA  SÉNESCENCE  ET  LA  MORT 


Certains  ouvrages,  d'un  caractère  philosophique,  comme  le 
beau  livre  de  M.  L.  Bourdeau  sur  la  Mort,  ou  d'ime  nature  plus 
étroitement  biologique,  comme  le  livre  de  M.  Yves  Delage  sur 
V Hérédité  et  les  grands  'problèmes  de  la  Biologie  générale  et  celui 
de  Le  Dantec  sur  une  Théorie  nouvelle  de  la  Vie;  —  les  publica- 
tions de  M.  E.  MetchnikofF  et  de  M.  Marinesco  sur  la  sénescence 
et  la  destruction  des  tissus;  —  d'autres,  enfin,  plus  spéciales  et 
plus  techniques,  ont  renouvelé,  dans  ces  dernières  années,  l'in- 
térêt qui  s'attache  à  de  bien  vieilles  questions  qui  ont  préoccupé 
et  préoccuperont  toujours  l'huananité  :  nous  voulons  parler  de  la 
caducité  et  de  la  mort.  —  Nous  vieillissons  et  nous  mourons  : 
nous  voyons  vieillir  et  disparaître  les  êtres  qui  nous  entourent. 
Tout  d'abord  nous  n'apercevons  pas  d'exceptions  à  cette  loi  inexo- 
rable et  nous  la  considérons  comme  une  fatalité  universelle  de  la 
Nature.  —  Mais  cette  généralisation  est-elle  bien  fondée?  Est-il 
vrai  qu'aucun  être  ne  puisse  échapper  à  ces  cruelles  nécessités  de 
la  vieillesse  et  de  la  mort,  qui  nous  régissent  et,  avec  nous,  tous 
les  représentans  de  l'animalité  supérieure?  Ou,  au  contraire,  y 
a-t-il  des  êtres  immortels?  —  La  biologie  répond  qu'il  y  en  a, 
en  efTet.  Il  y  à  des  êtres  à  la  vie  desquels  aucune  loi  n'assigne 
de  limite;  et  ce  sont  précisément  les  plus  humbles,  les  moins 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA    MORT.  693 

différenciés  et  les  moins  parfaits.  La  mort  apparaît,  ainsi,  comme 
un  singulier  privilège  attaché  à  la  supériorité  organique,  comme 
la  rançon  d'une  savante  complexité.  —  Au-dessus  de  ces  êtres 
élémentaires,  monocellulaires,  indifférenciés,  qui  sont  soustraits 
à  la  léthalité,  on  en  trouve  d'autres,  déjà  plus  élevés  en  organi- 
sation, qui  y  sont  assujettis,  mais  chez  qui  la  mort  ne  semble 
qu'un  accident,  évi table  en  principe,  sinon  en  fait.  Les  élémens 
anatomiques  des  animaux  supérieurs  sont  dans  ce  cas.  —  Flou- 
rens,  autrefois,  avait  entrepris  de  nous  persuader  que  le  seuil 
de  la  vieillesse  devait  être  considérablement  reculé,  et  voici  que 
des  naturalistes  nous  font  entrevoir  aujourd'hui  une  sorte  de 
vague  immortalité. 

Il  paraîtra  donc  convenable  que  nous  entraînions  notre  lec 
teur  dans  l'examen  de  ces  questions  renouvelées,  sinon  nouvelles, 
et  que  nous  nous  expliquions  sur  ce  qu'est  la  mort,  au  regard 
de  la  physiologie  contemporaine,  sur  ses  causes,  ses  mécanismes 
et  ses  signes. 

1 

Un  philosophe  anglais  a  prétendu  que  le  mot  que  nous  tra- 
duisons par  Cause  n'a  pas  moins  de  soixante-quatre  sens  distincts 
dans  Platon  et  quarante-huit  dans  Aristote.  —  Le  mot  de  Mort 
n'en  a  pas  autant,  dans  le  langage  moderne  :  mais  il  en  a  encore 
beaucoup.  Les  phénomènes  qu'il  désigne  sont,  aux  yeux  de 
beaucoup  de  biologistes,  tout  à  fait  différens,  suivant  qu'on  les 
envisage  chez  un  animal  d'organisation  complexe,  ou,  au  con- 
traire, chez  les  êtres  monocellulaires,  protozoaires  et  proto- 
phytes.  Il  faut  v!;.«tinguer  la  mort  des  élémens  anatomiques  de 
celle  de  l'individu  envisagé  dans  sa  totalité,  et  reconnaître  une 
mort  élémentaire  et  une  mort  générale,  comme  l'on  reconnaît 
déjà  la  vie  élémentaire  et  la  vie  générale.  —  A  un  autre  point 
de  vue,  on  a  aussi  à  envisager  la  mort  apparente  (vie  latente)  et 
la  mort  réelle.  A  mesure  qu'on  analyse  davantage,  on  voit  se 
multiplier  les  catégories  et  les  espèces. 

Que  serait-ce  si  nous  sortions  du  domaine  scientifique!  En 
dehors  de  la  solution  donnée  au  problème  de  la  mort  par  les 
croyances  religieuses,  nous  verrions  se  heurter  sur  ce  point 
toute  la  diversité  des  doutes  philosophiques  et  des  superstitions. 
«  Un  saut  dans  l'inconnu,  »  dit  l'un.   «  Une  nuit  sans  rêves  et 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  conscience,  »  dit  un  autre.  «  Un  sommeil  dont  le  réveil  se 
fait  plus  longtemps  attendre.  »  Pour  Horace  :  «  l'exil  éternel.  » 
Pour  Sénèque,  le  néant  :  Post  mortem  nihil;  ipsaqiie  mors  nihil 

Une  idée  qui  revient  souvent  au  milieu  de  ce  conflit  d'opi- 
nions, c'est  celle  de  la  dispersion  des  élémens  vivans.  Celle-là, 
comme  nous  le  verrons,  a  un  fondement  réel  qui  peut  être  avoué 
par  la  science.  Nous  ne  trouverons  pas,  en  effet,  de  meilleure 
manière  de  définir  la  mort  individuelle  que  de  dire  qu'elle  con- 
siste dans  «  la  dissolution  de  la  société  formée  par  les  élémens 
anatomiques,  ou  encore  dans  la  dissolution  de  la  conscience  que 
nous  avons  de  l'existence  de  cette  société.  »  C'est  la  rupture  du 
lien  social,  La  dispersion  est  une  variante  de  la  même  idée. 
Mais  les  anciens  ne  pouvaient  évidemment  pas  entendre  à  notre 
façon  la  nature  de  ces  élémens  qui  s'étaient  associés  pour  former 
l'être  vivant  et  que  la  mort  libère  ou  disperse.  Nous  avons  en 
vue  des  organites  microscopiques,  à  existence  objective  réelle  : 
les  anciens  pensaient  à  des  élémens  spirituels,  à  des  principes, 
à  des  entités.  Pour  les  Romains,  qui  s'octroyaient,  en  quelque 
sorte,  trois  âmes,  la  mort  était  produite  par  leur  séparation 
d'avec  le  corps  :  la  première,  le  souffle,  spiritus,  montant  vers 
les  espaces  célestes  {astra  petit)  ;  la  seconde,  l'ombre,  restant  à  la 
surface  de  la  terre  et  errant  autour  des  tombeaux  ;  la  troisième, 
les  mânes,  descendant  aux  enfers.  La  croyance  des  Hindous  était 
un  peu  différente  :  le  corps  retournait  à  la  terre;  le  souffle,  au 
vent;  le  feu  du  regard,  au  soleil;  l'âme  éthérée,  au  monde  des 
purs.  Telles  étaient  les  idées  que  l'humanité  antique  se  formait 
de  la  dispersion  mortelle. 

La  science  moderne  se  place  à  un  point  de  '  .;  c  plus  objectif. 
Elle  se  demande  par  quels  faits,  par  quels  événemens  obser- 
vables se  traduit  la  mort.  D'une  façon  générale,  il  est  permis  de 
dire  que  ces  faits  interrompent  un  état  de  choses  antérieur  qui 
était  la  vie  et  qu'ils  y  mettent  fin.  La  mort  se  définit  ainsi  par 
la  vie.  C'est  la  pensée  très  sage  de  Confucius,  disant  à  son  dis- 
ciple Li-Kou  :  «  Quand  on  ne  connaît  pas  la  vie,  comment 
pourrait-on  connaître  la  mort?  » 

Mais  la  cessation  des  phénomènes  vitaux  peut  être  plus  ou 
moins  absolue.  Elle  peut  se  réduire  à  une  diminution,  une  atté- 
nuation passagère  de  ces  phénomènes,  et  alors  la  mort  est  appa- 
rente :  elle  peut  être  complète,  définitive,  irrémédiable,  et  alors 
c'est  la  mort  réelle. 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA    MORT.  695 

La  première  question  qui  se  pose  est  de  savoir  si  cette  mort 
est  la  conséquence  obligatoire  de  la  vie  elle-même,  si  elle  en 
est  l'aboutissant  fatal,  le  terme  nécessaire.  On  peut  s'adresser 
pour  cela  à  l'observation  vulgaire,  pratiquée,  pour  ainsi  dire, 
sans  lumières  et  sans  précautions  spéciales.  Mais  c'est  l'analyse 
physiologique  de  la  notion  d'individualité  qui,  seule,  permettra 
une  réponse  précise  à  cette  question  de  la  fatalité  de  la  mort. 

II 

L'opinion  vulgaire  nous  enseigne  que  les  êtres  vivans  n'ont 
qu'une  existence  passagère,  et,  selon  le  mot  d'un  poète,  que  la 
vie  n'est  qu'un  éclair  entre  deux  nuits  profondes.  Mais,  d'autre 
part,  une  très  facile  observation  nous  montre  ou  paraît  nous 
montrer  des  êtres  dont  la  durée  d'existence  est  de  plus  en  plus 
longue,  et,  pratiquement,  illimitée. 

On  connaît  des  arbres  d'une  antiquité  vénérable.  Parmi  ces 
patriarches  du  monde  végétal,  on  signale  un  châtaignier  de  l'Etna 
qui  est  vieux  de  dix  siècles,  et  un  if,  en  Ecosse,  dont  l'âge  est 
évalué  à  trente  siècles.  Les  arbres  dont  la  durée  approche  de 
cinq  mille  ans  ne  sont  pas  absolument  rares.  On  peut  citer,  parmi 
ceux  qui  se  trouvent  dans  ce  cas,  le  dragonnier  d'Orotava,  dans 
l'île  de  Ténérifîe.  On  en  connaît  deux  autres  exemples  en  Cali- 
fornie, le  pseudo-cèdre  ou  Tascodium  de  Sacramento  et  un 
Séquoia  gigantea.  On  sait  que  l'olivier  peut  vivre  sept  cents  ans. 
On  a  signalé  des  cèdres  de  huit  cents  ans  et  des  chênes  de  quinze 
cents  ans. 

Des  espèces  végétales  d'une  durée  de  vie  presque  illimitée 
s'offrent  sans  cesse  à  l'observation  des  botanistes.  Telles  sont  les 
plantes  à  rhizome  défini,  comme  le  colchique.  Le  colchique  au- 
tomnal a  une  tige  souterraine  dont  le  bulbe  pousse  chaque  année 
de  nouveaux  axes  pour  une  nouvelle  floraison;  et,  chacun  de 
ces  nouveaux  axes  atteignant  une  longueur  à  peu  près  con- 
stante, un  botaniste  a  pu  se  proposer  le  singulier  problème  de 
savoir  combien  de  temps  il  faudrait  à  un  même  pied,  convena- 
blement dirigé,  pour  arriver  à  faire  le  tour  du  globe. 

Les  végétaux  reproduits  par  bouture  fournissent  un  autre 
exemple  d'êtres  vivans  d'une  durée  indéfinie.  Tous  les  saules 
pleureurs  qui  ornent  les  bords  des  pièces  d'eau  dans  les  parcs  et 
les  jardins  de  l'Europe  entière  proviennent  directement  ou  indi- 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rectement  des  boutures  du  premier  Salix  Babylonica  introduit 
daus  nos  pays.  Ne  peut-on  pas  prétendre  qu'ils  sont  les  frag- 
mens,  permanens,  de  cet  unique  et  même  saule? 

Ces  exemples,  aussi  bien  que  ceux  que  fournit  aux  zoologistes 
la  considération  des  polypiers  qui  ont  produit  par  leur  lente 
croissance  les  récifs  ou  atolls  des  mers  de  la  Polynésie,  ne  prou- 
vent pourtant  pas  la  pérennité  des  êtres  vivans.  L'argument  est 
sans  valeur,  car  il  est  fondé  sur  une  confusion.  Il  équivoque  sur 
la  difficulté  que  les  naturalistes  éprouvent  à  définir  l'individu. 
Le  chêne,  le  polypier  ne  sont  pas  des  individus  simples,  mais 
des  associations  d'individus;  ou,  suivant  l'expression  de  Hegel, 
des  nations  dont  nous  observons  les  générations  successives. 
Nous  faisons  de  cette  succession  de  générations  une  existence 
unique,  et  notre  raisonnement  revient  5  conférer  à  chaque  citoyen 
actuel  de  ce  corps  social  l'antiquité  qui  appartient  à  son 
ensemble. 

Quant  à  la  destruction,  à  la  mort  de  cet  individu  social,  de 
cet  arbre  centenaire,  il  semble,  effectivement,  que  rien  n'en  fasse 
une  nécessité  naturelle.  On  trouve  la  raison  suffisante  de  sa  fin 
habituelle  dans  la  répercussion  sur  l'individu  de  circonstances 
extérieures  et  contingentes.  La  cause  de  la  mort  d'un  arbre,  d'un 
chêne  plusieurs  fois  centenaire,  réside  dans  les  conditions  am- 
biantes et  non  point  dans  quelque  condition  interne.  Le  froid  et 
la  chaleur,  l'humidité  et  la  sécheresse,  le  poids  de  la  neige, 
l'action  mécanique  de  la  pluie,  de  la  grêle,  des  vents  déchaînés 
et  de  la  foudre  ;  les  ravages  des  insectes  et  des  parasites  :  voilà 
les  véritables  arti-sans  de  sa  ruine.  De  plus,  les  rameaux  nou- 
veaux, poussés  chaque  année,  accroissant  la  charge  du  tronc, 
aggravent  la  pression  des  parties  et  rendent  plus  difficile  le  mou- 
vement de  la  sève.  Sans  ces  obstacles,  étrangers,  pour  ainsi  dire, 
à  l'être  végétal  lui-même,  celui-ci  pourrait  continuer  indéfini- 
ment à  fleurir,  à  fructifier  et  à  pousser,  au  retour  de  chaque 
printemps,  de  nouveaux  bourgeons. 

Dans  cet  exemple,  comme  dans  tous  les  autres,  il  faut  savoir 
quelle  est  la  nature  des  êtres  que  nous  voyons  durer  et  braver 
les  siècles  ;  est-ce  l'individu,  est-ce  l'espèce  ?  Est-ce  un  être 
vivant  proprement  dit,  ayant  sou  unité  et  son  individualité,  ou 
est-ce  une  série  de  générations  qui  se  succèdent  dans  le  temps  et 
s'étendent  dans  l'espace  ?  En  un  mot,  la  question  est  de  savoir 
si  nous  avons  affaire  à  un  arbre  vrai  ou  à  un  arbre  généalo^iaue. 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA    MORT.  697 

L'incertitude  est  la  même  lorsqu'il  s'agit  des  animaux.  L'être 
durable  est-il  une  colonie  ou  un  individu?  Il  est  impossible 
d'aller  plus  loin  sans  résoudre  par  avance  cette  première  diffi- 
culté. 

III 

Le  premier  objet  à  examiner,  c'est  Vêtre  élémentaire,  et,  avec 
lui,  la  vie  élémentaire,  et,  par  conséquent,  la  mort  élémentaire. 

L'analyse  anatomique  nous  apprend  que  les  êtres  animés  et 
les  plantes  sont  résolubles  en  parties  de  moins  en  moins  com- 
plexes, dont  la  dernière  et  la  plus  simple  est  Vêlement  anato- 
mique, la  cellule,  organite  microscopique  qui,  lui  aussi,  est 
vivant.  Tous  les  êtres,  complexes  ou  simples,  totaux  ou  frag- 
mentaires, collectivités  ou  cellules  isolées,  possèdent  une  même 
manière  d'être  ;  ils  présentent  un  ensemble  de  caractères  iden- 
tiques qui  leur  mérite  la  désignation  univoque  d'êtres  vivans.  La 
vie  est  essentiellement  cette  manière  d'être  commune  aux  ani- 
maux et  aux  végétaux  considérés  dans  leur  entier  ou  considérés 
dans  leurs  élémens.  Saisir  isolément  ces  traits  universels,  néces- 
saires, permanens,  les  synthétiser  ensuite  en  un  tout,  c'est  suivre 
la  seule  méthode  vraiment  scientifique  pour  définir  la  vie  élé- 
mentaire et  pour  faire  connaître,  du  même  coup,  les  fondemens 
de  la  vie  animale  et  de  la  vie  végétale. 

Ces  traits  caractéristiques  de  la  vie  élémentaire  ont  été  suffi- 
samment fixés  par  la  science.  —  C'est,  d'abord,  Vunité  morpho- 
logique. Tous  les  élémens  vivans  ont  une  composition  mor- 
phologique identique  ;  c'est-à-dire  que  la  vie  ne  s'accomplit  et 
ne  se  soutient,  dans  toute  sa  plénitude,  que  dans  des  organites 
ayant  la  constitution  anatomique  de  la  cellule,  avec  son  cyto- 
plasme et  son  noyau,  constitués  sur  le  type  classique.  —  C'est, 
en  second  lieu,  Vunité  chimique.  La  matière  constitutive  de  la 
cellule  s'écarte  peu  d'un  type  chimique,  qui  est  un  complexus 
protéique,  à  noyau  hexonique,  et  d'un  modèle  physique,  qui  est 
une  émulsion  de  liquides  granuleux,  non  miscibles,  de  viscosité 
différente.  —  Le  troisième  caractère  consiste  dans  la  possession 
d'une  forme  spécifique,  que  l'élément  acquiert,  conserve  et 
répare.  —  Le  quatrième  caractère,  peut-être  le  plus  essentiel 
de  tous,  consiste  dans  la  propriété  d'accroissement  ou  nutrition, 
avec  sa  conséquence,  qui  est  une  relation   d'échanges  avec  le 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

milieu  extérieur,  échanges  dans  lesquels  l'oxygène  joue  un  rôle 
considérable.  —  Vient  enfin  une  dernière  propriété,  celle  de 
reproduction,  qui  est,  dans  une  certaine  mesure,  la  conséquence 
fatale  de  la  précédente,  c'est-à-dire  de  l'accroissement.  Les  élé- 
mens  vivans,  les  cellules,  ne  peuvent,  en  effet,  continuer  à  sub- 
sister sans  s'accroître  ;  et  comme,  d'ailleurs,  elles  ne  peuvent 
grandir  sans  mesure,  au  delà  des  limites  que  leur  assigne  leur 
statut  morphologique,  il  arrive  fatalement  un  moment  où  la 
cellule  se  divise,  par  un  procédé  direct  ou  indirect  :  et  bientôt, 
au  lieu  d'un  élément  anatomique,  on  en  compte  deux. 

Ces  cinq  caractères  vitaux  des  élémens,  ils  existent  avec 
leur  maximum  d'évidence  chez  les  cellules  vivant  isolément, 
chez  les  êtres  microscopiques  formés  d'une  cellule  unique,  pro- 
tophytes  et  protozoaires.  Mais,  on  les  retrouve  aussi  dans  les 
associations  que  les  cellules  forment  entre  elles,  c'est-à-dire  dans 
les  animaux  et  les  plantes  ordinaires,  complexes,  polycellulaires, 
appelés,  en  raison  de  cette  circonstance,  métaphytes  et  méta- 
zoaires. Libres  ou  associés,  les  élémens  anatomiques  se  com- 
portent de  même,  se  nourrissent,  s'accroissent,  respirent,  digèrent 
de  la  même  façon.  A  la  vérité,  [le  groupement  des  cellules,  les 
relations  de  voisinage  et  de  contiguïté  qu'elles  affectent,  intro- 
duisent alors  quelques  variantes  dans  l'expression  des  phéno- 
mènes communs.  Mais  ces  légères  différences  ne  sauraient  dissi- 
muler la  communauté  essentielle  des  processus  vitaux. 

La  majorité  des  physiologistes,  à  la  suite  de  Claude  Bernard, 
admettent  pour  valable  et  convaincante  la  démonstration  que 
l'illustre  expérimentateur  a  fournie  de  cette  unité  des  processus 
vitaux.  Il  y  a  cependant  quelques  protestataires  isolés  :  M.  Le 
Dantec  en  est  un.  Dans  sa  théorie  nouvelle  de  la  vie,  il  amplifie, 
il  exalte  les  différences  qui  existent  entre  la  vie  élémentaire  des 
protozoaires  et  la  vie  associée  des  métazoaires  :  il  ne  veut  y  voir 
que  contrastes  et  divergences. 

Si  telle  est  la  vie  élémentaire,  demandons-nous  ce  que  c'est 
que  la  mort  élémentairCf  c'est-à-dire  la  mort  de  la  cellule.  Posons- 
nous,  à  ce  propos,  les  questions  que  Ton  a  précisément  à  exa- 
miner à  l'occasion  des  animaux  élevés  en  organisation  et  de 
l'homme  lui-même.  La  mort  de  la  cellule  a-t-elle  un  caractère 
de  nécessité,  de  fatalité  ?  Existe-t-il  des  cellules,  des  protophytes, 
des  protozoaires    qui   soient    immortels?    Comment   la    cellule 


LA    SÉNESCENCE   ET    LA    MORT.  699 

meurt-elle  ?  Sa  mort  est-elle  précédée  d'un  vieillissement  ou 
sénescence  ?  Quels  en  sont  les  signes  avant-coureurs  et  les  symp- 
tômes confirmés? 


IV 

En  principe,  les  êtres  composés  d'une  cellule  unique,  proto- 
phytes  et  protozoaires,  les  algues  et  les  champignons  unicellu- 
laires,  les  infusoires,  échappent  à  la  nécessité  de  la  mort.  Ils 
n'ont  pas,  sans  doute,  comme  le  remarque  Weissmann,  l'immor- 
talité idéale  des  dieux  de  la  mythologie  qu'aucune  blessure  ne 
pouvait  atteindre.  Au  contraire,  ils  sont  infiniment  vulnérables, 
fragiles,  et  périssables;  il  en  meurt  à  chaque  instant  des  myriades. 
Mais  leur  mort  n'est  pas  fatale  !  Ils  succombent  à  des  accidens  : 
jamais  à  la  vieillesse. 

Imaginons  un  de  ces  êtres  piicé  dans  un  milieu  de  culture 
favorable  au  plein  exercice  de  set  activités,  et,  d'ailleurs,  d'une 
assez  grande  étendue  pour  n'être  paô  affecté  par  les  infimes  quan- 
tités de  matériaux  que  l'animal  pourra  y  puiser  ou  y  rejeter. 
Que  ce  soit,  par  exemple,  un  infusoire  dans  un  océan.  Dans  ce 
milieu  invariable,  l'être  vit,  s'accroît,  grandit  incessamment. 
Quand  il  a  atteint  les  limites  de  taille  fixées  par  son  statut  spé- 
cifique, il  se  divise  en  deux  moitiés  que  rien  ne  distingue  entre 
elles.  Une  de  ses  moitiés  va  coloniser  dans  son  voisinage,  et  il 
recommence  la  même  évolution.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  le 
fait  ne  se  répète  pas  indéfiniment,  puisque  rien  n'est  changé  ni 
dans  le  milieu  ni  dans  l'animal. 

Il  ne  faut  pas  demander  pourquoi  la  cellule  ne  peut  vivre 
indéfiniment  sans  s'accroître,  ni  s'accroître  sans  se  multiplier. 
Telle  est  sa  manière  d'être.  Elle  est  propre  au  protoplasma  cel- 
lulaire vivant.  Il  n'y  a  pas  autre  chose  à  en  dire.  C'est  un  fait 
irréductible,  une  propriété  vitale,  la  base  fondamentale  de  la 
faculté  de  génération. 

En  résumé,  les  phénomènes  qui  s'accomplissent  dans  la  cel- 
lule du  protozoaire  ne  comportent  pas  de  cause  d'arrêt.  Le 
milieu  permet  à  l'organisme  de  se  ravitailler  et  de  se  décharger 
de  telle  manière,  avec  une  telle  perfection,  que  l'animal  est 
toujours  en  régime  régulier,  et  que,  sauf  son  accroissement  et, 
ultérieurement,  sa  division,  il  n'y  a  rien  de  changé  en  lui. 

L'immortalité  a'  partient  ainsi,  en  principe,  à  tous  les  pro- 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tistes  qui  se  reproduisent  par  division  simple  et  égale.  Si  l'on 
remarque  que  ces  organismes  rudimentaires,  dotés  de  pérennité, 
sont  les  premières  formes  vivantes  qui  ont  dû  se  montrer  à  la 
surface  du  globe  et  qu'elles  ont  sans  doute  précédé  de  beau- 
coup les  autres,  les  polycellulaires,  soumis,  au  contraire,  à  la 
caducité,  la  conclusion  saute  aux  yeux  :  la  vie  a  longtemps  existé 
sans  la  mort.  La  mort  a  été  un  phénomène  d'adaptation  apparu 
au  cours  des  âges,  par  suite  de  l'évolution  des  espèces. 

On  peut  se  demander  à  quel  moment  de  l'histoire  du  globe,  à 
quelle  période  de  l'évolution  des  faunes,  cette  nouveauté,  la 
mort,  a  fait  son  apparition.  Les  célèbres  expériences  de  Maupas 
sur  la  sénescence  des  infusoires  semblent  autoriser  une  réponse 
précise  à  cette  question.  En  se  fondant  sur  elles,  on  peut  dire 
que  la  mort  a  dû  apparaître  de  conserve  avec  la  reproduction 
sexuelle.  La  mort  est  devenue  possible  lorsque  ce  procédé  de 
génération  s'est  établi,  non  pas  dans  toute  sa  plénitude,  mais  dans 
ses  plus  humbles  commencemens,  sous  les  formes  rudimen- 
taires de  la  division  inégale  et  de  la  conjugaison.  Et  cela  est 
advenu  lorsque  les  infusoires  ont  commencé  à  peupler  les  eaux. 

Les  infusoires  sont,  en  effet,  capables  de  se  multiplier  par 
division  simple.  Il  est  vrai  de  dire  qu'à  côté  de  cette  ressource, 
la  seule  qui  nous  intéresse  ici  parce  que  c'est  la  seule  qui 
confère  l'immortalité,  ils  en  possèdent  une  autre.  Ils  pré- 
sentent et  exercent,  dans  certaines  circonstances,  un  second 
mode  de  reproduction,  la  conjugaison  caryogamique.  —  C'est 
un  procédé  assez  compliqué  dans  son  détail,  mais  qui,  en  défi- 
nitive, se  résume  dans  l'appariement  temporaire  de  deux  indi- 
vidus, d'ailleurs  très  semblables  et  qui  ne  sauraient  être  dis- 
tingués en  mâle  et  femelle.  Ceux-ci  se  soudent  intimement  par 
une  de  leurs  faces,  échangent  réciproquement  un  demi -noyau  qui 
passe  dans  l'individu  conjoint,  puis  se  séparent.  —  Mais  on  peut 
empêcher  les  infusoires  de  se  conjoindre  ainsi  en  les  isolant 
régulièrement  aussitôt  après  leur  naissance.  Alors,  ils  's'ac- 
croissent, et  ils  sont  contraints,  après  un  certain  temps,  de  se 
diviser  suivant  le  premier  mode. 

M.  Maupas  a  démontré  que  les  infusoires  ne  pouvaient  pas 
s'accommoder  indéfiniment  de  ce  régime  et  se  diviser  éternelle- 
ment. Après  un  certain  nombre  de  divisions,  ils  présentent  des 
signes  de  dégénérescence  et  de  caducité  évidente.  La  taille  di- 


LA    SÉNESCENCE   ET    LA    MORT.  701 

minue,  les  organes  nucléaires  s'atrophient,  toutes  les  activités 
déchoient  et  l'infusoire  périt.  —  Il  succombe  à  cette  sorte 
d'atrophie  sénile,  à  moins  qu'on  ne  lui  fournisse  l'eccasion  de  se 
conjuguer  avec  un  autre  infusoire  dans  la  même  situation.  Il 
puise  alors,  dans  cet  acte,  des  forces  nouvelles,  il  grandit, 
reprend  sa  taille  et  reconstitue  ses  organes.  La  conjugaison  lui 
rend  la  vie,  La  jeunesse  et  l'immortalité. 

Des  observations  récentes  dues  à  un  naturaliste  américain, 
G.  N.  Calkins,  et  confirmées  par  M.  G.  Loisel,  ont  montré  que  ce 
moyen  de  rajeunissement  n'est  pas  le  seul  et  qu'il  n'est  même 
pas  le  plus  efficace.  La  conjugaison  n'a  pas  une  vertu  spécifique 
mystérieuse.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  marier  l'infusoire  pour  le 
rajeunir  :  il  suffit  d'améliorer  son  régime.  En  remplaçant,  chez 
la  paramécie  caudée,  la  conjugaison  par  du  bouillon  de  bœuf  et 
des  phosphates,  Calkins  a  pu  observer  665  générations  consé- 
cutives, sans  tares,  sans  défaillance,  sans  signe  de  vieillesse. 
Un  régime  plantureux,  des  drogues  simples  ont  eu  ici  raison 
de  la  sénilité  et  du  cortège  .de  dégénérescences  atrophiques 
qu'elle  traîne  après  elle. 

Quant  aux  causes  de  la  sénescence  à  laquelle  on  a  remédié 
avec  tant  de  succès,  elles  ne  sont  pas  exactement  connues.  Cal- 
kins pense  qu'elle  résulte  de  la  perte  que  fait  progressivement 
l'organisme  de  quelque  substance  essentielle  à  la  vie  :  la  conju- 
gaison ou  l'alimentation  intensive  agiraient  en  restituant  ce  com- 
posé nécessaire.  M.  G.  Loisel  croit,  au  contraire,  qu'il  s'agit  de 
l'accumulation  progressive  de  produits  toxiques  dus  à  une  espèce 
d'auto-intoxication  alimentaire. 

En  résumé,  les  infusoires  ne  sont  déjà  plus  des  animaux  chez 
qui  les  échanges  matériels  se  passent  avec  assez  de  perfection, 
et  chez  qui  la  division  cellulaire,  conséquence  de  l'accroissement, 
se  produise  avec  assez  de  précision  pour  que  la  vie  se  poursuive 
indéfiniment  en  un  équilibre  parfait  dans  le  milieu  approprié, 
sans  subir  d'altération,  sans  comporter  de  cause  d'arrêt.  A  plus 
forte  raison  ne  retrouve-t-on  plus  la  parfaite  régularité  des 
échanges  nutritifs  dans  les  classes  placées  au-dessus  de  celle-là. 
En  un  mot,  à  partir  de  ce  groupe  si  inférieur,  il  n'y  a  pas  d'êtres 
animés  qui  soient  dans  la  situation  d'existence  que  M.  Le  Dantec 
appelle  la  «  condition  n"  1,  de  vie  manifestée.  »  La  matière 
vivante,  au  lieu  de  se  maintenir  continuellement  identique  en  des 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conditions  de  milieu  identiques,  se  modifie  au  cours  de  l'exis- 
tence. Elle  devient  tributaire  du  temps  :  elle  décrit  une  trajectoire 
déclinante;  elle  a  une  évolution,  une  caducité  et  une  mort,  La 
condition  fondamentale  de  la  jeunesse  invariable  et  de  l'immor- 
talité fait,  ainsi,  défaut  chez  tous  les  métazoaires.  Chez  tous,  les 
tares  vitales  s'accumulent  par  insuffisance  ou  imperfection  de 
l'absorption  ou  de  l'excrétion  nutritives  :  la  vie  déchoit,  l'orga- 
nisme s'altère  progressivement  et  ainsi  se  trouve  constitué  un 
état  de  décrépitude  par  atrophie  ou  modification  chimique,  qui 
est  la  sénescence  et  aboutit  à  la  mort. 

Il  faut  ajouter,  cependant,  —  comme  un  enseignement  fourni 
par  l'expérience,  en  général,  et  en  particulier  par  celles  de  Lœb, 
de  Calkins  et  de  Loisel,  —  qu'un  faible  changement  du  milieu, 
amené  à  propos,  est  capable  de  rétablir  l'équilibre  et  de  pro- 
curer à  l'infusoire  un  rajeunissement  complet.  La  sénescence 
n'a  donc  pas,  ici,  un  caractère  définitif,  non  plus  qu'intrinsèque  : 
une  modification  dans  la  composition  du  milieu  alimentaire 
en  a  raison.  S'il  est  permis  de  généraliser  ce  résultat,  on  pourra 
dire  que  la  sénescence,  la  trajectoire  déclinante,  l'évolution  se 
dégradant  jusqu'à  la  mort,  ne  sont  point,  pour  les  cellules  consi- 
dérées isolément,  une  fatalité  profondément  inscrite  dans  l'orga- 
nisation et  une  conséquence  rigoureuse  de  la  vie  elle-même. 
Elles  conservent  un  caractère  accidentel.  Il  n'y  a  pas,  à  la  sénes- 
cence et  à  la  mort,  de  cause  interne  vraiment  naturelle,  inexo- 
rable et  irrémissible,  comme  l'ont  prétendu  autrefois  Jean 
Millier,  et,  plus  récemment,  Gohnheim  en  Allemagne  et  Sedgwick, 
Minot  en  Angleterre. 

Quant  aux  cellules,  aux  protophytes  et  aux  protozoaires 
qui  sont  moins  différenciés,  qui  sont  situés  à  un  degré  de  l'échelle 
inférieur  à  celui  des  infusoires,  il  faut  admettre,  chez  eux,  la 
possibilité  de  l'équilibre  parfait  et  soutenu  qui  les  soustrait  à 
la  décrépitude  sénile.  Mais  il  est  bien  entendu  que  ce  privilège 
reste  subordonné  à  la  constance  parfaite  du  milieu  approprié. 
Si  celui-ci  vient  à  changer,  l'équilibre  est  rompu,  les  petites 
perturbations  insensibles  de  la  nutrition  s'accumulent,  l'activité 
vitale  déchoit,  et,  par  suite  de  la  seule  imperfection  des  condi- 
tions extrinsèques  ou  de  milieu,  l'être  vivant  se  trouve  encore 
traîné  à  la  déchéance  et  à  la  mort. 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA    MORT.  103 


Tous  les  faits  ef  les  considérations  qui  précèdent  sont  relatifs 
aux  cellules  isolées,  aux  êtres  monocellulaires.  Mais,  —  et  c'est 
là  ce  qui  fait  le  grand  intérêt  de  ces  vérités,  —  elles  peuvent 
s'étendre  à  toutes  les  cellules  vivant  en  collectivité,  c'est-à-dire 
à  tous  les  animaux,  à  tous  les  êtres  vivans  que  nous  connaissons. 
Dans  l'édifice  compliqué  de  l'organisme,  les  élémens  anato- 
miques,  les  moins  différenciés  tout  au  moins,  auraient  un  bre- 
vet conditionnel  d'immortalité.  L'œuf,  les  élémens  sexuels,  en 
général;  peut-être  encore  les  globules  blancs  du  sang,  les  leu- 
cocytes, seraient  dans  ce  cas.  Encore  faudrait-il  qu'autour  de 
chacun  de  ces  élémens  fût  réalisé  le  milieu  invariablement 
parfait  qui  en  est  la  condition  nécessaire.  Ce  n'est  pas  ce  qui  a 
lieu.  —  Quant  aux  autres  élémens,  ils  sont  dans  la  condition  des 
infusoires,  mais  sans  la  ressource  de  la  conjugaison.  Le  milieu 
ambiant  s'épuise  ou  s'intoxique  autour  de  chaque  cellule  par 
suite  des  accidens  qui  frappent  les  autres.  Chacune  subit  donc 
une  déchéance  progressive  et  finalement  une  destruction  qui, 
en  principe,  sont  peut-être  accidentelles,  mais  qui,  en  fait,  sont 
la  règle. 

On  remarquera  que  cette  mort  accidentelle  des  élémens  ana- 
tomiques  et  des  protozoaires  n'est  pas  instantanée  :  elle  a  une 
préparation,  un  développement,  une  histoire.  Cette  phase  inter- 
médiaire entre  la  vie  parfaite  et  la  mort  avérée  peut  être  longue 
ou  courte.  —  Lorsqu'elle  est  longue,  c'est-à-dire  lorsque  la  mort 
survient  lentement,  par  suite  de  l'accumulation  progressive  de 
très  petites  perturbations  insensibles,  cette  déchéance  traînante 
constitue  le  vieillissement,  la  sénescence.  Elle  se  manifeste,  en 
général,  par  l'atrophie,  qui  réduit  la  taille  et  les  dimensions  de 
l'élément,  et  par  des  modifications  chimiques,  dégénérescence 
graisseuse,  calcification,  destruction  granuleuse,  qui  en  altèrent 
la  substance.  —  Lorsque  au  contraire  la  mort  est  le  résultat  d'une 
action  plus  brutale,  la  période  intermédiaire  se  trouve  écourtée. 
On  ne  peut  assimiler  cette  phase  morbide  et  survenue  prématu- 
rément à  la  déchéance  sénile  vraie  :  on  l'appelle  la  nécrobiose. 
Les  causes  en  sont  étrangères  à  la  matière  vivante.  Elles  sont 
d'origine  externe.  C'est  l'insuffisance  des  matériaux  alimentaires, 
de  l'eau,  de  l'oxygène  ;  c'est  la  présence,  dans  le  milieu,  de  poi- 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

sons  véritables,  destructeurs  de  la  matière  organisée  ;  c'est  la  vio- 
lente intervention  des  agens  physiques. 

Les  divers  élémens  anatomiques  de  l'organisme  sont  plus  ou 
moins  sensibles  à  ces  perturbations  qui  causent  la  sénescence, 
la  nécrobiose  et  la  mort.  Il  y  en  a  de  plus  fragiles,  de  plus  ex- 
posés. Il  y  en  a  de  plus  résistans;  et  il  y  en  a  enfin  qui  sont 
réellement  immortels.  On  vient  de  dire  que  la  cellule  sexuelle, 
l'œuf,  est  dans  ce  cas.  Il  en  résulte  que  le  métazoaire,  l'homme, 
par  exemple,  ne  meurt  pas  tout  entier.  Considérons,  en  effet, 
un  de  ces  êtres.  Ses  ascendans,  peut-on  dire,  n'ont  pas  disparu 
tout  entiers,  puisqu'ils  ont  laissé  l'œuf  fécondé,  élément  survi- 
vant, d'où  est  sorti  l'être  que  nous  avons  en  vue  ;  et,  quand 
celui-ci  s'est  développé,  une  partie  de  cet  œuf  a  été  mise  en 
réserve  pour  une  nouvelle  génération.  La  mort  des  élémens  n'est 
donc  pas  universelle.  Le  métazoaire  se  divise  dès  l'origine  en 
deux  parts  :  d'un  côté,  les  cellules  destinées  à  former  le  corps, 
cellules  somatiques ;  celles-là  mourront.  D'autre  part,  les  cel- 
lules reproductrices  ou  germinales  ou  sexuelles,  capables  de  vivre 
indéfiniment.  On  peut  dire,  en  ce  sens,  avec  Weissmann,  qu'il 
y  a  deux  choses  dans  l'animal,  dans  l'homme  :  l'une  mortelle, 
le  soma,  le  corps;  l'autre  immortelle,  le  germen.  Ces  cellules 
germinales,  comme  les  protozoaires  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  possèdent  une  immortalité  conditionnelle.  Elles  ne  sont 
pas  impérissables,  mais,  au  contraire,  fragiles  et  vulnérables. 
Des  milliers  d'œufs  sont  détruits  et  disparaissent  à  chaque 
instant.  Ils  peuvent  mourir  d'accident  ;  jamais  de  vieillesse. 

On  comprend  maintenant  que,  si  les  protistes  sont  immortels, 
c'est  parce  que  ces  êtres  vivans,  réduits  à  une  cellule  unique, 
cumulent  en  elle  les  caractères  réunis  de  la  cellule  somatique 
et  de  la  cellule  germinale,  et  jouissent  du  privilège  attaché  à 
cette  dernière  qualité. 

VI 

Il  resuite  de  la  doctrine  cellulaire  une  conception  des  êtres 
vivan'^  qui  est  singulièrement  suggestive.  Les  métazoaires  et  les 
métaphytes,  c'est-à-dire  les  êtres  vivans  polycellulaires  qui 
soffrent  à  la  vue  simple,  et  qui  n'ont  point  besoin  de  micro- 
scope pour  se  révéler,  sont  un  assemblage  d'élémens  anatomiques 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA   MORT.  705 

et  la  postérité  d'une  cellule.  L'animal,  au  lieu  d'être  une  unité 
indivisible,  est  une  «  multitude,  »  selon  la  propre  expression  de. 
Goethe,  méditant,  en  1807,  les  enseignemens  de  Bichat.  Il  est, 
suivant  le  mot  non  moins  juste  de  Hegel,  «  une  nation;  »  il  sort 
d  un  ancêtre  cellulaire  commun,  comme  le  peuple  Juif  du  sein 
d'Abraham. 

On  peut  se  représenter  l'être  vivant  complexe,  animal  ou 
plante,  avec  sa  forme  qui  le  distingue  de  tout  autre,  comme  une 
cité  populeuse  que  mille  traits  distinguent  de  la  cité  voisine.  Les 
élémens  anatomiques  de  l'organisme  en  sont  les  citoyens.  Tous 
ces  habitans  ont,  en  définitive,  la  même  vie  élémen(aire  :  ils  se 
nourrissent,  respirent  de  la  même  façon.  Mais,  en  outre,  chacun 
a  son  métier,  son  industrie,  ses  aptitudes,  ses  talens,  par  les- 
quels il  contribue  à  la  vie  sociale  et  par  lesquels  il  en  dépend  à 
son  tour. 

Tel  est  l'animal  complexe.  Il  est  organisé  comme  une  cité. 
Mais  la  loi  supérieure  de  la  cité,  c'est  que  la  vie  matérielle  des 
habitans  soit  assurée  ;  c'est  que  les  besoins  de  l'existence  com- 
muns à  tous  les  citoyens  anatomiques  reçoivent  satisfaction.  Il 
faut  que  les  matériaux  alimentaires,  l'eau,  l'air,  la  chaleur, 
soient  amenés  partout  à  chaque  élément  sédentaire,  dans  la  me- 
sure convenable,  et  que  les  déchets  soient  emportés  aux  dé- 
charges qui  débarrasseront  l'agglomération  de  l'incommodité  ou 
du  danger  de  ces  débris.  C'est  pour  cela  qu'existent  les  divers 
appareils  de  l'économie.  —  Pourquoi  un  appareil  digestif?  Pour 
préparer  et  introduire  dans  le  sang,  la  lymphe,  et  finalement 
dans  l'atmosphère  liquide  qui  baigne  chaque  cellule  et  forme  son 
véritable  milieu  intérieur,  les  matériaux  liquides  nécessaires  à  sa 
vie.  —  Pourquoi  un  appareil  respiratoire?  Pour  importer  le  gaz 
vital  nécessaire  aux  cellules  et  exporter  l'excrément  gazeux, 
l'acide  carbonique.  —  Pourquoi  un  cœur  et  une  canalisation 
circulatoire?  sinon  pour  amener  et  dispenser,  dans  la  mesure 
convenable,  à  tous  les  élémens  sédentaires,  ce  même  milieu, 
convenablement  épuré  et  ravitaillé.  L'organisation  est  donc  do- 
minée par  les  nécessités  de  la  vie  cellulaire.  Sa  savante  archi- 
tecture et  l'ajustement  de  ses  canalisations  circulatoire,  respira- 
toire, digestive,  excrétrice,  n'ont  pas  d'autre  objet.  C'est  en  cela 
que  consiste  la  loi  de  constitution  des  organismes  de  Claude 
Bernard. 

On  comprend  par  là  ce  qu'est  la  vie  —  et,  du  même  coup,  ce 
TOME  XIII.  —  1903.  45 


106  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

qu'est  la  mort  d'un  être  vivant  complexe.  La  cité  périt,  si  les 
mécanismes  plus  ou  moins  compliqués  qui  présidaient  à  son 
ravitaillement  et  à  sa  décharge  sont  gravement  atteints  en  quel- 
que point.  Les  divers  groupes  peuvent  survivre  plus  ou  moins 
longtemps,  mais,  privés  progressivement  des  moyens  de  s'ali- 
menter ou  de  s'exonérer,  ils  sont  enfin  entraînés  dans  la  ruine 
générale.  —  Que  le  cœur  s'arrête  :  c'est  la  famine  universelle.  — 
Que  le  poumon  soit  gravement  lésé  :  c'est  l'asphyxie  pour  tous. 
—  Que  le  principal  instrument  de  décharge,  le  rein,  cesse  de 
fonctionner  :  c'est  l'empoisonnement  général  par  les  matériaux 
usés  et  toxiques  retenus  dans  le  sang. 

Il  existe  entre  les  parties  de  l'organisme  une  sorte  de  soli- 
darité humorale.  Il  y  en  a  une  autre  encore,  la  solidarité  ner- 
veuse ;  mais  nous  la  laissons  de  côté  en  ce  moment.  —  Les 
humeurs  se  mélangent.  Toutes  les  atmosphères  liquides  qui 
entourent  les  cellules  et  forment  leur  milieu  ambiant  sont  en 
communication  plus  ou  moins  facile  les  unes  avec  les  autres,  et, 
en  définitive,  avec  le  sang  et  la  lymphe.  Une  altération  dans  un 
groupe  cellulaire  et  dans  le  milieu  correspondant  a  donc  pour  con- 
séquence une  altération  dans  le  milieu  voisin,  et,  par  suite,  dans 
le  tissu  voisin.  Le  malaise  en  un  point  pourra  se  propager,  ainsi, 
de  proche  en  proche. 

On  vient  de  voir  comment  l'intégrité  des  grands  appareils,  le 
cœur,  le  poumon,  le  rein,  est  indispensable  au  maintien  de 
l'existence.  On  comprend  que  leur  lésion,  par  une  série  de 
répercussions  successives,  entraîne  la  mort  universelle.  —  On 
meurt  toujours,  disaient  les  anciens  médecins,  par  suite  de  la  fail- 
lite de  l'un  de  ces  trois  organes  :  le  cœur,  le  poumon,  le  cerveau. 
La  vie,  disaient-ils,  dans  leur  langage  imprécis,  repose  sur  eux, 
comme  sur  trois  étais.  De  là  la  notion  du  trépied  vitat. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  ce  trio  d'organes  qui  soutient 
l'organisme;  le  rein,  le  foie,  n'ont  pas  moins  d'importance.  A 
des  degrés  divers,  chaque  partie  exerce  son  action  sur  toutes  les 
autres.  La  vie  repose  en  réalité  sur  l'immense  multitude  des 
cellules  vivantes  associées  pour  la  formation  du  corps;  sur  les 
trente  trillions  d'élémens  anatomiques  qui  vivent  par  eux- 
mêmes. 

Il  n'y  a  pas  une  mort  unique  :  il  y  a  une  série  de  morts  par- 
tielles pour  les  divers  élémens  de  l'organisme.  —  On  peut 
appliquer  à  la  mort  ce  que  Paracelse  et  plus  tard  Bordeu  ont  dit 


LA    SÉNESCENCE    ET    LA    MORT.  707 

de  la  vie,  lorsqu'ils  distinguaient  d'une  part  la  vie  collective,  vie 
de  l'ensemble  :  vita  communis  et,  d'autre  part,  la  vie  de  chaque 
partie,  vita  pro'pria.  De  même,  nous  devrons  distinguer  la  mort 
générale,  qui  est  la  dissolution  de  l'individualité  formée  par  la 
collectivité  cellulaire,  et  la  mort  élémentaire  qui  détruit  les  cel- 
lules isolées. 

Parmi  les  désordres  qu'entraîne  la  dissolution  mortelle  de 
l'organisme,  ceux  qui  nous  frappent  le  plus  sont  ceux  qui  attei- 
gnent les  fonctions  supérieures,  la  sensibilité,  le  mouvement 
volontaire,  l'intelligence.  Quand  elles  sont  perdues,  il  semble  que 
la  vie  soit  perdue.  Nous  disons  d'un  homme  dont  le  cerveau  est 
atteint  qu'il  ne  vit  plus,  qu'il  végète.  —  Cette  sorte  d'activité 
végétative  ne  saurait  se  maintenir  indéfiniment.  Par  une  série 
de  ressauts  dus  à  l'agencement  solidaire  des  parties,  l'atteinte 
matérielle  portée  au  cerveau  se  répercute  sur  les  autres  organes 
et  vient,  en  fin  de  compte,  suspendre  la  vie  élémentaire  dans 
chaque  élément  anatomique.  —  Alors  seulement  la  mort  géné- 
rale est  consommée. 

Quant  à  la  mort  élémentaire,  elle  peut  être  directe,  c'est-à- 
dire  résulter  de  l'action  d'un  poison  général  du  proto plasma 
introduit  dans  le  sang.  Elle  peut  être  indirecte,  c'est-à-dire  suc- 
céder à  quelque  atteinte  brutale  portée  primitivement  à  un 
appareil  essentiel,  au  coeur  ou  au  poumon  et  répercutée  sur 
l'atmosphère  cellulaire.  Le  milieu  de  chaque  cellule  est  troublé, 
ses  opérations  chimiques  sont  faussées,  la  nécrobiose  se  montre 
sous  quelqu'une  de  ses  formes  habituelles,  la  cellule  meurt. 
Mais  la  mort  élémentaire  peut  être  l'effet  d'une  altération  plus 
lente  du  milieu  ou  des  cellules  elles-mêmes.  Elle  prend  alors 
le  nom  de  sénescence.  Les  expériences  récentes  de  Lœb,  de 
Calkins,  et  toutes  les  observations  similaires  tendent  à  attribuer 
à  ce  phénomène  du  vieillissement  le  caractère  d'un  accident 
remédiable.  Mais  le  remède  n'est  pas  trouvé,  et  l'animal  suc- 
combe finalement  à  ces  lentes  transformations  de  ses  élémens 
anatomiques  :  on  dit  alors  qu'il  meurt  de  vieillesse. 

M.  Metchnikoff  a  proposé,  une  théorie  du  mécanisme  de 
cette  sénescence  générale.  Les  élémens  du  tissu  conjonctif,  pha- 
gocytes, macrophages,  qui  existent  partout  autour  des  élémens 
anatomiques  spécialisés  et  plus  nobles,  les  détruiraient  et  dévo- 
reraient ces  derniers,  dès  que  leur  vitalité  fléchit.  Ils  prendraient 
leur  place.  Dans  le  cerveau,   par  exemple,  ce  seraient  les  pha- 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gocytes  qui,  s'attaquant  aux  cellules  nerveuses,  désorganiseraient 
ces  élémens  nobles  devenus  incapables  de  se  défendre.  Cette 
substitution  du  tissu  conjonclif  au  tissu  nerveux  qu'il  semble 
étouffer  est  un  fait  très  réel  :  il  constitue  ce  que  Ion  nomme 
la  sclérose  sénile.  Mais  le  rôle  actif  que  lui  attribue  M.  Metch- 
nikofT  dans  le  processus  de  la  dégénérescence  n'est  pas  aussi 
certain.  Un  observateur  spécialisé  dans  l'étude  microscopique 
du  système  nerveux,  M.  Marinesco  n'accepte  pas  cette  interpré- 
tation, en  ce  qui  concerne  la  sénescence  des  élémens  du  cerveau. 
Le  rapetissement  de  la  cellule,  la  diminution  du  nombre  de  ses 
granulations  colorables,  la  chromatolyse,  la  formation  de  sub- 
stances inertes  pigmentées  tous  ces  phénomènes  qui  caracté- 
risent la  déchéance  des  cellules  cérébrales,  s'accompliraient, 
suivant  cet  observateur,  en  dehors  de  l'intervention  des  élément 
conjonctifs  phagocytes. 

La  sénescence  ni  la  mort  ne  sont  des  phénomènes  instan- 
tanés, ni  universels.  Malgré  les  apparences  contraires,  on  ne 
meurt  pas  d'un  coup.  La  mort  est  un  processus  :  elle  com- 
mence, en  général,  quelque  part  et  s'étend  plus  ou  moins  vite. 
Dans  un  organisme  qui  meurt,  il  y  a  côte  à  côte  des  cadavres  et 
des  vivans  cellulaires.  De  même  dans  un  organisme  qui  vieillit, 
il  y  a  des  élémens  séniles.  Tant  que  leur  désorganisation  n'est 
pas  poussée  trop  loin,  ils  peuvent  être  rajeunis.  Il  suffit  de  leur 
rendre  un  milieu  ambiant  approprié.  Le  tout  est  de  bien  con- 
naître et  de  pouvoir  réaliser,  pour  telle  ou  telle  partie  que  l'on 
veut  ranimer  et  rajeunir,  les  conditions  très  spéciales  ou  très 
délicates  que  doit  remplir  ce  milieu.  C'est,  comme  nous  l'avons 
dit,  ce  à  quoi  on  a  réussi,  en  ce  qui  concerne  le  cœur,  par 
exemple.  Grâce  à  la  connaissance  de  ces  conditions,  un  physio- 
logiste russe  Kuliabko  a  réalisé  cette  expérience,  que  l'on  eût 
regardée  comme  un  miracle,  il  y  a  seulement  quelques  années, 
de  faire  fonctionner  et  battre,  avec  la  même  régularité  que  pen- 
dant la  vie,  le  cœur  d'un  jeune  homme  mort  depuis  plus  de  dix 
heures. 

A.  Dastre. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier. 

M.  Combes  est  déconcertant.  Sa  psychologie  était  encore  incon- 
nue il  y  a  qpielques  jours,  et  nous  ne  sommes  pas  bien  sûrs  qu'elle  ne 
le  soit  pas  encore,  car  il  y  a  peu  de  logique  dans  sa  manière  d'être,  et 
on  ne  peut  pas  dire  de  lui,  comme  d'un  autre  grand  personnage,  qu'il 
ait  les  intentions  de  tout  ce  qu'il  fait.  Il  semble,  au  contraire,  d'après 
ses  derniers  aveux  à  la  tribune,  que  ses  intentions  aillent  dans  un 
sens  et  ses  actes  dans  l'autre.  A.  le  juger  seulement  d'après  ceux-ci, 
on  l'avait  pris  pour  un  homme  qui  en  voulait  un  peu  à  la  religion 
de  ce  qu'il  l'avait  quittée,  et  qui  faisait  tous  ses  efforts  pour  la  dé- 
truire. Eh  bien!  on  se  trompait.  M.  Combes  a  une  âme  profondé- 
ment rehgieuse.  Il  cherchait  une  occasion  de  le  dire,  et  la  trouvée 
dans  la  discussion  du  budget  des  Cultes.  Ses  meilleurs  amis  deman- 
daient la  suppression  de  ce  budget.  Ils  savaient  qu'ils  seraient 
battus,  et  n'attachaient  aucune  importance  particulière  à  une  mani- 
festation qu'ils  font  machinalement  tous  les  ans.  Quand  ils  ont  vu 
monter  M.  Combes  à  la  tribune,  ils  croyaient  connaître  d'avance  son 
discours  :  ce  devait  être  celui  que  tous  les  ministres  des  Cultes  pro- 
noncent en  pareille  occasion,  et  qui  est  presque  devenu  une  formule 
de  protocole.  0  surprise!  0  stupeur  I  M.  Combes  a  fait  à  la  Chambre 
une  profession  de  foi  rehgieuse,  et  il  en  est  résulté  un  grand  scandale. 
Personne  ne  s'y  attendait,  et  on  était  vraiment  en  droit  de  ne  pas  s'y 
attendre. 

M.  Combes  a  protesté  qu'il  était  personnellement  d'accord  avec 
ses  amis  de  l'extrême  gauche,  et  qu'il  était  arrivé  à  une  supériorité 
d'esprit  qui  lui  permettait  de  se  passer  de  rehgion,  tout  en  restant 
bonne ^  homme  ;  mais  il  n'a  pas  admis  qu'on  pût  conclure  de  lui  aux 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres.  Ce  passage  de  son  discours  est  trop  important  pour  que  nous 
ne  le  reproduisions  pas  intégralement.  «  Notre  société,  a-t-il  dit,  ne 
peut  pas  se  contenter  des  simples  idées  morales  telles  qu'on  les  donne 
actuellement  dans  l'enseignement  superficiel  et  borné  de  nos  écoles 
primaires.  Pour  que  l'homme  puisse  affronter  les  difficultés  de  la  vie 
avec  ces  idées,  il  faut  les  étendre,  il  faut  les  élever,  H  faut  les  com- 
pléter par  un  enseignement  que  vous  n'avez  pas  encore  créé,  et  que 
vous  devez  créer  avant  de  songer  à  répudier  l'enseignement  moral  qui 
a  été  donné  jusqu'à  présent  aux  générations...  Nous  considérons, 
en  ce  moment,  les  idées  morales  telles  que  les  Églises  les  donnent, 

—  elles  sont  les  seules  à  les  donner  en  dehors  de  l'école  primaire, 

—  comme  des  idées  nécessaires.  »  Il  serait  difficile  de  faire  le  tableau 
de  la  Chambre,  et  surtout  de  l'extrême  gauche,  au  moment  où  M.  le 
président  du  Conseil  a  prononcé  ces  paroles  imprévues.  L'émotion 
était  \àve,  le  désarroi  profond.  M.  le  président  du  Conseil  a  provoqué 
des  réponses  indignées.  On  s'est  efforcé  de  lui  faire  sentir  sa  faute, 
mais  en  vain  :  il  a  persévéré  obstinément  dans  son  hérésie.  «  Je  ne 
sais  pas,  s'est-il  écrié,  si  la  majorité  a  pris  le  change  sur  mes  senti- 
mens.  J'ai  dit  à  la  tribune  du  Sénat,   H  y  a  deux  ans,  en  défendant 
l'article  U  de  la  loi  sur  les  associations,  que  j'étais  un  philosophe 
spiritualiste,  et  que  je  regardais  l'idée  religieuse,  —  je  l'ai  répété  au- 
jourd'hui, —  comme  une  des  forces  morales  les  plus  puissantes  de 
l'humanité.  La  majorité  savait  très  bien  ce  que  j'étais  quand  elle  m'a 
accepté  comme  président  du  Conseil.  Si  elle  trouve  que  je  ne  suis  pas 
à  ma  place,  elle  n'a  qu'à  le  dire.  »  C'était  poser  la  question  de  con- 
fiance. M.  Combes  a  obtenu  gain  de  cause  ;  le  budget  des  Cultes  a  été 
voté  à  une  grande  majorité;  mais  ce  n'était  plus  celle  sur  laquelle 
le   gouvernement    s'appuyait   hier.   Toute  l'extrême  gauche  a  voté 
contre  lui,  toute  la  droite  a  voté  pour  lui.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
que  nous  assistons  à  ce  phénomène  :  mais,  cette  fois,  il  a  eu  un  carac- 
tère particulièrement  grave,  et  il  laissera  un  trouble  durable,  parce 
que  M.  Combes  a  attaqué  de  front  une  des  idées  les  plus  chères  à  la 
partie  la  plus  active  de  la  majorité,  à  savoir  que  l'école  laïque  est  une 
église,  la  meilleure  de  toutes,  la  seule,  celle  hors  de  laquelle  il  n'y  a 
pas  désormais  de  salut,  et  que  l'enseignement  qu'on  y  donne  rem- 
place à  tous  les  points  de  vue  avec  avantage  celui  de  la  religion.  En 
disant  cela,  M.  Combes  s'est  fait  beaucoup  d'ennemis.  M.  Ferdinand 
Buisson  lui  a  répondu.  M.  Buisson  est  un  des  principaux  pontifes  de 
cette  religion  purement  laïque  qu'il  a  chargé  les  instituteurs  de  pro- 
pager dans  les   écoles  primaires.  Serait-ce    donc  en   vain  qu'on  a 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  7  H 

fait  tant  de  manuels  de  morale  cmque,  avec  le  but  avoué  de  les 
mettre  à  la  place  du  catéchisme?  Aurait-on  échoué  dans  cette  grande 
tâche?  L'enseignement  moral  des  écoles  primaires  serait-il  inférieur 
en  qualité  et  en  autorité  à  celui  de  l'Église  ?  M.  Buisson  ne  l'admet 
pas,  et  il  a  élevé  une  protestation  pohe,  mais  énergique,  contre  l'allé- 
gation téméraire  de  M.  Combes.  Il  s'est  même  laissé  entraîner  jus- 
qu'à prononcer  un  mot  \aolent  et  injurieux,  en  parlant  d'un  autre 
enseignement,  qui,  «  sous  prétexte  de  rehgion,  perpétue  les  super- 
stitions, les  préjugés  et  les  fanatismes,  et  constitue  une  véritable 
entreprise  d'abêtissement.  »  Voilà  donc  l'Éghse  et  la  contre-ÉgUse 
dressées  en  face  l'une  de  l'autre,  et  la  plus  intolérante  des  deux  n'est 
peut-être  pas  celle  que  pense  M.  Buisson. 

Ceux  qui  disent  que  M.  le  président  du  Conseil  a  quelque  peu  dé- 
placé la  question  et  que  son  discours  n'était  pas  indispensable  pour 
défendre  le  budget  des  Cultes  et  le  Concordat,  n'ont  peut-être  pas  tout 
à  fait  tort.  Mais  prenons  sa  thèse  telle  qu'il  l'a  présentée  ;  elle  con- 
tient certainement  beaucoup  de  vérité  actuelle  ;  aussi  nous  sommes- 
nous  permis  de  dire  en  commençant  qu'il  y  avait  quelque  contradiction 
entre  ses  paroles  et  ses  actes.  Il  croit  à  la  nécessité  de  la  religion  : 
est-il  bien  sûr  de  ne  l'avoir  pas  ébranlée  depuis  qu'il  est  au  minis- 
tère? Sa  pohtique  a  reçu,  jusqu'à  son  dernier  discours,  les  applau- 
dissemens  enthousiastes  et  frénétiques  des  ennemis  déclarés  de 
toute  religion.  Il  faut  donc  bien  que  quelqu'un  se  soit  trompé,  ou 
M.  Combes,  ou  ceux  qui  l'ont  soutenu,  et  nous  croyons,  quant  à 
nous,  que  ce  ne  sont  pas  ceux-ci.  Lorsque  M.  Combes  déclare  que 
l'enseignement  donné  dans  les  écoles  primaires  est  insuffisant  pour 
servir  de  base  à  une  doctrine  morale,  il  a  raison.  Nos  instituteurs 
ne  sont  pas  des  prêtres  en  jaquette  ou  en  veston.  Ils  sont  faits 
pour  enseigner  à  Hre,  à  écrire,  à  compter;  ils  sont  professeurs  d'his- 
toire et  de  géographie;  mais  voilà  tout.  C'est  une  grande  puérilité  de 
croire  qu'ils  peuvent  être  par  surcroit  les  apôtres  d'une  croyance 
nouvelle.  Lorsqu'on  a  fait  l'école  neutre,  on  a  voulu  séparer  l'ensei- 
gnement scolaire  proprement  dit  de  l'enseignement  plus  profond 
qui  touche  aux  idées  philosophiques  et  religieuses.  Qu'il  y  ait  à  cela 
des  inconvéniens,  soit;  mais  enfin,  c'est  ce  qu'on  a  voulu  faire,  ou  du 
moins  on  l'a  dit.  Aujourd'hui,  on  veut  autre  chose,  et  le  discours  de 
M.  Buisson  en  contient  la  déclaration  formelle.  On  veut  élever  les 
enfans  dans  la  pensée  que  la  rehgion  est  une  superstition  du  passé,  et 
que  nous  avons  aujourd'hui  beaucoup  mieux.  C'est  là  une  violation 
flagrante  de  la  neutraUté  qui  avait  été  promise  :  et  c'est  une  raison  de 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  pour  que  l'État  respecte,  à  côté  de  lui,  la  liberté  d'un   autre 
enseignement  que  le   sien.    Nous  ne  demandons  pas  autre  chose 
que  cette  liberté  :  et  qui  donc  la  refuse?  C'est  M.  Combes.  Il  la  sup- 
prime  avec  les   congrégations    qui   l'exercent.   Après    son   dernier 
discours,  on  ne  saurait  trop  s'étonner  de  ce  défaut  de  logique.  Au 
début  de  la  session,  il  a  répondu  à  des  interpellateurs  qui  lui  deman- 
daient ce  qu'il  comptait  faire  relativement  aux  établissemens  non 
autorisés,  des  congrégations  qui  l'étaient  elles-mêmes,  ou'  qui  avaient 
demandé  à  l'être  :  il  a  expliqué  qu'U  autoriserait  à  titre  provisoire  ces 
établissemens  là  où  il  n'y  avait  pas  encore  une  école  communale  suf- 
fisante, mais  qu'U  les  dissoudrait  ailleurs.  N'était-ce  pas  professer, 
comme  M.  Buisson,  que  les  écoles  laïques  suffisaient  à  tous  les  besoins 
moraux  dès  qu'elles  suffisaient  à  tous  les  besoins  matériels?  Moins  de 
quinze  jours  après,  M.  Combes  disait  le  contraire  :  il  tenait  sur  l'in- 
suffisance morale  des  écoles  laïques  un  langage  que  nous  n'aurions  pas 
tenu  nous-mêmes.  Sans  doute  il  veut  maintenir  l'enseignement  reli- 
gieux dans  l'Église;  c'est  là  seulement  qu'il  le  juge  à  sa  place  :  mais 
M.  Buisson  est  bien  fort  contre  lui  lorsqu'il  vient  dire  que  le  meilleur 
moyen  d'inculquer  à  l'enfant  l'inutilité  de  la  religion  est  de  ne  pas  lui 
en  dire  un  mot  à  l'école.  M.  Buisson  est  logique;  M.  Combes  ne 
l'est  pas.  Sans  prendre  parti  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre,  nous  nous 
contentons  de  demander  la  liberté,  et  de  dire  que  c'est  elle  qui  est  né- 
cessaire. Elle  l'est  d'autant  plus  que  l'esprit  de  secte  prévaut  plus 
impérieusement  du  côté  où  auraient  dû  être  la  tolérance  et  l'impar- 
tialité. 

Nous  ne  savons  pas  encore  quelles  seront  pour  M.  Combes  les 
conséquences  de  ce  que  ses  amis  les  plus  indulgens  appellent  son 
incartade.  Quelques-uns  essaient  timidement  de  le  défendre,  en  pré- 
textant qu'on  l'a  mal  compris;  mais  d'autres  le  jettent  résolument 
par-dessus  bord.  Le  charme  est  rompu  entre  sa  majorité  et  lui;  une 
fissure  s'est  faite  dans  le  «  bloc.  »  M.  le  président  du  Conseil  n'est 
d'ailleurs  pas  le  seul  qui  se  soit  mis  dans  un  mauvais  cas.  M.  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  est  en  train,  lui  aussi,  de  perdre  les  bonnes  grâces 
de  l'extrême  gauche.  Qui  l'aurait  cru?  11  avait  si  bien  commencé!  IJ 
avait  donné  tant  de  satisfactions  aux  radicaux  socialistes!  Il  s'était 
si  bien  mis,  au  Sénat,  à  la  remorque  de  M.  Rolland  pour  organiser 
le  service  de  deux  ans!  Mais  le  pli  originel  persiste  toujours  chez  les 
hommes  :  un  moment  est  arrivé  où  le  général  André  s'est  rappelé 
qu'il  était  soldat.  Pendant  ses  vacances,  il  a  écrit  une  lettre  au  prési- 
dent de  la  commission  sénatoriale  de  l'armée  pour  faire  des  réserves 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

sur  certains  points  gue  son  adhésion  antérieure  avait  fait  considérer 
comme  acquis  :  c'est  tout  un  contre-projet  qu'il  introduisait  dans  le 
débat.  La  presse  radicale  socialiste  en  a  éprouvé  de  la  mauvaise  hu- 
meur :  elle  avait  attendu  mieux  d'un  ministre  qu'elle  avait  tant  prôné, 
et  cette  fois  encore  nous  sommes  obligés  de  dire  qu'elle  était  un  peu 
dans  son  droit.  Tout  à  coup  la  chaîne  a  paru  lourde  au  général  André, 
et  il  a  fait  un  mouvement  pour  la  secouer.  Il  ne  s'en  est  pas  tenu 
là,  et,  dans  une  discussion  récente,  à  propos  de  la  détestable  propa- 
gande qui  répand  dans  l'armée  l'indiscipline  et  le  mépris  du  devoir 
militaire,  il  a  tenu  un  langage  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs  n'aurait 
désavoué.  C'en  était  trop  :  M.  le  général  André  est  devenu  suspect  à 
son  tour.  Mais  il  faut  dire  un  mot  de  cette  affaire. 

La  Chambre  a  commencé  la  session  comme  elle  le  fait  toujours, 
c'est-à-dire  par  la  constitution  de  son  bureau.  Elle  a  nommé  M.  Jaurès 
'sdce-président.  Quels  que  soient  son  talent  et  la  situation  considérable 
qu'il  a  prise  au  Palais-Bourbon,  M.  Jaurès  était  contre-indiqué  pour  la 
"sdce-présidence.  Son  élection  ne  pouvait  être  qu'une  élection  de  parti, 
et  le  parti  socialiste  n'est  pas  de  ceux  qu'on  puisse  sans  imprudence 
porter,  en  quelque  sorte,  au  pinacle  :  il  a  une  tendance  suffisamment 
caractérisée  à  s'y  placer  à  lui  tout  seul.  De  plus  M.  Jaurès  a  écrit,  il  y 
a  quelques  mois,  une  lettre  pour  le  moins  inconsidérée  à  un  socia- 
liste italien  :  il  y  proclamait  l'utiUté  de  la  Triple-Alliance  pour  faire 
contrepoids  aux  fantaisies  franco-russes.  M.  Jaurès  a  pris  l'habitude  de 
vivre  dans  une  improvisation  continuelle,  il  ne  mesure  pas  toujours 
la  portée  des  mots  qu'il  laisse  tomber  à  toute  volée  de  ses  lèvres  ou 
de  sa  plume;  son  tempérament  oratoire  l'emporte   au  delà  de  ses 
propres  prévisions.  11  n'avait  peut-être  pas  voulu  dire  tout  ce  que 
signifiait  sa  lettre;  mais  il  l'avait  dit,  et  le  sentiment  national  en  avait 
été  chez  nous  profondément  froissé.  Nous  ne  sachions  pas  qu'aucun 
Allemand  ait  jamais  écrit  que  l'alliance  franco-russe  était  nécessaire 
pour  faire  contrepoids  à  la  Triple-Alliance  et  à  ses  tendances  parfois 
agressives  :  cependant  il  aurait  pu  le  faire  sans  blesser  aussi  profon- 
dément le  patriotisme  spécifique  de  son  pays,  car  son  pays  est  victo- 
rieux, et,  comme  aimait  à  le  répéter  M.  de  Bismarck,  rassasié  au  point 
qu'il  n'a  plus  rien  à  désirer.  Tel  n'est  pas  notre  cas.  Une  lettre  comme 
celle  de  M.  Jaurès  aurait  suffi,  partout  ailleurs  qu'en  France,  pour 
tenir,  au  moins  quelque  temps,  son  auteur  en  dehors  de  toutes  fonc- 
tions et  dignités  parlementaires.  Mais  nous  avons  une  vieille  habi- 
tude de  commettre  des  imprudences  ou  des  inconvenances,  sauf  à 
nous  en  repentir  ensuite.  M.  Jaurès  a  donc  été  élu  vice-président. 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'élection  du  reste  du  bureau  allait  de  soi.  Aussitôt  après,  la  Chambre 
est  entrée  avec  un  louable  empressement  dans  la  discussion  du  budget. 

La  discussion  générale  a  été  remarquable  :  M.  Paul  Deschanel  et 
M.  Ribot  y  ont  prononcé  des  discours  dont  l'effet  a  été  très  grand.  Un 
peu  de  curiosité  s'attachait  d'avance  à  celui  de  M.  Deschanel,  qui, 
président  de  la  Chambre  pendant  toute  la  dernière  législature,  avait  dû 
longtemps  se  taire  et  avait  pu  se  recueillir.  11  opérait  vraiment  une 
rentrée  :  on  se  demandait  ce  qu'il  dirait.  Il  a  fait  preuve  des  mêmes 
qualités  brillantes  que  les  Chambres  antérieures  avaient  connues  et 
applaudies,  et  a  repris  tout  de  suite  sa  place  parmi  les  premiers 
orateurs  de  l'assemblée.  Il  a  montré  que  la  classification  des  partis, 
et  des  hommes  dans  ces  partis,  était  aujourd'hui  tout  arbitraire,  et 
tenait  aux  circonstances  qui,  depuis  quelques  années,  ont  jeté  tant  de 
trouble  dans  les  esprits  et  ailleurs.  Cette  démonstration  a  été  singu- 
lièrement confirmée,  quelques  jours  après,  par  la  confession  publique, 
faite  par  M.  Combes,  de  ses  dissentimens  avec  la  majorité.  Pourquoi, 
aurait  pu  demander  M.  Deschanel  s'il  avait  su  déjà  à  quoi  s'en  tenir  à 
ce  sujet,  pourquoi  M.  Combes  est-il  le  chef  d'une  majorité  avec  la- 
quelle il  est  en  désaccord  sur  le  plus  important  de  tous  les  points  ? 
Personne  n'est  plus  à  sa  place  ;  tout  le  monde  continue  de  vivre  sur 
un  malentendu  qui  commence  à  peine  à  s'éclaircir.  Mais  la  partie 
essentielle  du  discours  de  M.  Deschanel  est  celle  qui  s'appliquait  à 
M.  Jaurès  et  au  socialisme.  M.  Deschanel  a  usé  avec  une  cruauté  d'ail- 
leurs légitime  de  la  lettre  de  l'orateur  socialiste  à  laquelle  nous  avons 
fait  allusion  plus  haut,  pour  faire  sentir  à  la  Chambre  la  faute  qu'elle 
avait  commise  en  portant  au  fauteuil  de  la  vice-présidence  l'homme  qui 
l'avait  écrite.  Il  y  a  eu  dans  sa  parole,  sous  la  correction  de  la  forme, 
quelque  chose  d'énergique  et  de  vibrant  dont  la  Chambre  a  été  remuée. 
C'est  pourquoi  son  discours  a  paru  avant  tout  être  un  acte  :  il  s'était 
placé  résolument  entre  les  socialistes  et  la  majorité,  afin  de  les  sé- 
parer. Inutile  de  dire  que  le  lendemain,  et  depuis,  il  a  été  de  la  part 
de  la  presse  socialiste  l'objet  des  plus  violens  anathèmes  ;  mais 
nous  pensons  qu'il  ne  s'en  tourmente  guère  et  qu'il  n'a  fait  que  ce 
qu'il  avait  voulu  faire. 

Un  pareil  discours  appelait  une  réponse.  M.  Jaurès,  qui  n'assistait 
pas  à  la  séance,  n'a  pas  pu  la  faire  tout  de  suite.  Toutefois  la  Chambre 
n'y  a  rien  perdu.  Elle  a  entendu  d'abord  un  discours  de  M.  Ribot,  un 
des  meilleurs  certainement  et  des  plus  complets  qu'il  ait  prononcés, 
discours  qu'il  est  difficile  d'analyser  parce  qu'il  touche  en  passant  à 
lous  les  sujets,  financiers  et  politiques,  et  qu'il  est,  avec  une  grande 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

précision  dans  les  détails,  un  tableau  d'ensemble  de  notre  situation. 
Le  succès  Je  M.  Ribot  a  été  aussi  grand  que  mérité.  Sur  notre  poli- 
tique intérieure  il  a  dit,  en  des  termes  que  M.  Jaurès  a  mieux  goûtés, 
la  même  chose  que  M.  Deschanel.  S'il  a  ménagé  davantage  la  per- 
sonne de  ses  adversaires,  il  ne  s'est  pas  expliqué  avec  moins  de 
netteté  et  de  force  sur  la  politique  néfaste  à  laquelle  ils  condamnent 
le  pays.  On  ne  lui  a  pas  répondu  ;  après  lui,  la  discussion  générale  du 
budget  a  été  close;  mais,  deux  ou  trois  jours  plus  tard,  une  inter- 
pellation sur  la  propagande  antimilitaire  dans  l'armée  a  rouvert  le 
débat  en  le  portant  sur  un  point  plus  précis.  M.  Jaurès  voulait  s'ex- 
pliquer, se  justifier.  Il  a  prononcé  une  belle  harangue  :  nous  ne  pen- 
sons pas  qu'il  ait  convaincu  son  auditoire  de  l'innocuité  de  ses  théories- 
ni  de  l'opportunité  qu'il  y  avait  de  sa  part  à  les  exprimer. 

M.  Jaurès  est  un  grand  partisan  de  la  paix  ;  nous  aussi,  cela  va  sans 
dire,  et  à  peu  près  tout  le  monde  avec  lui  et  avec  nous;  mais  non 
pas  au  même  degré  que  lui,  ni  dans  les  mêmes  conditions.  Il  ne  croit 
pas  que  la  Triple-AlUance  ait  été  conçue  dans  une  pensée  agressivi. 
Elle  n'a  eu,  du  moins  en  principe,  d'autre  objet  que  de  garantir  a 
l'Allemagne  la  Ubre  possession  de  ses  conquêtes,  et  de  nous  découra- 
ger de  toute  velléité  de  reprendre  ce  qui  nous  en  avait  appartenu. 
Cette  paix  imposée  ne  choque  pas  M.  Jaurès  autant  que  d'autres.  Il 
reconnaît  d'ailleurs  que  la  Triple-Alhance  s'est  quelquefois  éloignée  de 
son  idée  première,  et  que,  si  elle  n'a  jamais  voulu  la  guerre  d'une 
manière  tout  à  fait  consciente,  elle  s'est  assez  souvent  exposée  à  la 
provoquer  par  ce  qu'il  y  a  eu,  sinon  d'offensif,  au  moins  d'offensant 
dans  son  attitude.  Aussi  ne  désapprouve-t-U  pas,  toujours  en  prin- 
cipe, l'alliance  franco-russe  ;  il  s'est  même  peu  à  peu  laissé  aller 
jusqu'à  l'approuver.  Seulement  il  ne  lui  déplaît  pas  de  voir  à  côté 
d'elle  un  contrepoids.  Sa  pensée  personnelle  est  si  élevée  qu'elle  plane 
un  peu  dédaigneusement  au-dessus  de  tous  les  systèmes  d'alliance  : 
elle  les  englobe  tous  pour  les  confondre  dans  une  synthèse  supérieure 
qui  ne  saurait  mieux  se  traduire  que  par  le  désarmement  universel  et 
simultané.  Rêveries,  dira-t-onl  M.  Jaurès  est  convaincu  du  contraire;  il 
est  convaincu  que  ses  rêveries  se  réaliseront  dans  un  avenir  prochain, 
et  les  socialistes  lui  apparaissent  comme  les  vrais  conducteurs  de 
l'humanité  vers  une  société  internationale  meilleure  dont  il  aperçoit 
déjà  les  signes  avant-coureurs.  Il  réussit  moins  à  nous  les  montrer. 
M.  Jaurès  est  un  idéaliste.  Les  idéalistes  sont  dangereux  en  politique, 
surtout  lorsqu'ils  passent  de  l'intérieur  à  l'extérieur.  M.  Jaurès  ne 
croit  pas  affaiblir  chez  nous  l'idée  de  patrie,  il  a  la  prétention  de  la 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

transformer  et  de  l'élever  :  il  se  trompe  sur  le  premier  point  comme 
sur  le  second.  La  réponse  que  lui  a  faite  M.  Ribot  a  dégagé  la  Chambre 
du  poids  que  son  discours  avait  fait  peser  sur  elle.  Quand  bien  même 
tout  ce  qu'a  dit  M.  Jaurès  serait  vrai,  M.  Ribot  a  demandé  si  c'était  à 
nous  de  le  dii-e,  et  la  Chambre  a  témoigné  par  ses  manifestations 
qu'elle  ne  le  croyait  pas.  Le  patriotisme  a  sa  pudeur  comme  la  vertu,  a 
affirmé  M.  Ribot;  il  y  a  des  choses  qu'un  peuple  vaincu  fait  mieux  de 
taire  ;  sa  dignité  le  lui  conseille  quand  même  son  intérêt  ne  le  lui 
imposerait  pas.  Au  surplus,  il  n'est  pas  vrai  que  l'attitude  de  l'Alle- 
magne à  notre  égard  ait  été  constamment  pacifique  depuis  trente  ans. 
M.    Ribot  a  rappelé  les  incidens  de  1875,   l'affaire    Schnsebelé,  le 
voyage  intempestif  de  l'impératrice  Frédéric  à  Paris.  Ce  sont  choses 
que  tout  le  monde  connaît.  Il  y  en  a  d'autres  qui  sont  restées  dans  la 
pénombre  des  chancelleries  et  ne  sont  heureusement  pas  parvenues 
au  grand  jour  de  la  publicité.  Ceux  qui  ont  vu  de  près  comment  les 
affaires  de  l'Europe  ont  été  conduites  depuis  la  guerre  savent  quelles 
amertumes  nous  avons  dû  dévorer,  quelles  angoisses  nous  avons  dû 
étouffer,  et  pour  mieux  dh-e  quelle  sagesse  nous  avons  dû  avoir  pour 
garantir  intact  ce  trésor  de  la  paix  si  précieux  à  M.  Jaurès,  mais  qui  a 
été  si  souvent  en  péril  sans  qu'il  s'en  doutât.  La  situation  s'est  peu  à 
peu  améliorée  parce  que  nous  sommes  restés  forts,  et  qu'une  grande 
alliance  est  venue  nous  en  récompenser  :  mais  qu'arriverait-il  si  les 
théories  de  M.  Jaurès  prévalaient  dans  nos  âmes,  alors  qu'elles  ont  si 
peu  de  prise  sur  celles  de  nos  rivaux  ?  C'est  la  question  que  la  Chambre 
se  posait  en  écoutant  M.  Jaurès,  et  qui  s'est  trouvée  résolue  pour  eUe 
lorsqu'elle  a  entendu  M.  Ribot. 

Elle  a  entendu  ensuite  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  auquel  M.  Ribot 
avait  ouvert  et  même  indiqué  les  voies.  Cette  propagande  abominable 
qu'on  fait  dans  nos  casernes,  cette  exhortation  à  l'indiscipline  qu'on 
y  répand,  M.  Ribot  a  sommé  M.  Jaurès  de  les  désavouer  à  la  tribune. 
M.  Jaurès  n'en  a  rien  fait,  mais  le  général  André  l'a  fait,  lui,  en 
termes  catégoriques.  Lorsqu'on  est  passé  au  vote,  les  déclarations  du 
gouvernement  ont  été  approuvées  par  441  voix  et  désapprouvées  par 
55.  Parmi  ces  dernières  était  celle  de  M.  Jaurès  :  c'était  sa  réponse  aux 
invitations  de  M.  Ribot.  De  tout  ce  qui  précède,  nous  nous  garderons 
bien  de  tirer  une  conclusion  exagérée.  11  n'est  pas  probable  que  nous 
soyons  déjà  à  la  veUle  d'une  transformation  dans  la  majorité  de  la 
Chambre.  11  est  toutefois  permis  de  constater  qu'à  deux  reprises  diffé- 
rentes, et  sur  des  questions  aussi  simples  que  graves,  cette  séparation 
des  socialistes  et  de  la  majorité  que  M.  IJeschanel  a  voulu  préparer 


REVUE.    CHRONIQUE.  717 

et  que  M.  Ribot  a  évoquée,  lui  aussi,  comme  un  dénouement  néces- 
saire, s'est  faite  naturellement  et  par  la  force  des  choses.  Une  majo- 
rité ministérielle  qui  se  disloque  lorsqu'il  est  question  des  plus  hautes 
questions  rehgieuses  et  scolaires,  ou  de  la  manière  dont  il  faut  en- 
tendre le  patriotisme,  ou  des  conditions  d'existence  de  l'armée,  est- 
elle  une  majorité  de  gouvernement?  Non,  certes.  Elle  se  dissou- 
drait demain  s'il  n'y  avait  pas  la  question  des  congrégations.  Là  est 
la  sauvegarde  de  M.  Combes  :  elle  peut  encore  durer  et  le  faire  durer 
longtemps. 

Le  conflit  qui  s'est  élevé  entre  le  Venezuela  d'une  part,  l'Alle- 
magne, l'Angleterre  et  l'Italie  de  l'autre,  est  il  sur  le  point  d'atteindre 
son  terme  pacifique?  Les  dernières  dépêches  le  font  espérer  et  nous 
le  désirerons,  car,  s'il  se  prolongeait,  les  puissances  européennes  alliées 
pourraient  finir  elle-mêmes  par  n'être  plus  tout  à  fait  d'accord.  Leurs 
gouvernemens  ont  toujours  bien  l'air  de  l'être.  Les  notes  officieuses 
publiées  par  la  presse  anglaise  donnent  à  croire  qu'ils  le  sont.  Tout 
le  monde  est  décidé  à  maintenir  le  blocus  jusqu'à  ce  que  le  Vene- 
zuela ait  pris  des  engagemens  suffisans,  et  donné  surtout  des  garan- 
ties qu'il  les  tiendra.  Il  y  a  même,  dans  les  notes  anglaises,  un  essai, 
à  la  vérité  un  peu  timide,  de  justifier  les  procédés  particuliers  par 
lesquels  les  marins  allemands  ont  maintenu  le  blocus.  Mais,  si  on 
se  retourne  du  côté  de  l'opinion,  et  si  on  en  juge  par  des  articles  de 
journaux  qui,  cette  fois,  ne  sont  pas  officieux,  la  note  change  aussi- 
tôt, et  on  s'aperçoit  que,  non  seulement  en  Angleterre,  mais  aux 
États-Unis,  les  esprits  sont  bien  près  de  l'exaspération.  En  Angle- 
terre, on  regrette  hautement  de  s'être  engagé  avec  l'Allemagne  ;  aux 
États-Unis,  on  se  demande  si  on  pourra  longtemps  encore  accommo- 
der la  doctrine  de  Monroë  avec  les  façons  de  faire  des  Allemands.  Il 
faut  convenir  que  ceux-ci  ont,  pour  n'en  rien  dire  de  plus,  la  main 
terriblement  lourde.  Ils  n'ont  d'ailleurs  pas  l'air  de  croire  que  la 
situation  soit  délicate  ou  puisse  le  devenir.  Ne  sont-Us  pas  dans  leur 
droit  ?  Les  États-Unis  n'ont-ils  pas  reconnu  qu'ils  y  étaient  ?  L'An- 
gleterre ne  leur  fait-eUe  pas  escorte  ?  Dès  lors,  Us  ne  mesurent  plus 
la  portée  de  leurs  coups,  et  ils  s'appliquent  surtout  à  frapper  fort, 
comme  s'ils  voulaient  laisser  aux  Vénézuéhens  la  même  impression 
de  terreur  qu'ils  ont  inspirée  nagu^^  aux  Chinois.  C'est  leur  manière, 
il  faut  s'y  habituer.  Mais  on  s'en  souviendra  désormais  avant  d'enga- 
ger, sur  un  point  quelconque  du  globe,  une  nouvelle  action  commun» 
avec  eux. 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  premier  exploit  de  leur  marine  a  consisté,  après  avoir  capturé 
quelques  vaisseaux  vénézuéliens,  à  les  couler  purement  et  simple- 
ment. A  Washington  et  à  Londres,  aussi  bien  d'ailleurs  que  dans  le 
reste  du  monde,  un  pareil  acte  a  paru  inutilement  brutal,  à  supposer 
même  qu'il  fût  conforme  au  droit  des  gens,  ce  qui  est  douteux,  et  le 
gouvernement  anglais  a  tenu  à  faire  savoir  que  les  Allemands  en 
avaient  pris  seuls  la  responsabilité.  Nous  devons  reconnaître  que  le 
gouvernement  allemand  lui-même  a  estimé  que  le  fait  méritait  expli- 
cation :  l'officier  qui  l'a  commis  a  été  rappelé.  Il  est  malheureuse- 
ment mort  en  route,  de  sorte  qu'on  ne  saura  jamais  la  vérité.  S'il 
s'est  suicidé,  comme  le  bruit  en  a  couru,  on  peut  en  induire  qu'il 
avait  outrepassé  ses  instructions  ;  mais  les  circonstances  de  sa  mort 
n'ont  pas  été  éclaircies. 

Le  blocus  a  continué.  Il  a  été  sévèrement  maintenu  et  pratiqué, 
non  sans  dommage  pour  le  commerce  international.  Néanmoins,  la 
situation  était  correcte  ;  personne  ne  pouvait  s'en  plaindre  ;  on  pou- 
vait seulement  exprimer  le  souhait  qu'elle  prit  fin  le  plus  tôt  pos- 
sible. C'est  ce  qu'a  fait  le  président  Castro  :  il  lui  semblait  qu'ayant 
accepté  le  principe  de  l'arbitrage,  il  avait  quelque  droit  de  demander 
la  levée  du  blocus.  Les  puissances  alliées  ne  l'ont  pas  entendu  ainsi, 
et  nous  ne  les  en  blâmons  pas  :  elles  ont  réclamé  des  gages  plus  sé- 
rieux, plus  substantiels,  que  l'acceptation  théorique  de  l'arbitrage  ou 
des  négociations  qui  devaient  le  préparer.  Toutefois,  au  point  où  on 
en  était,  il  n'y  avait  plus  heu  à  des  faits  de  guerre  proprement  dits. 
Aussi  l'émotion  a-t-elle  été  vive  en  Amérique  et  en  Angleterre,  sans 
parler  de  l'étonnement  qu'on  a  éprouvé  partout  ailleurs,  lorsqu'on  a 
appris  qu'un  vaisseau  allemand,  la  Panther,  bombardait  le  fort  de 
San  Carlos.  Ce  fort  est  situé  sur  une  petite  île  qui  commande  le  chenal 
entre  la  mer  et  la  ville  de  Maracaïbo.  Que  s'était-il  passé?  On  dit  et  le 
fait  n'a  rien  d'invraisemblable,  que  la  Panther  a  voulu  poursuivre  la 
petite  chaloupe  vénézuélienne  Miranda  dans  la  lagune  de  Maracaïbo  ; 
ou  encore,  et  c'est  la  version  officielle  du  gouvernement  allemand, 
que  l'occupation  de  cette  lagune  était  indispensable  pour  empêcher 
les  communications  entre  le  Venezuela  et  la  Colombie.  Mais  il  fallait, 
pour  cela,  passer  devant  le  fort  de  San  Carlos.  L'officier  allemand 
qui  commande  la  Panther  prétend  que  le  fort  a  tiré  le  premier  sur 
lui;  les  Vénézuéhens  disent,  au  contraire,  que  c'est  le  navire  alle- 
mand qui  a  ouvert  le  feu  :  encore  un  point  qui  reste  obscur.  Ce  qui 
donne  à  croire  que  la  Panther  n'avait  pas  l'intention  d'attaquer  le  fort, 
<i'est  que  ce  vaissaau  était  insuffisamment  armé  pour  le  faire,  qu'il  a 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  719 

subi  d'abord  des  avaries  notables,  et  qu'il  a  dû  rebrousser  chemin.  Il 
n'a  pas  tardé,  comme  on  devait  s'y  attendre,  à  revenir  à  la  charge  es- 
corté du  Vineta.  Le  bombardement  de  San  Carlos  a  redoublé  alors  d'ac- 
tivité. Les  premières  dépêches  ont  annoncé  que  le  fort  avait  été  réduit 
en  cendres;  d'autres  sont  venues  depuis,  d'après  lesquelles  le  drapeau 
vénézuélien  continuerait  d'y  flotter;  le  fort  d'une  part,  le  navire  alle- 
mand de  l'autre,  auraient  été  également  éprouvés.  Il  ne  semble  pas, 
en  tout  cas,  que  l'affaire  ait  été  bien  brillante  pour  ce  dernier.  Nous  en 
parlons  au  point  de  vue  militaire:  au  point  de  vue  politique,  il  n'est 
pas  douteux  qu'elle  ait  été  fâcheuse.  L'enthousiasme  a  été  grand  à 
Caracas  lorsqu'on  y  a  appris  la  belle  défense  de  San  Carlos,  ce  qui  n'a 
pas  grande  importance  et  peut  même  passer  pour  une  effervescence 
assez  factice.  Mais  l'impression  ressentie  en  Angleterre  et  aux  États- 
Unis  n'a,  elle,  rien  d'artificiel,  et  ne  pourrait  pas  se  renouveler  impu. 
némenl.  Il  est  grand  temps  que  tout  cela  finisse.  A  tort  ou  à  raison, 
l'opinion  britannique  est  convaincue  que  les  Allemands  ont  des  vues 
beaucoup  plus  étendues  que  le  paiement  de  leurs  créances.  L'expédi- 
tion du  Mexique,  qui  s'est  terminée  si  misérablement  pour  nous  sous 
le  second  Empire,  revient  à  toutes  les  mémoires  et  sert  à  des  compa- 
raisons faciles.  On  se  demande  si  l'Allemagne,  comme  autrefois  la 
France,  n'a  pas  une  idée  de  derrière  la  tête,  qu'elle  fera  connaître  au 
bon  moment.  En  Amérique,  on  a  des  préoccupations  analogues  :  on  y 
voit  avec  une  impatience  croissante  une  puissance  européenne  faire 
acte  de  guerre  et  tirer  le  canon  contre  le  sol  américain.  Le  Venezuela,  si 
peu  intéressant  il  y  a  quelques  semaines  encore,  lorsqu'il  n'était  qu'un 
petit  État  obstinément  banqueroutier,  commence  à  retrouver  les  sym- 
pathies qu'il  avait  perdues  et  si  bien  mérité  de  perdre.  Il  en  résulte 
une  situation  générale  équivoque,  tendue,  énervante  pour  tous,  que 
la  sagesse  des  gouvernemens  a  su  jusqu'ici  maintenir  à  peu  près 
régulière  et  pacifique,  mais  qui  n'en  reste  pas  moins  très  inquiétante. 
Nous  avons  dit  que  le  dénouement  semblait  prochain.  On  sait 
qu'une  commission  de  diplomates  s'est  réunie  à  Washington  pour  le 
préparer.  Le  Venezuela  y  est  représenté  par  M.  Bowen,  ministre  des 
États-Unis  à  Caracas,  que  le  président  Castro  a  investi  de  ses  pleins 
pouvoirs.  Il  y  a  quelques  jours,  une  note  officieuse  a  été  publiée  par 
la  presse  britannique,  d'où  il  résultait  qu'on  s'entendrait  sans  doute 
à  Washington,  sans  avoir  besoin  d'aller  jusqu'à  la  Cour  de  la  Haye,  lo 
tribunal  arbitral  que  toutes  les  puissances  ont  institué,  mais  devant 
lequel  elles  ne  sont  généralement  pas  pressées  de  comparaître.  Ni 
l'Angleterre,  ni  l'Allemagne,  n'y  montrent   la  moindre  inclination; 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elles  cherchent  plutôt  à  y  échapper.  EUes  avaient  bien  accepté  l'ar- 
bitrage du  président  Roosevelt,  mais  ce  n'est  pas  la  même  chose.  Le 
président  Roosevelt  est  un  chef  d'État  ;  on  aurait  senti  derrière  sa 
sentence  autre  chose  qu'une  force  morale;  enfin,  l'Angleterre  et  l'Alle- 
magne, sans  parler  de  l'Italie,  n'auraient  pas  été  fâchées  de  l'engager 
avec  elles  dans  une  affaire  où  son  impartialité  l'aurait  bien  obligé 
de  reconnaître  au  Venezuela  quelques  torts.  C'est  même  pour  tous 
ces  motifs  que  le  président  Roosevelt  a  décHné  l'honneur  qu'on  vou- 
lait lui  faire,  et  a  suggéré  de  s'adresser  à  la  Cour  de  la  Haye.  Mais 
les  puissances  aiment  mieux  s'entendre  directement  entre  eUes  à 
Washington  :  les  inquiétudes  de  quelques-unes  d'entre  elles  sont  de 
nature  à  les  y  aider.  De  son  côté,  le  président  Castro  a  compris  qu'il 
n'obtiendrait  la  levée  du  blocus  que  s'il  donnait  des  gages  réels  de 
l'acquittement  de  ses  dettes,  et  M.  Rowen  a  fait  connaître  qu'il  pro- 
posait une  délégation  de  30  p.  100  sur  les  douanes  de  la  Guayra  et 
de  Puerto-Gabello,  sans  que  ce  nouvel  engagement  portât  atteinte  à 
ceux  que  le  Venezuela  avait  déjà  contractés. 

Tout  fait  croire  qu'on  s'entendra,  car  tout  le  monde  est  excédé 
de  la  situation  actuelle,  et,  quelque  bonne  contenance  qu'ils  fassent, 
les  gouvernemens  sentent  bien  qu'ils  ne  pourraient  plus  contenir 
longtemps  l'explosion  de  l'opinion.  Elle  se  tournerait  contre  l'Alle- 
magne avec  une  violence  dont  les  premiers  symptômes  sont  déjà  très 
signiticatifs.  On  compare  volontiers,  à  Washington,  et  même  à  Caracas, 
les  procédés  de  l'Angleterre  à  ceux  de  l'Allemagne,  et  la  comparaison 
tourne  au  profit  de  la  première,  qui  n'est  certainement  pas  incapable 
de  brutahté,  —  elle  l'a  montré  de  reste,  —  mais  qui  n'en  commet 
qu'à  bon  escient,  lorsque  l'enjeu  en  vaut  la  peine,  et  non  pas  seule- 
ment pour  s'exercer  et  s'entretenir  la  main.  En  Allemagne,  on  se 
demande  si  on  a  fait  une  bonne  campagne  :  mais  le  premier  soin  èb 
remplir  est  de  réparer  les  avaries  de  la  Panther. 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetièrb, 


VERS   BÉNARÈS 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


VIII.    —  LA    (VLOIRE  DU   MATIN 

Du  fond  de  la  plaine  où  coule  le  vieux  Gange,  du  fond  de 
l'immense  plaine  de  vase  et  d'herbages  que  les  vapeurs  de  la 
nuit  embrument  encore,  l'éternel  soleil  vient  de  surgir  et, 
comme  chaque  jour  depuis  trois  mille  ans,  il  rencontre  là  devant 
lui,  arrêtant  son  premier  rayon  rose,  les  granits  de  Bénarès,  les 
pyramides  rouges,  les  pointes  d'or,  toute  la  ville  sainte  dres- 
sée en  amphithéâtre,  comme  pour  saisir  avidement  la  lumière 
initiale,  se  parer  de  la  gloire  du  matin. 

Et,  ici,  c'est  V heure  par  excellence;  c'est,  depuis  le  commen- 
cement des  âges  brahmaniques,  l'heure  consacrée,  l'heure  de  la 
grande  vie  religieuse  et  de  la  grande  prière.  Bénarès  soudaine- 
ment déverse  sur  son  fleuve  tout  son  peuple,  toutes  ses  fleurs, 
toutes  ses  guirlandes,  tous  ses  oiseaux,  toutes  ses  bêtes.  Par  les 
escaliers  de  granit,  à  cette  apparition  du  soleil,  c'est  un  joyeux 
écroulement  de  tout  ce  qui  vient  de  s'éveiller,  de  tout  ce  qui  a 
roçu  de  Brahma  une  âme,  humaine  ou  obscure.  Les  hommes 
descendent,  l'air  heureux  et  grave,  drapés  dans  des  cachemires 
roses,  ou  jaunes,  ou  couleur  d'aurore.  Les  femmes,  en  blanches 
théories,  descendent  voilées  à  l'antique  sous  des  mousselines. 
Elles  apportent  des  aiguières,  des  buires,  qui  mettent  partout 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  février. 

TOMK  xm.  —  1903.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'éclat  rouge  ou  jaune  des  cuivres  fourbis,  à  côté  de  l'étincelle- 
ment  de  leurs  mille  bracelets,  colliers,  ou  anneaux  d'argent  au- 
tour des  chevilles.  Noblement  belles  d'allure  et  de  visage,  elles 
marchent  comme  des  déesses,  et  on  entend  sonner,  à  leurs  bras, 
à  leurs  jambes,  les  cercles  de  métal. 

Et  chacun  veut  offrir  au  fleuve  des  guirlandes,  des  guir- 
landes, comme  s'il  ne  suffisait  pas  de  toutes  celles  des  jours  pré- 
cédons qui  flottent  encore;  il  y  a  des  torsades,  en  fleurs  de 
jasmin  enfilées,  qui  ressemblent  à  des  boas  blancs;  d'autres,  en 
fleurs  d'oeillets  d'Inde,  où  des  rangs  jaune  d'or  et  des  rangs 
jaune  soufre  se  mêlent,  de  façon  à  produire  ce  contraste  de 
nuances  que  les  femmes  indiennes  affectionnent  aussi  pour  leurs 
voiles. 

Le  monde  des  oiseaux,  qui  avait  dormi  en  longs  cordons 
noirs  sur  toutes  les  frises  de  maisons  ou  de  palais,  est  en  pleine 
ivresse  de  réveil,  de  croassemens  ou  de  chansons.  Des  compa- 
gnies de  tourterelles,  des  compagnies  de  petits  chanteurs  ailés 
viennent  se  baigner  et  boire  parmi  le  peuple  de  Brahma, 
s'ébattre  en  confiance  au  milieu  des  hommes  qui  ne  tuent  pas. 
On  entend  des  aubades  pour  tous  les  dieux,  dans  les  temples;  des 
coups  de  tamtam  comme  des  bruits  d'orage,  des  plaintes  de  mu- 
settes, des  beuglemens  de  trompes  sacrées.  Là-haut,  tous  les 
miradors  ajourés,  toutes  les  fenêtres  à  festons  et  à  colonnettes, 
toutes  les  terrasses  qui  voient  le  Levant,  se  garnissent  de  têtes 
de  vieillards,  spectateurs  empêchés  de  descendre,  par  la  maladie 
ou  les  années,  mais  qui  veulent  leur  part  de  lumière  matinale  et 
de  prière.  Et  le  soleil  les  inonde  de  chauds  rayons. 

Des  enfans  nus,  qui  se  tiennent  par  la  main,  arrivent  en 
troupes  joyeuses.  Il  descend  aussi  des  yoghis  et  de  lents  fakirs.  Il 
descend  d'inoffensives  vaches  sacrées  auxquelles  chacun,  cédant 
le  pas  avec  respect,  se  fait  honneur  d'offrir  une  gerbe  fraîche  de 
roseaux  ou  de  fleurs,  et  qui  regardent  se  lever  le  soleil,  com- 
mencer la  fête  du  jour,  et  qui,  dans  leur  bestialité  douce,  ont 
l'air  de  comprendre  et  de  prier  à  leur  manière.  Il  descend  des 
moutons  et  des  chèvres.  Il  descend  des  chiens  empressés,  il 
descend  des  singes. 

Le  soleil,  le  soleil  à  flots  ramène  la  bienfaisante  chaleur,  dans 
l'air  que  la  nuit  de  rosée  avait  presque  glacé.  Tous  les  édicules 
de  granit,  échelonnés  sur  les  marches  pour  servir  de  niche  et 
d'autel,  les  uns  à  Vichnou,  les  autres  à  Ganesa  aux  bras  mul- 


VERS    BÉNARÈS.  723 

tiples,  présentent  à  ce  soleil  leurs  petits  dieux  pesans,  qui  sont 
encore  tout  gris  d'une  couche  de  limon  séché,  et  qui  pendant 
plusieurs  mois  avaient  dormi  sous  les  eaux  troubles,  saturées  de 
cendres  humaines.  Et,  parce  qu'il  brûle  déjà,  ce  soleil,  des  gens 
s'installent  à  l'ombre  de  tous  ces  grands  parasols  qui  sont  tou- 
jours là  plantés  à  demeure  et  ressemblent  à  des  ombelles  de 
champignons  géans,  éclos  en  masse  aux  pieds  de  la  ville  sainte. 
Tandis  qu'en  haut,  les  vieux  palais  s'éveillent  rajeunis  dans  le 
matin,  et  les  pyramides  rouges  resplendissent,  et  les  pointes  d'or 
étincellent,  les  flèches  d'or  et  les  girouettes  d'or. 

Sur  les  radeaux  innombrables  et  sur  les  marches  d'en  bas,  le 
peuple  de  Brahma,  déposant  ses  guirlandes  et  ses  aiguières,  com- 
mence de  se  dévêtir.  Les  draperies  blanches  ou  roses,  les  cache- 
mires de  toutes  nuances  sont  jetés  çà  et  là,  ou  tendus  sur  des 
bambous,  et  alors  des  nudités  admirables  apparaissent,  couleur 
de  bronze  sombre  ou  de  bronze  pâle.  Les  hommes  à  la  fois  sveltes 
et  athlétiques,  avec  des  yeux  de  flamme,  entrent  jusqu'à  la  taille 
dans  l'eau  sainte.  Les  femmes,  moins  dévoilées,  gardant  une 
mousseline  sur  la  gorge  et  les  reins,  trempent  seulement  dans  le 
Gange  leurs  jambes,  leurs  beaux  bras  cerclés  d'anneaux,  et  puis 
elles  s'agenouillent  et  se  penchent  sur  le  bord  extrême,  pour 
lancer  plusieurs  fois  dans  le  fleuve  leur  longue  chevelure  dénouée  ; 
l'eau  qui  ruisselle  alors  sur  leur  poitrine,  sur  jleurs  épaules,  fait 
plaquer  la  fine  étoffe  révélatrice,  et  elles  ressemblent  à  la  c  Vic- 
toire aptère,  »  plus  belles  et  plus  troublantes  que  si  elles  étaient 
nues. 

Des  bouquets,  des  guirlandes,  on  en  offre  au  Gange  à  profu- 
sion ;  en  lui  faisant  des  saints,  des  révérences,  on  lui  en  jette  de 
tous  côtés.  Et  on  remplit  les  aiguières,  les  buires,  et  chacun,  dans 
le  creux  de  sa  main,  puise,  pour  boire,  à  l'eau  sacrée. 

Du  mélange  et  du  frôlement  des  nudités  superbes,  aucune 
pensée  charnelle  ne  semble  jaillir,  tant  le  sentiment  religieux  est 
exclusif,  ici  et  à  cette  heure  ;  on  ne  se  voit  pas  les  uns  les  autres, 
on  ne  voit  que  le  fleuve,  le  soleil,  la  splendeur  de  la  lumière  et 
du  matin;  on  admire,  on  adore.  Et  quand  sont  finies  les  longues 
ablutions  rituelles,  les  femmes  remontent  paisiblement  vers  leur 
maison,  pendant  que  les  hommes,  sur  leurs  radeaux,  parmi  leurs 
guirlandes  et  leurs  gerbes,  se  préparent  à  la  prière. 

Oh!  le  réveil  quotidien  de  ce  peuple  du  passé,  chaque  fois  se 
réunissant  pour  prier  son  Dieu,  les  plus  humbles  ayant  place 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  la  magnificence  du  ciel,  dans  l'eau,  parmi  les  bouquets,  les 
colliers  de  fleurs...  Et,  par  contraste,  chez  nous,  gens  d'Occident 
qui  sommes  à  l'âge  du  fer  et  de  la  fumée,  le  réveil  de  nos  four- 
milières sordides!  Sous  nos  nuages  épais  et  froids,  la  populace, 
empoisonnée  d'alcool  et  de  blasphème,  s'empressant  vers  l'usine 
meurtrière!... 

Pour  remonter  dans  leurs  demeures,  les  femmes  reforment 
leurs  théories  blanches  ou  multicolores,  qui,  cheminant  le  long 
des  marches,  tout  contre  les  larges  pierres,  rappellent  les  bas- 
reliefs  de  la  Grèce  antique.  Leurs  cheveux  qui  ruissellent  encore, 
leurs  cheveux  lourds  et  mouillés,  tombent  en  masse  sur  leurs 
draperies  de  mousseline,  et  elles  portent  chacune,  à  l'épaule,  une 
grande  buire  de  métal  clair,  ce  qui  est  une  occasion  de  relever 
un  bras  nu. 

Les  hommes,  tous  restés  sur  le  Gange,  et  assis  maintenant 
dans  la  pose  hiératique,  achèvent,  avant  de  s'immobiliser  en  ex- 
tase, leur  toilette  religieuse;  sur  le  bronze  lavé  de  leur  torse, 
ils  tracent  en  l'honneur  de  Çiva  des  raies  de  cendre,  et  sur  leur 
front,  avec  du  carmin,  le  sceau  terrible. 

Dans  le  recoin  des  morts,  où  la  lumière  matinale  montre  les 
pierres  d'alentour  un  peu  noircies  par  les  fumées  de  cadavres, 
on  ne  brûle  personne  en  ce  moment.  Deux  formes  humaines,  en- 
veloppées de  linceuls,  sont  là,  dont  nul  ne  s'occupe  ;  l'une  déjà 
étendue  sur  son  bûcher,  l'autre  prenant  dans  le  Gange  son  bain 
suprême,  à  côté  de  tant  de  baigneurs  vivans  et  beaux,  dans  la 
plénitude  musculaire.  Sur  les  radeaux,  sur  les  marches  infé- 
rieures des  escaliers  qui  descendent  au  fleuve,  la  prière,  l'im- 
mense prière  est  partout  commencée,  et,  à  cette  heure,  elle  fait 
diff'ér^îr  toutes  choses,  même  l'allumage  des  bûchers,  et  les  ca- 
davres attendent. 

Oh  !  les  étranges  expressions  d'absence,  les  traits  figés,  les 
yeux  qui  ne  voient  plus  !  Jeunes  hommes  en  contemplation  mys- 
tique, les  mains  sur  le  visage  ne  laissant  paraître  que  deux  pru- 
nelles ardentes  qui  regardent  au  delà;  fakirs  couverts  de  cha- 
pelets, dont  l'âme  a  pour  un  temps  fui  le  corps  anesthésié; 
vieillards  aux  membres  poudrés  de  cendre  grise... 

Au  ras  de  l'eau,  un  qui  prie,  les  yeux  blancs,  assis  sur  une 
peau  de  gazelle,  garde  avec  une  fixité  à  faire  peur  la  pose  des 
statues  de  Çakya-Mouni,  qui  est  aussi  par  excellence  la  pose  fa- 
kirique  :  accroupi  les  jambes  croisées,  les  genoux  touchant  le 


VERS    BÉNARÊS.  725 

sol,  et  la  main  gauche,  —  une  longue  main  osseuse,  —  tenant  le 
pied  droit.  C'est  un  vieillard,  et  la  couleur  de  sa  robe,  qui  plaque 
toute  ruisselante  sur  son  corps  décharné,  indique  un  saint  yoghi  : 
elle  est  d'un  rose  orangé  très  pâle,  cette  robe,  comme  les  nuages 
d'aurore.  Il  prie  immobile,  le  sceau  de  Çiva  fraîchement  inscrit 
sur  le  front,  les  prunelles  vitreuses,  la  face  livide  tournée  en 
plein  soleil,  en  plein  soleil  étincelant,  avec  une  expression  de 
béatitude  infinie.  Un  jeune  athlète  nu,  préposé  à  sa  garde,  de 
temps  à  autre  prend  de  l'eau  du  Gange  au  creux  de  sa  main  pour 
inonder  la  robe  couleur  d'aurore,  ou  pour  asperger  toutes  les 
guirlandes  posées  devant  le  vénérable  ascète,  sur  la  peau  de  ga- 
zelle dont  la  tête  et  les  cornes  trempent  dans  le  fleuve.  Afin  de 
bercer  mieux  son  rêve,  sans  doute,  on  lui  joue  aussi  une  petite 
musique  sacrée  :  il  y  a  pour  cela  deux  garçons,  qui  sourient  gaie- 
ment, perchés  au-dessus  de  lui  sur  les  granits  éboulés  :  l'un 
souffle  dans  une  conque  marine,  qui  fait  :  hou!  hou!  d'un  timbre 
plaintif  de  cor  lointain;  l'autre  frappe  doucement  sur  un  petit 
tamtam,  de  sonorité  voilée.  Des  corbeaux,  çà  et  là  perchés  alen- 
tour, l'observent  avec  attention.  Et  tous  ceux  qui  remontent  vers 
leur  demeure,  femmes  ou  enfans,  se  détournent  de  leur  chemin 
pour  venir  le  saluer  avec  respect  :  rien  qu'un  sourire  de  joyeux 
bonjour,  une  révérence  les  mains  jointes,  et  on  s'en  va  discrète- 
ment, comme  par  crainte  de  détourner  son  attention,  de  troubler 
sa  prière. 

Ma  barque  revient  une  heure  plus  tard,  après  avoir  remonté 
le  courant  jusqu'au  quartier  dr>s  palais  mystérieux.  Et,  à  mon 
retour,  il  est  encore  là,  le  vieillarrl,  tenant  son  pied  maigre  dans 
sa  main  aux  longs  doigts  ;  son  regard  même  n'a  pas  bougé,  et  le 
soleil  plus  brûlant  ne  semble  pas  éblouir  ses  yeux  ternes,  levés 
béatement  vers  le  ciel. 

—  Comme  il  est  tranquille  !  dis-je... 

Le  batelier  me  regarde,  me  sourit  comme  on  ferait  à  un  enfant 
dont  la  réflexion  serait  trop  naïve  : 

—  Celui-là?...  Mais...  il  est  mort! 

Ah!  il  est  mort!...  En  efTet,  je  n'avais  pas  remarqué  une  la- 
nière de  cuir,  qui  passe  sous  le  menton  pour  retenir  la  tête 
contre  un  coussin.  Je  n'avais  pas  remarqué  non  plus  un  corbeau 
qui  s'obstine  à  tourner  autour  et  tout  près  du  visage;  le  jeune 
athlète,  chargé  de  jeter  de  l'eau  sur  la  robe  jaune  rose  et  sur  les 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guirlandes  de  jasmin,  est  obligé  à  toute  minute  de  l'effrayer, 
avec  une  draperie  qu'il  agite. 

Il  est  mort  depuis  hier  au  soir,  et,  après  l'avoir  baigné,  on 
l'a  pieusement  assis  là,  en  pleine  gloire  du  matin,  dans  la  pose 
de  prière  qui  fut  la  pose  de  toute  sa  vie.  Et,  en  attachant  sa 
tête,  on  l'a  un  peu  renversée  en  arrière,  pour  qu'il  pût  mieux 
voir  le  soleil  et  le  ciel. 

Il  ne  sera  point  brûlé,  car  on  ne  brûle  pas  les  yoghis,  la 
sainteté  de  leurs  actes  ayant  purifié  suffisamment  la  matière  de 
leur  corps  ;  ce  soir,  on  l'ensevelira  tel  quel  dans  un  vase  de 
terre  qui  sera  descendu  au  fond  du  Gange.  Et  ce  sont  des  saints 
de  félicita tion,  des  complimens  de  fête,  que  chacun,  avec  une 
figure  joyeuse,  vient  lui  adresser,  à  ce  bienheureux,  qui,  par  ses 
mérites  et  son  détachement  de  ce  monde,  est  sans  doute  affranchi 
à  jamais  du  cycle  des  réincarnations,  délivré  de  l'abîme  de  la  vie 
et  de  la  mort. 

Un  chien  s'approche,  le  flaire,  et  s'en  va  la  queue  basse.  Trois 
oiseaux  rouges  s'approchent  aussi  et  le  regardent.  Un  singe 
descend,  touche  le  bas  de  sa  robe  mouillée,  puis  remonte  en 
courant  jusqu'au  sommet  des  escaliers.  Et  le  jeune  gardien  les 
laisse  faire,  ne  chassant  avec  impatience,  —  une  impatience  inu- 
sitée en  ce  pays  où  l'on  supporte  tout  de  la  part  des  bêtes,  — 
que  le  corbeau  entêté,  qui  a  senti  la  décomposition  et  qui  revient 
toujours,  frôlant  presque  de  son  aile  noire  le  visage  du  bien- 
heureux, extasié  dans  la  mort. 

IX.    —    CHEZ   UN    BRAHM'"^r,    "'i^ÈS   DU    TEMPLE   d'OR 

«  Des  choses  hyperphysiques?...  Peut-être  avons-nous  des 
fakirs  qui  en  ont  obtenu  jadis,  ou  même  qui  en  obtiennent 
encore...  Mais  les  penseurs  de  notre  pays  dédaignent  de  tels 
moyens  pour  convaincre...  Non,  la  voie  indienne  est  celle  de  la 
méditation  profonde;  elle  seule  conduit  à  la  certitude...  » 

L'homme  qui  me  parle  ainsi  est  un  vieillard,  un  brahmine  ; 
il  porte  le  titre  de  Pandit,  c'est-à-dire  de  savant  en  langue  et  en 
philosophie  sanscrites,  et  je  vois  qu'il  a  pour  le  miracle  le  même 
dédain  que  les  Sages  de  la  petite  maison  du  silence. 

A  l'heure  du  crépuscule,  nous  sommes  assis  pour  causer  sur 
la  terrasse  de  son  antique  maison,  au  cœur  de  Bénarès.  La  ter- 
rasse est  petite,  triste   et  enclose;  on  y  monte  par  un  escalier 


VERS    BÉNARÈS,  727 

extérieur,  qui  vient  de  la  rue  étroite.  Et  mon  interprète,  —  un 
paria  d'origine,  qui  ne  pourrait  entrer  ici  sans  profanation,  —  se 
tient  sur  la  plus  haute  marche  du  dehors,  apparaît  au  second 
pian  dans  l'encadrement  de  la  porte;  sa  voix,  lorsqu'il  traduit, 
arrive  presque  de  loin  à  travers  la  sonorité  tranquille  du  soir; 
entraîné  par  le  feu  de  la  traduction,  s'il  s'oublie  jusqu'à  poser  un 
pied  en  dedans  du  seuil,  mon  hôte,  —  qui  n'est  point  affilié  aux 
théosophes  et  ne  transige  pas  sur  la  question  des  castes,  —  le 
rappelle  aux  convenances  millénaires,  et  alors  il  recule  sans 
dépit. 

Du  haut  de  cette  terrasse  on  ne  voit  guère  que  les  murs  caducs 
d'alentour,  au  crépissage  fendillé  par  le  soleil,  et  les  essaims  de 
corbeaux  en  mouvement  dans  l'air,  —  mais  il  y  a  aussi  une  chose 
merveilleuse,  qui  surgit  là  tout  près,  au  milieu  de  ces  vieilleries 
et  de  ces  ruines,  une  pièce  d'orfèvrerie  incomparable  dont  les 
reliefs  arrêtent  les  derniers  reflets  du  couchant,  et  sur  laquelle, 
à  cette  heure,  s'assemblent  des  perruches  :  l'un  des  dômes  du 
«  temple  d'or.  » 

Je  viens  quelquefois  visiter  le  vénérable  Pandit,  dans  sa 
demeure  dont  la  seule  richesse  est  une  bibliothèque  de  livres 
et  de  manuscrits  centenaires.  On  est  ici  dans  la  partie  la  plus 
ancienne  et  la  plus  sainte  de  Bénarès,  —  très  loin  de  ces  quar- 
tiers nouveaux  qui  se  banalisent  odieusement  et  où  passe  le 
grand  niveleur  universel  :  le  chemin  de  fer.  Et  les  ambiances, 
nullement  dérangées  encore,  agissent  sur  l'esprit  comme  dans  le 
vieux  temps  ;  on  est  baigné  dans  cette  mystique  atmosphère  de 
Bénarès  qui  porte  au  recueillement,  qui  ramène  sans  cesse  la 
pensée  vers  la  mort  terrestre  et  les  choses  d'au  delà.  Ainsi  que 
l'admettent  les  Sages  de  la  maison  blanche,  il  est  des  lieux  pri- 
vilégiés; il  est  des  villes,  —  Bénarès,  La  Mecque,  Lhassa,  Jéru- 
salem, —  encore  tellement  imprégnées  de  prière,  malgré  l'inva- 
sion du  doute  moderne,  que  l'on  y  est  plus  qu'ailleurs  libéré 
d'entraves  charnelles,  et  plus  près  de  l'infini.  Même  la  magnifi- 
cence des  temples,  disent-ils,  même  la  pompe  des  cérémonies, 
ont  leur  action  sur  les  âmes.  Rien  de  tout  cela  n'est  indifférent. 

X.  —  AU  HASARD,  DANS  BÉNARÈS 

En  quittant  la  maison  des  Sages,  —  où,  dans  le  silence  entre- 
coupé de  chants  d'oiseaux,  de  très  nouvelles  et  terrifiantes  notions 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'éternité  vous  ont  été  données,  —  on  est  comme  en  proie  au 
vertige  de  l'infini,  et  chaque  fois  il  faut  un  temps  pour  se  re- 
prendre aux  petits  mirages  de  cette  terre. 

La  féerie  orientale  est  bien  toujours  là  qui  vous  guette,  au 
sortir  de  l'humble  demeure,  mais  elle  a  perdu  de  son  pouvoir 
sur  vous-même  ;  et,  du  reste,  dans  cette  Bénarès,  il  s'y  mêle  on 
ne  sait  quoi  de  recueilli  et  de  mystérieux  ;  c'est  la  même  chose 
ici  qu'autre  part,  dans  l'Inde,  et  cependant  cela  diffère  de  tout... 
Il  y  a  bien,  comme  ailleurs,  l'amusant  dédale  des  petites  rues 
indiennes,  les  maisons  à  fenêtres  festonnées,  à  colonnettes,  à 
peinturlures.  Surtout  il  y  a  ces  femmes  qui  passent,  belles  comme 
des  Tanagra,  sous  des  voiles  légers;  dans  l'ombre  des  rues 
étroites,  un  rayon  de  soleil  quelquefois  tombe  sur  leurs  anneaux 
de  métal,  leurs  bracelets,  leurs  colliers,  sur  leurs  mousselines 
roses,  ou  jaunes,  ou  vertes  à  dessins  d'argent;  alors,  au  milieu 
des  vieux  murs  en  grisailles,  elles  ont  l'air  de  lumineuses  Péris, 
et,  si  elles  vous  regardent,  tout  le  leurre  de  la  vie  terrestre,  tout 
l'appel  de  la  chair  est  comme  concentré  dans  la  caresse  invoulue 
de  leurs  yeux... 

Mais  il  y  a  aussi  les  fakirs  en  extase,  que  l'on  rencontre 
accroupis  aux  carrefours,  et  qui  soudainement  vous  rappellent 
la  prière  et  la  mort;  il  y  a  partout  des  pierres  saintes,  des  sym- 
boles informes  dont  personne  ne  sait  plus  l'âge  ni  le  sens,  et  qu'il 
ne  faut  pas  toucher,  certaines  castes  ayant  seules  le  droit  d'y 
porter  la  main,  d'y  déposer  des  guirlandes  de  fleurs.  Des  divi- 
nités, emprisonnées  derrière  des  grilles,  habitent  des  trous 
sombres  creusés  dans  l'épaisseur  des  murs  ;  des  temples,  où  ron 
n'entre  pas,  dressent  de  tous  côtés  leurs  pyramides  de  pierre. 
Les  vaches  sacrées,  bêtes  errantes  des  foules,  circulent  du  matin 
au  soir,  étrangement  inoffensives  et  douces,  de  préférence  choi- 
sissent les  marchés,  les  places  où  le  grouillement  humain  est  le 
plus  compact,  et  il  faut  s'en  écarter  par  respect.  Les  singes,  tous 
les  oiseaux  du  ciel,  pigeons,  corbeaux  ou  moineaux,  s'ébattent 
effrontément  parmi  les  hommes,  entrent  dans  leurs  demeures, 
viennent  manger  auprès  d'eux,  —  et  cela  seul  est  pour  donner 
l'impression  de  quelque  chose  d'anormal  pour  nous,  d'une  tolé- 
rance édénique  inconnue  à  notre  Occident. 

On  rencontre  quantité  de  cortèges  de  noce,  qui  défilent  au 
son  de  musiques  gémissantes,  précédés  par  des  danseurs  aux 
flancs    chargés  de   grelots  et  de  sonnettes,  les  mariés  ayant  le 


VERS    BÉNARÈS.  729 

visage  caché  sous  des  franges  en  fleurs  de  jasmin  naturel,  qui 
descendent  de  leur  coiffure  dorée  et  leur  font  comme  un  voile. 
Mariages  de  tout  petits  quelquefois  :  l'époux  paraissant  avoir 
cinq  ans,  Fépouse  deux  ou  trois,  et  le  couple  adorablement 
comique  est  assis  avec  gravité  dans  un  même  palanquin.  Si  le 
marié  est  plus  viril,  s'il  a  quinze  ou  seize  ans,  il  passe  à  cheval  ; 
mais  toujours  les  franges  de  fleurs  dissimulent  ses  traits  derrière 
leur  retombée  blanche.  —  Ce  peuple  de  Brahma  est  resté  gen- 
timent primitif,  presque  enfantin  pour  les  choses  de  ce  monde  ; 
mais  ses  conceptions  abstraites  dépassent  les  nôtres  ;  et,  dans  le 
pur  et  supérieur  domaine  psychique,  le  plus  humble  brahmine, 
vêtu  d'un  pagne  de  toile,  à  quelles  hauteurs  n'est-il  pas  au-dessus 
de  tel  important  imbécile  de  chez  nous,  qui  cependant,  avec 
dédain,  lui  soufflerait  à  la  figure  la  fumée  de  son  cigare!... 

Il  règne  à  Bénarès  une  ambiance  de  méditation  et  de  prière 
qui  vous  porte,  comme  disent  les  Sages  de  la  petite  maison  du 
silence  :  c'est  vrai,  ce  qu'ils  affirment,  que,  même  après  un  court 
séjour,  on  n'est  déjà  plus  celui  qu'on  était  à  l'arrivée.  Et  pourtant, 
nulle  part  la  fantasmagorie  de  ce  monde  n'est  plus  charmeuse; 
nulle  part  la  forme  n'est  plus  troublante,  ni  la  chair  plus  tenta- 
trice ;  entre  l'appel  d'en  bas  et  l'appel  d'en  haut,  il  y  a  une  lutte 
qui  déséquilibre. 

Et  les  trompes  sacrées  sonnent  dans  tous  les  sanctuaires,  les 
tamtams  énormes  font  leur  bruit  d'orage;  matin  et  soir,  aux 
heures  de  Brahma,  le  fracas  des  musiques  religieuses  domine  le 
croassement  éternel  des  corbeaux,  épandus  en  nuage  autour  des 
pyramides  rouges. 

La  Dourga,  la  Kali,  l'épouvantable  déesse,  a  aussi  son  temple 
dans  la  ville  sainte,  un  temple  tout  rouge  sombre,  couleur  du 
sang  dont  elle  est  altérée  et  insatiable,  un  temple  qui  répand  une 
fétidité  de  boucherie  et  où  les  dalles  sont  tachées  sinistrement, 
car  on  y  tue  encore.  Elle-même  apparaît  au  fond,  la  Kali,  tou- 
jours petite  et  informe,  ainsi  qu'il  est  d'usage  de  la  représenter, 
et  embusquée  dans  une  niche  ;  sa  figure  noire,  imprécise,  à  gros 
yeux  comme  celle  d'un  embryon  humain,  sort  à  moitié  de  son 
manteau  de  drap  rouge.  Dans  son  repaire,  une  intolérable  odeur 
de  singe  s'ajoute  à  celle  du  sang  croupi,  et  des  yeux  qui  cligno- 
tent vous  regardent  venir,  vous  observent  de  tous  les  coins;  à 
peine  est-on  entré,  que  des  petits  êtres  impudens  vous  sautent 
aux  épaules,  des  petites  mains  alertes  et  froides  vous  dirent  les 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

cheveux  ou  se  glissent  dans  vos  manches...  Une  famille  de  singes 
était  arrivée  des  bois,  dans  les  temps,  pour  s'établir  chez  Kali, 
sans  que  personne  ait  osé  la  mettre  dehors  ;  elle  a  pullulé,  dans 
le  sanctuaire  et  le  jardin,  protégée  par  un  religieux  respect,  et 
aujourd'hui  chacun  se  fait  un  devoir  d'apporter  des  graines  pour 
les  petits  intrus,  d'ailleurs  sans  grande  malice,  qui  sont  devenus 
les  despotes  du  lieu. 

Au  centre  de  tout,  il  y  a  le  Temple  d'Or,  qui  est  comme  le 
cœur  de  Bénarès,  son  cœur  jalousement  caché,  au  plus  inextri- 
cable entre-croisement  des  ruelles  sombres.  C'est  un  petit  temple; 
on  ne  le  voit  presque  de  nulle  part,  tant  il  est  enveloppé,  et  ses 
dômes  fabuleux,  tout  en  or  fin,  ne  sont  guère  familiers  qu'aux  rê- 
veurs des  terrasses  voisines,  ou  bien  aux  oiseaux  du  ciel  qui  les 
regardent  en  planant.  Le  dédale  se  complique  et  se  resserre,  lors- 
qu'on s'en  approche,  elles  symboles  se  multiplient.  Des  ruines,  des 
immondices  ;  des  dieux  partout  dans  des  espèces  de  guérites  ;  des 
guirlandes  de  fleurs  jaunes  qui  pourrissent  par  terre;  sur  des 
socles,  des  agates  arrondies  comme  des  œufs  ou  taillées  en  Lingam, 
pierres  que  l'on  n'ose  pas  frôler  tant  elles  sont  saintes.  Dans  les 
échoppes,  on  vend  des  petites  idoles  de  bronze  ou  de  marbre, 
particulièrement  vénérables,  rien  que  parce  qu'elles  viennent 
d'ici.  Et  des  fakirs  aux  traits  de  spectre,  aux  yeux  de  fou,  tout 
barbouillés  de  cendre,  la  figure  marquée  de  signes  secrets,  ac- 
croupis devant  quelque  petit  feu  de  bois  sec,  dans  la  pénombre 
de  ces  rues,  vous  bénissent  au  passage,  d'un  lent  geste  décharné. 

Une  sorte  de  place  très  enclose,  très  surplombée  de  murailles 
et  de  ruines,  sert  de  cour,  de  péristyle  pourrait-on  dire,  au 
Temple  d'Or,  sans  cependant  l'aborder  de  front,  car  il  faut  se  re- 
plonger dans  une  ruelle  obscure  et  serrée  pour  en  trouver  la 
porte.  Déjà  extrêmement  sainte,  cette  place  est  toujours  peuplée 
de  fakirs,  et  un  étranger  doit  se  garder  ici  de  toucher  quoi  que 
ce  soit,  sous  peine  de  sacrilège.  Des  niches,  creusées  çà  et  là  dans 
l'épaisseur  des  murs,  et  fermées  par  des  battans  de  bronze  ajouré, 
contiennent  des  rangées  de  ces  précieuses  agates  polies  qui  sym- 
bolisent le  mystère  de  l'engendrement  et  de  la  mort.  Des  cages 
aux  épais  barreaux  de  métal,  comme  pour  de  grands  fauves, 
sont  remplies  de  divinités  au  visage  féroce,  et,  dans  l'ombre  des 
recoins,  se  tiennent,  entourés  de  chiff'ons  et  de  guirlandes  jaunes, 
d'horribles  Ganesa  tout  crasses,  tout  usés  par  les  pieux  attou- 
chemens  des  fidèles.  Les  colliers  de  fleurs  fanées  jonchent  le 


VERS    BÉNARÊS.  731 

sol,  se  mêlent  à  l'épaisse  poussière  des  ans,  et  on  piétine  la 
fiente  de  ces  vaches  sacrées  qui,  après  avoir  erré  tout  le  jour 
dans  les  foules,  rentrent  quand  le  soir  tombe.  Le  lieu  est  aussi 
un  rendez-vous  pour  les  pèlerins  qui  viennent  au  sanctuaire  : 
pieux  ermites  des  solitudes  d'alentour,  purs  yoghis  au  beau 
visage  d'inspiré  et  à  la  robe  couleur  d'aurore,  tous  gens  couverts 
de  chapelets  et  de  coquilles,  y  stationnent  à  l'abri  d'un  kiosque 
de  granit,  élevé  à  leur  usajre  dans  les  temps  anciens.  Et  autour 
d'eux  s'asseyent  les  habituô^  de  la  place,  les  fakirs  mendians, 
les  fakirs  épileptiques,  les  squelettes  terreux  au  regard  de  fièvre, 
les  lépreux  qui,  pour  avoir  l'aumône,  vous  tendent  des  mains 
toutes  rongées  n'ayant  plus  de  doigts...  Ces  êtres  par  trop  im- 
mobiles, ces  masques  figés  sous  une  couche  de  cendre  ou  de 
poudre  jaune,  et  dont  toute  la  vie  s'est  concentrée  dans  les  pru- 
nelles, ce  sont  eux  surtout  qui  répandent  aux  abords  de  ce 
temple  la  vague  horreur  dont  on  ne  se  défend  pas;  quand  une 
fois  on  est  passé  dans  le  champ  du  regard  de  certains  vieux  fakirs, 
aux  cheveux  déroutans  noués  en  haut  chignon  de  femme,  on  se 
sent  poursuivi,  on  n'oublie  plus. 

Aucun  profane  ne  saurait  pénétrer  dans  le  Temple  d'Or.  Mais, 
en  face  de  la  porte,  il  est  permis  de  monter  dans  une  antique 
maison  de  prêtres,  qui  n'en  est  séparée  que  par  une  ruelle 
étroite;  là,  chaque  matin  et  chaque  soir,  on  fait  au  Dieu  de  la 
Mort  une  funèbre  musique,  accompagnée  par  des  tamtams 
géans,  et  le  balcon  où  s'installent  les  sonneurs  de  trompe  est 
un  des  rares  points  où  l'on  ait  vue,  et  de  tout  près,  sur  les  folles 
richesses  des  dômes.  Il  y  en  a  trois.  L'un,  en  marbre  noir,  repré- 
sente un  amas  de  dieux  groupés  en  pyramide.  Les  deux  autres 
sont  entièrement  en  or,  en  épaisseb  plaques  d'or  repoussées  et 
ciselées;  ils  en  donnent  d'ailleurs  parfaitement  l'impression 
extraordinaire  :  aucune  dorure,  aucun  artifice  n'arriverait  à  cet 
éclat  inimitable  de  For  épais  et  sans  alliage,  que  les  siècles  n'ont 
pas  su  ternir.  Et  des  familles  de  perruches,  que  l'on  ne  dérange 
jamais,  bien  entendu,  ont  bâti  leurs  nids  dans  les  creux  de  ces 
orfèvreries  ;  parmi  les  fleurs  d'or  et  les  feuillages  d'or,  on  les  voit 
circuler  comme  chez  elles,  nombreuses,  empressées,  —  et  vertes, 
plus  vertes  que  nature,  semble-t-il,  sur  ces  fonds  sans  prix. 

Presque  toutes  les  rues  viennent  aboutir  au  Gange,  et  là,  elles 
s'élargissent,  elles  s'éclairent;  là,  c'est  tout  à  coup  la  magnifi- 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cence,  les  palais,  la  lumière  à  flots.  Pour  le  Gange,  on  a  fait, 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  ville,  ces  escaliers  pompeux  quil  per- 
mettent de  descendre  en  tout  temps  jusqu'aux  eaux  saintes,  même 
aux  périodes  de  sécheresse  où  elles  sont  si  basses,  comme  en  ce 
moment,  et  découvrent  les  ruines  ensevelies  dans  leur  lit  pro- 
fond. Et,  à  tous  les  étages  des  marches,  on  a  construit  ces  petites 
guérites  de  granit,  comme  des  chapelles,  où  sont  reproduits  les 
différens  dieux  des  temples,  mais  en  réduction  et  avec  des  formes 
très  massives,  pour  résister  à  refi"ort  des  eaux  qui  chaque  année, 
à  la  saison  des  pluies,  les  submergent  longuement. 

Ce  fleuve,  c'est  toute  la  raison  d'être,  toute  la  vie  de  Bénarès. 
Du  fond  des  palais  ou  des  jungles,  de  partout,  on  vient  pour 
mourir  sur  ces  bords  sacrés;  des  vieillards,  des  malades  s'y  font 
apporter  de  loin,  accompagnés  de  leur  famille,  qui,  après  leur 
mort,  ne  s'en  va  plus.  Et  ainsi  la  ville,  qui  a  déjà  trois  cent  mille 
âmes,  se  peuple  chaque  année  davantage;  elle  est,  pour  tous 
ceux  qui  sentent  approcher  leur  fin,  l'objectif,  le  lieu  ardem- 
ment rêvé... 

Oh  !  mourir  à  Bénarès  !  Mourir  au  bord  du  Gange,  avoir  là  son 
cadavre  baigné  une  suprême  fois,  avoir  là  sa  cendre  jetée!... 

XI.    —   DÉSÉQUILIBREMENT 

«  Manas,  âme  :  en  sanscrit,  un  principe  qui  rayonne,  qui  se 
diffuse  autour  de  nous,  sans  qu'il  soit  possible  de  lui  assigner 
ces  limites  précises  qui  font  une  individualité  distincte,  irré- 
ductiblement et  à  jamais  distincte...  » 

Ainsi  parle  mon  initiatrice,  dans  le  calme  de  la  petite  maison 
hantée  par  les  oiseaux,  tandis  que  je  suis  assis  en  face  d'elle, 
sur  la  modeste  banquette  garnie  de  toile  blanche. 

Et  toujours  son  enseignement,  d'une  façon  obstinée,  d'une 
façon  à  la  fois  inexorable  et  compatissante,  tend  à  détruire  dans 
mon  esprit  la  notion  de  la  personnalité.  Les  êtres  que  j'ai  aimés, 
les  miens,  les  autres  quelconques  et  moi-même,  tous  :  parcelles 
momentanément  séparées  d'un  même  ensemble,  et  plus  tard, 
après  que  les  âges  seront  révolus,  parcelles  appelées  à  revenir 
s'abîmer  dans  cet  ensemble  ineff"able,  pour  l'éternité  !  Quelle  in- 
terprétation tristement  claire  de  cette  obscure,  mais  si  douce  pro- 
messe de  l'Evangile  :  Vous  serez  réunis  un  jour  dans  le  sein  de 
Dieu! 


VERS    BÉNARÈS.  733 

Illusion,  l'individualité  durable  de  ceux  que  nous  aurons 
chéris;  choses  d'un  jour,  leur  sourire,  l'expression  de  leur  re- 
gard, tout  ce  qui  nous  les  distinguait  essentiellement  des  autres, 
tout  ce-  qui  nous  semblait  un  reflet  presque  immatériel  de  leur 
âme,  et  que  nous  aurions  souhaité  impérissable  et  inchangeable 
comme  cette  âme  elle-même.  Jadis,  attaché  désespérément  que 
j'étais  à  la  conception  chrétienne  de  la  vie,  j'avais  dédaigné 
l'examen  de  cette  doctrine  qui  révoltait  toute  mon  humaine  ten- 
dresse; dernièrement,  à  Madras,  je  l'avais  aussi  repoussée,  il  est 
vrai,  sous  sa  forme  bouddhique,  plus  froide  et  plus  cruelle;  mais 
voici  qu'aujourd'hui  elle  s'impose  à  moi  d'heure  en  heure  da- 
vantage, dans  son  intégrité  première,  telle  que  l'énoncèrent,  au 
commencement  des  temps,  nos  grands  ancêtres  mystérieux,  et, 
après  des  épouvantes  que  je  ne  puis  ni  ne  veux  traduire,  j'entre- 
vois que  je  me  résignerai  à  la  somme  de  consolation  qu'elle 
peut  donner  encore. 

Comme  conséquence,  le  détachement  préconisé  par  les  Sages 
a  commencé  de  poindre  au  fond  de  mon  âme;  détachement  des 
êtres,  ou  de  leur  mémoire  terrestre  s'ils  ont  quitté  la  terre. 
L'angoissante  interrogation  n'est  plus  associée  au  souvenir  de 
ceux  que  j'ai  perdus;  ils  vivent  sans  doute,  presque  libérés  déjà 
de  leur  moi  tyrannique  et  illusoire,  et  j'accepte  l'idée  de  ce 
revoir  lointain,  plutôt  de  cette  fusion  avec  eux,  qui  ne  sera  pas 
au  lendemain  de  la  mort,  mais  peut-être  après  des  siècles  de 
siècles,  —  les  durées,  d'ailleurs,  étant  elles-mêmes  illusoires  au 
premier  chef,  et  appréciables  pour  nous  par  rapport  seulement 
avec  la  brièveté  de  notre  incarnation  présente... 

Je  sais  que  ce  renoncement  passera,  et  que  peu  à  peu, 
échappé  à  cette  sphère  d'influence,  je  me  reprendrai  à  la  vie, 
mais  jamais  comme  avant;  le  germe  nouveau  qui  a  été  déposé 
dans  mon  âme  est  destiné  à  l'envahir,  et  me  ramènera  vraisem- 
blablement à  Bénarès.  Et  combien  ce  qui  fut  jusqu'ici  mon  rôle 
en  ce  monde  se  révèle  à  moi  pitoyable  et  vain  :  aff"olé  que 
j'étais  de  formes  et  de  couleurs,  éperdument  épris  de  vie  ter- 
restre, m'acharnant  à  fixer  tout  ce  qui  est  éphémère,  à  retenir 
tout  ce  qui  passe I... 

Je  sors  le  soir  de  la  maison  des  Sages,  et  le  charme  exté- 
rieur est  toujours  là  qui  m'attend  pour  me  ressaisir. 

Errant  sans  but  dans  Bénarès,  j'arrive  cette  fois,  et  par  hasard, 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  quartier  des  bayadères  et  des  courtisanes.  Au-dessus  des 
mille  petites  échoppes  où  les  marchands  de  mousselines  pail- 
letées, de  mousselines  dorées  et  peintes,  viennent  d'allumer  leurs 
lampes,  tous  les  étages  supérieurs  des  maisons,  d'un  bout  à 
l'autre  de  la  rue,  appartiennent  aux  créatures  de  caresses  et  de 
ténèbres  ;  elles  commencent  de  se  montrer,  à  leurs  fenêtres,  à 
leurs  balcons,  très  barbarement  parées  pour  la  grande  prosti- 
tution du  soir  ;  derrière  elles,  on  aperçoit  leurs  logis  éclairés, 
avec  une  profusion  enfantine  de  girandoles  et  de  verroteries 
retombant  des  solives,  et,  sur  les  murs  blanchis  à  la  chaux,  des 
images  de  Ganesa,  d'Hanuman  ou  de  la  sanglante  Kali.  A  leurs 
bras  nus,  à  leurs  oreilles,  à  leurs  narines,  brillent  des  anneaux 
et  des  pierreries;  des  colliers  de  fleurs  naturelles,  aux  parfums 
qui  entêtent,  descendent  en  plusieurs  rangs  sur  leur  gorge.  Elles 
ont  les  mêmes  yeux  de  velours,  et  sans  doute  aussi  les  mêmes 
chairs  de  bronze  et  d'ambre,  que  ces  inapprochables  filles  de 
Brahmes  qui  se  dévoilent  le  matin  au  bord  du  Gange,  et  dont 
elles  pourraient  donner  l'illusion,  dans  l'étreinte... 

Xn.    —   UN   BANC   SUR   LEQUEL    BOUDDHA    s'eST   ASSIS 

Mon  ami  le  Pandit  m'emmène  aujourd'hui  faire  une  excur- 
sion à  la  campagne,  pour  voir  un  banc  sur  lequel  Bouddha  s'est 
assis.  Et,  chemin  faisant,  nous  causerons  d'ésotérisme,  dans  le 
silence  champêtre. 

Campagnes  de  Bénarès,  campagnes  solitaires,  paisibles,  pasto- 
rales, avec  des  champs  d'orge  et  des  champs  de  blé  ;  à  part  que  les 
moissons,  en  février,  sont  déjà  mûres,  et  que  les  arbres  sont  verts, 
on  dirait  un  peu  nos  plaines  de  France.  Des  pâtres,  en  gardant  leurs 
zébus,  leurs  chèvres,  leurs  buffles,  jouent  de  la  musette  et  du 
chalumeau.  Aux  coins  des  bois,  il  y  a  de  très  vieilles  pierres 
sacrées,  sur  lesquelles,  en  passant,  quelque  pieux  laboureur  a  jeté 
une  guirlande  d'oeillets  jaunes  ;  elles  ont  représenté  jadis  Ganesa 
DU  Vichnou,  dont  elles  conservent  encore  l'informe  ressemblance. 
Des  oiseaux,  des  oiseaux  de  belles  couleurs,  ceux-ci  bleu  tur- 
quoise, ceux-là  vert  émeraude  avec  une  huppe  rouge,  viennent 
en  confiance  se  poser  tout  près  de  nous,  se  laissent  regarder, 
n'ayant  aucune  peur  de  l'homme,  puisqu'il  ne  tue  pas.  Et,  sur 
tout  ce  pays,  des  tranquillités  religieuses  semblent  planer. 

Çà  et  là  gisent  des  amas  de  ruines  et  de  tombeaux,  qui  sont 


VERS    BÉNARÈS.  735 

enlacés  de  branches,  de  racines,  et  sur  lesquels  on  a  bâti 
d'humbles  villages,  utilisant,  pour  les  chaumières  d'aujourd'hui, 
les  vieilles  murailles  des  temples  ou  des  nécropoles.  Monastères 
de  bonzes,  construits  au  moment  de  l'expansion  des  doctrines 
de  Bouddha,  transformés  en  mosquées  lorsque  vint  à  passer  le 
torrent  de  l'Islam,  et  puis  abandonnés  quand  l'antique  brahma- 
nisme reprit  possession  du  sol  héréditaire  ;  sépultures  de  fakirs, 
de  guerriers  ou  de  derviches  ;  tout  cela  se  confond  à  l'ombre 
bleue  des  manguiers  ou  des  banians  ;  de  grandes  pierres,  qui  ont 
été  plusieurs  fois  retournées  au  gré  des  fanatismes  divers,  por- 
tent sur  une  face  le  lotus  de  Bouddha,  sur  l'autre  des  versets 
du  Coran.  Et,  au-dessus  des  tranquilles  débris,  les  gens  des 
chaumières  actuelles  exercent  de  petites  industries,  par  des  pro- 
cédés surannés  ;  ils  tissent  des  ceintures  de  soie,  dont  les  fils, 
tendus  parmi  les  herbes,  traversent  quelquefois  tout  un  vieux 
cimetière  ;  ou  bien  ils  colorent  des  mousselines,  qu'ils  mettent 
à  sécher  dans  des  recoins  de  soleil,  parmi  les  lézards,  sur  quelque 
ancien  pylône  de  temple. 

C'est  loin,  ce  lieu  de  pèlerinage  où  me  conduit  le  vénérable 
Pandit. 

En  route,  nous  dépassons  une  charrette  à  zébus,  remplie  de 
petits  enfans  qu'emmène  une  espèce  de  vieux  sorcier,  et  cela 
rappelle  la  voiture  ou  la  hotte  de  croquemitaine.  Au  moins  vingt 
bébés  de  cinq  ou  six  ans,  garçons  et  filles,  tiennent  là  entassésj; 
on  voit  sortir  leurs  têtes  de  partout,  d'entre  les  planches  à  claire- 
voie  et  de  dessous  la  bâche  qu'ils  soulèvent.  Ils  sont  parés  de 
bijoux,  de  colliers,  d'anneaux  dans  le  nez,  ils  sont  vêtus  de 
robes  de  gala  et  coiffés  de  hauts  bonnets  à  paillettes  d'or  ;  leurs 
yeux,  déjà  grands,  ont  été  amplement  cerclés  de  noir,  —  moins 
par  coquetterie,  me  dit-on,  que  par  prudence,  pour  neutraliser 
les  sorts  qui  pourraient  leur  être  jetés,  à  ces  innocens,  par  les 
regards  de  quelque  méchante  vieille  des  chemins.  Le  croque- 
mitaine débonnaire  qui  conduit  le  lent  attelage  a  la  barbe 
blanche,  aussi  longue  qu'une  barbe  de  fleuve,  et  son  torse  nu  est 
couvert  de  poils  blancs,  comme  une  fourrure  d'ours  arctique. 
Où  les  mène-t-il,  ces  bébés  ?  A  quelque  fête  enfantine,  évidem- 
ment, pour  qu'ils  aient  de  tels  airs  d'importance  joyeuse,  et  pour 
qu'on  les  ait  ornés  comme  des  idoles. 

Maintenant  nous  sommes  en  pleine  campagne,  et  il  faut  des- 
cendre de  voiture,  traverser  à  pied  sous  l'ardent  soleil  une  petite 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lande  stérile.  Et  enfin  voici  le  but  de  notre  course;  c'est,  au 
milieu  d'un  site  pierreux,  parmi  des  roches  d'un  gris  sombre  qui 
imitent  des  ruines,  une  sorte  de  cirque  naturel,  où  des  chèvres, 
en  ce  moment,  paissent  une  herbe  fine,  au  son  du  chalumeau  de 
leur  berger.  Là,  à  l'ombre  de  grands  arbres  qui  de  loin  ressem- 
blent à  nos  chênes,  se  trouve  un  très  vieux  banc  de  pierre  noircie, 
sur  lequel  le  Pandit  et  moi,  nous  nous  asseyons  avec  respect  :  le 
banc  où  Bouddha  prit  place,  il  y  a  un  peu  plus  de  deux  mille  ans, 
"^ouv  prêcher  son  premier  sermon.  Maintenant  que  le  bouddhisme, 
depuis  des  siècles,  a  disparu  d'ici  et  de  tous  les  pays  d'alentour, 
pour  s'étendre  vers  l'Orient  extrême,  les  Indiens  ne  fréquentent 
plus  cette  région,  très  sacrée  jadis.  Mais  le  vieux  banc  de  pierre, 
malgré  son  apparence  délaissée,  joue  encore  un  grand  rôle  dans 
des  milliers  de  pieuses  imaginations  humaines  ;  on  en  rêve,  de 
ce  banc  légendaire,  dans  d'incompréhensibles  cervelles  jaunes, 
écloses  au  fond  de  la  Chine,  ou  des  îles  du  Japon,  ou  des  forêts 
du  Siam  ;  et  quelquefois  des  pèlerins  de  là-bas  font  à  pied  des 
centaines  de  lieues  pour  venir  le  baiser  à  genoux.  Le  Pandit  et 
moi,  nous  y  devisons  de  choses  brahmaniques,  au  grand  calme 
pastoral,  dans  la  solitude  charmante. 

Et,  non  loin  de  ce  banc  si  spécial,  inspirateur  d'antique  et 
froide  sagesse,  s'élève  une  tour  large  comme  une  colline,  en 
granit  massif,  qui  fut  très  ouvragée  en  son  temps,  mais  sur 
laquelle  deux  millénaires  ont  passé,  usant  les  sculptures,  instal- 
lant du  haut  en  bas  les  herbes  et  les  broussailles  sauvages  :  ce 
sont  les  restes  du  premier  temple  bouddhique,  construit  dans 
l'ancienne  Bénarès.  Sur  les  parois  de  l'énorme  tour,  à  hauteur 
d'homme,  presque  toutes  les  saillies,  toutes  les  pierres  frustes 
sont  dorées  à  l'or  fin,  et  l'éclat  en  est  étrange,  imprévu  dans 
cette  vétusté  extrême  :  des  pèlerins  chinois,  annamites  ou  bir- 
mans, lorsqu'ils  réalisent  ce  rêve  de  venir  voir  le  banc  et  le 
temple,  se  font  un  devoir  d'apporter ,  de  leur  patrie  reculée , 
des  feuilles  d'or,  et  de  les  fixer  là  ;  c'est  leur  hommage,  — 
leur  carte  de  visite,  pourrait-on  dire  ,  —  au  vieux  sanctuaire 
nAéconnu. 

En  rentrant  à  Bénarès,  vers  la  fin  de  la  journée,  mon  com- 
pagnon de  promenade  fait  arrêter  notre  voiture  devant  la  maison 
de  campagne  d'un  de  ses  amis,  noble  brahmine  comme  lui,  et 
savant  en  philosophie,  en  langue  sanscrite.  C'est  pour  m'y  offrir 
aes  fruits  et  m'y  faire  boire  de  l'eau  fraîche.  (Lui-même,  il  va 


VERS    BÉNARÈS.  737 

sans  dire,  se  garderait  de  toucher  à  quoi  que  ce  fût  en  ma  pré- 
sence impure.)  La  vieille  demeure  est  exquise.  Et  aussi  le  jardin, 
qui  a  des  allées  bien  droites,  avec  des  bordures  imitant  nos  buis, 
et  des  petits  bassins  à  jet  d'eau  comme  les  plus  surannés  de  nos 
jardins  de  France  ;  on  y  retrouve  nos  marguerites-reines,  nos 
capucines,  nos  roses  ;  malgré  certains  arbres  dépouillés  par 
Thiver,  ces  fleurs,  cette  atmosphère  si  chaude,  ces  feuilles  jaunes, 
y  donnent  l'impression  d'un  été  finissant,  ou  d'un  automne 
ensoleillé,  —  on  ne  sait  plus,  —  d'un  automne  prématurément 
languide  faute  de  pluie,  et  mélancolique  dans  un  excès  de  lu- 
mière... 

Xni.    —   PENSÉES    DES    SAGES    DE  BÉNARÈS    SUR  LE    CHRISTIANISME 

«  Si  VOUS  êtes  chrétien,  disent  les  sages  de  Bénarès,  gardez 
précieusement  ce  que  vous  avez,  sans  chercher  au  delà.  Le 
christianisme  est  un  symbole  admirable,  qui  fut  pendant  des 
siècles  merveilleusement  approprié  aux  âmes  occidentales,  et 
derrière  lequel  réside  la  vérité.  Vous  avez  en  Christ  un  maître 
divin,  et  un  maître  toujours  vivant,  car  il  n'y  a  point  de  morts  ; 
il  est  bien  «  le  chemin  et  la  vie;  »  et  l'attente  de  ceux  qui  meu- 
rent en  lui  ne  sera  point  trompée. 

«  Mais  si  le  dogme,  si  la  «  lettre  qui  tue  »  révolte  votre  rai- 
son, alors  seulement  venez  à  nous.  Si  la  voie  de  la  dévotion  et 
de  la  prière  vous  est  fermée,  nous  vous  ouvrirons  celle  de  la 
connaissance  abstraite  ;  elle  est  plus  difficile  et  plus  sévère,  mais 
l'une  et  l'autre,  après  la  consommation  des  siècles,  se  rejoignent 
et  conduisent  au  même  but.  » 

«  Prier,  —  disent-ils  encore,  —  ne  sert  peut-être  de  rien 
pour  modifier  le  cours  des  petits  événemens  de  ce  monde.  Mais, 
pour  l'évolution  et  l'apaisement  des  âmes,  la  prière  est  souve- 
raine. 

«  Nous  ne  pensons  pas  que  le  grand  Dieu,  —  Celui  duquel  on 
évite  ici  de  parler,  —  écoute  les  prières  des  hommes.  Mais  tant 
de  parcelles  de  Lui,  individualisées,  éparses  en  personnalités 
bienfaisantes  dans  le  plan  astral,  sont  autour  de  nous  qui  veil- 
lent!... Pour  vous,  chrétiens,  c'est  Jésus  que  vous  appelez  :  il 
est  là,  n'en  doutez  pas,  ou  bien  quelqu'un  qui  vit  en  lui,  quel- 
qu'un des  siens,  et  vous  serez  entendus,  w 

TOME  XIII.  —  1903.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XIV.  —  AUTRE  MATIN 


Matins  de  Bénarès,  matins  frais  et  de  rosée  ;  ici,  matins 
d'hiver,  mais  qui  ressemblent  à  ceux  des  beaux  temps  d'octobre 
dans  notre  Midi  français. 

Gomme  à  l'aube  de  chaque  jour,  quand  je  me  rends  au 
fleuve,  du  lointain  faubourg  que  j'habite,  je  rencontre  sur  le 
chemin  tous  les  petits  marchands  de  la  campagne  qui  se  hâtent 
vers  la  ville,  enveloppés  jusqu'aux  yeux  dans  des  mousselines 
ou  des  cachemires,  autant  que  s'il  faisait  grand  froid  ;  ils  portent 
aux  épaules,  au  bout  de  bâtons,  des  jattes  de  crème,  des  cor- 
beilles de  gâteaux  de  riz,  mais  surtout  des  fleurs,  des  mannes 
remplies  de  fleurs,  —  toujours  ces  mêmes  guirlandes  de  jasmin, 
ces  mêmes  guirlandes  d'oeillets  jaunes,  que  l'on  jettera  au  vieux 
Gange,  vers  qui  toute  la  vie  du  matin  est  concentrée. 

En  haut  des  grands  escaliers  de  granit,  avant  de  descendre 
au  fleuve,  je  m'arrête  chez  un  fakir,  qui  est  venu  se  fixer  là,  il 
y  a  une  trentaine  d'années,  dans  un  vieux  kiosque  sacré,  et  qui 
nuit  et  jour  y  entretient  un  feu  allumé  sur  le  sol,  à  cette  même 
place,  depuis  mille  ans.  G'est  un  vieillard  qui  n'a  plus  de  chair 
et  qui  est  nu  sous  une  couche  de  cendre,  avec  de  longs  cheveux 
noués  au  sommet  de  la  tête  en  chignon  de  femme.  lime  jette  au 
cou  un  collier  de  jasmin,  me  regarde  une  seconde  avec  ses  yeux 
d'halluciné  très  doux,  et  puis  retourne  à  son  rêve,  après  m'avoir 
fait  signe  du  bras  :  «  Assieds-toi,  si  tu  veux,  et  contemple.  » 
Entre  les  colonnes  archaïques  de  son  logis  toujours  ouvert,  la 
vue  plonge  de  haut  sur  le  Gange,  et  sur  l'immense  plaine  de 
l'autre  rive,  la  plaine  déserte  et  encore  enveloppée  de  vapeurs 
nocturnes,  au  fond  de  laquelle  surgit  lentement  l'enchanteur, 
l'astre  Sourya,  le  soleil  !  Et,  dans  un  kiosque  voisin,  qui,  lui  aussi, 
domine  et  surplombe,  on  sonne  en  ce  moment  la  grande  aubade 
séculaire  pour  le  fleuve  et  pour  tous  les  dieux  de  Bénarès  ;  de 
longues  trompes,  que  Ton  voit  sortir  entre  les  colonnes  et  qui  se 
tournent  vers  le  levant,  beuglent  comme  des  monstres  aux 
abois,  et  des  tamtams,  à  l'intérieur,  les  accompagnent  d'un 
fracas  énorme  et  sourd. 

Je  descends  au  fleuve,  comme  je  fais  chaque  matin,  et 
comme  c'est  l'usage  à  Bénarès  ;  ma  barque  habituelle  est  là  qui 
m'attend. 


VERS    BÉNARÈS.  739 

D'abord  le  recoin  des  bûchers,  devant  lequel  il  faut  passer. 
Un  seul  cadavre,  bien  que  la  peste  ait  fait  depuis  quelques  jours 
son  apparition  dans  la  ville  sainte  ;  il  se  baigne,  couché  sur  la 
berge  et  plongé  jusqu'aux  reins  dans  le  Gange.  Mais  on  a  brûlé 
sans  doute  plusieurs  corps  cette  nuit,  car  je  vois  par  terre  des 
amas  de  tisons  fumans,  at  i'eau,  en  face,  est  toute  noircie  de 
charbon  humain,  sous  les  guirlandes  fanées,  qui  flottent  avec 
des  détritus  et  des  pourritures.  Et  le  jeune  fakir  des  morts  est 
là  toujours,  dans  sa  même  pose,  debout,  les  bras  croisés,  la  tète 
baissée,  le  menton  entre  ses  doigts  ;  avec  son  poudrage  gris,  il  a 
l'air  de  quelque  bronze  de  la  Grèce  qui  aurait  séjourné  dans  la 
terre,  mais  ses  longs  cheveux  sont  teints  e.a  rouge  et  il  s'est 
couronné  de  jasmin. 

Parmi  les  fleurs,  parmi  les  obsédantes  guirlandes  jaunes, 
flottent  aussi  des  carcasses  gonflées,  des  bœufs  noyés,  des  chiens 
morts,  et  la  vieille  fétidité  du  Gange  emplit  l'air  si  merveilleu- 
sement limpide  ;  elle  amène,  impose  et  maintient  l'idée  de  la  mort 
dans  la  féerie  du  matin  rose. 

On  sent  le  printemps  venir;  les  furtives  indications  d'hiver, 
qui  m'avaient  accueilli  à  mon  arrivée,  ne  se  retrouvent  plus.  On 
sent  une  langueur  nouvelle,  dans  le  matin;  on  dirait  aussi  que 
l'eau  du  fleuve  s'est  attiédie  ;  les  baigneuses  aux  longues  cheve- 
lures, aux  seins  voilés  de  fines  mousselines  des  Indes,  s'y  attar- 
dent aujourd'hui  davantage.  Il  y  a  une  affluence  extraordinaire 
de  petits  baigneurs  ailés  ;  pigeons,  moineaux,  oiseaux  de  toutes 
couleurs  s'abattent  par  troupe  au  milieu  des  brahmines  en 
prière,  se  posent  sur  leurs  buires  de  cuivre  étincelant,  sur  leurs 
fleurs  et  sur  leurs  guirlandes;  à  tous  les  cordages  des  barques, 
ils  s'accrochent  par  grappes,  et  chantent  à  plein  gosier.  Et  les 
vaches  sacrées,  devenues  plus  nonchalantes,  se  couchent  volup- 
tueusement au  soleil,  en  bas  des  grands  escaliers  où  les  enfans 
viennent  les  caresser,  leur  offrir  des  graminées  fraîches,  des  bou- 
quets de  roseaux  verts. 

Comme  chaque  jour,  tout  Bénarès  est  là,  toutes  les  nudités, 
tous  les  bronzes  des  hautes  castes  s'étagent  sur  les  immenses 
gradins  de  la  rive,  à  l'ombre  des  parasols  étranges,  ou  dans  les 
kiosques  de  granit  qu'habitent  les  dieux  à  six  bras,  ou  bien  en 
pleine  lumière,  sur  les  planches  flottantes  et  dans  l'eau. 

Je  suis  à  peu  près  le  seul  qui  ne  prie  pas,  sur  le  Gange,  à 
cette  heure,  ou  tout  au  moins  suis-je  le  seul  à  ne  pas  accomplir 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  rites  religieux  :  ablutions,  révérences,  offrandes  de  jasmin 
ou  de  fleurs  jaunes.  La  grande  extase  de  chaque  matin  est  com- 
mencée sur  tous  les  radeaux,  sur  toutes  les  marches,  et  je  n'ai 
point  ma  place  parmi  les  croyans  dédaigneux,  qui  ne  semblent 
même  pas  me  voir; je  passe  comme  n'importe  lequel  de  ces  tou- 
ristes, qui  affluent  maintenant  à  Bénarès,  depuis  que  le  voyage 
est  facile  et  que  l'Inde  s'est  ouverte  à  tous...  Mais  je  ne  suis  déjà 
plus  le  même  qu'en  arrivant  ;  les  heures  passées  dans  la  maison 
des  Sages  ont  laissé  en  moi  une  empreinte  qui  sans  doute  ne 
s'effacera  plus  jamais.  J'ai  franchi  les  «  terreurs  du  seuil,  »  et 
j'entrevois  l'apaisement,  dans  la  résignation  aux  vérités  nou- 
velles. Tout  commence  à  changer  d'aspect,  la  vie  et  même  la 
mort,  depuis  que  réapparaissent  en  avant  de  ma  route,  sous  une 
forme  différente,  des  durées  infinies  que  depuis  longtemps  je 
n'apercevais  plus... 

Et  cependant,  combien  Va  illusion  de  ce  monde,  »  —  pour 
parler  comme  ces  Sages,  —  me  tient  et  m'obsède  encore  !  Le  déta- 
chement suprême,  dont  ils  ont  déjà  déposé  le  germe  dans  mon 
àme,  le  renoncement  à  tout  ce  qui  est  charnel  et  transitoire,  je 
ne  connais  pas  sur  terre  un  lieu  capable  à  la  fois  d'y  conduire 
plus  vite  et  d'en  éloigner  davantage  que  cette  Bénarès  essen- 
tiellement affolante  où  un  peuple  entier  ne  songe  qu'à  la  prière 
et  à  la  mort,  —  et  où,  malgré  cela,  tout  est  piège  pour  les  yeux, 
pour  les  sens  :  la  lumière,  les  couleurs,  les  jeunes  femmes 
demi-nues  aux  voiles  mouillés,  aux  regards  de  langueur  ardente; 
le  long  du  vieux  Gange,  l'étalage  de  l'incomparable  beauté 
indienne... 

Mes  bateliers,  sans  que  je  le  leur  commande,  remontent 
comme  chaque  jour  le  courant  du  fleuve,  et  nous  arrivons 
devant  le  quartier  des  vieux  palais,  qui  est  plus  solitaire  et  favo- 
rable au  recueillement...  Cette  après-midi,  je  serai  de  retour 
dans  la  petite  maison  des  Sages,  où  me  ramène  une  attirance 
mêlée  d'effroi  ;  leur  enseignement  gagne  du  terrain  d'heure  en 
heure  dans  mon  âme,  d'abord  inattentive  ou  révoltée.  Déjà  ils 
ont  déséquilibré  l'être  que  j'étais;  il  semble  qu'ils  aient  entamé 
mon  individualité  intime,  pour  commencer  de  la  fondre,  comme 
la  leur,  dans  la  grande  âme  universelle... 

«  Tu  ne  peux  désirer,  disent  les  Sages,  que  ce  qui  est  diffé- 
rent de  toi-même,  ce  qui  est  en  dehors  de  ton  être  ;  et,  si  tu 
sais  que  les  objets  de  ta  conscience  sont  en  toi,  et  qu'en  toi  est 


VERS    BÉNARÈS,  741 

l'Essence  de  toutes  choses,  le  désir  s'évanouit  el  les  chaînes  se 
dissolvent.  » 

«  Tu  es  essentiellement  Dieu.  Si  tu  pouvais  graver  en  ton 
cœur  cette  vérité,  tu  verrais  tomber  d'elles-mêmes  les  limitations 
illusoires  qui  produisent  la  tristesse  et  les  souffrances,  les 
désirs  de  Vêtre  séparé  (1)...  » 

Nous  longions  ces  vieux  palais  de  mystère.  Au  bord  du 
fleuve,  il  n'y  avait  plus  de  femmes  lançant  leur  chevelure  dans 
l'eau,  pour  ensuite  la  tordre  et  la  faire  ruisseler  sur  leurs 
épaules;  personne  dans  les  escaliers,  au  pied  des  hautes  mu- 
railles sombres.  Mais  tout  à  coup  une  porte  s'ouvrit  dans  les 
soubassemens  des  princières  demeures,  une  de  ces  lourdes 
portes  de  caveau  destinées  à  plonger  tous  les  ans  dans  le  fleuve 
pour  une  saison,  et  une  jeune  femme  parut  sur  le  seuil,  s'arrêta 
tout  illuminée  de  soleil,  petite  vision  étincelante  parmi  ces 
énormes  granits  moroses.  Deux  voiles  la  drapaient,  l'un  violet  à 
broderies  d'argent,  l'autre  jaune  orange,  jeté  sur  ses  cheveux 
comme  celui  des  dames  romaines  ;  elle  regardait  je  ne  sais  quoi 
dans  la  plaine  d'en  face,  pourtant  toujours  déserte,  et  relevait 
son  bras  nu  pour  abriter  avec  la  main  ses  grands  yeux,  —  ces 
yeux  d'Indienne,  dont  la  séduction  est  indicible.  Et  les  mousse- 
lines, la  violette  et  la  jaune,  détaillaient  sa  belle  gorge  fière,  la 
ligne  de  ses  reins  souples,  toute  l'harmonie  de  son  jeune 
corps... 

XV.  —  POUR  MES  FRÈRES  INCONNUS 

J'ai  prêté  le  facile  serment  que  l'on  me  demandait,  et  les 
Sages  de  la  petite  maison  silencieuse  m'ont  admis  pour  l'un  de 
leurs  disciples. 

Ce  qu'ils  ont  commencé  de  m'apprendre,  je  n'essaierai  pour- 
tant pas  de  le  redire. 

D'abord,  suis-je  assuré  que  l'on  me  suivrait  dans  ces  régions 
abstraites,  qui  paraîtraient  si  en  dehors  de  ma  voie  ?  On  n'attend 
de  moi,  je  le  sais,  que  l'illusion  du  voyage,  le  reflet  des  mille 
choses  sur  lesquelles  j'ai  promené  mes  yeux. 

Ensuite  et  surtout,  après  un  semblant  d'initiation  qui  a  duré 
«i  peu  de  jours,  comment  me  croirais-je  capable  d'enseigner? 

(1)  Paroles  de  Brâhmach&rin  Bodhabhikshn. 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  peu  que  je  saurais  dire  ne  pourrait  que  déséquilibrer,  mener 
peut-être  jusqu'aux  terreurs  du  seuil,  mais  non  plus  loin. 

D'ailleurs,  pas  plus  que  je  n'ai  découvert  Tlnde,  je  ne  pré- 
tends avoir  découvert  les  Védas;  depuis  quelques  années,  com- 
mencent à  se  répandre  parmi  nous  des  traductions,  —  encore 
bien  incomplètes,  il  est  vrai,  —  de  ces  écrits  surhumains. 

A  mes  frères  inconnus,  qui  se  comptent  par  légions  au  siècle 
où  nous  sommes,  je  veux  donc  seulement  dire  ceci  :  au  fond  des 
doctrines  védiques,  il  y  a  plus  de  consolation  qu  on  ne  le  pense 
au  premier  abord;  et  la  consolation  paisée  là,  au  moins,  n'est  pas 
destructible  par  le  raisonnement,  comme  celle  des  religions  révé- 
lées. 

Ce  recueil  des  Védas,  qui  est  l'œuvre,  non  pas  d'un  homme, 
mais  de  toute  une  race;  qui,  à  côté  de  choses  transcendantes  et 
merveilleuses,  contient  aussi  tant  d'obscurités,  de  contradictions, 
de  naïvetés  enfantines;  ce  recueil,  touffu  comme  la  jungle  et 
insondable  comme  le  gouffre  éternel,  les  Sages  de  Bénarès,  qui 
l'étudient  dans  le  recueillement  sans  trouble,  sont  peut-être  les 
seuls  capables  de  nous  le  rendre  un  peu  accessible.  Personne 
avant  eux  ne  m'avait  jamais  entr'ouvert  de  tels  abîmes,  je  n'avais 
entendu  de  telles  paroles  nulle  part;  sur  les  mystères  de  la  vie 
et  de  la  mort,  les  Sages  de  Bénarès  détiennent  les  réponses  qui 
satisfont  le  mieux  à  l'interrogation  ardente  de  la  raison  humaine; 
et  ils  font  passer  devant  vous  de  telles  évidences,  que  l'on  ne 
doute  plus  d'une  continuation  presque  indéfinie  de  sa  propre 
durée,  au  delà  des  destructions  terrestres. 

Cependant,  il  ne  faut  pas  s'approcher  à  la  légère  de  la  petite 
maison  blanche,  toujours  si  ouverte  et  accueillante  dans  son 
jardin  de  rosiers,  car  elle  est  avant  tout  l'asile  du  renoncement 
et  de  la  mort;  on  ne  redevient  jamais  tout  à  fait  soi-même,  lors- 
qu'une fois  on  a  été  touché,  si  légèrement  que  ce  fût,  par  la  paix 
qui  règne  là.  Et  c'est  une  épreuve  terrible  que  d'entrevoir,  même 
de  bien  loin  et  de  bien  bas,  Brahm  l'absolu,  qui  réside  au  fond 
de  V abîme  obscur;  le  dieu  sans  rapport  concevable  avec  l'univers 
manifesté  ;  Brahm  r  essentiellement  ineffable,  Celui  qui  est  au 
delà  de  toute  pensée,  dont  rien  ne  peut  être  dit,  et  qui  ne  s'ex- 
prime que  z)ar  le  silence. 

Pierre  Loti. 


LES 

PRUSSIENS  EN  1813 


L'ARMÉE    DE    SILÉSIE,   BLUGHER    ET    LA    KATZBAGH 


Les  historiens  et  les  patriotes  allemands  ont  plus  d'une  fois 
exagéré  l'action  considérable  que  les  Prussiens  ont  exercée  dans 
la  campagne  d'automne  de  1813. 

On  avait  relégué  les  troupes  et  les  généraux  prussiens  sur 
les  théâtres  secondaires  d'opérations ,  loin  du  quartier  général 
des  souverains,  loin  des  cénacles  où  s'élaboraient  avec  quelque 
lenteur,  sous  la  haute  direction  de  l'empereur  Alexandre,  sous 
l'influence  des  méthodes  autrichiennes,  sous  la  direction  nomi- 
nale d'un  chef  autrichien,  les  grandes  résolutions  politiques  et 
militaires.  Malgré  cette  sorte  de  relégation,  les  Prussiens  ont 
réussi,  par  leur  vigueur,  par  leurs  initiatives,  par  leurs  actes 
propres,  comme  aussi  par  l'impulsion  qu'ils  surent  imposer  au 
grand  quartier  général  lui-même,  à  imprimer  plus  d'une  fois  aux 
opérations  de  la  campagne  d'automne  le  caractère  audacieux  et 
vigoureux  de  leurs  méthodes  de  guerre. 

Il  est  donc  très  légitime  d'opposer  l'ardeur  et  l'esprit  d'ini- 
tiative des  chefs  prussiens  en  1813,  à  la  prudence  et  aux  timi- 
dités des  Autrichiens  et  de  Bernadotte.  Mais  c'est  compromettre 
les  plus  justes  thèses  que  de  les  exagérer.  Les  Prussiens  ne 
furent  pas  seuls  à  se  montrer  vigoureux  en  1813;  et,  à  tout 
prendre,  peut-être  les  prudences  du  grand  quartier  général  ont- 
elles  encore  rendu  quelques  services  à  la  coalition,  même  au 
regard  du  Napoléon  affaibli  et  diminué  de  1813. 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'on  veut  rechercher  quel  fut,  dans  cette  année,  l'acte  dé- 
cisif de  la  Prusse,  ce  fut,  nous  pensons  l'avoir  montré  ailleurs, 
d'avoir  constitué  en  quelques  mois,  au  seuil  du  xix*  siècle,  par 
un  effort  national  qui  n'a  jamais  été  surpassé,  une  armée  nou- 
velle; sinon  la  première  armée  nationale,  —  l'honneur  en. 
revient  à  la  Révolution  française,  —  du  moins  la  première  armée 
du  service  obligatoire.  C'est  le  fait  capital,  décisif,  de  l'histoire 
de  Prusse  en  1813;  on  peut  dire  de  l'histoire  d'Europe;  car  il  a 
dominé  par  ses  conséquences  toute  l'évolution  historique  de  la 
fin  du  XIX®  siècle. 

Après  la  campagne  du  printemps,  l'armistice  avait  donné  à 
la  Prusse  le  temps  de  former  une  armée  d'opérations  de 
160000  hommes,  d'inaugurer  un  mode  de  recrutement  nouveau, 
d'organiser  ses  landwehrs.  Elle  a  déjà  pris  par  là,  numérique- 
ment, une  part  considérable  aux  événemens  de  1813.  Son  con- 
tingent, presque  égal  à  celui  des  Russes,  supérieur  à  celui  des 
Autrichiens,  était,  dès  le  début,  hors  de  proportion  avec  son 
étendue  territoriale  et  sa  population.  Mais  elle  n'était  qu'un  des 
élémens  de  la  coalition  européenne  où  son  gouvernement  n'avait 
qu'une  faible  part  d'influence  et  d'autorité.  A  côté  de  l'impor- 
tance numérique  de  ses  effectifs,  à  côté  de  la  faible  action  de  son 
souverain  et  de  ses  ministres  dans  les  conseils  de  l'Europe,  quelle 
est,  autant  qu'on  peut  l'apprécier,  la  valeur  morale  du  concours 
qu'elle  a  apporté  à  la  coalition  européenne  en  1813?  Quel  a  été, 
dans  les  événemens  de  1813,  le  rôle  de  la  première  armée  du  ser- 
vice obligatoire  et  des  Prussiens  qui  l'avaient  créée?  C'est  dans 
l'histoire  même  de  la  campagne  d'automne  que  se  trouve  la 
réponse. 

I.    —    l'état-major    de   l'armée   DE   SILÉSIE.    BLÙCHER    ET   GNEISENAU 

Lorsque  s'ouvrit,  au  milieu  d'août,  la  campagne  d'automne, 
Napoléon,  dans  le  réduit  qu'il  s'était  constitué  à  Dresde,  était 
cerné  par  trois  armées  coalisées  :  l'armée  du  Nord,  l'armée  de 
Bernadotte,  groupée  en  avant  de  Berlin  ;  —  l'armée  de  Bohême, 
rassemblée  au  Sud  de  l'Erzgebirge  ;  —  l'armée  de  Silésie  à  l'Est. 

La  formation  de  ces  armées  avait  été  fort  compliquée  par  les 
difficultés  politiques  d'une  coalition  qui  embrassait  l'Europe 
presque  entière.  On  avait  eu  pour  préoccupation  dominante  de 
disperser  les  nationalités,  la  nationalité  prussienne  plus  qu'au- 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  745 

cune  autre.  Il  y  avait  des  Prussiens  un  peu  partout  :  fort  peu  à 
l'armée  des  souverains,  davantage  à  l'armée  de  Silésie.  Il  y  en 
avait  beaucoup  à  l'armée  du  Nord  dont  on  avait  confié,  par  com- 
pensation, le  commandement  à  l'un  des  anciens  maréchaux  de 
Napoléon,  à  Bernadotte.  L'armée  de  Silésie  était  surtout  russe 
par  ses  troupes  ;  elle  était  prussienne  par  ses  chefs  et  par  son 
état-major.  Cet  état-major  était  devenu  le  refuge,  et  l'on  pourrait 
presque  dire,  depuis  la  mort  de  Scharnhorst,  l'unique  refuge  du 
parti  des  patriotes  prussiens.  Aussi  inspirait-il  au  grand  quar- 
tier général,  à  l'entourage  des  souverains,  particulièrement  aux 
directeurs  de  la  politique  autrichienne,  les  plus  vives  méfiances. 
L'ardeur  intempérante  et  concentrée  de  ces  audacieux,  heurtait 
les  habitudes  d'esprit  de  Metternich;  les  visées  occultes,  les 
arrière-pensées  politiques  qu'il  leur  supposait  l'inquiétaient. 

Ce  n'était  pas  sans  discussion  que  le  commandement  de  l'armée 
de  Silésie  avait  été  confié  à  Blûcher.  Son  autorité  militaire  avait 
été  ébranlée  par  la  bataille  de  Bautzen.  Son  ancienneté  et  ses 
longs  services, —  peut-être  aussi  l'influence  posthume  de  Scharn- 
horst, —  la  nécessité  de  faire  quelque  place  aux  Prussiens 
l'avaient  poussé  au  commandement.  Les  Autrichiens  avaient 
tenté  de  réduire  l'armée  confiée  à  sa  direction  à  un  petit  noyau 
de  50000  hommes.  Ce  fut  seulement  en  dernier  lieu  qu'on  se  ré- 
solut à  lui  en  laisser  80  000.  Encore  cette  armée  de  80  000  hommes, 
palladium  de  la  nationalité  allemande,  était-elle  en  grande  ma- 
jorité formée  de  soldats  russes.  On  avait  cherché  à  écarter  de 
l'état-major  silésien  et  à  disperser  le  groupe  suspect  de  patriotes 
qui  avait  commencé,  durant  la  campagne  de  printemps,  à  se 
former  autour  de  Bliicher.  C'est  ainsi  que,  malgré  son  désir,  le 
chef  de  l'armée  de  Silésie  n'avait  pu  obtenir  d'avoir  auprès  de 
lui,  ni  Clausewilz,  que  le  roi  avait  refusé  de  réadmettre  dans 
l'armée  prussienne,  ni  Grolmann,  que  l'on  avait  retenu  à  l'armée 
des  souverains  En  revanche,  on  y  avait  introduit  quelques  té- 
moins des  tendances  du  grand  quartier  général,  destinés  à  sur- 
veiller ce  foyer  inquiétant.  Le  chef  de  l'état-major  de  l'armée  de 
Silésie  n'avait  pas  été  choisi  par  Blûcher.  C'était  un  représentant 
de  l'entourage  direct  de  Frédéric-Guillaume  III  ;  c'était  Mu ffling, 
le  type  de  l'officier  d'état-major  consciencieux  et  expert,  aussi 
mesuré  que  Gneisenau  était  audacieux  :  le  philosophe  de  V/eimar, 
comme  l'appelait  Bliicher.  Il  avait  l'esprit  assez  ouvert  pour 
juger  les  travers  du  milieu  exubérant  où  il  vivait,  assez  fin  pour 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

les  railler,  assez  prudent  pour  que  ses  railleries  ne  l'exposassent 
point  directement.  Mais  le  témoin  le  plus  gênant  pour  Bliicher 
était  le  chef  de  l'un  des  corps  d'armée  russes.  C'était  un  gentil- 
homme français  qui  s'est  chargé  de  souligner  lui-même,  dans 
ses  mémoires  (1),  le  contraste  original  des  grâces  du  xyu!*"  siècle 
français  égarées  au  milieu  de  l'intempérante  grossièreté  des  pa- 
triotes allemands.  Le  comte  de  Langeron  n'était  point  un  émigré 
Il  avait  quitté  la  France  en  1787,  et  son  esprit  aventureux  de 
soldat  de  fortune,  qu'il  tempérait  d'une  mesure  de  bon  goût  et 
de  bonne  éducation,  l'avait  poussé  dans  l'armée  russe.  Il  y  avait 
fait  la  guerre  contre  les  Turcs;  il  avait  joué  son  rôle  à  la  bataille 
d'Austerlitz.  Il  était  de  la  pléiade  de  Français  dont  Alexandre 
s'entourait.  Avec  Saint-Priest,  Rochechouart,  le  baron  de  Crossard, 
il  y  représentait  la  vieille  France,  que  l'éclectisme  d'Alexandre 
associait,  dans  cette  œuvre  antinationale,  aux  transfuges  de  la 
France  nouvelle,  à  Moreau,  à  Bernadotte,  à  Rapatel.  Langeron 
commandait  le  plus  important  des  corps  de  l'armée  de  Silésie 
Il  avait  sous  ses  ordres  44  000  hommes.  Il  était  fort  ancien  gé- 
néral. JNous  verrons  qu'il  avait  été  destiné  à  servir  de  modéra- 
teur et  de  surveillant  à  Blûcher. 

Cependant,  malgré  toutes  ces  précautions,  malgré  le  mélange 
des  nationalités,  l'armée  de  Silésie  n'en  a  pas  moins  porté  l'em- 
preinte apparente  des  passions  ardentes  et  brutales,  et  aussi  des 
tendances  à  l'intrigue  secrète,  qui  distinguaient  l'action  des  pa- 
triotes prussiens.  Elle  a  dû  surtout  cette  empreinte  à  la  person- 
nalité puissante  de  ses  deux  chefs,  intimement  associés  dans  une 
œuvre  commune  :  à  Blûcher  et  à  Gneisenau. 

Blûcher,  tout  incomplet  qu'il  est,  tout  simple  qu'il  paraît 
dans  sa  violence  intempérante  d'offensive,  est  un  personnage  plus 
complexe  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  penser  au  premier  abord. 
Il  avait  déjà  marqué  sa  trace  dans  l'histoire  de  la  Prusse,  con- 
servant sa  vigueur  jusque  dans  la  retraite  qui  suivit  léna,  em- 
porté et  ardent  dans  les  conspirations  des  patriotes  prussiens  eu 
1811,  impatient  d'offensive  sur  les  champs  de  bataille  de  la  cam- 
pagne de  printemps.  Il  avait  soixante  et  onze  ans  lorsqu'il  s'en- 
gagea dans  la  campagne  qui  consacra  sa  gloire,  et  où  il  assumait 
pour  la  première  fois  les  charges  et  les  responsabilités  du  com- 

(1)  Mémoires  inédits  du  comte  de  Langeron,  dont  l'original  est  conservé  aux 
Archives  du  ministère  des  Affaires  étrangères  sous  le  titre  :  Journal  des  cam- 
pagnes faites  au  service  de  la  Russie  par  le  comte  de  Langeron,  général  en  chef. 


LES    PRUSSIENS    EK    1813.  747 

mandement  en  chef  d'une  airoée.  Il  n'était  pas  Prussien  :  il  était 
de  ces  Allemands  sur  lesquels  l'Etat  prussien  avait  exercé  sa 
force  d'attraction  ;  mais  cependant  déjà,  par  lui-même  et  par  ses 
origines,  Allemand  du  Nord  et  très  voisin  de  la  Prusse.  Il  était 
né  à  Rostock,  dans  une  ville  qui  n'est  point  encore  prussienne. 
Sa  famille  appartenait  à  la  classe  des  possesseurs  de  biens-nobles 
du  Mecklenburg.  dont  la  condition  sociale  et  la  vie  offraient 
beaucoup  d'analogies  avec  celles  de  l'oligarchie  prussienne. 

Élevé  dans  des  conditions  assez  modestes,  à  peu  près  sans 
instruction  ;  livré  dès  l'enfance  à  une  vie  d'initiative  débridée  et 
de  violence  physique,  il  avait  été   entraîné  un  jour,  au  cours 
de  la  guerre  de  Sept  ans,  à  la  suite  d'un  des  régimens  de  cava- 
lerie suédoise  qui  guerroyaient,  de  ce  côté,  contre  Frédéric  II. 
Il  était  ainsi  entré,  à  seize  ans,  en  1758,  comme  Junker,  au  ser- 
vice de  la  Suède,  à  moitié  contre  le  gré  de  son  oncle,  chez  lequel 
il  résidait.  Il  n'y  demeura  pas  longtemps.  Deux  ans  plus  tard, 
en  1760,  il  passa,  par  un  procédé  d'une  brusquerie  originale,  et 
avec  la  parfaite  indifférence  des  existences  aventureuses  de  ce 
temps  pour  le  sentiment  national,  au  service  de  la  Prusse  contre 
laquelle  il  venait  de  faire  ses  premières  armes.  L'audace  du  jeune 
Junker  suédois  avait  attiré  l'attention  des  hussards  prussiens 
qui    se  rencontraient   presque   journellement,    sur   ce    théâtre 
d'opérations  secondaires,  avec  la  cavalerie  suédoise.  C'étaient  les 
hussards  prussiens  de  Belling,    un  chef  de  partisans  actif  et 
audacieux.  Dans  l'une  de  ces  fréquentes  escarmouches,  un  grand 
hussard  prussien  rencontra  le  jeune  Biiicher  désarçonné,  le  saisit 
d'une  poigne  vigoureuse  et  le  transporta  en  travers  de  sa  selle 
au  camp  prussien.  Il  y  resta  :  il  paraît  qu'au  temps  de  la  gloire 
de  Biiicher  plus  d'un  vieux  hussard  se  vanta  d'avoir  ainsi  amené 
à  la  Prusse  un  de  ses  plus  grands  généraux.  Beaucoup  se  pré- 
sentèrent à  Biiicher  qui  les  accueillait  tous  également  bien  et  les 
faisait  asseoir  à  sa  table.  «  Si  ce  n'est  point  celui  qui  m'a  pris,  » 
disait-il,  «  c'est  toujours  un  vieux  hussard.  »  De  fait,  les  scru- 
pules de  Blûcher  ne  le  gênèrent  pas  pour  échanger  le  rôle  de 
prisonnier  contre  celui  de  transfuge  ;  il  se  borna  à  demander 
que,  pour  compenser  la  perte  que  sa  défection  causait  aux  hus- 
sards suédois,  on  leur  renvoyât  un  de  leurs  officiers  prisonniers. 
Le  prestige  de  Frédéric  II  et  de  l'armée  prussienne  le  retinrent 
au  service  de  la  Prusse,  et  Belling  devint  son  protecteur  Blûcher 
ne  prit  point  part  aux  grandes  actions  de  la  guerre  de  Sept  ans 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  demeura  presque  constamment  avec  Belling  sur  les  théâtres 
secondaires,  associé  à  ces  aventures  audacieuses  que  Frédéric  II 
lui  même  comparait  à  celles  d'Amadis. 

Et  puis,  ce  fut  une  longue  période  de  paix.  Bliicher  y  dé- 
pensa ce  qu'il  avait  d'activité  en  surcroît;  mais  de  façon  à  ne 
point  s'attirer  la  bienveillance  du  grand  roi.  Les  hussards  chargés 
d'occuper  les  nouvelles  provinces  polonaises,  où  Frédéric  II 
cherchait  à  apaiser,  du  mieux  qu'il  pouvait,  Thostilité  des  Slaves, 
se  prêtaient  mal  aux  vues  conciliantes  du  roi  de  Prusse.  Chaque 
jour  quelqu'un  des  leurs  disparaissait,  et  il  était  difficile  de 
savoir  sur  qui  exercer  les  représailles.  Blûcher,  alors  capitaine, 
fit  arrêter  le  curé  polonais  d'une  paroisse  voisine,  suspect  d'ex- 
citer ses  ouailles,  le  fit  placer  au-devant  d'une  fosse,  et  fit  le 
simulacre  de  l'exécution,  les  fusils  n'étant  chargés  que  de  poudre. 
Le  curé  prit  l'exécution  au  sérieux,  tomba  dans  la  fosse  et  faillit 
en  mourir,  s'il  n'en  mourut  pas  tout  à  fait.  On  attribue  à  cet 
esclandre  la  disgrâce  où  tomba  Blûcher.  Lorsque,  s'étant  vu 
préférer  pour  le  grade  de  major  un  camarade  qu'il  jugeait  moins 
digne,  il  demanda  à  se  retirer,  Frédéric  II  le  congédia  assez 
brusquement.  On  prétend  qu'il  écrivit  sur  le  congé  :  «  Le  capi- 
taine de  Blûcher  peut  aller  au  diable.  » 

En  vain  Bliicher  demanda  à  maintes  reprises  à  reprendre  du 
service.  Avec  une  persistance  presque  rancunière,  le  roi,  de  sa 
propre  main,  repoussa  chaque  fois  la  demande.  Ainsi  Blûcher 
dut,  moitié  de  bon  gré  d'abord,  puis  de  fort  mauvais  gré  ensuite, 
employer  treize  années  de  sa  vie  à  l'autre  occupation  favorite 
qui  se  partageait,  avec  le  métier  des  armes,  l'existence  des  hobe- 
reaux prussiens  :  à  la  direction  économique  de  ses  biens-nobles. 
Mais  il  ne  faut  point  se  représenter  le  seigneur  revenant  au 
berceau  de  sa  famille  :  les  biens-nobles  changeaient  souvent  de 
mains,  et  leur  mobilité,  dans  la  seconde  moitié  du  xviii®  siècle, 
dépassait  ce  que  l'on  peut  imaginer.  Depuis  longtemps,  la  fa- 
mille de  Blûcher  était  déracinée;  elle  avait  abandonné  le  bien 
patrimonial  du  Mecklenburg.  Blûcher  s'était  marié  dans  la 
Prusse  occidentale.  En  quittant  le  service,  il  s'établit  dans  cette 
province,  en  pays  polonais,  sur  un  bien-nôble  appartenant  à  la 
famille  de  sa  femme.  Quelques  années  plus  tard,  il  acquerra 
d'autres  biens-nobles  en  Poméranie  et  ira  s'y  installer.  Il  les 
vendra  plus  tard,  recevra,  d'un  des  successeurs  de  Frédéric  II, 
une  part  des  dépouilles  polonaises,  des  biens-nobles  confisqués 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  749 

lors  des  derniers  partages  de  la  Pologne,  les  revendra,  et  se 
lancera  dans  une  série  de  ventes  et  d'achats  qui  ne  sont  plus 
que  des  spéculations  immobilières. 

Les  treize  années  que  Blûcher  consacra  à  ces  occupations,  et 
durant  lesquelles  il  tint  sa  place  dans  les  associations  oligar- 
chiques de  la  Poméranie,  n'ont  certainement  pas  été  employées 
selon  ses  goûts.  Elles  ont  joué  leur  rôle  dans  la  formation  de 
son  caractère.  Sorti  pour  un  temps  du  milieu  militaire  si  exclusif 
d'alors,  et  mêlé  à  la  vie  sociale  de  la  nation,  il  prit  au  contact 
ce  goût  de  sociabilité,  parfois  même  de  sociabilité  populaire, 
qui  contraste  avec  la  violence  de  son  tempérament. 

La  mort  de  Frédéric  11  mit  un  terme  à  cet  exode  de  Blûcher 
dans  la  vie  civile.  La  réaction  contre  le  grand  roi  était  de  mode, 
et  Blûcher  dut  à  cette  mode  un  retour  de  faveur.  Rentré  au 
service,  sans  avoir  rien  perdu  à  son  absence,  il  prit  une  part 
considérable  aux  campagnes  des  Prussiens  contre  les  armées 
révolutionnaires.  Il  en  a  laissé  de  sa  plume  un  récit  très  per- 
sonnel, succinct  et  vivant.  Il  y  apportait  une  ardeur  d'ofîensive 
convaincue  qui  contraste  avec  le  dilettantisme  de  la  plupart  des 
chefs  autrichiens,  et  même  prussiens,  de  cette  époque.  Après  la 
paix  de  Bâle,  Blûcher  fut  chargé  de  surveiller  la  ligne  de  démar- 
cation qui  protégeait  la  neutralité  de  l'Allemagne  du  Nord.  Ce  fut 
à  Munster,  lors  de  l'occupation  des  territoires  annexés  à  la  Prusse 
en  1804,  et  qui  résistaient  à  l'annexion,  qu'il  se  lia  avec  Stein.  Ce 
fut  dans  la  retraite  de  1806,  après  léna,  qu'il  se  lia  avec  Scharn- 
horst.  Depuis,  associé  étroitement  à  l'action  des  patriotes  prus- 
siens, il  avait  été  de  bonne  heure  choisi  par  eux  pour  conduire 
l'armée  prussienne  à  la  revanche,  et  imposé  par  Scharnhorst. 

Ce  serait  se  faire  une  idée  fausse  du  caractère  de  Blûcher  que 
d'y  voir  seulement  la  violence  irrépressible  et  aveugle  d'offen 
sive  qui  est  demeurée  le  trait  saillant  de  sa  figure  légendaire. 
Fermé  aux  théories  de  la  science  militaire,  n'ayant  d'ailleurs 
aucune  prétention  à  les  connaître,  il  n'a  pas  dû  seulement  ses 
succès  aux  chefs  d'état-major  éminens  qui  l'ont  secondé  et  dans 
quelque  mesure  dirigé,  à  Scharnhorst  et  à  Gneisenau.  Il  les  a 
dus  aux  facultés  géniales  qui  lui  permettaient  de  discerner  sûre- 
ment le  point  et  le  moment  où  devaient  être  portés  les  coups 
et  l'effort.  Son  impétuosité  n'excluait  point  cet  instinct,  ce  don 
naturel  qui  supplée  chez  l'homme  de  guerre  à  plus  d'une  lacune. 
Lui-même   en  savait  la  valeur.  On  raconte   que  le  soir  de  la 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Katzbach,  rentrant  au  quartier  général  sous  les  torrens  d'eau 
qui  inondaient  les  deux  armées  et  cheminant  côte  à  côte  avec 
Gneisenau,  il  se  retourna  après  un  long  silence,  et,  sous  son 
capuchon,  avec  cette  pointe  de  raillerie  qui  ne  lui  était  pas 
étrangère,  il  dit  à  son  compagnon  :  «  Eh  bien!  Gneisenau,  nous 
avons  gagné  la  bataille,  personne  au  monde  ne  peut  nous  con- 
tester cela;  mais  comment  allons-nous  faire  maintenant  pour 
expliquer  aux  gens  comment  nous  nous  y  sommes  si  bien  pris 
pour  cela?  » 

«  C'était  un  vieux  houzard  dans  toute  la  force  du  terme,  » 
écrit  de  lui  Langeron.  «  Buveur,  joueur,  débauché,  il  avait  tous 
les  défauts  que  l'on  pardonnerait  à  peine  à  un  jeune  homme.  » 
Et  cependant,  avec  cela,  d'une  psychologie  plus  compliquée 
qu'on  ne  pourrait  croire  :  l'homme  double  dont  Arndt  préten- 
dait retrouver  les  deux  masques  dans  son  visage.  Moitié  sanglier 
et  moitié  renard,  — volontaire  par  la  carrure  du  front  et  le  haut 
du  visage,  —  rusé  par  le  plissement  des  lèvres  et  le  sourire  des 
yeux.  Lorsque  la  Prusse  avait  occupé  Munster,  et  des  pays  qui 
répugnaient  au  régime  prussien  et  à  la  religion  protestante,  Blû- 
cher,  s'il  n'y  avait  pas  fait  aimer  la  Prusse,  s'y  était  fait  aimer 
lui-même  par  une  diplomatie  toute  en  rondeur  et  en  bonne 
humeur.  Il  réussissait  par  une  sorte  de  familiarité  populaire, 
qu'à  la  différence  d'un  très  grand  nombre  de  chefs  prussiens, 
comme  Bûlow  notamment,  beaucoup  plus  entichés  de  morgue 
que  lui,  il  étendait,  non  sans  succès,  à  ses  relations  avec  la  po- 
pulation civile.  Eloquent  à  l'occasion,  d'une  éloquence  un  peu 
spéciale  qu'il  avait  cultivée  dans  la  fréquentation  assidue  des 
loges  maçonniques. 

Tel  était  l'homme  auquel  les  souverains  avaieat  confié,  non 
sans  quelques  hésitations,  l'armée  de  Si.lésie,  et  qui  allait  se 
tailler,  dans  les  grandes  guerres  qui  ont  ruiné  l'Empire,  un  rôle 
si  original.  Toutefois,  Bliicher,  livré  à  lui-même,  eût  probable- 
ment été  fort  incapable  de  diriger  une  armée.  Nulle  part  il  n'a 
joué  son  rôle  qu'à  la  condition  d'être  complété  par  des  auxi- 
liaires dont  on  serait  embarrassé  de  dire  s'ils  étaient  des  subor- 
donnés ou  des  directeurs.  Dans  la  campagne  de  1813,  ce  rôle 
était  échu  à  Gneisenau. 

Ce  qui  marque  cette  physionomie  si  différente  de  celle  de 
Blûcher,  c'est  le  sang-froid,  le  jugement  sûr,  dont  il  tempère 
une  ardeur  qui  paraît,  au  premier  aspect,  fougueuse,  presque 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  751 

désordonnée  et  brutale.  Pendant  l'inaction  forcée  à  laquelle 
l'avait  condamné  l'apogée  du  régime  napoléonien,  Gneisenau 
avait  construit,  avec  tout  le  feu  d'une  imagination  débordante, 
des  plans  de  reconstitution  européenne.  A  la  même  époque, 
avec  un  singulier  génie  d'intrigue,  il  s'était  fait  en  Angleterre, 
en  Suède,  en  Allemagne,  le  commis-voyageur  de  la  conspiration 
européenne,  l'intermédiaire  officieux,  pas  toujours  très  scrupu- 
leux, du  parti  anti-napoléonien,  de  TAngleterre  et  de  la  Prusse, 
de  Hardenberg  et  de  Munster.  Sous  cet  aspect  d'imagination 
exubérante,  et  d'intrigue  compliquée,  qui  le  fit  prendre  parfois 
pour  un  dangereux  démagogue,  il  recelait  la  plupart  des  qua- 
lités d'un  chef  militaire  :  une  activité  inlassable,  une  volonté 
tenace,  solide,  persévérante,  un  jugement  sûr.  Mais,  avec  cela, 
brutal  et  grossier  à  souhait;  ne  prenant  aucun  soin  d'adoucir 
ou  de  tempérer  les  contacts  extérieurs  d'une  volonté  qui  était 
aussi  déplaisante  [dans  ses  manifestations  qu'elle  était  ferme  et 
assurée  dans  son  action  ;  traitant  en  despote,  sans  même  s'abriter 
sous  la  signature  du  chef  d'armée  dont  il  n'était  que  l'auxiliaire, 
les  commandans  de  corps  de  l'armée  de  Silésie. 

«  En  rendant  justice  aux  talens  du  général  Gneisenau,  » 
écrit  Langeron,  «  je  ne  puis  donner  les  mêmes  éloges  à  son  ca- 
ractère. Son  orgueil  et  son  amour-propre  ne  lui  permettaient 
pas  de  souffrir  la  moindre  contradiction.  Egoïste,  dur,  emporté, 
plus  grossier  et  plus  brutal  qu'il  n'appartient  même  à  un  Alle- 
mand de  l'être,  il  ne  ménageait  pers.onne,  il  était  généralement 
haï  et  devait  l'être.  » 

Langeron,  qui  partageait  les  préjugés  de  Metternich  contre 
les  doctrines  nouvelles,  ajoutait  un  autre  trait  à  ce  portrait  de 
Gneisenau  :  «  Ses  principes  libéraux,  »  écrivait-il  encore,  «  son 
attachement  aux  funestes  opinions  des  publicistes  et  des  profes- 
seurs de  l'Allemagne,  sa  haine  pour  son  roi,  le  rendaient  égale- 
ment dangereux  à  son  souverain  et  à  son  pays.  »  Et  l'ancien 
chef  de  corps  de  l'armée  de  Blûcher,  rédigeant  ses  mémoires  en 
1826,  alors  que  Gneisenau,  chargé  d'honneurs,  était  devenu  feld- 
maréchal,  terminait  par  un  dernier  trait  :  «  Il  faut  espérer  que 
ce  grade  et  les  grâces  dont  il  a  été  comblé,  affaibliront  ses  idées 
révolutionnaires,  ou  du  moins  l'engageront  à  les  dissimuler.  » 

De  fait,  en  1813,  Gneisenau  ne  dissimulait  guère  ce  que  Lan- 
geron appelle  ses  idées  révolutionnaires  :  comme  la  plupart  des 
patriotes  allemands  de  cette  époque,  il  subordonnait  tout  à  sa 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passion  dominante,  même  le  sentiment  monarchique  fort  attiédi 
au  spectacle  des  souverains  légitimes  domestiqués  par  Napoléon. 
Il  dissimulait  encore  moins  ses  liens  avec  les  publicistes  et  les  pro- 
fesseurs de  l'Allemagne  ;  car  il  avait  installé,  à  côté  de  l'état-major 
militaire  de  Blûcher,  tout  un  état-major  civil,  qui  ne  forme  pas 
l'un  des  traits  les  moins  originaux  de  l'armée  de  Silésie.  Gneisenau 
avait  réuni  là,  plus  d'un  ancien  agent  des  conspirations  anti- 
napoléoniennes engagé  aux  premières  heures  dans  les  détache- 
mens  de  chasseurs  volontaires  ou  dans  la  landwehr.  C'était  Stef- 
fens,le  professeur  d'histoire  naturelle,  dont  un  discours  enflammé 
à  son  cours  de  l'Université  de  Breslau  avait  entraîné  tous  ses 
élèves  à  s'enrôler  le  premier  jour  dans  les  détachemens  de  chas- 
seurs volontaires.  C'étaient  des  fonctionnaires  comme  Charles  de 
Raumer,  ou  Eichhorn,  ou  Hâkel.  C'était  enfin,  le  célèbre  Jahn,  le 
père  des  sociétés  de  gymnastique,  qui  n'avait  guère  d'autre  titre 
à  se  trouver  là  que  la  violence  brutale  d'un  sentiment  patriotique 
peu  éclairé. 

Tous  ces  héros  de  parole  ou  de  plume  avaient  quelque  peine 
à  se  transformer  en  héros  de  guerre.  Assez  désemparés  les  jours 
de  combat,  trouvant  que  c'était  trop  peu  pour  eux  de  risquer 
leur  vie  dans  le  rang,  nullement  préparés  à  l'exercice  du  com- 
mandement, ils  n'avaient  point  facilement  trouvé  leur  emploi. 
L'un  d'eux  nous  raconte  la  désillusion  qu'il  éprouva,  le  soir  de 
Lûtzen,  en  écoutant,  dans  la  voiture  qui  ramenait  Scharnhorst 
blessé  et  Glausewitz  du  champ  de  bataille,  le  dialogue  des  deux 
officiers.  Clausewitz  exprimait  le  regret  que  Stefî'ens,  son  cousin, 
ne  pût  rendre  que  de  médiocres  services  dans  le  bataillon  où  il 
s'était  enrôlé,  et  fût  réduit  à  l'état  de  «  chair  à  canon.  »  Il 
demandait  à  Scharnhorst  de  l'appeler  à  l'état-major.  Et  Schar- 
nhorst de  répondre  :  «  Eh  1  que  voulez-vous  que  nous  en  fas- 
sions! Ses  discours  nous  ennuieront  très  vite.  Mais,  après  tout, 
n'est-ce  pas  un  professeur  de  sciences  naturelles?  Ces  Messieurs 
sont  souvent  fort  amusans.  Il  pourra  nous  distraire.  Oui,  oui, 
faites-le  venir,  je  compte  sur  vous  pour  cela,  Clausewitz.  » 

Gneisenau  avait  repris  l'idée  de  Scharnhorst  et  de  Clausewitz; 
il  avait  associé  les  volontaires  venus  des  chaires  universitaires  ou 
des  milieux  éclairés  à  la  vie  de  l'état-major.  Ils  apportaient  à  sa 
table,  oii  il  les  réunissait,  un  mouvement  d'idées  qui  lui  plaisait  : 
l'esprit  de  la  conspiration  patriotique,  l'ardeur  et  la  confrater- 
nité d'esprit.  Les  matins  de  bataille,  ils  escortaient  le  général  de- 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  7S3 

vant  le  front  des  troupes  et  l'assistaient  de  leur  présence  dans 
les  harangues  familières  qu'il  adressait  à  ses  soldats.  Parfois 
Gneisenau  les  utilisait  pour  ses  polémiques;  soit  qu'il  s'agît  de 
célébrer  la  gloire  de  l'armée  de  Silésie;  soit  qu'il  s'agît  de 
prendre  parti  dans  ses  querelles  intérieures.  C'est  ainsi  qu'à 
Gieszen,  Steffens  se  fit  ouvrir  au  passage  les  salles  de  l'Univer- 
sité et  y  tint,  devant  un  nombreux  public,  un  discours  où  il  ne 
ménagea  au  corps  prussien  d'York  aucune  des  critiques  et  des 
attaques  que  la  rancune  de  Gneisenau  lui  tenait  en  réserve. 
Gneisenau  avait  enfin  trouvé  à  ses  compagnons  civils  une 
occupation  plus  pratique,  dans  les  services  administratifs  et 
politiques  de  l'état-major,  et  en  particulier  dans  le  service  des 
renseignemens.  Lui-même  se  tenait  en  rapports  constans  avec 
Hardenberg,  avec  Knesebeck,  fort  éloigné  de  ses  tendances,  mais 
qui  lui  donnait  accès  auprès  de  Frédéric-Guillaume  ;  surtout  avec 
Stein,  qui  lui  servait  d'intermédiaire  auprès  de  l'empereur 
Alexandre.  Ainsi  Gneisenau  complétait  très  utilement  ce  qui 
manquait  de  science,  de  calcul,  d'esprit  d'organisation  au  chef 
de  l'armée  de  Silésie. 

Les  précautions  prises  par  les  souverains  pour  que  l'armée 
de  Silésie  ne  devînt  point  un  foyer  d'action  indépendante,  ou 
d'idées  révolutionnaires,  n'y  avaient  point  favorisé  la  bonne  or- 
ganisation et  l'unité  du  commandement.  Si  jamais  armée  parut 
vouée  à  l'insuccès  par  l'opposition  et  les  incessans  conflits  des 
chefs  qui  la  commandaient,  ce  fut  bien  l'armée  de  Silésie. 

Une  circonstance  particulière  vint  aggraver  les  difficultés  qui 
naissaient  naturellement  de  la  situation  et  des  caractères.  Blûcher 
avait  reçu  verbalement  de  Barclay  de  ToUy,  le  11  août,  àReichen- 
bach,  les  instructions  secrètes  destinées  h  son  armée.  Elles  pres- 
crivaient à  Blucher  de  prendre  le  contact  de  l'ennemi,  de  ne  point 
le  perdre  de  vue,  et  de  le  suivre  de  près  s'il  se  portait  sur 
l'armée  de  Bohême,  mais  de  se  dérober  à  toute  action  décisive. 
C'était  interdire  à  l'armée  de  Silésie  toute  offensive,  la  réduire 
à  une  réserve  fort  différente  du  rôle  qu'elle  devait  jouer  d'après 
les  premiers  projets  des  coalisés,  du  rôle  qu'elle  a  joué  en  réa- 
lité. Blucher  n'était  point  d'humeur  à  se  laisser  ainsi  brider  ;  il 
déclara  qu'il  ne  prendrait  pas  le  commandement  s'il  ne  demeurait 
pas  maître  de  ses  initiatives,  libre  de  prendre  l'offensive  quand 
il  le  jugerait  nécessaire.  Barclay  ne  voulut  point  modifier  l'in- 
TOME  xiii.  —  1903.  48 


754  fiEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

struction  secrète  que  les  souverains  avaient  approuvée.  Lui  et 
son  chef  d'état-major  Diebitsch  apaisèrent  toutefois  Blûcher  en 
lui  donnant  verbalement  toutes  les  assurances  qu'il  demandait. 
Le  général  prussien  accepta  donc  le  commandement,  mais  à 
la  condition  expresse  qu'il  demeurât  libre  d'attaquer  l'ennemi 
quand  il  le  jugerait  convenable.  Barclay  se  chargea  de  faire 
connaître  aux  souverains  les  réserves  de  Bliicher;  mais  on  ne 
sait  s'il  s'acquitta  de  sa  mission,  de  façon  à  dissiper  l'équivoque. 
En  tout  cas,  si  cette  équivoque  n'a  nullement  pesé  sur  les 
rapports  de  Bliicher  avec  le  grand  quartier  général,  elle  a  pesé 
d'autre  façon  sur  l'armée  de  Silésie. 

Les  instructions  secrètes  n'avaient  pas  été  communiquées 
seulement  à  Bliicher  ;  on  les  avait  fait  connaître  également  à  l'un 
de  ses  chefs  de  corps,  au  chef  du  corps  russe,  qui  formait,  à  lui 
seul,  presque  la  moitié  de  l'armée  de  Bliicher.  Langeron  était 
déjà,  nous  le  savons,  assez  disposée,  être  un  subordonné  indocile. 
Il  avait  commandé  des  armées;  il  partageait,  quoique  Français, 
le  dépit  des  Russes,  qui  se  plaignaient  qu'aucune  des  armées  ne 
fût  commandée  par  un  chef  de  leur  nationalité.  Gomme  tous  les 
généraux  russes,  il  ressentait  comme  une  sorte  de  disgrâce  d'être 
appelé  à  combattre  loin  des  yeux  de  l'empereur  Alexandre.  En 
recevant  communication  des  instructions  secrètes  du  grand  quar- 
tier général,  il  put  se  croire,  non  sans  raison,  investi  d'une  sorte 
de  mission  de  surveillance.  De  plus,  il  ne  connut  ni  les  réserves 
de  Bliicher,  ni  le  compromis  intervenu  entre  lui  et  Barclay  de 
Tolli.  Déjà  porté  naturellement  à  tempérer  de  mesure  et  de  pru- 
dence les  ordres  du  chef  d'armée,  il  se  crut,  dans  son  insubor- 
dination répétée,  le  représentant  de  la  volonté  vraie  des  souve- 
rains contre  les  initiatives  intempérantes  de  l'état-major  silésien. 

L'autorité  de  Bliicher  n'était  pas  beaucoup  mieux  assise  sur 
ses  autres  corps  d'armée.  Sacken,  le  commandant  du  second  corps 
d'armée  russe,  n'était  point,  non  plus,  fort  maniable.  11  s'entendit, 
dès  le  début,  plus  facilement,  avec  l'état-major  de  l'armée.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  négligea  plus  d'une  fois  d'obéir  aux 
ordres  qu'il  reçut,  et  qu'il  se  contenta  parfois  de  transmettre  à 
Gneisenau  les  refus  d'obéissance  de  ses  propres  subordonnés. 

Mais  ce  n'était  pas  tout;  ce  n'était  même  pas  le  pire.  Le  plus 
hostile  des  chefs  de  corps  n'était  pas  parmi  les  chefs  russes  : 
c'était  le  commandant  du  corps  d'armée  prussien.  York  était  de 
J.ongue  date  en  état  d'hostilité  aiguë  avec  Gneisenau.  Il  considé- 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  755 

rait  peu  Blûcher  qu'il  jugeait  trop  dépendant  de  son  entourage. 
Il  avait  travaillé  après  Bautzen  à  le  faire  écarter  du  commande- 
ment. «  York,  dit  de  lui  Langeron,  est  uq  homme  d'un  grand 
caractère,  d'une  intrépidité  héroïque  au  feu.  Il  a,  de  plus,  de 
grands  talens  militaires.  Il  a  prouvé  qu'il  avait  autant  d'esprit 
que  d'énergie,  en  se  séparant  du  maréchal  Macdonald  en  Cour- 
lande.  Mais  il  est  d'un  caractère  dur,  intraUtible;  il  est  violent, 
haineux  et  grossier,  et  il  est  difficile  de  l'avoii'  comme  camarade 
et  comme  subordonné.  » 

Les  circonstances  n'étaient  pas  faites  pour  estomper  ces  traits 
de  caractère  qui  étaient  ceux  de  tant  de  Ppissiens  d'origine  à 
cette  époque  :  York  était  aigri  par  les  épreuv<îs  récentes  qu'il  avait 
traversées.  Il  ne  voyait  partout  qu'hostilité  systématique, mesures 
dirigées  contre  lui.  Et,  de  fait,  si  son  humeur  atrabilaire  le  por- 
tait à  se  croire  persécuté,  sa  susceptibilité  n'était  point  tout  à 
fait  sans  fondement.  A  cette  date  encore,  Frédéric-Guillaume  III, 
fermé  aux  plus  élémentaires  inspirations  du  sentiment  national, 
ne  lui  pardonnait  ni  son  action  dans  la  Prusse  orientale,  ni  la 
capitulation  de  Tauroggen. 

Le  4  août,  vers  la  fin  de  l'armistice,  les  .souverains  passèrent, 
à  Rogau,  la  revue  du  corps  prussien,  et  York  se  plaignant  au 
Roi  du  mauvais  état  de  ses  troupes  et  du  manque  de  souliers, 
Frédéric-Guillaume  lui  répondit  :  «  J'en,  suis  bien  au  regret, 
mais  c'est  vous  qui  avez  voulu  la  guerre  et  tout  mis  en  branle.  » 
On  n'avait  pas  traité  son  corps  avec  fa^  ')ur  :  la  proportion  des 
landwehrs  y  était  plus  forte  que  dans  cliacun  des  autres  corps 
prussiens.  On  lui  avait  refusé  ses  aides  de  camp  favoris;  et  il 
avait  presque  considéré  comme  une  oiJense  personnelle  qu'on 
eût  désigné,  pour  commander  l'une  d(!  ses  brigades,  le  prince 
Charles  de  Mecklenburg,  le  frère  de  la  reine  Louise.  Le  prince 
avait  conservé,  depuis  1806,  un  mauvais  renom  militaire,  et  York 
le  regardait  comme  une  sorte  d'espion  officiel. 

Les  conflits,  si  bien  préparés  par  ta)it  de  jalousies,  d'inimitiés 
personnelles  ou  nationales,  ne  se  firent  pas  attendre .  ils  écla- 
tèrent dès  les  premiers  jours,  rendus  plus  violens  par  une  diver- 
gence complète  de  vues  sur  la  direction  même  des  opérations 
militaires,  entre  Blûcher,  Gneisenau,  l'état-major  de  l'armée 
d'une  part,  les  commandans  de  corp  j  d'armée  de  l'autre. 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II.   —   LA    CRISE   DE   l'aRMÉE   DE    SILÉSIF.    GOLDBERG 

Depuis  que  l'armistice  avait  été  signé,  c'est-à-dire  depuis  le 
début  du  mois  de  juin,  l'armée  française  et  l'armée  des  alliés, 
qu'elle  avait  refoulée  durant  la  campagne  de  printemps  jusqu'au 
fond  de  la  Silésie,  étaient  séparées  par  une  large  zone  de  neu- 
tralité qui  coupait  en  deux  la  Silésie  et  comprenait  Breslau. 

L'armée  de  Blûcher  se  trouvait  sur  l'emplacement  même 
qu'avait  occupé,  après  la  retraite  qui  suivit  Bautzen,  l'armée 
coalisée  des  Russes  et  des  Prussiens.  Bliicher  n'avait  pas  attendu 
le  terme  de  l'armistice  pour  engager  les  hostilités.  Il  prit  pré- 
texte de  quelques  excursions  de  fourrageurs  français  et,  sans 
aucun  scrupule,  poussa  ses  corps  d'armée  à  travers  le  territoire 
neutralisé.  Lorsque  les  officiers  russes  de  l'armée  de  Bliicher 
déclarèrent  ce  procédé-  équivoque  et  indigne,  lorsque  les  com- 
missaires des  puissances  alliées  eux-mêmes  lui  firent  des  repré- 
sentations et  insistèrent  pour  qu'il  revînt  en  arrière,  il  parut 
prendre  ce  rappel  au  droit  des  gens  comme  une  offense  person- 
nelle et  répondit  au  commissaire  prussien  Krusemark  que 
«  l'ère  des  bouffonneries  et  des  notes  diplomatiques  était  close 
et  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  notes  pour  battre  la  mesure.  » 
De  fait,  alors  que  l'armistice  expirait  le  17  août,  Blûcher  avait 
commencé  ses  mouvemens  dès  le  14,  et,  le  17,  avant  l'expiration 
de  l'armistice,  il  avait  franchi  le  terrain  neutre.  L'armée  de 
Silésie  était  tout  entière  sur  la  Katzbach  qui  en  marquait  la 
limite  du  côté  des  Français.  Napoléon  ne  cherchait  point  à 
s'étendre.  Il  avait  prescrit,  le  15  avril,  à  Ney  de  réunir  ses  troupes 
au  camp  de  Bunzlau. 

Les  Français  se  retirèrent  donc  devant  l'agression  inopinée  de 
Blûcher,  et  celui-ci,  poussant  sa  pointe,  porta  ses  corps  d'armée 
en  avant  de  la  Katzbach  dans  les  journées  du  18,  du  19  et  du  20. 
Dès  le  18,  les  Français  commencèrent  à  faire  sentir  leur  résis- 
tance. La  journée  du  19  fut  marquée  par  des  combats  violens 
et  meurtriers.  Le  corps  de  Sacken,  qui  formait  la  droite  de  Blû- 
cher perdit,  le  19,  68  officiers  et  1573  hommes  à  Kreibau  et  à 
Kaiserswalde.  Il  ne  put  occuper  ce  jour-là  Bunzlau,  où  il  n'entra 
que  le  20.  Le  corps  prussien  de  York,  qui  marchait  au  centre,  se 
heurta,  le  19,  au  corps  de  Ney  à  Grâditzberg.  Le  20,  son  avant- 
garde  soutint  un  combat  à  Plagwilz.  Elle  s'arrêta  le  même  jour 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  757 

en  face  de  Lôwenberg,  ayant  rejeté  les  Français  de  Lauriston  sur 
la  rive  gauche  du  Bober. 

Enfin,  le  corps  de  Langeron,  qui  formait  la  gauche  de  l'armée 
de  Silésie,  subit  des  épreuves  plus  rudes.  Son  avant-garde,  com- 
mandée par  Rudzewitsch,  avait  franchi  le  Bober  à  Siebeneichen 
dans  la  matinée  du  19,  enlevé  dans  un  coup  de  main  heureux 
les  bagages  et  la  chancellerie  du  corps  de  Macdonald.  Mais, 
repoussé  bientôt  après,  Rudzewitsch  eut  quelque  peine  à  repasser 
le  Bober.  Il  ne  fut  sauvé  que  par  un  hasard  heureux  qui  lui 
permit  de  trouver  un  gué  au  moment  opportun,  et  par  l'arrivée 
tardive  du  gros  du  corps  de  Langeron  qui  protégea  sa  retraite. 
Le  19  au  soir,  le  corps  de  Langeron  s'était  reformé  en  arrière  du 
Bober  sur  la  rive  droite,  à  Zobten,  où  il  demeura  le  20.  Il  avait 
perdu  plus  de  1  500  hommes. 

Ainsi,  l'offensive  audacieuse  de  Blucher  av-^it,  trois  jours 
après  la  rupture  de  l'armistice,  porté  son  armée  sur  le  Bober, 
gagné  plus  de  25  lieues  de  terrain.  Le  20,  il  occupait  toute  la 
ligne  du  Bober,  le  corps  de  Sacken  à  Bunzlau,  le  corps  de  York 
en  face  de  Lôwenberg,  \ê  corps  de  Langeron  à  Zobten,  ayant 
partout  le  contact  des  Français  retirés  sur  la  rive  gauche.  Mais 
déjà,  dans  cette  marche  hardie,  et  marquée  de  combats  acharnés, 
les  premières  difficultés  avaient  commencé  à  poindre. 

Le  19,  le  corps  de  Ney,  n'ayant  point  battu  en  retraite  de 
la  même  allure  que  les  autres  corps  français ,  était  demeuré 
en  pointe  en  avant  du  Bober,  au  Grâditzberg,  en  face  du  centre 
de  l'armée  de  Silésie.  Blucher,  ayant  constaté  la  situation  aven- 
turée du  corps  de  Ney,  envoya,  dans  la  soirée  du  19,  l'ordre 
aux  corps  d'armée  de  ses  deux  ailes ,  —  au  corps  de  Sacken  et 
au  corps  de  Langeron,  —  de  se  rabattre,  le  20,  dès  le  point  du 
jour,  sur  le  corps  de  Ney  pour  l'écraser.  Cet  ordre  eût-il  été 
exécuté,  qu'on  n'en  pouvait  rien  attendre,  car  Ney  repassa  le 
Bober  dans  la  nuit  du  19  au  20.  Mais  aucun  des  deux  généraux 
russes  ne  se  conforma  aux  ordres  du  quartier  général.  Leurs 
troupes  avaient  soutenu,  durant  la  journée  du  19,  des  combats 
meurtriers  dont  les  pertes  équivalaient  à  celles  d'une  bataille. 
Sacken  fit  des  représentations  sur  les  inconvéniens  et  l'inutilité 
des  opérations  qu'on  lui  prescrivait.  Quant  à  Langeron  ,  il  se 
refusa  explicitement ,  malgré  des  instances  répétées,  à  suivre 
les  instructions  de  Blucher.  Il  avait  eu  une  journée  difficile, 
où    il   avait  le    sentiment   d'avoir   couru   quelques   risques.    Il 


7S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jugeait  que  ce  qu'on  lui  demandait  excédait  les  forces  de  ses 
troupes  et  les  possibilités.  Il  se  sentit,  depuis  ce  jour,  une  ten- 
dance de  plus  en  plus  marquée  à  réagir  par  sa  prudence  contre 
les  audaces  du  chef  d'armée.  Bliicher  dut  passer  condamnation 
sur  ce  refus  d'obéissance.  Il  feignit  de  croire  à  un  malentendu  ; 
mais  il  commença,  de  son  côté,  à  concevoir  quelque  rancune 
contre  Langeron. 

Au  corps  prussien,  les  difficultés  n'étaient  pas  moins  sensibles. 
Les  ordres  du  quartier  général  imposèrent,  dès  la  première 
heure,  aux  troupes,  des  fatigues  excessives.  Gneisenau  avait  pour 
principe  qu'il  fallait  toujours  demander  aux  hommes  quelque 
chose  de  plus  que  ce  qu'on  voulait  en  obtenir.  Il  semble  que  ses 
ordres  ne  fussent  pas  expédiés  avec  toute  la  méthode  désirable. 
Le  16,  le  corps  de  York  s'était  croisé  avec  celui  de  Langeron  et 
n'avait  pu  parvenir  au  bivouac  que  le  17  au  matin,  sous  des 
torrens  d'eau,  après  une  marche  de  nuit,  où  les  bataillons  de 
landwehr  avaient  perdu  beaucoup  de  traînards.  Le  18,  York 
n'avait  reçu  l'ordre  de  marche  qu'à  midi,  et  son  corps  n'était 
arrivé  à  l'étape  qu'à  minuit.  Le  19,  le  corps,  parti  à  cinq  heures 
du  matin,  avait  été  arrêté  à  8  heures  par  un  contre-ordre  ;  son 
avant-garde,  mise  en  marche  à  deux  heures  du  matin,  était  tombée 
à  l'improviste  sur  le  corps  de  Ney.  Le  20,  il  avait  voulu  remettre 
ses  troupes  par  quelque  repos.  Mais  les  ordres  du  quartier 
général  lui  prescrivirent,  malgré  ses  représentations,  de  porter 
tout  de  suite  son  corps  d'armée  à  Sirkwitz  sur  le  Bober.  Les  che- 
mins détrempés  par  la  pluie  rendaient  la  marche  extrêmement 
difficile.  La  brigade  de  Horn  n'arriva  qu'à  minuit  à  Deutmanns- 
dorf,  encore  à  quelques  kilomètres  de  Sirkwitz.  York  prit  le  parti 
de  s'arrêter  là.  Encore  la  fin  de  la  colonne  n'arriva-t-elle  qu'à 
cinq  heures  du  matin. 

Dès  le  20,  York  commença  à  protester,  à  discuter  les  mé- 
thodes du  quartier  général,  à  déclarer  qu'on  ruinait  l'armée  en 
marches  et  en  contremarches.  Ses  troupes  n'étaient  point  en  état 
de  répondre  à  de  semblables  impulsions.  Elles  offraient  le  con- 
traste le  plus  complet  avec  celles  des  deux  corps  russes.  Sacken 
surtout  commandait  des  régimens  qui  avaient  fait  campagne  en 
Turquie  pendant  des  années,  qui  n'avaient  point  reçu  d'hommes 
de  remplacement,  qui  étaient  presque  exclusivement  formés  de 
vieux  soldats. 

Les  troupes  de   Langeron  étaient   aussi  de   vieilles  troupes 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  759 

d'une  solidité  à  toute  épreuve.  Le  chef  de  corps  nous  les  montre 
manœuvrant  sur  le  champ  de  bataille  comme  à  la  parade. 
«  L'ordre  qui  régna,  »  dit-il,  «  fut  vraiment  admirable  ;  il  n'y 
eut  pas  une  faute  de  faite,  pas  un  bataillon  ni  un  escadron  ne 
perdirent  leur  direction  ni  leur  alignement.  L'infanterie  passait 
rapidement  les  ravins  et  les  défilés,  se  reformait  et  se  déployait 
ensuite  plus  rapidement  encore  sur  les  hauteurs  qui  dominaient 
ces  ravins...  Le  général  Blûcher,  qui  vint  me  rejoindre,  en  était 
dans  l'enchantement  et  répétait  sans  cesse  :  «  Ah!  que  c'est 
beau!  »  Je  le  surpris  même  battant  des  mains  pour  applaudir; 
il  s'oublia  tellement  qu'au  second  mouvement  de  retraite,  il 
resta  immobile,  en  disant  toujours  :  «  Ah!  que  c'est  beau!  »  Et 
je  fus  obligé  de  le  réveiller  de  son  admiration  et  de  l'avertir  que, 
s'il  restait  encore  cinq  minutes  dans  la  position  où  il  était,  en 
avant  de  tous  les  avant-postes,  il  irait  porter  son  enthousiasme 
chez  les  ennemis.  » 

L'aspect  des  troupes  prussiennes  était  tout  différent  :  le  corps 
prussien  comptait  18000  hommes  de  landwehrs  sur  un  effectif 
total  de  38500.  C'étaient  des  landwehrs  silésiennes,  que  l'on  con- 
sidérait comme  de  qualité  inférieure,  recrutées  parmi  les  tisse- 
rands, les  ouvriers  des  fabriques  silésiennes.  Les  hommes  étaient 
malingres.  Ils  ne  s'étaient  point  laissé  recruter  sans  résistance. 
Tous  les  élémens  éclairés  de  la  jeunesse  étaient  ailleurs  :  ils 
s'étaient  enrôlés  dans  les  bataillons  de- volontaires.  Sur  quatre 
compagnies  de  landwehr  silésienne,  on  n'avait  pu  trouver  un 
Feldwebel  sachant  écrire.  Les  bataillons  de  ligne  n'étaient  guère 
plus  riches  en  hommes  exercés.  Les  mieux  dotés  comptaient  un 
tiers  de  recrues,  et,  sur  l'ensemble,  la  proportion  était  bien  plus 
forte.  Des  bataillons  entiers  n'avaient  pas  même  reçu  un  com- 
mencement d'instruction.  Dans  tout  le  corps  d'armée,  on  ne 
comptait  pas  mille  vieux  soldats.  L'habillement  était  lamentable. 
Le  drap,  travaillé  à  la  hâte,  se  rétrécissait  sous  la  pluie  et  n'ha- 
billait plus  les  hommes.  On  n'avait  pu  leur  procurer  de  demi- 
bottes.  La  plupart  perdirent  leurs  souliers  dans  les  boues  détrem- 
pées et  durent  faire  la  campagne  nu-pieds.  La  classique  Mûtze 
du  landwehrien  avec  sa  croix  ne  protégeait  le  crâne  ni  contre  la 
pluie,  ni  contre  les  coups  de  sabre.  Les  pantalons  étaient  de  toile. 
L'Autriche  avait  bien  fourni  20  000  fusils;  mais  on  avait  oublié 
d'en  percer  les  lumières;  plusieurs  bataillons  de  landwehrs  en- 
trèrent en  campagne,  leurs  deux  premiers  rangs  armés  de  piques, 


7G0  '  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

et  n'eurent  d'autres  armes  que  celles  cfu'ils  ramassèrent  sur  les 
champs  de  bataille.  Il  n'était  point  possible  que  ces  troupes  résis- 
tassent aux  épreuves  auxquelles  les  soumettait  l'ardeur  intempé- 
rante de  Gneisenau. 

Ce  fut  pis  encore  à  partir  du  20,  lorsque  Napoléon  apparut 
à  Lôwenberg  pour  arrêter  les  progrès  de  l'armée  de  Silésie  et  lui 
faire  subir  sa  poussée  vigoureuse. 

Il  était  arrivé  le  20  à  Lauban;  le  21,  il  dirigeait  sur  Lôwen- 
berg  le  corps  de  Lauriston,  celui  de  Macdonald  et  la  cavalerie  de 
Latour-Maubourg,  et  sur  Bunzlau  le  corps  de  Ney,  celui  de  Mar- 
mont  et  la  cavalerie  de  Sébastiani.  La  présence  de  l'Empereur 
produisit  son  effet  accoutumé.  L'armée  de  Silésie  dut  battre  en 
retraite  et  parcourir,  en  sens  inverse,  le  terrain  qu'elle  avait  gagné. 
Le  21,  les  troupes  de  York  et  celles  de  Langeron  furent  re- 
poussées en  avant  de  Lôwenberg  à  Plagwitz.  Le  même  jour, 
Sacken  fut  rejeté  hors  de  Bunzlau.  Blûcher  perdit  dans  cette 
journée  30  officiers  et  1600  hommes.  Il  avait  appris  l'arrivée  de 
TEmpereur,  et  reconnu  sa  présence.  Il  résolut  de  lui  refuser  la 
rencontre  décisive  qu'il  cherchait;  et,  dans  la  nuit  du  21  au  22, 
il  groupa  son  armée  en  arrière  de  la  Schnelle  Deichsel,  mais 
encore  en  avant  de  la  Katzbach  entre  Adelsdorf  et  Pilgramsdorf. 
Le  22,  Langeron,  attaqué  de  nouveau  par  les  Français,  éva- 
cua, malgré  les  ordres  de  Bliicher,  la  ligne  de  la  Schnelle 
Deichsel,  franchit  la  Katzbach  à  Goldberg  et  se  retira  en  arrière 
de  cette  rivière  jusqu'à  Seichau.  Mais  Blûcher,  qui  avait  songé 
d'abord  à  défendre  le  passage  de  la  Schnelle  Deichsel,  ne  voulait 
du  moins  pas  livrer  sans  combat  la  ligne  de  la  Katzbach.  II  ac- 
courut au  quartier  général  de  Langeron,  et  le  reporta  en  avant 
sur  la  Katzbach,  à  Goldberg,  dans  la  nuit  du  22  au  23. 

Ainsi,  seule  en  somme  des  armées  de  la  coalition,  l'armée 
de  Silésie  exécutait  à  la  lettre  le  fameux  programme  de  Tra- 
chenberg;  poussant  en  avant  son  offensive  contre  les  lieute- 
nans  de  Napoléon,  reculant  dès  que  l'Empereur  lui  faisait  sentir 
son  effort  personnel  et  sa  présence;  se  soustrayant  à  ses  coups, 
mais  toujours  au  contact  des  Français,  et  se  dépensant  en  efforts 
incessans. 

Cette  tactique,  prudente  malgré  son  aspect  d'exubérante  ar- 
deur, atteignit  bien  son  but.  Napoléon  ne  pouvait  s'éloigner  de 
Dresde,  ni  poursuivre  l'adversaire  qui  se  dérobait  devant  lui,  et 
l'eût  entraîné  trop  loin.  Le  22,  il  disloquait  les  troupes  qu'il 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  761 

avait  lancées  contre  Blûcher,  rentrait  lui-même  à  Gôrlitz  ;  il  con- 
fiait à  Macdonald  le  soin  de  tenir  en  respect  l'armée  de  Silésie. 
Toutefois,  l'élan  que  la  présence  de  l'Empereur  avait  donné  aux 
corps  français  ne  s'arrêta  pas  tout  de  suite.  Blticher  avait  voulu 
défendre  la  Katzbach  ;  il  avait  laissé  à  Goldberg  et  aux  abords  de 
Goldberg  le  corps  de  Langeron  et  une  partie  du  corps  d'York. 
Macdonald  les  attaqua  le  23  à  Goldberg;  et  dans  les  trois  com- 
bats distincts  qui  furent  livrés  ce  jour-là,  il  leur  infligea  l'échec 
le  plus  sensible. 

Les  Prussiens  célèbrent  la  valeur  de  leurs  troupes  au  combat 
de  Goldberg,  l'héroïsme  du  frère  de  la  reine  Louise,  du  prince 
Charles  de  Mecklenburg,  qui  refit  ce  jour-là  sa  réputation  mili- 
taire et  désarma  l'hostilité  d'York.  Et  en  effet,  l'expérience  et  la 
solidité  des  jeunes  troupes  prussiennes  se  trempaient  rapidement 
dans  cette  suite  de  combats.  A  Niederau,  elles  étaient  6400  contre 
une  vingtaine  de  mille  hommes.  Les  coalisés  manifestaient  dans 
la  retraite  une  fermeté  exceptionnelle  ;  Blûcher  essayait  de  per- 
suader à  ses  troupes  que  c'était  en  vertu  d'un  plan  préconçu 
qu'elles  se  retiraient.  Mais  l'armée  de  Silésie  n'en  avait  pas  moins 
reçu,  le  23,  un  coup  qui  menaçait  jusqu'à  son  existence.  Elle  avait 
perdu  4000  hommes  en  un  jour.  Blûcher,  repoussé  sur  tous  les 
points,  était  obligé  de  reculer  toujours,  de  concentrer  pénible- 
ment ses  corps  d'armée  sur  Jauer.  Son  armée,  déjà  si  éprouvée 
dans  la  marche  en  avant  du  16  au  20,  le  fut  bien  davantage  dans 
sa  retraite  du  21  au  23.  Six  jours  après  l'ouverture  des  hosti- 
lités, elle  semblait  sur  le  point  de  disparaître  dans  une  crise  de 
dissolution  totale. 

Le  corps  prussien  surtout  ressentait  péniblement  le  contre- 
coup de  la  stratégie  orageuse  de  l'état-major  silésien.  Le  21,  il 
avait  subi  à  Plagwitz  le  retour  offensif  des  corps  français. 
A  cinq  heures  du  soir,  il  avait  reçu  l'ordre  de  battre  en  retraite 
sur  la  Schnelle  Deichsel;  il  n'était  arrivé  qu'après  de  nouvelles 
discussions  et  une  nouvelle  marche  de  nuit.  Le  22,  tandis  que 
Langeron  continuait  à  reculer  devant  la  poussée  des  Français, 
York  avait  reçu  le  matin  l'ordre  de  battre  en  retraite,  à  midi 
l'ordre  de  faire  halte,  à  trois  heures  l'ordre  de  reprendre  la  re- 
traite. «  On  semble  croire,  écrivait  Schack,  qu'il  est  plus  facile 
d'observer  l'ennemi  avec  des  brigades  qu'avec  des  avant-postes.  » 
Le  22  au  soir,  Blûcher,  résolu  à  défendre  la  Katzbach,  avait 
exigé  des  troupes  d'York  un  retour  offensif.  Il  avait  jeté  dans 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Goldberg  six  bataillons  prussiens  conduits  par  von  der  Goltz. 
Dans  la  nuit,  il  avait  pris  au  corps  d'York  toute  la  brigade  du 
prince  de  Mecklenburg  pour  la  reporter  au-devant  des  Français, 
à  côté  de  Goldberg,  à  Niederau.  Depuis  trois  jours,  les  troupes 
de  York  n'avaient  point  eu  de  repas  chaud. 

Le  23,  tandis  que  le  prince  de  Mecklenburg  engageait  le 
combat  où  il  perdit  un  tiers  de  sa  brigade,  le  reste  du  corps 
d'York  recevait,  à  huit  heures  du  matin,  l'ordre  de  se  porter  en 
avant,  à  onze  heures,  pour  appuyer  à  Goldberg  les  troupes  prus- 
siennes engagées.  A  deux  heures,  revirement  complet.  Le  prince 
de  Mecklenburg  était  rejeté  en  arrière.  Le  reste  du  corps  prus- 
sien, arrivé  à  une  lieue  de  Goldberg,  reçut  un  nouveau  contre- 
ordre,  qui  le  ramena  sur  les  positions  qu'il  venait  d'abandonner 
quelques  heures  auparavant,  puis,  au  commencement  de  la  nuit, 
l'ordre  de  reculer  encore  jusqu'en  arrière  de  Jauer. 

Le  commandement  supérieur  perdait  de  plus  en  plus  de  son 
autorité  dans  ses  incessantes  fluctuations.  Il  fallait  quelque  ré- 
flexion et  beaucoup  de  bonne  volonté  pour  y  discerner  le  résultat 
d'un  calcul.  Les  commandans  des  corps  d'armée  n'avaient  point  le 
secret  des  ordres  et  des  contre-ordres  qui  les  harcelaient.  Ils 
étaient,  nous  le  savons,  disposés  à  incriminer  le  commandement. 
Ils  ne  firent  point  la  part  de  ce  qui  était  conception  stratégique, 
incertitude  dans  les  renseignemens  ou  incertitude  dans  la  direc- 
tion. 

Lorsque  York  comprit  le  but  que  poursuivait  l'état-major  de 
Bliicher,  il  en  discuta  les  moyens  d'exécution.  Il  était  possible, 
disait-il,  d'obtenir  les  mêmes  résultats  sans  épuiser  et  désorga- 
niser au  même  degré  les  troupes.  Au  lieu  de  mettre,  au  moindre 
bruit,  l'armée  tout  entière  en  branle,  il  conseillait  de  suivre 
seulement  avec  une  avant-garde  les  mouvemens  de  l'ennemi. 

Le  débat  n'est  point  sans  intérêt.  Gneisenau  représente  la  foi 
illimitée  dans  l'action  des  forces  morales,  de  la  volonté  du  chef 
qui  rend  possible  ce  qu'il  commande.  York,  tout  résolu  qu'il  est 
lui-même,  expert  de  vieille  date  dans  le  contact  et  la  direction 
des  troupes,  habitué  à  tendre  leurs  efforts  et  leur  vigueur,  mais 
sentant  les  limites  qu'il  ne  faut  point  franchir  et  répugnant  à  les 
franchir,  l'ait  valoir  les  droits  de  la  matière  humaine. 

Le  succès  n'a  peut-être  point  tranché  définitivement  ce  débat 
au  profit  de  l'état-major  de  Bliicher.  Il  est  permis  de  penser 
qu'il  V  eut  quelgue  excès  inutile  dans  les  allures  de  la  direction. 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  763 

En  tous  cas,  la  crise  de  l'armée  de  Silésie  atteignit  son  pa- 
roxysme au  lendemain  de  léchée  de  Goldberg. 

Langeron  se  sentait  soute.nu  au  quartier  général  des  souve- 
rains et  n'en  faisait  qu'à  sa  tête.  Le  23,  il  avait  reçu  assez  mal 
les  ordres  et  les  aides  de  camp  prussiens  de  Blûcher.  Le  matin 
du  26,  il  déclara  net  qu'il  n'obéirait  pas,  qu'il  avait  des  instruc- 
tions secrètes  lui  prescrivant  de  ménager  son  corps  d'armée,  et, 
s'adressant  au  lieutenant  de  Gerlaeh  qui  lui  portait  les  ordres  de 
Blûcher,  il  ajoutait  d'un  ton  dégagé,  que  les  Prussiens  semblent 
avoir  gardé  sur  le  cœur  :  «  Votre  général  est  un  bon  sabreur, 
mais  voilà  tout.  Il  nous  faut  de  la  prudence  et  vous  m'a- 
vouerez que  la  prudence  n'est  pas  la  faute  du  général  Gneise- 
nau.  » 

Au  corps  prussien  les  conflits  ne  se  dénouaient  point  sur  ce 
ton  d'aimable  raillerie.  Sa  situation,  le  soir  de  la  défaite  de  Gold- 
berg,  était  lamentable.  En  pleine  nuit,  on  vit  arriver  à  Galgen  les 
brigades  prussiennes  de  Horn  et  de  Hùnerbein,  puis  les  troupes 
qui  avaient  combattu  à  Goldberg  et  à  Niederau,  la  brigade  du 
prince  de  Mecklenburg  et  les  bataillons  de  Goltz.  Aux  épreuves 
physiques  qui  s'accumulaient,  s'ajoutaient  cette  fois  le  sentiment 
de  la  défaite  et  un  commencement  de  désorganisation. .Les  troupes 
de  la  dernière  brigade  prussienne,  la  brigade  Steinmetz,  s'éga- 
rèrent dans  l'obscurité.  Elles  se  croisèrent  avec  les  troupes  russes 
du  corps  de  Sacken.  Une  compagnie  prussienne  fraya  son  passage 
à  coups  de  crosse  à  travers  les  bagages  du  corps  russe.  Deux 
bataillons  de  landwehrs,  même  le  bataillon  de  grenadiers  d'un 
vieux  régiment,  le  régiment  de  la  Prusse  orientale,  furent  coupés 
et  se  perdirent.  Les  landwehrs  silésiennes  étaient  à  deux  pas  de 
leurs  foyers.  Elles  quittèrent  quelques  jours  le  drapeau  pour  y 
rentrer.  On  vit  les  hommes  retourner  chez  eux,  comme  avaient 
fait  les  volontaires  de  92,  et  rejoindre,  quelques  jours  après,  leur 
régiment.  En  attendant,  les  efiectifs  s'effondraient.  Après  Gold- 
berg, le  6^  régiment  de  landwehr  dut  être  fondu  en  un  bataillon 
qui  ne  comptait  plus  que  920  hommes  sur  2200. 

De  l'aveu  des  Prussiens  eux-mêmes,  ce  fut  un  instant  cri- 
tique, un  de  ceux  oii  l'énergie  morale  faiblit,  où  l'on  peut  saisir 
les  causes  qui  font  la  défaite  ou  qui  font  la  victoire.  Les  recon- 
naissances prussiennes  annonçaient  que  les  Français  se  mettaient 
en  marche  de  Liegnitz  en  deux  colonnes.  Et,  de  l'aveu  de  Schack, 
si  c'eût  été  vrai,  c'était  la  fm  du  corps  d'York.  Mais,  hélas  I  les 


764         >         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chefs  français  n'avaient  plus  le  feu  sacré  qui  emportait  mainte- 
nant les  Bliicher  et  les  Gneisenau. 

York  était  bien  l'homme  de  ces  situations.  Vigoureux  et 
hargneux,  incapable  de  démoralisation,  prompt  à  se  ressaisir, 
dès  le  24,  en  poursuivant  la  retraite,  il  travaillait  à  reconstituer 
son  corps.  Mais  lorsque,  le  soir  de  ce  même  jour,  le  24,  il  reçut 
un  nouvel  ordre  du  quartier  général,  qui  prescrivait  pour  le  25,  à 
huit  heures  du  matin,  de  faire  de  nouveau  demi-tour,  de  reprendre 
la  marche  en  avant,  et  de  commencer  un  mouvement  offensif, 
son  irritation,  mal  contenue  durant  les  jours  précédens,  fit  ex- 
plosion. Il  envoya  l'un  de  ses  officiers,  le  major  Diederich,  au 
quartier  général  pour  exiger  quelque  repos.  Pour  toute  réponse, 
Diederich  fut  menacé  des  arrêts  et  du  conseil  de  guerre.  Il 
fallut  obéir,  et,  le  25  au  matin,  à  huit  heures,  le  corps  prussien 
se  mit  en  marche  vers  l'ennemi.  La  tête  du  corps  était  à  peine 
arrivée  à  Jauer  qu'un  nouveau  contre-ordre  l'y  arrêta.  Cette  fois, 
York  n'y  tint  plus.  Il  se  rendit  lui-même  au  quartier  général,  et 
y  exposa  ses  griefs  avec  la  plus  extrême  violence.  Mais  il  trouva 
à  qui  parler.  Bliicher,  dit  le  biographe  d'York,  se  laissa  emporter 
aux  dernières  limites.  Le  biographe  de  Gneisenau  retrace  la  scène 
entière.  York  entre  au  milieu  des  officiers  prussiens  et  étrangers. 
Gneisenau,  maître  de  lui-même,  entraîne  York  dans  une  salle 
voisine  pour  que  les  étrangers  n'assistent  point  à  ce  débat  ora- 
geux. Bliicher  vient  les  y  rejoindre.  Gneisenau,  bien  qu'inférieur 
en  grade,  tient  tête  à  York  et  répond  avec  aigreur,  mais  avec  sang- 
froid,  à  ses  emportemens. 

La  scène  a  laissé  un  souvenir  très  vif  à  ceux  qui  en  furent 
témoins.  Langeron,  qui  y  assistait,  ne  manque  pas  de  nous  la 
décrire.  «  Le  général  Bliicher,  »  raconte-t-il,  «  prit  son  quartier 
à  Jauer;  j'y  allai,  le  25  de  grand  matin.  J'y  fus  témoin  de  la  scène 
la  plus  scandaleuse,  York  était  dans  la  chambre  de  Bliicher  et 
vomissait  contre  lui  et  contre  Gneisenau  et  contre  Miiffling  les 
plus  formidables  injures  que  la  langue  allemande  peut  fournir. 
Je  ne  les  comprenais  point,  car,  Dieu  mercy,  je  ne  scais  pas  l'al- 
lemand, mais  le  ton  me  faisait  juger  de  leur  énergie;  les  trois 
antagonistes  de  York  lui  rendaient  ses  vociférations  avec  usure; 
le  tapage  et  les  cris  de  ces  messieurs  s'entendaient  de  la  rue  :  je 
crus  qu'ils  allaient  se  sabrer  et  ils  n'en  furent  pas  éloignés;  je' 
me  retirai  sans  avoir  pu  dire  un  mot  à  aucun  d'eux  et  je  revins 
à  mon  quartier  général  qui  n'offrait  pas  de  pareilles  scènes;  du 


lt:s  prussiens  en  1813.  765 

reste  j'ai  ignoré  le  sujet  de  tout  ce  tapage;  lorsque  je  le  deman- 
dai à  Mûfflin^,  il  éluda  de  me  répondre.  » 

York  écrivit  le  même  jour  au  roi  pour  lui  demander  à  être 
déchargé  de  son  commandement  et  à  quitter  le  service.  Il  se 
répandait  en  récriminations  contre  le  commandement  supérieur. 
((  Peut-être,  disait-il,  mon  imagination  est-elle  trop  bornée 
pour  concevoir  les  idées  géniales  dont  s'inspire  l'état-major  du 
lieutenant  général  Bliicher.  »  Il  évoquait  le  souvenir  de  1806  et 
il  ajoutait  :  «  La  précipitation  et  l'inconséquence  dans  les  opé- 
rations... la  croyance  aux  fausses  nouvelles,  les  décisions  prises 
sur  la  moindre  apparence  d'un  mouvement  de  l'ennemi,  l'igno- 
rance des  élémens  pratiques  dont  l'appréciation  est  bien  plus 
nécessaire  pour  là  conduite  des  armées  que  de  sublimes  con- 
ceptions... telles  sont  les  causes  qui  peuvent  ruiner  les  armées.  » 

Qui  n'aurait  cru,  avec  York,  que  l'armée  de  Silésie  marchait 
à  la  ruine  ?  Épuisée  par  des  combats  incessans  et  meurtriers, 
accablée  d'épreuves  matérielles  qui  dépassaient  ce  que  l'homme 
paraît  pouvoir  supporter,  réduite  à  une  retraite  qui  prenait  par 
momens  l'allure  d'une  déroute,  ses  effectifs  fondus  presque 
d'un  tieis  en  huit  jours,  le  commandement  désorganisé  par 
l'insubordination  chronique,  ou  par  les  résistances  scandaleuses 
des  commandans  de  corps  d'armée,  n'étaient-ce  point  là  les  pro- 
dromes assurés  de  la  défaite  et  de  la  dissolution?  Et  cependant 
l'armée  de  Silésie  s'acheminait  à  la  victoire.  Qui  eût  cru  de 
même,  à  la  veille  de  Valmy,  au  triomphe  inattendu  des  premières 
armées  anarchiques  de  la  Révolution  française  ? 

Il  arrive  ainsi  que  les  événemens  paraissent  déjouer  toutes 
les  prévisions  que  peuvent  faire  naître  les  circonstances  immé- 
diates au  milieu  desquelles  ils  se  produisent.  C'est  que  le  témoin 
contemporain  des  faits,  ou  l'historien  qui  les  analyse,  perd  de 
vue  l'ensemble  des  causes  générales  et  lointaines  qui  en  règlent 
le  développement.  Et  alors  le  dénouement  imprévu  qui  surgit 
dans  un  milieu  qui  lui  paraît  contraire  surprend  et  déconcerte. 
Il  semble  mal  préparé  à  qui  néglige  l'ensemble  des  causes  qui 
l'ont  amené.  Parfois  il  prend  l'aspect  d'un  hasard  inexpliqué; 
parfois,  il  semble  qu'une  volonté^^humaine  ait,  par  son  seul  effort, 
brisé  tous  les  oI)stacles,  et  remonté  les  courans  qui  Tentraînaient. 
Sous  la  pression  des  causes  profondes  qui  condamnaient  Na- 
poléon à  la  ruine,  et  qui  portaient  la  coalition  au  succès,  un 
revirement  singulier  a   transformé   en  marche   triomphale   la 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retraite  désordonnée  <^e.  V<ivTnée  de  Silésie.  Et,  dans  ce  ressaut 
imprévu,  la  personnalité  de  Bliicher  et  celle  de  Gneisenau  pren- 
nent un  relief  extraordinaire.  Loin  de  se  laisser  abattre  par  l'ac- 
cumulation des  circonstances  contraires,  suppléant  à  tout,  à  la  dé- 
moralisation de  l«ur  entourage,  à  l'effondrement  de  leurs  moyens 
d'action,  par  ufiC  énergir;  morale  indomptable,  ils  n'ont  jamais 
mieux  payé  d'nudace,  ils  n'ont  jamais  imposé  plus  brutalement 
leur  volonté,  qu'A  l'heure  où  leur  situation  semblait  désespérée 
et  leur  autorité  irrémédiablement  compromise.  Quelles  qu'aient 
pu  être  leurs  erreurs,  quelque  excès  qu'on  puisse  reprocher  à 
leur  ardeur  intempérante,  quelque  fondement  que  pussent  avoir 
les  résistances  de  leurs  subordonnés,  ils  ont  offert,  dans  toute 
sa  grandeur,  le  spectacle  de  la  force  morale  triomphante;  ils 
ont  fait  à  l'action  des  volontés  individuelles  la  part  probable- 
ment la  plus  lar^je  qui  puisse  lui  être  réservée  dans  l'évolu- 
tion des  événemeas  humains.  Langeron,  qui  était  resté  tout 
juste  assez  Français  pour  se  vanter  de  ne  pas  savoir  l'aUemaeid, 
pouvait  raillor  l'aspect  abrupt  et  grossier  de  ces  énergies.  Le 
peuple  dont  elles  ont  fondé  la  grandeur  a  certainement  le  droit 
de  les  glorifier. 

III.  —  LA  KATZBA.CH.  —  LA  POURSUITE  DE  BLÛCHER 
ET  LA  RETRAITE  DE  MACDONALD 

Si  les  Françaie,  après  leur  victoire  de  Goldberg,  le  23, 
n'avaient  point  poussé  plus  vigoureusement  leurs  succès,  ce 
n'était  point  seulement  d«'>faut  d'énergie.  Les  instructions  de 
l'Empereur  ne  prescrivaient  à  Macdonald  qu'une  offensive  très 
réservée,  plutôt  destinée  à  contenir  l'ennemi  qu'à  le  briser.  Un 
incident  malheureux  empira  d'ailleurs  la  situation.  L'Empereur, 
laissant  Macdonald  à  la  tôte  de  l'armée,  avait  voulu  lui  en  faci- 
liter le  commandement.  Il  avait  rappelé  Ney,  supposant  que  le 
prince  de  la  Moskowa  ne  serait  point,  pour  le  duc  de  Tarente,  un 
subordonné  docile.  Ney  comprit  que  ses  troupes  étaient  rappelées 
en  même  temps  que  lui-même,  et  de  Liegnitz,  où  il  occupait,  en 
pointe  sur  la  gauche,  une  situation  fort  menaçante  pour  les  Prus- 
siens, il  mit  le  3^  coros  en  retraite  sur  Dresde,  dégarnissant  fort 
mal  à  propos  i'aile  gauche  de  l'armée.  Ce  faux  mouvement,  que 
Macdonald  appelait  «  une  cruelle  méprise,  »  contribua  à  arrêter 
les  progrès  des  Français,  après  leur  succès  du  23. 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  767 

Le  24,  dès  le  lendemain  de  sa  défaite  à  Goldberg,  Blûcher 
avait  connu  le  départ  de  l'Empereur.  Le  mouvement  du  3"  corps 
le  porta  à  croire  que  les  Français  se  retiraient.  Il  donna  aussitôt 
à  son  armée  à  demi  dissoute,  à  ses  chefs  de  corps  récalcitrans, 
l'ordre  de  se  porter  en  avant.  Macdonald  au  contraire  laissa 
passer  dans  une  inaction  relative  les  journées  du  24  et  du  25.  Ce 
fut  seulement  le  26  au  matin  qu'il  distribua  ses  ordres  de  mou- 
vement. Il  croyait  pousser  encore  devant  lui  l'ennemi  qu'il  avait 
défait  le  23  autour  de  Goldberg. 

Ainsi  chacune  des  armées  s'avançait,  croyant  trouver  en  face 
d'elle  un  adversaire  en  retraite,  et  marchait,  sans  s'en  douter, 
au-devant  d'un  choc  décisif.  Mais  Macdonald  s'y  exposait  dans 
les  conditions  les  plus  défectueuses.  Le  3®  corps,  retardé  par  le 
malentendu  qui  s'était  tardivement  dissipé,  se  trouvait  encore 
trop  éloigné  pour  prendre  une  part  effective  à  l'action.  Macdo- 
nald, loin  de  grouper  ses  forces  comme  le  lui  avait  prescrit 
Napoléon,  les  avait  fractionnées  dans  un  terrain  coupé  d'ob- 
stacles matériels,  de  montagnes,  de  rivières,  que  les  pluies  dilu- 
viennes de  ces  derniers  jours  d'août  grossissaient  d'heure  en 
heure  et  transformaient  en  obstacles  infranchissables.  Bliicher 
était  en  pays  ami,  mieux  renseigné,  mieux  servi  aussi  par  une 
cavalerie  active  et  mobile.  Il  avait,  lui  aussi,  arrêté  ses  ordres 
de  marche,  le  26  à  onze  heures,  dans  l'ignorance  des  mouve- 
mens  de  l'ennemi.  Mais  des  services  d'avant-postes,  son  avant- 
garde,  le  renseignèrent  à  midi,  avant  la  rencontre.  Il  apprit  que 
les  Français  s'avançaient  en  colonnes  nombreuses  et  put  prendre 
ses  dispositions  pour  les  recevoir. 

Le  champ  de  bataille  de  la  Katzbach  est  limité  au  Nord  par 
la  rivière  q'ii  a  donné  son  nom  à  la  journée  et  dont  le  cours  est 
dirigé  à  peu  près  de  l'Est  à  l'Ouest.  A  l'Ouest,  le  champ  de  ba- 
taille est  borné  par  un  affluent  de  la  Katzbach  par  la  Wiithende 
Neisse,  qui  coule  du  Sud  au  Nord.  C'est  dans  l'angle  formé  pai 
les  deux  rivières,  sur  la  rive  droite  de  la  Katzbach  et  de  la 
Wûthende  Neis;îe,  sur  le  plateau  qui  occupe  cet  angle,  que  s'est 
décidé  le  sort  de  la  journée. 

Toutefois  en  dehors  de  cet  angle,  de  l'autre  côté  de  la  Wût- 
hende Neisse  et  sur  sa  rive  gauche,  le  corps  de  Langeron,  séparé 
du  reste  de  l'armée  de  Silésie,  devait  recevoir,  dans  une  action 
très  isolée  du  reste  de  la  bataille,  le  choc  du  5**  corps  français 
commandé  par  Lauriston. 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  la  rive  droite  de  la  Wûthende  Neisse,  sur  le  terrain  de 
la  rencontre  décisive,  les  corps  de  York  et  de  Sacken  allaient  se 
trouver  en  face  du  11®  corps  et  de  la  cavalerie  de  Sébastiani. 

Le  3^  corps  français,  commandé  par  Souham  depuis  le  départ 
de  Ney,  était  au  nord  de  la  Katzbach,  sur  la  rive  gauche,  au 
delà  de  Liegnitz.  Obligé  de  faire  un  long  détour  pour  franchir 
la  Katzbach,  il  parut  sur  le  champ  de  bataille  plus  tard  que  ne 
l'attendait  Macdonald,  trop  tard  pour  exercer  une  action  réelle, 
assez  tard  pour  ne  pas  être  irrémédiablement  entraîné  dans  la 
déroute. 

L'action  décisive  se  déroula  entre  les  corps  de  York  et  de 
Sacken,  groupés  sur  le  plateau  dans  les  positions  que  Bliicher 
leur  avait  assignées  à  la  nouvelle  de  l'attaque  des  Français,  —  et 
]e  11®  corps  appuyé  de  la  cavalerie  de  Sébastiani  qui  gravissait, 
non  sans  difficulté,  les  pentes  abruptes,  qui  conduisent  du  lit 
du  torrent  sur  le  plateau.  On  n'y  montait  que  par  des  chemins 
encaissés,  détrempés  par  la  pluie,  sortes  de  défilés  presque  in- 
franchissables. Macdonald  paraît  avoir  eu  l'intention,  lorsqu'il 
reconnut  la  difficulté  du  terrain,  de  s'arrêter,  de  retourner  en 
arrière.  Mais  l'étroitesse  du  passage  ne  lui  permettait  même  point 
de  revenir  sur  ses  pas.  Après  avoir  franchi,  non  sans  désordre, 
les  défilés  et  gravi,  non  sans  difficultés,  les  pentes  abruptes  qui 
dominent  le  torrent,  les  bataillons  de  la  division  Charpentier, 
qui  marchaient  les  premiers,  se  déployèrent  à  droite,  et  la  cava- 
lerie de  Sébastiani  s'étendit  successivement  sur  la  gauche.  En 
face  des  bataillons  Charpentier,  se  trouvaient,  sur  la  gauche  de 
Blûcher,  les  brigades  prussiennes  d'York. 

Les  récits  prussiens  ont  conservé  le  souvenir  des  premières 
rencontres  de  la  division  Charpentier  avec  les  troupes  prus- 
siennes. C'est  d'abord  l'avant-garde  prussienne,  portée  le  matin 
dans  la  vallée  et  qui  se  retire  sous  la  poussée  des  Français  en  re- 
gagnant le  gros  du  corps.  «  L'ennemi  nous  croyait  en  retraite,  » 
écrit  le  major  Hiller  qui  la  commandait,  «  et  nous  poursuivait 
de  ses  quolibets.  Il  se  développa  rapidement,  poussa  une  masse 
de  tirailleurs.  Mais,  en  raison  de  la  pluie  qui  commençait,  leur 
'feu  fit  peu  d'effet.  Trois  des  quatre  batteriees  qui  successive- 
ment avaient  débouché  du  défilé  commencèrent  à  tirer  vivement 
sur  nous.  Quelques  boulets  qui  atteignirent  le  bataillon  de 
landwehr  von  Kempsky,  —  c'était  celui  d'Oppeln,  —  y  mit  le 
désordre.  Il  ne  fut  bientôt  plus  qu'une  masse  débandée,  qui  fit 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  769 

mine  de  se  jeter  sur  les  autres  bataillons.  Le  brave  Kempsky  se 
donna  avec  moi  toutes  les  peines  du  monde  pour  retenir  le  ba- 
taillon qui  n'était  formé  que  de  grossiers  paysans  de  la  Haute- 
Silésie.  Nous  n'y  réussîmes  que  lorsque  j'eus  fait  braquer  les 
canons  sur  eux,  en  leur  donnant  ma  parole  d'honneur  que  je 
ferais  tirer.  La  menace  eut  son  effet  et  le  bataillon  reprit  si 
bonne  attitude  qu'une  grenade  étant  tombée  dans  ses  rangs,  et 
ayant  abîmé  quatorze  hommes,  il  demeura  néanmoins  en  bon 
ordre.  Aucun  homme  ne  pouvait  tirer,  et  cependant  le  carré 
tint  ferme,  même  lorsque  la  cavalerie  l'entoura  complètement. 
Le  bataillon  de  landwehr  Seydlitz  (de  Schweidnitz)  a  tenu 
durant  tout  le  combat  en  bon  ordre  comme  un  vieux  bataillon.  » 

C'étaient  là  les  combats  d'avant-garde.  On  nous  décrit  ensuite 
la  première  rencontre  de  l'infanterie  française  de  la  division 
Charpentier  avec  le  gros  du  corps  prussien.  Les  Français  sont 
montés  sur  le  plateau  ;  les  Prussiens  voient  devant  eux  trois  ba- 
taillons en  carré  et  quatre  pièces  d'artillerie.  La  première  ligne, 
le  second  bataillon  du  régiment  de  Brandebourg  en  tête,  —  c'était 
un  régiment  de  ligne,  —  s'avance  contre  les  carrés  français,  rece- 
vant le  feu  de  l'artillerie.  «  Ce  qui  tombait,  tombait,  le  reste 
avançait,  ».  écrit  un  officier  du  régiment.  «  Arrivés  à  portée  de 
fusil,  nous  doublâmes  le  pas,  nous  abaissâmes  nos  armes,  et  nous 
abordâmes  à  la  baïonnette,  avec  des  hurrahs  terribles,  le  carré 
du  milieu,  un  carré  de  grenadiers  français.  Le  carré  se  tenait 
ferme  comme  un  mur.  Nous  approchâmes  à  deux  pas.  Un  instant 
nos  hommes  se  tinrent  en  face  des  Français  et,  des  deux  côtés, 
on  se  regarda.  Nous  autres  officiers,  nous  criâmes  :  «  Allez, 
allez.  »  Les  soldats  retournèrent  leurs  fusils  et  se  mirent  à  frap- 
per à  coups  de  crosse.  Le  carré  fut  bientôt  entouré  à  droite  et  à 
gauche,  attaqué  de  toutes  parts.  Il  n'y  avait  plus  de  quartier.  En 
dix  minutes,  le  carré  fut  à  terre  et  transformé  en  pyramide, 
150  hommes  sortirent  vivans  du  tas  de  cadavres,  on  les  fit  pri- 
sonniers. »  Mais  le  premier  élan  des  bataillons  français  n'avait 
pas  été  arrêté  seulement  par  les  résistances  de  l'infanterie  prus- 
sienne. L'intervention  de  l'artillerie  du  corps  de  Sacken,  que  le 
général  russe  avait  mise  en  action  dès  l'apparition  de  la  division 
Charpentier  sur  le  plateau,  avait  puissamment  contribué  à  faci- 
liter la  résistance  du  corps  de  York. 

Les  Prussiens  ont  moins  complaisamment  décrit  l'épisode  qui 
suivit  ces  premières  rencontres.  Leur  cavalerie  de  réserve,  cou- 
tome  xui.  —  1903.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duite  par  leurs  chefs  de  cavalerie  les  plus  célèbres,  par  Katzeler 
et  par  Jiirgasz,  crut  le  moment  venu  de  compléter  les  premiers 
succès  de  l'infanterie.  Elle  s'engagea  tout  entière;  mais  elle  se 
heurta  à  la  cavalerie  de  Sébastiani,  qui  la  repoussa  dans  le 
désordre  le  plus  complet.  Un  combat  de  cavalerie  long  et  acharné 
s'engagea  alors.  «  J'ai  tenu  six  heures,  »  écrivait  Sébastiani, 
«  sous  une  canonnade  horrible  et  devant  des  forces  sans  aucune 
espèce  de  proportion  avec  les  miennes.  Nous  avons  toujours 
chargé  aux  cris  répétés  de  :  Vive  l'Empereur!  »  Et  le  chef  du 
2^  corps  de  cavalerie  n'était  pas  seul  à  rendre  hommage  à  ses 
troupes.  Le  2  septembre,  après  la  retraite,  Lauriston  écrivait  à 
l'Empereur  :  «  La  cavalerie  du  2^  corps  est  bonne,  elle  a  fait 
le  26  des  choses  que  l'on  aurait  à  peine  attendues  de  vieux  cava- 
liers. »  La  cavalerie  prussienne,  rejetée  avec  perte,  dut  venir 
s'abriter  derrière  les  carrés  de  l'infanterie  de  York.  «  Pour\Ti,  » 
disait  Jiirgasz,  «  que  le  général  ne  voie  pas  cette  cochonnerie.  » 

Mais  tandis  que  la  cavalerie  du  corps  prussien  subissait  cet 
échec,  Bliicher  portait  son  armée  en  avant.  Le  corps  russe  de 
Sacken  marqua  son  offensive.  Blûcher  lui-même  prit  la  tête  de  la 
cavalerie  russe,  à  laquelle  il  agrégea  les  restes  de  la  cavalerie 
prussienne.  Et,  dans  un  dernier  effort,  la  charge  de  ces  masses 
énormes  brisa  la  résistance  des  Français.  La  retraite  prit  bientôt 
l'aspect  d'une  déroute.  L'artillerie  française  était  restée  sur  le 
plateau,  à  sa  position  de  batterie,  enfoncée  dans  les  terres;  toute 
l'armée  dévalait  pêle-mêle,  dans  un  désordre  inexprimable,  les 
défilés  qu'elle  avait  si  péniblement  franchis  le  matin  ;  elle  trou- 
vait, au  bas  des  pentes,  les  ponts  emportés;  les  torrens  grossis 
par  les  pluies  engloutissaient  les  fuyards.  En  vain,  les  troupes 
du  3^  corps  avaient  franchi  la  Katzbach  et  s'étaient  montrées  sur 
le  plateau  à  la  fin  de  la  journée;  elles  s'étaient  heurtées  aux 
troupes  victorieuses  de  Sacken.  En  vain,  le  corps  de  Lauriston 
avait  poussé  devant  lui  le  corps  de  Langeron,  qui  s'était  molle- 
ment défendu,  ayant  jugé  de  son  côté  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de 
livrer  bataille.  Macdonald  dut  donner  le  soir  à  Lauriston  l'ordre 
de  battre  en  retraite. 

La  journée  de  la  Katzbach  a  eu  des  conséquences  considé- 
rables. Mais  la  rencontre  en  elle-même  ne  fut  point,  parmi  les 
combats  livrés  par  l'armée  de  Silésie  dans  la  seconde  quinzaine 
d'août,  l'une  des  plus  meurtrières.  Elle  n'avait  coûté  au  corps 
prussien  que   874  hommes  tués  ou  blessés.   Il  fallut  tous  les 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  771 

efforts  d'imagination  et  la  propagande  de  Gneisenau  pour  en 
faire  une  grande  victoire.  Miiflling  lui-même  protestait  contre 
ces  exagérations,  et  appréciait  d'une  façon  plus  modeste  «  la 
rencontre  sur  le  plateau,  »  dont  les  exaltés  de  l'état-major  silé- 
sien  amplifiaient  sans  mesure  les  proportions. 

Les  troupes  russes  de  Sacken  avaient  eu  dans  le  succès  une 
part  prépondérante.  Il  reçut,  sur  le  champ  de  bataille  même,  le 
témoignage  de  Blûcher,  et  le  lendemain,  le  27,  il  fut  l'objet 
d'une  manifestation  flatteuse.  Passant  à  cheval  le  long  du  corps 
prussien  formé  en  colonne,  il  fut  accueilli  par  le  hurrab  des 
troupes.  Le  rapport  officiel  rédigé  par  l'état-major  silésien  était, 
à  l'égard  des  Russes,  d'une  reconnaissance  moins  expansive. 
Sacken  et  ses  officiers  pensèrent  qu'il  ne  rendait  pas  suffisam- 
ment justice  à  leurs  efforts.  Et  afin  d'effacer  cette  fâcheuse  im- 
pression, Blûcher  baptisa,  le  30  août,  sa  victoire,  pour  faire  hon- 
neur au  corps  russe  de  Sacken,  du  nom  de  la  Katzbach.  A  la 
première  heure  les  Prussiens  lui  avaient  donné  le  nom  de  la 
Wûthende  Neisse  dont  leurs  troupes  avaient  occupé  les  rives. 
«  Il  nous  sied,  »  écrivait  Gneisenau  dont  la  modestie  n'était 
pas  le  fort,  «  d'être  modestes  après  avoir  été  si  longtemps 
malheureux.  » 

Mais  si  la  journée  du  26  n'avait  pas  été  des  plus  meurtrières, 
elle  eut,  par  les  événemens  qui  suivirent,  pour  les  troupes  de 
Macdonald,  les  conséquences  les  plus  funestes.  La  crise  que  tra- 
versa, après  la  rencontre  de  la  Katzbach,  après  le  26  août, 
l'armée  française  placée  sous  les  ordres  de  Macdonald,  rappelle 
trait  pour  trait  celle  qu'avait  franchie  trois  jours  plus  tôt,  le  23, 
après  le  combat  de  Goldberg,  l'armée  de  Silésie  vaincue  et  bat- 
tant en  retraite.  Mais,  après  Goldberg,  l'énergie  du  dernier  effort 
manqua  aux  Français;  leurs  ennemis  évitèrent  le  dernier  aban- 
don, réussirent  à  se  ressaisir  Après  la  Katzbach,  au  contraire, 
l'armée  de  Blûcher  victorieuse  poussa  sa  pointe  jusqu'à  l'épuise- 
ment de  ses  forces,  et  le  ressort  manqua  aux  malheureuses  divi- 
sions françaises  qui  se  ruinèrent,  sans  retour  possible,  dans  l'eau 
des  torrens  et  la  boue  des  chemins.  Et  à  quelques  jours  d'inter- 
valle, dans  deux  situations  exactement  semblables  mais  renver- 
sées, on  saisit,  par  la  différence  des  résultats,  l'action  des  forces 
morales,  —  la  réaction  des  nations  européennes  résolues  à  s'af- 
franchir, —  l'épuisement  de  l'effort  gigantesque  qui  avait  porté 
la  France  victorieusu  aux  coulins  do  l'Europe. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'armée  française  avait  à  traverser,  dans  sa  retraite,  succes- 
sivement la  Katzbaclî,  le  Bober  et  le  Queiss.  Soixante-douze 
heures  de  pluies  continuelles  avaient  fait  déborder  toutes  les 
rivières  et  emporté  à  peu  près  tous  les  ponts. 

Le  3**  corps  et  la  cavalerie  de  Sébastiani  avaient  repassé  assez 
facilement  la  Katzbach  à  Kroitsch.  Ils  se  retirèrent  en  faisant 
bonne  contenance,  offrirent  le  30,  au  passage  du  Bober  à  Bunzlau 
quelque  résistance  aux  troupes  qui  les  poursuivaient,  et  se  reti- 
rèrent sans  se  désorganiser  sur  le  Queiss.  Lauriston  écrivait, 
le  2  septembre,  à  l'Empereur  :  «  Le  3®  corps  est  encore  sain  et 
vigoureux  en  hommes  et  en  choses.  » 

Mais  les  autres  corps  ne  franchirent  point  aussi  facilement  les 
obstacles  naturels  que  leur  opposaient  les  lignes  successives  des 
torrens  débordés.  Le  11®  corps,  celui  de  Macdonald,  qui  avait 
supporté  le  principal  effort  de  la  journée  du  26,  en  était  sorti 
dans  le  plus  grand  désordre.  Le  5®  corps,  celui  de  Lauriston, 
qui  avait  lutté  avec  succès,  le  26,  contre  le  corps  de  Langeron, 
commença  sa  retraite,  dans  la  nuit  du  26  au  27,  avec  assez  de 
régularité.  Les  deux  corps,  le  11^  et  le  5^,  franchirent  la  Katzbach 
à  Goldberg.  Entre  la  Katzbach  et  le  Bober,  le  S"  corps  encore 
assez  intact  tenta  d'arrêter  à  Pilgramsdorf,  le  27,  la  poursuite  de 
Langeron.  Il  n'y  réussit  pas,  perdit  son  artillerie  embourbée  et 
s'y  désorganisa  entièrement.  Les  débris  du  11®  et  du  5®  corps 
purent  cependant  franchir  le  Bober  à  Lôwenberg,  et  poursuivre 
leur  retraite.  Mais  les  hommes  qui  en  masse  avaient  quitté  leur 
corps,  les  détachemens  isolés  qui  s'étaient  égarés,  tous  ceux  qui 
n'étaient  point  venus,  à  la  première  heure,  chercher  les  seuls 
passages  demeurés  libres,  errèrent  à  l'aventure,  emprisonnés 
entre  les  rivières  infranchissables,  cherchant  un  passage  qu'ils 
ne  trouvaient  plus,  et  tombèrent  successivement  aux  mains  de 
l'ennemi.  Ce  fut  le  sort  de  la  malheureuse  division  Puthod,  que 
Napoléon  avait  prescrit  à  Macdonald  de  détacher  au  loin  sur  sa 
droite  et  qui  fut  prise  tout  entière. 

Ces  journées  désastreuses  coûtèrent  à  l'armée  de  Macdonald 
plus  de  30000  hommes.  Les  épreuves  matérielles,  plus  encore 
que  l'échec  du  26,  y  portèrent  la  démoralisation  à  son  comble. 
Dès  le  27  août,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  Macdonald  écri- 
vait de  Goldberg  au  major  général  :  «  Le  général  Lauriston  vient 
d'être  informé  qu'un  seul  régiment  de  hussards  a  suffi  pour  faire 
débander  14  bataillons.  Le  soldat  est  dégoûté  par  les  marches  et 


LES    PRUSSIENS    EN    1813  773 

le  mauvais  temps,  et  découragé  parce  qu'il  ne  peut  se  servir  du 
feu  de  son  arme.  »  Et  le  même  jour,  à  sept  heures  du  soir,  la 
déroute  atteignant  Lôwenberg,  le  commandant  d'armes  de  cette 
place  écrivait  (1)  :  «  Depuis  hier  soir  sur  les  neuf  heures  (c'est- 
à-dire  le  jour  même  de  la  Katzbach)  sont  arrivés  ici,  venant  de 
Goldberg,  quantité  de  militaires  épouvantés  et  fuyards  annonçant 
un  mauvais  résultat  de  l'affaire  d'hier  après-midi.  Je  les  fis 
chasser  et  leur  donnai  l'ordre  de  retourner  promptement  sur  leurs 
pas.  J'ai  donné  la  consigne  aux  postes  de  ne  plus  les  laisser 
entrer.  Ils  font  le  tour  de  la  ville  ;  j'ai  placé  un  poste  au  pont 
pour  leur  en  empêcher  le  passage  ;  ils  ont  passé  les  gués  plus 
haut  ou  plus  bas  et  ont  évité  mes  gardes.  » 

Même  au  3^  corps,  qui  n'avait  point  été  engagé  à  fond  le  26, 
l'état  des  troupes  n'était  point  satisfaisant.  Macdonald  mandait 
le  29,  de  Bunzlau  où  il  s'était  rendu  :  «  Nos  troupes  sont  dans 
un  état  pitoyable,  percées  de  la  pluie  pendant  quatre-vingts  heures 
consécutives,  marchant  dans  la  boue  jusqu'à  mi-jambe  et  tra- 
versant des  torrens  débordés.  Dans  cet  état,  les  généraux  en  chef 
ne  peuvent  empêcher  que  le  soldat  ne  cherche  un  abri,  son  fusil 
lui  étant  inutile.  » 

Et,  le  27  août,  Puthod,  qui  allait  être  pris  avec  sa  division 
deux  jours  plus  tard,  mais  qui  n'avait  pas  encore  eu  affaire  à 
l'ennemi,  adressait  à  Lauriston  un  rapport  que  les  cosaques  in- 
terceptèrent et  qui  fortifia  la  confiance  de  Blûcher  et  de  Gnei- 
senau.  «  J'ai  la  douleur  de  vous  rendre  compte,  »  écrivait-il, 
«  que  les  trois  quarts  des  soldats,  malgré  mes  efforts,  malgré  ceux 
des  chefs  et  des  officiers,  se  jettent  dans  les  bois  et  dans  les  mai- 
sons, et  que  ni  les  menaces,  ni  les  coups  ne  peuvent  rien;  ils 
répondent  qu'ils  aiment  mieux  encore  être  pris  que  périr  de  mi- 
sère. Le  cœur  me  saigne,  je  suis  au  désespoir,  et  je  n'en  ferai 
pas  moins  mon  devoir  avec  honneur  jusqu'au  bout.  » 

Après  la  perte  de  la  division  Puthod,  Macdonald  avait  évacué 
la  ligne  du  Bober.  Il  s'était  retiré  sur  le  Queiss,  et,  le  31  août,  il 
écrivait  de  Lauban  :  «  Il  nous  est  déjà  rentré  7  à  8  000  hommes  ; 
il  faut  qu'il  y  en  ait  encore  plus  du  double  jusqu'à  Dresde.  Ce 
qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'il  n'y  a  ni  terreur,  ni  crainte  ;  le 
soldat  cherchait  des  abris  ;  en  cela  il  imitait  trop  bien  l'exemple 
de  ses  officiers.  » 

(1)  Archives  historiques  du  ministère  de  la  Guerre. 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  Macdonaîd  n'avait  pu  tenir  même  sur  le  Queiss  ni  sur 
la  Neisse,  et  c'était  de  Nostitz,  se  dirigeant  vers  la  Sprée,  qu'il 
écrivait,  le  2  septembre,  au  major  général  :  «  Je  dois  déclarer 
que  la  tiédeur  des  chefs,  l'indiscipline,  le  maraudage,  le  manque 
d'armes  pour  peut-être  dix  mille  hommes,  et  de  munitions  de 
guerre  sont  autant  de  motifs  qui  doivent  déterminer  Sa  Majesté 
à  rapprocher  d'elle  son  armée,  à  l'effet  de  lui  donner  une  plus 
forte  constitution  et  de  retremper  tous  les  esprits.  » 

Les  épreuves  qui  accablaient  les  Français  n'étaient  point  épar- 
gnées aux  troupes  de  l'armée  de  Silésie  qui  les  poursuivaient. 
Elles  y  produisaient  des  effets  analogues.  Seulement,  là,  la  vi- 
gueur du  commandement  à  tous  ses  degrés,  le  sentiment  du  suc- 
cès, conservaient  intacte  l'énergie  du  petit  noyau  d'hommes  qui 
ne  succombaient  pas  à  l'excès  de  la  fatigue  ou  des  épreuves. 
Surtout,  la  solidité  éprouvée  des  troupes  russes  maintenait 
intacte  la  charpente  de  l'armée  de  Silésie.  Si  le  corps  russe  de 
Sacken  avait  assuré  à  Blùcher  la  victoire  de  la  Katzbach,  le  corps 
russe  de  Langeron,  ménagé  davantage  par  la  prudence  parfois 
excessive  de  son  chef,  permit  seul  de  donner  à  la  poursuite  assez 
d'activité  pour  ruiner  les  corps  français,  détruire  leur  matériel, 
et  capturer  la  division  Puthod.  Ce  sont  les  troupes  russes  de 
Langeron  qui  ont  désorganisé  le  27,  à  Pilgramsdorf,  une  grande 
partie  du  S^  corps,  et  qui,  le  29,  en  avant  de  Lôwenberg,  ont  fait 
prisonnières  les  troupes  de  Puthod. 

Quant  au  corps  prussien,  il  n'était  plus  en  état  de  participer 
utilement  à  la  poursuite.  Ce  n'était  pas  faute  d'en  avoir  reçu  de 
l'état-major  l'ordre  pressant.  A  peine  abrité  de  la  pluie,  à  Brech- 
telshof,  dans  la  nuit  qui  suivit  la  bataille,  Blucher  avait  expédié 
ses  rapports  au  grand  quartier  général  et,  aussitôt  après,  dans  la 
nuit  du  26  au  27,  il  avait  fait  parvenir  à  Tork  l'ordre  de  se 
mettre  en  marche  à  deux  heures  du  matin  et  de  franchir  la  Katz- 
bach à  Kroïtsch  avec  son  avant-garde,  la  brigade  de  Horn,  et  la 
cavalerie  de  réserve.  York  déclara  une  fois  de  plus  que  «  Mes- 
sieurs de  Gneisenau  et  de  Mûffling  n'avaient  pas  la  moindre  idée 
des  mouvemens  d'une  armée.  »  Et,  une  fois  de  plus,  Gneisenau 
incrimina  le  mauvais  vouloir  et  l'esprit  d'opposition  de  York. 
L'ordre  était  inexécutable.  La  Katzbach  montait  sans  cesse 
sous  la  pluie  qui  continuait;  les  ponts  étaient  recouverts 
d'eau.  Il  était  impossible  d'y  passer  en  pleine  nuit,  même  pour 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  775 

â.'  troupes  qui  eussent  été  en  meilleur  état  que  celles  de  York. 
Demeurés  toute  la  nuit  sans  bois,  sans  paille,  sans  pain,  trempés 
jusqu'aux  os  sous  une  pluie  diluvienne  et  sous  le  vent  du  Nord, 
les  Prussiens  étaient  dans  l'état  le  plus  pitoyable.  Les  régi- 
mens,  les  landwehrs  surtout,  fondaient  avec  une  rapidité  sans 
précédens.  Dans  le  régiment  de  landwehr  de  la  brigade  Htiner- 
bein,  le  premier  bataillon  se  réduisit  dans  la  nuit  qui  suivit  la 
Katzbach  de  577  hommes  à  271,  et  le  lendemain  à  180.  Le  se- 
cond bataillon  avait  pu,  dans  une  de  ses  attaques,  ramasser  les 
souliers  et  les  manteaux  des  Français  tués  ;  il  ne  perdit  que 
54  hommes.  Mais  le  troisième  bataillon  passa  dans  la  nuit  de 
510  hommes  à  202  et  le  quatrième,  qui  n'avait  pas  vu  le  feu,  de 
625  à  407. 

Le  27  août,  au  point  du  jour,  Horn  avec  l'avant-garde  de 
York  franchit  la  Katzbach  à  Kroïtsch  avec  trois  régimens  d'in- 
fanterie, la  cavalerie  de  réserve,  et  deux  batteries.  L'infanterie 
passa  ayant  de  leau  jusqu'à  la  poitrine,  la  cavalerie  à  la  nage, 
l'artillerie  dans  l'eau  qui  recouvrait  le  pont.  York,  avec  le  reste 
du  corps,  tenta  en  vain  de  franchir  la  rivière;  il  n'y  put  réussir. 
Il  fit  savoir  à  Blûcher  qu'il  ne  pouvait  exécuter  ses  ordres,  reçut, 
rédigées  de  la  main  de  Gneisenau,  les  remontrances  les  plus  dés- 
obligeantes, et  demeura  toute  la  journée  immobilisé  sur  la  rive 
droite.  Le  28,  au  matin,  il  se  résolut  à  se  diriger  sur  Goldberg 
pour  tenter  le  passage.  Il  y  arriva  à  dix  heures  du  soir,  mais  au 
prix  d'une  désorganisation  à  peu  près  complète. 

Le  29  août,  Horn,  qui  menait  l'avant-garde  et  avait  de  son  côté 
suivi  l'ennemi  jusqu'à  Bunzlau,  faisait  son  rapport.  Les  majors 
Reibnitz  et  Kottulinzky,  des  bataillons  de  landwehr,  lui  décla- 
rèrent que  leurs  bataillons  ne  comptaient  plus  que  100  hommes, 
et  encore  tellement  épuisés  de  faim  et  de  fatigue  qu'ils  ne  pou- 
vaient plus  marcher.  Il  avait  laissé  ces  deux  bataillons  à  Haynau 
en  leur  recommandant  de  rassembler  les  traînards  de  la  landwehr 
«  Je  crois,  »  dit-il,  «  qu'un  grand  nombre  de  landwehriens,  poussés 
par  la  faim,  sont  rentrés  chez  eux  Deux  cents  pains  de  dix  livres, 
c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  trouver  dans  la  ville  et  dans  la  contrée.  » 

Le  gros  du  corps  prussien  était  dans  le  même  état.  Il  manquait 
de  munitions  et  manquait  totalement  de  vivres.  Les  quatre 
bataillons  de  landwehr  de  la  2"  brigade  qui  avaient  2  200  hommes 
au  début  des  hostilités,  n'en  comptaient  plus  que  320  le  28  au 
matin.  Ils  se  trouvèrent  sans  chef  dans  la  nuit  du  27  au  28.  Les 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

hommes  n'avaient  pas  mangé.  On  leur  distribua  de  l'eau-de-v  e, 
qui,  dans  l'état  où  ils  étaient,  les  acheva, 

York,  le  29  août,  se  déclarait  impuissant  à  rien  entreprendre. 
Il  résumait  la  situation  de  son  corps  d'armée.  Les  landwehrs 
de  la  brigade  de  Horn  étaient  à  moitié  dissoutes.  Celles  de  la 
8^  brigade,  de  la  brigade  Hûnerbein,  marchaient  pieds  nus  et 
fondaient  d'heure  en  heure.  Il  avait  fallu  renvoyer  celles  de  la 
2®  brigade,  du  prince  de  Mecklenburg,  en  arrière  pour  les  réor- 
ganiser. La  brigade  Steinmetz  avait  dû  laisser  en  arrière  un 
bataillon  de  iandwehr.  Gneisenau  avait  donné  l'ordre  d'habiller 
les  landwehriens  avec  les  effets  des  2  000  prisonniers  français 
qui  se  trouvaient  à  Goldberg.  Mais  l'officier  qui  conduisait  les 
prisonniers  avait  reculé  devant  cette  inhumanité  et  refusé  de  les 
dépouiller  sans  un  ordre  de  Blûcher,  Le  même  jour  encore,  le  29, 
York  écrivait  de  Leisersdorf  à  Blucher  :  «  J'ai  le  regret  de  vous 
faire  savoir  qu'en  raison  du  mauvais  temps  et  de  l'habillement 
extraordinairement  défectueux  de  la  Iandwehr,  les  landwehrs, 
celles  de  la  brigade  du  prince  de  Mecklenburg  surtout,  com- 
mencent à  se  dissoudre.  Soit  par  épuisement,  soit  par  mauvaise 
volonté,  les  hommes  restent  par  centaines  en  arrière,  et,  comme 
nous  n'avons  pas  de  moyens  d'action  sur  les  derrières,  ils 
peuvent  ou  se  disperser  ou  rentrer  chez  eux,  » 

Lorsqu'on  fit  le  compte  des  effectifs,  on  trouva  que  le  l^'^  sep- 
tembre, après  une  campagne  de  dix-huit  jours,  le  corps  prussien 
de  York  était  tombé  de  38221  combattans  à  25296,  Les  landwehrs 
surtout  étaient  terriblement  réduites.  Sur  13  369  hommes  il  n'en 
restait  plus  que  6  277,  Plus  de  la  moitié  de  l'effectif,  7  092  hommes 
avaient  disparu.  Les  bataillons  de  ligne  avaient  moins  perdu.  II 
leur  manquait  un  quart  de  l'effectif,  4  040  hommes  sur  16747, 

L'état-major  silésien,  dans  l'enthousiasme  communicatif  du 
succès,  célébrait  l'ardeur  des  troupes  prussiennes,  et  glorifiait 
la  vigueur  de  leur  patriotisme.  Hiller  écrivait,  le  soir  de  la 
■Katzbach,  que  les  troupes  prussiennes,  dans  leurs  souffrances 
sans  nom,  conservaient  le  meilleur  moral.  Elles  donnaient  cours, 
en  composant  des  chants  grossiers,  à  leur  haine  contre  les  Fran- 
çais, Le  29  au  soir,  Gneisenau,  après  avoir  décrit  les  souffrances 
des  troupes,  entonnait  un  chant  d'allégresse,  «  Le  soldat  sup- 
porte toutes  ces  misères  sans  murmurer,  même  avec  gaieté.  Vive 
le  roi  !  Son  trône  est  fondé  à  nouveau  et  nous  laisserons  à  nos 
enfans  l'indépendance  nationale.  » 


LES    PRUSSIENS    EN    1813.  777 

Tout  n'était  point  sincère  dans  ces  manifestations,  et  l'on  y 
retrouverait  sans  peine  l'arrière-pensée  politique  d'exciter  ou 
d'entretenir  l'enthousiasme  en  le  célébrant.  Gneisenau,  fort 
expert  aussi  dans  ce  genre  de  manœuvres,  avait  pris  ses  précau- 
tions pour  que  la  gloire  de  l'armée  de  Silésie  et  des  armes  prus- 
siennes, et  même  ses  propres  mérites,  ne  fussent  pas  tenus  sous 
le  boisseau.  Ce  n'était  pas  par  amitié  pour  Munster,  ou  par  pré- 
venance pour  le  prince  régent  d'Angleterre,  qu'il  se  mettait,  le 
soir  même  de  la  bataille,  à  peine  descendu  de  cheval  et  abrité  de 
la  pluie,  à  écrire  au  ministre  hanovrien  de  Londres,  le  récit 
détaillé  et  bien  mis  en  valeur,  des  événemens  de  la  journée.  Il 
recommandait  à  son  correspondant  de  ne  point  garder  pour  lui 
ses  confidences,  d'en  faire  usage  pour  rectifier  les  versions  erro- 
nées qui  risquaient  de  circuler,  et  de  les  confier  aux  voix  de  la 
renommée,  c'est-à-dire  aux  gazettes  anglaises.  Munster  ne  de- 
mandait pas  mieux  que  de  mettre,  en  tant  qu'il  dépendait  de  lui, 
la  presse  anglaise  au  service  de  la  bonne  cause.  Il  y  faisait  impri- 
mer les  lettres  de  Gneisenau.  Tout  au  plus  s'excusait-il  auprès 
de  son  correspondant  d'en  avoir  supprimé  les  réflexions  désobli- 
geantes pour  Langeron,  que  Gneisenau  n'avait  pu  se  tenir  d'y 
insérer. 

Il  faut,  de  ces  manifestations  triomphantes,  rapprocher  les 
documens  positifs  qui  établissent  que,  ni  en  haut  lieu,  ni  à 
l'état-major  silésien  même,  on  n'était  fort  rassuré  sur  la  solidité 
et  sur  la  fidélité  des  landwehrs  silésiennes.  Le  31  août,  un 
ordre  de  cabinet  suspendit  l'article  18  du  code  de  justice  mili- 
taire dans  la  Haute-Silésie,  «  dans  cette  province  qui  se  distingue 
d'une  façon  si  fâcheuse  par  son  manque  d'attachement  à  la  pa- 
trie, »  en  raison  des  progrès  de  la  désertion  dans  cette  région. 
Et,  symptôme  frappant  de  la  persistance  des  anciennes  mœurs 
en  contraste  flagrant  avec  l'esprit  d'une  armée  nationale,  l'ordre 
de  l'armée  du  7  septembre  prescrivit  que  les  landwehriens 
fatigués  seraient  rafraîchis  de  trente  coups  de  bâton.  Ce  ne  fut 
pas,  dit-on,  la  seule  manifestation  du  même  genre. 

Il  y  avait  quelques  excès,  certainement,  et  de  l'ingratitude 
même  dans  les  inquiétudes  qui  se  manifestaient  aussi  brutale- 
ment. Les  désertions  des  landwehriens  avaient  leur  excuse. 
Beaucoup  d'entre  eux,  après  avoir  pris  quelque  repos,  revinrent 
d'eux-mêmes,  sans  se  douter,  paraît-il,  qu'ils  eussent  rien  fait 
de  répréhensible.  L'efl'ectif  des  landwehrs  au  corps  d'York,  qui 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  tombé  'à  6277  hommes,  au  l^"^  septembre,  était  remonté 
quatorze  jours  plus  tard  à  8S40  hommes.  Les  bataillons  qui 
s'étaient  dissous  dans  la  poursuite  de  la  fm  d'août  se  réorgani- 
sèrent. Le  bataillon  Brixen,  celui  qui,  dans  la  nuit  du  26,  avait 
perdu  200  hommes  sans  s'être  battu,  se  retrouva,  le  4  septembre, 
à  l'avant-garde  près  de  Hochkirch;  et  le  30,  à  Bunzlau,  Horn 
réussit  à  forcer  avec  ses  landwehrs  épuisées,  après  trois  attaques 
assez  pénibles,  le  passage  du  pont  sur  le  Bober,  Ce  qui  demeure, 
c'est  que  le  corps  prussien  n'avait  eu  qu'une  part  restreinte  dans 
la  victoire  de  la  Katzbach,  et  n'en  prit  pour  ainsi  dire  point  à  la 
poursuite  qui  désorganisa  l'armée  de  Macdonald. 

Lorsqu'on  rapproche  sa  situation  de  celle  du  corps  de  Lau- 
riston  dans  les  journées  qui  suivirent  la  «  rencontre  sur  le 
plateau,  »  il  semble  que  poursuivans  et  poursuivis  soient  dans 
le  même  état  de  désorganisation.  Les  épreuves  sont  les  mêmes, 
l'état  des  troupes  est  aussi  pitoyable  dans  la  poursuite  que  dans 
la  retraite.  D'où  vient  donc  que  le  succès  fut  d'un  côté  et  le 
désastre  de  l'autre?  Il  serait  sans  doute  injuste  de  négliger, 
comme  le  font  volontiers  les  historiens  prussiens,  l'élémenl 
considérable  de  succès  qu'apportaient  à  Blûcher  la  résistance  et 
la  solidité  des  vieilles  troupes  russes.  Il  serait  également  injuste 
de  méconnaître  que  la  cause  principale  du  désastre  des  Français 
a  été  dans  la  différence  de  l'état  moral  des  deux  armées,  dans  la. 
vigueur  indomptable,  dans  la  confiance  inébranlable  de  cet  état- 
major  silésien,  où  la  Prusse  a  cherché,  —  non  sans  raison,  — 
comme  la  synthèse  de  son  esprit  national. 

Mais  cette  énergie  n'allait  pas  sans  une  brutalité  qui  dépas- 
sait les  bornes  :  ce  n'était  pas  seulement  cet  esprit  querelleur, 
ce  défaut  de  formes,  cette  grossièreté  de  relations  que  raillait 
Langeron.  C'était  quelque  chose  de  plus  et  quelque  chose  de  pis. 
Les  édits  qui  avaient  organisé  le  landsturm  au  printemps  de 
1813,  contenaient  des  prescriptions  barbares.  Les  lettres  par  les- 
quelles Blûcher  et  Gneisenau  prescrivaient  au  gouverneur  de  la 
Silésie  de  sonner  les  cloches  et  de  convoquer  le  landsturm  au 
lendemain  de  la  Katzbach,  éveillaient  comme  un  écho  de  cette 
inhumanité.  Ce  n'était  point  seulement  pour  ramasser  les  pri- 
sonniers français  que  Gneisenau  faisait  convoquer  le  landsturm 
et  soulever  la  population  :  c'était  aussi  pour  les  massacrer. 

L'on  pourrait  croire,  à  lire  les  lettres  qu'il  adressait  à]\lijnster 


,LES   PRUSSIENS   EN    1813.  779 

en  Angleterre,  et  où  il  lui  annonçait  ces  nouvelles,  qu'il  s'agis- 
sait d'une  exagération  littéraire  ou  d'une  manifestation  roman- 
tique, si  l'on  n'avait  la  preuve  qu'à  cette  férocité  d'imagination 
correspondait  bien  une  barbarie  réelle. 

Dans  une  lettre  qu'il  adresse  au  comte  Miinster,  de  Lôwen- 
berg,  le  30  août,  et  oii  il  lui  rend  compte  des  combats  qui  se 
poursuivaient,  à  cette  heure  même,  autour  de  Bunzlau,  Gneisenau 
écrit  :  «  En  ce  moment  même,  se  livre  à  Bunzlau  un  violent 
combat.  On  se  dispute  le  passage  du  pont.  L'ennemi  a  mis  le  feu 
au  village  de  Tillerdorf.  Le  général  prussien  Horn  a  donné  l'or- 
dre de  ne  pas  faire  de  prisonniers,  mais  de  les  rejeter  dans  les 
flammes  du  village  en  feu.  »  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  que 
l'acharnement  d'une  lutte  ait  entraîné  de  semblables  horreurs  : 
on  les  a  rarement  vu  prescrire  avec  ce  sang-froid,  et  raconter 
avec  ce  calme,  par  celui  sous  les  ordres  duquel  elles  s'accom- 
plissaient. Même  dans  la  correspondance  de  Napoléon,  les  mani- 
festations les  plus  intempérantes  de  sa  volonté  débridée  ont 
laissé  peu  de  traces  pareilles. 

Ce  fut  seulement  le  l^"  septembre  que  Blûcher  et  Gneisenau 
consentirent  à  relâcher  les  instances  dont  ils  harcelaient  les 
corps  engagés  dans  la  poursuite  des  Français.  Les  troupes  eurent 
un  jour  de  repos  et  furent  invitées  à  célébrer  solennellement 
des  actions  de  grâces.  York  qui,  dans  ses  résistances  hargneuses 
de  vieux  soldat,  ne  manquait  pas  de  finesse,  et  qui  retrouvait 
dans  le  succès  quelques  éclairs  de  bonne  humeur,  reçut  avec 
surprise  l'ordre  du  quartier  général  :  «  Un  jour  de  repos  et 
des  prières?  »  dit-il,  «  nous  avons  sûrement  reçu  des  coups.  » 
Et,  de  fait,  l'état-major  silésien  venait  de  recevoir  la  nouvelle  de 
la  victoire  remportée  à  Dresde,  le  27,  par  Napoléon. 

GODEFROY    CaVAIGNAC. 


L'INUTILE  EFFORT 


TROISIEME    PARTIE  (1) 


VII 

y^me  Perreuse  n'était  point  de  ces  âmes  sensitives  qui  pres- 
sentent les  dangers  suspendus  sur  les  têtes  aimées  :  sans  se  douter 
des  angoisses  où  se  débattait  son  mari,  sans  rien  deviner  de  l'orage 
qui  le  secouait,  elle  poursuivait  son  existence  bien  réglée  de  maî- 
tresse de  maison  soigneuse  des  moindres  détails  du  ménage, 
accaparée  par  la  surveillance  de  ses  domestiques,  par  ses  em- 
plettes, la  ponctualité  de  ses  visites,  l'ostentation  de  ses  œuvres. 
Entre  temps,  elle  songeait  aux  singulières  allures  de  son  beau- 
frère.  Quels  désagrémens  pouvaient  menacer  cet  être  inoffensif, 
étranger  aux  difficultés  de  la  vie  ?  ce  rat  de  bibliothèque  qui  ne 
s'occupait  que  de  ses  livres?  Elle  en  voulait  à  Léonard  de  con- 
server si  sérieusement,  vis-à-vis  d'elle,  un  secret  qu'elle  jugeait 
d'avance  un  peu  ridicule  ;  mais,  piquée  de  la  sèche  réponse  qu'elle 
s'était  attirée,  elle  n'eut  garde  de  revenir  à  la  charge  et  ne  sortit 
qu'à  demi  de  sa  bouderie.  Quand  Frédéric  vint  la  prévenir  que 
«  ces  deux  messieurs  demandaient  Madame  dans  le  cabinet  de 
Monsieur,  »  elle  supposa  d'emblée  qu'on  l'appelait  pour  lui  livrer 
la  clef  du  mystère.  Elle  s'en  réjouit.  Elle  souriait  en  suivant  le 
valet  de  chambre,  tout  en  se  promettant  de  leur  faire  expier  leur 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  janvier  et  1"  février. 


l'inutile  effort.  781 

réserve,  et  en  se  disant  aussi  que  Raymond  devait  être  dans  un 
gros  embarras  pour  recourir  à  elle.  Quand  la  porte  s'ouvrit 
devant  elle,  aucune  voix  intérieure  ne  l'avertit  qu'elle  allait 
être  elle-même  entraînée  dans  le  drame  inconnu. 

Les  deux  hommes  l'attendaient  en  silence  :  Léonard,  enfoncé 
dans  son  fauteuil,  dont  ses  deux  mains  serraient  nerveusement 
les  bras  ;  Raymond,  debout  à  côté  de  son  frère  comme  pour  l'ap- 
puyer, les  yeux  exaltés,  le  front  vaillant.  Avant  de  les  regarder, 
en  franchissant  le  seuil,  elle  demanda,  d'une  voix  dure  où  pas- 
saient les  restes  de  sa  rancune  : 

—  Eh  bien!  que  me  veut-on? 

En  même  temps,  elle  remarquait  la  pose  accablée  de  son  mari, 
l'expression  si  différente  de  Raymond.  Une  crainte  l'effleura;  elle 
répéta,  plus  doucement  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc? 

Sans  lever  les  yeux  sur  elle,  Léonard  répondit,  sourdement  : 

—  Des  choses  graves. 

—  Ahl...  Pour  Raymond? 

—  Non,  pour  moi. 

Toujours  immobile  et  debout,  la  main  sur  le  dossier  d'une 
chaise,  elle  balbutia,  tout  à  fait  effrayée  : 

—  Tu  m'avais  dit...  Ce  n'était  donc  pas  lui?...  Tu  me  fais 
peur! 

Ferreuse  s'accouda  sur  sa  table  de  travail,  le  front  dans  ses 
mains,  et  dit  lentement,  comme  s'il  tirait  avec  effort  chacune  de 
ses  paroles  de  lointains  obstrués  et  ténébreux  : 

—  As-tu  remarqué. . .  dans  les  journaux. . .  ces  derniers  jours. . . 
l'histoire...  de  cette  modiste  française...  à  Londres...  qu'on  accuse 
d'avoir...  d'avoir  assassiné  son  enfant? 

Lucienne  chercha  dans  ses  souvenirs,  où  le  «  fait-divers  »  in- 
différent, parcouru  d'un  œil  distrait,  ne  s'était  point  fixé. 

—  Oui,  fit-elle,  j'ai  lu  cela  quelque  part. 
La  voix  de  Léonard  s'assourdit  encore  ; 

—  Cet  enfant  a  un  père . . . 
Et,  dans  un  souffle  : 

—  Comprends-tu? 

Il  écarta  ses  mains  et  la  regarda,  les  traits  tendus  dans  une 
indicible  expression  d'angoisse. 

Elle  recula,  la  main  sur  sa  poitrine  : 

—  Toi?...  Toi!...  Oh!... 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Puis,  hautaine  et  violente,  en  secouant  sa  stupeur  : 

—  Pourquoi  me  le  dis-tu? 

—  Tu  ne  peux  pas  l'ignorer...  Ecoute  :  la  malheureuse  est 
innocente... 

Dans  le  bouleversement  de  cette  révélation,  ce  ne  fut  pas  la 
pitié  qui  s'éveilla  dans  Lucienne,  mais  un  instinct  bourgeois  de 
possession  et  de  défense  :  elle  sentit  un  danger  secret  dans  cette 
conviction  qui  la  blessait  encore  ailleurs,  au  tréfonds  d'une 
jalousie  ignorée.  En  un  clin  d'oeil,  elle  songea  tout  à  la  fois  au 
passé  qui  se  révélait  ainsi,  à  la  tranquillité  de  leur  foyer  dé- 
truite, au  scandale  imminent,  aux  complications  certaines,  à 
l'influence  romanesque  de  Raymond.  Sans  savoir  encore  com- 
ment se  combinaient  ces  élémens,  elle  les  vit  chargés  de  me- 
nace, fit  face  au  péril  et  s'écria  : 

—  Innocente  !  Qu'en  sais-tu? 

Raymond,  qui  semblait  prêt  à  protéger  son  frère,  répondit 
avec  élan,  la  main  tendue  comme  pour  un  serment  : 

—  Nous  en  avons  la  certitude  absolue! 
Elle  l'écarta  d'un  geste  dédaigneux. 

—  Oh!  vous  !... 

Et  revenant  à  son  mari  : 

—  Dis,  qu'en  sais-tu?...  Quand  l'as-tu  connue?... 

—  Il  y  a  huit  ans  que  je  ne  lai  pas  revue. 

—  Huit  ans  !...  huit  ans!... 

Lucienne  respira  :  le  drame  reculait  dans  un  passé  qui  ne 
lui  avait  jamais  appartenu;  elle  ne  se  heurtait  pas  du  moins 
contre  une  rivale  oubliée  ;  elle  n'avait  point  à  combattre  une  pas- 
sion présente  et  aveugle. 

—  Si  tu  ne  l'as  pas  revue  depuis  huit  ans,  reprit-elle,  com- 
ment peux-tu  savoir  qu'elle  est  innocente?  Sur  quoi  repose  ta 
certitude?  Parle,  dis,  je  veux  tout  savoir! 

Elle  se  rapprocha,  ne  fut  plus  séparée  de  son  mari  que  par  la 
table  de  travail,  sur  laquelle  elle  se  penchait,  les  yeux  dans  les 
yeux.  Il  évita  ce  regard,  et  se  mit  à  raconter  à  traits  sommaires 
sa  liaison  avec  Françoise  et  la  conduite  de  Raymond  envers 
l'abandonnée. 

—  Une  histoire  comme  en  ont  presque  tous  les  jeunes  gens... 
Une  histoire  banale,  qui  ne  finit  jamais  en  tragédie...  Et  dans  le 
fait,  il  n'y  a  qu'une  erreur,  une  affreuse  erreur!... 

En  s'excusant  ainsi,  il  tendait  à  sa  femme  le  petit  paquet 


L  INUTILE    EFFORT. 


783 


des  lettres  de  Londres.  Lucienne  le  prit,  mais  le  rejeta  aussitôt 
sur  la  table  : 

—  Te  figures-tu  que  je  vais  lire  cela?... 

Léonard  voulut  expliquer  le  sens  de  ces  pauvres  lettres.  Elle 
l'interrompit  : 

—  Les  femmes  de  cette  sorte  écrivent  ce  qu'elles  veulent  : 
cela  coûte  si  peu!...  Plus  on  vit  dans  la  boue,  plus  on  se  plaît 
aux  belles  paroles  :  tout  le  monde  sait  cela!...  D'ailleurs,  tu  viens 
de  me  dire  que  cette  correspondance  a  cessé  depuis  deux  ans  : 
que  veux-tu  donc  qu'elle  prouve?...  J'admets  que  cette  femme  ait 
eu  sa  crise  de  vertu  quand  tu  l'as  quittée;  j'admets  même  que 
cette  crise  ait  été  sérieuse,  si  tu  y  tiens...  Eh  bien,  c'est  fini! 
Elle  est  revenue  à  ses  habitudes,  elle  a  cessé  d'écrire  des  lettres 
qui  l'ennuyaient,  elle  est  rentrée  dans  une  existence  conforme  à 
ses  goûts,  à  sa  nature.  Quoi  de  plus  clair?  Tu  ne  la  connais 
plus,  ses  aventures  ne  te  regardent  pas. 

Ce  fut  Raymond  qui  s'écria  : 

—  Vous  vous  trompez  en  toutes  choses  :  elle  n'a  jamais  été 
ce  que  vous  croyez...  Elle  a  aimé  Léonard.  Elle  aimait  son  en- 
fant, elle  travaillait  pour  l'élever,  elle  en  faisait  sa  joie  !... 

Lucienne  toisa  d'un  regard  dédaigneux  ce  chétif  adversaire  : 

—  Vous,  mon  pauvre  Raymond,  vous  raisonnez  comme  un 
enfant.  Les  hommes,  les  vrais,  —  son  accent  souligna  ce  mot 
offensant,  —  ne  s'attardent  pas  à  de  pareils  scrupules.  Pourquoi 
se  tourmenteraient-ils  pour  ces  créatures?  Vous  figurez-vous 
peut-être  que  le  successeur  de  Léonard  auprès  de  cette  personne 
soit  en  train  de  se  déranger  pour  elle  ?  Les  plus  récens  auront 
peur  d'être  compromis,  voilà  tout  ! 

—  Vous  ne  savez  pas  de  qui  vous  parlez,  répliqua  Raymond, 
c'est  votre  excuse.  Mais  lui,  maintenant,  il  a  vu  son  devoir  :  rien 
ne  l'empêchera  de  l'accomplir  jusqu'au  bout. 

—  Son  devoir?...  Léonard  en  aurait  un  dans  cette  affaire?... 
Lequel?...  Voyons,  qu'avez-vous  comploté  tous  les  deux? 

Raymond  posa  la  main  sur  l'épaule  de  son  frère,  dans  un 
geste  touchant  qui  mêlait  à  la  vaillance  que  les  événemens  dé- 
veloppaient en  lui  son  ancien  besoin  d'être  protégé. 

—  Parle,  toi  I 

Les  yeux  de  Léonard  fuyaient,  son  embarras  trahit  une  vo- 
lonté vacillante  : 

—  Nous  avons  réfléchi,  dit-il  lentement,  comme  s'il  cherchait 


784 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


des  excuses  à  leur  décision...  Quoi  que  tu  penses,  Lucienne,  nous 
ne  pouvons  pas  abandonner  cette  malheureuse...  Impossible!.., 
Mais  nos  moyens  d'action  sont  bien  faibles  :  nous  ne  pouvons 
qu'apporter  notre  témoignage  à  la  cour  d'assises,  dire  ce  que 
nous  savons  du  passé,  montrer  ces  lettres... 

Il  diminuait  ainsi  l'importance  qu'il  attachait  lui-même  à  ce 
plan  pour  en  cacher  le  péril  à  sa  femme  : 

—  C'est  peu  de  chose,  sans  doute...  Qui  sait  pourtant?  L'af- 
faire est  mystérieuse  :  en  l'absence  de  preuves  certaines,  les  pré- 
somptions prennent  plus  de  valeur.  Le  jury  prononcera  d'après 
des  probabilités,  selon  ses  impressions  :  ma  déposition  pourra  le 
guider...  C'est  peu  de  chose,  encore  une  fois,  mais  la  conduite  de 
l'accusée,  au  moment  de  notre  rupture,  est  toute  à  sa  décharge... 
Que  de  paroles  significatives,  que  de  menus  incidens  me  sont 
revenus  à  la  mémoire,  qui  la  défendront!  Son  instinct  maternel, 
par  exemple,  quel  argument  en  sa  faveur!...  Et  je  puis  l'attester, 
moi  !  —  Je  me  rappelle  très  bien  que,  lorsqu'elle  s'est  sentie 
mère,  elle  s'est  réjouie  au  lieu  de  s'affliger.  Quant  à  moi,...  ah! 
tu  comprends,  une  pareille  nouvelle  tombant  sur  un  jeune  homme 
qui  n'a  jusqu'alors  pensé  qu'à  s'amuser...  Eh  bien!  elle  m'a  dit, 
—  il  me  semble  que  je  l'entends  parler  :  —  «  Tu  ne  m'aurais 
jamais  épousée,  et,  après  ce  qui  s'est  passé  entre  nous,  je  n'aurais 
jamais  pu  me  marier,  n'est-ce  pas?  Et,  vois-tu,  je  désirais  un 
bébé,  je  l'aurai,  je  suis  contente  :  il  me  tiendra  compagnie  quand 
tu  me  quitteras!  »  Des  paroles  comme  celles-là,  il  faut  que  le 
jury  les  connaisse  :  elles  peuvent  emporter  sa  conviction.  D'au- 
tant plus  qu'on  ne  découvre  aucun  mobile  à  ce  prétendu  meur- 
tre... Aucun...  Alors,  ce  que  nous  pouvons  dire,  Raymond  et 
moi,  rend  plus  plausible  la  version  du  simple  accident,  qui  doit 
être  la  vraie...  Je  le  vois  bien  :  je  sais  mieux  que  personne  le 
parti  qu'un  avocat  intelligent  tirera  de  notre  déposition  !... 

Lucienne  avait  l'esprit  trop  positif  pour  se  laisser  égarer  par  la 
tactique  de  son  mari,  trop  égoïste  pour  comprendre  le  caractère 
impératif  des  motifs  qu'il  alléguait  ainsi.  Elle  avait  tout  de  suite 
calculé  le  danger  d'une  telle  résolution  pour  leur  avenir  :  la 
peur  du  scandale  prima  dans  sa  pensée  les  craintes  plus  hu- 
maines que  l'hypothèse  de  la  c&ndamnation  de  Françoise  ne  pou- 
vait manquer  d'y  éveiller  : 

—  Ma  parole,  dit-elle,  tu  parles  comme  son  avocat.  C'est  pour 
cela,  je  suppose,  que  tu  te  cites  parmi  les  témoins  à  décharge. 


l'inutile  effort.  785 

Très  bien  !  j'admets  que  ta  déposition  ne  soit  pas  inutile  à  l'ac- 
cusée :  as-tu  compté  ce  qu'elle  te  coûterait? 

—  Oh!  s'écria  passionnément  Raymond,  nous  savons  com- 
bien le  monde  est  égoïste  pour  ceux... 

Lucienne  lui  coupa  la  parole,  en  continuant,  pour  son 
mari  : 

—  Tu  n'as  pas  calculé  les  conséquences  d'un  acte  pareil  pour 
notre  vie  de  famille,  pour  tes  enfans,  pour  leur  avenir,  pour 
leur  éducation?...  Tu  n'as  pas  mis  dans  la  balance,  avant  de  faire 
pencher  le  plateau,  d'un  côté,  ce  que  tu  dois  à  cette  femme,  qui 
a  passé  si  vite  dans  ta  vie  ;  de  l'autre,  ce  que  tu  dois  aux  tiens,  à 
ceux  qui  t'appartiennent  et  dépendent  de  toi?...  Ton  imagination 
s'est  ébranlée...  On  l'a  aidée,  —  elle  mesura  de  nouveau  son 
beau-frère  de  ce  regard  insultant  qu'elle  avait  pour  lui  dès  qu'il 
résistait,  —  et  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  :  tu  nous  sacrifies, 
tu  pars!... 

—  Il  y  a  des  heures  où  l'on  ne  choisit  pas  sa  route,  dit  Ray- 
mond. 

Lucienne  cessa  de  l'ignorer  et  se  retourna  violemment  contre 
lui  : 

—  Je  vous  en  supplie,  vous,  ne  dites  plus  rien!  Vous  n'avez 
pas  de  femme,  pas  d'enfans,  vous  ne  pouvez  pas  comprendre!... 
Le  débat  est  entre  lui  et  moi  !  Il  y  a  des  choses  que  je  ne  peux 
pas  dire  en  votre  présence. 

Prêt  à  la  résistance,  Raymond  regarda  son  frère,  qui  lui  dit 
doucement  : 

—  Elle  a  raison,  elle  est  ma  femme;  ces  choses  la  touchent 
en  plein  cœur,  elle  a  le  droit  de  me  parler  seule  à  seul. 

—  C'est  bien.  Fais-lui  comprendre.  Je  t'attends  chez  moi. 
Raymond  sortit.  Lucienne  alla  tourner  derrière  lui  la  clef  de 

la  porte,  et,  revenant  à  son  mari  : 

—  Enfin,  c'est  un  homme  que  j'ai  devant  moi  !  s'écria-t-elle. 
Et,  plus  posément  : 

—  Ton  frère  prend  toujours  la  vie  pour  un  roman.  Comment 
a-t-il  fait  pour  te  monter  à  son  diapason?  Avec  lui,  impossible 
de  raisonner;  mais,  nous  deux,  nous  allons  nous  entendre...  Et 
d'abord,  remontons  un  peu  haut,  puisqu'il  s'agit  du  passé. 

En  parlant  ainsi,  elle  s'assit  tout  près  de  Léonard  :  l'aisance 
de  son  attitude  et  le  calme  de  sa  voix  la  montraient,  après 
l'émotion  du  premier  instant,   prête  à  discuter   sans  passion  ni 

TOME  XIII.  —  1903.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rancune,   avec  le  sang-froid  d'une  tête   solide  que  le  tragique 
même  des  événemens  n'échauffe  pas  longtemps  : 

—  Lorsque  tu  m'as  choisie  pour  fonder  un  foyer,  je  ne  t'ai 
point  interrogé  sur  ton  passé.  J'ignorais  bien  des  choses;  je 
savais  pourtant  que  les  hommes  en  ont  toujours  un  :  mon  père 
m'avait  raconté  tant  d'histoires  de  filles  délaissées,  d'enfans  sans 
nom  !  Tu  ne  m'as  rien  dit,  j'ai  eu  confiance  en  toi.  J'ai  supposé 
que  tu  avais  liquidé  ton  passif,  quel  qu'il  fût  ;  qu'il  n'en  serait 
jamais  question  entre  nous;  que  tu  engageais  loyalement  ton 
avenir  et  ne  connaîtrais  plus  d'autres  liens  que  ceux  qui  nous 
unissent.  Voilà  ce  que  j'ai  pensé  toute  seule,  n'ayant  personne 
à  qui  demander  conseil,  puisque  mon  père,...  tu  le  connais!  — 
Je  réfléchissais  à  ces  choses  avec  tout  mon  sérieux  de  jeune  fille 
habituée  à  ne  compter  que  sur  elle-même;  et,  maintenant,  je  me 
demande  comment  j'aurais  pu  les  concevoir  autrement.  Rien 
jusqu'à  présent  ne  m'a  jamais  fait  supposer  que  je  m'étais 
trompée.  Les  enfans  sont  venus;  j'ai  cru  qu'ils  rendaient  plus 
intime  encore,  plus  complète,  notre  solidarité.  Avec  eux,  nous 
devenions  une  famille,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus 
uni,  de  plus  sacré;  nous  n'étions  plus  qu'un  corps,  qu'une  âme, 
qu'une  volonté...  Oh!  s'ils  n'étaient  pas  là,  si  j'étais  seule  en 
cause,  tu  pourrais  peut-être  écouter  ton  frère,  donner  suite  aux 
projets  chevaleresques  qu'il  te  suggère,  oublier  tes  engagemens 
envers  moi  pour  remplir  un  devoir  chimérique.  Mais  ils  exis- 
tent, ils  grandissent;  nous  leur  avons  donné  la  vie;  ils  dépen- 
dent de  toi  comme  les  feuilles  d'un  arbre  ;  tes  actes  préparent 
leur  avenir;  ils  auront  le  sort  que  tu  leur  feras.  Eh  bien!  je  le 
demande  à  ton  cœur  et  à  ton  bon  sens  :  n'est-ce  pas  à  eux  que 
tu  te  dois  tout  entier?...  As-tu  le  droit  de  commettre  un  acte 
dont  les  conséquences  les  frapperaient?...  au  profit  d'une  étran- 
gère?... d'une  ennemie?...  Car  cette  femme  est  leur  ennemie, 
puisqu'elle  peut  te  détourner  d'eux!...  Oh!  je  ne  sais  pas,  je  ne 
veux  pas  savoir  jusqu'à  quel  point  tu  l'as  aimée  :  tes  enfans  me 
défendent  d'être  jalouse,  comme  ils  te  défendent  de  te  souvenir 
d'elle...  Je  ne  veux  pas  rechercher  si  tu  te  retournes  vers  le 
passé,  ou  si  ton  frère  t'a  simplement  égaré;  je  chasse  les  mau- 
vais soupçons  qui  voudraient  m'assaillir;  mais  aussi,  j'écarte 
de  toi  les  idées  folles  qui  nous  menacent...  Tu  ne  vois  plus 
clair,  dans  l'étourdissement  de  ce  coup  inattendu  :  je  suis  là,  près 
de  toi,  je  te  prends  la  main  et  te  remets  sur  la  bonne  route... 


l'inutile  effort.  787 

L'énergie  contenue  de  la  voix  rehaussait  l'autorité  des  paroles 
qui  s'accordaient  si  bien  avec  la  vraie  nature  de  Ferreuse.  L'âme 
héroïque  de  Raymond  avait  pu  l'exalter  un  instant  :  il  se  retrou- 
vait lui-même,  sous  la  douche  froide, si  bien  dirigée,  de  ce  bon  sens. 
Il  se  leva,  arpenta  son  cabinet,  sans  rien  dire,  les  mains  au  dos, 
la  tête  basse  :  au  lieu  de  réfuter  les  argumens  de  sa  femme, 
il  en  poursuivait  les  conséquences  extrêmes,  en  augmentait  la 
force,  sentait  fléchir  ceux  qu'il  leur  opposait  encore.  Quand  il 
revint  auprès  de  Lucienne,  la  crispation  de  ses  traits  trahissait 
l'intensité  de  sa  lutte  intérieure  : 

—  Tu  as  raison,  dit-il,  tu  as  raison  sur  tous  les  points.  Il 
est  si  facile  d'avoir  raison!  Je  me  suis  dit  tout  ce  que  tu  viens 
de  dire...  Mais  ne  vois-tu  pas  que  nous  sommes  aux  prises  avec 
un  de  ces  événemens  qui  bouleversent  tous  les  calculs,  toutes 
les  prévisions,  tous  les  plans  d'existence?...  Je  ne  t'ai  point 
trompée,  en  te  taisant  mon  passé  :  je  m'en  croyais  délivré;  je  ne 
pensais  jamais  à  cette  femme,  jamais  à  cette  enfant;  je  crois 
que  j'avais  oublié  jusqu'à  leur  existence  !  Et  voici  cette  mort 
dans  la  Tamise,  ce  mystère,  ces  débats  qui  vont  s'ouvrir... 
Puis-je  taire  ce  que  je  sais?  Puis-je  éviter  d'agir,  selon  mes 
forces,  pour  la  lumière?...  Aucun  danger  ne  vous  menace,  toi  et 
les  enfans;  vous  êtes  en  sûreté  dans  la  vie.  Je  ne  vous  suis  plus 
même  indispensable  ;  je  n'ai  plus  qu'à  vous  assurer  un  peu  plus 
de  bien-être,  un  peu  plus  de  bonheur...  Tandis  que  cette  mal- 
heureuse, là-bas,  je  puis  peut-être  la  sauver!...  Suppose  que  je 
reste  là,  les  bras  croisés,  tranquille  et  caché  comme  un  complice 
honteux,  et  qu'un  de  ces  jours  j'apprenne  par  les  journaux  que... 
Ah!  grand  Dieu!  dis,  peux-tu  te  représenter  cela? 

Il  eut  un  tel  regard  d'effroi  que  la  vision  qui  passait  dans  ses 
veux  traversa  aussi  l'esprit  de  Lucienne.  Elle  raidit  sa  volonté 
pour  en  repousser  l'horreur  :  dans  le  drame  qui  l'emportait 
déjà,  elle  ne  distinguait  encore  que  le  péril  de  leur  équilibre  so- 
cial; toute  idée  de  justice  ou  de  devoir  humain  s'effaçait  dans 
son  effort  pour  le  défendre.  C'est  pour  cela  qu'elle  ne  songea 
qu'à  rassurer  son  mari  : 

—  Tu  m'as  dit  toi-même  qu'il  n'y  a  pas  de  preuves,  dit- 
elle.  Recouvre  ton  sang-froid  :  puisque  les  preuves  manquent, 
c'est  l'acquittement  certain. 

—  Il  y  a  un  témoignage  écrasant,  repartit  Léonard,  un  seul. 
On  sait  ce  que  vaut  un  témoignage  unique.  Mais  devant  le  jury!... 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  revint  à  son  idée,  avec  cette  ténacité  calme  qui  en 
impose  : 

—  Je  t'ai  entendu  répéter  si  souvent  qu'en  Angleterre  la  loi 
donne  à  l'accusé  tant  de  garanties  !  Et  voici  que  maintenant  tu 
parles  comme  si  cette  femme  était  condamnée  d'avance  !  Les  plus 
clairvoyans  deviennent  aveugles  dès  qu'ils  sont  en  cause,  et 
qu'ils  craignent.  Un  seul  témoignage,  devant  une  justice  si  méti- 
culeuse, dans  une  affaire  où  il  y  a  tant  de  mystères!  Qu'est-il 
besoin  de  tes  souvenirs  pour  établir  le  doute  qui,  dans  tous  les 
pays,  profite  à  l'accusé?  Ainsi,  à  quoi  bon  ce  voyage  romanesque? 
à  quoi  bon  cet  éclat  dont  tu  regretteras  le  tapage,  —  trop  tard, 
(juand  il  aura  tout  perdu  ? 

De  tels  argumens  flattent  toujours  cet  optimisme  qui,  dans 
les  crises,  escompte  des  arrangemens  bénins.  Ils  ramenaient 
Léonard  à  ses  secrets  pencbans,  à  sa  révolte  contre  les  faits 
)urdis  sourdement  par  la  malice  du  hasard,  à  son  égoïsme 
l'homme  qui  ne  veut  pas  se  souvenir  et  suit  sa  route.  Lucienne 
s'aperçut  qu'ils  portaient,  et  les  reprit,  les  développa,  les  répéta 
avec  plus  d'insistance  : 

—  Il  n'y  a  pas  bien  longtemps  qu'à  propos  de  je  ne  sais 
quelle  affaire  j'ai  entendu  M.  Le  Terrier  dire,  chez  M.  Arondel, 
qu'en  Angleterre  l'erreur  judiciaire  n'existe  pas.  Tu  étais  là, 
t'en  souviens-tu?  Tout  le  monde  faisait  chorus.  Pourquoi  donc 
t'imaginer  qu'il  pourrait  s'en  produire  une,  dans  ce  cas  unique?... 
C'est  Raymond  qui  t'a  insinué  cette  crainte  :  ne  sais-tu  pas  qu'il 
est  l'esprit  le  plus  faux  qu'il  y  ait  au  monde  ?  Son  imagination 
l'emporte;  il  est  incapable  de  lui  résister...  Tu  l'as  suivi,  cette 
fois,  toi  qui  pourtant  le  connais  !  Et  tu  n'as  pas  vu  que  son  plan 
-^tait  aussi  absurde  qu'inutile!... 

Léonard  écoutait  sans  un   geste,   les  yeux   fixes;  Lucienne 
htinua  : 

—  ...  Oui,  inutile,  puisque  cette  femme  sera  acquittée,  sim- 
plement, par  la  force  des  choses,  sans  que  tu  t'en  mêles...  Oh! 
si  tu  te  trouvais  devant  un  vrai  devoir,  quelque  périlleux  qu'il 
pût  être,  je  serais  la  première  à  te  conseiller  de  le  remplir... 
'Mais  pour  une  vieille  histoire  comme  celle-là!...  Et  tiens,  là 
même,  si  tu  avais  un  fait  précis  ou  récent  à  porter  au  jury,  je 
comprendrais  tes  scrupules,  je  te  laisserais  partir...  Est-ce  le 
cas?  Non,  tu  n'as  que  des  souvenirs  de  jeunesse  à  leur  raconter, 
des  souvenirs  lointains  qui  n'ont  plus  de  sens...  Tu  paraîtrais 


L  INUTILE    EFFORT. 


789 


un  homme  pusillanime,  et  l'on  ne  t'écouterait  pas...  Décidément 
votre  idée  est  absurde  :  ce  pauvre  Raymond  a  pu  la  trouver 
héroïque;  c'est  qu'il  a  l'âme  d'un  don  Quichotte.  Les  gens  rassis 
la  jugeraient  plutôt  ridicule... 

Le  voyant  ébranlé,  elle  précipita  ses  coups  : 

—  Tu  te  serais  donc  perdu  pour  rien.  Car  tu  sens  bien, 
n'est-ce  pas,  qu'une  telle  équipée  est  ta  perte?  Tu  y  laisseras 
l'estime  de  tes  amis,  ta  situation  au  Palais,  ta  clientèle,...  ta 
famille...  Oui,  je  dis  bien  :  ta  famille...  T'imagines-tu  que,  si  tu 
partais  malgré  moi,  tu  me  trouverais  au  retour,  à  t'attendre?... 
Ah  !  mais  non  !  S'il  te  plaît  de  te  jeter  à  l'eau,  je  ne  te  suivrai  pas  : 
je  sauverai  ce  que  je  pourrai,  pour  les  enfans,  pour  moi-même... 

Léonard  leva  sur  elle  ses  yeux  pâles,  qui  depuis  le  commen- 
cement de  l'entretien  l'évitaient  : 

—  Tu  m'abandonnerais?  Tu  te  tournerais  contre  moi?... 
Lucienne  pensa  que  sa  vague  menace  suffisait  ;  elle  évita  de 

la  préciser  ;  sa  voix  s'adoucit  : 

—  Tu  aimes  trop  tes  enfans  pour  qu'une  telle  question  se 
pose.  Je  sais  que  tu  nous  appartiens.  Tu  ne  peux  rien  faire  contre 
notre  bien  :  tu  n'en  aurais  pas  l'affreux  courage.  Tu  ne  nous 
obligeras  pas  à  nous  écarter  de  toi,  comme  d'un  mari  et  d'un 
père  dénaturé.  Tu  as  ouvert  les  yeux;  les  fantômes  s'éloignent. 
Ton  frère  est  très  dangereux,  à  sa  manière.  Il  n'y  a  rien  de  pire, 
à  certains  momens,  que  l'influence  de  ces  cerveaux  morbides  où 
les  idées  romanesques  poussent  comme  des  herbes  folles...  Leurs 
fumées  obscurciraient  le  soleil  !... 

Comme  il  se  taisait,  le  regard  errant,  elle  se  pencha  vers  lui 
et  lui  prit  les  mains  : 

—  C'est  fini,  conclut-elle.  Tu  nous  restes,  dis? 

Ferreuse  tarda  longtemps  à  répondre,  mais  il  serrait  la  main 
de  sa  femme,  et  ce  contact  acheva  de  lui  imposer  une  volonté 
plus  forte  que  la  sienne,  et  qui  d'ailleurs  flattait  son  vrai  désir. 
Il  pesa  la  menace  qu'elle  n'avait  pas  tout  à  fait  exprimée,  mais 
qu'il  la  savait  capable  d'exécuter;  et,  poussant  un  de  ces  longs 
soupirs  qui  s'exhalent  avec  l'aveu  du  dessein  coupable,  dans 
la  consommation  des  irréparables  lâchetés,  il  capitula,  en  se 
déchargeant  sur  Lucienne  d'une  part  de  sa  décision  : 

—  Je  sais  que  tu  as  tes  droits,  je  n'ai  jamais  pensé  rien  faire 
sans  ton  assentiment.  J'en  avais  averti  Raymond...  Tu  ne  veux 
pas,  c'est  bien  :  je  cède,  je  resterai... 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

li  était  si  défait,  si  misérable,  que  Lucienne  voulut  le  récon- 
forter : 

—  Je  prends  toute  la  responsabilité  de  cette  résolution,  dit- 
elle.  C'est  un  orage,  je  suis  là  pour  t'aider  à  le  supporter.  Il  pas- 
sera. 

Ferreuse,  le  front  dans  sa  main,  répéta  : 

—  Il  passera  ! . . . 

Et  un  second  soupir,  aussi  pesant  que  le  premier,  lui  gonfla 
la  poitrine. 

VIII 

Pendant  ce  temps,  Raymond,  très  exalté,  tournait  dans  sa 
bibliothèque  :  tantôt,  pour  tromper  son  impatience,  il  ouvrait 
quelque  livre  qu'il  refermait  aussitôt;  tantôt  il  soulevait  le 
rideau  de  la  fenêtre  pour  contempler  un  instant  le  vieux  jardin 
dont  il  connaissait  si  bien  les  arbustes  aux  rameaux  grêles, 
poussés  en  hauteur  dans  un  effort  désespéré  pour  s'approcher 
des  rayons  de  soleil  accrochés  au  haut  des  toits,  les  bancs  ver- 
moulus, les  lierres  sombres,  la  grelottante  nymphe  aux  épaules 
vêtues  de  mousse  verdâtre.  Il  se  représentait  les  phases  de  la 
lutte  dont  on  l'avait  exclu;  il  entendait  la  femme  attaquer,  le 
mari  répondre,  devinait  leurs  paroles,  et  gardait  sa  confiance.  Ou 
bien,  dépassant  la  minute  présente,  il  se  figurait  le  départ  pour 
Londres,  la  première  entrevue  avec  Mr  Lawrence  Bell,  leurs 
démarches  communes;  il  escomptait  la  victoire  finale,  parlant  à 
haute  voix,  réfutant  les  objections  de  leurs  contradicteurs,  ges- 
ticulant. La  matinée  s'acheva  ainsi,  lentement.  Edmond,  tou- 
jours en  retard  pour  le  déjeuner,  entra  avec  son  plateau,  —  les 
deux  œufs  et  la  côtelette,  —  qu'il  servit  comme  à  l'ordinaire, 
sur  un  guéridon,  à  côté  de  la  table  de  travail.  Avec  sa  figure 
épaisse,  aux  joues  tombantes,  son  teint  de  graisse  molle,  son 
menton  luisant,  ses  favoris  blancs  en  pattes  de  lièvre,  Edmond 
était  un  domestique  à  l'ancienne  mode,  très  fidèle,  respectueuse- 
ment familier.  Tout  en  disposant  le  service,  sans  bruit,  avec  des 
mouvemens  ouatés  de  garde-malade,  il  demanda  de  sa  voix 
fluette,  qui  chevrotait  : 

—  Monsieur  n'a  pas  sonné,  aujourd'hui;  monsieur  n'aurait-il 
pas  d'appétit? 

—  Non,  je  n'ai  pas  faim,  répondit  Raymond  en  se  mettant  à 
table 


l'inutile  effort.  791 

—  Monsieur  n'est  pourtant  pas  soulîrant,  j'espère? 

—  Non,  non,  je  ne  suis  pas  souffrant. 

—  C'est  que  Monsieur  a  l'air  si  fatigué!... 

Le  vieillard  se  plaisait  à  prolonger  ces  dialogues  dont  les 
thèmes  ne  variaient  guère.  Raymond,  d'habitude,  s'y  prêtait 
volontiers.  Mais,  ce  jour-là,  il  cessa  de  répondre,  sans  remarquer 
les  regards  malheureux  ni  les  soupirs  suggestifs  de  son  domes- 
tique. Il  songeait  que  nos  actes  les  plus  graves  sont  rythmés 
par  les  habitudes  :  l'ànie  bouleversée,  il  n'en  trempait  pas  moins 
dans  son  œuf  les  mouillettes  de  pain  préparées  par  Edmond,  De 
même,  sans  doute,  la  discussion  s'étant  prolongée,  son  frère  se 
trouvait  retenu  par  le  déjeuner;  maintenant,  comme  lui-même, 
il  était  à  table  avec  les  enfans  qui  gazouillaient  et  Lucienne 
irritée;  sous  les  regards  d'espion  de  cet  inquiétant  Frédéric,  il 
mangeait  son  bifteck  aux  pommes  comme  un  autre  jour.  Ainsi, 
tandis  que  le  drame  avance,  poussant  les  protagonistes  vers  un 
dénouement  qu'ils  ignorent,  les  comparses  gardent  leur  aspect 
tranquille,  dans  le  décor  qui  ne  change  pas... 

—  Monsieur  prendra-t-il  du  café  aujourd'hui? 

—  Si  vous  voulez,  Edmond. 

Le  café  fuma  dans  la  petite  tasse  de  porcelaine  blanche. 
Pourquoi  Léonard  tardait-il?  Se  laissait-il  retenir  par  quelque 
affaire  imprévue?  Mais  quelle  affaire  pouvait  l'occuper  en  un 
tel  moment?  Peut-être  que  la  discussion  recommençait  avec  Lu- 
cienne ;  peut-être  aussi  qu'il  attendait,  au  lieu  de  venir,  par  l'effet 
d'un  malentendu?  Raymond  finit  par  admettre  cette  explication  et, 
vers  deux  heures,  retourna  demander  son  frère.  Il  ne  le  trouva 
pas,  craignit  de  l'avoir  croisé  dans  la  rue,  se  hâta  de  rentrer  : 

—  Non,  dit  Edmond,  M.  Perreuse  n'est  pas  venu... 

...  Trois  interminables  heures  égrenèrent  leurs  minutes  :  une 
fine  pluie  tombait  du  ciel  gris  sur  les  vieux  arbustes  du  jardin 
et  sur  la  pauvre  nymphe.  La  confiance  de  Raymond  fléchit  :  il 
pensait  à  l'habileté  de  sa  belle-sœur,  à  l'influence  qu'elle  exer- 
çait sur  son  frère,  à  l'énergie  qu'elle  déploierait  pour  défendre 
ce  qu  elle  prenait  évidemment  pour  ses  droits.  Prolongé,  le  re- 
tard devenait  inexplicable,  sauf  par  une  reculade  dont  Raymond 
s'efforçait  de  repousser  la  supposition.  Il  retourna  sonner  chez 
Léonard. 

—  Monsieur  est  rentré  depuis  un  moment,  lui  répondit  Fré- 
déric; mais  il  est  occupé. 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Avec  M«  Billon? 

—  Avec  des  cliens. 

—  Il  faut  absolument  que  je  le  voie!  Portez-lui  ce  mot.  C'est 
urgent.  J'attends  la  réponse. 

Il  crayonna  sur  une  feuille  du  bloc-notes  placé  sur  la  console 
de  l'antichambre  : 

«  Qu'est-ce  qui  se  passe?  Pourquoi  n'es-tu  pas  venu?  Quand 
te  verrai-je?  » 

Frédéric,  l'œil  pétillant  de  malice  curieuse,  emporta  la  feuille 
pliée  en  deux,  et  revint  au  bout  d'un  instant. 

—  Monsieur  prie  Monsieur  de  revenir  demain. 

—  A  quelle  heure? 

—  Monsieur  n'a  pas  dit. 

Raymond  déchira  nerveusement  une  autre  feuille,  sur  la- 
quelle il  écrivit  : 

«  L'express  du  matin  part  à  dix  heures.  Je  viendrai  te  cher- 
cher à  huit.  Tu  seras  prêt.  » 

Il  négligea  de  plier  ce  second  billet,  sans  le  moindre  souci 
des  curiosités  de  Frédéric,  qui  le  prit  d'un  air  narquois;  et  il 
rentra.  Edmond  préparait  le  dîner,  avec  la  minutie  d'un  cuisinier 
très  appliqué,  qui  n'a  jamais  sur  ses  fourneaux  plus  de  deux  plats 
de  choix.  Il  reçut  avec  stupéfaction  l'ordre  de  faire  les  malles, 
tout  de  suite.  Troublé  dans  ses  habitudes,  il  demanda  des  expli- 
cations, s'effara,  s'aperçut  que  la  blanchisseuse  était  en  retard, 
fouilla  dans  les  tiroirs  sans  rien  trouver  de  ce  qu'il  cherchait;  et 
il  manqua  son  ris  de  veau  aux  petits  pois,  un  de  ses  meilleurs 
plats,  un  de  ceux  que  préférait  son  maître  ! 

Pendant  qu'il  se  désolait  encore  de  sa  maladresse,  bien  que 
Raymond  ne  s'en  fût  pas  même  aperçu,  Frédéric  arriva  avec  un 
billet  :  deux  lignes  au  crayon,  sans  signature,  sur  du  papier  à 
en-tête,  dans  une  grande  enveloppe  de  format  commercial  : 

«  Ne  te  dérange  pas  demain  matin;  nous  ne  partons  pas.  » 

C'était  clair  :  Lucienne  l'emportait.  Mais  quelle  lâcheté,  dans 
cette  fuite  honteuse!  Léonard  croyait-il  donc  éviter  le  malheur 
en  verrouillant  sa  porte?  Et  tout  à  coup  Raymond  s'aperçut  que 
cette  misérable  tactique  devait  répondre  à  quelque  trait  obscur 
du  caractère  de  son  frère,  puisqu'elle  lui  servait  si  souvent  : 
n'était-ce  pas  précisément  celle  qu'il  avait  employée  en  «  lâ- 
chant »  Françoise,  avec  l'aisance,  la  légèreté,  la  prestesse  d'un 
homme  coutumier  du  fait?  Voici  qu'il  recommençait  la  môme 


l'inutile  effort.  793 

faute,  dans  des  circonstances  qui  en  centuplaient  la  gravité,  en 
comptant  sans  doute  encore  sur  la  complicité  des  choses  pour 
atténuer  les  suites  de  sa  désertion... 

—  ...  Mais  je  suis  là,  je  veillerai,  je  le  défendrai  contre 
l'égoïsme  de  sa  femme,  je  le  sauverai  de  sa  propre  faiblesse! 

Dans  l'antichambre,  Edmond  continuait  à  remplir  la  malle, 
en  secouant  tristement  sa  bonne  tête  grasse,  avec  de  gros  soupirs, 
comme  si  ce  départ  précipité  lui  présageait  des  catastrophes.  De 
temps  en  temps,  il  se  redressait,  en  s'essuyant  le  front,  pour  tendre 
l'oreille  à  la  voix  de  son  maître  qui  monologuait  devant  sa  table 
de  travail.  Le  tremblement  de  ses  vieilles  mains  trahissait  l'in- 
quiétude de  son  esprit,  lent  à  se  remettre  d'une  émotion.  Quand 
il  eut  abaissé  le  couvercle  et  tourné  la  clef  dans  le  cadenas,  il 
frappa  deux  fois  à  la  porte  de  la  bibliothèque.  Ne  recevant  pas 
de  réponse,  il  entra.  Il  s'arrêta  sur  le  seuil  en  voyant  Raymond 
debout  et  gesticulant,  les  yeux  fous  : 

—  Monsieur  est  souffrant?  Monsieur  a  besoin  de  quelque 
chose? 

—  Non,  non,  non  ! 

—  La  malle  est  faite.  Monsieur  veut-il  que  je  lui  expMque?... 

—  Non,  je  ne  partirai  probablement  pas.  Je  ne  sais  plus  ce 
que  je  vais  faire! 

Comme  Edmond  restait  immobile  et  ahuri,  Raymond  le  con- 
gédia, avec  une  brusquerie  inaccoutumée  : 

—  Laissez-moi,  je  vous  appellerai  si  j'ai  besoin  de  vous. 

Il  ne  se  coucha  pas,  admonesta  son  frère  comme  s'il  l'eût 
tenu  là,  dans  un  coin,  essaya  de  lire,  finit  par  s'assoupir,  aux 
approches  du  matin,  sur  sa  chaise  longue.  Et,  dès  sept  heures, 
pendant  qu'Edmond  dormait  encore,  il  se  trouva  de  nouveau 
en  face  de  Frédéric,  pincé  et  narquois  : 

—  Monsieur  n'est  pas  levé  :  à  ces  heures!... 

—  Il  n'importe!  Dites-lui  que  je  suis  là,  que  je  l'attends, 
que  je  veux  le  voir,  que  je  ne  m'en  irai  pas  sans  l'avoir  vu. 

—  Monsieur  ne  permet  pas  qu'on  le  réveille... 

—  Ah  !  vous  pouvez  être  sûr  qu'il  ne  dort  pas  ! 

Sur  cette  phrase  étourdie,  lancée  d'un  ton  tragique,  il  entra 
dans  le  cabinet  de  son  frère,  pendant  que  Frédéric  obéissait.  Léot 
nard  le  rejoignit  bientôt,  en  veston  du  matin.  Il  prévoyait  cette 
insistance,  et  comptait  la  réduire.  Que  de  fois  il  avait  eu  raison 
de  ce  qu'il  appelait  les  «  lubies  »  de  Raymond  en  l'étourdissan- 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  rapidité  de  sa  décision,  par  son  ton  catégorique,  par  ses 
affectations  d'énergie  et  d'autorité  !  Sans  doute,  ces  bons  moyens 
allaient  produire  leur  effet.  La  porte  à  peine  ouverte,  il  se  mit 
à  parler,  la  voix  ferme,  comme  s'il  disait  des  choses  très  simples, 
et  définitives. 

—  Nous  ne  partons  pas,  mon  cher;  Lucienne  m'a  montré  que 
notre  plan  était  impossible.  Elle  n'en  veut  pas  entendre  parler. 
^C'est  son  droit,  n'est-ce  pas?  Tu  l'as  reconnu  toi-même  :  je  ne 
peux  rien  tenter  sans  son  aveu.  D'ailleurs,  tout  réfléchi,  j'estime 
qu'elle  a  raison.  Nous  nous  étions  échauffés,  nous  deux.  C'est 
un  peu  ta  faute:  tu  t'emballes,  et  tu  m'as  entraîné!  Heureuse- 
ment que  Lucienne  a  plus  de  sang-froid  que  nous.  Elle  n'a  pas 
perdu  la  tête;  elle  a  bien  vite  remis  les  choses  au  point. 

Raymond  écoutait  en  frémissant  ce  petit  discours,  dont  le 
ton  plus  encore  que  le  texte  révélait  un  si  prodigieux  parti 
pris  d'inconscience. 

—  C'est  abominable!  s'écria-t-il. 

Léonard,  qui  le  dominait  de  sa  haute  taille,  ne  releva  pas  ce 
mot  passionné. 

—  Nous  ne  discuterons  plus,  déclara-t-il.  Cela  serait  inutile. 
'  Tu  m'as  dit  hier  tout  ce  que  tu  pouvais  me  dire,  et  tu  m'avais 

presque  ébranlé.  Mais  l'opposition  de  ma  femme  est  irréductible, 
et  légitime.  Surtout,  ses  raisons  sont  bonnes.  Je  lui  ai  promis  de 
ne  rien  faire  :  cette  fois,  mon  parti  est  bien  pris. 

Tout  à  coup,  malgré  lui,  il  laissa  éclater  l'angoisse  qui 
l'étouffait. 

—  Je  ne  veux  plus  parler  de  cette  horrible  affaire,  en- 
tends-tu?... Plus  un  mot!...  J'attendrai...  J'ignorerai  tout,  jus- 
qu'au verdict...  Je  n'ouvrirai  pas  un  journal...  Je  te  défends  de 
me  rien  dire...  Je  ne  puis  rien;  j'écarte  cela  comme  un  cauche- 
mar ! 

Raymond  ne  se  rappelait  plus  les  argumens  qu'il  avait  répétés 
<;oute  la  nuit,  ou  les  devinait  impuissans  contre  cette  volonté  dou- 
loureuse et  froide.  Son  frère  lui  parut  un  voyageur  perdu  qui 
ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir  l'abîme  où  le  pousse  une  force 
étrangère,  à  laquelle  il  s'abandonne. 

—  Je  ne  te  juge  pas,  dit-il  doucement.  Puisses-tu  ne  jamais 
regretter,  quand  il  sera  trop  tard,  quand  aucun  effort  ne  pourra 
plus  rien  contre  l'irréparable,  cette  décision  qui  ne  vient  pas 
de  toi  ! 


l'inutile  effort.  795 

—  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  regrettent  leurs  actes,  affirma 
Léonard  dans  un  geste  de  défi. 

—  Qui  sait?  répondit  Raymond  avec  la  même  douceur.  Le 
repentir,  comme  le  châtiment,  ne  suit  l'acte  qu'à  distance.  Nous 
verrons.  Mais  moi,  je  ne  puis  être  ton  complice:  j'entends  faire 
ce  que  je  peux. 

—  Tu  veux  partir  seul,  toi?... 

Ce  «  toi,  »  le  ton  dont  il  fut  lancé,  le  regard  qui  l'accom- 
pagna, —  ce  regard  de  pitié  cruelle  qu'il  connaissait  si  bien  !  — 
rappelèrent  à  Raymond  sa  faiblesse.  Il  se  vit  à  la  barre,  pauvre 
avorton  chétif  au  milieu  des  Anglais  à  robustes  charpentes,  ap- 
portant à  l'accusée  un  appui  si  timide  ;  il  entendit  les  questions 
que  le  juge  en  perruque  ne  manquerait  pas  de  lui  poser  : 
«  Pourquoi  votre  frère  n'est-il  pas  ici?  Que  venez- vous  faire, 
vous,  à  sa  place?  Avez-vous  été  aussi  l'amant  de  cette  femme?  » 
On  se  méfierait  de  lui,  on  le  soupçonnerait  de  quelque  louche  in- 
trigue, son  embarras  et  l'absence  de  Léonard  détruiraient  l'effet 
de  son  témoignage,  qui,  peut-être  même,  irait  à  fins  contraires.  Il 
n'eut  pas  la  force  de  braver  ces  suggestions  : 

—  Non,  répondit-il,  je  ne  partirai  pas.  Sans  toi,  que  pour- 
rais-je?  Mais  j'enverrai  les  lettres  à  Mr  Bell  :  elles  parleront 
mieux  que  je  ne  saurais  le  faire.  Rends-les-moi! 

Dans  les  yeux  de  son  frère,  il  vit  clairement  passer  une  de 
ces  tentations  que  le  péril  suscite  dans  les  âmes  lâches.  Un  souffle 
d'indignation  le  souleva,  et  il  y  répondit,  avant  que  les  paroles 
l'eussent  exprimée  : 

—  Tu  ne  vas  pas  me  les  soustraire,  je  suppose  ! 

Le  soupçon  frappait  juste.  Léonard  haussa  les  épaules  pour* 
cacher  sa  honte  : 

—  Pour  qui  me  prends-tu?  Tiens,  les  voilà  ! 

Il  sortit  d'un  tiroir  la  petite  liasse,  qu'il  lui  tendit,  en  ajoutant 
avec  un  regard  mauvais  : 

—  Je  les  ai  relues  :  elles  ne  produiront  pas  l'impression  que 
tu  penses.  A  la  place  de  l'avocat,  je  ne  sais  pas  même  si  je  m'en 
servirais.  Mais  tu  peux  les  lui  envoyer  :  cela  m'est  égal,  elles  t'ap- 
partiennent. 

Comme  ces  rayons  qui  montrent  les  lésions  cachées  par 
le  tissu  des  chairs,  les  événemens  des  derniers  jours  découvraient 
à  Raymond  l'âme  ignorée  de  son  frère.  De  minute  en  minute, 
il  y  distinguait  des  tares  toujours  plus  inquiétantes  d'égoïsme, 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  calcul,  de  lâcheté.  Il  eut  peur,  en  insistant  davantage,  d'aper- 
cevoir des  bas-fonds  plus  ténébreux  encore,  dont  le  spectacle 
accroîtrait  encore  son  dégoût;  et,  prenant  les  lettres  sans  tou- 
cher la  main  qui  les  offrait  : 

—  Adieu,  dit-il.  Ne  parle  plus! 

Sur  le  seuil,  pourtant,  il  se  retourna  pour  ajouter  : 

—  Je  ne  veux  pas  encore  désespérer  de  toi.  Si  tu  te  décides  à 
faire  ce  que  tu  dois,  tu  me  retrouveras.  Sinon,  nous  ne  nous 
reverrons  jamais... 

Et  il  sortit,  tandis  que  Léonard,  plus  humilié  de  subir  ce 
mépris  que  de  le  mériter,  détournait  les  yeux  de  soi-même  en 
raidissant  sa  volonté. 

Comme  dans  ces  opéras  italiens  oii  l'orchestre  accompagne 
d'accords  légers,  de  rythmes  sautillans,  les  chants  de  la  passion  ou 
du  désespoir,  ainsi,  quelles  que  soient  les  émotions  qui  soulèvent 
nos  âmes,  les  mêmes  actes  de  la  vie  poursuivent  leur  cours  régu- 
lier malgré  les  cris  de  nos  voix  intérieures... 

Raymond  n'allait  plus  chez  son  frère  ;  mais,  ne  pouvant  se 
résoudre  à  le  mépriser  sans  appel,  il  l'attendait  encore,  prêt  à  lui 
pardonner  au  premier  retour.  Lucienne  restait  troublée  dans  sa 
victoire  :  loin  de  la  rassurer,  la  retraite  de  son  adversaire  lui 
semblait  trop  rapide  pour  être  définitive  et,  ne  sachant  rien  dés 
événemens  qui  se  déroulaient  à  distance,  elle  en  redoutait  toutes 
les  surprises.  Elle  étouffait  dans  un  silence  volontaire  le  secret 
qu'elle  partageait,  et  ne  parlait  que  de  petites  choses,  —  visites, 
soirées,  emplettes,  invitations,  —  comme  si  vraiment  ces  futilités 
remplissaient  seules  sa  pensée.  Quant  à  Léonard,  ni  le  masque 
de  sa  figure  inexpressive,  ni  le  regard  atone  de  ses  yeux  pâles, 
ne  livraient  ses  obscurs  soucis.  Ses  journées  s'écoulaient  sem- 
blables à  celles  des  hommes  qui  ont  une  famille  qu'ils  aiment, 
des  occupations  qui  les  absorbent,  des  obligations  mondaines, 
trop  pieu  de  loisirs  pour  rêver.  Aux  heures  dont  l'intimité  rap- 
proche un  moment  les  pères  qui  travaillent  et  les  enfans  qui  gran- 
dissent, les  siens  lui  souriaient,  innocens  et  gracieux,  grimpaient 
sur  ses  genoux,  offraient  à  ses  lèvres  leurs  joues  fraîches,  à  son 
esprit  leur  doux  babil. 

Dans  son  cabinet,  comme  d'habitude,  il  recevait  des  cliens, 
qui  l'entretenaient  avec  des  détails  infinis  de  leurs  minuscules 
int^irêts,  grossis  démesurément  par  la  chicane.  Au  Palais,  il  les 


l'inutile  effort.  797 

retrouvait  tenaces,  infatigables,  discutait  avec  des  avoués, 
échangeait  en  passant  quelques  propos  avec  le  conseiller  Arondel, 
M®  Lenielle,  ou  M^  Jallade,  qui  le  recherchait  particulièrement. 
Le  soir,  il  s'en  allait  de  salon  en  salon,  derrière  sa  femme,  ren- 
contrant des  gens  d'autres  professions,  mais  peu  différens,  dont 
les  propos  ne  varient  guère.  Il  plaida  une  fois,  sans  entrain, 
pour  une  actrice  contre  un  couturier  :  il  perdit.  Un  autre  jour, 
avant  d'aller  applaudir  chez  les  Du  Rosoyune  comédie  de  société, 
il  dîna  chez  les  Gastellier,  où  vint  aussi  son  beau-père,  qu'il 
voyait  rarement.  Le  docteur  Moncharny,  homme  silencieux  et 
distrait,  au  grand  front  pensif,  à  la  redingote  élimée,  ne  s'ani- 
ma que  pour  parler  d'un  nouvel  «  ouvroir  »  de  son  quartier,  où 
l'on  procurait  du  travail  aux  filles  repenties.  Léonard  n'avait 
jamais  pris  la  peine  de  l'observer,  le  regardant  comme  un  songe- 
creux  coupable  de  négliger  ses  intérêts  et  de  gaspiller  ses  res- 
sources. Il  se  surprit  à  l'écouter  avec  attention,  puis  à  le  trouver 
plus  heureux  que  les  autres,  dans  son  rayonnement  de  bonté  cha- 
ritable, enfin  à  admirer  les  belles  idées  doiif  la  générosité  bril- 
lait dans  ces  yeux  limpides,  à  envier  la  paix  de  cette  existence 
vouée  au  bien  des  malheureux  :  celui-ci,  songea-t-il,  peut  se 
contempler  dans  le  «  miroir  de  la  vérité,  »  sans  reculer  devant 
son  image;  et,  vraiment,  vaut- il  la  peine  de  chercher  autre 
chose?... 

Ainsi  coulaient  les  heures  inofîensives,  à  travers  le  murmure 
accoutumé  des  efforts  et  des  amusemens,  des  plaisirs  et  des 
affaires,  ainsi  couleraient-elles,  égales,  inaperçues,  jusqu'au 
premier  coup  de  celle  qui  les  effacerait  toutes,  pareilles  aux 
légers  accords  qui  sautillent  dans  l'orchestre  jusqu'à  ce  qu'éclate 
le  chant  suprême.  Autour  de  lui,  plus  loin,  la  vie  universelle 
suivait  aussi  son  cours,  dans  la  tranquille  ignorance  du  drame 
que  ses  flots  roulaient  avec  tant  d'autres.  Les  conversatiions  ou 
les  journaux  effleuraient  ou  rapportaient  mille  bagatelkis  :  des 
naufrages,  des  incendies,  des  combats  lointains,  des  tumultes 
dans  des  Parlemens,  des  massacres  de  chrétiens  par  dcis  bar- 
bares ou  de  barbares  par  des  chrétiens,  des  morts  illustres, 
des  naissances  royales,  des  fêtes  somptueuses,  des  commémo- 
rations solennelles,  —  ou  bien  encore  des  accidens,  des  que- 
relles d'artistes,  des  anecdotes  de  boudoir  ou  de  salon,  des  scan- 
dales que  gonfle  la  rumeur  publique.  Cependant,  dans  (juatre 
jours,  puis  dans  trois,  puis  dans  deux,  ce  bourdonnement  de  la 


798  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ruche  humaine  se  tairait  tout  à  coup  dans  un  silence  haletant, 
il  n'y  aurait  plus  au  monde  que  le  procès  de  Françoise,  les 
brèves  dépêches  qui  le  résumeraient,  le  coup  décisif  du  ver- 
dict... 

Quelquefois  M"*  Ferreuse  devinait,  sous  le  front  muet  de  son 
mari,  le  vol  noir  de  ces  pensées  :  elle  se  raidissait  alors,  pour 
les  braver,  dans  son  silence  orgueilleux.  De  son  côté.  M®  Billon 
observait  les  sautes  d'humeur,  l'énervement,  les  distractions  du 
«  patron  ;  »  pressentant  un  mystère,  il  tendait  de  son  mieux  sa 
curiosité  perspicace  et  haineuse.  A  l'office  même,  les  domes- 
tiques notaient  la  disparition  de  Raymond,  Frédéric  leur  ayant 
raconté  ses  visites  singulières,  dont  ils  prenaient  prétexte  pour 
inventer  d'abominables  histoires.  Et  là-bas,  de  l'autre  côté  de  la 
Manche,  chaque  minute  avançait  le  choc  qui  arrêterait  net  ces 
petits  mouvemens  réglés  d'avance,  ces  allées  et  venues  des  four- 
mis charriant  leurs  grains  et  remplissant  leurs  greniers. 

Le  21,  —  un  vendredi,  —  dès  la  première  heure,  Léonard  fut 
chassé  de  son  lit  et  de  sa  maison,  comme  au  lendemain  de  la 
terrible  nouvelle.  Il  fut  violemment  tenté  de  monter  chez  son 
frère,  que  le  même  aiguillon  devait  harceler  parmi  ses  livres  : 
bien  qu'il  n'eût  pas  encore  pris  au  sérieux  la  menace  et  le  mépris 
de  Raymond,  la  honte  le  retint.  Il  se  dit  :  «  Après  l'acquitte- 
tement  I  »  et  passa.  Sûr  de  trouver  Gastellier,  toujours  matinal,  à 
son  bureau  du  Faubourg-Montmartre,  il  prit  prétexte  d'une  afTaire 
de  construction  qu'il  avait  parmi  ses  dossiers  pour  aller  le  con- 
sulter. L'architecte  poursuivait  toujours  de  vastes  projets,  dont 
il  aimait  à  parler  à  tout  venant  avec  abondance  :  il  retint  long- 
temps son  beau-frère,  en  lui  montrant  les  plans  de  maisons 
ouvrières  où  les  droits  de  l'Art,  — il  prononçait  ce  mot  avec  une 
énorme  majuscule,  —  étaient  sauvegardés.  Une  société  se  formait 
pour  exploiter  son  idée  :  des  peintres,  des  sculpteurs,  des  écri- 
vains, des  financiers,  des  gens  du  monde,  des  philanthropes  se 
groupaient  pour  installer  dans  les  quartiers  populeux  les  chefs- 
d'œuvre  du  Modem  Style,  réservés  jusqu'alors  aux  quartiers 
bourgeois.  Elle  s'appellerait  :  Société  de  l'Art  mutuel.  Et  l'archi- 
tecte clamait,  en  rebroussant  sa  chevelure  d'Absalon  : 

—  Un  beau  titre,  hein?  qui  exprime  mon  Idée,  dans  sa  gran- 
deur simple.  L'Art  appartient  à  tous  :  il  doit  s'échanger  entre 
ceux  qui  ont  et  ceux  qui  n'ont  pas.  Plus  de  chapelle  fermée  !  Plus 
de  mandarins!  Les  conditions  actuelles  de  la  vie  sociale... 


l'inutile  effort.  799 

Il  continua.  Ses  paroles  bourdonnaient  aux  oreilles  de  Léo- 
nard comme  le  murmure  éloigné  d'une  musique  qu'on  entend 
à  peine.  Un  client  survint  ;  il  fallut  partir.  La  matinée  avait 
avancé  :  M®  Ferreuse  put  se  rendre  au  Palais,  oii  d'ailleurs  rien 
d'urgent  ne  l'appelait.  Il  y  subit  d'abord  les  jérémiades  d'une 
grosse  dame,  qui  plaidait  contre  une  Compagnie  d'assurances,  et 
dont  l'affaire  venait  d'être  remise  pour  la  troisième  fois.  M^  Bil- 
lon  l'entretint  ensuite;  puis  M®  Dupin  vint  lui  parler  de  ce  di- 
vorce que  les  deux  parties  souhaitaient  avec  une  égale  ardeur  : 
aucune  ne  voulant  plus  assumer  la  responsabilité  des  torts  juri- 
diques, la  mise  en  scène  de  la  comédie  qui  satisfait  la  loi  se 
trouvait  ralentie.  Gomme  l'avoué  s'éloignait,  M®  Jallade  s'appro- 
cha, un  journal  à  la  main,  la  mine  alerte,  la  voix  gaie,  et  cria 
presque,  dans  un  frétillement  de  sa  moustache  hérissée  : 

—  Vous  savez,  mon  cher  maître,  c'est  aujourd'hui  que  s'ou- 
vrent les  débats  de  cette  affaire  d'enfant  assassiné,  à  Londres... 
Je  vous  l'ai  signalée  l'autre  jour:  vous  ne  vous  rappelez  pas?... 
Belle  occasion  de  voir  à  l'œuvre  cette  fameuse  justice  anglaise, 
dont  on  nous  rebat  les  oreilles!...  J'espère  que  nos  journaux 
seront  renseignés,  et  nous  donneront  des  détails... 

Un  confrère,  un  peu  sourd,  très  conservateur,  s'arrêtait  pour 
les  saluer.  Il  entendit  qu'on  parlait  de  journaux,  et  dit,  en  leur 
serrant  les  mains  : 

—  Depuis  qu'ils  publient  tant  de  dépêches,  on  ne  sait  plus  ce 
qui  se  passe  :  leurs  comptes  rendus  sont  trop  sommaires,  leurs 
informations  sont  généralement  fausses,  et,  quand  on  rectifie,  il 
est  trop  tard. 

Dans  le  fait,  les  feuilles  du  soir  se  contentèrent  d'annoncer 
l'ouverture  des  débats,  qui,  disaient-elles,  dureraient  au  moins 
trois  jours.  Pour  savoir  quelque  chose,  il  fallut  donc  attendre  ceux 
du  matin  suivant,  toute  une  longue  nuit  sinistre.  Par  crainte 
d'éveiller  l'attention  des  domestiques  ou  la  perspicacité  de  son 
secrétaire,  Léonard  n'osa  sortir  de  bonne  heure,  comme  la  veille. 
Mais  il  entra  plus  tôt  que  d'habitude  dans  la  salle  à  manger, 
où  son  courrier  l'attendait.  Il  parcourut  rapidement  ses  trois 
journaux  :  tous  reproduisaient  la  môme  dépêche,  qui  résumait 
en  dix  lignes  confuses  le  discours  de  l'accusateur  et  mentionnait 
sans  autres  détails  l'audition  des  premiers  témoins.  Comme  il 
achevait  cette  lecture,  Lucienne  apparut,  en  peignoir.  Elle  regarda 
les  journaux  que  son  mari  repoussait,  comprit,  avança  machi- 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nalement  la  main  pour  en  prendre  un,  mais  interrompit  son 
geste,  comme  pour  affirmer  sa  pleine  possession  d'elle-même  ou 
pour  jouer  l'indifférence;  et  elle  se  mit  tranquillement  à  préparer 
des  tartines.  Marc  et  Raymonde  arrivaient,  derrière  l'Anglaise, 
en  gambadant: 

—  Oh  !  papa  !  s'écria  la  petite,  tu  es  déjà  là  ?  Tu  as  déjà  lu 
tes  lettres  ? 

Marc,  très  gourmand,  exultait  devant  une  assiette  excep- 
tionnelle. 

—  Maman,  maman,  il  y  a  des  brioches!... 

Ses  yeux  goulus  les  dévoraient  déjà;  Lucienne  l'arrêta.: 

—  Attends  un  peu,  on  n'a  pas  encore  apporté  le  chocolat. 

Il  s'agissait  de  prendre  patience.  Les  deux  êhfans,  actifs  et 
rieurs  après  leur  bonne  nuit,  et  incapables  de  rester  inoccupés, 
s'emparèrent  des  journaux  dépliés. 

—  Tu  as  fini  de  les  lire,  papa?  demanda  Raymonde.  Donne- 
les-nous  pour  faire  des  bateaux,  dis?...  Puisqu'on  n'a  pas  son 
chocolat  ! 

—  Quelle  idée  !  fit  Lucienne. 

Déjà  quatre  petites  mains  tâtonnantes  pliaient  les  feuilles  sur 
la  table;  le  papier  froissé  gémit  entre  les  doigts  malhabiles.  Dans 
leur  exubérance  matinale,  dans  leur  hâte  à  jouer  n'importe 
comment,  les  petits  riaient  de  leur  maladresse.  Une  déchirure 
s'étant  produite,  Marc  se  découragea  : 

—  On  ne  sait  pas,  nous,  c'est  trop  difficile  ! 
Et  Raymonde,  en  même  temps  : 

—  Papa  sait,  lui  !  Aide-nous,  papa,  s'il  te  plaît  i 

Elle  courut  à  son  père,  les  bras  chargés  des  grandes  feuilles 
froissées  où  tenaient  tant  de  choses,  la  bouche  fleurie  de  ce  joli 
sourire  confiant  des  petites  filles  qui  sont  sûres  dfl  tout  obtenir. 
Léonard  la  repoussa,  en  se  levant  brusquement  : 

—  Non,  je  n'ai  pas  le  temps,  je  m'en  vais. 
Raymonde,  à  qui  rien  n'échappait,  s'écria  : 

—  Mais  tu  n'as  pas  eu  ton  thé,  papa  !... 

—  Je  ne  puis  l'attendre.  Je  suis  pressé. 

Il  ne  les  embrassa  pas,  il  ne  regarda  pas  sa  femme;  la  porte 
résonna  derrière  lui  ;  quelque  chose  comme  un  souffle  d'angoisse 
ou  de  malheur  passa  dans  la  chambre  familiale  et  gaie.  Les 
enfans  cessèrent  leurs  jeux.  Lucienne,  silencieuse,  poursuivait 
ses  pensées  et  ne  les  voyait  pas. 


L'I^L•T1LE    EFFORT.  801 

Ferreuse  venait  d'être  remué  jusqu'à  rame,  comme  si  le 
geste  de  sa  fille,  portant  dans  ses  mains  innocentes  le  récit 
dont  il  tremblait,  lui  montrait  la  longue  série  ouverte  des  iné- 
luctables réversibilités.  Un  éperdu  désir  le  prenait  de  crier  son 
angoisse,  ou  de  la  tromper  en  apprenant  quelque  chose  de  plus. 
Il  sortit  en  courant  presque,  héla  un  fiacre,  se  fit  conduire 
chez  Galignani.  Les  journaux  anglais  arrivaient.  Il  les  acheta. 
En  sortant,  il  reconnut  la  brève  silhouette  de  son  frère,  qui 
l'avait  devancé  et  lisait  déjà,  appuyé  contre  une  arcade.  Il  l'ap- 
pela : 

—  Raymond!  J'allais  chez  toi,  viens  ! 

Pas  d'autre  explication.  Raymond  sauta  dans  le  fiacre  et, 
dans  le  jour  fuligineux  de  cette  matinée  sans  lumière,  se  mit  à 
traduire  le  compte  rendu  :  une  sorte  de  procès-verbal,  strict, 
concis,  rédigé  sans  le  moindre  souci  d'art,  en  courtes  phrases 
dont  chacune  renfermait  un  fait.  Cette  sécheresse  dégagea  bientôt 
une  impression  de  réalité  qu'aucun  effet  de  rhétorique  n'eût  ja- 
mais atteinte  :  dépouillé  de  tout  élément  pittoresque,  le  drame 
se  déroulait  dans  sa  nudité  poignante,  sans  qu'il  fût  possible  de 
choisir  entre  l'hypothèse  du  crime  et  celle  de  l'erreur  ;  des  termes 
d'une  banalité  courante,  répétés  abondamment,  soulevaient  à 
chaque  ligne  comme  des  nuages  d'effroi;  le  mystère  des  faits 
indéchiffrés  et  de  la  sentence  incertaine  amassait  ses  ténèbres 
autour  des  alinéas  hachés,  glacés,  saccadés.  Au  début,  suivant 
i'usage  anglais,  Mr  Lawrence  Bell  annonçait  que  «  la  prisonnière 
plaiderait  non  coupable.  »  Aussitôt  après,  Mr  Norton,  chargé 
de  soutenir  l'accusation,  introduisait  l'affaire  par  un  exposé  mi- 
nutieusement circonstancié.  L'analyse  de  ce  morceau  remplissait 
les  trois  quarts  d'une  colonne  de  petit  texte  serré.  C'était  le  récit 
des  événemens  que  les  deux  frères  connaissaient  déjà  par  la 
lettre  du  défenseur,  mais  enchaînés  autrement,  avec  une  logique 
menaçante  et  démonstrative.  Il  reconstituait  minute  par  minute 
la  promenade  de  la  mère  et  de  l'enfant  dont  il  constatait  simple- 
ment la  disparition  soudaine,  rapportait  sans  la  déformer  l'expli- 
cation de  l'accusée,  résumait  les  témoignages  qui  semblaient  la 
contredire,  insistait  sur  les  actes  et  les  paroles  de  Françoise  à 
partir  de  ce  moment  jusqu'à  son  arrestation,  et  terminait,  sans 
indiquer  ses  conclusions,  par  cette  simple  phrase  : 

«  Le  corps  de  la  petite  fille  a  disparu  ;  mais  on  a  retrouvé 
son  chapeau  au  bord  du  fleuve,  à  dix  mètres  environ,  en  aval, 

TOME   XIU.    —    19U3  SI 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'endroit  exact  où  était  la  prisonnière  quand  elle  fut  aperçue 
par  les  témoins.  » 

Depuis  quelques  instans,  le  fiacre  stationnait  devant  la 
maison  de  Raymond.  Inquiet  de  ses  cliens  qui  ne  bougeaient 
pas,  le  cocher  descendit  du  siège  ;  sa  tête  rouge  apparut  à  la 
portière. 

—  Nous  ne  descendons  pas,  répondit  Léonard  à  l'interrogation 
des  gros  yeux  étonnés. 

Et  il  donna  la  première  adresse  qui  lui  vint  à  l'esprit,  celle 
de  M^  Lenielle.  Le  fiacre  tourna,  et  se  remit  à  trotter  ;  Raymond 
poursuivit  sa  lecture. 

Après  le  discours  de  Mr  Norton,  le  défilé  des  témoins  com- 
mençait :  la  même  méthode  de  précision  rigoureuse  dégageait 
l'essentiel  de  chaque  déposition.  Cependant  l'importance  des  trois 
premières  échappait.  On  comprenait  mieux  les  suivantes. 

«  Mrs  Oxbridge,  propriétaire,  Arthur  Street,  dit  que  la  prison- 
nière a  occupé  pendant  plusieurs  mois  le  rez-de-chaussée  de  sa 
maison.  Quand  elle  est  venue,  la  prisonnière  avait  déjà  placé  sa 
petite  fille  à  Cantorbéry.  Elle  vivait  tranquillement,  rentrait  de 
bonne  heure,  et  ne  recevait  que  peu  de  personnes.  Mr  W.  Or- 
chard  venait  souvent  la  voir  dans  la  journée,  mais  ne  restait 
jamais  tard.  Elle  avait  sa  petite  fille  avec  elle  pendant  les  va- 
cances. Le  témoin  dit  que,  le  soir  du  11  janvier,  la  prisonnière 
lui  dit  :  «  Je  conduirai  demain  la  petite  fille  à  Kew-Gardens  ;  ses 
vacances  vont  finir,  et  je  veux  qu'elle  ait  un  plaisir.  »  Le  len- 
demain matin,  le  témoin  entendit  la  petite  fille  dire  à  sa  mère, 
en  anglais  :  «  Maman,  j'ai  un  peu  mal  à  la  tête,  j'aimerais  mieux 
rester  à  la  maison.  »  La  prisonnière  répondit  en  français  :  le 
témoin  ne  put  comprendre.  Le  témoin  dit  encore  que  la  prison- 
nière paraissait  préoccupée,  et  ne  répondit  pas  quand  il  lui  fut 
demandé  à  quelle  heure  elle  rentrerait.  Dans  la  cross-exami- 
nation,  le  témoin  dit  que  la  prisonnière  était  très  douce  avec  tout 
le  monde,  et  aussi  avec  la  petite  fille;  qu'elle  paraissait  l'aimer 
beaucoup  et  se  réjouissait  dès  que  les  vacances  approchaient; 
qu'elle  payait  une  guinée  par  semaine  pour  son  logement. 

«  Mr  Hawley,  restaurateur,  Sandy  Combe  Road,  dépose  que  le 
12  janvier,  entre  midi  et  une  heure,  il  a  servi  des  œufs,  des 
sandwichs  et  du  thé  à  la  prisonnière  et  à  la  petite  fille.  Il  re- 
marqua que  la  petite  fille  mangeait  de  bon  appétit,  mais  que  la 
prisonnière  avait  l'air  soucieux  et  touchait  à  peine  à  son  repas. 


l'inutile  effort.  803 

Il  ne  comprit  rien  de  ce  qu'elles  disaient,  parce  qu'elles  parlaient 
français.  En  partant,  la  prisonnière  lui  demanda,  en  anglais,  où 
se  trouvait  la  plus  prochaine  entrée  de  Kew-Gardens,  et  il  le 
lui  dit. 

«  Mr  Woolwig,  ouvrier  charpentier,  dit  que  le  12  janvier, 
vers  quatre  heures,  en  revenant  du  travail  avec  son  camarade 
Branton,  le  long  de  la  Tamise,  il  rencontra  une  femme  et  une 
petite  fille  qui  s'avançaient  en  sens  inverse.  Il  dit  que  la  pri- 
sonnière était  cette  femme,  et  qu'il  la  reconnaît  bien.  On  lui 
montre  une  photographie  de  la  petite  fille,  et  il  croit  aussi  la 
reconnaître,  mais  sans  pouvoir  l'affirmer.  Dans  la  cross-exami- 
nation,  le  témoin  dit  que  cette  rencontre  eut  lieu  à  peu  près  à 
la  hauteur  d'Old  Deer  Park,  et  qu'à  cet  endroit,  on  devait  être 
plus  près  de  la  station  de  Saint-Margaret  que  de  celle  de  Kew- 
Bridge.  Il  dit  qu'il  s'étonna  de  rencontrer  à  cet  endroit  les  deux 
promeneuses,  à  l'heure  où  la  nuit  va  tomber,  mais  que  leurs 
allures  navaient  rien  de  suspect.  Il  n'a  vu  aucun  vieillard  der- 
rière eux. 

«  Mr  Branton,  id.,  dit  la  même  chose.  S'étant  retourné  peu 
après  avoir  rencontré  les  deux  promeneuses,  il  remarqua  que  la 
mère  se  retournait  aussi.  Il  ne  pourrait  pas  reconnaître  la  petite 
fille  s'il  la  rencontrait,  à  plus  forte  raison  d'après  une  photo- 
graphie. Dans  la  cross-examination,  il  dit  que  la  rencontre  eut 
lieu  à  la  hauteur  à  peu  près  d'isleworth  ait,  c'est-à-dire  plus  près 
encore  de  la  station  de  Saint-Margaret.  Il  dit  qu'en  se  retournant, 
il  n'a  vu  personne  auprès  des  deux  promeneuses,  ni  plus  loin, 
mais  qu'il  faisait  déjà  sombre,  et  que  d'ailleurs,  à  cause  du 
brouillard  qui  commençait,  on  ne  distinguait  rien  au  delà  de 
quelques  mètres.  » 

—  C'est  tout,  dit  Raymond.  Le  compte  rendu  se  termine 
ainsi  :  La  continuation  de  l'araire  a  été  ajournée  à  demain. 

Gomme  son  frère  se  taisait,  très  sombre,  il  ajouta  : 

—  Que  penses-tu  de  cela? 

—  Que  sais-je?  Il  n'y  a  que  des  faits,  dans  ce  journal.  Je  n'y 
vois  rien  de  concluant.  Il  faut  attendre  la  suite. 

Le  fiacre  s'arrêtait  devant  la  porte  de  M®  Lenielle. 

—  Non,  cria  Léonard  au  cocher,  pas  ici  non  plus  ! 

Il  donna  cette  fois  sa  propre  adresse.  Le  cocher  se  remit  en 
route  en  grognant. 

Le  trajet  fut  silencieux.  Les  deux  frères  poursuivaient  chacun 


804 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


ses  pensées,  l'un  en  observant  par  la  portière  le  défilé  des  arbres 
dépouillés  des  Champs-Elysées,  l'autre  en  remuant  le  tas  des 
journaux  anglais,  dans  l'espoir  d'y  recueillir  quelque  trait  nou- 
veau. Gomme  ils  approchaient  de  leur  but,  Raymond  dit  seule- 
ment : 

—  Il  serait  encore  temps  de  partir,...  ce  soir... 

Léonard  secoua  la  tête,  sans  répondre.  Après  un  silence,  il 
iemanda  : 

—  Tu  as  envoyé  les  lettres  ? 

—  Oui. 

—  Mr  Bell  t'a  répondu  ? 

—  Non. 

Puis,  en  descendant  de  voiture  : 

—  Tu  ne  montes  pas?  Tu  ne  viens  pas  déjeuner  chez  nous? 

—  Si  tu  as  besoin  de  moi,  tu  viendras,  toi.  Moi,  je  ne  ren- 
trerai jamais  dans  ta  maison. 

Debout  devant  sa  porte,  Léonard  suivit  des  yeux  son  frère, 
qui  s'éloignait  sur  ce  mot,  sans  lui  tendre  la  main,  et  disparut 
sans  s'être  retourné.  L'idée  de  prendre  place,  comme  chaque 
jour,  à  la  table  de  famille,  de  rencontrer  les  regards  de  Lucienne, 
d'entendre  la  voix  des  enfans,  lui  fut  insupportable.  Après  avoir 
hésité  un  moment,  il  prit  à  pas  lents  la  direction  du  Palais,  dont 
le  bourdonnement  berça  son  angoisse  jusqu'à  l'heure  des  jour- 
naux du  soir. 

Tous  publiaient  le  même  télégramme  communiqué  par 
quelque  agence  . 

«  Le  procès  de  Françoise  Dessommes,  la  modiste  française 
qui  est  accusée  d'avoir  tué  son  enfant  en  la  poussant  dans  la 
Tamise,  a  continué  aujourd'hui.  On  a  entendu  un  certain  nombre 
de  témoins  cités  par  l'accusation,  dont  un  seul  paraît  important. 
Jusqu'à  présent  l'ensemble  des  dépositions  est  peu  concluant. 
Parmi  les  nombreuses  personnes  qui  suivent  les  débats,  beau- 
coup prévoient  un  acquittement.  » 

Le  dimanche  matin,  la  lecture  des  journaux  eut  lieu  devant 
le  kiosque  du  Grand  Hôtel,  où  les  deux  frères  se  rencontrèrent 
à  la  même  heure.  Résumées  avec  une  sécheresse  encore  plus 
concise,  les  dépositions  pouvaient  aussi  bien  sembler  puériles 
qu'accablantes.  L'importance  en  échappait  en  partie,  nulle  im- 
pression précise  ne  s'en  dégageait. 


L  INUTILE    EFFORT,  805 

C'étaient  d'abord  celles  des  époux  Lambeth,  les  deux  prome- 
neurs arrivés  sur  les  lieux  au  moment  du  drame.  La  femme, 
très  catégorique,  précisait  avec  des  détails  minutieux  : 

«  Ils  s'en  allaient  à  petits  pas  le  long  du  fleuve,  dit-elle, 
quand  elle  entendit  des  cris.  Aussitôt  elle  entraîna  son  mari  dans 
la  direction  d'où  ces  cris  venaient,  et  vit  la  prisonnière  au  bord 
du  fleuve,  muette,  un  peu  penchée  en  avant.  «  Le  témoin  dit 
qu'elle  demanda  :  «  Qu'y  a-t-il  donc,  madame?  »  et  que  la  pri- 
sonnière répondit  :  «  Mon  enfant!  mon  enfant!  »  Elle  dit  que 
la  prisonnière  ne  pleurait  pas,  et  paraissait  plutôt  feindre  le 
désespoir.  Le  témoin  demanda  encore  :  «  Mais  qu'est-il  arrivé?  » 
Et  la  prisonnière  répondit  :  «  Ma  petite  fille  a  glissé  là.  Elle 
voulait  cueillir  ces  roseaux.  Ah!  mon  Dieu!  »  —  «  Mais,  ma- 
dame, lui  dit  le  témoin^  il  faut  appeler  au  secours.  »  Alors  la 
prisonnière  se  mit  à  crier,  le  gardien  du  parc  arriva,  et  les  re- 
cherches commencèrent.  C'est  le  témoin  qui  retrouva  le  cha- 
peau de  la  petite  fille.  Dans  la  cross-examination,  le  témoin 
explique  que,  si  elle  n'a  pas  tout  de  suite  rapporté  ces  détails, 
c'est  qu'elle  n'en  comprenait  pas  l'importance,  ne  pouvant  croire 
qu'il  s'agissait  d'un  crime.  C'est  une  de  ses  amies,  Mrs  Combith, 
qui  éveilla  ses  soupçons  et  lui  fit  comprendre  que,  si  elle  était 
bien  sûre  de  ce  qu'elle  avait  vu,  elle  devait  le  révéler.  Un  juré 
lui  ayant  demandé  si  elle  était  certaine  d'avoir  bien  vu  tout  cela 
et  de  ne  pas  se  tromper,  elle  affirme  qu'elle  l'est.  » 

Son  mari,  cependant,  se  montrait  moins  affirmatif.  Il  invo- 
quait sa  surdité,  le  brouillard,  la  nuit  tombante,  et  répondait 
en  hésitant  :  il  n'avait  pas  entendu  de  cris,  il  ne  regardait  pas 
du  côté  de  la  prisonnière  au  même  moment  que  sa  femme,  il  ne 
comprenait  pas  ce  qui  se  passait;  son  attention  ne  s'éveilla  que 
plus  tard,  quand  sa  femme  lui  donna  des  explications.  Les  ques- 
tions captieuses  de  la  cross-examination  ne  parvinrent  pas  à 
le  tirer  de  sa  réserve.  Il  ajouta  pourtant  que  la  prisonnière  levait 
les  bras  au  ciel,  se  tordait  les  mains  et  tournait  sur  elle-même, 
comme  afl'olée. 

Après  les  époux  Lambeth,  le  gardien  du  parc,  Mr  O'Glean, 
déposa  qu'il  avait  vu  sortir  les  deux  promeneuses  un  moment 
avant  de  fermer  la  grille  à  l'heure  réglementaire.  Il  remarqua 
que  la  petite  fille  paraissait  fatiguée.  Un  peu  plus  tard,  ayant  en- 
tendu des  cris  répétés,  il  sortit  sur  le  chemin  et  vit  la  prison- 
nière, à  côté  des  époux  Lambeth,  qui  s'essuyait  les  yeux  et 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parlait  toute  seule  en  français.  Il  s'empressa  d'appeler  du  secours, 
mais  ce  ne  fut  qu'une  demi-heure  au  moins  après  l'accident  que 
les  recherches  commencèrent;  le  courant  était  très  fort,  le 
cadavre  devait  être  déjà  bien  loin. 

«  Il  ne  peut  pas  dire  si  les  cris  qu'il  a  entendus  venaient  de  la 
prisonnière  ou  de  la  petite  ûWe;  il  dit  qu'il  croit  plutôt  que 
c'étaient  des  cris  d'enfant.  Sur  une  question  d'un  juré,  il  explique 
que  le  parc  ferme  à  quatre  heures,  et  que  les  promeneuses  n'au- 
raient pas  eu  le  temps  de  le  retraverser  pour  aller  prendre  le 
train  à  la  station  de  Kew-Gardens,  où  elles  étaient  descendues.  » 

Trois  hommes  de  la  police,  un  inspecteur  et  deux  détec- 
tives, racontaient  ensuite  l'arrestation  de  Françoise.  Quand  l'in- 
specteur annonça  à  la  jeune  femme  la  terrible  accusation  qui 
pesait  sur  elle,  elle  s'écria  :  «  Oh!  mon  Dieu!  »  en  cachant  sa 
tête  dans  ses  mains  : 

«  Comme  elle  voulait  encore  parler,  l'inspecteur  l'avertit  que 
tout  ce  qu'elle  dirait  désormais  serait  rapporté  à  la  justice,  et 
pourrait  servir  contre  elle,  et  que,  par  conséquent,  elle  ferait  mieux 
de  ne  rien  dire.  Alors  elle  dit  :  «  Mais  je  suis  innocente,  je  ne 
peux  pas  dire  autre  chose  !  Ma  petite  fille  est  tombée  dans  le 
fleuve.  Qui  pourrait  croire  que  je  l'ai  tuée?  »  Elle  répéta  plu- 
sieurs fois  :  «  Je  suis  innocente!  »  Et  elle  se  mit  à  sangloter 
convulsivement.  » 

Les  témoins  qui  suivirent  étaient  ceux  de  la  défense  : 

Mr  W.  Orchard,  professeur  de  musique,  trente-trois  ans,  de- 
meurant à  Chelsea,  Ghayne  Walk,  fit  le  récit  de  sa  liaison  ami- 
cale avec  Françoise.  Après  avoir  raconté  comment  il  avait 
connu  la  jeune  femme,  leurs  premières  rencontres,  ses  visites 
de  plus  en  plus  fréquentes,  il  expliqua  sans  fausse  honte,  avec 
une  simplicité  tranquille  et  digne,  le  sentiment  qu'elle  lui  avait 
inspiré;  et,  même  à  travers  le  style  de  procès-verbal  qui  la  résu- 
mait, cette  déposition  dégageait  une  émouvante  impression  d'at- 
tachement fidèle  jusque  dans  la  pire  détresse,  de  respect  iné- 
branlable, de  confiance,  de  courage,  de  loyauté  : 

«  ...  Le  témoin  dit  qu'il  ne  désirait  pas  nouer  avec  la  prison- 
nière de  relations  irrégulières  et  cachées,  mais  que  son  grand 
désir  était  de  la  prendre  pour  sa  femme.  Il  dit  qu'il  le  lui  de- 
manda à  plusieurs  reprises,  et  qu'elle  refusait  toujours  sans 
donner  de  raison.  La  prisonnière  lui  parlait  souvent  de  son  enfant  : 
un  jour  môme,  il  l'accompagna  jusqu'à  Gantorbéry;   mais  elle 


l'inutile  effort.  soi 

ne  voulut  pas  l'introduire  dans  le  pensionnat.  Il  se  promena 
dans  la  ville  jusqu'à  l'heure  où  ils  rentrèrent  ensemble.  Ce 
jour-là,  dans  le  train  qui  les  ramenait,  la  prisonnière  lui  parla 
beaucoup  de  sa  petite  fille  et  lui  promit  de  la  lui  montrer  pen- 
dant les  vacances  :  ce  qu'elle  fit  en  efTet.  Il  dit  que  la  petite  fille 
était  douce  et  timide,  mais  qu'elle  paraissait  heureuse  et  s'égayait 
facilement.  Le  témoin  dit  que  la  prisonnière  ne  lui  a  jamais 
parlé  de  ses  relations  avec  un  jeune  homme  qui  était  mort  quand 
il  l'a  connue.  Il  n'a  appris  cette  chose  que  par  l'instruction  du 
procès,  et  il  en  a  eu  un  grand  chagrin.  Il  a  pensé  que  c'était 
peut-être  pour  n'avoir  pas  à  s'en  expliquer  avec  lui  que  la  prison- 
nière refusait  de  l'épouser,  bien  qu'elle  lui  marquât  de  la  sym- 
pathie. Il  a  vu  la  prisonnière  le  11  janvier,  dans  l'après-midi  : 
elle  ne  lui  dit  rien  de  la  promenade  qu'elle  devait  faire  le  len- 
demain. Ce  jour-là,  il  apporta  des  bonbons  à  la  petite  fille,  qui 
fut  très  contente  et  lui  dit  qu'elle  voudrait  bien  rester  à  Londres, 
où  elle  se  plaisait  mieux  qu'à  Cantorbéry.  Il  a  revu  la  prison- 
nière pour  la  dernière  fois  deux  jours  après,  quelques  heures 
avant  qu'elle  fût  arrêtée.  Il  dit  qu'elle  était  dans  un  grand  déses- 
poir. Elle  ne  se  doutait  pas  encore  qu'on  la  soupçonnait.  Elle 
pleura  beaucoup,  et  dit  au  témoin  qu'elle  ne  se  consolerait  jamais 
de  la  perte  de  sa  petite  fille,  et  qu'elle  ne  pouvait  se  pardonner 
d'avoir  manqué  de  prudence.  Elle  lui  dit  aussi  que  tout  était  fini 
pour  elle  dans  ce  monde,  qu'elle  ne  désirait  plus  que  la  mort.  En 
terminant,  le  témoin  déclare  avec  une  profonde  émotion  qu'il  est 
convaincu  de  l'innocence  de  la  prisonnière.  » 

—  Voilà  un  brave  homme  !  s'écria  Raymond  en  regardant 
son  frère,  qui  détourna  les  yeux. 

Il  reprit  sa  lecture,  un  tremblement  dans  la  voix  : 

La  directrice  du  pensionnat  de  Cantorbéry,  l'aînée  des  misses 
Jewell,  succéda  à  Mr  Orchard.  Elle  affirma  que  la  prisonnière 
payait  régulièrement  la  mensualité  de  sa  petite  fille,  qu'elle  visi- 
tait deux  fois  par  mois.  Elle  paraissait  l'aimer  beaucoup.  L'en- 
fant avait  d'ailleurs  un  caractère  agréable  et  une  vive  intelli- 
gence. Ses  maîtresses  louaient  son  application.  Très  ardente  au 
jeu,  elle  jouissait  d'une  sorte  de  popularité  parmi  ses  camarades. 
Elle  parlait  de  sa  mère  avec  la  plus  vive  tendresse. 

Enfin,  la  patronne  de  Françoise  rendit  hommage  à  son  carac- 
tère, à  sa  bonne  tenue,  à  son  esprit  d'ordre,  à  son  habileté  dans 
les  choses  de  son  métier  :  jamais  elle  n'avait  eu  de  meilleure  ou- 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrière;  elle  ne  pouvait  la  croire  coupable  d'un  crime  aussi  noir. 

Le  défilé  des  témoins  étant  ainsi  terminé,  Mr  Lawrence  Bell 
annonça,  selon  la  coutume  anglaise,  qu'il  appelait  la  prisonnière 
à  témoigner  pour  sa  propre  défense;  les  petites  phrases  sèches 
du  journal  atteignirent  alors  au  pathétique  : 

«  Appelée  à  témoigner  pour  sa  défense,  la  prisonnière  dit  qu'il 
y  a  environ  huit  ans,  habitant  encore  la  France,  elle  s'aperçut 
qu'elle  allait  devenir  mère.  Elle  se  décida  alors  à  quitter  son 
pays.  Son  départ  fut  retardé  par  une  maladie  assez  grave.  Elle 
guérit,  et  put  se  rendre  à  Londres,  où  la  petite  fille  vint  au 
monde.  Elle  la  garda,  et  la  nourrit  au  lait  de  vache.  Elle  dit 
qu'à  ce  moment  déjà,  elle  n'avait  plus  aucune  relation  avec  le 
père,  qu'elle  n'a  jamais  revu.  Elle  demeurait  alors  à  Ghelsea, 
Ghurch  Street,  chez  une  Mrs  Duke.  Cette  Mrs  Duke  était  une  très 
bonne  personne,  et  prenait  soin  de  la  petite  fille  pendant  qu'elle- 
même  était  à  son  atelier.  Il  y  a  environ  dix-huit  mois,  Mrs  Duke 
mourut.  La  prisonnière  dit  qu'elle  chercha  un  autre  logement. 
Elle  vint  chez  Mrs  Oxbridge,  Arthur  Street.  La  petite  fille,  en 
grandissant,  exigeait  plus  de  soins.  Mrs  Oxbridge  ne  pouvait  les 
lai  donner  comme  faisait  Mrs  Duke  :  elle  avait  ses  occupations  et 
n'aimait  pas  à  se  déranger.  Et  la  prisonnière  travaillait  tout  le 
jour  hors  de  la  maison.  C'est  alors  qu'elle  se  décida  à  conduire  la 
petite  fille  dans  le  pensionnat  des  misses  Jewell,  que  sa  patronne 
elle-même  lui  indiqua.  La  petite  fille  ne  voulait  pas  quitter  sa 
mère  et  pleura  beaucoup.  Plus  tard,  elle  s'habitua.  Elle  se  plai- 
sait chez  les  misses  Jewell.  Pour  les  vacances,  sa  mère  la  repre- 
nait avec  elle.  La  prisonnière  n'a  rien  à  dire  sur  ses  relations 
avec  un  jeune  homme  qui  est  mort.  En  ce  qui  concerne  Mr  W. 
Orchard,  elle  dit  qu'elle  le  considérait  comme  un  homme  très 
bon  et  très  honnête,  et  qu'elle  avait  beaucoup  de  plaisir  à  le 
voir,  mais  qu'elle  n'aurait  pas  consenti  à  l'épouser.  Elle  ne  lui  a 
pas  parlé  du  jeune  homme  qui  est  mort,  parce  que  cette  afi'airo 
ne  le  regardait  pas,  puisqu'elle  ne  voulait  pas  être  sa  femme.  Elle 
l'a  vu  le  11,  à  la  fin  de  l'après-midi,  en  sortant  de  son  atelier. 
Elle  ne  lui  a  pas  parlé  de  sa  promenade  du  lendemain,  parce  que 
cette  promenade  ne  fut  décidée  que  dans  la  soirée.  C'est  la  pe- 
tite fille  elle-même  qui  manifesta  le  désir  de  la  faire.  Elle  vou- 
lait voir  Kew-Gardens,  parce  qu'une  de  ses  amies  du  pensionnat 
des  misses  Jewell  lui  avait  dit  que  c'est  le  plus  beau  jardin  du 
monde,  avec  des  arbres  comme  il  n'y  en  a  nulle  part.  La  petite 


l'inutile  effort.  809 

fille  était  très  contente  de  faire  cette  promenade,  et  se  réjouissait 
de  voir  les  arbres,  pour  raconter  à  son  amie  qu'elle  les  avait  vus. 
Mrs  Ôxbridge  a  mal  entendu  la  conversation  du  matin.  La  pri- 
sonnière dit  que  c'est  elle-même  qui  a  proposé  de  renoncer  à  la 
promenade  quand  la  petite  fille  a  dit  qu'elle  avait  un  peu  mal  à 
la  tête,  et  que  la  petite  fille  n'a  pas  voulu  et  a  dit  qu'elle  avait 
très  peu  mal.  —  Il  est  vrai  qu'elles  sont  entrées  pour  se  res- 
taurer dans  le  bar  de  Mr.  Hawley.  Ce  n'était  pas  l'heure  habi- 
tuelle du  lunch  de  la  prisonnière  :  c'est  pour  cela  qu'elle  man- 
quait d'appétit.  Mais  elle  était  contente,  parce  que  la  petite  fille 
mangeait  bien  et  ne  se  plaignait  plus  de  son  mal  de  tête.  Ensuite 
elles  sont  entrées  dans  le  parc,  où  elles  se  sont  promenées.  La 
petite  fille  était  toute  contente  de  voir  les  arbres.  Elle  demandait 
leurs  noms,  et  la  prisonnière  ne  les  connaissait  pas.  Elle  s'amu- 
sait beaucoup.  Elle  ne  s'est  pas  plainte  une  seule  fois  d'être  fa- 
tiguée. Du  reste,  elles  se  sont  reposées  en  plusieurs  endroits. 
Elles  sont  restées  longtemps  dans  le  jardin  botanique,  et  aussi 
dans  le  jardin  d'hiver.  Le  temps  était  doux  :  on  pouvait  s'asseoir 
dehors,  sur  les  bancs.  La  petite  fille  a  joué  au  bord  du  lac. 
En  quittant  le  jardin,  elles  ne  savaient  pas  bien  de  quel  côté 
aller.  Le  gardien  paraissait  sommeiller  dans  sa  loge  :  elles  n'ont 
pas  osé  le  déranger.  Elles  ont  pris  à  leur  gauche,  au  hasard. 
Après  avoir  marché  un  moment,  elles  ont  demandé  leur  chemin 
à  un  vieillard  qu'elles  ont  rencontré  après  les  deux  ouvriers,  un 
peu  avant  le  tournant  du  fleuve.  Ce  vieillard  était  très  grand, 
avec  une  barbe  blanche.  C'est  lui  qui  leur  a  conseillé  de  re- 
tourner sur  leurs  pas  vers  Kew-Bridge.  Il  allait  dans  la  même 
direction  qu'elles.  Après,  il  a  rebroussé  chemin,  en  disant  qu'il 
s'était  assez  promené  et  qu'il  rentrait  chez  lui.  La  prisonnière  ne 
peut  pas  comprendre  comment  l'accident  est  arrivé.  Vis-à-vis  de 
Syon  House,  elles  se  sont  arrêtées  un  moment  pour  regarder  des 
vaches  dans  le  pré,  de  l'autre  côté  de  la  Tamise.  On  les  dis- 
tinguait encore  à  travers  le  brouillard  qui  commençait.  La  petite 
fille  a  vu  des  roseaux  et  a  dit  :  «  Maman,  laisse-moi  cueillir  ces 
grandes  herbes  !  »  Elle  s'est  échappée  en  courant.  La  prisonnière 
n'était  pas  inquiète,  et  ne  voyait  aucun  danger  ;  elle  a  cependant 
crié  à  la  petite  fille  de  prendre  garde.  La  prisonnière  dit  :  «  La 
petite  fille  avait  envie  de  ces  roseaux.  Si  j'avais  pensé  qu'il  y  avait 
du  danger,  je  serais  allée  les  chercher  moi-même.  »  La  prisonnière 
resta  sur  la  chaussée.  Elle  ne   quittait  pas  des  yeux  la  petite 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fille.  Tout  à  coup,  elle  l'a  vue  chanceler  et  disparaître,  en  pous- 
sant un  cri.  Elle  dit  qu'elle  est  restée  un  instant  comme  para- 
lysée, puis  qu'elle  a  crié,  et  qu'elle  a  couru  au  bord  du  fleuve. 
Elle  ne  voyait  que  l'eau  qui  coulait.  Elle  appelait  au  secours.  Et 
puis,  elle  a  vu  des  gens  autour  d'elle,  et  ne  sait  plus  ce  qui  s'est 
passé. 

«  La  prisonnière  explique  encore  qu'au  moment  de  rentrer 
elle  eut  l'idée  de  retraverser  le  parc,  mais  qu'elle  pensa  qu'il 
était  trop  tard  et  que  les  grilles  seraient  fermées.  Elle  ne  savait 
pas  où  se  trouve  la  station  de  Saint-Margaret  :  si  elle  l'avait 
su,  elle  aurait  continué  dans  la  même  direction.  Elle  répète  que 
c'est  le  renseignement  du  vieillard  qui  l'a  trompée  et  qu'elle  ne 
peut  rien  dire  de  plus  sur  ce  vieillard,  qu'elle  a  échangé  quel- 
ques paroles  à  peine  avec  lui,  mais  qu'elle  le  reconnaîtrait  si 
elle  le  voyait.  Elle  ne  sait  pas  le  nom  de  l'amie  qui  avait  parlé 
de  Kew-Gardens  à  la  petite  fille.  Elle  dit  qu'elle  n'a  jamais 
pensé  à  épouser  Mr  W.  Orchard  ni  personne,  excepté  le  jeune 
homme  qui  est  mort.  » 

Les  dernières  lignes  du  compte  rendu  affirmaient  à  la  fois  la 
minutie  avec  laquelle  le  journal  notait  les  moindres  détails  de 
cette  dramatique  affaire,  et  le  flegme  tranquille  du  personnel 
judiciaire  qui  la  suivait  :  la  suite  des  débats  étant  remise  au 
lundi,  le  juge  avait  annoncé  aux  jurés  que  les  shériffs  mettraient 
le  lendemain  des  voitures  à  leur  disposition. 

La  beauté  de  ce  dimanche  presque  printanier  invitait  aux 
gaies  flâneries  dans  la  lumière  poudrée  de  brumes,  sous  le  ciel 
bleuissant,  parmi  les  arbres  ou  les  haies  dont  la  sève  est  prête  à 
s'éveiller  :  les  jurés  de  Londres  avaient  une  belle  journée  pour 
se  délasser  dans  les  calèches  des  shériffs  1  Et,  par  une  de  ces 
coïncidences  comme  la  vie  se  plaît  à  en  prodiguer,  Lucienne, 
en  se  mettant  à  table,  annonça  de  sa  voix  résolue  : 

—  J'ai  retenu  une  voiture  pour  cet  après-midi.  Les  enfans 
ont  besoin  de  respirer.  Je  les  mène  au  Jardin  d'acclimatation  : 
auras-tu  le  temps  de  venir  avec  nous,  Léonard? 

Elle  restait  dans  son  rôle,  elle  jouait,  sans  fléchir,  celle  qui 
ne  veut  rien  savoir.  Les  enfans  ne  laissèrent  pas  à  leur  père  le 
temps  de  prétexter  quelque  travail  :  ils  l'entourèrent  en  battant 
des  mains,  en  sautant  de  joie,  et  la  voix  de  Raymonde  suppliait 
si  gentiment  : 


l'inutile  effort.  811 

—  Tu  viens,  papa,  tu  viens!  Maman,  papa  vient  avec  nous  !... 

...  Là-bas,  isolés  entre  eux  comme  le  veut  la  loi,  les  jurés 
devisaient  dans  les  voitures  qui  les  emmenaient  vers  la  banlieue, 
par  les  rues  mornes  du  dimanche  britannique.  C'étaient  de  bons 
gros  Anglais,  marchands,  fonctionnaires,  industriels,  aux  teints 
de  brique,  aux  barbes  roussv^s,  aux  solides  épaules,  buveurs 
d'ale,  mangeurs  de  rosbif,  lents,  graves,  lourds,  plutôt  taci- 
turnes. Peut-être  qu'ils  discutaient  les  preuves,  les  témoignages, 
les  attitudes  de  l'accusée,  sans  émotion,  en  spectateurs  flegma- 
tiques d'un  drame  qui  leur  reste  étranger;  ou  bien,  leur  convic- 
tion faite,  ils  parlaient  politique,  affaires  ou  religion,  l'esprit 
aussi  libre  que  s'ils  ne  tenaient  pas  une  vie  humaine  entre  leurs 
mains.  —  Pendant  ce  temps,  Mr  le  juge  Drayton,  après  avoir 
suivi  pieusement  le  culte  du  matin,  et  tout  en  regardant  ses 
enfans  jouer  sur  la  pelouse  de  son  joli  cottage,  se  demandait 
sans  doute  s'il  aurait  ou  non,  le  lendemain  soir,  à  mettre  sa 
toque  noire  pour  prononcer  une  sentence  de  mort  :  comme  il 
avait  déjà  rempli  maintes  fois  cette  formalité  au  cours  de  son 
existence,  la  perspective  de  la  remplir  une  fois  encore  ne  le 
gênait  point.  Mais  Françoise,  qui  dirait  comment  elle  passait  son 
dimanche?... 

...  Dans  la  tiédeur  de  l'air,  les  enfaos  s'amusaient  de  toutes 
choses  :  des  cygnes  qui  flottaient  sur  les  lacs,  des  cavaliers  qui 
galopaient  dans  les  allées,  des  piétons  qui  s'en  allaient  à  petits 
pas,  des  cyclistes  qui  forçaient  leur  vitesse,  des  teuf-teuf  qui  rem- 
plissaient l'air  du  son  de  leur  cornet,  du  bruit  de  leur  machine, 
de  l'odeur  de  leur  pétrole,  des  marchands  ambulans  qui  s'en- 
rouaient à  faire  l'article.  Ils  voulurent  monter  sur  l'éléphant, 
puis  sur  le  chameau,  puis  voyager  dans  la  voiture  aux  chèvres. 
Léonard,  qui  volontiers  mesurait  leurs  plaisirs  «  pour  leur  donner 
de  bonnes  habitudes,  »  ouvrit  sa  bourse,  en  songeant  aux  peines 
inconnues  qui  guettaient  leur  avenir;  Lucienne,  à  l'ordinaire 
plus  parcimonieuse  que  son  mari,  sourit  et  laissa  faire. 

Elle  tâchait  de  causer  avec  sérénité  de  choses  indifférentes  : 
elle  eut  des  phrases  dégagées  sur  le  beau  temps,  sur  l'utilité 
des  sorties  du  dimanche,  sur  l'anémie  qui  menace  les  enfans  à  la 
fm  des  hivers  parisiens.  C'était  sa  tactique  :  le  parti  pris  d'éviter 
le  sujet  sur  lequel  convergeaient  leurs  pensées  la  lui  imposait. 
Par  momens,  elle  aurait  voulu  prendre  la  main  de  ce  pauvre 
homme  qui  souffrait  à  côté  d'elle,  et  lui  dire  :  «  Moi  aussi,  je 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guette  les  nouvelles,  j'ai  peur,  je  participe  à  ton  angoisse!  »  Mais 
elle  repoussait  ses  impulsions,  et  croyait  mieux  faire  en  affectant 
la  liberté  d'esprit.  Ses  efforts,  toutefois,  ne  réussissaient  qu'à 
demi  :  son  inquiétude  se  trahissait  dans  la  douceur  inhabituelle 
de  ses  manières.  Intuitifs  comme  on  l'est  à  leur  âge,  les  enfans 
sentaient  par  momens,  autour  deux,  quelque  chose  d'inconnu 
qui  gâtait  leur  plaisir.  En  chuchotant  devant  la  cage  aux  singes, 
Marc,  tout  à  coup,  dit  à  l'oreille  de  sa  sœur  : 

—  Maman  est  gentille  aujourd'hui,  elle  n'a  pas  grondé  une 
fois! 

La  petite  répondit,  tout  bas,  avec  un  regard  presque  angoissé 
de  ses  grands  yeux  : 

—  Mais  papa  a  un  drôle  d'air! 

Les  grimaces  d'un  ouistiti  les  interrompirent;  leurs  impres- 
sions étaient  légères,  et  s'envolaient... 

Dans  un  journal  du  soir,  une  «  Lettre  de  Londres  »  reprenait 
le  récit  du  procès,  avec  moins  de  précision,  mais  plus  de  vie  et 
de  pittoresque  que  les  feuilles  anglaises.  Les  principaux  person- 
nages du  drame  judiciaire,  jusqu'alors  presque  indistincts  aux 
yeux  de  Léonard,  lui  apparurent  dans  leur  réalité,  dessinés  non 
sans  relief  par  une  plume  qui  cherchait  plutôt  à  donner  l'im- 
pression des  débats  qu'à  les  résumer  avec  une  fidélité  méti- 
culeuse. Il  vit  ainsi  le  juge  Drayton,  rasé,  placide  et  gras  sous 
sa  perruque,  avec  une  petite  loupe  sur  la  joue,  au-dessous  de 
l'œil  gauche;  Mr  Norton,  l'accusateur,  long,  raide,  parlant  avec 
des  gestes  rares  et  anguleux,  fascinant  les  témoins  qui  finissaient 
par  trembler  sous  son  regard  ;  Mr  Lawrence  Bell,  plus  vibrant, 
plus  agité,  questionnant  avec  adresse;  il  reconnut  Françoise 
«  en  robe  de  drap  noir,  façon  tailleur,  avec  un  col  blanc  »  : 

«  La  tête,  plutôt  petite,  se  meut  avec  grâce,  sur  un  cou 
resté  juvénile;  le  visage  est  d'un  ovale  légèrement  allongé,  fort 
agréable,  éclairé  par  de  beaux  yeux  un  peu  proéminens;  hi 
bouche  est  charmante,  plantée  de  dents  irréprochables;  le  fin 
retroussis  du  nez  donne  à  la  figure  un  caractère  de  gaîté  mutine  ; 
mais  le  teint  a  pris  une  couleur  de  plomb  qui  vient  sans  doute 
du  manque  d'air  et  de  lumière,  et  les  cheveux  grisonnent. 
L'accusée  s'exprime  avec  assurance  et  modestie,  d'une  voix 
mélodieuse  qui  prévient  en  sa  faveur.  Elle  parle  un  anglais  cor- 
rect, tout  en  conservant  son  accent  étranger.  En  somme,  pas 
un  trait  méchant,  cruel  ou  tragique  :  un  criminaliste  chercherait 


l'inutile  effort.  813 

en  vain  sur  cette  physionomie  la  marque  du  crime,  un  philosophe 
celle  de  la  fatalité.  Françoise  Dessommes  est  une  petite  personne 
dont  l'extérieur  ressemble  à  celui  de  beaucoup  de  jolies  femmes, 
qui  arrivent  au  terme  de  leur  existence  sans  accident  grave. 

«  Quel  contraste  avec  Mrs  Lambeth,  dont  la  déposition 
constitue,  en  somme,  la  seule  charge  redoutable! 

«  Celle-ci,  forte,  lourde,  imposante,  rougeaude,  est  une 
bavarde  intarissable,  qui  s'excite  en  parlant.  On  la  reconnaît  à 
première  vue  pour  l'avoir  rencontrée  parmi  ces  immortelles 
pies-grièches  que  Shakspeare  a  si  bien  croquées  dans  ses  comé- 
dies. C'est  pour  elle  une  aubaine  que  de  se  trouver  là,  devant 
un  tribunal  où  personne  n'a  le  droit  de  l'interrompre  ;  de  pou- 
voir raconter  à  son  aise  ce  qu'elle  a  vu  et  peut-être  aussi  ce 
qu'elle  n'a  pas  vu,  avec  des  détails  qu'elle  répète  vingt-cinq  fois, 
en  foudroyant  de  ses  yeux  vengeurs  l'accusée  qui  l'écoute  avec 
un  mélange  de  résignation  et  d'étonnement,  sans  paraître  se 
douter  que  c'est  sa  vie  qui  roule  dans  ce  flot  de  paroles. 

«  A  côté  de  Mrs  Lambeth,  son  mari  :  sourd,  un  cornet  sur 
l'oreille  droite,  il  regarde  avec  des  yeux  ronds  gesticuler  des 
gens  qu'il  n'entend  pas.  Impossible  d'imaginer  une  tête  plus 
ahurie  :  c'est  bien  celle  qui  convient  à  l'époux  de  cette  mégère, 
qu'on  devine  docile,  craintif,  accoutumé  à  plier  le  dos  et  à  filer 
doux,  comme  un  chien  trop  souvent  battu.  Je  me  figure  que  ces 
débats,  où  il  est  bien  étonné  d'avoir  son  mot  à  dire,  se  ramè- 
nent pour  lui  aux  proportions  d'une  de  ces  folles  pantomimes  si 
fort  à  la  mode  en  ce  pays.  Dans  le  fait,  sa  terrible  moitié  fait 
tout  ce  qu'elle  peut  pour  qu'on  termine,  selon  la  tradition,  par 
une  gigue,  —  cavalier  seul  !  » 

A  ce  mot  macabre,  comme  au  portrait  de  Mr  Lambeth, 
comme  à  l'éloge  de  Mr  W.  Orchard,  qui  suivait,  on  devinait  ce 
correspondant  anonyme  très  favorablement  disposé  pour  l'ac- 
cusée. D'ailleurs,  sa  sympathie  se  manifestait  plus  clairement 
encore  dans  les  dernières  lignes  de  l'article,  qui  marquaient  avec 
beaucoup  de  justesse,  semblait-il,  le  sens  de  ce  procès  : 

«  En  France,  je  parierais  sans  hésiter  pour  l'acquittement. 
Ici,  je  me  garderai  d'aucun  pronostic.  L'existence  irrégulière  de 
l'accusée  constitue  contre  elle  la  plus  dangereuse  présomption. 
Les  Anglais,  en  effet,  sont  impitoyables  pour  ce  qui  touche  aux 
mœurs  :  à  leurs  yeux,  une  femme  sortie  du  droit  chemin  est 
capable  de  tout.  Ils  ne  distinguent  pas  entre  les  nuances  de  Tin- 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conduite.  Le  vice,  pour  eux,  n'a  pas  de  degrés  :  celle  qui  a  pu 
ivoir  un  enfant  illégitime,  a  pu  l'assassiner.  Aucun  fait  secondaire 
ne  vaudra  contre  ce  préjugé  qui  conduit  leurs  déductions.  Ne 
sroyez  pas  pour  cela  qu'ils  soient  plus  vertueux  que  nous  :  non, 
mais  ils  déclarent  qu'ils  le  sont;  et  ils  le  déclareraient  contre 
l'évidence.  Leur  excessive  sévérité  pour  tous  les  péchés  d'amour, 
c'est  peut-être  une  manière  de  se  persuader  à  eux-mêmes  qu'ils 
les  ignorent;  c'est,  en  tout  cas, un  procédé  certain  pour  affirmer 
qu'ils  n'admettent  pas  la  faute,  et  que,  s'ils  la  tolèrent  à  l'état 
caché  et  honteux,  ils  l'extirpent  sans  ménagement  dès  qu'elle  se 
révèle. 

«  Cette  disposition  constitue,  pour  le  procès  pendant,  un  fac- 
teur avec  lequel  il  importe  de  compter.  Si  l'accusée  est  con- 
damnée, on  ne  manquera  pas  de  dire  que  sa  nationalité  a 
témoigné  contre  elle.  Gela  ne  sera  pas  exact  :  une  Anglaise  même 
ne  serait  pas  mieux  traitée.  Mais  il  se  peut  que  Françoise  Des- 
sommes périsse  moins  parce  que  son  crime  est  prouvé,  —  à  mes 
yeux,  il  est  très  loin  de  l'être,  —  que  parce  que  son  immoralité 
est  établie  :  quand  une  femme  a  commis  l'imprudence  d'avoir 
un  enfant  en  dehors  du  mariage,  il  ne  faut  pas  qu'elle  s'avise 
encore  de  le  perdre  dans  un  accident  où  il  y  a  du  mystère;  la 
certitude  de  sa  faute  empêchera  de  croire  à  ses  explications,  et 
revêtira  d'une  terrible  vraisemblance  les  présomptions  qui  pour- 
ront se  dresser  contre  elle.  Dans  tous  les  pays  du  monde,  les 
décisions  des  jurys  sont  soumises  à  de  telles  influences,  trop 
générales  à  la  fois  et  trop  instinctives  pour  qu'on  puisse  les  em- 
pêcher de  s'exercer.  » 

Cette  lecture  ouvrait  l'espace  à  toutes  les  angoisses.  Elles 
s'amassèrent,  comme  des  nuages  dans  un  ciel  étroit  et  fermé, 
pendant  la  longue  nuit  d'abord,  puis  l'interminable  lundi  que 
les  deux  frères  passèrent  ensemble,  chez  Raymond,  muets, 
échangeant  à  peine  à  longs  intervalles  quelque  phrase  de  ter- 
reur ou  d'espoir.  Elles  emplirent  leurs  deux  âmes,  qu'elles  rap- 
prochèrent jusqu'à  les  confondre  et  à  les  broyer  :  Raymond  ne 
songeait  plus  à  mépriser  ce  frère  dont  la  misérable  détresse  se 
serrait  contre  lui;  Léonard  hésitait,  dans  une  attente  qui  voulait 
espérer  encore  et  pressentait  l'horreur.  Les  feuilles  du  soir  leur 
apprirent  seulement  que  les  plaidoiries  n'étaient  pas  achevées,  et 
que  le  verdict  serait  rendu  très  tard.  Ils  l'attendirent  toute  la 
nuit,  sans  se  quitter.  Le  mardi  matin,  devant  le  premier  kiosque 


l'inutile  effort.  815 

ouvert  dans  le  crépuscule,  ils  lurent  la  dépêche  laconique  et 
définitive  : 

«  Françoise  Dessommes  a  été  condamnée  à  mort.  » 

IX 

Les  détails  des  journaux  anglais  aggravaient  encore  l'hor- 
reur du  dénouement.  Ils  donnaient  un  résumé  succinct  du  dis- 
cours de  Mr  Norton  et  de  celui  de  Mr  Lawrence  Beli,  d'où  jaillit 
une  phrase  vague  et  sèche  sur  les  lettres  de  Raymond  : 

«  Mr  Bell  parle  d'une  correspondance  de  la  prisonnière 
adressée  antérieurement  à  un  Français,  et  il  en  lit  quelques 
fragmens.  » 

Puis  ils  s'étendaient  avec  une  certaine  complaisance  sur  les 
dernières  formalités  :  le  jury  délibérant  pendant  deux  heures,  — 
le  cri  de  l'accusée  après  le  verdict  :  «  Je  suis  complètement  in- 
nocente! »  —  le  juge  coiffant  sa  toque  noire  pour  prononcer  la 
sentence,  et  échanger  ensuite  quelques  complimens  avec  les 
jurés,  très  satisfaits  de  la  manière  dont  ils  ont  été  traités. 

Les  deux  frères  lurent  ces  lignes  comme  ils  avaient  lu  les  pré- 
cédens  comptes  rendus,  debout  au  bord  du  trottoir,  sous  les  ar- 
cades de  la  rue  de  Rivoli,  —  et  riea  n'était  changé  dans  le  va- 
et-vient  des  passans  !  Cependant  à  cette  heure  même,  les  jurés, 
satisfaits  des  biftecks,  des  puddings  et  des  voitures  des  shériffs, 
se  délassaient  dans  leurs  familles,  autour  d'un  copieux  déjeuner, 
avant  de  reprendre  le  cours  de  leurs  affaires,  un  instant  inter- 
rompu par  leurs  devoirs  judiciaires.  Ayant  prononcé  selon  leur 
conscience,  en  loyaux  défenseurs  de  l'ordre  social  et  de  la  mo- 
rale éternelle,  ils  avaient  dormi  sans  cauchemar  d'aucune  sorte  : 
aucun  doute,  aucune  pitié  ne  les  troublait;  jamais  dans  la  suite 
ils  ne  seraient  hantés  par  le  souvenir  d'un  épisode  qui  les  avait 
probablement  plus  étonnés  qu'émus,  —  ni  par  les  deux  grands 
yeux  dont  le  regard  poursuivait  Ferreuse,  fixe,  chargé  de  regrets, 
d'épouvante,  de  reproches.  Leur  œil  distrait  épellerait  dans  les 
journaux  les  «  informations  »  qui  courraient  sur  les  chances  de 
Françoise  à  la  clémence  royale;  ils  les  discuteraient  avec  leurs 
amis,  en  gens  bien  informés,  contens  de  l'être;  les  uns  souhai- 
teraient la  grâce,  d'autres  trouveraient  que  la  condamnée  «  n'a 
que  ce  qu'elle  mérite.  »  Et  puis,  un  jour,  en  rentrant  chez  eux 
à  l'heure  du  dîner,  ils  diraient  à  leurs  femmes,  à  leurs  enfans  : 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Vous  VOUS  rappelez  cette  Française  que  nous  avons  condamnée 
à  mort  il  y  a  quelque  temps?  Eh  bien,  on  Fa  pendue  ce  matin!  » 
La  femme,  peut-être,  aurait  un  mouvement,  une  pensée  de  com- 
passion pour  cette  inconnue,  dont  la  tragique  mémoire  traver- 
serait quelquefois  la  paix  familiale  de  leur  home;  les  enfans 
regarderaient  avec  plus  de  respect  ce  père  qui  faisait  ainsi  pendre 
les  gens  aussi  simplement  qu'il  avalait  son  rosbif,  et  sans  d'ail- 
leurs en  perdre  une  bouchée.  Et  l'on  parlerait  d'autre  chose... 

Les  deux  frères  marchaient  devant  eux,  pareils  à  des  flâneurs 
qui  errent  par  passe-temps.  Comme  un  encombrement  de  voi- 
tures les  arrêtait  à  l'angle  de  la  rue  de  Rohan,  Raymond  mur- 
mura : 

—  Mais  c'est  impossible!...  C'est  impossible!... 

Les  voitures  se  dégagèrent.  Ils  purent  traverser.  Plus  loin, 
Léonard  répondit  : 

—  Pourquoi?  De  tels  drames  arrivent.  Nous  n'en  sentons 
l'horreur  que  lorsqu'ils  nous  touchent. 

Raymond  s'écria,  en  frappant  du  pied  sur  le  trottoir,  dans  un 
geste  nerveux  de  révolte  impuissante  : 

—  Tu  sais  bien  qu'elle  n'est  pas  coupable  I 

—  Je  le  sais. 

Quelques  pas  encore,  et  Raymond  reprit: 

—  Tu  le  sais!...  Alors,  qu'allons-nous  faire  pour  la  sauver? 
Ces  mots  terribles  :  «  Il  est  trop  tard  !  »  montèrent  aux  lèvres 

de  Ferreuse.  Il  les  refoula,  et  se  contenta  de  répéter,  sombre- 
ment: 

—  Qu'allons-nous  faire  ? 

Un  peu  plus  loin,  il  fixa  son  frère  avec  des  yeux  fous,  remua 
les  lèvres  sans  parler,  et  s'éloigna  très  vite,  comme  au  signe 
d'une  impulsion  qui  se  fait  obéir.  Raymond  le  regarda  filer  sans 
comprendre,  et  resta  perdu  dans  le  brouhaha  de  la  rue,  petit 
être  falot  que  les  passans  bousculent;  puis  il  se  reprocha  de 
l'avoir  laissé  partir  ainsi,  craignit  des  résolutions  extrêmes, 
voulut  courir  après  lui,  ne  le  vit  plus. 

Léonard  s'en  allait  dans  le  mouvement  et  le  bruit  du  matin. 
Marcher  très  vite  l'apaisait:  ses  pensées  devenaient  confuses 
comme  le  murmure  de  foule  qui  les  dispersait;  puis,  soudain, 
elles  se  condensaient  en  une  question,  en  un  mot,  en  un  cri  quil 
se  répétait  cent  fois  :  «  Qu'allons-nous  faire  ?  »  Ou  bien  :  «  Pour- 
quoi l'ai-je  écoutée?  »  Ou  encore  :  «  Trop  tard!  trop  tard!  trop 


l'inutile  effort.  ol7 

tard  !  »  Ou  même  :  «  Oh  !  mon  Dieu  !  »  Jamais  encore,  au  cours 
d'une  de  ces  vies  que  trop  d'incidens  surchargent,  il  n'avait  ré- 
fle'chi  au  caractère  irrévocable  de  lacté  accompli,  de  la  possibilité 
perdue  :  et  voici  qu'au  lieu  de  les  reconnaître  peu  à  peu,  comme 
la  plupart  des  hommes,  à  travers  la  paisible  série  des  expériences 
courantes,  il  en  recevait  d'un  seul  coup,  par  un  fait  terrible,  la 
révélation  brutale  et  complète.  Jamais  son  regard,  borné  par 
l'horizon  de  sa  journée,  n'avait  essayé  de  suivre  un  peu  loin  la 
chaîne  des  conséquences  dont  nulle  énergie  ne  peut  plus  rompre 
la  continuité  :  voici  qu'un  éclair  sanglant  la  déroulait  devant  lui 
jusqu'au  point  où  le  dernier  anneau  plonge  et  disparaît  dans 
l'horreur.  Si  longtemps  obscure,  sa  conscience  devenait  soudain 
d'une  lucidité  qui  dissipait  toutes  les  ténèbres.  De  temps  en 
temps,  au  coin  d'une  place,  en  traversant  une  rue,  la  voix  qui 
l'avait  si  longtemps  égaré  essayait  de  le  tromper  encore  :  «  Que 
pouvais-tu  faire  ?  insinuait-elle,  personne  ne  t'aurait  écouté  !  »  Au 
lieu  d'acquiescer,  comme  lorsque  cette  même  voix  lui  parlait  par 
la  bouche  de  Lucienne,  il  répondait  aussitôt  :  «  Du  moins, 
j'aurais  essayé!  »  La  voix,  plus  faible,  reprenait:  «  Pourtant,  si 
elle  est  coupable,  c'est  justice  !  »  Il  s'indignait  du  doute,  et  affir- 
mait :  «  Elle  ne  l'est  pas  !  »  Ou  bien,  sans  formuler  les  paroles 
qui  tremblaient  en  lui-même,  il  songeait  que  la  culpabilité  de 
Françoise  le  chargeait  davantage  encore  :  qu'il  n'était  pas  tout  à 
fait  étranger  à  ce  crime;  —  et  qu'il  le  savait  maintenant. 

L'habitude  le  conduisit  jusqu'aux  abords  du  Palais.  Des 
silhouettes  connues  se  mouvaient  à  l'entour.  Il  rebroussa  che- 
min, reprit  son  mouvement  d'épave  à  travers  la  foule.  La  lassi- 
tude de  la  marche  prolongée  commençait  à  lui  raidir  les  ge- 
noux; la  boue  des  rues  souillait  ses  vêtemens  éclaboussés;  il 
allait  toujours.  Il  traversa  la  Seine  sans  s'en  apercevoir,  et  la 
remonta,  le  long  des  boutiques  et  des  vieilles  maisons,  jusqu'à 
ce  qu'une  rencontre,  sur  le  quai  de  Montebello,  le  rappelât  à 
la  réalité.  C'était  M*'  Jallade,  qui  demeurait  dans  ce  vieux  quar- 
tier et  passait  très  vite,  en  homme  pressé.  Il  arrêta  pourtant 
Perreuse  : 

—  Vous  ici,  mon  cher  maître?...  A  cette  heure  !... 

Et  tout  de  suite,  avec  l'accent  triomphal  du  prophète  qui  ne 
s'est  pas  trompé  : 

—  Eh  bien  !  que  vous  avais-je  dit  ?  Ils  l'ont  condamnée,  la 
petite  modiste,  avez-vous  vu? 

TOME  xii[.  —  1903.  52 


8J8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Léonard  balbutia  : 

—  La  Reine  fera  grâce... 
Jallade  haussa  les  épaules  : 

—  La  Reine?...  Vous  verrez  qu'ils  la  pendront!,.. 

Et  il  fila,  du  pas  léger  d'un  homme  qui  n'a  point  de  res- 
ponsabilités dans  les  horreurs  du  monde,  et  dont  aucun  spectacle 
étranger  ne  saurait  ébranler  la  philosophique  indifférence. 

Ferreuse  alors  remarqua  ses  souliers  maculés,  les  éclabous- 
sures  qui  constellaient  son  paletot,  et  craignit  d'attirer  les  regards, 
après  avoir  peut-être  excité  l'attention  de  ce  confrère  que  le 
hasard  mêlait  si  singulièrement  aux  périodes  aiguës  de  sa  crise. 
Il  rentra. 

—  M''  Billon  vient  de  partir,  lui  dit  Frédéric,  dans  l'anti- 
chambre. Monsieur  ne  l'a  pas  rencontré?  Il  a  longtemps  attendu 
dans  le  cabinet.  Il  a  dit  que  Monsieur  le  retrouverait  au  Palais. 

—  Bien,  bien  ! 

Raymonde,  au  piano,  dérouillait  ses  doigts.  Léonard  entr' ou- 
vrit la  porte  du  salon  :  c'était  l'Anglaise  qui  surveillait  les 
exercices,  en  battant  la  mesure  avec  son  index.  Tout  heureuse 
d'être  interrompue,  la  fillette  se  retourna  sur  son  tabouret,  en 
tendant  les  bras,  avec  un  beau  sourire  rayonnant  et  des  yeux 
tendres  : 

—  Papa  ! 

Sans  répondre  à  cet  appel  par  le  baiser  sur  le  front  ou  la 
caresse  dans  les  cheveux  que  l'enfant  attendait,  Léonard  se  retira 
et  se  retrouva  avec  Frédéric  : 

—  Oii  est  Madame? 

—  Madame  est  dans  sa  chambre. 

Au  lieu  d'aller  et  venir  avec  son  habituelle  activité,  Lucienne, 
accoudée  dans  un  fauteuil,  le  menton  sur  sa  main,  semblait  abîmée 
dans  une  lointaine  rêverie.  Devant  ses  pieds,  un  journal  froissé 
traînait  sur  le  tapis.  Elle  tressaillit  au  bruit  de  la  porte,  à  la 
voix  de  son  mari  : 

—  Tu  as  lu?...  Tu  sais?... 

—  Oui,  je  sais. 

Surprise  au  fond  de  ses  pensées,  elle  ne  songeait  point  à  les 
cacher:  leurs  reflets  noirs  traversèrent  ses  yeux  qui  se  levaient 
sur  l'homme  bouleversé  debout  devant  elle.  Dans  les  regards  qui 
fouillaient  les  siens,  elle  vit  de  la  colère,  de  l'effroi,  de  la  haine, 
des  menaces,  les  passions  remuées  d'un  complice  aux  abois.  Elle 


l'inutile  effort.  819 

eut  peur.  Tout  près  l'un  de  l'autre,  elle  assise,  appuyée  sur  son 
bras  gauche,  la  tête  tendue  dans  une  pose  inquiète  et  défensive; 
lui,  penché  sur  elle,  la  dominant  de  sa  haute  taille  robuste,  —  ils 
se  regardèrent  longtemps,  comme  deux  bêtes  de  force  inégale  qui 
se  mesurent  des  yeux.  Puis,  comme  si  le  courage  d'attaquer  man- 
quait à  sa  vigueur,  Léonard  se  détourna  lentement.  Tandis  que 
Lucienne  respirait,  il  se  mit  à  arpenter  la  chambre,  d'un  pas  lourd 
que  le  tapis  étouffait,  que  rythmait  le  son  grêle  du  piano  de 
Raymonde,  derrière  la  cloison.  A  intervalles  presque  réguliers, 
il  poussait  de  longs,  de  profonds  soupirs,  dont  chacun  semblait 
soulever  un  poids  énorme,  qui  retombait.  Lucienne  en  frissonnait 
jusque  dans  sa  moelle.  Elle  attendait  une  parole,  la  souhaitait, 
la  redoutait,  et  n'entendait  que  ces  soupirs  qui  lui  faisaient  mal; 
elle  voulait  parler,  et  ne  trouvait  pas  les  mots  qu'il  aurait  fallu 
dire,  ou  les  sentait  arrêtés  dans  sa  gorge.  Lui,  cependant,  mar- 
chait toujours  du  même  pas,  tournait  le  long  des  murs  du  même 
mouvement  instinctif  de  prisonnier,  tandis  que  gazouillaient  les 
gammes  enfantines.  Elles  se  turent.  Le  silence  s'alourdit  dans 
le  glissement  des  pas  et  des  soupirs.  Enfin,  Léonard  s'arrêta  de 
nouveau  devant  sa  femme,  non  plus  menaçant  comme  tout  à 
l'heure,  mais  écrasé,  criant  à  l'aide,  et  d'une  voix  rauque,  comme 
cassée,  il  dit,  très  bas  : 

—  Pourquoi  m'as-tu  empêché  de  partir? 

Comme  Lucienne  ne  répondait  pas,  il  répéta,  plus  haut  : 

—  Oui,  pourquoi?...  pourquoi?... 

Elle  continua  de  se  taire.  Elle  aurait  pu  reprendre  un  à  un 
les  argumens  qui  l'avaient  persuadé  :  mais  en  même  temps  qu'elle 
les  repassait  dans  sa  mémoire,  elle  en  comprenait  le  sens  véri- 
table ;  et  il  lui  eût  été  aussi  impossible  de  les  répéter  que  si  une 
invisible  main  eût  pressé  sa  bouche. 

—  ...  C'est  toi  qui  m'as  retenu,  poursuivit  Léonard,  c'est  toi, 
c'est  toi  !.. . 

Il  s'aperçut  que  ces  paroles  le  soulageaient,  comme  les  pre- 
mières gouttes  d'un  sang  corrompu  qui  s'échappent  d'une  plaie 
trop  longtemps  fermée.  Il  voulut  continuer,  pour  se  soulager 
encore.  La  plaie  s'ouvrit  toute  grande,  les  mots  jaillirent  comme 
des  flots  de  sang  : 

—  Ne  comprends-tu  pas  ce  que  ma  parole  aurait  apporté  à 
ces  débats?...  Un  doute,  et  il  n'en  fallait  pas  plus!...  Je  tenais 
son  salut  dans  ma  main:  tu  m'as  empêché  de  l'ouvrir...  Toi, 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toi!...  On  l'a  condamnée  sans  preuves,...  sur  des  présomp- 
tions... sur  des  impressions...  Rien  contre  elle,  que  le  témoi- 
gnage d'une  radoteuse...  et  cette  chose  terrible:  son  passé... 
Son  passé,  non  pas  tel  que  je  lai  connu,  moi,...  mais  tel  que 
l'ont  compris  ces  jurés  et  ces  juges,  qui  n'en  ont  vu  que  l'im- 
moralité, comme  ils  disent...  Ah  !  pauvre  petite  créature  d'amour, 
je  pouvais  leur  dire  ce  que  tu  fus  pour  moi,  ce  que  tu  fus  vrai- 
ment!... Mais  on  m'a  retenu,  on  m'a  menacé,  j'ai  été  faible,  j'ai 
cédé,  je  t'ai  sacrifiée...  Ah!  tu  n'aurais  jamais  été  si  lâche,  toi,... 
si  lâche  et  si  cruelle!... 

Pendant  que  ces  reproches  roulaient  sur  elle,  Lucienne  se 
rappelait  sa  facile  victoire,  ses  argumens  accueillis  d'emblée 
parce  qu'ils  tombaient  dans  une  oreille  propice,  la  capitulation 
complaisante  suivant  le  départ  de  Raymond.  Mais,  à  défaut 
d'autre  vertu,  elle  avait  ce  courage  qui  ne  se  dérobe  point  aux 
responsabilités  ;  elle  s'interdit  d'ôter  au  désespéré  sa  pauvre 
excuse,  elle  continua  de  se  taire  en  détournant  les  yeux. 

Léonard  s'excitait  à  la  charger  davantage  : 

—  Tu  as  vu  qu'elle  est  innocente...  Tu  l'as  vu!...  Gela  saute 
aux  yeux,  quand  on  sait  ce  que  tu  savais!...  Et  tu  prévoyais  bien 
l'erreur,  oh!  oui,  tu  la  prévoyais!...  Mais  tu  me  leurrais  d'un 
espoir  imbécile,  tu  m'étourdissais,  tu  me  disais  des  choses,  des 
choses!...  Dans  quels  bas-fonds  de  l'âme  allais-tu  les  chercher?... 
Et  je  te  laissais  dire,  et  je  t'approuvais!...  Tu  menaçais  d'em- 
porter les  enfans...  Car  tu  m'as  fait  cette  menace,  n'est-ce  pas?... 
C'est  ce  qui  m'a  vaincu,  j'ai  eu  peur  de  les  perdre...  Ah!  le  vrai 
danger  n'était  pas  là  !.. .  Il  n'y  en  avait  qu'un  :  la  condamnation 
de  ce  pauvre  être  dont  le  seul  crime  est  de  m'avoir  aimé,...  et 
que  j'ai  aimée,  moi,...  et  que  je  devais  sauver  au  prix  de  ma  vie,,., 
et  qui  mourra,...  qui  mourra  de  cette  mort-là,...  de  cette  mort 
effroyable!...  Ah!  je  pouvais  l'empêcher,  et  je  ne  peux  plus...  Il 
est  trop  tard  ! . . . 

Il  haletait,  les  deux  poings  levés  vers  le  ciel  : 

—  Trop  tard'...  Trop  tard!...  Trop  tard!... 

...  Marc,  à  son  tour,  venait  de  se  mettre  au  piano,  où  il  répéta 
bientôt  un  paisible  andante  de  démenti.  Mieux  doué  que  Ray- 
monde,  il  avait  un  jeu  plus  ferme  :  ses  notes  se  détachaient  avec 
plus  d'entrain.  Au  contraste  de  ces  sons  enfantins  avec  les  sou- 
pirs de  l'homme  accablé  qui  s'affaissait  dans  son  désespoir, 
Lucienne  eut  pour  la  première  fois  l'intuition  vraie  et  complète 


l'inutile  effort.  821 

de  tout  le  malheur  tombé  sur  leur  foyer.  Le  père  atteint  si  pro- 
fondément dans  son  âme,  c'était  l'arbre  attaqué  dans  sa  racine, 
qui  s'étiole  et  meurt.  Affaibli  par  un  souvenir  plus  dévorant 
qu'une  fièvre  maligne,  Léonard  ne  serait  plus  désormais  qu'un 
infirme  impropre  au  combat,  —  plus  infirme  encore  que  son 
frère,  dont  l'âme  au  moins  restait  intacte  !  —  un  de  ces  cadavres 
vivans  qui  flottent  sans  consistance  parmi  les  tempêtes  humaines. 
Qu'était-ce  qu'un  scandale,  dont  le  bruit  s'éteint,  en  regard  d'un 
pareil  virus  entré  au  plus  profond  de  l'être?  Qu'était-ce  que  la 
défaite  dans  la  lutte  des  intérêts  en  regard  de  cette  honte  intime, 
dévorante,  implacable,  qu'il  faudrait  porter  jusqu'au  tombeau  ? 
Hélas  !  leur  sort  à  tous  était  lié  à  celui  de  l'étrangère,  nul  effort 
ne  romprait  cette  chaîne  invisible  ;  il  fallait  la  sauver  pour  que 
le  blessé  retrouvât  l'espérance,  leur  salut  dépendait  de  son  salut. 
Et  Lucienne  se  mit  à  le  désirer  de  toutes  ses  forces.  Elle  y  voulut 
croire.  Ses  lèvres  se  desserrèrent;  elle  dit  : 

—  Il  reste  la  grâce... 

Peut-être  qu'une  voix  plus  pure  lui  soufflait  ce  beau  mot,  qui 
ranime  une  dernière  lueur  au  fond  des  nuits  les  plus  obscures  ; 
peut-être  qu'elle  pressentait  le  sens  profond  du  drame  dont  elle 
n'avait  d'abord  pensé  qu'à  écarter  l'horreur  ;  peut-être  qu'un  vent 
de  vraie  pitié  chassait  les, passions  égoïstes  qui  depuis  si  long- 
temps réglaient  seules  les  battemens  de  son  cœur. 

—  La  grâce  est  si  rare,  dans  ce  pays-là!  répondit  Léonard. 
Pourquoi  la  grâce?  Le  crime  est  affreux...  Les  doutes?  Après  le 
verdict,  ils  ne  comptent  plus...  Selon  la  convention  légale,  le 
jury  est  infaillible  :  il  prononce  sans  recours,  et  les  pouvoirs 
responsables  s'abritent  derrière  son  verdict...  C'est  avant,  c'est 
avant  qu'il  fallait  agir  ! 

La  voix  de  l'Anglaise  s'éleva  pour  gronder  Marc  et  traversa 
la  cloison;  puis  Vandante  reprit  son  cours,  avec  moins  d'entrain, 
comme  si  les  notes  hésitaient  à  tomber  des  doigts  intimidés. 

—  Il  s'agit  d'une  femme,  répliqua  Lucienne.  Ici,  le  Président 
les  gracie  toujours.  Quand  je  pense  que  son  salut  dépend  d'une 
femme  aussi,  de  la  Reine,  qu'on  dit  bonne,  que  la  vieillesse  doit 
incliner  à  la  pitié... 

Léonard  l'interrompit,  avec  un  geste  d'indicible  détresse  : 

—  La  Reine  !  te  figures-tu  qu'elle  écoute  la  voix  de  son  cœur? 
Elle  n'a  pas  de  volonté,  elle  consulte  son  ministre  et  fait  ce  qu'il 
lui   conseille;   elle    n'est   qu'un  instrument  presque  passif  qui 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

règle  l'application  de  la  loi...  Quant  à  nos  sentimentalités  sur 
le  sexe  et  la  peine,  les  Anglais  les  ignorent.  La  peine  de  mort 
est  inscrite  dans  leur  code  :  ils  l'appliquent  aux  femmes  comme 
aux  hommes,  avec  cette  cruauté  froide  que  dans  tous  les  pays 
l'instinct  de  barbarie  et  de  vengeance  abrite  derrière  la  loi... 
Pour  tous,  pour  toutes,  le  même  arrêt,  la  même  corde,  le  même 
bourreau...  Ah!  c'est  épouvantable  1... 

La  sinistre  vision  se  dressa  dans  la  chambre  confortable,  aux 
murs  tendus  d'étoffe  claire,  aux  guéridons  chargés  d'élégans 
outils  de  toilette  et  de  flacons  de  cristal,  dans  la  chambre  où 
Léonard  amenait  sa  jeune  femme  quelques  mois  après  avoir 
abandonné  Françoise,  où  Marc  et  Raymonde  étaient  nés  dans  le 
grand  lit  Louis  XV  que  recouvrait  le  tapis  d'Aubusson  à  guir- 
lande d'épis  et  de  roses. 

—  Écoute!  s'écria  passionnément  Lucienne,  on  ne  ferait  rien 
si  l'on  doutait  toujours.  Ce  ministre,  qui  conseille  la  Reine,  c'est 
un  homme  :  on  peut  le  voir,  lui  parler,  l'émouvoir,  le  convaincre. 
Fais  maintenant  ce  que  voulait  Raymond.  Pars!  Ton  frère 
t'accompagnera.  Vous  tenterez  tout...  Il  ne  faut  jamais  déses- 
pérer !... 

—  Ah  !  murmura  Léonard,  tu  ne  sais  pas  combien  cette 
chance  est  faible  !...  Tu  ne  le  sais  pas!... 

Edouard  Rod. 
[La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


LE  MAROC  D'AUTREFOIS 


LES  CORSAIRES  DE  SALÉ 


Lorsque,  dans  les  cercles  politiques,  on  entend  parler  avec 
chaleur  et  avec  une  touchante  sollicitude  de  la  nécessité  de  res- 
pecter l'intégrité  d'un  État,  on  peut  tenir  pour  certain  que  cha- 
cun escompte  déjà  les  chances  de  son  démembrement  ou,  pour 
rajeunir  un  terme  qui  a  un  peu  vieilli  depuis  le  partage  de  la 
Pologne,  «  de  sa  vivisection.  »  C'est  le  cas  de  l'empire  du  Maroc 
et  le  sujet,  à  n'envisager  que  lui  seul,  serait  assez  facile  à  opérer, 
car  les  parties  qui  le  composent  sont,  en  quelque  sorte,  des 
membres  épars,  disjectamembra;  le  Maghreb-el-Aksa  a  pu  même 
être  appelé  ici  (1)  avec  justesse  une  «  fiction  créée  par  nos  ima- 
ginations européennes.  » 

Empire,  il  y  a  près  de  quatre  siècles  que  ce  mot  n'a  plus  de 
sens  appliqué  au  Maroc.  L'évolution  importante  qui,  à  cette 
époque  lointaine,  s'est  accomplie  dans  ses  destinées  et  qui 
marque  un  tournant  de  son  histoire  a  été  la  substitution  des 
dynasties  chérifiennes  aux  dynasties  nationales,  substitution 
fatale,  qui  a  amené  la  concentration  dans  les  mêmes  mains  de 
l'autorité  spirituelle  et  de  l'autorité  temporelle.  Alors  que  les 
nations  chrétiennes  renaissaient  par  les  lettres,  par  les  arts,  par 
l'activité  des  relations  commerciales  et  aussi  par  une  séparation 
de  plus  en  plus  accusée  du  pouvoir  civil  et  du  pouvoir  religieux, 
le  Maroc,  après  plusieurs  règnes  glorieux,  reculait  dans  l'obscu- 
rantisme et  dans  le  fanatisme.  Pour  s'emparer  du  pouvoir  et 
pour  s'y  maintenir,  les  chérifs  firent  passer  sur  le  Maghreb-el- 

(1)  Le  Maroc   et  les  puissances  européennes,   par  M.   Reué   Pinon.   Voyez   la 
Revue  du  15  février  1902. 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aksa  un  souffle  de  guerre  sainte  et,  s'ils  contribuèrent  dans  une 
certaine  mesure  (1)  à  arrêter  l'invasion  portugaise,  ce  fut  pour 
comprimer  la  population  berbère  sous  le  despotisme  le  plus 
aveugle  et  la  ruiner  par  la  plus  insatiable  cupidité. 

Le  prestige  religieux  a  pu  seul  faire  accepter,  malgré  leur 
odieuse  manière  de  gouverner,  les  tyrans  de  droit  divin  qu'ont 
été  les  cbérifs  marocains.  L'esprit  islamique,  par  l'effet  d'une 
propagande  très  habilement  conduite,  finit  par  s'infiltrer  dans 
les  tribus  berbères  du  Maghreb-el-Aksa  et  elles  en  arrivèrent, 
malgré  l'éclat  jeté  par  leurs  dynasties  nationales,  à  moins  res- 
pecter un  pouvoir  qui  était  dépourvu  de  la  consécration  reli- 
gieuse ;  mieux  valut  à  leurs  yeux  être  mal  gouvernées  par  un 
chef  revêtu  de  l'autorité  spirituelle,  comme  un  chérif,  que  par 
des  souverains,  si  glorieux  fussent-ils,  qui  étaient  obligés  de 
chercher  au  dehors  l'influence  religieuse.  Les  missionnaires  ché- 
rifiens  enseignaient  que  l'esprit  de  corps  (c'est  ainsi  qu'ils  appe- 
laient l'esprit  autonomiste)  était  un  reste  de  paganisme.  «  Dieu, 
disaient-ils,  vous  a  délivrés  de  cette  fierté  qui  vous  dominait 
dans  les  temps  antérieurs  à  l'islam;  il  vous  a  ôté  l'orgueil  de  la 
naissance  !  »  L'amoindrissement  du  sentiment  national  chez  les 
Berbères  fut  le  résultat  de  ces  prédications  qui  étaient  loin  d'être 
désintéressées  ;  il  permet  d'expliquer  la  soumission  du  Maghreb- 
el-Aksa,  si  relative  qu'elle  soit,  aux  dynasties  chérifiennes  qui 
occupent  si  mal  le  pouvoir  depuis  le  xvi®  siècle. 

Une  de  ces  traditions  qui  circulent  au  Maroc,  sans  nom  ni 
date,  mais  qui  n'en  sont  pas  pour  cela  moins  caractéristiques, 
fera  voir  d'ailleurs  que  les  sujets  des  cbérifs  sont  fixés  sur  les 
vices  de  leur  gouvernement,  en  même  temps  qu'ils  reconnaissent, 
sans  nous  l'envier,  la  supériorité  de  nos  institutions  politiques. 
Un  prince  ayant  envoyé  son  fils  voyager  en  Europe  et  lui  ayant 
demandé,  au  retour,  quelle  impression  il  rapportait  de  son  sé- 
jour chez  les  chrétiens,  reçut  cette  réponse:  «  Leur  gouverne- 
ment est  comme  notre  religion  ;  leur  religion  est  comme  notre 
gouvernement.  »  C'est-à-dire,  en  rétablissant  les  qualificatifs 
sous-entendus  :  «  Leur  gouvernement  est  aussi  parfait  que  notre 
religion  ;  leur  religion  est  aussi  détestable  que  notre  gouverne- 
ment. »  La  conclusion  qu'il  lui  semblait  inutile  d'exprimer,  tant 

(1)  Cette  restriction  est  nécessaire,  car  la  principale  cause  qui  vint  détourner  le 
Portugal  de  son  plan  d'occupation  du  Maroc  lut  la  conquête  et  l'exploitation  du 
Brésil. 


LE  MAROC  d'autrefois.  825 

elle  était  évidente  à  ses  yeux,  était  celle-ci  :  «  Notre  part  est 
encore  la  meilleure.  » 

Et  cependant  le  Maroc  des  chérifs,  si  divisé  et  si  troublé  que 
certaines  chroniques  parlent  «  des  rebelles  ordinaires  du  Roy  de 
Fez  et  Maroc,  »  comme  l'on  ferait  de  ses  sujets;  cet  empire  en 
façade  arriva  à  en  imposer  pendant  le  xvii®  et  le  xviii®  siècle  à 
ce  point  que  les  puissances  chrétiennes  recherchèrent  son 
alliance  et, —  fait  inouï,  —  s'abaissèrent  jusqu'à  lui  payer  tribut. 
Une  marine  de  course  plus  audacieuse  que  puissante,  connue 
sous  le  nom  de  «  Corsaires  de  Salé,  »  était  alors  la  terreur  des 
vaisseaux  marchands  dans  «  la  mer  du  Ponant,  »  comme  on 
appelait  l'Atlantique  par  opposition  à  la  Méditerranée,  «  la  mer 
du  Levant,  »  théâtre  des  exploits  des  autres  corsaires  barba- 
resques.  Il  fallait  bien  assurer  aux  flottes  marchandes  par  des 
traités  de  paix  et  par  des  tributs  une  sécurité  contre  les  «  Salé- 
tins,  »  puisque  la  jalouse  rivalité  des  nations  chrétiennes  empê- 
chait de  les  détruire  et  que,  le  plus  souvent,  les  marines  de 
guerre  dédaignaient  de  convoyer  les  vaisseaux  qui  allaient  trafi- 
quer. Il  y  avait,  en  outre,  pour  le  commerce  européen  un  intérêt 
de  premier  ordre  à  conserver  le  marché  du  Maroc,  car,  malgré 
les  difficultés  de  toutes  sortes  dont  il  était  entouré,  le  trafic 
d'importation  et  d'exportation  y  était  la  source  de  bénéfices  con- 
sidérables. 

C'est  l'histoire  des  pirates  de  Salé,  de  leur  repaire,  de  leur 
origine,  de  leurs  moyens  d'action  et  de  la  politique  européenne 
à  leur  égard  que  nous  voudrions  retracer.  Si  cette  étude  pure- 
ment historique  ne  prête  pas  aux  digressions  sur  les  questions 
actuelles,  elle  offrira  du  moins  l'intérêt  de  reconstituer  la  phy- 
sionomie du  Maroc  d'autrefois  sous  un  de  ses  aspects  les  plus 
curieux;  rien  d'ailleurs  dans  le  présent  ne  saurait  évoquer  ce 
passé,  car  dans  ce  pays  où  les  institutions  et  les  mœurs  chan- 
gent si  peu,  les  corsaires  de  Salé  ont  disparu  sans  laisser  la 
moindre  trace. 

I 

On  peut  reconnaître  dans  l'histoire  maritime  du  Maroc  trois 
périodes  bien  caractérisées.  La  première  correspond  à  la  domi- 
nation des  dynasties  berbères  sur  la  péninsule  hispanique,  à  la 
fondation  du  double  empire  de  l'Afrique  et  de  l'Espagne  :  les 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souverains  Almohades,  maîtres  des  deux  côtés  du  détroit  de 
Gibraltar,  avaient  besoin  de  flottes  pour  assurer  les  communica- 
tions entre  les  deux  parties  de  leurs  Etats,  ainsi  que  pour  leurs 
expéditions  dans  la  Méditerranée  ;  c'est  la  période  de  la  marine 
organisée.  Il  y  avait  bien  au  Maroc,  dès  cette  époque,  quelques 
pirates;  mais  ils  opéraient  en  dehors  de  l'autorité  des  émirs  ber- 
bères, qui  parfois,  au  contraire,  étaient  obligés  de  leur  donner 
la  chasse  :  les  descentes  qu'ils  opéraient  sur  les  côtes  d'Espagne, 
déjà  au  temps  des  Ommiades,  relèvent  plutôt  de  la  razzia  que  de 
la  guerre  de  course.  Dans  la  seconde  période,  nous  assistons  à 
la  revanche  prise  par  l'Espagne  et  le  Portugal  sur  leurs  envahis-  i 
seurs,  qui  est  suivie  de  Toccupation  par  les  chrétiens  des  princi-  ^ 
pales  villes  maritimes  du  Maghreb-el-Aksa  :  c'est  une  période 
défensive  pour  le  Maroc;  la  guerre  maritime  se  borne  à  des  ten- 
tatives faites  par  les  sultans  Merinides  pour  secourir  l'Espagne 
musulmane;  sur  la  côte  atlantique,  à  la  Mamora,  au  nord  de 
Salé,  un  nid  de  pirates  commence  à  être  célèbre;  mais  ce  sont 
des  pirates  de  tous  pays,  «  et  plus  de  chrétiens  de  toutes  nations 
que  de  musulmans.  »  Enfin  la  troisième  période  de  l'histoire 
maritime  du  Maroc,  celle  que  nous  nous  proposons  d'étudier  et 
qui  est  de  beaucoup  la  plus  importante,  commence  après  l'avè- 
nement des  dynasties  chérifiennes  et  la  reprise  par  le  Maroc  de 
ses  places  maritimes;  deux  événemens  d'une  importance  capitale 
en  marquent  les  débuts  :  la  fondation  de  l'odjak  d'Alger  par  les 
Turcs  et  le  déplacement  du  commerce  européen  qui,  à  la  suite 
des  découvertes  des  navigateurs,  abandonne  de  plus  en  plus  le 
Levant  pour  se  porter  vers  l'Occident  ;  le  détroit  de  Gibraltar  va 
devenir  la  grande  voie  commerciale.  Cette  période  finit  avec  les 
corsaires  marocains  eux-mêmes  qui  disparaissent  au  xix^  siècle, 
plus  de  vingt  ans  avant  ceux  des  régences  barbaresques. 

Deux  villes  sur  les  côtes  du  Maroc  avaient  échappé  aux  entre- 
prises des  Portugais  et  des  Espagnols  :  Salé  sur  l'océan  Atlan- 
tique, etTétouan  sur  la  Méditerranée;  elles  furent  le  berceau  des 
pirates  marocains  ;  mais  Tétouan  n'atteignit  jamais,  pour  les 
armemens  en  course,  l'importance  de  Salé,  qui  fut,  avec  Tripoli, 
Tunis  et  Alger,  la  quatrième  ville  corsaire  du  Maghreb.  Tétouan 
surveillé  par  Ceuta,  qui  restait  à  l'Espagne,  avait  surtout  pour 
champ  d'action  la  Méditerranée,  tandis  que  les  pirates  de  Salé, 
comme  nous  le  ^^errons,  opéraient  le  plus  souvent  sur  «  la  mer 
océanç   ,>  Quant  aux  autres  places  maritimes  que  le  Maroc  venait 


LE   MAROC    D  AUTREFOIS. 


827 


de  reconquérir  sur  les  chrétiens,  elles  étaient  pour  la  plupart 
ruinées  et  désertes;  si  elles  offraient  aux  corsaires  de  précieux 
abris,  elles  ne  pouvaient  leur  servir  de  ports  d' arméniens. 

Salé,  à  l'embouchure  de  l'oued  Bou-Regrag  et  sur  la  rive 
droite  de  ce  fleuve,  fait  face  à  Rbat  placé  sur  l'autre  rive,  et  la 
situation  de  ces  deux  villes  rappelle  un  peu  celle  de  Bayonne  et 
de  Saint-Esprit  à  l'entrée  de  l'Adour.  On  pourrait  appeler  Salé 
et  Rbat  les  deux  villes  sœurs,  puisque  cet  euphémisme  sert  le 
plus  souvent  à  désigner  deux  cités  voisines  et  jalouses  de  leur 
prépondérance.  Le  groupe  Salé-Rbat,  ou  plutôt  l'embouchure  du 
Bou-Regrag,  est  une  position  de  la  plus  haute  importance;  c'est 
la  clef  de  l'empire  du  Maroc  sur  l'Atlantique  au  point  de  vue 
politique,  économique  et  stratégique.  La  terrasse,  dans  laquelle 
le  fleuve  a  creusé  son  lit,  est  issue  d'un  nœud  orographique  situé 
non  loin  du  versant  nord  du  haut  Atlas,  à  l'opposite  des  vallées 
qui  descendent  au  sud  vers  le  Tafilelt;  ce  nœud  orographique 
comparable  à  notre  massif  central,  comme  centre  de  dispersion 
des  eaux  et  comme  forteresse  naturelle,  présente  cette  particula- 
rité qu'il  ne  peut  être  tourné  facilement  par  le  sud,  étant  presque 
soudé  aux  pentes  du  haut  Atlas.  Dans  toutes  les  autres  direc- 
tions, c'est-à-dire  vers  l'Ouest,  le  Nord-Ouest,  le  Nord  et  le  Nord- 
Est,  ce  nœud  orographique  a  donné  naissance  à  de  forts  soulè- 
vemens  qui  s'étagent  en  terrasses  et  s'épanouissent  en  éventail 
pour  s'arrêter  tous  vers  le  Nord  à  une  ligne  allant  de  Rbat  sur 
l'Atlantique  à  Oudjda  (frontière  est  du  Maroc)  par  Mekinez,  Fez 
et  Taza. 

Parmi  ces  terrasses,  celle  du  Bou-Regrag  est  tout  particu- 
lièrement intéressante,  car  elle  a  longtemps  constitué,  et  l'on 
pourrait  presque  dire,  constitue  encore  une  ligne  de  déiuarcation 
politique.  Deux  centres  d'hégémonie  se  sont  créés  de  part  et 
d'autre  :  le  premier,  le  plus  important,  au  nord  à  Fez;  le  second, 
au  sud  dans  la  ville  de  Maroc.  La  terrasse  du  Bou-Regrag 
orientée  du  Sud-Est  au  Nord-Ouest,  et  qui  finit  en  musoir  sur 
l'Atlantique,  coupe  le  Maroc  en  deux  parties  distinctes  appelées 
autrefois  le  royaume  de  Fez  et  le  royaume  de  Maroc  (Mar- 
rakech) (1);  elle  s'oppose  à  toute  communication  directe  et  facile 

(1)  Il  semble  qu'il  soit  temps  de  restituer  à  cette  ville  son  véritable  nom  de 
Marrakech  ;  celui  de  Maroc  donné  à  la  fois  à  une  ville  et  à  un  État  entraîne  de 
nombreuses  confusions  ;  c'est  ainsi  que  les  expressions  royaume  de  Maroc  et 
royaume  du  Maroc  sont  loin  d'être  synonymes. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  leurs  deux  capitales  et  les  sultans  eux-mêmes  sont  obligés 
de  la  doubler  par  son  extrémité  Nord-Ouest  et  de  passer  par 
Rbat  dans  leurs  périodiques  déplacemens  du  Nord  au  Sud.  Ce 
n'est  pas  que  l'obstacle  créé  par  la  nature  soit  bien  considérable  : 
le  pays  ne  présente  pas  de  difficultés  très  sérieuses  ;  mais  il  est 
habité  par  des  confédérations  très  jalouses  de  leur  indépendance 
et  sur  lesquelles  les  sultans  chérifiens,  malgré  de  nombreuses 
expéditions,  n'ont  jamais  pu  asseoir  leur  autorité  d'une  façon 
ferme  et  durable. 

Le  groupe  Rbat-Salé,  placé  dans  une  situation  mitoyenne 
entre  la  région  de  Fez  et  celle  de  Marrakech,  participe  de  l'une 
et  l'autre,  quoique  rattaché  plus  naturellement  à  Fez  dont  il  est 
le  véritable  port.  Maître  de  cette  position,  l'on  peut  se  porter 
également  sur  l'une  ou  l'autre  des  deux  capitales,  comme  il  est 
loisible  d'isoler  les  deux  pays  qui  n'ont  en  réalité  que  ce  point 
de  contact.  Ajoutons  que  c'est  à  l'embouchure  du  Bou-Regrag 
que  vient  aboutir  sur  TAtlantique  la  grande  voie  de  Tlemcen  à 
Fez.  L'importance  de  ce  point  avait  été  reconnue  dès  l'antiquité 
et,  bien  avant  les  Romains,  les  Carthaginois  y  avaient  établi  une 
colonie  :  «  Chaque  domination,  dit  Godard,  s'est  assise  à  l'em- 
Douchure  du  Bou-Regrag,  comme  sur  la  meilleure  position  de 
la  côte  (1).  »  Suivant  les  époques  de  l'histoire,  le  groupe  Rbat- 
Salé  a  été  désigné  par  le  nom  de  celle  des  deux  villes  qui  l'em- 
portait en  prépondérance  :  dans  l'antiquité,  il  n'est  question  que 
de  Salé  ;  à  la  fin  du  xn^  siècle,  le  sultan  almohade  Yacoub  el 
Mansour  (1184-1199)  fonde  Rbat  et  c'est  le  nom  de  cette  nouvelle 
ville  qui  se  rencontre  le  plus  fréquemment  dans  l'histoire  jus- 
qu'aux environs  du  xvi®  siècle.  A  cette  époque,  Salé  devient  pré- 
pondérante pour  le  commerce  et  pour  la  course;  elle  s'érige  en 
république  tantôt  vassale,  tantôt  indépendante,  et  son  renom 
éclipse,  pendant  plus  de  deux  siècles,  celui  de  sa  rivale  restée 
fidèle  aux  souverains  du  Maroc.  A  la  fin  du  xviii^  siècle,  la 
marine  ayant  complètement  disparu,  Rbat  reprend  le  pas  sur 
Salé,  dont  le  nom  s'efface  de  plus  en  plus  de  l'histoire. 

Salé,  placée  dans  une  situation  si  avantageuse  par  rapport 
au  Maroc,  n'était  cependant,  au  point  de  vue  maritime,  qu'un 
«  havre  de  barre  »  sans  profondeur  ;  le  port  était  formé  du  che- 

(1)  Pour  les  différens  auteurs  cités  sans  indication  de  référence,  on  peut  con- 
sulter :  A  Bibliograpliy  of  Empire  of  Morocco  from  the  earliest  times  to  the  end  of 
■IS'JI  by  Lieut.-Col.  Sir.  R.  Lambert  Playfair  and  Dr  Robert  Brown  1893,  Londou. 


LE    MAROC    D  AUTREFOIS.  829 

nal  môme  du  fleuve  dont  la  berge,  rocheuse  du  côté  de  Rbat, 
présentait,  du  côté  de  Salé,  une  grève  de  sable  resserrant  la  passe  ; 
les  navires  étaient  souvent  obligés  de  décharger  leurs  canons  et 
leurs    marchandises  en  pleine   mer   pour   pouvoir    franchir   la 
barre.  Il  est  à  remarquer  que  les  autres  villes  corsaires  n'étaient 
pas  mieux  partagées  :  Tripoli,  dans  les  sables,  était  exposée  aux 
mauvais  vents  ;  Tunis  communiquait  avec  la  mer  par  un  chenal 
si  étroit  qu'une  galère  avait  peine  à  y  passer;  Alger  n'était  pas 
même  située  dans  une  découpure  de  la  côte,  et  sa  darse,  constam- 
ment réparée  par  les  esclaves  chrétiens,  n'ofl"rait  qu'un  médiocre 
abri.  On  en  peut  conjecturer  que  ces  conditions  maritimes,  dé- 
fectueuses pour  un  port  ordinaire,  étaient  au  contraire  favorables 
à  l'établissement  des  repaires  de  pirates;  elles  les  obligeaient  à 
avoir    des  bateaux  plats,   de  formes   légères,  dont  les  vitesses 
étaient  très  supérieures   à  celles  des  vaisseaux  chrétiens  et  qui 
avaient,  en  outre,  l'avantage  de  se  dissimuler  dans  les  plus  petites 
baies  où  ne  pouvaient  les  atteindre  nos  pesans  navires,  contraints 
de  mouiller  au  large.  Salé,  avec  son  mauvais  port,  était  cepen- 
dant la  meilleure  «  échelle  d'Occident  »  :  l'Europe  y  écoulait  ses 
produits  à  destination  du  Maroc  et  leur  affluence  était  telle  qu'ils 
se  vendaient  au-dessous  de  leur  valeur.   «  Il  serait  très  néces- 
saire, écrit  un  de  nos  consuls  à  Maurepas  en  1699,  que  Votre 
Grandeur  donnât  des  ordres   pour  diminuer    le   commerce  de 
Salé  de  la  moitié,  en  empêchant  les  bâtimens  français  d'y  aller 
aussi  fréquemment  qu'ils  font;  comptez,  Monseigneur,  que  d'une 
très  bonne    Echelle  ils  en  vont  faire   une  très    méchante,   de 
manière  qu'aujourd'hui  les  marchandises  d'Europe  sont  à  meil- 
leur marché   en  Barbarie  qu'en  Europe  même,  par  la  quantité 
qu'on  y  a  portée  (1).  » 

II 

C'est  aux  Maures  d'Espagne  qui  vinrent  s'y  fixer  que  Salé  dut 
sa  prospérité.  Dès  le  commencement  du  xvi"'  siècle,  en  1502,  un 
premier  décret  d'expulsion  avait  fait  émigrer  d'Espagne  au  Maroc 
des  milliers  de  musulmans,  malgré  la  défense  qui  leur  avait  été 
faite,  sous  peine  de  mort  et  de  confiscation,  de  passer  en  Afrique  (2) . 

(1)  Affaires  étrangères,  Mémoires  et  Dociimens.  Maroc  3,  f°  187. 

(2)  Décret  du  12  février  1502.  On  laissait  aux  Maures  la  faculté    de  disposer  de 
leurs  biens  et  on  leur  assignait  la  Turquie  pour  séjour. 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cet  exode  se  continua  jusqu'en  1610,  date  de  l'arrêt  d'expulsion 
définitive  rendu  par  Philippe  III.  Ce  fut  à  Salé,  à  Fez  et  à 
Tétouan  que  les  proscrits  s'installèrent  en  plus  grand  nombre; 
mais  tandis  qu'à  Fez  et  à  Tétouan  les  Andalos,  comme  on  les 
appelait,  furent  assez  vite  absorbés  par  la  population  indigène; 
ils  ne  se  fondirent  pas  à  Salé  avec  les  habitans  de  la  cité  et 
arrivèrent  à  la  dominer  par  leur  nombre  et  par  leurs  richesses. 
Salé,  dont  le  port  comptait  déjà  quelques  corsaires,  dut  attirer 
plus  particulièrement  ceux  des  Maures  qui,  ayant  le  goût  des 
armemens  maritimes,  virent  dans  la  course  un  moyen  de  se 
venger  de  l'Espagne  en  particulier  et  de  la  chrétienté  en  général, 
tout  en  augmentant  leurs  richesses.  Le  sultan  Abd-el-Malek 
(1576-1578)  favorisa  l'installation  dans  cette  ville  de  ces  familles 
d'Andalos  qui  par  la  suite  exercèrent  le  double  et  lucratif  métier 
d'armateur  en  course  et  de  marchand,  et  qui  devaient  bientôt 
secouer  l'autorité  des  souverains  du  Maroc. 

A  une  époque  où  Arzilla,  Larach  et  la  Mamora  étaient  encore 
aux  mains  des  chrétiens,  Salé  se  trouvait  le  premier  port  maro- 
cain sur  l'Océan  pouvant  surveiller  le  détroit  de  Gibraltar  dont 
il  n'était  séparé  que  de  cinquante  lieues.  Cette  situation, 
remarque  le  Père  Dan,  permettait  aux  corsaires  «  d'être  toujours 
en  embuscade  pour  aller  à  la  rencontre  des  navires  marchands 
qui  passent  du  Ponant  en  Levant  et  de  la  mer  Océane  en  la 
Méditerranée.  A  quoy  leur  sert  beaucoup  qu'étant  Espagnols 
originaires  et  renégats,  ils  savent  la  langue  et  le  pays  où  ils  se 
jettent  déguisés  pour  épier  les  vaisseaux,  quand  ils  partent  des 
ports  d'Espagne  et  des  autres  endroits.  »  Outre  les  renégats 
d'origine  espagnole,  il  y  avait  encore  parmi  les  émigrés  de  la 
péninsule  un  grand  nombre  de  ces  Moriscos  baptisés  par  force 
en  Espagne  et  qui  retournaient  si  souvent  à  l'islam  que  les  papes 
avaient  été  obligés  de  décider  qu'on  absoudrait  les  relaps  d'ori- 
gine musulmane  autant  de  fois  qu'ils  auraient  apostasie  (1). 

Les  Andalos  de  Salé,  pris  dans  leur  ensemble,  étaient,  comme 

(1)  Bulle  du  12  décembre  1530.  Quelques-uns  de  ces  Moriscos  expulsés  n'avaient 
pas  renoncé  à  la  religion  chrétienne  et  ce  fut,  en  partie,  pour  eux  que  le  Père 
Joseph  du  Tremblay  envoya  au  Maroc  sa  mission  de  capucins  de  la  province  de 
Touraine.  Ex  relationibus  P.  P.  Leonardi  et  Josephi  Paris.,  annotare  libuit...  duos 
missionarios  captivas  in  Marochio  obtinuisse  a  Rege  ut  ministrare  passent  sacra- 
menla  captiois  catholicis  numéro  tria  millia  idemque  praestare  Mauris  fidelibus  qui 
ex  Bispania  ejecti  in  fide  catholica  ibi  permanserunt.  Acta  S.  G.  de  Propaganda 
Fide,  22  fév.  1627,  p.  191,  verso. 


LE   MAROC    d'autrefois.  831 

on  le  voit,  des  gens  ayant  plus  ou  moins  changé  de  croyances 
et  chez  lesquels  les  convictions  religieuses  s'étaient  fortement 
émoussées;  les  tribus  du  voisinage  les  tenaient  pour  de  très 
médiocres  musulmans;  rien  que  le  fait  d'avoir  été  sujets  des 
chrétiens  les  faisait  regarder  avec  ce  sentiment  de  pitié  mépri- 
sante que  les  Marocains  d'aujourd'hui  ont  pour  nos  sujets  algé- 
riens. Par  la  suite,  il  arriva  à  Salé  des  Turcs  et  des  renégats  de 
provenance  méditerranéenne,  tous  forbans  de  profession,  et  cette 
population  bariolée  finit  par  ressembler  à  celle  des  autres  villes 
corsaires.  Elle  était  caractérisée  par  un  esprit  entreprenant  et 
mercantile,  un  manque  absolu  de  scrupules  et  cet  endurcis- 
sement que  donne  la  fortune  gagnée  dans  des  expéditions  aventu- 
reuses. On  peut  dire  qu'à  la  religion  près,  les  populations  de 
certaines  villes  chrétiennes  de  la  Méditerranée,  et  en  particulier 
celles  de  Gênes,  Pise,  Livourne  et  Barcelone,  lui  ressemblaient 
beaucoup.  De  part  et  d'autre  l'esclavage  était  le  principal  objectif 
de  la  course  ;  les  Génois  déshonorèrent  même  leur  commerce  en 
trafiquant  des  chrétiens  comme  des  musulmans  et  en  faisant  la 
traite  des  blanches  pour  approvisionner  de  Circassiennes  les 
harems  de  l'Egypte  et  du  Maghreb.  En  plein  xvii®  siècle,  on  voyait 
à  Gênes  de  riches  armateurs  se  faisant  servir  par  des  esclaves 
barbaresques,  et  Moiielte  raconte  qu'à  la  même  époque  un  Maure 
de  Tlemcen  était  esclave  du  cardinal  d'Aragon.  «  Nous  croyons, 
dit  Mas  Latrie,  l'auteur  le  plus  documenté  sur  la  question,  que 
la  statistique  des  forfaits  dont  la  Méditerranée  a  été  le  théâtre 
du  XI*  au  xvi®  siècle,  s'il  était  possible  de  la  dresser,  mettrait  à 
la  charge  des  chrétiens  une  quotité  fort  lourde  dans  l'ensemble 
des  pillages  et  des  dévastations  maritimes  que  nous  rejetons 
trop  facilement  au  compte  des  Barbares.  Si  les  chrétiens  nous 
paraissent  avoir  plus  souffert  de  la  piraterie  musulmane,  c'est 
qu'ils  avaient  un  commerce  plus  considérable  et  des  côtes  moins 
faciles  à  défendre  ;  c'est  que  leur  histoire  générale  nous  est 
mieux  connue  que  celle  des  Arabes.  Les  témoignages  des  chré- 
tiens révèlent  eux-mêmes  tout  le  mal  imputable  aux  pirates 
d'origine  chrétienne.  Du  xn^  au  xv^  siècle,  Grecs  et  Latins  ont 
commis  sur  mer  d'innombrables  forfaits.  » 

La  forme  du  gouvernement  créait  entre  Salé  et  les  villes 
corsaires  de  la  Méditerranée,  barbaresques  ou  chrétiennes,  une 
autre  ressemblance,  car  Salé  arriva  comme  elles  à  se  constituer 
en  république.  C'est  une  loi  dp  "^i-stoire  que  toutes  les  grandes 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cités  maritimes  et  marchandes,  sur  la  Méditerranée  comme  sur 
les  autres  mers,  ont  toujours  aspiré  à  l'autonomie.  Elles  res- 
tèrent presque  toujours  en  dehors  des  partis  qui  se  disputaient 
la  souveraineté  territoriale;  elles  devaient  leur  puissance  au 
commerce  et  à  la  course  ;  les  guerres  continentales  leur  impor- 
taient peu,  car  leurs  intérêts  étaient  sur  mer;  elles  avaient  une 
vie  propre,  des  mœurs  et  des  habitudes  qui  demandaient  des  lois 
spéciales;  enfin  elles  possédaient  de  grandes  richesses  dont  elles 
voulaient  être  seules  à  profiter.  Aussi  ces  cités  se  sont-elles  déta- 
chées peu  à  peu  des  Etats  dont  elles  dépendaient  pour  s'ériger 
soit  en  républiques  vassales,  soit  en  républiques  indépendantes. 
Si  quelques-unes,  comme  Marseille,  La  Rochelle  et  Saint-Malo, 
ne  purent  réaliser  complètement  leur  rêve  d'indépendance,  par 
suite  des  résistances  d'un  pouvoir  central  fortement  constitué, 
au  moins  arrivèrent-elles  à  obtenir  des  privilèges  et  des  fran- 
chises qui  équivalaient  à  une  véritable  autonomie. 

C'est  avec  Alger  que  Salé  présentait  le  plus  d'analogie.  La 
ville  des  Barberousse  netait  rattachée  à  l'autorité  du  Grand 
Seigneur  que  par  un  faible  lien  de  vasselage;  Salé  ne  payait 
aux  sultans  du  Maroc  qu'une  redevance  gracieuse;  son  caïd  offi- 
ciel, quand  elle  en  eut,  n'avait  qu'une  souveraineté  nominale, 
plus  précaire  encore  que  celle  de  ces  chefs  de  la  milice  turque 
qui  gouvernèrent  sous  les  noms  de  pacha,  d'agha  et  de  dey. 
Alger  était  en  réalité  une  république  de  janissaires  (1)  au  milieu 
d'indigènes  et  de  renégats,  et  ce  que  furent  les  janissaires  à 
Alger,  les  Andalos  le  furent  à  Salé.  Comme  les  premiers  appor- 
tèrent à  Alger  la  langue  turque,  les  lois  et  les  coutumes  du 
Levant,  les  Andalos  introduisirent  à  Salé  la  langue  espagnole 
et  une  grande  partie  des  lois  et  usages  de  la  péninsule.  Rien 
n'est  plus  suggestif  à  cet  égard  que  les  listes  des  membres  du 
divan  de  Salé  où  nous  voyons  figurer  des  Blancos,  des  Squerdos, 
des  Ozaras,  etc.,  avec  quelques  noms  arabes,  accompagnés  tou- 
lours  d'un  surnom  ethnique  :  el  Cortoubi  (de  Cordoue),  el  Ghar- 
nathi  (de  Grenade  •  De  même  que  les  janissaires  avaient  con- 
centré dans  leurs  mains  tous  les  pouvoirs  et  n'admettaient  pas 
qu'une  parcelle  d'autorité  fût  dévolue  à  un  indigène,  de  même 

(1  )  Les  janissaires  eux-mêmes  étaient  recrutés  en  grande  partie  parmi  les  sujets 
chrétiens  de  la  Turquie  qui  étaient  astreints  à  fournir,  au  fur  et  à  mesure  des 
besoins,  un  millier  de  jeunes  gens  chaque  année;  ceux-ci,  enlevés  à  leurs  familles, 
étaient  envoyés  à  Brousse  pour  y  recevoir  une  éducation  musulmane  et  militaire. 


^E  MAROC  d'autrefois.  833 

les  Andalos  pouvaient  seuls  faire  partie  du  divan.  Au  point  de 
vue  de  la  religion,  nous  avons  déjà  dit  ce  qu'étaient  les  Andalos  ; 
les  forbans  d'Alger  n'étaient  pas  meilleurs  musulmans.  Il  arrivait 
parfois  aux  uns  et  aux  autres  de  capturer  des  navires  chargés  de 
vins  d'Espagne  avec  lesquels  ils  s'enivraient,  considérant  que  le 
mettre  en  vente  eût  été  une  transgression  plus  grave  de  la  loi 
coranique;  le  sieur  d'Aranda,  témoin  de  ces  libations  pendant  sa 
captivité,  note  dans  sa  relation  :  «  Le  boire  est  toléré,  mais  non 
pas  de  le  vendre.  » 

Salé,  comme  Alger,  tirait  ses  principales  ressources  des  prises 
de  ses  corsaires  et  de  ses  droits  de  douane,  ce  qui  implique  la 
coexistence  dans  une  même  cité  de  deux  choses  en  apparence 
contradictoires,  la  piraterie  et  le  commerce  maritime.  Fait  sin- 
gulier pour  une  époque  qui  ne  soupçonnait  pas  les  tolérances 
modernes  du  droit  international,  la  liberté  commerciale  et  le 
brigandage  des  corsaires  existaient  simultanément.  Les  mar- 
chands chrétiens  étaient  souvent  entourés  de  soins  et  d'égards 
par  les  habitans  des  ports  musulmans  et  restaient  d'autre  part 
exposés,  en  dehors  des  eaux  d'Alger  ou  de  Salé,  à  toutes  les  en- 
treprises des  pirates.  Le  commerce  avec  les  Européens  était  pour 
les  ports  barbaresques  une  source  trop  grande  de  bénéfices  pour 
que  tous  les  efforts  ne  tendissent  pas  à  le  maintenir  au-dessus 
des  préventions  religieuses  et  même  d'actes  d'hostilité  répétés. 
Au  Maroc  surtout,  les  importations  européennes  étaient  consi- 
dérables, parce  qu'elles  s'étendaient  aux  villes  de  l'intérieur, 
tandis  que  dans  les  régences  barbaresques  elles  étaient  presque 
exclusivement  limitées  aux  places  de  la  côte.  Cette  liberté  dont 
jouissaient  les  trafiquans  chrétiens,  et  qui  a  si  complètement  dis- 
paru du  Maroc,  était  en  outre  une  nécessité  pour  les  corsaires  ; 
elle  leur  permettait  d'écouler  la  plupart  des  prises  faites  sur  les 
vaisseaux  chrétiens,  butin  dont  ils  n'auraient  pas  eu  le  débit  sur 
place  ;  les  objets  capturés,  le  plus  souvent  dépourvus  de  valeur 
pour  les  musulmans,  n'avaient  d'autres  débouchés  que  Gênes, 
Livourne  et  Florence  où  ils  étaient  vendus  à  vils  prix  ;  une  or- 
donnance royale  en  prohibait  l'achat  en  France,  à  peine  de  con- 
fiscation et  d'amende.  Il  faut  donc  expliquer  par  l'intérêt  l'auto- 
risation de  posséder  des  chapelles  pour  leur  culte,  qui  fut  parfois 
accordée  aux  chrétiens  dans  les  ports  barbaresques  ;  ce  n'était 
pas  par  tolérance  religieuse  que  les  corsaires  concédaient  ces  pri- 
vilèges, mais  bien  parce  que  les  marchands  européens  en  avaient 
TOUE  xni.  —  1903  t*^ 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  une  condition  formelle  de  leur  venue  et  de  leur  trafic. 
Un  autre  effet  de  la  coexistence  de  la  piraterie  et  de  la  li- 
berté commerciale,  qui  est  de  nature  à  nous  surprendre,  était  la 
présence  dans  la  même  ville  de  négocians  chrétiens  vaquant  pai- 
siblement à  leurs  affaires  et  d'autres  chrétiens,  —  gens  parfois  de 
plus  grande  qualité,  —  chargés  de  chaînes,  occupés  aux  plus 
durs  travaux  et  endurant  les  plus  cruels  tourmens.  Ces  mal- 
heureux chrétiens  avaient  été  pris  sur  les  mers  du  Ponant  ou  du 
Levant  et  réduits  en  servitude  ;  ils  constituaient  la  partie  la  plus 
importante  du  butin  fait  sur  les  vaisseaux  européens  et  l'on  peut 
presque  avancer  que,  sans  le  bénéfice  réalisé  sur  la  rançon  ou 
l'échange  des  captifs,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  pirates  sur  les  côtes 
du  Maghreb.  La  capture  des  esclaves  était  d'ailleurs  l'objectif  des 
corsaires  chrétiens  eux-mêmes,  quand  ils  donnaient  la  chasse  aux 
navires  barbaresques  ;  mais  la  partie  était  loin  d'être  égale  entre 
chrétiens  et  musulmans  :  les  premiers,  faisant  par  mer  un  com- 
merce considérable  et  ayant  un  grand  nombre  de  vaisseaux, 
étaient  beaucoup  plus  vulnérables  que  les  seconds  qui  n'armaient 
que  pour  pirater  ;  les  musulmans  qu'arrivaient  à  prendre  les 
chrétiens,  à  l'exception  de  quelques  pèlerins  se  rendant  par  mer 
à  La  Mecque,  ne  provenaient  que  de  bateaux  corsaires,  tandis 
que  les  esclaves  chrétiens,  en  très  grande  majorité,  étaient  pris 
sur  des  navires  marchands.  Cette  course  entre  musulmans  et 
chrétiens  ne  fut  jamais  complètement  arrêtée  par  les  traités  in- 
ternationaux. La  démarcation  entre  le  corsaire  et  le  pirate,  entre 
la  course,  acte  légitime  de  la  guerre  navale,  et  le  brigandage  sur 
mer  s'exerçant  en  tout  temps  et  contre  toute  nation,  fut  très 
lente  à  s'établir  en  Europe,  à  telle  enseigne  que  les  mots  cor- 
saire et  pirate  y  sont  restés  presque  synonymes  (1).  Cette  dis- 
tinction ne  fut  jamais  acceptée  complètement  par  les  musulmans; 
pour  eux,  le  chrétien  étant  l'ennemi  à  cause  de  sa  religion,  on 
se  trouvait  dans  un  état  permanent  et  légitime  d'hostilité  avec 
lui.  Une  telle  doctrine  justifiait  amplement,  en  dehors  même  du 
droit  de  représailles,  les  entreprises  de  nos  corsaires  contre  ceux 
du  Maghreb  :  «  On  ne  doit  point  imputer  à  blâme,  écrit  le  Père 
Dan,  les  courses  faites  par  les  chrétiens  contre  les  ennemis  de  la 
foi.  » 

(1)  La  lettre  de  marque  délivrée  aux  corsaires  autorisés  les  distinguait  des 
pirates;  mais,  comme  le  dit  le  député  Lasource  à  l'Assemblée  législative,  le  1"  juin 
1792,  «  on  devient  bientôt  brigand  insigne,  quand  on  est  voleur  patenté.  » 


LE  .^rAROC  d'autrefois.  835 


III 


La  grande  extension  prise  par  la  piraterie  sur  les  côtes  bar- 
baresques  a  fait  avancer  à  certains  auteurs  que  les  populations 
du  Maghreb  avaient  des  aptitudes  à  la  navigation  ;  d'autres  ont 
supposé  qu'elles  avaient  été  initiées  à  ces  connaissances  soit  par 
les  Normands,  soit  par  les  Grecs.  Contrairement  à  ces  opinions, 
nous  ne  pensons  pas  que  les  diverses  races  fixées  dans  le  Maghreb, 
berbère,  arabo-berbère  et  arabe,  aient  jamais  formé  des  gens 
bien  entreprenans  sur  la  mer.  Sans  doute  la  conquête  de  l'Es- 
pagne, celle  des  Baléares  et  de  la  Sicile  supposent  l'existence  de 
flottes;  mais  ces  flottes  ne  devaient  servir  qu'à  transporter  des 
troupes  et  il  est  vraisemblable  que  la  conduite  des  bâtimens  était 
confiée  à  des  renégats,  voire  même  à  des  capitaines  chrétiens. 
Quant  aux  Barbaresques  qui  se  livrèrent  au  commerce  avec  les 
pays  chrétiens,  ils  le  firent  plutôt  comme  armateurs  et  marchands 
que  comme  capitaines  de  navire. 

Il  faut  repousser  également  toute  assimilation  des  Arabes  du 
Maghreb  avec  ceux  qui,  de  temps  immémorial,  ont  navigué  sur 
la  Mer-Rouge,  le  golfe  Persique  et  la  mer  des  Indes.  Les  tribus 
arabes  adonnées  à  la  navigation  sont  celles  fixées  sur  le  littoral 
sud  de  la  péninsule  ;  elles  constituent  une  exception  en  Arabie. 
La  véritable  Arabie,  celle  des  tribus  pastorales,  celle  du  Pro- 
phète, celle  de  La  Mecque  et  de  Médine,  est  le  plateau  sur  lequel 
on  s'élève  brusquement  après  avoir  quitté  les  côtes.  C'est  de  cette 
contrée  si  peu  faite  pour  former  des  hommes  de  mer  que  venaient 
les  tribus  arabes  qui  se  sont  établies  dans  le  Maghreb.  Le  sultan 
Moulay  Ismaïl  lui-même,  dans  une  lettre  pleine  de  superbe 
adressée  à  Louis  XIV,  reconnaissait  que  «  Dieu  avait  donné  aux 
musulmans  l'empire  des  terres,  laissant  aux  païens  celui  de  la 
mer.  »  —  «  Par  Dieu,  écrit  Ben  Aâïcha,  le  capitaine  de  la  mer,  le 
grand  amiral  de  Salé,  à  son  ami  Pontchartrain,  si  les  Arabes 
étaient  gens  à  faire  la  guerre  par  mer  et  à  monter  les  vaisseaux 
et  les  galères,  nous  ne  laisserions  pas  passer  un  seul  corsaire 
anglais  dans  le  détroit  de  Gibraltar  ;  mais  c'est  que  les  Arabes  ne 
connaissent  que  le  dos  de  leurs  chevaux  (1).  » 

(1)  Affaires  étrangères.  Maroc.  Correspondance,  I,  f°  120.  —  Ben  Aâïcha  avait 
été  envoyé  en  ambassade  par  Moulay  Ismaïl  auprès  de  Louis  XIV;  son  esprit  fut 
très  goûté  à  la  cour,  et  le  Mercure  de  France  est  rempli  de  ses  bons  mots.  Il  est 
généralement  appelé  Ben  Aïssa. 


836 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


On  est  donc  autorisé  à  avancer  que  les  pirates  de  Tripoli,  de 
Tunis,  d'Alger  et  de  Salé,  pour  ne  citer  que  leurs  principales 
villes,  ne  se  recrutaient  généralement  pas  parmi  les  indigènes  du 
Maghreb,  et  nous  ajoutons  :  pas  davantage  parmi  les  Turcs,  car 
ceux  auxquels  on  donne  ce  nom  étaient,  pour  la  plupart,  des  re- 
négats ou  des  descendans  de  renégats.  Le  nombre  des  chrétiens 
ayant  renié  leur  foi  et  fixés  soit  en  Turquie,  soit  dans  les  Etats 
barbaresques,  impossible  à  évaluer  même  approximativement, 
dépasse  toutes  les  suppositions.  Les  chérifs  du  Maroc,  avant  la 
création  de  leur  milice  noire,  avaient  pour  leur  garde  person- 
nelle un  corps  de  renégats  et  ce  fut  cette  troupe,  rapporte  Treil- 
•lant,  qui,  à  la  bataille  de  Tagouat  (30  août  159S),  décida  la  vic- 
toire et  «  gaigna  le  prix  sur  tous.  »  D'après  un  autre  témoignage, 
celui  du   P.  François  d'Angers,  capucin  envoyé  en  mission   au 
Maroc  par  le  Père  Joseph  en  1626,  «  les  côtes  du  Ponant  étaient 
dégarnies  de  matelots,  mais  les  renégats  y  étaient  communs.  » 
Sur  35  galères  recensées  à  Alger  en  1588,  il  y  en  avait  23  com- 
mandées par  des  renégats.  Dans  la  régence  de  Tunis,  à  «  la  Maho- 
mette,  »  place  voisine  de  Porto  Farina,  le  chevalier  de  Vinti- 
mille  constate,  en  1606,  qu'il  y  avait  «  autant  de  chrétiens  reniés 
qu'il  en  faudrait  pour  faire  la  guerre  (1).  »  Renégats  étaient  les 
frères  Barberousse,  les  fondateurs  de  l'Odjak  d'Alger,  qui  avaient 
vu  le  jour  à  Metelin;  renégat,  le  fameux  corsaire  Mohammed 
Kuprili,  issu  de  la  famille  des  Mastaï  Ferretti,  qui  devait  plus 
tard  donner  à  l'Église  le  pape   Pie  IX;  renégat,  né  dans  l'Ana- 
tolie,  le  terrible  Dragouth,  qui  brava  si  souvent  les  Hottes  de 
Doria  et  fonda  la  régence  de  Tripoli;  renégat,  cet  autre  pirate  que 
les  chroniques  du  xvi^  siècle  appellent  Louchaly,  ou  Ulluch-Ali, 
et  dont  le  vrai  nom  devait  être  el  Euldj  Ali  (le  renégat  Ali)  ;  il 
était  né  dans  la  Galabre  et,  au  dire  de  Brantôme,  «  il  avait  pris 
le  turban  pour  cacher  sa  teigne.  »  Le  spectacle  de  la  Barbarie 
remplie  de  «  Grecs,  Russiens,  Portugais,  Espagnols,  Flamands, 
Allemands  et  autres  qui  avaient  abandonné  le  culte  du  vrai  Dieu 
pour  sacrifier  au  diable,  »  excitait  l'indignation  du  P.  Dan  :  «  Que 
s'il  me  fallait,  écrivait-il,  faire  un  parallèle  d'une  si  malheureuse 
contrée  où  les  crimes  les  plus  noirs  font  leur  demeure  et  sont 
dans  leur  élément,  je  ne  la  pourrais  mieux  comparer  qu'à  cette 
paillarde  de  l'Apocalypse  qui,  montée  sur  la  bête  à  plusieurs 

(1)  L'Esclavage  du  brave  chevalier  François  de  Vinlimille,  par  Henry  du  Lisdam, 
Lyon,  1608. 


LE  MAROC  d'autrefois.  837 

têtes  et  tenant  une  coupe  à  la  main,  enivre  par  la  douceur  de  ses 
charmes  tous  les  peuples  de  la  terre.  » 

Il  y  eut  bien  quelques  indigènes  de  la  Barbarie  qui  se  for- 
mèrent au  métier  de  raïs,  capitaines  de  navires  ;  mais  leurs  connais- 
sances nautiques  furent  toujours  très  insuffisantes.  «  Combien, 
écrit  dans  sa  relation  de  captivité  un  capitaine  marchand  qui 
était  tombé  entre  leurs  mains,  combien  ne  seraient-ils  pas  dans  le 
cas  d'interrompre  notre  commerce  s'ils  connaissaient  la  navi- 
gation !  Le  corsaire  qui  me  prit  était  perdu  sans  ressources 
s'il  ne  nous  avait  rencontrés.  Je  fus  forcé,  le  pistolet  sur  la 
gorge,  de  les  piloter  jusqu'à  leurs  côtes.  »  La  plupart  des  raïs 
des  galères  turques  elles-mêmes  étaient  des  renégats;  il  en  était 
de  même  des  pilotes.  «  Les  Turcs,  écrit  le  sieur  de  Rocque- 
ville,  sont  gens  fainéans  et  peu  accoutumés  à  travailler.  Quand 
ils  sont  en  mer,  ils  ne  font  aucune  chose  que  de  prendre  du 
tabac  et  dormir...  Sans  les  renégats,  ils  ne  pourraient  faire  la 
navigation  ni  la  course  (1).  »  Telle  était  l'inhabileté  de  leurs 
équipages  que  l'on  était  parfois  contraint  «  de  déferrer  quelques 
esclaves  chrétiens  »  pour  aider  à  la  manœuvre  (2). 

Ce  recrutement  des  raïs  et  des  pilotes  parmi  les  renégats, 
qui  était  déjà  une  nécessité  dans  la  Méditerranée  avec  la  naviga- 
tion facile  de  la  galère  et  de  ses  dérivés,  s'imposait  bien  davan- 
tage à  Salé  où  les  bâtimens  longs  et  exclusivement  à  rames,  ne 
possédant  pas  des  qualités  nautiques  suffisantes  pour  affronter 
les  tempêtes  de  l'Atlantique,  furent  remplacés  soit  par  des  cara- 
velles, soit  par  des  pinasses  légères  bordant  des  avirons  et  dans 
la  suite  par  des  vaisseaux  ronds,  quand  le  type  de  ce  bâtiment 
se  généralisa  au  xvii®  siècle. 

Les  bâtimens  salélins,  à  quelque  type  qu'ils  appartinssent, 
calaient  fort  peu  d'eau  en  raison  du  manque  de  fond  de  leur  port  ; 
ils  avaient  une  voilure  énorme  ;  leur  armement  en  hommes  et 
en  artillerie  était,  à  tonnage  égal,  très  supérieur  à  celui  des  na- 
vires européens.  Tout  était  sacrifié  à  la  vitesse  et  à  la  puissance 
ofTensive.  En  dehors  des  équipages,  les  hommes  embarqués  se 
composaient  de  tous  ceux  qu'attirait  le  pillage  et  parmi  eux  se 
trouvaient  des  indigènes,  car  si  les  races   du  Maghreb,  comme 

(1)  Rocqueville,   Relation  des  mœurs  et  du  gouvernement  des   Turcs  d'Alger. 
Paris,  1615. 

(2)  Voïage  de  Levant  fait  par  le  commandement  du  Roy  en  l'année  1621 ,  par  le 
S'  D.  G.  [des  Hayes,  baron  de  GourmesDin],  in-4*.  Paris,  1624. 


838  REVUE  DES     DEUX   MONDES. 

nous  l'avons  dit,  n'étaient  pas  des  races  de  marins,  elles  avaient 
toutes  les  mêmes  dispositions  pour  le  brigandage,  et  la  razzia 
les  attirait  sur  mer  comme  sur  terre.  On  distinguait  donc  à  bord 
d'un  corsaire  :  en  premier  lieu,  l'état-major  composé  du  raïs,  du 
lieutenant,  du  pilote  et  de  quelques  autres  professionnels  de  la 
mer;  ils  étaient  tous  des  renégats;  en  second  lieu,  les  hommes 
d'armes  recrutés,  à  Alger  parmi  les  Turcs,  à  Salé  parmi  les 
Andalos;  à  eux  venaient  se  joindre  des  indigènes  des  tribus  voi- 
sines attirés  par  le  pillage  et  quelquefois  par  une  exemption  de 
l'impôt,  comme  cela  avait  lieu  au  Maroc  ;  enfin  venait,  en  troisième 
lieu,  l'équipage  formé  d'esclaves  chrétiens,  manœuvrant  les  voiles 
ou  attachés  au  terrible  banc  des  rameurs;  ils  ne  pouvaient,  sous 
peine  de  bastonnade,  s'approcher  du  gouvernail  et  de  la  bous- 
sole; on  les  enchaînait  tous  au  moment  du  combat.  En  Médi- 
terranée, où  les  pirates  d'Alger  conservèrent  longtemps  l'usage 
exclusif  de  la  galère,  les  équipages  chrétiens,  divisés  en  chiourmes 
de  rameurs,  étaient  beaucoup  plus  nombreux  que  sur  les  bâti- 
mens  salétins  marchant  à  la  voile;  cependant  les  corsaires  de 
Salé,  même  après  l'adoption  des  vaisseaux  ronds,  ne  suppri- 
mèrent jamais  les  avirons,  ce  qui  leur  permettait  de  manœuvrer 
par  les  calmes,  et  leur  donnait,  de  ce  chef,  une  telle  supériorité 
que  Seignelay  dut  prescrire,  en  1680,  de  donner  à  l'avenir  des 
rames  aux  vaisseaux  de  Sa  Majesté  qui  seraient  armés  contre 
les  corsaires  de  Salé.  Cette  détermination  fut  prise  à  la  suite  d'un 
engagement  que  VHercuie,  la  Mutine  et  VEveillé  avaient  eu,  le 
21  mai  1680,  avec  ces  pirates,  près  de  la  rivière  de  Lisbonne  : 
les  trois  Français  avaient  serré  de  près  les  corsaires  et  les  au- 
raient infailliblement  pris  sans  le  calme  qui  donna  à  ces  derniers 
le  moyen  de  se  sauver  à  force  de  rames.  «  Le  sieur  de  Langeron, 
qui  commandait  VHercuie,  ne  doute  pas  qu'il  eût  pu  joindre  celui 
à  qui  il  donnait  la  chasse,  si  on  l'avait  pourvu,  de  rames  à 
Brest  (1).  » 

IV 

Les  navires  de  Salé,  comme  la  plupart  de  ceux  des  autres 
pirates  barbaresques,  n'étaient  pas  construits  dans  les  ports  du 
Maghreb.    «  Malgré  toutes  leurs  voleries,  les  Barbaresques  ne 

(1)  Lettre  du  comte  d'Estrées  à  Seignelay 


LE   MAROC    d'autrefois.  839 

pourraient  jamais  achever  une  galère  si  ce  n'est  par  la  faveur 
et  intelligence  qu'ils  ont  avec  leurs  pensionnaires,  confédérés  et 
associés  qui  leur  envoient  le  bois,  les  charpentiers,  les  mâts,  les 
avirons,  les  chaînes  toutes  faites  pour  enferrer  les  chrétiens  (1).  » 
Ces  pensionnaires,  confédérés  et  associés,  étaient  les  Hollandais. 
La  Hollande  qui,  au  xvi^  et  au  xvii*  siècle,  possédait  la  marine 
de  commerce  la  plus  active  et  la  plus  riche,  était  le  véritable  ar- 
senal de  la  Barbarie  et  de  Salé  en  particulier;  elle  fournissait 
aux  corsaires  tous  les  matériaux  nécessaires  à  la  construction  de 
leurs  navires,  ou  leur  livrait  des  bâtimens  tout  armés.  Le  temps 
était  passé  où  les  rescrits  des  papes  interdisaient  de  transporter 
en  pays  musulman  des  armes,  des  munitions  et  tout  ce  qui  pou- 
vait servir  à  faire  la  guerre  sur  terre  et  sur  mer.  Même  parmi  les 
nations  catholiques,  la  France  était  à  peu  près  la  seule  à  tenir 
compte  de  ces  prohibitions  que  les  rois  avaient  d'ailleurs  renou- 
velées dans  leurs  ordonnances.  Aussi,  alors  que  les  autres  puis- 
sances se  livraient  plus  ou  moins  clandestinement  à  ce  com- 
merce, voyait-on  le  brave  chevalier  François  de  Vintimille  épuisé 
par  la  fatigue  et  la  maladie  refuser  de  traiter  de  sa  rançon  avec 
des  négocians  chrétiens  qui  voulaient  en  faire  le  prix  avec  de  la 
poudre  :  «  Deux  ou  trois  marchands  de  Marseille  lui  présen- 
tèrent sept  ou  huit  cents  quintaux  de  poudre,  luy  donnant  pou- 
voir de  s'en  servir  pour  son  rachat;  lesquels  il  remercia,  leur 
disant  qu'il  aimait  beaucoup  mieux  mourir  en  esclavage  que  de 
se  servir  de  ces  poudres,  scachant  par  la  règle  des  consciences 
que  ceux  qui  donnent  aux  infidelles  semblables  commoditez,  sont 
excommuniez  et  blessent  infidellement  la  volonté  des  Roys  (2).  » 
La  Hollande,  beaucoup  plus  préoccupée  des  intérêts  de  son  com- 
merce que  de  ceux  de  la  chrétienté,  apportait  dans  ses  relations 
avec  le  Maroc  et  avec  Salé  un  esprit  particulariste  et  un  manque 
de  scrupule  dont  les  corsaires  surent  profiter.  L'incident  arrivé 
en  1658  au  navire  le  Prophète  Daniel,  du  port  de  Lubeck,  en 
donne  la  mesure.  Le  Prophète  Daniel  s'était  emparé  d'un  cor- 
saire de  Salé,  avait  capturé  l'équipage  et  mis  le  feu  au  navire, 
après  l'avoir  pillé.  Un  bâtiment  hollandais  survint  trois  jours 
après  et  prétendit  que  le  corsaire  n'était  pas  de  bonne  prise,  ayant 
été  capturé  à  la  vue  des  Hollandais  qui  étaient  en  paix  avec  Salé. 

(1)  Mémoires  portant  sur  plusieurs  avertîssemens  présentez  au  roy  par  le  capi- 
taine Foucques.  Paris,  1609. 

(2)  L'Esclavage  du  brave  chevalier  François  de  Vintimille,  p.  104. 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  conséquence  ils  conduisirent  de  force  à  Rotterdam  le  Prophète 
Daniel  et  le  firent  vendre  en  1659  pour  acheter  aux  Salétins  un 
bateau  de  même  tonnage  qu'ils  convoyèrent  à  Salé  (1). 

Le  champ  le  plus  habituel  des  opérations  des  Salétins  était 
l'Atlantique,  où  ils  croisaient  depuis  les  Canaries  jusqu'aux  en- 
virons de  Brest.  C'est  dans  cette  partie  de  l'Océan  que  furent  cap- 
turés tant  de  vaisseaux  marchands  des  ports  de  Bayonne,  de 
Bordeaux,  de  La  Rochelle,  de  Nantes,  du  Havre,  de  Dieppe  et  de 
Dunkerque,  —  pour  ne  parler  que  des  Français  —  qui  allaient 
négocier  sur  les  côtes  du  Portugal,  acheter  des  vins  à  Madère, 
ou  qui  faisaient  route  vers  «  les  Iles  »  sans  être  convoyés.  Le 
retour  annuel  de  la  flotte  du  Brésil  était  souvent  pour  les  corsaires 
l'occasion  de  prises  importantes,  aussi  l'escorte  des  galions  redou- 
blait de  surveillance  à  l'approche  de  Lisbonne;  le  roi  faisait 
garder  les  côtes  par  des  frégates  de  guerre.  Toutes  ces  précau- 
tions n'arrivaient  pas  à  déjouer  la  ruse  et  l'audace  des  Barba- 
resques  :  à  la  fin  de  septembre  1676,  à  l'époque  du  retour  de  la 
flotte  du  Brésil,  trois  corsaires  venaient  mouiller  à  l'embou- 
chure du  Tage  ;  des  pêcheurs  de  la  côte,  trompés  par  le  pavillon 
portugais  que  les  pirates  avaient  arboré  et  croyant  que  ces 
vaisseaux  avaient  devancé  la  flotte  attendue,  détachèrent  leurs 
barques  et  s'approchèrent  des  navires  pour  les  introduire  dans 
le  port;  ils  furent  capturés  au  nombre  de  cent  et  les  cor- 
saires, en  s'enfuyant  avec  leur  prise,  saisirent  encore  une  ca- 
ravelle qui  revenait  de  Terceïra  (2).  Les  Salétins  franchis- 
saient rarement  le  détroit  de  Gibraltar  pour  pénétrer  dans  la 
Méditerranée  où  les  corsaires  d'Alger  s'opposèrent  longtemps  à 
leur  présence,  prétendant  s'y  réserver  le  monopole  de  la  course  ; 
ils  préféraient  écumer  l'Atlantique.  Quelques-uns  plus  aventu- 
reux, montés  sur  des  chebecs,  vaisseaux  de  plus  grand  tonnage, 
abandonnaient  les  côtes,  se  risquaient  en  haute  mer,  et  allaient 
croiser  dans  les  eaux  britanniques.  Il  y  eut  même  des  corsaires 
marocains,  raconte  le  Père  François  d'Angers,  qui  s'avancèrent 
jusqu'à  Terre-Neuve  et  sur  le  Grand  Banc  «  où  ils  firent  des  ra- 
vages si  étranges  que  du  Havre  de  Grâce  seul,  ils  amenèrent 
ou  coulèrent  à  fond  plus  de  quarante  vaisseaux  qui  allaient  au 
poisson,  et  ce  dans  l'espace  de  deux  ans.  Il  en  fut  aussi  pris  des 
autres  villes  maritimes  dont  le  nombre  n'est  pas  aisé  à  dire.  « 

(1)  Aff.  étr.  Maroc.  Mémoires  et  Documens,  2,  f"  86. 

(2)  Gazette  de  France,  octobre  1676. 


LE    MAROC    d'autrefois.  8i1 

Ouand  le  butin  leur  manquait  sur  mer,  les  pirates  effectuaient 
d'audacieuses  descentes  sur  les  côtes;  les  pêcheurs  vivaient  dans 
des  alertes  continuelles  et  plus  d'un,  dit  Cervantes,  «  avait  vu 
coucher  le  soleil  en  Espagne  qui  le  voyait  se  lever  à  Tétouan.  » 
Lorsqu'ils  étaient  en  nombre,  les  Barbaresques  s'aventuraient 
dans  l'intérieur  des  terres,  faisaient  irruption  dans  un  village 
endormi  et  enlevaient  les  habitans  de  tout  sexe  et  de  tout  âge. 
Parfois  au  milieu  des  divertissemens,  des  dîners  sur  l'herbe,  on 
voyait  apparaître  tout  à  coup  «  des  gens  en  culotte  rouge  et  en 
cape  blanche  »  qui  criaient  :  «  Chiens,  rendez-vous  à  ceux  de 
Salé.  »  C'est  parce  qu'il  arrivait  de  pareilles  aventures  sur  les 
côtes  de  France  que  Molière  put,  sans  trop  d'invraisemblance, 
introduire  dans  les  Fourberies  de  Scapin  l'explication  de  la  ga- 
lère enlevant  le  fils  de  Géronte.  Cyrano  de  Bergerac,  le  véritable 
auteur  de  cette  scène  bouffonne,  faisait  enlever  le  fils  du  «  Pédant  » 
par  les  corsaires,  entre  la  porte  de  Nesles  et  le  quai  du  Louvre 
«  Hé,  de  par  le  cornet  retors  de  Triton,  dieu  marin!  s'écriait  le 
Pédant,  qui  jamais  ouit  parler  que  la  mer  fut  à  Saint-Cloud? 
qu'il  y  eut  là  des  galères,  des  pirates  et  des  écueils?  »  On  vou- 
drait croire,  pour  l'honneur  de  l'Europe,  que  ces  descentes  de 
corsaires  barbaresques  ne  furent  que  des  faits  exceptionnels  et 
cessèrent  bien  avant  leurs  exploits  sur  mer.  Il  n'en  est  malheu- 
reusement rien.  En  1816,  lord  Exmouth,  commandant  les  forces 
britanniques  dans  la  Méditerranée,  rencontra  un  corsaire  algé- 
rien qui  lui  demanda  des  vivres  pour  deux  cents  esclaves  chré- 
tiens qu'il  avait  pris  sur  les  côtes  de  la  Pouille  et  de  la  marche 
d'Ancône,  en  menaçant  de  les  jeter  à  la  mer,  si  l'amiral  refusait 
des  vivres;  les  vivres  furent  accordés. 


La  manière  d'opérer  des  corsaires  de  Salé  ne  différait  pas  de 
celle  employée  habituellement  par  les  autres  Barbaresques. 
Leurs  exploits  étaient  dus  aux  qualités  de  vitesse  de  leurs  ba- 
teaux, aux  bandits  armés  qui  y  étaient  entassés  par  centaines,  à 
leur  puissante  artillerie,  mais  par-dessus  tout  à  leurs  ruses  et  à 
leurs  procédés  d'intimidation.  Quant  à  de  véritables  engagemens, 
ils  n'en  eurent  presque  jamais  et  ils  les  évitaient,  préférant  de 
beaucoup  une  proie  désarmée  et  pacifique  à  la  chance  glorieuse 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  combat;  la  razzia  (1)  est  sur  terre  l'exacte  image  de  ces 
expéditions  maritimes,  et,  dans  les  deux  cas,  on  s'enfuit  en  hâte, 
si  l'ennemi  est  en  force  ou  fait  bonne  garde,  car  la  surprise  est 
le  premier  facteur  du  succès.  L'audace  des  pirates  était  donc 
assez  relative  ;  on  peut  dire  qu'ils  n'attaquaient  qu'à  coup  sûr  : 
«  A  la  découverte  d'une  voile,  ils  s'appliquent  à  connaître  si 
le  vaisseau  est  grand  ou  petit,  s'il  est  navire  du  Roi  ou  mar- 
chand, et  demandent  aux  renégats  des  nouvelles  positives  de 
leur  découverte,  car  la  crainte  et  la  peur  s'emparent  facilement 
de  leurs  cœurs  et  ils  balancent  longtemps  sur  l'incertitude  de 
prendre  ou  d'être  pris  (2).  »  Ces  détails  donnés  par  un  captif 
pris  par  des  Salétins  sont  d'une  observation  très  juste,  et  cette 
psychologie  du  corsaire  qui  aperçoit  une  voile  est  celle  du  rezzou 
qui,  après  une  nuit  de  marche,  découvre  le  matin  à  l'horizon 
la  fumée  des  douars  qu'il  vient  razzier. 

La  ruse  la  plus  fréquemment  employée  par  les  Barbaresques 
était  d'arborer  de  faux  pavillons  et  elle  réussissait  d'autant 
mieux  qu'ayant  à  leurs  bords  des  renégats  parlant  toutes  les 
langues  de  l'Europe,  il  leur  était  facile  de  se  donner  pour  Italiens, 
Espagnols,  Flamands,  Français  ou  Anglais.  Lorsque  Salé  et  Alger, 
réconciliées  par  l'Angleterre,  après  la  prise  de  Gibraltar,  vécurent 
en  bonne  intelligence,  les  corsaires  de  ces  deux  villes  s'enten- 
dirent pour  échanger  leurs  couleurs  ;  ils  trompaient  ainsi  les 
équipages  des  bâtimens  de  commerce  auxquels  ils  donnaient  la 
chasse,  car,  s'il  était  relativement  facile  de  distinguer  de  près 
un  corsaire  barbaresque  d'un  croiseur  européen,  il  devenait  beau- 
coup plus  difficile  de  reconnaître  «  si  le  pèlerin  était  d'Alger  ou 
de  Salé,  »  et  cependant  cette  distinction  avait  aussi  son  impor- 
tance, puisque  les  navires  marchands  n'avaient  à  se  précautionner 
que  contre  celle  de  ces  deux  villes  qui,  ayant  rompu  sa  paix 
avec  l'Europe,  pouvait  seule  régulièrement  exercer  les  droits 
d'un  belligérant.  Une  voile  était-elle  signalée  à  un  raïs,  il  lui 
courait  sus  et,  se  gardant  de  toute  démonstration  hostile,  procé- 
dait aux  formalités  prescrites  pour  l'application  du  droit  de  visite. 
C'était  pour  lui  la  meilleure  manière  de  se  renseigner  sur  la 
force  du  navire  chrétien  ainsi  que  sur  l'importance  de  sa  car- 
gaison, et  d'ailleurs  elle  l'exposait  fort  peu,  car,  par  sa  vitesse  et 

(1)  Le  mot  arabe  ghdzia,  que  nous  avons   francisé  sous  la  forme  razzia,  s'ap- 
plique, d'ailleurs,  à  la  course  sur  mer  aussi  bien  qu'à  une  expédition  sur  terre. 

(2)  Histoire  d'un  captif  racheté  à  Maroc,  a.  1.  n.  d.  8"  pièce. 


LE   MAROC    d'autrefois.  843 

son  armement,  le  corsaire  restait  toujours  maître  de  la  situation. 
Le  Barbaresque,  Algérien  ou  Salétin,  tirait  donc  le  coup  de  canon 
appelé  coup  de  semonce,  en  hissant  un  faux  pavillon  et  en  se 
mettant  en  panne  à  portée  de  canon  ou  à  moindre  distance  si 
on  le  laissait  approcher;  le  navire  marchand,  dont  la  défiance 
n'était  pas  éveillée,  qui  d'ailleurs  n'avait  souvent  à  bord  que  le 
nombre  d'hommes  nécessaire  à  la  manœuvre,  répondait  à  la 
semonce  en  hissant  ses  couleurs  et  «  brouillant  ses  voiles.  »  Un 
dialogue  s'engageait  de  bord  à  bord:  où  allait-on?  d'où  venait-on? 
Le  point  le  plus  délicat  était  l'exhibition  des  papiers  ;  le  droit 
maritime  ne  spécifiait  pas  qui,  du  corsaire  ou  du  marchand,  devait 
aller  au  bord  de  l'autre,  et  le  raïs  commençait  toujours  par  exiger 
la  production  des  papiers  à  son  bord.  Que  le  capitaine  chrétien 
mis  en  soupçon  refusât  «  de  mettre  l'esquif  à  la  mer,  »  pour 
aller  sur  le  corsaire  faire  examiner  ses  passeports,  ou  qu'il 
acceptât  de  s'y  rendre,  les  choses  changeaient  peu,  si  l'on  avait 
reconnu  qu'il  ne  pouvait  opposer  de  résistance  :  les  pirates 
armés  jusqu'aux  dents  et  dans  des  accoutremens  terrifiques 
faisaient  irruption  sur  le  bateau  marchand  en  poussant  des  cris 
sauvages  ;  les  renégats  vociféraient  dans  toutes  les  langues  ;  la 
scène  avait  un  aspect  diabolique  ;  on  dépouillait  à  nu  les  pas- 
sagers et  l'équipage;  tout  le  monde  était  mis  aux  fers. 

Parmi  les  nombreux  récits  où  sont  racontés  les  détails  de  ces 
drames  maritimes,  la  relation  du  sieur  Emmanuel  d'Aranda  est 
particulièrement  intéressante  par  son  air  de  sincérité  et  par  l'hu- 
mour que  ce  Flamand  savait  conserver  dans  les  circonstances 
les  plus  critiques.  Le  sieur  d'Aranda  voyageant  dans  le  sud  de 
l'Espagne  en  1G40  et,  désirant  retourner  en  Flandre,  alla  s'em- 
barquer à  Saint-Sébastien  sur  un  vaisseau  anglais,  «  pour  éviter 
tant  de  mer  et  principalement  le  danger  des  Turcs  qui  tiennent 
la  côte  d'Andalousie  et  de  Portugal.  »  Mal  lui  en  prit,  car  à 
hauteur  de  La  Rochelle,  on  rencontra  un  navire  qui  arrivait 
voiles  tendues  :  «  il  fut  presque  sous  le  canon  sans  mettre  aucun 
pavillon,  par  où  il  fut  aisé  à  juger  que  ce  navire  était  quelque 
pirate  ou  corsaire.  »  C'en  était  un,  en  effet,  qui  fut  bientôt  rejoint 
par  deux  autres.  «  Alors  en  un  moment,  ils  nous  gagnèrent  le 
flanc  à  pleines  voiles,  à  la  portée  d'un  mousquet.  Il  y  avait  sur 
la  poupe  du  plus  grand  navire  un  Turc  qui  tenait  une  bande- 
role brouillée  entre  ses  bras  avec  un  esclave  chrétien  qui  cria 
en  flamand  :  u  Rendez- vous  pour  Alger.  »  Après  ce  cri,  celui  qui 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenait  la  banderole  l'abandonna  au  vent.  Elle  était  de  couleur 
verte,  semée  de  demi-lunes  d'argent  entrelacées.  Il  est  aisé  de 
conjecturer  combien  nous  fut  agréable  cette  banderole  et  de  se 
voir  emmener  à  Alger.  »  On  parlementa  peu  et,  les  corsaires 
ayant  promis  de  «  faire  bon  quartier,  »  le  capitaine  anglais  mit 
l'esquif  à  la  mer  pour  se  rendre  entre  les  mains  de  ses  ennemis. 

Alors  les  soldats  turcs  désireux  de  piller  vinrent  à  bord  du 
navire  chrétien  au  nombre  de  douze  ;  d'Aranda  pris  par  un 
renégat  anglais  ne  fut  pas  trop  maltraité.  «  Je  lui  donnai  l'ar- 
gent que  j'avais  sur  moi,  et  en  même  temps  un  autre  Turc  mit 
sa  main  dans  ma  poche,  prenant  mon  étui,  mon  mouchoir,  mon 
chapelet  et  mes  Heures,  lesquelles  il  me  rendit  avec  le  mouchoir  ; 
mais  il  retint  le  rosaire  avec  l'étui,  à  cause  de  quoi  il  disait  que 
j'étais  chirurgien.  ;>  Le  pillage  des  passagers  et  de  l'équipage 
constituait  la  part  de  prise  des  hommes  d'armes  embarqués  sur 
le  corsaire,  car  la  cargaison  et  les  esclaves  étaient  l'objet  de 
répartitions  ultérieures  entre  le  sultan  du  Maroc  (ou  bien  le  dey 
d'Alger),  les  armateurs  et  le  raïs,  répartitions  dans  lesquelles 
ils  étaient  le  plus  souvent  oubliés.  D'Aranda,  transporté  avec  ses 
compagnons  à  bord  du  corsaire,  croyait  rêver  :  «  J'étais  jusqu'ici 
comme  dans  un  sommeil  où  l'on  voit  d'étranges  fantômes  qui 
causent  de  la  crainte,  de  l'admiration  et  de  la  curiosité  ;  pre- 
nant garde  aux  diverses  langues  (car  on  parlait  turc,  arabe, 
franco,  espagnol,  flamand,  français  et  anglais)  ;  aux  habitudes 
étranges  et  aux  armes  différentes  avec  les  cérémonies  ridicules, 
quand  ils  font  leurs  prières,  vous  assurant  que  tout  ceci  me  don- 
nait matière  pour  spéculer.  » 

De  pareils  coups  de  main  étaient  faciles,  comme  on  le  voit, 
et  se  terminaient  généralement  sans  mort  d'hommes.  Cependant 
il  arrivait  que  des  navires  chrétiens  faisaient  résistance  jusqu'à 
la  dernière  extrémité  ;  ce  fut  le  cas  du  capitaine  anglais  Bellami 
qui,  allant  de  Londres  à  Livourne  en  1683,  fut  rencontré  par 
Venetia,  fameux  corsaire  de  Salé  ;  Bellami  riposta  décharge  pour 
décharge,  et  lorsqu'il  se  rendit  n'ayant  plus  de  poudre,  les  Salé- 
tins  avaient  trente  hommes  tués  ou  blessés.  Par  centre,  la  cap- 
ture de  certains  navires  ne  coûtait  même  pas  aux  corsaires  une 
démonstration  ;  il  y  avait  des  capitaines  qui,  spéculant  sur  les 
assurances  maritimes  et  faisant  acte  de  baraterie,  livraient  leurs 
propres  navires  aux  Barbaresques.  Il  en  arriva  ainsi  à  la  Royale^ 
frégate  de  soixante  tonneaux  et  armée  de  six  pièces  de   canon  ; 


LE   MAROC    d'autrefois.  845 

elle  fut  livrée  avec  son  équipage,  ses  passagers  et  sa  cargaison  à 
un  corsaire  de  Salé,  le  16  septembre  1670.  Son  capitaine,  Isaac 
Beliart,  de  Dieppe,  «  avait,  raconte  Mouette,  pris  de  grandes  assu- 
rances pour  son  vaisseau,  en  sorte  qu'il  se  faisait  riche  par  sa 
perte.  »  Une  exception  à  signaler  dans  cet  écumage  des  mers 
par  les  pirates  barbaresques  est  celle  dont  jouissaient  les  bâti- 
mens  ayant  à  bord  des  religieux,  Trinitaires  ou  Mercédaires, 
allaat  en  rédemption  et  porteurs  de  sommes  destinées  aux  ra- 
chats de  captifs  :  ordre  était  donné  aux  raïs  de  les  respecter,  et  les 
missionnaires  recevaient,  avant  de  s'embarquer,  des  sauf-conduits 
envoyés  par  les  divans  d'Alger  et  de  Salé,  voire  par  le  sultan 
du  Maroc.  La  raison  de  ce  privilège  ne  doit  pas  être  cherchée 
dans  un  sentiment  de  pitié  pour  le  dévouement  héroïque  des  «  ré- 
dempteurs, »  mais  dans  la  propre  cupidité  des  corsaires  qui 
avaient  intérêt  à  ne  pas  tarir  la  source  du  principal  bénéfice  de  la 
course,  celui  que  procurait  la  rançon  des  esclaves  chrétiens. 

VI 

Il  est  difficile  de  se  faire  aujourd'hui  une  idée  même  approchée 
de  la  terreur  inspirée  par  les  corsaires  barbaresques,  et  surtout 
par  ceux  de  Salé,  les  plus  redoutés  sur  les  mers.  Tous  les  autres 
périls  de  la  navigation  disparaissaient  devant  «  ces  épouvantails 
qui  glaçaient  d'effroi  les  marins  les  plus  intrépides.  «  La  perspec- 
tive de  l'esclavage,  «  plus  horrible  que  celle  de  la  mort,  »  justi- 
fiait en  partie  ces  alarmes  auxquelles  se  mêlait  une  frayeur 
superstitieuse,  car  plus  d'un  parmi  les  marins  tenait  les  Barba- 
resques pour  des  êtres  diaboliques  ou  tout  au  moins  pour  des 
sorciers  et  des  enchanteurs.  Les  crédules  populations  de  la  mer 
acceptaient  les  légendes  les  plus  invraisemblables  qui  circulaient 
sur  les  artifices  et  les  maléfices  de  ces  Turcs  dont  les  prières 
passaient  pour  des  incantations.  Le  chroniqueur  du  «  Victorial  » 
raconte  qu'il  fut  témoin  sur  les  côtes  d'Espagne  de  ce  fait  extra- 
ordinaire :  «  C'est  que,  lorsque  les  galères  longeaient  la  côte  eu 
ramant  à  deux  milles  environ  de  Malaga,  la  mer  étant  calme,  le 
ciel  serein,  le  soleil  au  Sud-Ouest,  le  mois  de  mai  en  son  milieu, 
il  s'éleva  tout  à  coup  un  brouillard  très  épais  qui,  venant  du 
côté  de  la  ville,  enveloppa  les  galères  d'une  obscurité  telle  que, 
de  l'une  à  l'autre,  on  ne  se  voyait  plus,  quoiqu'elles  fussent  très 
rapprochées.  Et  quelques  marins  qui  avaient  été  déjà  témoins  de 


846  PEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cela  d'autres  fois,  dirent  que  les  Mores  produisaient  de  pareils 
effets  au  moyen  de  charmes  et  qu'ils  le  faisaient  pour  que  les 
galères  se  perdissent  ;  mais  qu'il  fallait  délier  les  rameurs  pour 
le  cas  où  l'on  donnerait  sur  quelque  rocher  et  faire  tous  ensemble 
le  signe  de  la  croix  en  adressant  à  Dieu  des  prières  pour  qu'il 
les  délivrât  de  ce  sortilège  qui  ne  durerait  pas,  mais  disparaîtrait 
tout  de  suite.  De  fait,  aussitôt  que  la  prière  fut  dite,  le  brouillard 
disparut  tout  d'un  coup  et  fut  tourné  à  néant;  le  ciel  redevint 
clair  (1).  »  Quand  le  fameux  Dragouth,  tenu  étroitement  bloqué 
par  Doria,  arrive  à  s'échapper,  après  avoir  fait  transporter  ses 
galères  par  terre,  et  reparaît  sur  la  mer,  cela  passe  pour  «  une 
œuvre  diabolique  et  infernale  à  laquelle  les  Romains,  forceurs 
de  la  nature,  n'eussent  pu  approcher  (2).  » 

La  France  était,  au  xviii^  siècle,  une  des  nations  les  plus  éprou- 
vées par  la  piraterie  de  Salé  :  les  corsaires  du  Maroc  étaient  jour- 
nellement sur  nos  côtes,  prenant  un  très  grand  nombre  de  vais- 
seaux marchands  et  «  gâtant  notre  trafic.  »  Lorsque  parvenait 
dans  nos  ports  la  nouvelle  de  quelque  capture  importante  opérée 
par  les  Salétins,  le  prix  du  fret  montait  aussitôt,  le  taux  des 
assurances  maritimes  s'élevait  à  des  chiffres  prohibitifs  ;  on  ne 
trouvait  plus  de  matelots  pour  embarquer.  Un  marin  au  patrio- 
tisme éclairé  et  qui  était  des  mieux  informés  sur  le  Maroc,  le 
chevalier  de  Razilly,  signalait  au  cardinal  de  Richelieu,  superin- 
tendant de  la  marine  et  du  commerce  de  France,  la  gravité  de 
cette  situation  dans  un  mémoire  qu'il  lui  adressait  le  26  no- 
vembre 1626  et  que  cet  homme  de  mer,  rude  et  modeste,  appe- 
lait «  un  grossier  discours  de  matelot.  »  «  Il  est  constant,  écri- 
vait-il, que  tous  les  corsaires  ne  vivent  que  de  ce  qu'ils  piratent 
sur  les  Français,  et  les  appellent  les  sardines  et  les  poissons 
volans  de  la  mer.  C'est  pourquoi  les  habitans  de  Salé  deman- 
daient un  million  de  livres  et  cent  pièces  de  canon  pour  ne 
prendre  plus  de  marchands  français,  d'autant  qu'ils  disaient  que 
c'étaient  leurs  revenus  ordinaires  et  ne  pouvaient  vivre  sans  cela.  » 
Razilly  ajoutait  que  les  corsaires  de  Salé,  qui  n'étaient  encore 
qu'à  leurs  débuts,  avaient  pris  en  huit  années  «  plus  de  6  000  chré- 
tiens et  15  millions  de  livres  dont  la  France  en  a  souffert  les 
deux  parts  de  la  perte    » 

(1)  Le  Victorial,  Chronique  de  Don  Pedro  Nino,  comte  de  Buelna,  par  Gutierre 
Diaz  de  Gamez  (1379-1449). 

(2)  Brantôme,  Vie  des  grands  capitaines  étrangers 


LE    MAROC    d'autrefois.  847 

Richelieu,  qui  avait  à  cœur  de  détruire  la  piraterie,  avait  eu 
déjà  recours  à  l'intervention  de  la  Porte  pour  obliger  les  Barba- 
resques  à  cesser  leurs  courses  contre  la  France;  mais  cette  inter- 
vention, d'ailleurs  peu  efficace  vis-à-vis  des  corsaires  d'Alger, 
de  Tunis  et  de  Tripoli,  ne  pouvait  être  employée  contre  les  pi- 
rates salétins  sur  lesquels  le  sultan  de  Constantinople  n'avait 
aucune  autorité.  Le  cardinal  adhéra  donc  à  l'une  des  propositions 
de  Razilly  qui  demandait  l'organisation  d'une  croisière  contre  les 
pirates  salétins  (1).  Le  chevalier  qui  en  eut  le  commandement 
partit  avec  quelques  vaisseaux  ayant  pour  mission  de  bloquer  le 
port  de  Salé,  de  racheter  les  captifs  chrétiens  et  de  signer  un 
traité  avec  les  habitans  de  cette  ville  et  avec  le  roi  de  Maroc,  leur 
suzerain.  Il  ne  fut  pas  donné  suite  à  l'autre  partie  de  son  projet 
dont  les  conséquences  eussent  été  de  tout  autre  importance; 
Razilly  proposait,  en  effet,  au  cardinal  d'occuper  l'île  de  Mogador 
et  d'y  laisser  cent  hommes  et  six  pièces  de  canon;  il  voulait  y 
créer  à  la  fois  un  port  de  commerce  et  ce  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  un  point  d'appui  de  la  flotte  :  «  Ce  serait,  disait-il, 
avoir  un  pied  dans  l'Afrique  pour  aller  s'étendre  plus  loin.  » 
L'idée  de  Razilly  est  d'autant  plus  digne  de  remarque  que  la 
ville  de  Mogador  n'existait  pas  encore  à  l'époque  où  il  écrivait 
son  mémoire,  cette  ville  n'ayant  été  fondée  qu'un  siècle  et  demi 
plus  tard,  en  1770,  par  le  sultan  Mohammed.  La  croisière  de 
Razilly  et  le  blocus  de  Salé  amenèrent  la  conclusion  d'un  traité, 
mais  furent  sans  résultat  pour  la  cessation  de  la  piraterie. 

VII 

Il  en  fut  ainsi  de  toutes  les  expéditions  entreprises  et  de  tous 
les  traités  signés  pendant  le  xvii^  et  le  xviii°  siècle  avec  l'illusion 
de  détruire  les  corsaires  de  Salé.  La  France  prit  le  plus  souvent 
l'initiative  de  ces  répressions  et  les  Archives  de  la  marine  comme 
celles  des  Affaires  étrangères  renferment  divers  mémoires  et 
projets  relatifs  à  des  armeraens  contre  les  Salétins  qui  témoignent 
que  cette  question  était  une  des  préoccupations  constantes  de 

(1)  Le  mémoire  de  Razilly  existe  à  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève.  Ms.  2036; 
il  a  été  imprimé  dans  la  Revue  de  Géographie,  1886,  t.  XIX.  Le  Père  Joseph  du 
Tremblay  fut  l'instigateur  de  cette  expédition  à  laquelle  il  adjoignit  quatre  capu- 
cins de  la  province  de  Touraine.  —  Cf.  Richard,  Histoire  du  Père  Joseph,  t.  I, 
p.  323  etRocco  daCesinale,  Storia  délie  Mlssioni  dei  Cappuccini,  t.  Ili,  Homa,  1873 


848  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

notre  marine.  Mais  il  faut  reconnaître  les  difficultés  que  présen- 
taient ces  expéditions:  il   était  impossible  de  songer  à  prendre 
les  Salétins  à  la  course  à  cause  de  leur  voilure:  «  Un  vaisseau  de 
vingt  canons  en  a  autant  que  ceux  du  Roi  de  quarante.    »  Sur 
nos  frégates  les  plus  légères,  les  officiers  de  la  marine  royale, 
habitués  à  leurs  aises,  emportaient  des  vivres  et  des  meubles  en 
quantité  considérable,  ce  qui  était  un  embarras  pour  ces  vais- 
seaux et  les  plaçait  dans  une  condition  d'infériorité  par  rapport 
aux  «  pinques  »  de  Salé,  où  toute  la  place  était  occupée  par  des 
gens  de  guerre,  où  les  officiers  vivaient  de  la  même  vie  que  leurs 
équipages  et  où  l'âpreté  au  gain  était  d'autant  plus  grande  que 
chacun  savait  qu'en  cas  d'insuccès,  il  ne  serait  pas  payé.  Dans 
un  projet  daté  de  1683   et  intitulé  :  «  Projet  pour  armer  des 
barques  et  tartanes  bien  armées  pour  faire  la  guerre  aux  corsaires 
de  Salé  (1),  »  on  préconise  l'emploi  de  navires  marchands  de 
faible  tonnage  portant  cinquante  soldats  et  cinquante  matelots; 
ces  navires,  qui  n'auraient  pas  éveillé  la  défiance  des  corsaires  et 
pouvaient  au  besoin  mouiller  dans  leurs  rades,  devaient  se  faire 
poursuivre  par  les  pinques  marocaines  et  l'on  espérait  que  dans 
un  combat   d'abordage,  nous   reprendrions  nos   avantages.   Le 
«  Mémoire  sur  la  guerre  contre  les  corsaires  de  Salé,  »  daté  de 
1687,  demande  l'envoi  de  six  frégates  choisies  parmi  les  meil- 
leures voilières  ;  elles  devront  avoir  des  avirons,  et  emporter  des 
vivres  pour  deux  mois;  les  équipages  seront  nombreux;  mais 
il  y  aura  peu   d'officiers  «  à  cause   de  la  grande  quantité  de 
vivres  et  de  meubles  qu'il  leur  faut,  ce  qui  embarrasse  considé- 
rablement ces   petits  vaisseaux  :  »  les  capitaines  devront  être 
bons  manœuvriers  et  gens  «  qui  n'aiment  point  la  terre  ;  »  cette 
escadre  aurait  croisé  des  îles   Berlingues  à  Salé.  Notre  consul 
Estelle,  en  1698,  revenait  à  la  charge  et  réclamait  l'envoi  de  huit 
frégates  sur  la  côte  ouest  du  Maroc.  Pointis,  en  1702,  proposait 
d'occuper  Salé  et  la  Mamora;  Salé,  d'après  ses  renseignemens, 
pourrait  tout  au  plus  tirer  dix  ou  douze  coups  de  canon  et  «  l'on 
ne  saurait  faire  d'entreprise  où  il  y  ait  moins  à  craindre.  >)  Ce 
n'était  pas  le  danger  qui  arrêtait  l'exécution  de  ces  plans,  mais 
les  dépenses  considérables  qu'eût  exigées  leur  réalisation  pour  un 
résultat  aléatoire.  C'est  pourquoi,  en  1732,  Nadal,  capitaine  de 
vaisseau  marchand,  proposait  à  Louis  XV  d'affecter  le  produit 

(1)  AIT.  étr.  Maroc.  Mémoires  et  Documens,  2,  f-  128. 


LE    MAROC    D  AUTREFOIS.  849 

d'une  loterie  à  un  armement  contre  les  corsaires  marocains. 
C'était  le  moment  d'une  de  nos  ruptures  avec  Salé  et  notre  ma- 
rine marchande  tombée  en  discrédit  ne  trouvait  plus  de  fret  en 
Italie,  en  Espagne,  en  Portugal  et  en  Hollande  où  l'on  préférait 
les  bâtimens  anglais  qui  n'étaient  pas  exposés  aux  risques  des 
corsaires,  l'Angleterre  se  trouvant  en  paix  avec  le  Maroc. 

Les  expéditions  organisées  contre  les  corsaires  de  Salé,  croi- 
sières, blocus,  bombardement,  furent,  au  point  de  vue  de  la  ré- 
pression durable  de  la  piraterie,  des  demi-mesures  plus  perni- 
cieuses qu'utiles,  et  Ton  peut  en  dire  autant  de  celles  entreprises 
contre  les  autres  Barbaresques.  Quant  aux  divers  traités  qui 
intervenaient  à  la  suite  de  ces  opérations,  ils  furent  la  honte  de 
l'Europe.  Ce  que  Depping  dit  des  relations  des  puissances  chré- 
tiennes avec  les  souverains  musulmans  de  l'Orient,  s'applique  très 
exactement  à  leurs  rapports  avec  les  Etats  Barbaresques.  «  En 
Europe  on  déclamait,  on  écrivait  contre  leur  perfidie;  mais  sur 
place  on  redevenait  humble  pour  obtenir  des  libertés  de  com- 
merce. »  Si  sévère  qu'eût  été  le  châtiment  infligé  aux  corsaires, 
comme  on  savait  trop  par  expérience  qu'il  n'empêcherait  pas  la 
course  de  recommencer,  on  se  préoccupait  d'assurer  pour  l'avenir 
le  meilleur  modus  vivendi;  on  négociait  en  marchand  au  lieu 
d'agir  en  vainqueur  et  au  nom  des  intérêts  de  l'humanité;  on 
acceptait  même  de  discuter  la  rançon  des  captifs  avec  des  pirates, 
ce  qui  était  les  encourager  à  en  faire  de  nouveaux.  Quant  à  la 
liberté  des  mers,  chaque  puissance,  traitant  isolément  avec  le 
sultan  du  Maroc,  était  jalouse  de  l'obtenir  pour  elle  seule  et  il 
y  eut  des  nations  qui,  pour  soustraire  leurs  vaisseaux  marchands 
à  la  course  des  corsaires,  consentirent  à  certains  amoindrisse- 
mens  dans  le  cérémonial  de  réception  de  leurs  ambassadeurs, 
au  maintien  de  certaines  formules  employées  par  les  chérifs  et 
flatteuses  pour  l'orgueil  musulman;  elles  s'abaissèrent  même 
jusqu'à  donner  au  sultan  une  redevance  annuelle.  Ces  conces- 
sions servîtes  furent  de  fâcheux  précédens  qui  peu  à  peu  s'intro- 
duisirent dans  les  protocoles  et  s'y  sont  maintenus  jusqu'à  nos 
jours;  elles  sont  l'origine  de  ces  remises  de  présens  que  font 
avec  solennité  les  ambassadeurs  chrétiens  en  mission  auprès  du 
sultan.  Pendant  le  xvii®  et  le  xviii^  siècle,  la  plupart  des  Etats 
européens  achetaient  la  vaine  promesse  de  la  sécurité  sur  les 
mers  en  payant  annuellement  au  Maroc  un  tribut  en  argent,  et 
les  chérifs,  parlant  des  nations  chrétiennes,  les  qualifiaient  haute- 
TOME  iiii.   —  1903.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  de  «.  tributaires  ;  ))  c'était,  aux  yeux  de  leurs  coreligionnaires, 
se  conformer  au  précepte  musulman  qui  prescrit  d'imposer  une 
contribution  aux  peuples  juifs  et  chrétiens.  A  l'époque  où  Salé 
s'était  affranchie  de  l'autorité  chérifienne,  il  y  eut  plusieurs 
traités  qui  furent  conclus  directement  avec  le  divan  de  cette  ville, 
de  même  qu'on  avait  pris  l'habitude  en  Europe  de  négocier  avec 
Alger  sans  recourir  à  l'intervention  de  la  Porte  ;  ces  incorrections 
diplomatiques  justifiées  par  les  circonstances  eurent  pour  con- 
séquence de  reconnaître  aux  corsaires  pendant  deux  siècles  une 
existence  légale  et  quasi  officielle. 

L'esprit  particulariste  et  étroitement  mercantile  apporté  par 
les  Etats  européens  dans  leurs  négociations  avec  le  Maroc  ne 
leur  réussissait  guère,  et  les  promesses  d'immunité  pour  leurs 
navires  inscrites  dans  les  traités  restaient  purement  illusoires.  Il 
ne  pouvait  en  être  autrement;  si  de  telles  clauses  eussent  été 
observées,  si  une  puissance  eût  obtenu  pour  sa  marine  marchande 
une  immunité  complète,  elle  aurait  ipso  facto  accaparé  tout  le 
trafic  européen;  la  course  eût  disparu,  faute  de  navires  à  cap- 
turer, et  les  corsaires  n'étaient  pas  gens  à  se  détruire  eux-mêmes. 
Nous  avons  vu  d'ailleurs  que  le  subterfuge  du  faux  pavillon  leur 
permettait  de  s'attaquer  aux  vaisseaux  d'une  nation  amie;  enfin, 
ils  avaient  toujours  la  ressource,  pour  ne  pas  donner  l'éveil,  d'en 
massacrer  l'équipage,  de  transporter  la  cargaison  à  leur  bord  et 
de  faire  couler  le  navire.  Ce  manque  de  solidarité  des  Etats  eu- 
ropéens, divisés  par  les  intérêts  politiques  et  commerciaux,  se 
manifestait  non  seulement  dans  les  traités  que  les  puissances  se 
ménageaient  isolément  avec  le  Maroc,  mais  encore  dans  certaines 
occasions  où  les  marines  de  ces  puissances  devenaient  la  sauve- 
garde de  ces  pirates.  Nous  avons  cité  plus  haut  le  fait  inouï  des 
États  Généraux  de  Hollande  obligeant  les  armateurs  de  Lubeck  à 
faire  les  frais  d'un  vaisseau  neuf  pour  être  remis  aux  pirates  de 
Salé,  en  remplacement  de  celui  qui  avait  été  coulé  par  le  Prophète- 
Daniel.  En  1681,  le  15  juillet,  Jean  Bart,  avec  deux  frégates  de 
dix-huit  canons,  donnait  la  chasse  sur  les  côtes  de  Portugal 
à  deux  corsaires  salétins  et  il  allait  s'emparer  de  l'un  d'eux, 
lorsque  celui-ci,  pour  se  sauver,  alla  se  mêler  à  une  flotte  de 
vaisseaux  anglais,  «  à  cause  que  cette  nation  était  en  paix  avec 
ceux  de  Salé  (1).  »  Au  milieu  de  ces  tristes  exemples  de  défection, 

(1)  Gazette  de  France,  1681. 


LE    MAROC    d'autrefois.  851 

Malte  seule,  fidèle  aux  statuts  de  son  ordre  qui  lui  interdisaient 
de  traiter  avec  les  musulmans,  donnait  sans  relâche  la  chasse 
aux  Barbaresques  ;  mais  les  chevaliers,  sur  lesquels  l'Europe 
semblait  se  reposer  de  ce  soin,  ne  pouvaient  armer  de  forces 
suffisantes  pour  détruire  la  piraterie. 

Il  eût  fallu,  pour  l'anéantir,  une  action  combinée  des  nations 
chrétiennes  qui  permît  l'occupation  des  villes  corsaires  d'une 
façon  solide  et  durable.  Le  sieur  de  Brèves,  qui  avait  longtemps 
représenté  la  France  à  Gonstantinople,  et  qui  avait  été  envoyé 
en  mission  dans  les  Etats  Barbaresques,  rêvait  cette  action  com- 
binée pour  la  destruction  des  Ottomans.  «  Le  Turc,  exposait-il 
dans  un  mémoire  adressé  au  roi  Louis  XIII,  ne  se  doit  pas  atta- 
quer avec  une  petite  puissance;  mais  j'assurerais,  si  les  princes 
chrétiens  se  voulaient  résoudre  à  une  union  générale,  que,  dès  la 
première  année  ils  le  bouleverseraient  par  mer  et  par  terre.  » 
C'est  cette  union  générale  qu'il  était  téméraire  d'espérer  entre 
«  princes  tant  de  l'une  que  de  l'autre  créance  »  et  toujours 
prêts  à  entrer  en  conflit  les  uns  avec  les  autres  «  sur  la  dé- 
marche de  la  précédence.  »  Une  autre  difficulté  était  à  prévoir, 
et  Brèves  y  songeait.  Que  ferait-on  de  la  conquête?  «  Il  serait 
nécessaire,  ajoutait-il,  si  cela  était  agréé  desdits  princes,  qu'il 
se  fît  un  projet  de  partage  afin  que.  Dieu  permettant  la  victoire, 
l'on  évitât  les  débats  qui  pourraient,  pour  cet  égard,  avoir  lieu 
entre  eux  (1).  »  Dans  un  langage  moins  simple  et  qui  sent  son 
philosophe  du  xviii®  siècle,  Raynal,  en  1770,  préconisait  la  for- 
mation d'une  «  ligue  universelle  »  pour  la  destruction  des  pi- 
rates barbaresques.  «  Aucune  nation,  écrivait-il,  ne  peut  la  tenter 
seule  et,  si  elle  l'osait,  peut-être  la  jalousie  de  toutes  les  autres 
y  mettrait-elle  des  obstacles  secrets  et  publics.  Ce  doit  être  l'ou- 
vrage d'une  ligue  universelle.  Il  faut  que  toutes  les  puissances 
maritimes  concourent  à  l'exécution  d'un  dessein  qui  les  intéresse 
toutes  également.  »  Raynal  supposait  avec  raison,  comme  le 
sieur  de  Brèves,  que  la  réalisation  de  son  plan  entraînerait  l'occu- 
pation des  États  Barbaresques  et  il  traçait  de  la  future  conquête 
un  tableau  enchanteur  qui  fera  sourire  ceux  qui  se  rappelleront 

(1)  François  Savary,  marquis  de  Maulevrier,  sieur  de  Brèves,  qui  avait  quitté 
en  1606  l'ambassade  de  Gonstantinople,  dut  composer  son  mémoire  à  l'époque  où 
le  Père  Joseph  agitait  son  projet  de  croisade  contre  les  Turcs  ;  il  a  été  imprimé 
sous  le  titre  Discours  abrégé  des  asseurez  moyens  d'anéantir  et  ruiner  la  monar- 
chie des  princes  ottomans,  s.  I.  n.  d. 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  les  difficultés  qu'a  rencontrées  notre  établissement  en 
Algérie.  «  Les  pays  subjugués  resteraient  aux  conquérans,  et 
chacun  des  alliés  aurait  des  possessions  proportionnées  aux 
moyens  qu'il  aurait  fournis  à  la  cause  commune.  Ces  peuples  de 
pirates,  ces  monstres  de  la  mer  seraient  changés  en  hommes  par 
de  bonnes  lois  et  des  exemples  d'humanité.  Elevés  insensible- 
ment jusqu'à  nous  par  la  communication  de  nos  lumières,  ils 
abjureraient  avec  le  temps  un  fanatisme  que  l'ignorance  et  la 
misère  ont  nourri  dans  leurs  âmes;  ils  se  souviendraient  tou- 
jours avec  attendrissement  de  l'époque  mémorable  qui  nous 
aurait  amenés  sur  leurs  rivages  (1).  » 

L'Europe,  dont  l'unité  morale  avait  été  brisée  par  la  Réforme 
et  que  la  politique  d'intérêts  divisait  autant  que  la  variété  de 
«  créance,  »  resta  sous  le  régime  honteux  de  traités  qui  la  fai- 
saient vassale  et  tributaire  de  la  piraterie  ;  elle  se  refusa  toujours 
à  une  entente  pour  la  destruction  des  corsaires.  La  question 
soulevée  au  Congrès  de  Vienne  fut  écartée  par  des  diplomates 
qui  abolirent  la  traite  des  noirs,  avant  d'avoir  songé  à  réprimer 
l'esclavage  des  blancs.  Les  pirates  barbaresques  infestaient  encore 
en  1816  les  côtes  des  Etats  de  l'Eglise,  de  la  Sardaigne  et  du 
royaume  des  Deux-Siciles.  Lord  Exmouth,  envoyé  pour  les  châtier 
une  fois  de  plus,  bombardait  Alger  et  donnait  encore  l'exemple 
de  ces  négociations  égoïstes  qui  avaient  fait  la  force  des  corsaires, 
en  faisant  signer  au  dey  un  traité  dans  lequel  aucune  stipulation 
n'était  inscrite  pour  la  liberté  générale  des  mers.  Il  fallut  la  con- 
quête de  l'Algérie  pour  permettre  aux  nattions  chrétiennes  de 
s'affranchir  des  tributs  qu'elles  payaient  au  Maroc  et  aux  régences 
barbaresques.  Mais  il  serait  aussi  téméraire  de  compter  sur  la 
reconnaissance  de  l'Europe  pour  le  service  que  lui  a  rendu  notre 
établissement  en  Algérie,  qu'il  serait  naïf  de  prétendre  à  celle  des 
populations  indigènes  se  rappelant  avec  attendrissement,  comme 
l'aurait  voulu  l'abbé  Raynal,  la  date  de  notre  débarquement  à 
Sidi  Ferruch. 

Comte  Henry  de  Casïries. 

(1)  Histoire  philosophique  et  politique  des  élablissemens  et  du  commej'ce  des 
Européens  dans  l'Afrique  septentrionale.  Ouvrage  posthume  de  l'abbé  Raynal. 
l'u-is,  1820,  2  vol.  in-8", 


LA 

RELIGION  COMME  SOCIOLOGIE 


I 

«  Une  sociologie  mythique  ou  mystique,  conçue  comme 
contenant  le  secret  de  toutes  choses,  tel  est,  selon  nous,  le  fond 
de  toutes  les  religions.  Celles-ci  ne  sont  pas  seulement  de  l'an- 
thropomorphisme;... elles  sont  une  extension  universelle  et  Ima- 
ginative de  toutes  les  relations  bonnes  ou  mauvaises  qui  peuvent 
exister  entre  des  volontés,  de  tous  les  rapports  sociaux  de  guerre 
ou  de  paix,  de  haine  ou  d'amitié,  d'obéissance  ou  de  révolte,  de 
protection  et  d'autorité,  de  soumission,  de  crainte,  de  respect, 
de  dévouement  ou  d'amour  :  la  religion  est  U7i  sociomorphisme 
universel.  » 

C'est  à  V  Introduction  du  livre  de  M.  Guyau  sur  Y  Irréligion 
de  l'Avenir,  —  ce  jeune  philosophe  aimait  les  titres  à  effet,  — 
que  j'emprunte  cette  définition  de  la  religion,  et,  quoique  Socio- 
morphisme soit  assurément  un  peu  rude,  je  la  crois  non  seule- 
ment bonne,  mais  encore  la  meilleure  que  l'on  puisse  donner  du 
fond  commun  de  toutes  les  religions. 

J'aurais  toutefois  aimé  qu'en  le  définissant  ainsi,  M.  Guyau  se 
souvînt  qu'Auguste  Comte  l'avait  fait  avant  lui.  J'ai  tâché  de 
montrer,  dans  une  précédente  étude,  qu'il  y  avait  non  seulement 
une  «  métaphysique,  »  mais  une  «  religion  »  d'impliquée  dans  les 
données  premières  du  positivisme.  Le  caractère  essentiel  de  cette 
religion  est  d'être  conçue  comme  sociale  ;  ou  plutôt,  il  faut  dire 
davantage,  et,  dans  l'évolution  de  la  pensée  d'Auguste  Comte, 
((  religion  »  et  «  sociologie  «  ne  font  qu'un.  C'est  par  le  chemin 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  sociologie  qu'il  aboutit  à  la  religion,  et  c'est  sa  religion  qu'il 
a  vue  devenir  à  son  tour  la  règle  et  à  la  fois  le  juge  de  sa  socio- 
logie. Sa  religion,  dont  il  a  eu  grand  soin  de  n'éliminer  ni  l'in- 
connaissable ni  le  surnaturel,  —  et  au  contraire,  personne  n'a 
qualifié  plus  sévèrement  que  lui  la  «  monstrueuse  »  contradiction 
qui  se  dissimule  sous  le  nom  de  «  religion  naturelle,  »  —  est  le 
fondement  mystique  de  sa  sociologie.  Sa  sociologie  n'est  qu'un 
effort  pour  réaliser  son  «  royaume  de  Dieu  »  sur  la  terre.  «  Le 
mot  même  de  religion,  lisons-nous  dans  son  Catéchisme  Positi- 
viste, indique  l'état  de  complète  unité  qui  distingue  notre  exis- 
tence, à  la  fois  personnelle  et  sociale  quand  toutes  ses  parties, 
tant  morales  que  physiques,  convergent  habituellement  vers  une 
destination  commune...  La  religion  consiste  donc  à  régler  chaque 
nature  individuelle  et  à  rallier  toutes  les  individualités,  ce  qui 
constitue  seulement  deux  cas  distincts  d'un  problème  unique.  » 
Je  voudrais  montrer  aujourd'hui  comment  cette  conception  ou 
cette  idée  de  la  religion  s'oppose  à  de  plus  superficielles  ou 
de  plus  étroites,  ce  qu'elle  a  de  vraiment,  de  profondément, 
d'éternellement  religieux,  et  qu'il  suffît  enfin,  pour  l'utiliser,  de 
la  compléter.  Quelque  contraste  qu'il  y  ait  entre  le  plaisir  et  la 
peine,  disaient  les  Anciens,  ils  ne  laissent  pas  d'être  conjoints 
par  un  lien  de  nature  :  societate  quadam  naturali.  C'est  ainsi  que 
l'erreur  et  la  vérité  ne  sont  pas  toujours  ni  même  ordinairement 
séparées  l'une  de  l'autre  par  des  abîmes  ;  on  les  trouve  souvent 
plus  voisines  qu'on  ne  les  croyait;  et,  pour  faire  quelquefois 
servir  la  première  à  la  démonstration  ou  à  la  glorification  de  la 
seconde,  il  y  faut  moins  d'adresse  ou  d'intelligence  que  de 
«  bonne  volonté.  » 

II 

J'ai  déjà  cité  bien  des  fois,  —  et  je  ne  suis  pas  incapable  de 
citer  plus  d'une  fois  encore,  —  le  mot  si  caractéristique  de  Madame, 
mère  du  Régent  :  «  Chacun  se  fait  son  petit  religion  à  part  soi.  » 
C'est  qu'en  efl'et,  s'il  n'y  en  a  pas  de  plus  allemand,  ni  peut-être 
de  plus  protestant,  je  n'en  connais  guère  de  moins  «  religieux  :  » 
je  veux  dire  de  moins  conforme  à  tout  ce  que  nous  enseigne 
l'histoire  même  des  religions.  On  se  fait  peut-être  «  son  petit 
métaphysique,  )>  ou  «  son  petit  philosophie  »  à  part  soi  !  Mais 
en  histoire,  dans  la  réalité  de  l'histoire,  nous  ne  connaissons 


LA    RELIGION    COJIME    SOCIOLOGIE.  85S 

pas  une  seule  religion  qui  ne  nous  apparaisse  avant  tout  comme 
«  un  motif  de  rassemblement.  »  Fétichistes  ou  polythéistes,  re- 
ligions de  la  nature  ou  religions  de  «  la  souffrance  humaine,  » 
religions  de  haine  ou  religions  d'amour,  religions  de  la  famille, 
du  clan,  de  la  cité,  religions  nationales,  religions  universelles, 
toutes  les  religions  ne  sont  que  des  rassemblemens,  des  groupe- 
mens,  des  ralliemens  d'êtres  humains  autour  de  l'idée  commune 
qu'ils  se  font  de  la  Divinité;  la  mise  en  participation  d'une 
croyance  ;  le  partage  effectif  des  cérémonies  d'un  même  culte  ;  et, 
comme  conséquence,  l'engagement  que  prennent  les  fidèles  de 
souscrire  au  Credo  que  leurs  prêtres  promulgueront  pour  entre- 
tenir ce  culte,  préserver  ou  développer  cette  croyance,  l'organiser, 
la  propager,  et  honorer  ce  Dieu.  Cette  société  de  croyances  peut 
d'ailleurs  être,  et  se  trouve  avoir  été  dans  l'histoire,  plus  ou  moins 
étroite,  plus  ou  moins  durable,  plus  ou  moins  étendue.  On  a  vu 
des  religions  locales  et  on  en  a  vu  d'universelles;  on  en  a  vu  de 
familiales  et  on  en  a  vu  de  politiques.  La  religion  des  Romains 
a  longtemps  été  «  familiale  ;  »  les  religions  grecques  sont  de  bonne 
heure  devenues  «  politiques.  «  On  en  a  vu  de  jalouses  et  de  fer- 
mées, comme  le  brahmanisme  et  comme  le  judaïsme;  on  en  a 
vu  d'ouvertes  et  d'accueillantes,  comme  le  bouddhisme.  D'autres 
encore,  comme  l'islamisme,  ont  formé  des  sociétés  militaires. 
Mais  ce  que  l'on  n'a  jamais  vu,  c'est  une  religion  qui  fût  celle 
dun  seul  homme,  et  la  «  religion  de  Socrate  »  ou  la  «  religion 
de  Platon,  »  —  si  l'on  tient  à  se  servir  de  ce  mot  de  «  religion,  »  — 
n'ont  commencé  qu'avec  les  disciples  de  Platon  ou  de  Socrate.  Il 
n'y  a  pas  de  «  religion  naturelle,  »  disions-nous  tout  à  l'heure  avec 
Auguste  Comte  :  les  termes  sont  contradictoires.  Disons  pareil- 
lement qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  «  religion  individuelle.  »  On 
ne  peut  pas  plus  être  seul  de  sa  «  religion  »  qu'on  ne  le  pourrait 
être  de  sa»  famille  »  ou  desa«  patrie.  »  Famille, patrie, religion, 
ce  sont  des  expressions  «  collectives,  »  si  jamais  il  y  en  eut.  On 
n'en  diminue  pas  seulement  la  portée,  mais  on  en  altère,  on  en 
dénature,  on  en  corrompt  le  sens  quand  on  les  «  individualisa.  » 
Toute  religion,  dans  l'histoire,  avant  d'être  autre  chose,  et  de 
quelque  manière  qu'on  essaie  d'en  définir  l'essence,  est  asso- 
ciation, congrégation,  communion.  Église  !  Et  pour  achever  de 
nous  en  convaincre,  nous  n'avons  qu'à  considérer  dans  l'histoire 
ce  que  toutes  les  religions  ont  appelé  du  nom  de  «  schisme  »  ou 
d'  «  hérésie.  » 


8 ri 6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bossuet  l'a  dit  quelque  part,  avec  sa  franchise  habituelle  : 
«  L'hérétique  est  celui  qui  a  une  opinion  ;  »  et  il  ajoute  :  «  C'est 
même  ce  que  le  mot  veut  dire.  »  Ni  Calvin  avant  Bossuet,  ni,  avant 
Bossuet  et  Calvin,  les  juges  de  Socrate  n'ont  pensé  autrement. 
Anciennes  ou  modernes,  dans  toutes  les  religions,  l'hérétique 
est  celui  qui  se  détache  du  groupe,  qui  s'y  oppose  lui  tout  seul, 
qui  le  met  donc  par  là  même  en  danger  de  se  dissocier,  et 
c'est  une  chose  bien  remarquable  que,  sur  quelque  paradoxe  que 
son  hérésie  se  fonde,  on  lui  en  veut  toujours  bien  moins  de  ce 
que  son  paradoxe  a  de  blasphématoire,  ou  de  scandaleux,  que 
de  ce  qu'il  a  d'individuel,  ou  de  solitaire.  Vx  soli!  Malheur  à 
celui  qui  est  seul!  Les  hommes  aiment  à  penser  en  troupe. 
C'est  pourquoi  tout  hérétique  a  toujours  succombé  dans  l'his- 
toire qui  n'avait  pas  réussi  d'abord  à  devenir  <(  plusieurs.  »  Et 
comme,  en  devenant  «  plusieurs,  »  s'il  ne  cessait  pas  pour  cela 
d'être  hérétique,  son  hérésie  changeait  cependant  de  nature, 
devenait  ce  qu'on  appelle  un  «  schisme,  »  et  qu'un  schisme  est 
une  communion,  la  communion  des  séparés,  la  religion  se 
trouve  ainsi  ramenée  à  son  caractère  principal,  en  tant  qu'il  est 
d'être  une  croyance  collective.  Aucun  effort  n'a  jamais  prévalu 
contre  une  religion  qui  lui-même  ne  fût  collectif.  Tout  hérétique 
est  un  meneur  ou  un  conducteur  d'hommes  qui  veulent  comme 
lui  se  détacher  de  la  collectivité  dont  ils  faisaient  partie,  et  c'est 
ce  qui  explique  en  tout  temps  la  violence  des  luttes  religieuses  : 
«  Rien,  a  dit  encore  Bossuet,  n'excite  de  plus  grands  tumultes 
parmi  les  hommes;  rien  ne  les  remue  davantage,  et  rien  en 
même  temps  ne  les  remue  moins.  » 

«  Rien  ne  les  remue  moins,  »  parce  qu'en  efTet  les  préoccu- 
pations de  la  vie  quotidienne  rejettent  ordinairement  la  préoc- 
cupation religieuse  à  l'arrière-plan  de  notre  activité  et  comme 
dans  l'ombre  de  l'inconscience!  Mais,  «  rien  en  même  temps 
ne  les  remue  davantage,  »  parce  qu'une  religion  qui  se  sent 
menacée,  c'est  une  société  qui  se  sent  ébranlée  jusque  dans  ses 
fondemens;  c'est  une  communauté  qui  se  sent  inquiétée  dans 
le  principe  de  son  existence  même;  c'est  une  collectivité  dont 
les  élémens  se  retournent,  pour  ainsi  parler,  contre  elle-même, 
et  rompent,  en  brisant  le  lien  qui  formait  leur  union,  celui  qui 
faisait  en  même  temps  le  secret  de  sa  force.  Aussi  les  historiens 
ont-ils  quelquefois  hésité  sur  le  vrai  caractère  des  révolutions 
religieuses.  Ils  les  ont  crues  plus  d'une  fois  «  politiques,  »  et 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  857 

de  ce  qu'en  effet  elles  le  sont  toutes,  ou  presque  toutes,  devenues, 
ils  en  ont  conclu  que  la  religion  n'en  avait  donc  été  que  le  pré- 
texte. La  conclusion  était  fausse,  mais  l'hésitation  était  permise. 
Elle  ne  l'est  plus,  si  l'on  fait  attention  qu'étant  chose  collective, 
aucune  religion  ne  saurait  être  «  réformée,  »  que  la  structure 
d'une  société  tout  entière  n'en  soit  nécessairement  et  profondé- 
ment modifiée. 

En  voici  un  exemple  dans  l'analyse  qu'Eugène  Burnouf  a 
donnée  [Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  Indien,  \V^  Mé- 
moire, 11^  section)  des  relations  du  bouddhisme  et  du  brahma- 
nisme. En  proclamant,  —  non  pas  l'égalité  des  hommes,  «  peu 
comprise,  en  général,  des  peuples  asiatiques,  »  —  mais  la  pos- 
sibilité pour  tout  homme  «  d'échapper  à  la  loi  de  la  transmi- 
gration, »  ce  qui  est  sans  doute  éminemment  une  affirmation 
de  l'ordre  dogmatique,  Çakya-Mouni  ne  «  tendait  à  rien  moins 
qu'à  détruire,  dans  un  temps  donné,  la  subordination  des  castes,  » 
ce  qui  sans  doute  était  une  réforme  de  l'ordre  politique  ou  social. 
Un  autre  exemple  de  cette  solidarité  nous  est  manifesté  dans  le 
procès  de  Socrate.  «  On  peut  l'avouer  aujourd'hui,  nous  dit 
expressément  Victor  Cousin  {Œuvres  de  Platon,  t.  I,  p.  56), 
Socrate  ne  s'élève  tant  comme  philosophe  qu'à  condition  préci- 
sément d'être  coupable  comme  citoyen.  »  Et  qu'est-ce  encore 
que  la  politique  des  Empereurs  a  poursuivi  dans  le  christianisme 
naissant,  sinon  le  danger  qu'en  attaquant  «  la  religion  de  l'Etat  » 
et  les  «  dieux  de  la  patrie,  »  la  religion  nouvelle  faisait  courir 
à  la  collectivité  dont  ces  dieux  étaient  les  protecteurs,  et  cette 
religion  d'État  la  garantie  de  durée?  «  Les  religions  se  jugent 
par  les  services  qu'elles  rendent,  disait  Symmaque  dans  un  dis- 
cours célèbre  (Cf.  Gaston  Boissier,  La  Fin  du  Paganisme,  t.  II, 
p.  317-323),  l'homme  ne  s'attache  aux  dieux  que  quand  ils  lui 
ont  été  utiles,  utilitas  quse  maxime  homini  deos  asserit.  »  Quelle 
que  soit  l'origine  d'une  révolution  religieuse,  on  ne  saurait  donc 
Fempêcher  d'être  ou  de  devenir  presque  toujours  une  révolution 
politique,  et  surtout  «  sociale.  «  C'est  ce  qui  n'aurait  proba- 
blement pas  lieu  si  la  religion  n'était  qu'une  «  affaire  indivi- 
duelle. »  Et  je  n'examine  point,  pour  le  [moment,  s'il  vaudrait 
mieux  qu'elle  le  fût,  ni  s'il  faut  travailler  à  ce  qu'elle  le  devienne, 
mais  je  dis  qu'aucune  religion  ne  l'a  été  dans  l'histoire,  et  c'est, 
pour  le  moment,  tout  ce  qu'il  s'agissait  de  montrer,  —  ou  de 
constater. 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais,  c'est  précisément  ce  qu'Auguste  Comte,  sous  l'influence 
de  Joseph  de  Maistre,  et  aussi  de  Lamennais,  a  parfaitement  vu. 
On  nous  a  reproché  que,  dans  ces  études  sur  «  l'utilisation  du 
positivisme,  »  nous  ne  faisions  pas  assez  de  citations  du  Cours  de 
Philosophie  positive  ou  du  Système  de  Politique  :  j'en  ferai  donc 
ici  quelques-unes,  dont  j'espère  que  l'on  ne  méconnaîtra  ni  l'intérêt 
ni  surtout  la  portée.  Tel  est  le  passage  où  Comte  déclare  que, 
l'organisation  ou  la  réorganisation  d'un  «  pouvoir  spirituel  » 
étant  à  ses  yeux  le  premier  besoin  des  sociétés  modernes,  «  loin 
de  proposer  à  cet  égard  une  régénération  dépourvue  de  tous  anté- 
cédens,  »  il  s'honore  au  contraire  de  n'en  pas  dissimuler  «  la  rela- 
tion fondamentale  avec  l'admirable  ébauche  qui  constitue  le 
principal  caractère  du  moyen  âge,  «  et  d'avoir  lui-même,  à  cet 
effet,  pour  bien  montrer  cette  relation,  «  rendu  au  catholicisme 
une  plus  complète  justice  qu'aucun  de  ses  propres  défenseurs, 
sans  en  excepter  l'éminent  de  Maistre.  »  [Système  de  Politique 
positive,  I,  86-87.)  En  s'exprimant  ainsi,  il  fait  allusion  à  la 
S4*  leçon  de  son  Cours  de  Philosophie  positive,  où  il  a  tant 
insisté  sur  «  le  génie  éminemment  social  du  catholicisme  »  V,  233  ; 
—  sur  «  l'admirable  modification  de  l'organisme  social  »  dont 
l'action  catholique  a  été  dans  l'histoire  l'infatigable  ouvrière, 
V,  2S9;  —  sur  la  «  grande  destination  sociale  »  du  pouvoir  catho- 
lique, V,  243  ;  —  sur  «  l'irrécusable  nécessité  relative,  intellec- 
tuelle ou  sociale,  des  dogmes  les  plus  amèrement  reprochés  au 
catholicisme,  »  V,  269.  Autant  en  dit-il  des  «  institutions  »  du 
catholicisme;  et,  dans  les  justifications  qu'il  donne  de  l'existence 
des  ordres  monastiques,  V,  245-246;  —  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale, V,  249-250;  —  du  célibat  des  prêtres,  V,  252-253;  —  du 
pouvoir  temporel  de  la  papauté,  V,  255-256;  —  de  la  confession, 
V,  263-264,  c'est  toujours  de  leur  fonction  ou  de  leur  utilité 
sociale  qu'il  s'autorise.  La  signification  ou  la  valeur  sociale  du 
catholicisme,  telle  est  la  base  de  l'apologie  qu'il  en  fait.  Et, 
finalement,  le  grand  grief  qu'il  oppose  au  protestantisme,  c'est  de 
n'avoir  été,  dès  ses  débuts,  «  qu'une  protestation  contre  les 
bases  intellectuelles  de  V ancien  ordre  social,  ultérieurement 
étendue  à...  toute  véritable  organisation  quelconque,  »  V,  379. 
Au  nom  même  du  christianisme,  le  protestantisme  s'est  attaché 
à  ruiner  l'admirable  système  de  la  hiérarchie  catholique,  tel 
qu'il  «  en  constituait  socialement  la  réalisation  fondamentale,  » 
Y,   381-382.    Ce  que  le  protestantisme  a  profondément  altéré, 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  859 

s'il  ne  l'a  pas  anéantie,  c'est  la  «  notion  fondamentale  du  progrès 
social,  »  V,475.  Et  c'est  encore  lui,  toujours  lui,  qui  en  faisant  de 
la  religion  «  une  affaire  individuelle,  »  a  sans  doute,  et  comme 
il  s'en  vante,  inauguré  le  règne  du  «  sens  propre  »  en  matière 
de  religion,  mais  en  même  temps,  et  par  cela  môme,  ruiné  la 
notion  de  «  religion.  »  (V,  54®  et  55®  leçons,  passim.)  Car,  s'il  est 
vrai  que  l'office  propre  de  toute  religion  consiste,  tant  «  à  régler 
chaque  existence  personnelle,  qu'à  rallier  les  diverses  indivi- 
dualités, »  il  est  encore  plus  vrai  que  «  régler  et  rallier  exigent 
nécessairement  les  mêmes  conditions  fondamentales;  »  que 
«  les  sentimensqui  rallient  sont  aussi  les  plus  propres  k  régler;  » 
et  qu'une  véritable  discipline  affective  ne  peut  «  s'établir  et  se 
développer  que  sous  l'uniforme  subordination  de  tous  les  senti- 
mens  personnels  aux  sentimens  sociaux.  »  {Système  de  Politique 
positive,  t.  II,  p.  9-10.) 

Voilà,  si  je  ne  me  trompe,  des  textes  assez  démonstratifs,  et 
dont  l'interprétation  ne  laisse  aucune  place  à  l'arbitraire!  Aux 
yeux  d'Auguste  Comte,  toute  religion,  ou,  pour  parler  sa  langue, 
toute  théologie  ne  vaut  qu'en  fonction  de  la  sociocratie ,  et  comme 
acheminement  vers  1'  «  unification  de  l'espèce  humaine.  » 
La  «  théorie  générale  de  la  religion  »  se  confond,  pour  Auguste 
Comte,  avec  la  «  théorie  positive  de  l'unité  humaine.  »  C'est 
sur  la  base  de  cette  identité  qu'il  reconstruit  successivement 
l'édifice  du  dogme,  celui  du  culte,  et  de  la  discipline.  Et  cette 
identité  n'est  pas  déduite,  mais  induite.  C'est  l'examen  de  toutes 
les  religions  qui  la  lui  a  enseignée  :  «  religions  spontanées  »  ou 
«  religions  révélées,  »  religions  «  transitoires  »  ou  «  prélimi- 
naires. »  Les  conclusions  où  il  aboutit,  c'est  l'histoire  qui  les  lui 
a  dictées.  Et  il  ne  nie  pas  d'ailleurs  que  d'autres  élémens,  d'une 
tout  autre  nature,  puissent  entrer,  pour  y  concourir  et  s'y  unir, 
dans  la  composition  générale  de  la  religion.  Toutes  les  for- 
mations historiques  sont  complexes.  Mais,  quels  que  soient  ces 
autres  élémens,  il  a  cru  voir  qu'ils  ne  servaient  qu'à  différen  cier 
les  religions  entre  elles  ;  et,  au  contraire,  ce  qui  les  rapproche  les 
unes  des  autres,  —  j'entends  pour  l'observateur  désintéressé,  — 
c'est  d'être  des  «  sociologies,  »  puisque  c'est  l'élément  comcaun 
qu'on  retrouve  en  elles  toutes. 

Voulons-nous  maintenant  une  confirmation  «  actuelle  »  de 
ces  vues  d'Auguste  Comte?  Nous  n'avons  nous-mêmes  qu'à 
ouvrir  les  yeux,  et  par  exemple,  à  nous  demander  quelle  est  la 


860  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

raison  de  l'impénétrabilité,  —  je  dirais  volontiers  l'imperméa- 
bilité, —  de  la  civilisation  chinoise  à  la  propagande  chrétienne? 
Je  sais  le  zèle  de  nos  missionnaires,  et  je  n'aurais  garde  ici  de 
vouloir  décourager  leur  effort!  Mais  on  peut  bien  dire  que  les 
progrès  du  christianisme  en  Chine  sont  étrangement  lents  et  de 
nature  à  désespérer  une  religion  qui  n'aurait  pas  confiance, 
comme  la  nôtre,  en  son  éternité.  La  raison  en  est  que  la  religion 
de  la  Chine,  autant  ou  plus  qu'une  «  religion,  »  est  une  «  sociolo- 
gie. »  La  part  de  la  métaphysique  ou  de  la  spéculation  y  est  nulle, 
et  le  caractère  en  est  éminemment  pratique.  C'est  même  ce  qui 
La  fait  longtemps  considérer  comme  athée  ;  et,  si  l'expression  de 
«  religion  athée  »  ne  laissait  pas  d'être  paradoxale  et  contradic- 
toire, on  ne  se  trompait  pourtant  pas  sur  le  fond.  La  religion  de 
la  Chine  semble  consister  tout  entière  en  un  corps  de  préceptes 
moraux  dont  l'objet  n'est  que  de  réaliser  un  idéal  social.  Mais 
comme  cet  idéal  social  est  assez  éloigné  de  celui  que  le  chris- 
tianisme propose  à  ses  fidèles,  il  en  résulte  que  le  christianisme 
ne  saurait  faire  en  Chine  de  progrès  qui  ne  tende  à  modifier  la 
structure  de  la  société;  —  et  là  même  est  l'explication  de  la  rési- 
stance qu'il  rencontre.  Si  jamais  le  christianisme  triomphe  des 
religions  de  la  Chine,  cela  ne  voudra  donc  pas  dire  qu'elles 
aient  reconnu  sa  supériorité  dogmatique  ou  métaphysique,  mais 
la  civilisation  chinoise  aura  reconnu  la  supériorité  des  civilisa- 
tions du  type  occidental.  Ou,  en  d'autres  termes  encore,  ce  n'est 
pas  l'enseignement  du  christianisme  qui  aura  modifié  la  men- 
talité chinoise,  mais  c'est  la  mentalité  chinoise  préalablement 
modifiée,  et  transformée,  qui  sera  devenue  capable  de  l'ensei- 
gnement du  christianisme.  Et,  en  attendant,  sil  n'y  est  pas  per- 
sécuté, cet  enseignement  y  sera  rendu  vain  par  la  résistance 
que  lui  opposera  la  forme  même  de  la  société.  La  preuve  que 
toute  religion  est  essentiellement  une  «  sociologie,  »  c'est 
qu'aussi  longtemps  qu'une  société  n'est  pas  modifiée  dans  sa 
structure  intime,  on  ne  la  verra  pas  changer  de  religion,  et 
quand  elle  en  changera,  ce  ne  sera  pas,  à  proprement  parler,  de 
«  religion  »  qu'elle  aura  changé,  mais  de  manière  d'entendre  la 
nature,  l'objet,  et  le  but  de  la  société. 

J'en  trouve  une  autre  preuve  dans  les  transformations  qui 
s'opèrent  en  ce  moment  même  au  sein  du  protestantisme,  et  qui 
semblent  avoir  pour  objet  la  «  socialisation  »  d'une  formule  reli- 
gieuse dont  le  calvinisme  avait  fait  si  longtemps  une  «  affaire 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  861 

individuelle.  »  Un  jeune  écrivain  français,  M.  Henry  Bargy,  dans 
un  livre  récent  sur  La  Religion  dans  la  société  aux  États-Unis, 
—  notons  ce  titre,  —  les  a  très  habilement  décrites,  et  sa  con- 
clusion est  intéressante  à  retenir  :  «  L'évolution  qui  prépare  en 
Amérique  l'unité  du  christianisme  est  un  effet  du  positivisme.  » 
Espérons  avec  lui  qu'il  ne  se  trompe  pas!  Mais  un  livre  plus 
significatif  encore  est  le  recueil  qu'on  a  formé,  sous  le  titre  de 
Christianisme  social,  des  «  discours  et  conférences,  »  ou  de  quel- 
ques-uns des  discours,  et  de  quelques-unes  des  conférences,  du 
pasteur  G.  D.  Herron,  professeur  de  «  christianisme  appliqué  » 
au  Collège  de  Grinnell,  dans  l'Etat  d'Iowa.  L'origine  de  cette 
chaire  et  l'objet  de  sa  fondation  sont  déjà  bien  caractéristiques  : 
c'est  une  femme  qui  la  instituée,  «  pour  qu'on  y  dégageât  des  ensei- 
gnemens  de  Jésus  une  philosophie  sociale  et  économique,  en 
vue  de  l'application  de  ces  enseignemens  aux  problèmes  et  aux 
institutions  sociales.  »  Les  titres  mêmes  de  quelques-uns  de  ces 
discours  :  l'État  chrétien,  r Avènement  politique  du  Christ,  Une 
confession  de  foi  sociale,  sont  encore  plus  éloquens.  Et  voici  quel- 
ques-unes des  déclarations  qu'ils  contiennent  :  «  L'accroissement 
de  la  liberté  personnelle  et  le  perfectionnement  des  armes  desti- 
nées à  lutter  contre  les  concurrens,  telles  ont  été  les  idées  fonda- 
mentales de  l'économie  politique,  celles  qui  ont  dominé  toute  l'ac- 
tivité du  monde  moderne.  Nous  commençons  à  nous  douter  que 
l'individu  n'atteint  son  véritable  développement  que  par  l'asso- 
ciation, et  qu'il  n'arrive  à  la  liberté  que  par  l'union  avec  ses 
semblables.  Au  prix  de  douloureuses  expériences,  notre  race 
conquiert  peu  à  peu  une  science  qui  dépasse  également  les  déduc- 
tions logiques  des  économistes  et  des  philosophes  :  c'est  à  savoir 
qu'elle  n'est  pas  un  simple  agrégat  d'individus...  L'évolution  que 
nous  voyons  poindre  sera  supérieure  à  la  phase  individualiste, 
dont  nous  sortons,  autant  que  l'état  d'être  raisonnable  le  fut  à 
l'animalité  primitive.  »  Si  l'on  considère  que  le  discours  d'où  ces 
lignes  sont  extraites  est  intitulé  :  V Avènement  politique  du, 
Christ;  qu'elles  sont  d'un  professeur  de  «  christianisme  appli- 
qué ;  »  que  l'Université  dans  laquelle  il  enseigne  est  «  congréga- 
tionaliste  ;  »  et  qu'enfin  il  est  lui-même  pasteur  dans  son  église, 
on  y  verra  sans  doute  ce  que  nous  y  voyons  nous-mêmes,  la  re- 
ligion redevenant,  d'une  «  affaire  individuelle,  »  une  «  affaire 
sociale.  »  La  croyance  en  Jésus-Christ  «  comme  principe  de  ré- 
novation politique  et  sociale,  »  voilà  ce  que  nous  offre  un  pro- 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

testant  d'Amérique.  Il  dit  ailleurs,  dans  un  discours  sur  V Ap- 
proche de  la  crucifixion  :  «  L'idéal  divin  de  société  humaine  que 
Jésus  avait  conçu  était  la  croix  sur  laquelle  il  a  été  cloué,  car  ses 
doctrines  étaient  moins  théologiques  que  sociales.  »  Il  nous  assure 
que  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  exprime  ainsi,  des  foules,  autour 
de  lui,  le  pensent  comme  lui.  On  traduit  ses  Discours  à  Genève, 
et  on  le  suit  dans  la  voie  qu'il  indique.  Mais,  dans  cette  même 
voie,  lui  et  ses  adhérens,  Auguste  Comte  les  avait  précédés. 
Avant  eux,  —  et  peut-être  pour  eux,  —  il  avait  montré  qu'au 
fond  de  toute  religion  il  y  a  une  «  sociologie.  »  Et,  puisqu'il 
l'avait  montré  surtout  à  l'encontre  du  protestantisme  primitif, 
c'est  une  occasion  qui  s'ofTre  à  nous  de  passer  de  la  preuve  à 
la  contre-épreuve,  et  de  montrer  ce  que  devient  une  religion 
quand  elle  cesse  d'être  une  «  sociologie.  » 

III 

Quelle  est,  en  effet,  je  ne  dis  pas  la  seule  cause,  mais  1  une 
au  moins  des  principales  causes  de  ce  phénoûiène  de  «  déchris- 
tianisation »  lente  et  continue,  dont  on  pourrait  dire  qu'il  résume, 
depuis  trois  ou  quatre  cents  ans,  l'histoire  de  la  pensée  reli- 
gieuse? Est-ce  que  par  hasard,  aux  environs  du  xvi*  siècle,  des 
impossibilités  ou  des  difficultés  de  croire  auraient  brusquement 
surgi,  dont  la  raison  de  l'homme  ne  se  serait  pas  avisée  jus- 
qu'alors? On  le  dit;  mais  on  ne  s'en  douterait  guère  à  lire  Luther 
ou  Calvin  1  Les  sciences  naturelles,  dont  on  verra  sortir  les  plus 
troublantes  et  les  plus  redoutables  de  ces  «  difficultés,  »  ne  se 
sont  constituées  qu'à  la  fin  du  xviii*  siècle  ou  au  commencement 
du  XIX®;  on  en  peut  dire,  il  en  faut  dire  autant  de  l'exégèse;  et, 
en  réalité,  contre  l'enseignement  du  catholicisme  ou  du  protes- 
tantisme, qu'il  confond  indistinctement  dans  une  haine  com- 
mune, Voltaire  n'a  fait  valoir  aucun  argument  qui  ne  fût  dans 
Celse  ou  dans  Porphyre.  Oserai-je  ajouter  qu'aussi  bien,  en  1903, 
sur  la  question  de  savoir  «  si  la  foi  suffit  à  nous  justifier,  »  ou 
si  le  sacrifice  de  la  messe  est  une  idolâtrie,  nous  n'avons  ni 
plus  ni  moins  de  lumières,  en  dépit  du  progrès  de  la  «  science  » 
que  n'en  pouvait  avoir  un  chrétien  du  v®  siècle  ? 

On  dit  encore,  —  et  j'inclinerais  davantage  à  le  croire,  —  que 
la  sévérité  de  la  morale  chrétienne  aurait  découragé  de  la  suivre 
une  humanité  «  régénérée  »  dans  le  paganisme,  et  rendue  par 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  863 

lui,  dans  l'Europe  des  Médicis  et  des  Borgia,  des  Valois  et  des 
Tudors,  à  la  brutalité  de  ses  instincts  ou  à  son  avidité  naturelle 
de  jouissance.  C'a  été  le  grand  argument  de  Bossuet,  comme  de 
Bourdaloue,  contre  les  «  libertins  »  de  leur  temps  ;  et  on  ne  sau- 
rait nier  qu'en  leur  temps,  le  libertinage  des  mœurs  n'allât 
presque  toujours  de  pair  avec  celui  de  la  pensée.  Les  choses 
n'ont  un  peu  changé  qu'avec  Bayle  ;  et  combien  peu,  c'est  ce  que 
suffit  à  dire  l'histoire  des  mœurs  au  temps  de  la  Régence  ou  de 
Louis  XV!  Joignons-y  l'histoire  de  la  littérature,  et  convenons 
que,  si  l'auteur  du  Temple  de  Gnide,  si  celui  de  la  Princesse  de 
Babylone,  si  celui  des  Bijoux  indiscrets  tiennent  alors  école,  ce 
n'est  pas  tant  de  «  philosophie  »  que  de  «  morale  facile.  »  Nous 
avons  déjà  relevé  sur  ce  point  le  témoignage  d'Helvétius.  Les 
difficultés  de  croire  choquaient  bien  moins  la  raison  de  la  plu- 
part des  Encyclopédistes  que  la  morale  de  l'Evangile,  et  même 
celle  des  casuistes,  ne  condamnait,  ne  jugeait,  et  par  conséquent 
ne  gênait  la  liberté  de  leurs  mœurs. 

Mais  une  autre  cause  a  eu  bien  plus  d'influence  encore,  et 
c'est  celle  qu'Auguste  Comte  caractérise  admirablement,  quand, 
après  avoir  défini  la  «  grande  maladie  occidentale,  »  par  la  ré- 
volte qu'elle  a  été  contre  «  l'ensemble  des  antécédens  humains, 
il  en  trouve  le  principe  dans  le  triomphe  de  la  «  raison  indivi- 
duelle »  graduellement  développée  par  le  protestantisme,  le 
déisme  et  le  scepticisme.  Ce  sont  ses  termes  mêmes  que  je 
reproduis  ici.  [VIII^  Circulaire  annuelle,  1857,  dans  Robinet, 
Notice  sur  F  œuvre  et  la  vie  d'Auguste  Comte,  p.  529-531.] 
Et,  en  effet,  qu'est-ce  que  l'histoire  des  variations  des  églises 
protestantes,  depuis  Luther  jusqu'à  Socin,  si  ce  n'est  l'histoire 
des  revendications  de  la  «  raison  individuelle,  »  opposant  son 
indépendance  et  son  autonomie  natives  à  tant  de  Symboles  ou  de 
Confessions,  dont  l'objet  n'était  inversement  que  de  contenir,  de 
limiter  et,  en  quelque  manière,  de  fixer  sa  liberté?  Le  déisme,  à 
son  tour,  n'est  qu'une  conséquence  de  ces  variations,  s'il  n'est 
historiquement  qu'une  tentative  désespérée  pour  essayer  de  ral- 
lier autour  d'un  minimum  de  croyances,  considérées  comme 
nécessaires  à  la  vie  sociale,  une  civilisation  déjà  trop  divisée 
contre  elle-même.  Il  nous  laisse  libres  en  tout  le  reste,  si  seule- 
ment nous  iTii  accordons  son  «  Dieu  rémunérateur  et  vengeur,  » 
afin,  comT?:-^  dit  Voltaire,  que  nous  ne  soyons  pas  assassinés  par 
nob  domestiques,  si  toutefois  nous  en  avons;  et  ainsi  sa  religion, 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gui  n'est  pas  une  religion,  mais  une  police  ou  une  gendarmerie, 
n'est  qu'une  limitation  provisoire  des  droits  de  la  «  raison  indivi- 
duelle. »  Et  le  scepticisme,  enfin,  dans  l'impuissance  où  il  se 
sent  d'assurer  ce  minimum  de  croyances,  essaie  de  se  faire 
illusion  en  émancipant  cette  même  raison  des  derniers  scrupules 
qui  l'empêchaient  encore  de  se  croire  uniquement  souveraine. 
Tous  et  chacun,  nous  voilà  désormais  devenus  «  la  mesure  de 
toutes  choses  ;  »  nous  faisons  seuls  toute  la  vérité  de  ce  que  nous 
croyons,  comme  la  beauté  de  ce  que  nous  aimons  ;  personne  de 
nous  n'a  le  droit  d'ériger  sa  vérité  particulière  en  règle  de  la 
vérité  non  plus  qu'en  maxime  générale  de  conduite.  Le  subjec- 
tivisrae  triomphe;  et  la  société  tout  entière  se  sent  à  ce  coup 
menacée  de  la  même  dissolution  que  les  doctrines  communes 
qui  lui  servaient  de  fondement,  d'armature  ou  de  support.  Le 
philosophe  avait  raison  :  «  Graduellement  développée  par  le 
protestantisme,  le  déisme  et  le  scepticisme,  la  maladie  occiden- 
tale consiste  dans  une  révolte  continue  de  la  raison  individuelle 
contre  l'ensemble  des  antécédens  humains.  »  Et  c'est  encore 
lui  qui  ajoute  :  «  qu'elle  est  résultée  de  la  décadence  néces- 
saire des  croyances  propres  au  moyen  âge.  »  Nous  ne  différons 
d'avis  avec  lui  que  sur  la  «  nécessité  »  de  cette  décadence. 

En  tout  cas,  il  n'est  pas  le  seul  ni  le  premier  qui  se  soit 
aperçu  que  tout  ce  qu'on  faisait  contre  la  religion  tendait  néces- 
sairement à  l'affaiblissement  du  lien  social,  et,  sous  ce  rapport, 
rien  n'est  plus  instructif,  ni  plus  démonstratif  du  caractère  «  so- 
ciologique »  de  toute  religion,  que  les  efforts  qu'on  a  tentés  pour 
empêcher  cet  affaiblissement  d'aboutir  à  une  rupture.  «  Il  y  a, 
dit  Rousseau  [Contrat  social,  Livre  IV,  ch.  8],  une  profession 
de  foi  purement  civile  dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer 
les  articles,  non  pas  précisément  comme  dogmes  de  religion, 
mais  comme  sentime?is  de  sociabilité  sans  lesquels  il  est  impos- 
sible d'être  bon  citoyen  ni  sujet  fidèle.  Il  peut  bannir  de  l'Etat 
quiconque  ne  les  croit  point,  non  comme  impie,  mais  comme 
insociable.  »  Et,  comment  donc?  voilà  qui  est  bien  différent, 
mais  on  n'en  est  pas  moins  toujours  banni  !  Avec  son  admi- 
rable inconscience,  — que  l'on  nommerait  encore  mieux  son 
impudence  dans  le  sophisme,  —  Rousseau,  qui  ne  croit  qu'en 
lui-même,  incorpore  la  religion  au  pouvoir  politique,  et  il  en 
met  les  vérités,  —  qui  ne  sont  pas  des  vérités,  mais  des  opi- 
nions, —  sous  la  protection  de  la  loi  pénale  de  l'Etat.  Nous  avons 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  865 

le  droit  imprescriptible  de  penser  autrement  que  l'Etat,  mais, 
comme  il  faut  une  religion,  l'Etat  se  réserve  le  droit  de  nous 
bannir,  ou  de  nous  supprimer,  si  nous  pensons  autrement  que 
lui!  Et  pourquoi  faut-il  une  religion?  Parce  que,  sans  religion, 
l'Etat  n'est  plus  l'Etat,  une  société  organisée,  un  corps  dont  ses 
citoyens  ne  sont  que  les  membres,  mais  un  agrégat  d'élémens 
disparates,  hétérogènes,  hostiles,  et  en  un  mot  le  contraire  de 
tout  ce  qu'implique  la  notion  de  l'Etat.  L'Etat  laïque  ne  peut  de- 
meurer l'Etat  qu'à  la  condition  de  se  faire  une  religion  de  lui- 
même,  et  du  système  des  moyens  qu'il  estime  les  plus  propres 
à  lui  garantir  sa  propre  durée. 

Cette  unité  «  sociale,  »  que  les  caprices  de  la  «  raison  indivi- 
duelle »  menacent  à  chaque  instant  de  briser,  d'autres,  plus  libé- 
raux que  le  citoyen  de  Genève,  ont  essayé  de  la  refaire  par  le 
sentiment,  et  ce  sont  ceux  qu'on  pourrait  appeler  les  théori- 
ciens de  la  religiosité  :  Keble  en  Angleterre,  Schleiermacher 
en  Allemagne,  Renan  chez  nous,  en  ont  été  les  plus  éminens. 
Rendons  justice  à  leurs  intentions!  Mais  ils  n'ont  oublié  qu'un 
point  qui  est  que  la  «  religiosité  »  n'étant  rien  de  plus  que  le 
goût  des  choses  religieuses,  tout  le  monde  ne  l'a  pas;  et,  quand 
tout  le  monde  l'aurait,  nos  goûts  à  chacun  nous  sont  assuré- 
ment plus  «  individuels  »  que  notre  raison  même.  L'union  qu'on 
a  rompue  au  nom  de  la  «  science  positive,  »  on  ne  saurait  donc 
la  refaire  dans  «  la  catégorie  de  l'Idéal;  »  et  nos  «  raisons 
d'aimer  »  ne  se  fondent  point  sur  notre  impuissance  à  trouver 
des  «  raisons  de  croire.  »  Mais  la  tentative  n'en  demeure  pas 
moins  caractéristique,  et  on  voit  bien  quelle  en  est  la  nature.  Il 
s'agit  d'obtenir  de  la  sensibilité  cette  part  de  sacrifice  qu'il  est 
convenu  que  l'on  ne  saurait  demander  à  la  raison,  et  d'opposer 
«  l'union  des  cœurs  »  au  danger  de  dissolution  que  fait  courir  à 
la  société  la  désunion  des  intelligences. 

Et  d'autres  enfin,  comme  Vinet,  ont  essayé  de  résoudre  la 
difficulté  par  une  distinction  subtile,  plus  imaginaire  que  réelle, 
entre  1'  «  Individualisme  et  V Individualité.  »  Il  ne  faut  point  con- 
fondre, a  dit  Alexandre  Vinet,  ces  deux  ennemis  jurés,  l'Indivi- 
dualisme et  l'Individualité  :  le  pre?nie?\  obstacle  et  négation  de 
toute  société^  la  seconde,  à  qui  la  société  doit  tout  ce  qu'elle  a  de 
saveur,  de  vie  et  de  réalité.  »  [Études  sur  Biaise  Pascal,  p.  101.)  On 
ne  voit  pas  très  bien  ce  que  cela  veut  dire.  Si  l'individualisme  est 
de  tout  rapporter  à  soi,  on  ne  voit  pas  très  bien  par  quels 
TOME  XIII,  —  1903.  55 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

caractères  l'individualité  s'en  distingue,  ni  surtout  s'y  oppose. 
Mon  opinion  ne  m'est  «  personnelle  »  que  de  la  quantité  dont  elle 
diffère  de  l'opinion  commune,  et  mon  «  individualité  »  ne 
s'affirme  que  dans  ce  contraste.  Individualisme,  individualité,  s'il 
ne  faut  pas  les  confondre,  Yinet  aurait  bien  dû  nous  dire  de 
quelle  manière,  ou  par  quel  artifice,  on  réussira  jamais  à  les 
distinguer.  Mais  qu'il  reconnaisse  dans  l'Individualisme,  «  l'obs- 
tacle et  la  négation  de  toute  société,  »  voilà,  encore  ici,  ce  qui  est 
intéressant,  et  j'oserai  même  dire  capital.  Cenfitentem  habemus 
reum.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  laisser  libre  cours  à  1'  «  indivi- 
dualisme; »  l'autonomie  du  Moi  est  la  «  négation  de  la  société;  » 
et  ce  n'est  pas  seulement  l'unité  religieuse,  mais  l'unité  sociale 
qui  est  menacée  par  les  divisions  religieuses. 

Ce  que  manifestent  donc  toutes  ces  tentatives,  c'est  qu'en 
quelque  point  de  la  chaîne  du  dogme  que  se  soit  opérée  la 
rupture,  et  pour  quelque  motif  que  ce  soit,  les  causes  de  la  rup- 
ture pouvaient  bien  être  «  intellectuelles,  »  ou  «  métaphysiques,  » 
ou  «  théologiques,  »  mais  les  conséquences  en  sont  surtout  «  so- 
ciales. »  Ce  n'est  pas  seulement  une  communauté  d'opinions  qu'on 
a  brisée,  c'est  une  communauté  d'intérêts  et  d'intérêts  majeurs. 
On  n'avait  cru  toucher,  d'une  main  généreuse  et  hardie,  qu'à  des 
«  superstitions,  »  ou  à  des  «  survivances  »  d'un  passé  condamné 
sans  retour,  et  on  s'aperçoit,  avec  un  peu  d'effroi,  qu'on  a,  sans 
le  vouloir,  ébranlé  jusqu'en  ses  fondemens  la  structure  mênde 
d'une  société.  Mais,  comme  on  ne  voudrait  pourtant  pas  retourner 
en  arrière,  ou  plutôt,  comme  on  sent  que  l'on  aurait  beau  le  vou- 
loir, on  ne  le  pourrait  pas,  on  essaie  donc,  par  des  moyens  nou- 
veaux, de  refaire  cette  cohésion  sans  laquelle  une  société  n'est 
pas  une  société,  mais  une  poussière  d'hommes;  et  on  n'y  a  pas 
jusqu'à  présent  réussi;  mais  si  l'on  n'y  a  pas  plus  complètement 
échoué,  ce  n'est,  et  nous  venons  de  le  constater,  qu'en  «  laïci- 
sant »  les  principes  d'une  religion. 

C'est  ce  que  Stuart  Mill,  et  depuis  lui  tous  ceux  qui  per- 
sistent à  ne  voir  dans  la  religion  qu'  <(  une  affaire  individuelle,  » 
ont  prétendu  sans  doute  reprocher  à  Auguste  Comte  quand  ils  lui 
faisaient  un  grief  «  d'avoir  tiré  de  la  discipline  catholique  la  plu- 
part de  ses  idées  de  culture  morale.  »  Et,  de  fait,  nous  en  avons 
nous-mêmes  fait  plus  d'une  fois  la  remarque,  le  positivisme, 
à  plus  d'un  égard,  n'est  qu'une  «  laïcisation  »  du  catholicisme. 
Mais  il  ne  l'est  point  consciemment,  ou,  comme  on  dit,  de  dessein 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  867 

principal  et  formé.  Auguste  Comte  n'a  point  «  tiré  de  la  discipline 
catholique  »  ses  idées  de  culture  morale.  Seulement,  et  du  mo- 
ment qu'il  posait  la  «  reconstitution  sociale  »  comme  objet  ca- 
pital et  dernier  de  son  positivisme,  l'impossible  était  qu'il  n'y 
eût  point  quelque  part  coïncidence  ou  rencontre  de  ses  «  idées 
de  culture  morale  »  avec  «  la  discipline  catholique.  »  Et  je  ne 
nie  pas  pour  cela  qu'il  ait  subi  l'influence  de  la  «  discipline 
catholique!  »  Si  je  le  niais,  j'oublierais  ce  qu'il  a  lui-même  dé- 
claré qu'il  devait  à  Joseph  de  Maistre.  J'oublierais  qu'aucun  phi- 
losophe ne  s'est  moins  soucié  d'être  «  original,  »  de  penser 
comme  personne  avant  lui,  et,  au  contraire,  on  l'a  vu,  sa  méthode 
est  essentiellement  de  rattacher  ses  doctrines  à  «  l'ensemble  des 
antécédens  humains.  »  Ses  conclusions  ne  sont  que  des  totalisa- 
tions de  son  expérience.  Mais  ce  qui  ne  se  pouvait  pas,  c'est  que 
ses  «  idées  de  culture  morale,  »  étant  sociales,  ne  se  termi- 
nassent pas,  en  tant  que  sociales,  à  une  religion.  La  religion, 
une  religion  quelconque  était,  non  seulement  le  terme,  mais  la 
sanction  de  sa  «  sociologie.  »  Et,  il  s'est  trouvé  que,  de  toutes  les 
disciplines  religieuses  que  l'on  connaisse,  la  chrétienne  ou  la 
catholique  étant  la  plus  sociale,  il  a  donc  dû,  comme  sociologue, 
incliner  vers  elle,  et  se  l'approprier  ou  se  l'assimiler,  se  la  con- 
vertir en  sang  et  en  nourriture,  avant  de  la  combattre.  Mais  son 
pseudo-catholicisme,  qui  répugnait  si  fort  à  Stuart  Mill,  se  tire 
du  même  fond  que  ce  que  l'on  pourrait  appeler  son  anticlérica- 
lisme; les  contradictoires  «  s'identifient  »  dans  ses  conclusions; 
et  finalement,  tout  aboutit  à  une  démonstration,  ne  disons  pas 
encore  de  la  vérité,  mais  de  la  portée  sociale  du  catholicisme, 
par  l'excellence  de  sa  sociologie,  ou  réciproquement,  et  puisque 
c'est  ici  la  question  qui  nous  occupe,  à  une  confirmation  presque 
expérimentale,  de  la  nécessité  d'une  religion  comme  terme  et 
comme  couronnement  de  la  sociologie. 

Ainsi  donc,  non  seulement  dans  l'histoire  toutes  les  religions 
nous  apparaissent  comme  étant  des  «  sociologies,  »  —  et  pour 
en  faire  en  passant  la  remarque,  c'est  ce  que  le  catholicisme  veut 
dire  quand  il  dit  que  1'  «  Eglise  est  une  société  complète,  »  — 
mais  encore  on  ne  peut  toucher, à  une  religion,  pour  des  motifs 
purement  religieux,  qu'il  n'en  résulte  des  conséquences  sociales  ; 
et  toute  hérésie  contient  le  germe  d'une  révolution.  Il  nous 
reste  maintenant  à  montrer  que  le  cas  d'Auguste  Comte  n'est  pas 
uniijue,  et,  —  dans  l'histoire,  —  que  l'on  n'a  guère  vu  de  mouve- 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  social  qui,  en  durant  ou  en  s  étendant,  et,  pour  s'étendre  ou 
pour  durer,  n'ait  affecté  tôt  ou  tard  l'allure  et  le  caractère  d'un 
mouvement  religieux. 

IV 

«  Comment  la  révolution  française  a  été  une  révolution  poli- 
tique qui  a  procédé  à  la  manière  des  révolutions  religieuses,  et 
pourquoi?  »  C'est  la  question  que  s'est  proposée  Tocqueville,  tout 
au  début  [chapitre  III]  de  son  livre  classique  sur  l'Ancien  Régime 
et  la  Révolution.  Et  il  y  répond  que  «  le  caractère  habituel  des 
religions  étant  de  considérer  l'homme  en  lui-même,  sans  s'ar- 
rêter à  ce  que  les  lois,  les  coutumes  et  les  traditions  d'un  pays 
ont  pu  joindre  de  particulier  à  ce  fond  commun,  »  la  Révolution 
française,  en  tant  qu'elle  n'a  pas  recherché  seulement  «  quel  était 
le  droit  particulier  du  citoyen  français,  mais  quels  étaient  les 
devoirs  et  les  droits  généraux  des  hommes  en  matière  politique,  » 
est  donc  marquée  au  même  signe  d'universalité.  La  réponse  est 
juste,  mais  insuffisante,  étant  trop  générale,  et  la  question  est 
assez  mal  posée. 

La  Révolution  française  a-t-elle  été  d'abord  ou  principale- 
ment une  «  révolution  politique?  »  Si  l'on  pouvait  encore  le 
croire  au  temps  de  Tocqueville,  on  ne  le  peut  plus  de  nos  jours, 
et  certes,  nous  savons  que,  de  1789  à  181S  (pour  nous  contenir 
entre  ces  limites)  il  s'est  agi  de  tout  autre  chose  que  de  changer 
la  forme  ou  le  personnel  du  gouvernement.  Lui  aussi,  comme 
l'Église,  l'Ancien  régime  était  «  une  société  complète,  »  et  de  la 
révolution  qui  renversait  cette  société,  Goethe  a  pu  dire,  avec 
raison,  au  soir  de  Valmy,  qu'elle  ouvrait  une  «  ère  nouvelle  de 
l'histoire  du  monde.  »  D'un  autre  côté,  cette  révolution,  quoi 
qu'on  en  puisse  dire,  et  de  quelque  universalité  de  principes 
qu'elle  ait  fait  montre,  a  été  déterminée  dans  sa  forme,  —  je  dirais 
volontiers  jusque  dans  ses  excès,  —  par  l'état  antérieur  de  la 
France,  comme  le  conséquent  par  son  antécédent,  ou  l'effet  par 
sa  cause,  et  pour  n'en  citer  qu'un  unique  exemple,  la  Consti- 
tuante n'aurait  pas  dépecé  le  territoire  français  en  départemens, 
s'il  ne  s'était  agi  de  détruire  à  fond  ce  que  les  anciennes  pro- 
vinces, malgré  nos  rois,  et  en  dépit  du  progrès  de  la  centralisa- 
tion administrative,  conservaient  d'autonomie,  d'indépendance, 
et  d'unité  géographique.  Et  quand  enfin,  comme  Tocqueville,  on 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  869 

définit  les  religions  par  leur  tendance  à  l'universalité,  on  oublie 
que,  s'il  y  a  des  religions  «  universelles,  »  il  y  en  a  aussi  de 
«  nationales,  «  qu'on  pourrait  nommer,  et  dont  les  confins,  de 
nos  jours  mêmes,  se  hérissent,  pour  ainsi  parler,  d'autant  de 
baïonnettes  que  les  frontières  de  la  race  avec  laquelle  elles  font 
corps.  Mais  ce  qu'il  faut  dire,  plus  simplement,  c'est  que  la  Ré- 
volution française  «  a  procédé  à  la  manière  des  révolutions  reli- 
gieuses, »  parce  qu'elle-même  en  était  une,  et  sous  ce  rapport, 
je  ne  vois  même  pas  qu'elle  diffère  sensiblement  de  la  Révolution 
d'Angleterre, —  celle  de  1648,  —  et  encore  bien  moins  du  grand 
mouvement  de  la  Réforme. 

On  peut  essayer  de  dire  en  quoi  consiste  le  caractère  reli- 
gieux de  certaines  révolutions,  —  j'entends  celles  qui  sont  l'œuvre 
d'une  collectivité,  —  et  à  quels  signes  on  les  reconnaît  donc.  C'est 
que  la  grandeur  des  événemens  y  déborde  ou  y  dépasse,  et  en 
tout  sens,  la  médiocrité  de  ceux  qui  s'en  croient  ou  qu'on  en 
croit  les  auteurs,  mais  qui  n'en  sont  que  les  artisans.  Tel  est  le 
spectacle  que  nous  offre  l'histoire  de  la  Révolution  française. 
La  disproportion  y  est  prodigieuse  entre  l'œuvre  et  les  ouvriers, 
Les  plus  fameux  d'entre  eux,  —  un  Mirabeau,  un  Danton,  un 
Robespierre,  Bonaparte  lui-même,  peut-être,  —  ne  sont  les 
maîtres  du  mouvement  qu'autant  et  dans  la  mesure  où  ils  s'y 
abandonnent.  Ils  sont  «  agis  »  plus  souvent  qu'ils  n'agissent.  Un 
courant  plus  fort  qu'eux  les  entraîne,  les  emporte,  les  roule,  les 
brise...  et  continue  de  couler.  Et  parce  qu'ils  s'en  rendent  compte 
confusément,  parce  qu'ils  se  sentent  les  instrumens  ou  les 
jouets  d'une  force  majeure,  parce  qu'ils  ont  éprouvé  qu'ils  ne 
sont  rien  sans  elle,  ou  peu  de  chose,  ils  s'en  font  littéralement 
une  idole  ou  un  Dieu  :    • 

—  Est  Deiis  in  nobis,  agitante  calescimus  illo  — 

que,  littéralement  aussi,  ils  adorent,  et  dont  ils  deviennent, 
après  en  avoir  été  les  prophètes,  non  seulement  les  apôtres, 
mais  encore  et  au  besoin  les  martyrs.  C'est  ainsi  que  les  mou- 
vemens  «  collectifs  »  se  transforment  en  mouvemens  «  reli- 
gieux. » 

Nous  étonnerons-nous,  après  cela,  que  le  même  Tocqueville, 
qui  avait  si  bien  discerné  ce  qu'il  y  a  de  «  religieux  »  dans  la 
Révolution  française,  ait   écrit  »    qu'à  mesure  que   son   œuvre 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique  s'était  consolidée,  son  œuvre  irréligieuse,  au  con- 
traire, s'était  ruinée  ?  »  C'est  ce  qu'il  n'écrirait  assurément  plus 
de  nos  jours!  Ou  du  moins,  il  voudrait  s'expliquer;  et, au  lieu  de 
dire  que  «  l'objet  fondamental  et  final  de  la  Révolution  n'a  pas 
été  de  détruire  le  pouvoir  religieux,  »  il  dirait  que  l'intention 
dernière  du  mouvement  a  été  de  substituer,  à  l'ancienne  religion, 
la  religion  nouvelle  qu'il  était,  avec  ses  dogmes,  ses  rites  et  ses 
prêtres.  L'équivoque,  —  et  c'est  pour  cela  que  je  crois  y  devoir 
insister,  —  ne  procède  que  de  ce  que,  si  Tocqueville,  avec  ses 
contemporains,  ne  voyait  pas  précisément  dans  la  religion  «  une 
affaire  individuelle,  »  il  n'y  voyait  pas  non  plus  une  «  affaire 
sociale.  »  La  religion  n'était  à  ses  yeux  qu'une  métaphysique 
transcendantale,  une  règle  de  morale  et  un  culte  public.  Elle 
était  une  «  philosophie;  »  elle  n'était  pas  une  «  sociologie.  »  Il 
savait  l'importance  des  idées  religieuses  ;  il  ne  savait  pas  à  quelle 
profondeur  les  sociétés  humaines  en  sont  comme  imprégnées,  et. 
que  ce  sont  ces  idées  dont  on  peut  vraiment  dire  qu'on  ne  les 
détruit  qu'en  les  remplaçant.  Et,  il  a  bien  vu  que  la  Révolution 
française  était  à  sa  manière  une  révolution  religieuse,  mais  il  ne 
s'est  pas  rendu  compte  qu'une  révolution  religieuse  ne  peut  pas 
ne  pas  être  une  révolution  sociale. 

Je  n'en  donnerai  que  deux  raisons,  qui  sont  :  la  première, 
qu'on  ne  fait  pas  à  Thérésie  sa  part;  et  la  seconde,  que,  ce  qui 
distingue  les  révolutions  sociales  ou  religieuses  des  révolutions 
politiques,  c'est  qu'elles  ne  sauraient  réussir  sans  la  complicité 
des  foules.  On  ne  fait  pas  à  l'hérésie  sa  part,  en  ce  sens  que, 
comme  le  prouve  bien  l'histoire  de  la  réforme  du  xvi*  siècle,  par 
exemple,  on  n'attaque  pas  en  un  point  l'édifice  du  dogme  qu'il 
n'en  soit  ébranlé  tout  entier,  et  dès  que  l'hérétique  n'est  plus 
seul  de  son  opinion,  il  faut,  comme  encore  au  xvi^  siècle,  ou 
comme  autrefois,  au  temps  de  l'arianisme,  que  ce  soit  une  moitié 
de  la  catholicité  qui  se  détache  de  l'autre.  Des  phénomènes  ana- 
logues se  sont  produits  au  sein  de  l'islamisme.  Mais  ce  qui 
semble  encore  presque  plus  certain,  c'est  qu'ils  ne  sauraient  se 
produire  dans  l'ombre,  comme  les  révolutions  politiques,  dans 
le  secret  d'un  sérail  ou  dans  les  couloirs  d'un  palais,  et,  si  j'ose 
me  servir  de  cette  expression  familière,  il  faut  que  la  foule  s'en 
mêle.  Une  révolution  sociale  ou  religieuse  n'est  l'œuvre  ni  d'un 
homme,  ni  d'un  parti,  ni  d'un  jour. 

C'est  qu'il  ne   semble  pas  qu'elle  puisse  être,  ou  qu'elle  ait 


LA   RELIGION    COMME   SOCIOLOGIE.  871 

jamais  été  dans  l'histoire  l'œuvre  d'un  profond  calcul  ou  d'un 
dessein  longuement  prémédité.  Les  révolutions  sociales  ou  reli- 
gieuses ne  savent  même  jamais  exactement  ce  qu'elles  veulent, 
et,  comme  les  forces  de  la  nature,  elles  agissent  dans  une  entière 
inconscience  de  leurs  propres  résultats.  Le  principe  de  leur  force 
est  dans  l'incertitude  ou  dans  le  vague  de  leurs  intentions.  Il  y  a 
toujours  quelque  chose  de  mystérieux  dans  leurs  causes,  et  d'im- 
prévu dans  leurs  effets.  «  Alexandre  ne  croyait  pas  travailler 
pour  ses  capitaines...  Quand  les  Césars  flattaient  les  soldats,  ils 
n'avaient  pas  dessein  de  donner  des  maîtres  à  leurs  successeurs 
et  à  l'Empire.  »  A  plus  forte  raison  les  ouvriers  de  la  Révolution 
ou  de  la  Réforme  n'ont-ils  su  ni  pour  qui  ni  dans  quel  dessein 
ils  travaillaient.  Mais  ce  qu'ils  n'ont  pas  ignoré,  c'est  qu'à  tout 
prix,  et  au  hasard  de  ce  qu'il  en  pourrait  advenir,  ils  voulaient 
refaire  la  société  dans  laquelle  ils  vivaient,  et  ce  que  l'histoire 
nous  enseigne,  c'est  qu'en  pareille  occurrence,  l'ivresse  de  leur 
colère  ou  de  leur  enthousiasme  a  toujours  porté  avec  elle  quelque 
chose  de  religieux. 

«  Quelque  chose  de  religieux!  »  Si  nous  disons  en  effet 
qu'une  révolution  religieuse  ne  peut  pas  ne  pas  être  sociale, 
nous  ne  disons  pas  qu'inversement  une  révolution  sociale  ne 
puisse  pas  ne  pas  être  une  révolution  religieuse,  mais  seulement 
qu'elle  affecte  toujours  un  caractère  plus  ou  moins  religieux.  Il 
y  a  une  religion  de  la  Révolution,  mais  nous  ne  voulons  pas 
dire  que  la  Révolution  soit  elle-même  une  religion.  Nous  disons 
qu'en  un  certain  sens,  —  et  nous  croyons  l'avoir  montré,  — 
toute  religion  est  une  «  sociologie.  »  Nous  ne  disons  pas  que 
toute  «  sociologie  »  soit  une  religion.  Et  encore  bien  moins 
voulons-nous  dire  qu'au  fond  de  toute  religion  il  n'y  ait  rien 
d'autre  ni  de  plus  qu'une  «  sociologie.  »  Si  nous  le  disions,  ce 
ne  serait  plus  «  utiliser,  »  sauf  à  les  «  transformer  »  au  besoin, 
les  données  ou  les  conclusions  du  positivisme,  ce  serait  les 
accepter  pleinement,  nous  y  ranger  sans  plus,  et  nous-mêmes 
nous  déclarer  «  Comtistes.  »  C'est  ce  que  nous  ne  faisons  pas, 
et  je  suis  bien  aise  d'en  avertir  ceux  qui  veulent  bien  s'intéresser 
à  cette  série  d'études.  L'identification  absolue  de  la  religion  et 
de  la  sociologie,  l'équation  parfaite  qu'il  établit  entre  ces  deux 
termes  est  la  chimère  d'Auguste  Comte.  C'est  ainsi  que  Lamen- 
nais, en  son  temps,  a  essayé,  lui,  d'identifier  les  deux  termes  de 
«  christianisme  »  et  de  «  démocratie.  »  Nous  n'allons  pas  aussi 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loin  que  Lamennais  et  nous  restons  en  deçà  d'Auguste  Comte. 
Mais,  de  l'enseignement  de  Lamennais  nous  avons  retenu  qu'à 
tout  le  moins  n'y  a-t-il  aucune  opposition  de  principes  entre  le 
christianisme  et  la  démocratie  ;  et,  pareillement,  nous  retenons 
de  la  philosophie  d'Auguste  Comte,  qu'à  la  manière  de  ces  va- 
leurs qu'on  appelle  «  fonctions  »  l'une  de  l'autre,  la  religion  et 
la  sociologie  se  tiennent  et  varient  ensemble  d'une  manière 
constante.  Il  ne  paraîtra  donc  pas  surprenant  que,  toute  religion 
étant  une  sociologie,  on  ne  connaisse  guère  de  mouvemens 
sociaux  qui  n'aient  affecté  le  caractère  religieux;  —  et  c'est  tout 
ce  que  nous  avons  voulu  dire. 

Quelques  théoriciens  feraient  volontiers  un  pas  de  plus. 
«  Quand  la  critique  moderne  parle  de  la  Renaissance  religieuse 
qui  serait  en  train  de  s'accomplir  de  nos  jours  —  écrivait,  il  y  a 
quelques  années,  un  jeune  et  ardent  publiciste  italien,  M.  Guil- 
laume Ferrero,  —  on  songe  au  Tolstoïsme,  à  l'armée  du  salut,  à 
la  foule  des  sectes  néo-chrétiennes  qui  pullulent  en  Europe 
autant  qu'en  Amérique,  et  personne  ne  s'avise  que  la  vraie  forme, 
et  la  forme  vraiment  moderne  de  la  religion,  est  le  socialisme 
allemand.  »  [L'Èuropa  Giovane,  Milan,  1897,  p.  90.]  Pourquoi 
le  «  socialisme  allemand?  »  C'est  le  «  socialisme  »  en  général 
qu'il  faut  dire,  —  en  France  aussi  bien  qu'en  Allemagne,  en 
Italie  comme  en  Angleterre,  —  le  socialisme  sans  épithète,  le 
socialisme  des  foules  :  je  veux  dire  le  socialisme  considéré,  non 
dans  les  programmes  ou  à  travers  l'éloquence  des  politiciens 
qui  s'en  font  une  carrière  et  une  voie  d'accès  aux  jouissances 
du  pouvoir,  mais  dans  les  aspirations  de  ces  masses  populaires 
qu'agitent,  que  soulèvent,  et  qu'entraînent  ses  prédications. 
Moins  Français,  plus  international  et  plus  universel  que  notre 
révolution,  ce  que  le  socialisme  aspire  à  réaliser,  c'est  propre- 
ment «  le  royaume  des  Cieux  »  sur  la  terre;  c'est  le  rêve  de 
l'universelle  fraternité  dans  l'universel  amour.  Assurément  il 
ne  faut  pas  confondre,  comme  l'a  fait  Renan,  ou  affecter  de 
confondre,  le  socialisme  avec  le  christianisme,  et  la  prédication 
de  saint  Paul  avec  celle  de  Ferdinand  Lassalle.  Le  badinage  est 
d'un  goût  douteux,  et  nous  mènerait  un  peu  loin  si  nous  com- 
mettions l'imprudence  de  le  prendre  au  sérieux.  Ce  n'est  point 
après  la  mort,  ni  dans  une  autre  vie,  dont  celle-ci  ne  serait  que 
la  voie  douloureuse,  mais  sur  terre,  et  demain,  que  le  socialisme 
promet  à  ses  adeptes  la  réalisation  du  royaume  des  Cieux.  Son 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE. 


873 


idéal  n'exige  de  ceux  qui  s"y  convertiraient  qu'un  «  minimum  » 
d'abnégation  ou  de  dévouement,  et  sa  loi  n'a  rien  de  commun 
avec  celle  de  la  souffrance  pieusement  subie,  acceptée  ou  aimée. 
Mais  on  ne  se  tromperait  guère  moins  si  Ton  ne  voyait  d'autre 
part  en  lui  que  le  déchaînement  des  appétits  grossiers  ou  de 
l'avidité  de  jouir.  Antithèse  vivante,  et  ennemi  né  de  l'indivi- 
dualisme, c'est  par  sa  lutte  contre  lui  qu'il  faut  nous  représenter 
le  socialisme.  Et  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  ses  espérances 
n'étant  pas  conçues  comme  immédiatement  réalisables,  mais 
dans  un  avenir  indéterminé,  l'enthousiasme  qu'elles  inspirent  à 
ceux  qui  les  partagent  est  lui  tout  seul  une  manière  de  religion. 
C'est  de  cet  enthousiasme  que  dérivent,  —  ainsi  que  d'une  source 
très  pure  on  voit  sortir  quelquefois  sortir  un  torrent  bourbeux, 
—  ses  colères  mêlées  de  convoitise,  de  violence  et  de  généro- 
sité; ses  haines  auxquelles  une  certaine  conception  de  la  jus- 
tice n'est  pas  tout  à  fait  étrangère;  ses  revendications,  dont 
l'âpreté  se  tempère,  s'adoucit,  et  s'achève  parfois  en  rêveries 
presque  idylliques;  son  ardeur  infatigable  de  propagande,  de 
prosélytisme  et  de  conversion. 

Mais  où  la  ressemblance  apparaît  plus  frappante  encore,  c'est 
dans  la  mentalité  qu'il  suscite  ou  qu'il  crée  chez  ses  adeptes. 
«  Dans  le  socialisme  comme  dans  le  christianisme,  dit  à  ce 
propos  M.  G.  Ferrero,  le  sentiment  fondamental  du  disciple  est 
la  foi...  Rien  ne  justifie  le  socialiste  de  manquer  de  foi,  ni 
les  considérations  d'utilité  pratique,  ni  même  l'avantage  de  la 
propagande  immédiate,  ni  la  peur  des  persécutions.  Si  les  mou- 
veraens  religieux  ne  se  distinguent  en  rien  tant  des  autres  mou- 
vemens  sociaux  qu'en  ce  qu'ils  ne  sont  pas  actionnés  par  l'impul- 
sion des  intérêts  matériels,  du  moins  immédiats  et  tangibles,  et 
s'ils  consistent  essentiellement  dans  le  culte  passionné  d'une 
idée,  le  plus  manifeste  des  mouvemens  religieux  du  temps  pré- 
sent est  celui  de  ce  socialisme  qui,  dans  l'attente  de  la  rédemp- 
tion finale,  ne  travaille  uniquement  qu'à  la  propagation  de  son 
principe...  »  [LEiiropa  giovane,  p.  93,  94.]  On  ne  saurait,  à 
notre  avis,  mieux  dire  ;  et  tout  ce  que  nous  ajouterons  à  cette 
page  du  brillant  publiciste  italien,  c'est  encore  une  fois  que,  dans 
les  limites  qu'il  indique  lui-même,  nous  ne  connaissons  pas  de 
«  mouvemens  sociaux  «  qui  n'affectent  nécessairement,  dès  qu'ils 
durent  et  dès  qu'ils  s'étendent,  quelques-uns  des  caractères  qui 
sont  ceux  des  «  mouvemens  religieux.  » 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Par  tous  les  chemins,  pour  ainsi  parler,  et  de  quelque  ma- 
nière que  nous  posions  la  question,  nous  sommes  donc  ramenés 
à  notre  point  de  départ,  et  notre  conclusion  ne  le  confirme  pas 
seulement,  mais  à  vrai  dire  elle  le  rejoint.  Toute  religion  est 
une  «  sociologie.  »  Une  religion  peut  être  autr<  chose,  nous  ne 
saurions  trop  le  répéter.  Une  religion  peut  être  une  «  physique  » 
ou  une  «  cosmologie,  »  une  interprétation  de  la  nature,  l'expres- 
sion des  rapports  que  l'homme  soutient  ou  croit  soutenir  avec 
les  puissances  naturelles,  amies  ou  ennemies,  dont  il  est  comme 
enveloppé;  et  ce  sont  alors  les  religions  helléniques.  Une  reli- 
gion peut  être,  comme  la  religion  des  anciens  Romains,  une 
«  discipline  »  ou  une  politique,  je  veux  dire  une  sanction  d'en 
haut,  qui  garantisse  à  ses  parti cipans  la  durée  du  contrat  de 
puissance  et  de  gloire  qu'ils  ont  passé  avec  leurs  dieux.  Ou  bien 
encore,  et  comme  le  bouddhisme,  une  religion  peut  être  un 
moyen  de  salut,  «  la  voie  de  l'affranchissement,  »  une  manière 
de  se  libérer,  en  en  détruisant  le  principe  en  soi,  des  maux 
donnés  comme  inséparables  de  l'humaine  condition.  Mais,  expli- 
cation du  monde,  discipline  pratique,  ou  préparation  au  Nirvana, 
ce  que  toute  religion  est  toujours,  et  ne  peut  pas  ne  pas  être, 
c'est  une  sociologie.  J'ai  tâché  de  le  montrer  dans  l'histoire. 
J'ai  tâché  de  faire  voir  en  second  lieu  que  l'individualisme, 
«  obstacle  et  négation  de  toute  société  »  —  ce  sont  les  expres- 
sions du  sage  Vinet,  —  n'était  qu'un  autre  nom  de  ce  que  les 
théologiens  de  toutes  les  religions  ont  appelé  du  nom  d'hérésie, 
et  qu'ainsi  tout  ce  qu'il  gagnait  de  terrain,  c'était  la  religion, 
mais  aussi  la  sociologie  qui  le  perdait  du  même  coup.  Et  j'ai 
tâché  de  montrer  enfin  que,  tout  mouvement  social  ayant 
quelques  traits  d'un  mouvement  religieux,  c'était  encore  une 
preuve  de  la  «  nécessité  »  des  liens  qui  joignent  l'une  à  l'autre 
la  religion  et  la  sociologie.  On  en  trouvera  d'autres  preuves,  et 
admirablement  développées,  dans  les  premiers  chapitres  du 
livre  de  M.  Benjamin  Kidd  sur  V Évolution  sociale.  Mais  elles 
ne  rentraient  pas  dans  le  plan  de  mon  sujet  ni  du  sujet  plus 
général  dont  cette  étude  n'est  qu'un  fragment,  et,  à  la  vérité,  je 
n'ai  pas  cru  devoir  m'astreindre  à  ne  rien  dire  que  n'eût  dit  avant 
moi,  ou  indiqué,  Auguste  Comte,  mais  je  ne  me  suis  proposé 
cependant  que  d'utiliser  les  données  du  positivisme,  et,  en  les 
prolongeant  dans  leur  propre  direction,  je  n'ai  voulu  qu'établir 
la  solidité  du  principe  par  la  vérité  de  ses  conséquences. 


LA   RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  87S 


Faut-il  maintenant  essayer  de  dire  l'insuffisance  du  principe  ? 
On  le  pourrait,  si  l'on  le  voulait,  et  il  suffirait  pour  cela  de 
développer  le  contenu  d'une  simple  observation.  Il  ne  résulte 
pas  en  effet,  de  ce  que  toutes  les  religions  sont  des  sociologies, 
que  la  valeur  propre  ou  intrinsèque  s'en  mesure  à  l'efficacité 
de  leur  action  sociale,  et  on  ne  doit  pas  admettre  aisément  que 
l'efficacité  de  cette  action  sociale  puisse  être  le  juge  naturel  et 
souverain  de  leur  vérité.  Elle  ne  le  serait  que  s'il  était  préala- 
blement démontré  que  les  religions  sont  d'institution  purement 
humaine,  et  c'est  une  question  que  nous  n'avons  pas  seulement 
abordée.  Mais  plutôt  que  de  la  discuter,  ce  qui  ne  servirait  guère 
aujourd'hui  qu'à  brouiller  les  idées,  nous  aimons  mieux  nous  en 
tenir  à  ce  qui  nous  paraît  acquis,  et,  en  terminant,  c'est  ce  que 
nous  voudrions  préciser. 

Quand  donc  les  religions  ne  seraient  rien  de  plus,  elles 
seraient  encore  les  meilleures  des  «  sociologies,  »  voilà  ce  qu'Au- 
guste Comte  a  solidement  établi,  par  son  enseignement  comme 
par  son  exemple,  et  voilà  d'abord  qui  est  capital.  Que  cherche- 
t-on  de  tous  côtés?  et  quand  ils  sont  sincères,  quelle  est  aujourd'hui 
l'ambition  de  ceux  qui  se  posent  en  adversaires  de  toute  religion? 
C'est  de  trouver  en  dehors,  —  je  ne  dis  pas  de  toute  «  révéla- 
tion, »  mais  de  toute  idée  religieuse,  —  un  principe  de  conduite 
qui  puisse  être  proposé  comme  obligatoire.  Auguste  Comte  a 
montré  qu'ils  ne  le  trouveraient  pas.  Ils  ne  le  trouveront  ni  dans 
les  conséquences  naturelles  des  actes  humains  ;  ni  dans  ce  respect 
de  soi-même  qui  n'est  de  son  vrai  nom  que  l'idolâtrie  supersti- 
tieuse du  Moi,  la  philosophie  de  Marc-Aurèle  ou  la  déclaration 
des  droits  du  «  Surhomme;  »  ni  dans  cette  solidarité,  qui  n'est 
que  l'expression  de  la  pure  nécessité,  quand  elle  n'est  pas  con- 
sentie, et  qu'on  ne  peut  consentir  qu'au  nom  d'un  principe  qui 
lui  soit  supérieur.  «  Est-ce  que  l'un  de  nous,  a-t-on  dit  justement, 
se  priverait  d'un  seul  seau  de  charbon  pour  que  nos  bassins 
houillers  durent  une  génération  de  plus?  »  Et  l'argument,  ai-je 
besoin  de  le  faire  observer,  suffit  en  même  temps  à  ruiner  dans 
son  principe  la  «  religion  de  l'humanité.  »  Mais,  encore  une  fois, 
je  ne  discute  pas  aujourd'hui  la  religion  de  l'humanité,  ni  gé- 
néralement les  principes  d'Aug-uste  Comte,  et  je  n'en  retiens  que 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  conclusion.  Point  de  sociologie  sans  une  religion  qui  la 
fonde  en  nature,  qui  la  sanctionne  en  fait,  et  qui  la  couronne  en 
raison. 

Il  ne  m'est  pas  non  plus  indifférent,  et  il  ne  saurait  l'être  à 
personne,  que  cette  conclusion  soit  d'Auguste  Comte.  «  Je  puis 
maintenant  espérer,  écrivait-il  en  18S5,  que  les  âmes  vraiment 
religieuses,  disposées  à  la  synthèse  par  la  sympathie,  sauront 
bientôt  surmonter  les  discordances  dogmatiques  pour  encourager 
le  seul  effort  de  notre  siècle  envers  la  religion  universelle.  Dès 
mon  début,  le  célèbre  écrivain  qui  défendait  alors  le  catholi- 
cisme, —  c'est  Lamennais,  je  pense,  —  témoigna  dignement  cette 
affinité,  qui  ne  cessa  que  lorsqu'il  devint  un  déplorable  auxi- 
liaire des  doctrines  anarchistes.  Le  développement  de  ma  car- 
rière a  fait  spontanément  surgir,  au  sein  du  protestantisme, 
d'équivalentes  manifestations...  En  même  temps,  j'ai  directement 
constaté  mon  active  sympathie  envers  les  cultes  utiles  et  sin- 
cères, d'après  un  engagement  solennel  d'alimenter  ,  le  budget 
catholique,  quand  il  sera  seulement  fondé  sur  de  libres  souscrip- 
tions. Ainsi,  de  tous  côtés,  ont  déjà  surgi  les  germes  essentiels 
de  la  grande  alliance  que  les  principaux  besoins  du  xix®  siècle 
doivent  bientôt  développer  entre  les  âmes  religieuses  contre  les 
instincts  irréligieux.  »  (F/®  Circulaire^  dans  Robinet,  V Œuvre  et 
la  Vie  d'Auguste  Comte,  p.  S15.)  Non,  il  ne  saurait  être  indiffé- 
rent à  personne  que  ces  lignes  soient  du  fondateur  du  Positi- 
visme; qu'elles  forment  à  ses  propres  yeux  la  conclusion  d'une 
philosophie  essentiellement  «  scientifique  ;  »  et  que,  de  son  aveu 
même,  cette  philosophie  soit  inséparable  de  cette  conclusion.  Le 
lien  qui  unit  la  religion  à  la  sociologie  ne  nous  était  donné  tout 
à  l'heure  que  comme  logique,  et  l'idée  que  nous  nous  en  for- 
mions était  encore  toute  «  subjective  :  »  la  voici  qui  «  s'objec- 
tive »  maintenant,  et  le  lien  n'est  pas  seulement  logique,  mais 
réel,  —  et  je  serais  tenté  de  dire  «  expérimental,  »  puisqu'il  est 
historique. 

Et  quelle  est  enfin  la  nature  de  ce  lien?  Il  est  «  moral  »  au- 
tant que  «  social,  »  ou,  pour  mieux  dire  encore,  il  n'est  «  social  » 
qu'autant  qu'il  est  «  moral.  »  «  La  plupart  des  positivistes  qui 
se  qualifient  à' Intellectuels ,  écrivait  Auguste  Comte  en  1855,  n'as- 
pirent qu'à  perpétuer  la  situation  révolutionnaire  ;  »  et,  pour  ne 
rien  dire  de  cette  expression  dH Intellectuels  qu'il  est  curieux  de 
trouver  sous  sa  plume,  il  indique  là,  très  nettement,  avec  la  vraie 


LA    RELIGION    COMME    SOCIOLOGIE.  877 

cause  de  la  défection  des  Littré  et  des  Robin,  le  point  essentiel 
qu'il  n'a,  pour  sa  part,  jamais  abandonné.  Ce  sont  en  tout  les 
exigences  morales  qui  doivent  passer  les  premières,  parce  qu'elles 
sont  en  effet  les  premières  qui  puissent  assurer  la  durée  de  l'or- 
ganisation sociale.  «  Le  perfectionnement  ne  saurait  consister 
uniquement  à  dissoudre  l'ancienne  discipline,  »  a-t-il  encore  dit 
avec  une  force  et  une  concision  qui  ne  lui  sont  pas  habituelles  ; 
et  ailleurs  :  «  Pendant  les  cinq  siècles  de  l'anarchie  occidentale, 
le  désordre  de  l'esprit  a  de  plus  en  plus  affecté  le  cœur.  C'est 
d'après  celui-ci  qu'il  faut  définir  la  maladie  révolutionnaire,  con- 
sistant en  une  surexcitation  continue  de  l'orgueil  et  de  la  vanité, 
par  suite  d'une  tendance,  éminemment  contagieuse,  vers  l'infail- 
libilité personnelle.  Ainsi  se  trouve  compromis  le  principal  ré- 
sultat de  l'ensemble  du  régime  théologique  :  le  développement 
de  la  vénération,  seule  base  de  la  discipline  et  garantie  néces- 
saire des  autres  instincts  sympathiques.  »  [VI^  Circulaire, 
Robinet,  p.  513.]  C'est  encore  une  déclaration  dont  on  ne  mé- 
connaîtra pas  l'intérêt;  —  et  sur  laquelle  je  n'insisterai  pas 
aujourd'hui,  sauf  à  la  développer  dans  une  dernière  étude.  Si 
toutes  les  «  religions  »  sont  des  «  sociologies,  »  et  si  les  «  socio- 
logies »  conditionnent  toutes  une  «  morale  »  et  sont  à  leur  tour 
conditionnées  par  elle,  c'est  ce  qu'il  me  reste  à  examiner.  Je  le 
ferai  prochainement,  en  essayant  d^expliquer,  pour  cela,  ce  que 
l'on  veut  dire  quand  on  dit  que  «  les  questions  sociales  sont  des 
questions  morales,  »  et  «  les  questions  morales  des  questions 
religieuses.  » 

Ferdiinand  Brunetière, 


EN  RUSSIE 


INDUSTRIES    DE  VILLAGE 


Pendant  mon  séjour  à  Pétersbourg,  quelqu'un  me  montra 
mystérieusement  une  certaine  caricature  du  Tsar  qui  ne  l'aura 
nullement  offensé  si  jamais  elle  est  tombée  sous  ses  yeux,  car  elle 
n'exprime  rien  de  plus  que  les  difficultés  indiscutables  de  la  si- 
tuation. Nicolas  II  est  représenté  pliant  sous  le  faix  d'une  pyra- 
mide humaine;  il  porte  sur  ses  épaules  le  bon  géant  Tolstoï, 
qui,  lui-même,  sert  de  piédestal  à  un  tout  petit  personnage  très 
vivant,  très  remuant,  malgré  sa  taille  exiguë  et  qui  certes  gran- 
dira, qui  déjà,  quoiqu'il  ne  fasse  que  de  naître,  paraît  passa- 
blement incommode.  C'est  le  prolétariat  des  villes.  Le  pope 
cramponné  à  l'une  des  jambes  du  tsar,  le  soldat  qui  embrasse  son 
autre  jambe  et  l'étudiant  qui  se  pousse  entre  les  deux  achèvent 
d'expliquer  la  légende  que  ne  manquerait  pas  de  ratifier  l'em- 
pereur :  «  Quel  lourd  métier  !  » 

Mais  on  voudrait  savoir  ce  que  dit  de  son  côté  Tolstoï  dont 
le  socialisme  évangélique  a  peu  d'analogie  avec  celui  des  Mar- 
xistes résolus  à  n'appuyer  le  leur  que  sur  des  principes  purement 
économiques.  Lui  aussi  doit  être  mal  à  l'aise,  ne  reconnaissant 
plus,  dans  le  peuple  qui  surgit,  ses  chers  paysans,  humblement, 
chrétiennement  résignés.  Ils  commencent  à  se  transformer  en 
ouvriers  des  villes,  aussi  peu  disposés  que  partout  ailleurs  à 
tendre  la  joue  gauche  quand  ils  ont  été  souffletés  sur  la  joue 
droite.  Un  événement  considérable  à  l'égal  de  celui  qui  jadis 
changea  un  empire  presque  asiatique  en  grande  puissance  occi- 
dentale s'est  récemment  produit.  L'immense  pays  agricole  est  en 


EN    RUSSIE.  879 

train  de  devenir  un  immense  pays  industriel  ;  la  Russie  se  couvre 
d'usines;  au  midi  l'exploitation  des  mines  attire  de  loin  une  mul- 
titude d'ouvriers  dont  le  contact  fait  faire  au  peuple  des  villages 
voisins  plus  de  chemin  qu'il  n'en  avait  franchi  depuis  des 
siècles;  le  travail  d'hiver  des  fabriques  est  remplacé  sur  beaucoup 
de  points  par  un  travail  permanent  à  mesure  que  les  grandes 
manufactures,  favorisées  dans  leur  expansion  par  un  tarif  pro- 
tecteur, supplantent  les  petites  et  ne  donnent  plus  aux  hommes 
qu'elles  emploient  le  loisir  d'aller  cultiver  leurs  champs  une 
partie  de  l'année.  Le  prolétariat  dont  le  parti  de  la  réaction  s'est 
servi  si  longtemps  comme  d'un  épouvantail,  apparemment  chi- 
mérique, commence  tout  de  bon  à  poindre,  mieux  encore  à  se 
développer,  à  s'organiser.  D'autres  plus  compétens  que  moi  par- 
leront des  périls  dont  l'avènement  de  cette  nouvelle  force  sociale 
menace  la  Russie.  Je  voudrais  indiquer  ici  à  travers  le  pêle-mêle 
de  mes  impressions  personnelles,  pourquoi  elle  a  tant  tardé  à 
naître,  quel  état  de  choses  a  précédé  son  éclosion,  montrer  enfin 
comment  les  paysans  russes,  ayant  toujours  été  depuis  des  siècles 
des  artisans,  seront  prêts,  le  moment  venu,  à  répondre  aux  exi- 
gences nouvelles  de  l'industrie. 

Dans  une  précédente  étude  (1)  nous  avons  noté  les  ressem- 
blances qui  existent  entre  Américains  et  Russes,  encore  que  les 
premiers  soient  par  excellence  des  organisateurs  et  que  les  autres 
représentent  en  général  tout  le  contraire  de  l'ordre.  L'une  des 
tendances  que  les  deux  peuples  ont  le  plus  évidemment  en  com- 
mun, c'est  l'instinct  nomade.  Pionniers  américains  et  paysans 
russes  se  portent  avec  le  même  entrain  vers  les  terres  neuves 
à  défricher  sans  se  laisser  arrêter  par  les  liens  de  l'habitude  qui 
ailleurs  attachent  si  étroitement  l'individu  au  coin  de  terre 
natal.  C'est  cet  élan  de  migration  qui  a  colonisé  la  steppe;  c'est 
lui  qui  annuellement  emporte  hors  de  chez  eux  les  campagnards 
de  la  Grande-Russie.  Dès  le  premier  pas  que  je  fis  dans  la  Petite, 
j'en  eus  la  preuve  sur  le  parcours  de  la  ligne  du  chemin  de  fer 
ouvert  de  Kiev  à  Poltava.  Tous  les  travaux  de  cette  voie  du 
midi  étaient  faits  par  des  Russes  du  Nord.  On  les  reconnaît  à  la 
chapka  qui  les  coiffe,  à  la  chemise  de  couleur  vive  retombant 
par-dessus  les  chausses  prises  dans  de  hautes  bottes,  à  une  sta- 

(1)  Femmes  russes,  Revue  du  15  octobre  1902. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ture  plus  généralement  robuste  que  celle  des  Petits-Russiens, 
à  leurs  yeux  bleus,  à  leur  teint  coloré,  à  leur  large  visage 
qu'encadre  d'ordinaire  une  barbe  blonde;  d'ailleurs  il  suffirait 
de  voir  les  deux  voisins  à  l'ouvrage  pour  les  distinguer  l'un  de 
l'autre.  Ce  ne  peuvent  être  que  des  équipes  de  Grands-Russes 
qui  s'escriment  ainsi  de  la  pioche  et  de  la  pelle  vigoureusement, 
tous  à  la  fois,  en  mesure.  On  dirait  une  forte  machine  aux  cent 
bras  et,  pour  soutenir  cette  énergique  activité,  un  morceau  de 
pain  noir,  une  gorgée  de  vodka  suffisent  ;  moyennant  un  salaire 
minime,  le  Grand-Russe  travaille  consciencieusement,  infatiga- 
blement. Le  Petit-Russien  se  garderait  de  prendre  tant  de  peine 
et  n'affecte  pas  la  même  sobriété.  Quelquefois  il  émigré,  mais 
non  pas  pour  chercher  au  loin  un  travail  temporaire  comme 
fait  le  Russe  du  Nord  qui,  restât-il  vingt  ans  éloigné  des  siens, 
leur  enverrait,  sans  y  manquer,  tout  ce  qu'il  gagne,  en  ne  se  ré- 
servant que  le  strict  nécessaire.  Le  Petit-Russien,  presque  exclu- 
sivement cultivateur,  moins  pauvre,  moins  industrieux,  est  tout 
à  la  charrue  et  au  bétail.  Peut-être,  si  ses  terres  prennent  de  la 
valeur,  les  vendra-t-il  pour  aller  une  bonne  fois  avec  toute  sa 
famille  en  exploiter  d'autres,  là  où  elles  sont  encore  à  bas  prix, 
au  bord  du  fleuve  Amour,  en  Sibérie,  du  côté  d'Orenbourg,  aux 
portes  de  l'Asie.  Les  différences,  si  frappantes  au  physique,  s'af- 
firment entre  gens  de  la  Grande  et  Petite-Russie  dans  les  mœurs, 
le  gîte,  le  caractère.  Chez  les  premiers  les  isbas  de  bois,  souvent 
misérables,  donnent  aux  villages  un  air  provisoire  et  dépenaillé, 
—  rappelant  par  parenthèse  les  défrichemens  et  le  log  house 
d'Amérique,  —  ce  qui  n'empêche  pas  les  habitans  de  ces  cabanes 
d'être  propres  à  leur  façon,  puisque  chaque  samedi,  ils  vont 
s'entre-frotter  à  l'étuve  du  village.  Chez  les  seconds,  nous  avons 
vu  qu'il  n'y  avait  de  lavées  que  les  chaumières  éblouissantes 
de  blancheur. 

Enfin  le  Grand-Russe  est  communiste  né;  Vobtchina,  qui 
met  la  propriété  en  commun,  n'existe  que  chez  lui  et  chacune 
des  familles,  représentée  au  mir  par  son  chef,  vit  étroitement 
groupée  sous  le  même  toit,  plusieurs  générations  ensemble.  Les 
hommes  jeunes  et  valides  s'en  vont  travailler  l'hiver  dans  les 
villes  au  profit  de  toute  la  famille.  Ils  deviennent  charpentiers, 
maçons,  etc.,  membres  des  artèles  ou  coopératives.  Leur  gain 
s'accumule  entre  les  mains  du  père.  Celui-ci  est  resté  dans  la 
ferme  avec  sa  femme,  ses  belles-filles  et  ses  petits-enfans  qui 


EN    RUSSIE.  881 

l'aident  à  cultiver.  Chaque  famille  paysanne  est  donc  une  asso- 
ciation ouvrière,  possédant  tout  en  commun  et  dont  le  chef 
naturel  est  aussi  l'administrateur.  Le  bétail,  les  instrumens  ara- 
toires, tout  ce  que  renferme  la  maison,  argent  compris,  appar- 
tient à  la  famille  en  bloc.  Il  semblerait  au  premier  aspect  que  ce 
régime  fût  un  premier  pas  vers  le  socialisme  ;  cependant  les  so- 
cialistes modernes  n'en  veulent  pas  ;  ils  y  voient  un  dernier  vestige, 
au  contraire,  des  mœurs  primitives,  à  supprimer  avec  le  reste. 

Malgré  les  grands  avantages  qu'offre  la  vie  en  commun  ainsi 
comprise,  moins  de  dépense  d'abord  et  aussi  le  genre  de  vertu 
physique  et  morale  que  laissent  à  l'artisan  des  villes  de  vigou- 
reuses racines  plantées  à  la  campagne  où  il  revient  toujours,  où 
ses  enfans  sont  élevés,  où,  s'exilât-il  des  années  de  suite,  il  a 
encore  son  foyer,  les  inconvéniens  sont  assez  graves  :  mauvaise 
intelligence  éventuelle  entre  les  différens  membres  de  la  nom- 
breuse famille,  tyrannie  du  chef  avec  les  abus  qui  en  découlent. 
Il  arrive  par  exemple  que  ce  patriarche,  resté  maître  absolu  d'une 
armée  de  brus  sans  maris,  mette  Tune  d'elles  dans  une  situation 
que  le  roman  russe  a  maintes  fois  exploitée.  Ce  n'est  pas  un  vieil- 
lard; s'étant  marié  de  bonne  heure,  il  peut  avoir  de  quarante  à 
quarante-cinq  ans,  et  tout  lui  obéit.  Quelquefois,  au  retour,  le 
mari  offensé  se  fâche,  brutalise  sa  femme;  il  est  même  allé  jus- 
qu'à tuer  son  père;  mais  la  résignation  est  plus  fréquente.  Tou- 
jours cette  même  absence  de  fermes  principes,  de  ce  que  les 
Anglo-Saxons  appellent  le  backbone,  l'épine  dorsale  au  figuré; 
toujours  le  doux  fatalisme  d'un  peuple  enfant  sous  beaucoup  de 
rapports.  Et  tout  cela  en  somme  a  des  excuses  :  la  promiscuité 
des  longs  hivers,  la  crainte,  l'habitude  du  despotisme,  les  an- 
tiques souvenirs  de  la  polygamie  pesant  inconsciemment  sur  ces 
âmes  à  peine  éveillées.  Leur  christianisme  est  demeuré  païen 
malgré  la  noyade  dans  le  Dnieper,  par  le  grand  saint  Wladimir, 
des  idoles  qui  représentaient  le  panthéisme  slave,  et  la  religion 
pour  eux  ne  différant  guère  au  fond  de  ce  qu'elle  pouvait  être 
chez  les  adorateurs  de  Peroun,  n'a  rien  ou  presque  rien  à  faire 
avec  la  morale. 

Le  Petit-Russien,  beaucoup  plus  individualiste  que  le  Grand- 
Russe,,  j'ai  eu  déjà  l'occasion  de  le  dire,  revendique  son  chez  soi. 
Dans  une  famille,  s'il  y  a  deux  femmes,  la  belle-mère  et  la  bru, 
chacune  d'elles  aura  sa  cruche,  ses  ustensiles  de  cuisine;  elles  se 
disputeront  ces  objets  très  aigrement.  Le  tien  et  le  mien  sont  net- 
TOMS  xui,  —  1903.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tement  établis  ;  la  gramada,  l'assemblée,  qui  au  midi  remplace 
le  mir,  n'implique  pas  que  les  terres  soient  propriété  obtchi- 
nienne,  c'est-à-dire  commune  à  tous.  La  gramada  comme  le  mir 
est  une  institution  représentative  du  village  où  l'Ancien,  le  Sta- 
roste,  occupe  à  peu  près  la  même  place  que  le  père  dans  la  famille. 
L'autorité  de  l'un  est  limitée  par  les  voix  des  adultes  de  son  entou- 
rage, comme  le  pouvoir  de  l'autre  peut  l'être  par  celles  des  chefs 
de  famille  du  village  tout  entier,  mais  l'obtchina  ne  s'allie  pas  à 
la  gramada  comme  elle  le  fait  au  mir  en  Grande-Russie.  Cepen- 
dant tel  est  l'instinct  et  le  besoin  de  l'association  chez  ce  peuple 
tout  entier,  qu'au  sud,  au  nord,  partout,  les  artèles  s'imposent. 

Qu'est-ce  que  les  artèles?  —  Je  renverrai  ceux  qui  me  posent 
cette  question  au  livre  excellent  et  si  documenté  de  M.  Paul 
Apostol  (4)  ;  ils  y  trouveront  résumé,  sous  une  forme  claire  et  in- 
téressante, tout  ce  qui  concerne  la  question  des  coopératives  à 
base  communiste  ancienne.  L'auteur  les  distingue  absolument 
de  celles  que  la  Russie  a  empruntées  depuis  une  trentaine  d'an- 
nées au  reste  de  l'Europe,  groupement  conscient  de  forces  indi- 
viduelles, tout  opposé  par  l'esprit  qui  l'inspire  à  la  simple  exten- 
sion de  la  communauté  domestique,  que  furent  les  premières 
artèles.  Personne  n'a  su  mieux  que  lui  tirer  de  ce  contraste  les 
conclusions  qui  permettent  de  juger  du  passé,  du  présent  et  de 
l'avenir  agricole  ou  industriel  de  la  Russie,  et  je  suis  redevable 
en  grande  partie  à  ses  recherches  du  peu  que  je  sais. 

Dans  le  sens  primitif,  on  nomme  artèle  toute  organisation 
pour  un  travail  en  commun:  artèle,  dérivé  du  turc  orta,  signi- 
fiant association.  Le  mot  n'existe  dans  la  langue  russe  que  depuis 
le  XVII*  siècle,  mais  de  tout  temps  la  chose  subsista  de  fait.  On 
l'appelait  alors  wataga.  Les  anciennes  chroniques  décrivent  des 
watagas  d'oiseleurs,  caria  chasse  au  faucon  fut  toujours  le  plaisir 
favori  des  tsars  et  des  boyards.  Dès  les  temps  les  plus  reculés, 
des  watagas  de  chasseurs  et  de  pêcheurs  faisaient  la  guerre  aux 
morses,  aux  loutres,  aux  phoques,  au  saumon,  aux  oiseaux  aqua- 
tiques; elles  exploraient  la  Mer-Blanche,  les  grands  fleuves,  les 
marais  de  la  steppe,  elles  poussaient  jusqu'à  l'Océan  glacial.  On 

(1)  L'artèle  et  la  coopérative  en  Russie,  par  Paul  Apostol,  1899,  traduit  par 
M.  Castelot,  avec  préface  de  M.  A.  Raffalovich,  1  vol.,  Guillaumin,  Paris.  Ceux  qui 
comprennent  le  russe  peuvent  lire  aussi  le  livre,  ancien  déjà,  du  professeur 
Issaiev  et  l'ouvrage,  qui  vient  de  paraître,  de  M.  Proiiopovitch. 


EN    RUSSIE. 


883 


sait  que  le  tribut  payé  aux  Mongols  l'était  souvent  en  fourrures  ; 
les  forêts  russes  sont  riches  en  martres,  en  cerfs,  en  sangliers, 
sans  compter  les  lièvres  par  milliers,  et,  aujourd'hui  comme 
autrefois,  les  artèles  russes  trafiquent  de  tout  cela.  Ce  sont  les 
watagas  du  passé  devenues  indépendantes  ;  l'outillage  que  leur 
procuraient  les  princes,  les  nobles  ou  les  monastères,  un  entre- 
preneur le  leur  fait  payer  cher.  Comme  autrefois,  les  rivages  de 
la  Mer-Noire  et  de  la  mer  d'Azov  sont  exploités  par  des  bandes 
organisées  de  Cosaques.  Les  quarante-six  tribus  nomades  de  Bou- 
riates  en  Sibérie  se  partagent  le  gibier  en  vertu  des  principes 
communistes  dont  les  antiques  associations  de  chasse  leur  ont 
légué  l'exemple.  Sous  leurs  yourtes  en  peau  de  bêtes,  ils  mènent 
la  même  vie,  et  on  en  pourrait  dire  autant  des  chasseurs  actuels 
de  rennes  au  nord,  de  renards  au  sud,  —  de  l'artèle  des  haleurs 
restée  si  primitive  sur  le  Volga,  où  les  Bourlaks  tirent  de 
l'épaule,  en  chantant,  des  bateaux  lourdement  chargés,  —  des 
artèles   de  bûcherons  (1),  de  débardeurs,  de  routiers,  etc. 

Dès  le  XI®  siècle,  un  des  princes  régnans  qui  voulait  bâtir  une 
église,  fait  appeler  l'ancien  des  charpentiers;  l'artèle  des  sauniers 
remonte  au  temps  où  les  Finnois  enseignèrent  aux  Russes  la 
fabrication  du  sel  ;  même  les  artèles  de  crédit,  —  le  crédit 
jouant  à  toute  époque  un  si  grand  rôle  dans  la  vie  du  paysan 
russe,  —  existaient  déjà  en  1531.  Qu'il  s'agisse  de  l'exploita- 
tion d'une  industrie,  d'une  émigration,  d'une  bâtisse,  d'une  en- 
treprise quelconque,  les  Russes  s'organisent  toujours  en  artèles. 
Celles-ci  sont  devenues,  avec  le  temps,  des  coopératives  de  pro- 
duction qu'administre  un  conseil  élu  parmi  les  sociétaires.  Les 
grands  propriétaires  louent  des  artèles  pour  la  moisson,  le  fau- 
chage des  foins,  le  battage  du  blé,  la  construction  d'une  grange, 
la  coupe  des  arbres.  La  vie  du  village  russe  étant  régie  par  le 
principe  communiste,  toutes  les  entreprises  des  paysans  se  font 
en  commun.  La  Pomotch  (secours),  association  très  répandue 
dans  la  Russie  du  Sud,  n'est  autre  que  le  travail  successif  chez 
les  propriétaires  paysans  des  autres  paysans  formant  une  artèle. 
Ils  ne  sont  jamais  payés  en  espèce,  mais  en  nature. 

Chaque  artèle  cosaque  a  son  ataman  (nous  traduirions  het- 
man  ce  titre  militaire)  qui  dirige  les  travaux. 

Les  ouvriers    demeurent   ensemble,  se  nourrissent   et   tra- 

(1)  Lire  le  roman  de  Pétchersky  :  Dans  la  forêt. 


8^i  REVUE   DES    DEUX    JIONDES. 

Vaillent  ensemble,  puis,  leur  tâche  accomplie,  sq  partagent  les 
profits.  C'est  toujours  le  même  esprit  qui  produisit  les  premières 
watagas  indépendantes.  L'œuvre  énorme  de  la  colonisation  de 
l'Europe  orientale  avait  exigé  le  groupement  des  forces.  Il  con- 
tinue pour  teair  tête  à  d'autres  difficultés  :  poids  excessif  des 
impôts,  rigueur  du  service  militaire,  et  misère,  qui  augmente 
toujours  à  mesure  que  s'accroît  la  population  sur  les  terres  in- 
suffisantes accordées  jadis  au  serf  émancipé. 

Vivre  de  leur  produit  est  à  peine  possible  sur  les  riches 
terres  noires  de  la  Petite-Russie;  mais,  si  l'on  pousse  vers  le 
nord,  le  seul  aspect  des  champs,  entrevus  du  chemin  de  fer, 
vous  fait  constater  que  la  culture  très  élémentaire,  telle  qu'elle 
est  pratiquée,  faute  de  grands  capitaux,  ne  peut  fournir  à  ceux 
qui  l'exercent  des  moyens  d'existence.  Une  fois  l'ancienne  ligne 
des  steppes  passée,  dans  le  gouvernement  d'Orel,  les  terres  enca- 
drées de  forêts  où  domine  le  bouleau  n'offrent  rien  de  compa- 
••able  à  la  fertilité  de  l'Ukraine.  De  plus  en  plus,  en  avançant, 
on  comprend  que  le  climat  impitoyable  limite  à  peu  de  mois  la 
durée  des  travaux  en  plein  air  et  que  l'activité  humaine  doit 
chercher  un  autre  courant.  De  là  l'émigration  des  laboureurs 
>^ers  les  centres  industriels.  La  Russie  est  le  seul  pays  du  monde 
où  l'on  rencontre  dans  les  villes  autant  de  paysans  que  de  cita- 
dins. Il  est  vrai  que  toutes  les  villes,  sauf  Pétersbourg,  partici- 
pent du  village.  Situées  généralement  à  distance  assez  grande 
des  stations,  —  car  la  main  de  l'autocrate  qui  traça  la  plus  longue 
des  lignes  de  chemin  de  fer,  la  fit  absolument  droite,  d'un  geste 
impérieux,  en  s'aidant  d'une  règle  et  sans  aucun  souci  des  loca- 
lités desservies,  —  elles  sont  disséminées  sur  d'énormes  dis- 
kmces.  La  cabane  primitive  y  apparaît  parmi  des  constructions 
ambitieuses.  Une  multitude  rurale  fréquente  leurs  bazars  et  les 
produits  qu'elle  y  vend  ne  sont  pas  seulement,  nous  le  verrons 
bientôt,  ce  que  les  fermiers  de  chez  nous  portent  d'ordinaire  au 
marché.  Nombre  de  ces  paysans-là  hiverneront  en  ville  et  y 
exerceront  un  métier. 

A  Moscou,  tous  les  cochers  de  fiacre ,  par  exemple  ,  sont 
accourus  de  la  campagne,  en  houppelande  fourrée  de  peau  de 
mouton;  ils  font  siffler  un  fouet  rustique  dont  le  manche  fut 
cueilli  dans  leur  bois  natal,  et  conduisent  à  fond  de  train  par  les 
rues  de  petits  drojkis  où  il  y  a  difficilement  place  pour  deux. 
Ils   nont  pas  de  tarif;  la  voiture,  le  cheval  leur  appartiennent. 


EN    RUSSIE.  885 

Le  voyageur  fait  son  prix;  on  marchande,  on  discute,  on  crie; 
d'autres  drojkis  se  précipitent;  le  plus  ou  moins  de  concurrence 
décide  du  salaire,  généralement  modique,  bien  que  les  premières 
prétentions  aient  été  hautes.  Et  vous  voilà  emporté  au  pas  égal 
et  allongé  d'un  excellent  cheval  qui  mériterait  de  traîner  un 
meilleur  véhicule  ;  vous  filez  comme  le  vent  au  milieu  du  tumulte 
des  rues  où  aucun  accident  n'arrive,  car  le  paysan  russe  naît 
bon  cocher  comme  il  naît  beau  danseur.  A  travers  l'encombre- 
ment des  marchés,  par  les  montées  rapides,  les  descentes  en 
abîme,  les  chemins  défoncés  des  faubourgs,  le  drojki  vole,  son 
conducteur  n'oubliant  jamais  néanmoins  de  se  signer  devant 
chacune  des  440  églises  qui  restent  à  Moscou  sur  les  1600 
qu'elle  possédait  du  temps  de  Napoléon.  De  même  il  se  décou- 
vrira dévotement,  quelque  temps  qu'il  fasse,  pour  passer  sous 
les  longues  voûtes  de  la  porte  Spaskiia,  où  brûle  nuit  et  jour 
une  lampe  devant  le  Sauveur.  Il  faut  dire  qu'aucun  homme, 
fût-il  juif,  n'a  encore  manqué  à  l'ordre  absolu  donné  par  le  tsar 
Alexis  Mikhaïlowitch  qui  apporta  limage  vénérée  de  Smolensk. 

C'est  aussi  à  Moscou,  la  ville  la  plus  commerçante  de  toute 
la  Russie,  qu'on  peut  le  mieux  se  rendre  compte  de  la  situation 
des  paysans  ouvriers.  Ils  affluent  par  milliers  dans  les  fabriques. 

Le  gouvernement  de  Moscou  est  le  seul  dont  les  paysans 
n'émigrent  pas,  tant  les  métiers  y  sont  prospères.  Mais  de  toutes 
les  autres  provinces  les  hommes  partent  au  nombre,  me  dit-on, 
de  plus  d'une  million  et  demi.  Tout  en  restant  liés  par  d'indes- 
tructibles chaînes  à  la  commune  rurale,  ils  envahissent  au  loin 
les  usines.  Longtemps  ces  pauvres  gens  eurent  le  travail  de 
fabrique  en  horreur  et  ne  s'y  laissaient  contraindre  que  par  la 
dure  nécessité,  ce  qui  se  conçoit  d'après  les  nombreux  rapports 
antérieurs  à  1900,  exposant  la  situation  lamentable  de  l'ou- 
vrier. Il  faut  voir,  par  exemple,  le  portrait  que  le  professeur 
Roussakoff,  après  une  visite  dans  les  ateliers  du  gouvernement  de 
Moscou,  trace  des  ouvrières  de  tout  âge  à  partir  de  quatorze  ans. 
Malheureuses  créatures  qui  n'ont  jamais  eu  d'enfance  ni  de  jeu- 
nesse, paquet  informe  de  haillons  mal  attachés  sur  une  épou- 
vantable maigreur,  rides  précoces  labourant  des  visages  qui 
expriment  l'épuisement.  Courbées  sur  leur  métier,  elles  tra- 
vaillent dix-huit  heures  sur  vingt-quatre,  recevant  pour  cela 
vingt-cinq  roubles  par  an!  Et  le  salaire  de  l'ouvrier  mâle, 
quoiqu'un  peu  supérieur,  suffit  tout  juste  à  l'empêcher  de  mou- 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rir  de  faim.  Il  ne  monte  pas  au  tiers  des  salaires  peu  élevés 
pourtant  qu'on  accorde  en  Angleterre  dans  les  mêmes  conditions. 
Ouvriers  et  ouvrières  sont  parqués  comme  des  animaux  dans 
d'affreuses  baraques  en  planches  dépendantes  de  la  fabrique.  De 
chaque  côté  d'un  long  corridor  obscur  s'ouvrent  les  chambres 
petites  et  grandes  où  le  nombre  des  habitans  n'est  pas  déterminé, 
soit  qu'une  famille  s'entasse  dans  une  des  petites  chambres,  soit 
que  les  individus  isolés  logent  en  dortoir  (1).  L'air  manque,  les 
deux  sexes  sont  réunis  pêle-mêle,  les  petits  enfans  se  traînant 
pâles  et  chétifs  sur  le  sol  couvert  d'immondices. 

Détail  caractéristique  :  pour  certaines  industries  plus  mal 
payées  que  les  autres,  le  staroste,  qui  traite  avec  le  fabricant  au 
nom  de  l'artèle,  promet  dans  le  contrat  de  s'abstenir  d'aller  en 
ville  demander  l'aumône!  Jusqu'en  d882,  il  n'y  avait  pas  de 
règle  pour  les  heures  de  travail,  le  patron  exigeait  parfois  quinze 
et  dix-sept  heures,  sans  considération  de  l'âge.  A  partir  de  cette 
date,  l'attention  du  gouvernement  ayant  été  attirée  sur  un  scan- 
daleux état  de  choses,  quelques  réformes  importantes  se  produi- 
sirent. Des  inspecteurs  entrèrent  en  fonctions;  les  heures  de  tra- 
vail des  femmes  et  des  enfans  furent  limitées  et  le  travail  de 
nuit  défendu  ensuite  à  toute  cette  catégorie  d'ouvriers. 

La  maison  de  convalescence  fondée  à  côté  du  grand  hôpital 
Catherine  est  une  institution  à  leur  usage.  Les  enfans  des  deux 
sexes  y  sont  admis. 

En  1899,  une  loi  borna  pour  les  adultes  la  durée  quotidienne 
du  travail  à  onze  heures  et  demie.  Le  développement  de  l'in- 
dustrie et  les  premières  améliorations  apportées  au  sort  de  la 
classe  ouvrière  remontent  à  1861,  l'ère  de  l'émancipation.  Dans 
cette  période  relativement  courte  de  quarante  années,  il  y  a  eu 
certainement  des  progrès,  mais  ces  progrès  semblent  de  nature 
à  léser  des  intérêts  nombreux,  comme  il  arrive  pour  toutes  les 
révolutions,  même  iuévitables  et  salutaires.  Leur  premier  résultat 
sera  d'imposer  la  division  du  travail.  En  effet,  dans  les  grandes 
manufactures  nouvellement  fondées  sur  le  plan  occidental,  il 
devient  de  plus  en  plus  difficile  de  compter  avec  la  saison  des 
récoltes  et  avec  les  cent  vingt-sept  jours  fériés  que  célèbre  scru- 
puleusement dans  l'année  tout  bon  moujik.  C'est  un  adieu  au 
village  qui  s'ensuivra  ;  la  ville  retiendra  les  anciens  travailleurs 

(1)  Très  intéressant  rapport  de  M"'  Zénéid'»  Serghievna  d'ivanoff  au  Congrès 
nternational  des  femmes  en  1899. 


EN    RUSSIE.  887 

des  champs  une  fois  pour  toutes,  ils  ne  pourront  plus  faire  deux 
parts  de  leur  vie;  les  forces  du  prolétariat  proprement  dit  gran- 
diront d'autant,  l'agriculture  sera  de  plus  en  plus  abandonnée. 

Pour  conjurer  ce  péril,  le  gouvernement,  et  aussi  beaucoup  de 
bienfaiteurs,  s'efforcent  de  diminuer  autant  que  possible  l'enrô- 
lement des  paysans  dans  les  fabriques,  par  une  faveur  croissante 
accordée  aux  industries  de  village.  Celles-ci  sont  multiples.  Il 
ne  faudrait  pas  croire  que  tous  les  paysans  russes  qui  exercent 
un  métier  s'en  aillent  au  loin.  Il  y  a  six  fois  plus  de  travailleurs 
domestiques  que  d'ouvriers  d'usine,  et  le  nombre  de  ces  derniers 
atteint  un  million  et  demi  (1).  Aussitôt  que  s'étend,  sur  l'immense 
Russie,  l'épais  manteau  de  neige  annuel,  les  cultivateurs  d'été  se 
livrent  dans  leurs  isbas,  calfeutrées  avec  soin,  à  une  étonnante 
variété  d'industries  hivernales.  Où  les  ont-ils  apprises?  Plusieurs 
d'entre  elles  viennent  des  ancêtres;  aux  siècles  les  plus  reculés, 
les  slaves  russes  connurent  l'art  de  la  poterie,  des  verroteries 
qui  se  retrouvent  encore  dans  les  colliers  des  femmes;  ils  sa- 
vaient forger  en  outre  des  glaives  renommés  jusque  chez  les 
Arabes,  différens  objets  de  métal.  Puis  chaque  association  devait 
fabriquer  tout  ce  dont  elle  avait  besoin.  La  tradition  du  passé 
se  retrouve  dans  certains  dessins,  certaines  teintures,  certains 
procédés  de  tissage;  des  symboles  ayant  un  caractère  autochtone 
ont  été  relevés  jusque  dans  les  broderies. 

Par  la  suite  aussi,  les  seigneurs  développèrent  chez  leurs 
serfs  l'adresse  des  doigts  en  leur  faisant  apprendre  tel  ou  tel 
métier.  Beaucoup  de  maîtres  agissaient  de  même  en  Amérique 
à  l'égard  des  esclaves  pour  leur  donner  plus  de  valeur.  Des  deux 
côtés,  l'esclavage  se  trouva  donc  être  une  initiation  à  l'industrie. 
Et  à  ce  propos  je  mentionnerai  la  très  intéressante  lettre  d'une 
dame  russe  qui,  après  la  publication  dans  la  Revue  d'une  étude 
sur  Booker  Washington  (2),  me  pria  de  la  mettre  en  rapport  avec 
e  promoteur  nègre  des  études  industrielles  :  «  Je  voudrais  lui 
dire,  m'écrivait-elle,  combien  me  frappent  les  traits  de  ressem- 
blance entre  son  peuple  et  le  mien;  l'esclavage  sans  doute  en  est 
la  cause;  je  voudrais  lui  faire  remarquer  que  l'apparition  des 
mêmes  idées  et  de  la  même  manière  de  traiter  les  mêmes  ques- 
tions aux  deux  extrémités  du  globe  est  la  preuve  incontestable 
de  la  conformité  de  ces  idées,  de  leur  justesse,  et  le  garant  de 

(1)  Dans  la  Russie  d'Europe,  sans  compter  la  Pologne  et  la  Finlande. 

(2)  Autobiographie  d'un  nègre,  par  Th.  Bentzon,  1"  octobre  1901. 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

leur  réalisation  future.  Les  idées  sont  comme  des  épidémies;  elles 
gagnent  le  monde  insensiblement  et  apparaissent  tout  d'un  coup, 
sans  indices,  sans  annonces  quelconques,  dans  des  lieux  diffé- 
rens;  elles  donnent  à  penser  que  c'est  la  marche  historique  des 
choses  qui  les  fait  naître  et  qui  nous  amène  à  croire  en  elles.  » 
N'est-il  pas  curieux  de  voir  une  propriétaire  russe  envier 
pour  son  pays  l'Institut  nègre  de  Tuskegee  (Alabama)  et  une 
correspondance  s'établir  sur  des  questions  de  pédagogie  très  spé- 
ciale entre  deux  personnes  dont  la  race  et  l'origine  n'ont  rien  de 
commun?  Peut-être,  si  les  moujiks  savaient  lire,  n'en  seraient-ils 
pas  très  flattés. 

Au  risque  de  tomber  dans  l'aridité  des  statistiques,  il  me  faut 
indiquer  le  plus  sommairement  possible  la  nature  de  quelques 
industries  de  village  et  leur  produit  approximatif  (1).  Dans 
d'autres  pays,  notamment  en  Hongrie,  en  Suède,  en  Irlande,  ces 
industries  existent  encouragées  par  l'Etat  et  par  des  sociétés  d'art 
national,  mais  nulle  part  le  travail  à  domicile  n'a  autant  d'impor- 
tance qu'en  Russie.  On  le  constatera  en  parcourant  ce  qui  suit. 

Les  industries  des  paysans  s'exercent  surtout  dans  six  gou- 
vernemens,  ceux  de  Moscou,  de  Wladimir,  de  Tver,  de  Kos- 
troma,  de  Nijni-Novgorod,  de  laroslav,  et  peuvent  être  divisées 
en  cinq  groupes  principaux  :  le  bois,  les  métaux,  les  autres  mi- 
néraux, le  cuir,  les  filatures. 

L'une  des  plus  considérables  est  certainement  celle  du  bois; 
les  paysans  presque  partout  fabriquent  des  charrettes,  des  véhi- 
cules de  toute  sorte;  d'un  seul  district  sortent  annuellement  deux 
mille  traîneaux  en  genévrier. 

Le  gouvernement  de  Kalouga  a  la  spécialité  de  la  tonnellerie; 
2200  ouvriers  y  travaillent  dans  900  ateliers,  dont  chacun  est 
dirigé  par  un  patron,  paysan  comme  eux,  et  ils  produisent, 
chaque  année,  pour  272  000  roubles  de  marchandises.  La  fabri- 
cation des  meubles  occupe,  dans  le  gouvernement  de  Moscou, 
87  villages.  Des  meubles  de  prix,  vieux  style  russe,  que  nous 
avons  admirés  à  l'Exposition  de  1900,  en  venaient.  Placages 
de   noyer,  ouvrages    délicats    en   bambou,  les   doigts    exercés 

(1)  Les  chiffres  sont  tirés  d'une  description  géographique  complète  de  la  Russie 
publiée  sous  la  direction  de  P.  P.  Sémionoff,  vice-président  de  la  Société  russe  de' 
géographie,  et  du  professeur  V.  G.  Lamansky,  président  de  la  Section  ethnogra- 
phique de  cette  même  Société. 


EN    RUSSIE.  889 

des  paysans  abordent  tout  cela  et  s'en  tirent  à  merveille.  Le 
district  de  Moscou  et  Nijni-Novgorod  ne  possède  pas  moins 
de  2500  menuisiers  ébénistes,  livrant  chaque  année  pour 
460  000  roubles  de  produits.  La  tabletterie  de  Nijni-Novgorod 
est  renommée  :  on  exporte  des  jouets  et  des  objets  de  ménage 
jusqu'à  Khiva,  dans  le  Ferghana,  en  Perse,  de  tous  côtés,  à 
l'étranger,  où  ils  sont  vendus  parfois  comme  japonais. 

Au  marché  de  Siméonofî  figurent  plus  d'un  demi-million  de 
cuillères  de  bois;  dans  toute  la  Russie  les  paysans  en  font 
usage.  On  les  expédie  sur  le  Volga  par  bateau  spécial.  Le  district 
de  Moscou  compte  120  ateliers  de  jouets  rapportant  plus  de 
33  000  roubles.  Le  seul  village  de  Saint-Serge  produit,  outre  les 
jouets,  pour  28  000  roubles  d'objets  divers  en  bois,  cuillères, 
écuelles,  salières,  porte-allumettes,  boîtes  avec  sujets  nationaux 
russes.  Le  district  de  Veresk  envoie  pour  plus  de  30  000  roubles, 
dans  la  seule  Ukraine,  de  ces  bouliers  destinés  apparemment  à 
ceux  qui  ne  savent  pas  écrire,  mais  dont  on  se  sert  partout  dans 
les  magasins,  dans  les  restaurans,  pour  compter  avec  une  rapi- 
dité extraordinaire. 

L'art  naïf  du  paysan  crée  une  immense  variété  de  bagatelles 
en  bois,  souvent  très  fines,  très  ingénieuses.  Lors  de  son  voyage, 
le  président  de  la  République,  a  honoré  d'une  attention  parti- 
culière et  rapporté  avec  lui  ces  amusantes  poupées  creuses  en 
bois  peint,  de  la  Petite-Russie,  qui  rentrent  l'une  dans  l'autre 
comme  des  boîtes  japonaises.  Il  y  en  a  dix  de  différentes  tailles 
formant  une  espèce  de  mère  Gigogne  et  commençant  au  nou- 
veau-né, toutes  coiffées  du  traditionnel  mouchoir,  vêtues  du 
casaquin  et  du  tablier,  l'une  tenant  un  pain,  l'autre  une  poule,  la 
troisième  un  panier,  etc.  Chacun  des  visages  diffère  de  l'autre, 
tout  en  restant  curieusement  fidèle  au  type  du  pays.  Sous  le  patro- 
nage d'une  grande-duchesse,  des  myriades  de  jouets  minuscules, 
d'un  réalisme  qui  n'exclut  pas  la  gentillesse,  ont  voyagé  jusqu'à 
Paris  011  les  amateurs  se  les  sont  disputés,  lors  de  notre  Exposi- 
tion qui  a  été  pour  les  petites  industries  russes  un  véritable 
triomphe.  Ces  jouets  étaient  partis  du  gouvernement  de  Wla- 
dimir  d'où  viennent  aussi  les  tarantasses  en  osier  exportées  an- 
nuellement au  nombre  de  6  ou  7000  à  Pétersbourg.  Le  district  de 
Zwenigorod  (gouvernement  de  Moscou)  produit  pour  42000  rou- 
bles de  vannerie,  meubles  en  osier,  corbeilles,  etc. 

Les  nattes  proviennent  surtout  de  ce  pays  de  forêts  qu'est  le 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  de  Kostroma.  Dans  deux  districts  seulement  les 
paysans  y  font  100  000  pouds  (le  poud  équivaut  à  40  livres)  de 
torchons  de  tille.  Pendant  quatre  mois,  mille  hommes  dans  un 
district  voisin,  2200  dans  un  autre  travaillent  sans  relâche  à  ce 
produit  textile  d'une  utilité  journalière.  De  même  le  village  de 
Siméonofka  fabrique  pour  100  000  roubles  de  lapti,  sandales  de 
tilleul  que  chaussent  les  paysans.  A  Nijni-Novgorod,  plus  de 
300  hommes  en  font,  pendant  la  mauvaise  saison,  chacun  ses 
400  paires.  Le  tissage  de  la  toile  à  laroslav  entraîne  avec  soi  la 
fabrication  des  peignes  de  fileuses,  des  quenouilles,  des  rouets 
dans  toutes  les  campagnes  de  ce  gouvernement. 

Le  goudron  tiré  des  arbres,  notamment  des  bouleaux  dans  le 
gouvernement  de  Tver,  au  poids  de  300000  pouds  représentant 
200000  roubles,  est  exploité  dans  976  petits  chantiers  par  près 
de  2000  paysans. 

Mais  surtout  le  gouvernement  de  Tver  est  le  pays  des  bottes. 
20000  hommes  font  sans  relâche  des  bottes  dans  les  villages. 
On  en  cite  un,  Kimr,  où  627  familles,  soit  55  pour  100  des  habi- 
tans,  ne  s'occupent  pas  d'autre  chose.  Kimr  est  le  grand  centre  de 
la  cordonnerie.  Au  marché  qui  s'y  tient,  plus  de  15  000  bottiers 
paysans,  qui  gagnent  chacun  par  mois  de  dix  à  treize  roubles, 
envoient  leur  ouvrage,  exporté  ensuite  dans  les  grandes  villes. 
Comme  tous  les  autres  ouvriers  des  campagnes,  ils  sont  à  la 
merci  des  agens  entremetteurs  qui  payent  par  exemple  les  bottes 
blanches,  réclamées  en  quantité  par  les  paysans  du  Nord  (1),  de 
30  à  40  copeks  la  paire  (le  copek  vaut  2  centimes  et  demi).  11 
faut  reconnaître  que  les  ateliers  de  paysans,  qu'il  y  ait  ou  non  un 
patron,  sont  aussi  mal  organisés  que  possible,  mais  ce  n'est  ni 
l'industrie,  ni  l'activité  qui  leur  fait  défaut.  Dans  le  gouverne- 
ment de  Wladimir,  500  ouvriers  produisent  pour  80000  roubles 
de  bottes  par  an  et  il  y  a  plus  de  1  000  bottiers  parmi  les  paysans 
du  gouvernement  de  Kostroma. 

L'industrie  du  cuir  est,  on  le  sait,  en  Russie  l'une  des  plus 
florissantes.  Elle  prospère  spécialement  dans  le  gouvernement 
de  Moscou  où  se  préparent  toutes  les  différentes  sortes  de  peaux, 
jusqu'à  la  peau  de  gants.  Ces  peaux  achetées  en  ville  sont  ensuite 
dispersées  dans  les  villages  et  fournies  aux  paysans  qui  rendent 
les    objets    fabriqués.    Moscou    à    elle    seule   en   prend  pour 

(1)  D'où  le  nom  de  Russie  blanche. 


EN    RUSSIE.  891 

300000  roubles;  mais  cela  n'assure  pas  à  l'ouvrier  un  salaire  de 
plus  de  40  oopeks  par  jour.  A  ce  prix,  les  paysans  travaillent  les 
cuirs  fameux  entre  tous  de  Nijni-Novgorod,  500  hommes,  dans 
trois  districts,  livrant  pour  100000  roubles  de  marchandises. 

A  Tver  350  hommes,  répartis  dans  165  ateliers,  qui  ne  sont 
autres  que  l'isba  du  patron  paysan,  produisent  de  même  pour 
80000  roubles  de  cuir  travaillé. 

La  préparation  des  fourrures  est  aussi  jusqu'à  un  certain 
point  entre  les  mams  des  paysans.  Ceux  des  gouvernemens  de 
Wladimir  et  de  Nijni-Novgorod  confectionnent  des  pelisses  et  des 
bonnets  de  peau  de  mouton.  A  faire  les  chapeaux  exportés  en 
quantité  considérable  de  Nijni  et  censés  venus  de  Paris,  600  ou- 
vriers gagnent  environ  chacun  la  somme  infime  de  sept  ou  huit 
roubles  par  mois.  Les  bonnets  en  peau  de  chat  et  autres  four- 
rures occupent  6000  hommes  dans  un  seul  district.  Les  schou- 
boks,  les  pelisses  pour  paysans,  hommes  et  femmes,  sortent  du 
gouvernement  de  Wladimir;  440000  peaux  de  lièvres  y  sont 
apprêtées  par  1120  ouvriers.  Ceux-ci  gagnent  de  10  à  27  copeks 
par  peau  de  mouton. 

Passons  aux  métaux:  les  haches,  les  faux,  les  charrues,  les 
faucilles  et  autres  instrumens  aratoires  qui,  du  gouvernement 
de  Wladimir,  s'exportent  dans  toute  la  Russie  et  jusqu'en  Rou- 
manie, sont  en  grande  partie  l'ouvrage  des  paysans. 

A  Worsm,  un  grand  village  de  ce  gouvernement,  4000  hommes 
font  exclusivement  de  la  coutellerie.  A  Pawlov,  ce  sont  des  ver- 
rous; dès  le  xvu®  siècle,  ils  étaient  renommés.  On  sait  combien  la 
quincaillerie  abonde  à  la  grande  foire  de  Nijni-Novgorod.  En 
fabriquant  des  clous,  un  ouvrier  gagne  par  semaine  d'un  rouble 
50  à  2  roubles,  payés  d'avance  et  le  fer  fourni. 

A  Tver,  sur  3000  hommes,  il  y  en  a  1 300  qui  ne  font  que  des 
clous.  On  cite  un  village  qui  en  produisait  durant  la  première 
partie  du  xix^  siècle  pour  200000  roubles.  Mais  devant  la  con- 
currence des  machines,  cette  industrie  commencée  tomber. 

laroslav  est  renommé  pour  ses  samovars  et  ses  casseroles. 
Dans  23  villages  de  ce  département  on  fabrique  des  ressorts  de 
meubles,  des  chaînes,  des  étriers,  distribués  à  Pétersbourg  dans 
les  meilleurs  magasins  et  qu'emploie  la  cavalerie. 

Les  paysans  du  gouvernement  de  Moscou  font  de  la  batterie 
de  cuisine  et  des  serrures,  ceux  de  Kostroma  une  bijouterie  d'ar- 
gent vendue  relativement  cher  à  Pétersbourg  et  à  Moscou,  mais 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  rapporte  que  bien  peu  à  chacun  des  100000  ouvriers  qui 
s'y  livrent.  La  matière  première  est  fournie  par  des  agens  acca- 
pareurs du  profit.  Les  jolis  bijoux  d'émail  noir  incrusté  d'argent, 
les  objets  de  fantaisie  en  acier  et  en  métal  composé,  dit  de  Toula, 
sont  fabriqués  à  domicile.  Le  pays  qui  entoure  Toula  est  riche 
en  minerai,  La  manufacture  d'armes  fondée  par  Pierre  le  Grand 
en  1712  pour  l'utiliser,  en  témoigne;  elle  emploie  de  8000  à 
10  000  ouvriers;  mais  ici  nous  nous  écarterions  des  petites  indus- 
tries indépendantes.  Parmi  ses  principaux  produits,  il  faut  citer 
cette  parure  des  paysannes,  les  colliers  de  perles  fausses  exportés 
en  quantité  considérable  du  département  de  Moscou, 

La  poterie  se  façonne  un  peu  partout.  Il  n'existe  pas  de  grande 
fabrique.  Le  paysan  reproduit  les  formes  et  les  dessins  tradi- 
tionnels en  y  ajoutant  ce  que  lui  suggère  son  imagination.  J'ai 
déjà  dit  que  j'avais  vu  en  Petite-Russie  des  faïences  très  joli- 
ment décorées.  Les  comités  qui  entreprennent  aujourd'hui  de 
faire  l'éducation  de  ces  potiers  naïfs  respectent  leurs  qualités 
naturelles,  tout  en  les  rompant  au  métier.  Autant  que  j'ai  pu  le 
voir  en  visitant  les  Musées  du  peuple,  ils  ne  les  gâtent  pas  par 
le  souci  de  ce  qui  est  à  la  mode  et  réclamé  par  le  commerce, 
péril  à  craindre  malheureusement  aussitôt  qu'une  autorité  quel- 
conque procure  des  classes  techniques  et  des  moyens  de  vente. 
De  savans  archéologues,  de  véritables  artistes  s'efforcent  de 
maintenir  dans  son  intégrité  l'art  russe  ancien,  d'y  intéresser  le 
monde.  L'exemple  a  été  donné  par  une  femme,  M"^  Polénova, 
qui,  peintre  et  céramiste  distingué,  ancienne  élève  à  Paris  de 
Chaplin  et  de  Deck,  mit  ses  talens  au  service  de  l'enseignement 
des  humbles.  C'est  elle  aussi  qui  a  fourni  des  modèles  admirables 
aux  sculpteurs  sur  bois,  voyageant  dans  toutes  les  parties  de  la 
Russie  où  elle  pouvait  dessiner  et  collectionner  des  antiquités, 
prenant  sur  le  vif  les  productions  du  génie  national  pour  les 
donner  directement  au  paysan,  qui,  disait-elle  avec  raison,  rend 
plus  facilement  ce  qu'il  conçoit,  ce  qui  lui  est  proche.  L'école 
industrielle  d'Abramtzovo,  fondée  dans  un  village  dont  les  habi- 
tans,  depuis  des  générations,  s'appliquent  à  tailler  et  sculpter  le 
bois,  lui  doit  en  grande  partie  sa  prospérité.  Il  suffirait  de  déve- 
lopper de  même  le  côté  esthétique  de  plusieurs  autres  indus- 
tries primitives  et  de  leur  assurer  des  débouchés  pour  qu'elles 
devinssent  rémunératrices  ;  par  exemple  le  tissage  et  la  broderie. 

Au    tissage  sont  employées  beaucoup  plus  de  femmes  que 


EN    RUSSIE.  893 

d'hommes.  D'un  bout  de  la  Russie  à  l'autre,  toutes  les  femme? 
filent,  tissent  et  brodent  pendant  les  mois  d'hiver,  le  plus  som 
vent  sans  sortir  de  chez  elles  ou  bien  réunies  quelquefois  dan^ 
le  petit  atelier  dont  une  société  coopérative  fait  les  frais.   La 
meilleure  toile  est  celle  des  gouvernemens  de  laroslav,  de  Kos' 
troma  et  de  Tver.  Dans  le  premier,  les  hommes,  pour  éviter  la 
pression  des  intermédiaires,  se  font  marchands  ambulans  et  trans 
portent  jusqu'au  Caucase   l'ouvrage    de    leurs    femmes.    Elles- 
mêmes  exercent  quelquefois  ce  rude  métier  de  colporteur,  afin  de 
gagner  un  peu  plus  qu'on  ne  gagne  à  Kostroma  par  exemple  où 
2  000  tisserands  produisent  chaque  année  pour  70  000  roubles  de 
toile  et  n'en  reçoivent  entre  eux  que  6  000.  L'archine  (deux  tiers 
de  mètre  leur  est  payé  un  demi-copek,  un  copek  au  maximum 

Il  n'y  a  pas  moins  de  17  000  ateliers  ou  demeures  particulières 
renfermant  33  000  métiers  à  tisser  le  coton  dans  le  gouvernement 
de  Moscou.  On  y  tisse  de  la  percale  et  du  madapolam  pour 
12  millions  et  demi  de  roubles,  dont  2  millions  seulement  à 
répartir  entre  les  ouvriers. 

Les  20  000  tisserands  du  gouvernement  de  Wladimir  n'ont  à 
se  partager  par  an  que  400  000  roubles,  20  roubles  pour  chacun  l 

Les  filatures  de  laine  existent  plus  ou  moins  dans  toutes  les 
provinces  russes,  mais  surtout  dans  le  gouvernement  de  Ka  - 
louga. 

Le  tissage  de  la  soie  dans  le  gouvernement  de  Moscou 
remonte  loin  ;  il  rapporte  chaque  année  par  les  mains  des 
paysans  6  millions  et  demi  de  roubles;  3  millions  et  demi  dans  le 
département  de  Wladimir.  Ce  chiffre  de  10  millions  égale  presque 
celui  que  donnent  les  203  manufactures  des  deux  mêmes  gou  ■ 
vernemens.  Le  canton  moscovite  de  Grebenkov  est  le  Lyon 
de  la  Russie  ;  on  y  fait  annuellement  pour  630  000  roubles 
d'affaires.  Il  n'y  a  guère  de  maison  qui  ne  renferme  un  métier. 

Le  tissage  de  la  soie  et  du  velours  dans  le  gouvernement  de 
Wladimir  indique  par  sa  perfection  que  d'anciens  ouvriers  de 
fabrique,  rentrés  au  village,  ont  instruit  à  fond  les  paysans.  Beau- 
coup de  femmes  travaillent  à  la  soie,  ne  fût-ce  que  pour  dévide i- 
les  cocons  ;  mais  leur  industrie  spéciale  est  la  broderie  et  la  den- 
telle. Presque  partout  elles  font  de  la  dentelle,  plutôt  en  ville, 
cependant,  ou  aux  environs  des  villes,  sauf  une  ou  deux  excep- 
tions dans  le  gouvernement  de  Moscou  ;  par  exemple  le  district  de 
Podolsk  qui  est  le  centre  de  l'industrie  dentellière  compte  800  on- 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrières  réparties  en  22  villages  ;  et,  dans  un  seul  district  du  gouver- 
nement de  Kalouga,  2  000  ouvrières,  appartenant  à  39  petits  vil- 
lages, font  chaque  année  pour  plus  de  20  000  roubles  de  dentelle 
de  soie  et  de  fil.  Ces  dentelles  sont  remises  à  des  agens  qui  les 
échangent  contre  les  étoffes  dont  la  famille  a  besoin.  Jamais  ils 
ne  payent  en  argent,  mais  ils  procurent  le  matériel.  En  s'épui- 
sant  à  un  travail  pénible  qui  lui  use  les  yeux  et  altère  sa  santé, 
la  dentellière  gagne  l'équivalent  de  35  à  50  roubles  par  an.  Les 
exploiteurs  agissent  de  même  pour  les  broderies  sur  toile  qui 
sont  vendues  dans  toute  l'Europe.  Les  femmes  russes  les  plus 
incapables  de  raccommoder  leurs  nippes  et  celles  de  leurs  enfans 
brodent  en  perfection.  Dans  deux  districts  du  gouvernement  de 
Wladimir  8  000  brodeuses  font  pour  23  000  roubles  de  ces  essuie- 
mains,  de  ces  tabliers,  de  ces  mouchoirs  que  l'on  retrouve 
transformés  en  ornemens  dans  plus  d'un  intérieur  luxueux. 

Les  brocarts,  les  passementeries,  les  broderies  d'or,  les  galons 
de  clinquant  qui  servent  à  la  décoration  des  églises  occupent 
500  ateliers  de  3  000  ouvriers  et  surtout  ouvrières  dans  le  grand 
village  de  Saint-Serge  où  se  tiennent  trois  foires  par  an  et  que  ne 
visitent  pas  moins  de  100  000  pèlerins  attirés  par  le  célèbre  cou- 
vent de  Troïtsa.  La  fabrication  des  bas,  des  gants,  des  mitaines,  la 
bonneterie  en  général,  regarde  presque  exclusivement  les  femmes  ; 
4  000  dans  le  gouvernement  de  Wladimir,  2  000  dans  celui  de 
Nijni-Novgorod,  Les  tailleurs  de  caftans  et  de  tchiouikas  sont  au 
nombre  de  900  dans  cinq  gouvernemens.  Les  seules  casquettes 
du  gouvernement  de  Wladimir  rapportent  net  11  000  roubles. 

Les  chaussures  en  feutre,  les  filets  pour  la  pêche  sont  par 
excellence  industries  de  paysans.  Dans  le  gouvernement  de 
Novgorod,  parens  et  enfans  emploient  la  veillée  à  faire  du  filet, 
exporté  sur  la  Mer-Noire,  la  mer  Caspienne  et  le  Volga.  On  gagne 
de  75  copeks  à  3  roubles  pour  40  livres  de  filets.  Un  millier  de 
paysans  s'emploie  à  la  même  besogne  dans  le  gouvernement  de 
Tver.  Le  gouvernement  de  Kalouga  et  quelques  districts  de 
Moscou  ont  la  spécialité  de  la  brosserie  et  produisent  pour 
245  000  roubles  de  brosses  par  an.  Dans  le  gouvernement  de 
Moscou  plus  de  8  000  personnes  roulent  des  tubes  ou  moules  à 
cigarettes,  la  cigarette  étant  aussi  nécessaire  au  Russe  que  le 
pain  quotidien.  Mille  ouvriers  s'occupent  à  tailler  des  peignes, 
des  boutons  et  autres  objets  en  corne. 

Près  de  Tver,  6  000  paysans  font  des  manches  de  pompes,  des 


EN    RUSSIE.  895 

courroies  de  machines;  SOO  au  moins  travaillent  au%  horloges 
dans  le  gouvernement  de  Kostroma.  D'autres  produits  encore  du 
travail  d'hiver  dans  les  campagnes  sont  les  instrumens  de  mu- 
sique, qui  accompagnent  leur  danses  :  guitares  et  violons  dans 
le  département  de  Moscou,  accordéons  dans  le  gouvernement  de 
Kostroma,  flûtes,  cithares  et  citres,  dans  le  gouvernement  de 
Kalouga.  On  paye  les  cithares  de  trois  jusqu'à  50  roubles,  les 
flûtes  de  15  à  40  roubles  chez  les  marchands  de  Moscou  et  de 
Pétersbourg.  Les  paysans  du  village  de  Volozoff  fabriquent  des 
instrumens  de  physique  ;  on  voit  jusqu'à  quel  degré  peuvent  être 
poussées  de  certaines  connaissances  techniques  chez  ces  pré- 
tendus sauvages. 

Arrêtons-nous.  J'ai,  dans  une  énumération  trop  longue  et  bien 
incomplète  cependant,  lassé  la  patience  de  mes  lecteurs.  Il  fau- 
drait pouvoir  leur  montrer  ces  industries  presque  innombrables, 
comme  elles  me  sont  apparues  à  Moscou  dans  l'immense  Musée 
ethnographique  de  Dachkov,  l'un  des  plus  riches  qui  soient  au 
monde.  Là  tous  les  produits  industriels  et  agricoles  des  diverses 
parties  de  la  Russie  sont  exposés  à  côté  de  figures  qui  repré- 
sentent avec  art  les  types  et  les  costumes  nationaux,  hommes  ou 
femmes  engagés  dans  les  occupations  familières  aux  habitans 
de  chaque  province,  pittoresquement  groupés  auprès  de  leurs 
demeures  respectives,  chaumière  ou  isba,  yourte,  hutte  en  pain 
de  sucre,  etc.  Quelquefois  c'est  un  intérieur  dont  les  meubles, 
les  ustensiles  ont  été  rendus  avec  exactitude.  Ils  sont  tous  là, 
depuis  le  Petit-Russien  au  teint  brun,  aux  sourcils  spirituelle- 
ment arqués,  le  bonnet  de  peau  de  mouton  sur  l'oreille,  bien 
pris  dans  la  svietka  qui  forme  de  gros  plis  autour  de  sa  taille, 
jusqu'au  pâle  Finnois  au  visage  plat,  aux  pommettes  saillantes  ; 
depuis  la  Grande-Russienne  robuste,  en  sarafanc  attaché  sous 
les  bras,  le  kakochnik  au  front,  tel  un  diadème,  des  bandes 
d'étoffe  entre-croisées  au  lieu  de  bas  sous  ses  chaussures  de  tille, 
jusqu'à  la  Tatare  en  caftan  et  en  pantalon,  le  corsage  chamarré 
de  clinquant,  coiff"ée  d'une  calotte  garnie  de  piécettes  d'or,  à 
demi  masquée  par  un  grand  voile  de  soie,  —  jusqu'à  la  Gourlan- 
daise  chaussée  de  sandales  de  cuir,  portant  la  couronne  ronde 
en  laiton  garnie  de  perles  ;  depuis  le  Tcherkesse  en  long  habit 
ajusté  de  laine  rude,  vastes  manches  retroussées,  plusieurs 
rangs  d'étuis  à  cartouches  sur  la  poitrine,  la  bourka  de  feutre 
à  l'épaule   et    chargé   d'armes  de   toute   sorte,   jusqu'au  Russe 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blanc  rongé  de  maladie  et  de  misère,  dans  ses  vêtemens  clairs 
souillés  et  en  loques,  —  jusqu'au  Polonais,  élégant  de  taille  et 
d'allure  sous  son  bonnet  carré  et  son  sukman  de  drap  gris  à 
coutures  de  toutes  couleurs.  Et  voilà  les  riverains  de  la  Kama, 
Bactikirs,  Michtcheriaks,  Vozouls,  Voliaks,  etc.,  nomades  ou 
sédentaires,  beaux  cavaliers,  chasseurs  de  fourrures,  pêcheurs 
dans  les  marais,  buveurs  de  koumiss,  voilà  les  fiers  visages,  les 
riches  costumes,  l'attitude  guerrière  des  Géorgiens,  des  Mingré- 
liens!...  C'est  un  voyage  à  travers  les  mœurs,  les  travaux,  la 
vie  intime  des  paysans  de  toutes  les  Russies,  et  en  outre  à  tra- 
vers les  antiquités  slaves,  que  l'on  fait  d'une  extrémité  à  l'autre 
et  dans  tous  les  replis  de  ces  immenses  galeries  dépendantes  du 
Musée  Roumiantzov.  Je  ne  crois  pas  qu'il  existe  ailleurs  rien  de 
comparable.  Devant  ces  gens  aussi  différens  les  uns  des  autres 
que  s'ils  appartenaient  à  différentes  parties  du  monde,  différens 
de  physique,  de  mœurs,  de  religion,  de  langue,  les  uns  proches 
parens  des  Chinois,  les  autres  pareils  à  des  Persans,  d'autres 
encore  à  des  Grecs  ou  à  des  Allemands,  que  sais-je,  une  pensée 
vous  frappe  et  ne  vous  quitte  plus  ;  c'est  qu'il  est  vraiment  im- 
possible que  les  bureaucrates  de  Pétersbourg  puissent  régler 
d'une  façon  satisfaisante  le  sort  de  peuples  si  peu  homogènes, 
orthodoxes,  musulmans,  sectaires. 

Avant  d'en  finir  avec  les  petites  industries  de  village,  je 
voudrais  dire  encore  un  mot  de  celle  qui  s'est  élevée  parfois  jus- 
qu'à l'art,  la  fabrication  des  icônes.  Les  saintes  images  sont 
peintes  en  grand  nombre  par  les  paysans.  Dans  un  seul  village 
du  gouvernement  de  Wladimir,  600  hommes  et  200  femmes  y 
travaillent;  dans  un  autre  village,  800  hommes  et  400  femmes. 
Les  hommes  se  chargent  de  la  figure  et  du  cadre  que  les  femmes 
ornent  ensuite  de  filigrane  et  de  fleurs  artificielles.  D'un  district 
du  gouvernement  de  Wladimir  sortent  assez  d'icônes  pour  rap- 
porter net  400  000  roubles  ;  il  y  a  des  icônes  à  un  copek,  il  y  en 
a  de  100  roubles,  selon  la  distance  du  manœuvre  à  l'artiste;  les 
uns  comme  les  autres  sont  exploités  par  les  colporteurs  et  les 
commis  voyageurs.  Parfois,  en  travaillant  aux  icônes,  le  paysan 
se  découvre  des  talens  plus  ambitieux.  Il  s'en  va  de  côté  et 
d'autre  décorer  des  iconostases.  Ces  cloisons  qui  séparent  du 
chœur  le  saint  des  saints  sont  par  parenthèse  une  des  princi- 
pales industries  du  laborieux  gouvernement  de  Moscou.  Mais  je 


EN    RUSSIE.  897 

reviens  aux  peintres  ambiilans  dont  j'ai  vu  un  échantillon  dans 
certaine  église  de  Petite-Russie. 

Nous  y  étions  entrés  un  matin,  les  portes  grandes  ouvertes 
laissant  apercevoir  des  échafaudages  qui  indiquaient  quelques 
réparations.  En  effet  les  panneaux  de  l'iconostase  portaient  des 
peintures  toutes  fraîches  inspirées  de  loin  par  celles  de  Saint- Wla- 
dimir  de  Kiev:  on  reconnaissait  vaguement  la  sainte  Barbe  frêle 
et  maladive,  extatiquement  souriante  de  Nesteroff.  A  côté  d'elle, 
le  chevaleresque  Alexandre  Newsky  s'appuyait  sur  son  glaive  ; 
puis  venait  saint  Nicolas,  patron  favori  des  paysans,  et  un  autre 
saint  d'allure  plus  originale,  d'un  assez  intéressant  réalisme  qui 
échappait  tout  à  fait  au  type  convenu  des  figures  grecques. 

—  Sans  doute  un  donataire,  me  dit  quelqu'un. 

Une  bonne  femme  du  village  ne  se  vantait-elle  pas  d'avoir 
mis  son  mari  en  pied  pour  l'éternité,  moyennant  cinq  roubles, 
sur  la  porte  de  droite  d'une  iconostase  ? 

Le  peintre  était  maintenant  occupé  de  la  coupole  ;  au  sommet 
d'une  échelle,  il  travaillait  ferme  et,  vu  d'en  bas,  rappelait  en 
perfection  le  plus  lourd  des  moujiks.  Peut-être  cependant  trou- 
vait-il des  joies  très  nobles  dans  l'exécution  de  son  esquisse  im- 
parfaite. Il  recueillait  en  outre  le  tribut  d'admiration  d'un  public 
sympathique,  car  auprès  de  lui,  sur  l'échafaudage,  était  perché 
le  pope,  sa  chevelure,  retenue  derrière  la  nuque  par  un  ruban 
comme  celle  d'une  petite  fille,  flottant  très  bas  sur  un  caftan 
de  toile  grise  extrêmement  sale.  Pope  et  peintre,  aussi  atten- 
tifs l'un  que  l'autre,  n'échangeaient  pas  un  mot,  mais  leurs  im- 
pressions intimes  étaient  probablement  celles  que  peut  donner 
d'une  part  la  production  et  de  l'autre  la  contemplation  d'un 
chef-d'œuvre.  Pendant  ce  temps,  le  staroste  occupé  en  bas  à  sur- 
veiller les  travaux,  nous  faisait  les  honneurs  de  l'église  encom- 
brée de  plâtras,  nous  montrant  avec  insistance  les  dons  des  per- 
sonnes riches  de  la  paroisse,  entre  autres  un  tombeau  du  vendredi 
saint,  gaîment  peint  en  vert  très  vif  rehaussé  d'or.  Et  le  bruit 
de  nos  conversations  ne  troubla  ni  le  pope  ni  le  peintre.  Ils  ne 
tournèrent  même  pas  la  tête.  La  fresque  était  trop  sommairement 
ébauchée  pour  que  j'en  pusse  rien  voir;  mais  elle  devait  sûre- 
ment posséder  à  défaut  d'autres  qualités  ce  qui  manque  à  tant 
de  peinture  dite  religieuse,  l'élément  principal,  la  foi. 

Il  y  avait  quelque  chose  de  plus  dans  celle  qu'un  moine  me 
fit  remarquer  à  Chersonèse.  La  cathédrale  enferme,  comme  le 
TOi-'E  XIII.   —   19G3.  57 


898  .     REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

ferait  un  reliquaire,  les  murs  vénérés  d'une  église  plus  ancienne 
où  Wladimir  le  Grand,  après  avoir  assiégé  la  ville  et  y  être  entré 
en  vainqueur,  se  fit  baptiser  à  cette  place,  puis  à  cette  place  encore 
épousa  la  sœur  des  empereurs  grecs  en  l'honneur  de  laquelle  il 
renvoya  ses  femmes  presque  aussi  nombreuses  que  celles  de 
Salomon.  Et  sur  le  théâtre  de  ces  événemens  mémorables,  à 
côté  des  tableaux  de  Riss  et  de  Korsoukhine,  un  paysan  avait 
été  admis  à  peindre,  comme  il  la  concevait,  une  envolée  d'anges. 
Il  y  avait  mis  un  sentiment  mystique  très  sincère,  très  doux,  et 
l'œuvre,  pour  naïve  qu'elle  fût,  était  intéressante  dans  sa  timidité 
de  vaporeuse  grisaille. 

On  trouve  de  la  peinture  de  paysan  au  Kremlin  même.  Cer- 
tains voyageurs  n'ont  pas  épargné  leurs  railleries  à  ce  barbouil- 
lage qui  dépare  le  palais  des  tsars  sans  autre  excuse  que  d'être 
l'informe  tentative  d'un  moujik.  J'en  fus  touchée  au  contraire,  j'y 
vis  comme  le  symbole  de  cette  familiarité  singulière  entre  l'esclave 
et  le  maître  souvent  tyrannique,  mais  qui  cependant  se  laisse 
approcher.  Je  me  rappelais  le  troisième  acte  d'un  beau  drame 
d'Alexis  Tolstoï  représenté  à  Moscou,  quand  le  peuple  entre  li- 
brement dans  ces  mêmes  salles  du  Kremlin,  où  un  vieux  paysan 
conte  les  hauts  faits  d'Ivan  le  Terrible  à  son  fils  dégénéré. 

Certainement  toutes  ces  industries  de  paysans  méritent  d'être 
encouragées,  puisque  sans  remédier  tout  à  fait  à  la  misère,  elles 
peuvent  du  moins  l'alléger  et  puisqu'elles  laissent  la  famille 
réunie  au  foyer,  en  lui  procurant  un  élément  d'intérêt  et  même 
de  plaisir.  Car  c'est  l'unique  plaisir  de  l'hiver  que  ces  veillées 
de  travail  pour  tous  les  âges,  appelées,  selon  les  régions,  beceda 
ou  vitcherinka.  On  cause,  on  rit,  à  la  chaleur  du  poêle.  Les 
jolis  contes  populaires  se  propagent  ainsi.  En  outre,  les  indus- 
tries de  village  font  partie  du  trésor  des  traditions,  le  plus  pré- 
cieux de  tous  pour  chaque  peuple.  D'un  si  utile  exemple  que 
puissent  être  les  civilisations  voisines,  le  grand  empire,  hâtive- 
ment créé  par  Pierre  le  Grand,  fera  bien  de  se  rappeler,  — 
d'autres  aussi  avec  lui,  —  le  mot  de  A'P^  de  Staël  :  «  La  véritable 
force  d'un  pays  est  son  caractère  naturel,  et  l'imitation  des  étran- 
gers est  un  défaut  de  patriotisme,  »  Or,  les  hautes  sphères  de  la 
société  russe  ont  presque  tout  emprunté  à  l'étranger  ;  les  intel- 
lectuels veulent,  en  Russie  comme  ailleurs,  être  citoyens  du 
monde;  qu'on  laisse  donc  au  peuple  cette  supériorité  de  rester 


EN    RUSSIE. 


899 


parfaitement  lui-même  et  d'avancer  vers  la  civilisation,  si  lente- 
ment que  ce  soit,  par  des  moyens  qui  sont  à  lui.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  la  marche  générale  des  choses  contrarie  quelque- 
fois ce  progrès  particulier  ou  même  peut  l'arrêter;  ainsi  l'obser- 
vateur le  plus  superficiel  ne  manquera  pas  de  discerner  qu'il  est 
devenu  impossible  d'exercer  l'industrie  à  domicile  dans  les 
mêmes  conditions  que  par  le  passé,  les  circonstances  écono- 
miques s'étant  modifiées  profondément.  Autrefois  le  paysan 
achetait  lui-même  la  matière  brute,  puis  vendait  lui-même  au 
marché  l'objet  fabriqué.  Les  manufactures  se  sont  multipliées 
depuis,  les  lignes  de  chemins  de  fer  se  sont  ouvertes;  sur  l'aile 
de  la  vapeur  arrivent,  avec  les  néfastes  influences  des  villes,  les 
marchandises  confectionnées  à  la  machine,  et  le  travail  manuel 
que  n'aide  pas  celle-ci  ne  peut  soutenir  la  concurrence. 

En  outre,  les  intermédiaires  entre  le  producteur  et  l'acheteur 
ont  surgi  dans  les  villages  russes  et  se  font  la  part  du  lion  ;  ils 
procurent  au  paysan  les  matériaux  indispensables,  l'amènent  à 
s'endetter  et  se  font  livrer  à  un  prix  déterminé,  le  plus  bas  pos- 
sible bien  entendu,  l'objet  revendu  dans  les  magasins  permanens 
qui  presque  partout  nuisent  fort  aux  bazars.  Ce  que  c'est  que 
le  bazar  vieux  style,  on  l'apprend  à  Moscou.  Il  y  en  a  dans  toutes 
les  parties  de  la  ville  et  l'étranger  qui  passe  croit  à  une  émeute  en 
présence  de  ce  tumulte  où  domine  la  foule  des  paysans.  Est-on 
tout  de  bon  dans  une  grande  ville,  presque  une  capitale?  Je 
me  suis  posé  cette  question  devant  les  bazars  qui  se  tiennent 
dans  l'interminable  rue  des  Jardins  (Sadovaia)  enroulée  sur 
un  espace  de  douze  kilomètres  autour  du  centre  de  la  ville,  là 
où  se  dressaient  autrefois  les  remparts  de  terre  du  Zemlianoï- 
gorod.  La  haute  silhouette  d'une  tour  énorme,  celle  du  Château 
d'eau,  domine  une  grande  place,  la  place  Soukharev.  Ce  jour-là 
y  débordait,  jusque  dans  les  rues  avoisinantes,  un  amoncelle- 
ment invraisemblable  de  meubles,  parmi  lesquels  les  coffres  en 
bois  peint,  garnis  de  fer-blanc,  et  des  montagnes  d'étoffes,  de  vais- 
selle, de  cuillères  de  bois,  de  victuailles,  de  vêtemens,  d'usten- 
siles de  ménage,  avec  tant  d'autres  choses  qu'il  était  difficile  de 
croire  en  les  regardant  que  Moscou  eût  en  outre  quantité  de 
marchés  spéciaux,  y  compris  celui  des  fripiers  qui  doit  être  aussi 
celui  de  la  vermine. 

Les  mouchoirs  à  fleurs  flottaient  de  tous  côtés,  les  verroteries 
s'accrochaient  aux  échoppes  en  longs  festons  étincelans,  les  caf- 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tans,  les  peaux  de  moutons  tentaient  les  amateurs  qui,  se  pous- 
sant, marchant  les  uns  sur  les  autres,  essayaient,  comme  s'Rs 
eussent  été  chez  eux,  les  bonnets,  les  chemises,  les  bottes  sur- 
tout! Il  y  avait  des  régimens  de  bottes  neuves  et  de  vieilles,  et  les 
paysans,  assis  par  terre,  les  passaient  sans  vergogne  à  leurs  pieds 
nus.  La  circulation  des  voitures  étant  empêchée  par  cette 
incroyable  cohue,  nous  avions  dû  la  traverser  à  pied  et  je  crus 
être  étouffée  avant  d'arriver  au  bout.  C'est  le  diminutif  modeste 
des  grandes  foires  où  se  vendent  encore  beaucoup  les  produits 
de  villages.  A  Nijni-Novgorod,  par  exemple,  dans  la  galerie  des 
chaussures  de  feutre,  il  se  fait  pendant  le  mois  que  dure  la  foire 
un  million  d'affaires,  le  million  n'étant  pas,  cela  va  sans  dire, 
pour  le  producteur.  Mais  à  Moscou  même  le  règne  des  bazars  a 
déjà  baissé.  Les  magasins  proprement  dits  se  multiplient  en 
même  temps  que  l'emporte  comme  partout  le  règne  du  commerce 
de  gros.  Les  Rangées,  ces  fastueux  passages  couverts  à  trois 
étages,  qui  bornent  d'un  côté  la  place  Rouge  et  tranchent  par 
leur  architecture  toute  moderne  sur  les  fantastiques  splendeurs 
de  Saint-Basile  et  la  bizarrerie  barbare  des  murailles  du  Kremlin, 
montrent  assez  comment  entend  être  logé  le  commerce  de 
l'avenir.  Le  paysan  n'entrera  point  dans  ces  palais.  Force  lui 
est  bien  de  travailler  à  prix  fixe  pour  le  commis  voyageur.  Trop 
heureux,  quand  pour  mieux  rançonner  sa  victime,  celui-ci  ne  se 
met  pas  en  grève.  L'usurier  aide  aussi  de  son  mieux  à  ruiner 
le  paysan.  L'unique  moyen  de  défense  du  pauvre  producteur  est 
l'artèle.  Grâce  à  ces  associations  on  a  pu,  dans  les  villages,  éta- 
blir à  frais  communs  des  fours  pour  la  cuisson  de  la  poterie, 
des  locaux  pour  le  foulage  du  feutre,  des  ateliers  collectifs  où 
se  poursuit  telle  ou  telle  branche  d'industrie  au  grand  avantage 
de  la  santé  publique.  Le  tissage  lui-même  n'est  pas  sans  incon- 
vénient par  les  parcelles  de  laine  qu'il  dégage  dans  la  chambre 
étroite  et  close  d'une  isba.  Qu'est-ce  donc  quand  il  s'agit  de  fumée 
de  charbon,  par  exemple? Malsain  partout,  le  travail  en  chambre 
peut  devenir  presque  meurtrier  en  Russie  où  l'air  se  renouvelle 
à  peine,  des  mois  de  suite.  Les  fours  collectifs  ont  rendu  plus  de 
services  que  tout  le  reste  et,  quant  à  l'atelier,  les  artèles  le 
chauffent  et  le  nettoient,  tous  les  frais  d'entretien  étant  communs. 
Par  ces  moyens,  les  petites  entreprises,  exigeant  peu  de  capi- 
taux, peuvent  encore  se  maintenir,  mais  dès  que  les  frais  de  pro- 
duction s'élèvent,  les  paysans  sont  obligés  pour  l'achat  des  ma- 


EN    RUSSIE. 


901 


tières  premières  d'avoir  affaire  à  l'ennemi  né  de  leurs  artèles,  le 
marchand  qui  les  opprime.  Ils  n'ont  pas  le  moyen  d'attendre  la 
saison  favorable  à  la  vente  ni  de  payer  les  frais  de  transport;  de  là 
leur  triste  dépendance.  Dans  plusieurs  provinces  les  zemstvos, 
les  assemblées  provinciales,  dont  il  faut  toujours  louer  l'inter- 
vention pleine  de  zèle,  se  sont  efforcés  de  soutenir  les  artèles 
industrielles  en  facilitant  le  transport  des  marchandises  jusque 
dans  les  villes  et  l'ouverture  de  magasins  pour  les  recevoir,  mais 
le  paysan  russe  accepte  difficilement  une  règle,  des  statuts,  il 
se  méfie  des  «  messieurs  »  et  ne  se  prête  guère  à  des  combi- 
naisons imposées  par  une  évolution  économique  qu'il  ne  com- 
prend pas;  il  aimera  mieux  avoir  affaire  à  l'usurier  qu'à  une 
union  de  prêts.  D'autre  part,  il  y  a  contre  ces  mesures  bienfai- 
santes la  ligue  des  marchands  et  des  entremetteurs.  Les  géné- 
reux efforts  des  zemstvos  ont  été  maintes  fois  déjoués;  c'est  d'eux 
néanmoins  que  peut  venir  le  secours  beaucoup  plus  que  des 
sphères  officielles  du  gouvernement,  incapable  d'apprécier  de  si 
loin  les  besoins  ni  les  aspirations  très  complexes  du  milieu  popu- 
laire tel  qu'il  existe  dans  chaque  lointaine  province. 

L'opinion  des  économistes,  c'est  qu'il  faudrait  avant  tout  éle- 
ver le  niveau  intellectuel  du  peuple  pour  le  mettre  à  même  de 
concevoir  les  services  que  lui  rendra  la  coopérative  assise  sur 
des  bases  modernes  en  rapport  avec  l'expansion  d'un  mouvement 
industriel  qui  n'a  plus  aucun  rapport  avec  celui  des  temps  pri- 
mitifs où  se  formèrent  les  premières  artèles. 

On  parle  déjà  beaucoup  en  Petite-Russie  des  artèles  Le- 
vitzky  (1)  ainsi  no)nmées  du  nom  de  leur  organisateur,  un  «  mon- 
sieur, »  à  qui,  par  exception  rare,  peut-être  unique, un  groupe  de 
paysans  a  demandé  spontanément  des  statuts.  Elles  commen- 
cèrent dans  les  gouvernemens  de  Kherzon  et  de  Perm,  leur  but 
étant  d'améliorer  la  culture,  d'obtenir  du  crédit  et  de  réduire  les 
arriérés  d'impôt,  plus  une  considération  morale  très  touchante 
qui  devrait  être  au  fond  de  toutes  les  entreprises  d'un  bout  du 
monde  à  l'autre  :  éteindre  les  haines,  enseigner  l'amour  réci- 
proque. Toutes  les  terres  ne  forment  qu'un  bloc,  la  culture  se 
fait  en  commun,  le  fonds  de  roulement  provient  des  apports  des 
sociétaires  égalisés  par  un  moyen  ingénieux.  Le  produit  des  ré- 
coltes est  réparti  entre  tous  en  tenant  compte  pourtant  de  l'âge. 

(1)  Lire  la  brochure  de  M.  Faressof  sur  ce  mouvement  coopératif  dans  la  Russie 
du  Sud. 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  partie  du  gain  est  réservée  pour  la  semence,  le  remboursement 
des  prêts  et  l'acquittement  de  l'impôt,  une  partie  vendue  pour  le 
compte  commun,  tout  le  lait  partagé  également  entre  les  membres 
des  familles  sociétaires.  L'artèle  est  constituée  pour  un  terme  do 
cinq  ans.  En  cas  de  fusion  de  plusieurs  artèles  ensemble,  un  cu- 
rateur collectif  peut  être  nommé:  ecclésiastique,  maître  d'école, 
fonctionnaire  de  province  quelconque.  Jusqu'ici  les  sociétaires 
vivent  en  paix,  s'engagent  à  ne  pas  tomber  dans  l'ivrognerie  et 
en  cas  de  contestation  acceptent,  sous  peine  d'être  exclus,  l'arrêt 
prononcé  par  la  collectivité.  Les  avantages  de  la  grande  culture 
sont  assurés  ainsi  au  laboureur. 

Des  guides  prudens,  de  bons  bergers  dévoués  à  la  conduite 
du  troupeau,  en  même  temps  beaucoup  d'écoles,  voilà  ce  qu'il  faut 
pour  faire  passer  le  peuple  russe  des  travaux  en  commun  non 
spécialisés,  l'ancienne  artèle,  à  l'organisation  plus  complexe  des 
sociétés  coopératives  modernes.  Mais  ces  écoles  quelles  seront- 
elles?  C'est  ici  que  s'affirment  les  différences  fondamentales  entre 
la  Russie  et  l'Amérique.  L'admirable  système  des  écoles  pu- 
bliques, rapprochées  à  un  mille  d'intervalle  dans  les  parties  les 
plus  lointaines  des  Etats-Unis,  manque  déplorablement  ici.  Le 
petit  paysan  russe  doit  franchir  souvent  d'énormes  distances  à 
pied  pour  se  rendre  à  l'école  paroissiale  où  peut-être  il  n'aura 
pas  d'autres  leçons  que  celles  d'un  sacristain  presque  aussi  igno-. 
rant  que  lui.  Les  écoles  du  zemstvo,  —  les  écoles  commu- 
nales,—  sont  bonnes  et  font  du  bien,  quoique  l'on  compte  encore 
70  pour  100  d'illettrés.  Elles  ne  sont  pas  à  beaucoup  près  assez 
nombreuses,  et  il  se  trouve,  même  parmi  les  bienfaiteurs  des 
paysans,  un  certain  nombre  d'esprits  rétrogrades  pour  critiquer 
et  contrarier  leurs  tendances.  Dans  une  brochure  intitulée  :  Suum 
cuique,  écrite  par  une  personne  que  paraît  préoccuper  beaucoup 
la  destinée  future  du  peuple  russe,  je  lisais  dernièrement  que 
les  enfans  qui  ne  savent  a  m.  b  deviennent  généralement  des 
hommes  plus  forts,  plus  actifs  que  les  autres;  que  l'école  éloigne 
trop  souvent  l'enfant  des  travaux  rustiques  et  lui  donne  de 
vagues  aspirations  à  l'existence  des  villes;  que  des  conflits 
fâcheux  entre  pères  qui  ne  savent  pas  lire  et  enfans  barbouillés 
d'un  demi-savoir  naissent  de  l'existence  des  écoles,  etc.  Ces  mêmes 
propos  ont  été  tenus  chez  nous  avant  l'enseignement  obligatoire, 
et  ils  ne  suffisent  pas  à  prouver  que  des  millions  d'individus 
doivent  rester  dans  l'ignorance.  Du  reste  l'auteur  de  Suum  cuique 


EN    RUSSIE  903 

ne  le  voudrait  pas  :  il  demande  seulement  que  les  enfans  appren- 
nent juste  ce  qu'il  faut  pour  devenir  des  agriculteurs  éclairés. 
Avant  tout  il  exigerait  la  réforme  de  l'alphabet.  Quelle  idée  de 
faire  lire  au  petit  paysan  des  mots  tels  que  chaise  longue^  com- 
mode, fauteuil  et  autres  choses  qu'il  n'est  pas  destiné  à  connaître, 
au  lieu  des  mots  plus  usuels  :  charrette,  traîneau,  hache,  etc.  (1). 
Par  l'alphabet,  l'auteur  de  Suum  cuique  entend  naturellement 
tout  l'enseignement.  A  cette  appréciation  il  serait  amusant  d'op- 
poser celle  de  certains  éducateurs  qui  souhaitent  que  le  paysan, 
ayant  appris  à  lire,  dévore  indistinctement  tout  ce  qui  lui  tom- 
bera sous  la  main.  Pourquoi  ces  perpétuelles  lisières?  Laissez 
l'homme  arriver  librement  au  degré  de  perfection  qui  permettra 
un  jour  qu'il  n'y  ait  plus  de  maître,  tous  étant  égaux.  D'autres  re- 
jettent la  lenteur  du  progrès  des  paysans  sur  leur  religion.  Ceux- 
là  espèrent  bien  que  tôt  ou  tard  le  paysan  transformé  en  citoyen 
armé  de  droits  publics  ne  sera  plus  guidé  que  par  la  science. 

—  Je  m'écrie  :  ;<  Lui  ôter  Dieu,  quel  péril  !  »  «  Nous  lui  donne- 
rons mieux  que  cela,  «  répond  l'utopiste  avec  une  effrayante 
bonne  foi. 

Voilà  en  somme  la  Russie.  Exagération  dans  l'idéalisme 
scientifique  chez  les  intellectuels,  obscurantisme  déplorable  chez 
les  conservateurs  et,  dominant  ces  contradictions,  un  gouver- 
nement qui  fait  un  pas  en  avant,  puis  deux  en  arrière,  qui  abolit 
les  verges,  puis  les  remet  en  vigueur,  qui  ne  veut  pas  d'un  peuple 
trop  instruit  et  qui  cependant  le  punit  impitoyablement  parce 
qu'ignorant  tout,  sauf  la  soumission  aveugle  de  siècle  en  siècle 
aux  ukases  impériaux,  il  accepte  les  yeux  fermés  ceux  que 
les  agitateurs  malfaisans  distribuent  au  nom  du  Tsar  !  L'ab- 
sence de  mesure,  tel  est  pour  l'étranger  le  caractère  le  plus  frap- 
pant de  l'esprit  russe,  qui  dépasse  constamment  le  but  à  atteindre. 
Heureusement  il  existe  entre  les  chimériques  et  les  réactionnaires 
une  élite  de  libéraux  patiens  et  forts.  Favoriser  l'instruction  élé- 
mentaire, de  quelque  côté  qu'elle  vienne,  organiser  sur  des  bases 

(1)  Il  est  remarquable  que  Tolstoï  ait  attaché,  lui  aussi,  une  grande  importance 
à  ces  livres  primaires,  puisque,  au  milieu  de  l'immense  succès  de  Guen^e  et  Paix, 
il  interrompit  des  travaux  qui  devaient  personnellement  l'intéresser  davantage 
pour  écrire  de  ces  humbles  alphabets  où  il  se  met,  avec  la  charité  dont  lui  seul, 
parmi  les  hommes  de  génie,  est  capable,  au  niveau  des  petits  enfans.  Personne 
n'a  été  plus  occupé  que  lui  de  la  solution  de  ce  problème,  l'instruction  du  peuple  ; 
il  veut  l'éclairer  et  cependant  il  est  d'avis  que  beaucoup  de  prétendus  progrès  ne 
sont  pas  à  son  usage. 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

solides  le  crédit  rural,  encourager,  stimuler  l'esprit  d'initiative 
au  lieu  de  produire  lapathie  par  de  prétendus  bienfaits,  ap- 
prendre aux  paysans  à  compter  sur  eux-mêmes,  à  se  perfec- 
tionner dans  des  métiers  ébauchés  déjà  et  qui  peuvent  contribuer 
à  leur  indépendance,  telle  est  l'œuvre  à  longue  échéance  que  se 
propose  plus  d'un  propriétaire  foncier.  Mais  ces  procédés  semblent 
un  peu  lents  aux  réformateurs  trop  pressés.  Tous  les  êtres  jeunes, 
qu'il  s'agisse  des  individus  ou  des  foules,  poussent  les  théories 
droit  à  leurs  dernières  conclusions.  On  croit  une  chose  juste  en 
principe,  elle  vous  paraît  scientifiquement  prouvée,  il  faut  donc 
l'exécuter  sans  retard,  attendre  serait  une  lâcheté.  Les  inconvé- 
niens,  les  impossibilités,  on  ne  s'y  arrête  pas,  on  passe  par-dessus. 
Il  y  aurait  cependant,  pour  faire  réfléchir,  l'exemple  récent  des 
Doukhobors.  Chacun  connaît,  au  moins  par  la  sympathie  que  leur 
a  témoignée  Tolstoï  au  milieu  des  persécutions  dont  ils  étaient 
l'objet,  l'existence  de  ces  sectaires.  Pour  n'être  pas  forcés  de  porter 
les  armes,  d'agir  ainsi  contre  leurs  croyances,  sept  mille  d'entre 
eux  émigrèrent,  il  y  a  quatre  ans,  au  Canada,  oii  on  leur  fit 
l'accueil  que  reçurent  en  Amérique  les  Quakers  d'autrefois. 
Affranchis  de  tout  service  militaire  et  de  certaines  obligations 
légales  qui  offensaient  leur  sentiment  du  devoir,  ils  obtinrent 
une  vaste  concession  où  ils  avaient  jusqu'ici  mené  une  vie  exem- 
plaire, faisant  l'admiration  de  tous  par  leurs  habitudes  chastes 
et  laborieuses.  Leur  prospérité  semblait  assurée;  mais  le  serpent 
pénétra  dans  ce  Paradis  terrestre  conquis  à  grand'peine  après  un 
très  pénible  exode.  Il  suffit  pour  chavirer  ces  honnêtes  cervelles 
du  passage  d'un  apôtre  agitateur,  à  demi  religieux,  à  demi  socia- 
liste, comme  la  Russie  en  produit  trop.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'un  prophète  quelconque  les  conduisait  au  précipice. 
Celui-ci  leur  persuada  qu'il  est  contraire  à  l'idée  de  liberté  et  par 
conséquent  criminel  de  faire  travailler  de  force  les  animaux,  et, 
convaincus,  les  pauvres  Doukhobors,  qui  déjà  se  défendaient  de 
goûter  à  la  chair  des  bêtes,  qui  ensuite  s'étaient  interdit  ce  qui 
sort  d'elles,  le  lait,  les  œufs,  etc.,  s'attelèrent  eux-mêmes  docile- 
ment à  la  place  des  chevaux.  On  les  vit,  hommes  ou  femmes, 
traîner  la  charrue  et  de  lourdes  voitures.  Affaiblis  par  le  régime 
végétarien,  vêtus  de  cotonnade  pour  ne  pas  voler  sa  toison  à  la 
brebis,  chaussés  de  sabots  ou  de  mauvaises  sandales  pour  ne  pas 
transformer  illicitement  en  bottes  ce  cuir  qu'ils  voulaient  laisser 
désormais  à  son  légitime  propriétaire,  le  bœuf,  ils  se  réduisirent 


EN    RUSSIE.  90S 

volontairement  au  métier  de  bêtes  de  somme.  Ne  leur  avait-on 
pas  prouvé  que  dans  la  Bible  l'homme  seul,  ayant  péché,  est 
condamné  au  travail  ?  Ils  ont  chassé  leur  bétail  dans  l'immense 
Prairie  pour  n'être  pas  tentés  de  le  reprendre  autant  que  pour 
éviter  qu'il  ne  devînt  la  proie  des  Indiens.  L'hiver  fond  sur  eux, 
en  ce  moment,  ils  ne  pourront  dans  les  conditions  physiques  où 
ils  se  sont  mis  résister  au  froid  terrible  de  la  contrée  qui  avait  été 
un  instant  pour  eux  la  Terre  promise.  Pendant  ce  temps,  l'apôtre, 
retourné  à  New- York,  se  repose,  satisfait,  de  sa  prédication. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  tous  les  Russes  soient  fanatiques  à 
l'égal  des  Doukhobors,  mais  tous  ne  sont  peut-être  pas  aussi  ver- 
tueux, en  revanche  ;  el  il  y  a  des  apôtres  malfaisans  de  plus  d'une 
sorte.  Abandonnés  à  eux-mêmes  en  masse  dans  les  fabriques 
des  grandes  villes,  sans  contact  avec  la  terre,  à  laquelle  si  long- 
temps ils  furent  attachés,  qui  sait  ce  que  deviendront  les  meil- 
leurs d'entre  les  paysans?  Il  y  a  donc  tout  avantage  à  les  retenir 
aux  champs,  qui  déjà  sur  de  certains  points  périclitent  faute  de 
bras.  Pour  y  réussir,  il  suffira  longtemps  encore  d'améliorer  la 
situation  économique  de  ces  pauvres  gens  et  de  relever  leur 
bien-être.  Le  gouvernement  a  raison  de  favoriser  les  artèles.  Il  ne 
peut  d'ailleurs  leur  rendre  un  meilleur  service  que  de  ne  pas  s'y 
trop  immiscer  et  de  laisser  la  bride  sur  le  cou  aux  zemstvos,  qui 
sont  avec  elles  en  contact  plus  proche  et  plus  naturel.  Pierre  le 
Grand  a  tranché  beaucoup  de  nœuds  gordiens,  mais  il  en  est 
un  qui  ne  pouvait  alors  être  prévu,  la  division  du  travail,  la 
création  d'une  classe  ouvrière  proprement  dite  en  Russie  ;  et  cette 
difficulté  est  peut-être  la  plus  redoutable  de  toutes  celles  contre 
lesquelles  doit  encore  lutter  cet  empire  destiné  à  devenir  quand 
même,  —  c'est  un  Anglais  qui  le  proclame  (1)  —  «  l'un  des  grands 
facteurs  du  xx^  siècle  dans  le  mouvement  et  le  développement 
de  la  société  humaine.  » 

Th.  Bentzon. 

(1)  Dans  un  livre  très  remarqué,  paru  à  JSew-York,  AU  Ihe  Ruasias,  par  Henry 
Norman,  1902. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


L'ALCOOL,  ALIMENT  OU  POISON 


Question  scientifique!  La  question  de  l'alcool,  aliment  ou 
poison,  n'est  pas  une  pure  question  scientifique.  Elle  n'est  pas 
de  celles  que  les  physiologistes  puissent  traiter  dans  le  calme 
et  avec  la  liberté  qui  conviennent  à  la  recherche  de  la  vérité.  Et 
on  le  voit  bien  depuis  quelque  temps,  puisque  telle  doctrine  est 
qualifiée  couramment  de  «  mauvaise  action  »  et  accablée  d'ana- 
thèmes,  tandis  que  telle  autre,  contraire,  est  déclarée  conforme 
au  progrès  et  à  l'intérêt  de  l'humanité  et  de  la  nation.  Il  y  a  de 
fort  honnêtes  gens,  inspirés  par  l'amour  du  bien  public,  membres 
de  Ligues  et  d'Unions  diverses,  animés  d'un  zèle  apostolique  et 
intransigeant,  qui  ne  souffrent  pas  que  l'alcool  soit  autre  chose 
qu'un  poison  :  ce  sont  les  alcoolophobes,  les  anti-alcoolistes. 

Dans  le  camp  opposé,  se  trouve  la  multitude,  moins  respec- 
table, des  alcoolâtres,  des  alcooliques,  la  clientèle  des  bars  et  des 
débits,  qui  se  gorge  des  spiritueux  les  plus  divers  ;  puis,  for- 
mant une  seconde  catégorie,  les  professionnels  qui  sans  boire 
l'alcool  en  vivent  pourtant,  les  distillateurs,  bouilleurs  de  cru, 
et  débitans;  et,  enfin,  derrière  ceux-là,  les  personnages  qui  ont 
intérêt  à  ménager  les  intéressés,  qu'ils  soient  bouilleurs,  débitans 
ou  buveurs.  Dans  ce  conflit  d'intérêts  et  de  passions  nobles  ou 
basses,  où  trouver  le  calme  et  le  sang-froid  nécessaire  pour  juger 
une  question  difficile  de  biologie  générale?  Ce  sont  des  sujets 


l'alcool,  aldœnt  ou  poison.  907 

qui  ne  sont  point  de  la  compétence  du  public,  et  il  n'y  a  rien  à 
gagner  à  les  lui  soumettre. 

Qu'importe,  d'ailleurs,  que  les  physiologistes  déclarent  que 
l'alcool  est  ou  n'est  pas  un  aliment?  Croit-on  que  les  consom- 
mateurs s'en  préoccupent  et  que,  dans  les  cabarets,  les  cafés,  et 
les  bars,  le  respect  des  arrêts  de  la  science  empêchera  les  verres 
de  s'emplir  et  de  se  vider?  —  Et,  d'autre  part,  la  solution  de  ce 
problème  académique  peut-elle  changer  quelque  chose  aux  dis- 
positions et  à  la  conduite  de  tous  les  bons  citoyens  ?  Ne  sait-on 
pas,  de  reste,  que  l'alcoolisme  est  un  fléau  redoutable?  L'alcoo- 
lisme a  un  dossier  écrasant  qui  s'est  constitué  pièce  à  pièce. 
Tour  à  tour,  les  médecins,  les  moralistes,  les  criminalistes  et  les 
économistes  ont  témoigné  de  ses  méfaits.  Les  dépositions  se 
résument  dans  le  jugement  formulé  par  Gladstone  :  «  L'alcool 
est  un  fléau  plus  dévastateur  que  les  fléaux  historiques,  la 
peste,  la  guerre  et  la  famine  ;  plus  que  ceux-ci,  il  décime  l'hu- 
manité ;  il  fait  plus  que  de  tuer,  il  dégrade.  »  Ajoutons  qu'il 
ne  se  contente  pas  de  tuer  et  de  dégrader  l'individu,  mais 
qu'étendant  ses  ravages  par  delà  le  temps  présent,  il  com- 
promet l'avenir  de  la  race  en  procréant  des  générations  tarées 
d'épileptiques,  d'idiots  et  de  dégénérés.  C'est  donc  un  devoir 
social  et  moral  auquel  ne  saurait  se  soustraire  aucun  homme 
éclairé,  de  lutter  contre  le  monstre  et  d'essayer  de  lui  arracher 
sa  proie. 

Cette  obligation  est  d'autant  plus  rigoureuse  que  le  mal  est 
en  progrès,  qu'il  s'étend  et  s'aggrave  d'année  en  année.  Notre 
peuple,  qui  a  été  le  dernier  à  s'adonner  à  l'alcool,  distance  au- 
jourd'hui tous  les  autres  par  l'abondance  de  sa  consommation. 
Le  Français  de  1850  buvait  annuellement  i  litre  46  d'alcool  en 
nature.  Un  rapport  célèbre  sur  l'œuvre  humanitaire  de  Magnus 
Huss  résumait  la  situation,  en  1852,  dans  cette  phrase  :  «  La 
France  compte  beaucoup  d'ivrognes  ;  on  n'y  rencontre  heureu- 
sement pas  d'alcooliques.  »  Aujourd'hui,  il  faudrait  dire  qu'elle 
compte  plus  encore  d'alcooliques  que  d'ivrognes.  En  ajoutant 
à  l'alcool  en  nature  celui  des  boissons  fermentées,  vins,  cidres, 
bières,  la  consommation  individuelle  s'élève  par  an  au  chiff're 
de  14  litres  d'alcool  absolu.  Et  le  flot  monte  toujours.  On  disait 
jadis  «  boire  comme  un  Suisse,  »  «  boire  comme  un  Polonais;  » 
nous  battons  le  Suisse,  nous  battons  le  Polonais.  Nous  nous 
surpassons  entre  nous.  Le   Parisien  boit  annuellement  27  litres 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'alcool  pur  ù  100°,  ce  qui  est  l'équivalent  de  60  litres  d'eau-de- 
vie.  |Le  Normand  bat,  dit-on,  le  Parisien.  Où  nous  arrêterons 
nous  dans  ce  match  désastreux?  N'est-ce  pas,  dès  maintenant,  le 
cas  de  nous  appliquer  le  mot  de  l'Ecriture  :   «  Malheur  à  ceux 
qui  sont  des  héros  pour  boire.  » 

Ajoutons  que  cette  prodigieuse  extension  de  l'alcoolisme  est, 
pour  une  très  grande  part,  imputable  à  deux  mesures  législatives 
que  l'on  peut  qualifier  de  déplorables.  La  première  est  la  loi 
du  14  décembre  1875,  qui  a  créé  le  privilège  des  bouilleurs  de 
cru;  la  seconde  est  la  loi  du  17  juillet  1880,  qui  a  supprimé 
toute  entrave  à  l'établissement  des  débits  de  boisson.  Le  remède 
le  plus  efficace  à  la  situation  présente  consisterait  à  abroger  ces 
lois  néfastes  et  à  rétablir  le  sage  décret  du  29  décembre  1851, 
qui  limitait  le  nombre  des  débits  et  soumettait  leur  ouverture 
à  l'autorisation  préalable.  C'est  la  limitation  obligatoire  qui  a 
tiré  de  l'abîme  les  pays  du  Nord,  la  Suède  et  la  Norvège  et  les 
a  régénérés.  En  Angleterre,  ce  sont  également  des  mesures  limi- 
tatives, telles  que  l'élévation  de  l'impôt,  le  haut  prix  des  licences, 
le  droit  d'interdiction  conféré  aux  magistrats,  qui  ont  enrayé  le 
mal  et  l'ont  fait  rétrograder.  C'est  d'ailleurs  un  principe  d'expé- 
rience que  l'on  ne  vient  à  bout  des  passions  qu'en  accumulant 
devant  elles  les  obstacles  matériels.  Sans  doute,  en  ce  moment, 
la  coalition  des  intérêts  enlève  toute  chance  de  succès  aux 
moyens  que  nous  conseillons.  Mais  il  faut  éclairer  l'opinion;  et 
il  faut  la  préparer  à  cette  réforme  nécessaire  de  façon  que  le 
sentiment  de  l'intérêt  général  triomphe  de  toutes  les  résis- 
tances. 

On  peut  être  parfaitement  décidé  à  remplir  ce  devoir,  en 
croyant  à  la  valeur  alimentaire  de  l'alcool,  aussi  bien  qu'en  n'y 
croyant  pas.  On  peut  conserver  assez,  de  liberté  d'esprit  pour 
donner  à  la  controverse  soulevée  par  la  publication  de  M.  Du- 
claux  la  solution  quelle  qu'elle  soit  que  comporte  l'examen  des 
faits. 

I 

Les  problèmes  physiologiques,  en  général,  sont  infiniment 
plus  complexes  que  ne  l'imaginent  les  personnes  qui  ne  sont 
point  préparées  à  cet  ordre  d'études.  Cela  est  vrai,  en  particulier, 
do  celle  qui  est  relative  au  rôle  de  l'alcool  dans  l'économie.  Et 


l'alcool,  aliment  ou  poison.  909 

c'est  pourquoi  il  était  tout  à  fait  vain  d'en  appeler  au  public, 
dans  la  querelle  qui  vient  de  se  rouvrir,  et  qui,  depuis  plus  de 
cinquante  ans,  divise  les  physiologistes.  Le  public  est  simpliste 
et  utilitaire.  Il  n'a,  au  fond,  qu'une  préoccupation,  comme  les 
enfans  :  Est-ce  bon?  Est-ce  mauvais?  Il  oublie  la  fable  d'Ésope, 
—  et  que  toute  chose,  comme  la  langue,  peut  être  bonne  ou 
mauvaise,  suivant  l'usage  qu'on  en  fait,  suivant  la  dose,  la  mesure 
et  les  circonstances  de  son  emploi. 

L'alcool  est-il  bon  ou  mauvais,  utile  ou  nuisible?  Voilà  ce 
qu'il  veut  savoir. 

Lorsque  M.  Duclaux,  commentant  les  expériences  de  l'Amé- 
ricain Atwater,  déclare  que  l'alcool  est  un  aliment,  le  public 
pense  aux  alimens  qu'il  connaît  et  il  comprend  qu'une  ration 
d'alcool  remplit  le  même  office  qu'une  ration  de  pain  ou  de 
viande.  —  Lorsque  les  médecins  le  prémunissent  contre  l'emploi 
des  spiritueux  en  lui  disant  que  ce  sont  des  poisons,  le  public 
prend  un  terme  de  comparaison  dans  les  poisons  qui  lui  sont 
connus,  et  il  conclut  que  l'alcool  doit  être  quelque  chose  comme 
l'arsenic.  Mais  comme  les  deux  assertions,  ainsi  interprétées,  sont 
manifestement  contradictoires,  le  lecteur  ne  sait  plus  auquel 
entendre  du  physiologiste  ou  du  médecin  :  il  les  suspecte  l'un 
et  l'autre.  En  quoi  il  a  tort,  car  l'un  et  l'autre  méritent  confiance. 
Leurs  affirmations  peuvent  être  également  vraies,  dans  les  limites 
et  sous  les  conditions  qui  conviennent.  Leur  vérité  est  relative 
à  des  circonstances  qui,  malheureusement,  sont  sous-entendues 
parce  qu'elles  sont  mal  précisées  et  mal  connues.  L'alcool,  en 
fait,  est  une  sorte  de  Maître  Jacques  qui  peut  remplir  des  offices 
très  différens  :  il  peut  être  tour  à  tour,  ou  même  à  la  fois  mé- 
dicament, poison,  excitant,  aliment.  Contrairement  à  l'opinion 
défendue  par  M.  Duclaux,  nous  pensons  que,  de  ces  quatre  rôles, 
c'est  celui  d'aliment  qui  est  le  moins  bien  tenu. 

Il  ne  faut  pas  nous  étonner  de  cette  multiplicité  de  rôles 
quelquefois  contraires,  joués  par  une  même  substance.  Ce  n'est 
pas  une  exception  en  physiologie;  c'est  la  règle.  Claude  Bernard 
l'a  formulée  sous  le  nom  un  peu  spécial  et  rébarbatif  de  «  loi 
de  l'excitation  préparalytique.  »  Il  avait  remarqué  que  la  plupart 
des  substances  ou  poisons  qui  paralysent  le  système  nerveux 
commencent  par  l'exciter.  L'organisme  est,  à  cet  égard,  comme 
un  feu  de  coke  incandescent  qu'une  masse  d'eau  projetée  finit 
par  éteindre,  tandis  que  les   premières    gouttes  l'avivent.    Les 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anesthésiques  agissent  de  cette  façon.  Les  premières  vapeurs  de 
chloroforme  qui  arrivent  au  cerveau  l'animent  avant  d'en  éteindre 
l'activité.  Avec  l'éther,  la  période  d'agitation  qui  précède  l'inertie 
est  extrêmement  marquée;  elle  l'est  au  point  que  le  chirurgien 
est  empêché  plus  ou  moins  longtemps  d'exercer  son  office.  La 
même  chose  se  produit  dans  l'action  de  la  plupart  des  sub- 
stances toxiques  et  médicamenteuses,  sur  la  plupart  des  tissus 
et  des  élémens  anatomiques.  Ces  agens  sont  excitans  au  début, 
à  faible  dose;  ils  sont  paralysans,  destructeurs  de  l'activité 
vitale  à  dose  plus  forte. 

C'est  précisément  l'histoire  de  l'alcool.  Il  fait  éprouver  au 
début  une  excitation  agréable,  accompagnée  d'une  sensation  de 
bien-être  ;  il  engendre  une  disposition  de  l'esprit  vers  les  images 
gaies  et  riantes,  il  fait  naître  le  sentiment  d'une  vitalité  plus 
intense.  C'est  cette  impression  bienfaisante  que  le  buveur 
recherche.  Mais  il  poursuit  un  vain  mirage,  car  cette  excitation 
ne  se  mesure  pas;  elle  est  bientôt  dépassée.  Elle  se  transforme 
en  exaltation,  en  incohérence  intellectuelle  ;  et  s'accompagne 
d'émotions  violentes  ou  tristes,  de  colère  ou  de  sensiblerie.  Tel 
est  le  tableau  de  l'ivresse.  —  A  cette  période  d'excitation  passa- 
gère succède  bientôt  la  prostration,  le  sommeil  de  plomb,  l'obtu- 
sion  des  sens,  l'abaissement  de  la  température,  l'alanguissement 
des  fonctions  ;  en  un  mot,  la  torpeur  de  l'ivrogne  qui  «  cuve  son 
vin.  »  Si  le  buveur  récidive,  les  traits  du  tableau  changent  un 
peu.  A  mesure  que  l'habitude  s'établit,  la  période  initiale  s'abrège, 
et  l'homme  arrive  presque  d'emblée  à  la  prostration  alcoolique. 

On  est  donc  également  en  droit  de  dire  de  l'alcool  qu'il  est 
un  excitant  et  qu'il  est  un  agent  de  dépî'ession.  Si  la  dose  est 
forte,  l'ingestion  brusque,  c'est  la  dépression  qui  domine  la 
scène.  On  a  soulevé  la  question  de  savoir  si  l'alcool  peut  rem- 
plir le  premier  de  ces  rôles  sans  aboutir  au  second  :  s'il  existe 
une  excitation  bienfaisante  qui  ne  soit  point  compensée  par  la 
dépression  finale.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  profondeur  de 
l'état  comateux  est  en  proportion  de  la  quantité  de  liqueur  eni- 
vrante qui  a  été  absorbée.  La  dose  optima,  c'est-à-dire  telle  que 
les  effets  nocifs  sont  insignifians,  tandis  que  le  bienfait  d'une 
excitation  modérée  subsisterait,  correspond  à  une  faible  quantité 
de  liqueur  diluée  dans  une  assez  grande  masse  d'alimens. 


l'alcool,  aliment  ou  poison.  911 


II 


L'alcool  n'est  pas  seulement  l'excitant  de  choix  recherché  par 
une  grande  partie  de  l'humanité  ;  il  est  aussi  un  médicament  : 
pendant  des  siècles,  il  n'a  été  que  cela.  11  est  né  dans  quelque 
officine  arabe  où,  à  l'aide  d'une  cornue  improvisée,  la  distil- 
lation du  vin  fut  pratiquée  pour  la  première  fois  vers  le  x®  siècle 
Il  est  resté  jusqu'au  xvi«  siècle  une  préparation  pharmaceutique 
dont  les  apothicaires  avaient  le  monopole.  Ceux-ci,  en  1514,  par- 
tagèrent leur  privilège  avec  la  corporation  des  vinaigriers  d'où 
sortit  bientôt  la  corporation  des  distillateurs.  —  Arnaud  de  Vil- 
leneuve et  les  premiers  médecins  qui  en  firent  usage,  lui  attri- 
buèrent des  vertus  merveilleuses,  parmi  lesquelles  le  pouvoir 
«  de  retarder  la  vieillesse  et  de  nourrir  la  jeunesse.  »  D'où  le 
surnom  d'eau-de-vie  qui  remplaça  le  nom  arabe  d'alcool. 

La  propriété  que  possède  cette  eau-de-vie,  employée  à  dose 
convenable,  d'exciter  le  système  nerveux,  d'activer  la  circulation, 
d'élever  la  température,  explique  qu'elle  se  soit  maintenue  jusque 
dans  la  pharmacopée  moderne.  En  1860,  un  médecin  anglais 
bien  connu,  R.  B.  Todd,  essaya  d'en  systématiser  l'emploi  dans 
le  traitement  des  maladies  fébriles  et  inflammatoires;  et,  en 
même  temps,  un  médecin  de  Paris,  Béhier,  en  conseillait  l'usage 
dans  les  maladies  où  il  se  produit  une  dépression  considérable 
des  forces.  La  potion  de  Todd,  qui  n'est  autre  chose  qu'une  dilu- 
tion d'alcool,  a  été  fort  employée  pendant  longtemps  et  elle 
subsiste  encore  dans  l'arsenal  thérapeutique.  Mais  l'alcool  est 
encore  employé  sous  d'autres  formes,  et  par  exemple,  comme 
excipient  et  dissolvant.  Les  antialcoolistes  et,  notamment  le  doc- 
teur Legrain,  président  de  l'Union  antialcoolique  se  sont  élevés 
contre  cet  usage  abusif  qu'ils  appellent  «  l'alcoolâtrie  thérapeu- 
tique. »  M.  L.  Jacquet  a  fait  ressortir  Fénormité  des  dépenses 
qu'il  impose  chaque  année  à  l'Assistance  publique.  Récemment 
un  conseiller  municipal,  M.  Ranson,  signalait  l'augmentation 
inquiétante  de  la  consommation  d'alcool  dans  les  hôpitaux  de 
Paris.  Elle  a  atteint,  en  1901,  le  chiffre  excessif  de  500  hecto- 
litres de  rhum  et  de  620  hectolitres  d'alcool. 

Après  l'alcool-excitant,  l'alcool-médicament,  il  nous  faut 
examiner  l'alcool-poison.  Les  antialcoolistes  prétendent  que 
l'alcool  est  toujours  un  poison  et  qu'il  n'est  pas  autre  chose 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  poison.  Ils  lui  refusent  de  pouvoir  être  jamais  hygiénique, 
jamais  alimentaire,  jamais  inofîensif.  —  Selon  la  pure  doctrine, 
on  commettrait  un  abus  de  mots  quand  on  appelle  boissons  hygié- 
niques et  naturelles  le  vin,  la  bière  et  le  cidre.  Tous  ces  liquides 
sont  du  poison  dilué,  comme  l'eau-de-vie  est  du  poison  concentré. 

C'est  là  une  doctrine  excessive  que  les  physiologistes  ne 
sauraient  ratifier.  La  nocivité  d'une  substance  commence  à  un 
certain  point,  au-delà  d'une  certaine  dose  limite.  La  toxicité  est 
tout  aussi  bien  relative  à  la  dose  qu'à  la  substance.  Et  l'on  a  pu 
dire  sous  une  forme  un  peu  paradoxale  qu'il  n'y  avait  pas  de 
substances  toxiques,  mais  seulement  des  doses  toxiques,  ou  même 
des  concentrations  toxiques.  Les  exemples  abondent  :  tous  les 
composés  chimiques  de  l'organisme  peuvent  devenir  nuisibles 
s'ils  sortent  des  proportions  réglées.  Les  conditions  physiques 
donnent  lieu  à  la  même  remarque.  Il  faut  dans  le  milieu  inté- 
rieur, dans  le  sang,  une  certaine  proportion  d'eau,  une  certaine 
proportion  de  chlorure  de  sodium,  une  certaine  quantité  d'oxy- 
gène, un  certain  degré  de  chaleur  :  il  n'en  faut  ni  trop  ni  trop 
peu.  —  Les  conditions  du  milieu  vital  sont,  comme  on  l'a  dit, 
des  conditions  de  juste  milieu.  Si  quelque  élément  s'écarte  de  la 
règle,  il  agit  d'une  manière  nuisible  :  il  de\ient  toxique  par  une 
infraction  à  la  loi  de  la  mesure.  —  Il  en  est  sans  doute  ainsi  pour 
l'alcool  :  —  sa  nocivité  ne  commence  certainement  qu'au  delà 
d'une  certaine  dose.  En  deçà,  il  reste  une  zone  maniable  où  les 
perturbations  qu'amène  sa  présence  restent  contenues  dans  les 
limites  de  l'oscillation  physiologique  :  et  l'on  conçoit  que  l'effet 
bienfaisant  de  l'excitation  puisse  subsister  seul,  l'effet  nocif  ne 
commençant  que  plus  loin. 

Mais  si  ces  absorptions  anodines  se  répètent,  l'effet  nocif 
pourra  devenir  sensible.  A  plus  forte  raison  si  la  dose  isolée  est 
déjà  altérante.  En  d'autres  termes  la  chronicité  de  l'alcoolisa- 
tion peut  produire  des  désordres;  et  ces  désordres  peuvent  de- 
venir considérables  en  proportion  de  ceux  qui  succèdent  à  un 
excès  isolé.  En  général,  l'alcoolisation  accidentelle  qui  ne  va 
point  jusqu'à  l'ivresse,  et  l'ivresse  elle-même  ne  laissent  pas  de 
traces,  si  elles  ne  sont  point  suivies  de  rechutes.  Répétées,  elles 
conduisent  aux  désordres  de  Valcoolisme  avéré,  puis  de  Valcoo- 
lisme  chronique.  Alors  l'alcool  se  manifeste  dans  toute  sa  per- 
versité. Il  apparaît  comme  poison.  Les  troubles  qu'il  produit 
sont  de  deux  ordres  :  d'ordre  physique  et  d'ordre  moral. 


l'alcool,  aliment  ou  polson.  913 

L'abus  de  l'alcool  entraîne  à  un  degré  plus  ou  moins  marqué 
la  déchéance  morale  du  buveur.  C'est  un  fait  universellement 
admis  aujourd'hui  que  la  criminalité  suit  le  mouvement  de 
l'alcoolisme  et  grandit  avec  lui.  Si  la  déchéance  ne  va  pas  jus- 
qu'au crime,  elle  diminue  l'homme  dans  son  intelligence,  dans 
sa  moralité,  dans  son  caractère.  Nous  n'avons  pas  à  tracer  le 
tableau  de  cette  chute.  Que  signifie-t-elle  sinon  que  l'alcoolisme 
est  une  sorte  d'empoisonnement  moral? 

L'alcool  est  aussi  un  poison  manifeste  pour  l'organisation  phy- 
sique. —  L'ivresse  accidentelle  présente  bien  tous  les  traits  d'un 
empoisonnement  passager.  —  Le  second  échelon,  V alcoolisme 
avéré  est,  sans  conteste,  une  intoxication  générale  et  durable 
qui  ne  laisse  presque  aucun  organe  parfaitement  intact,  tout  en 
portant  son  effort  principal  sur  le  cerveau  et  sur  le  foie.  —  La 
troisième  étape  sur  cette  pente  lamentable  que  descend  le  bu- 
veur, c'est  ['alcoolisme  chronique.  —  Les  altérations  matérielles 
atteignent  tous  les  organes,  les  uns  plus  légèrement  comme 
l'appareil  digestif  dont  la  lésion  ne  se  manifeste  que  par  les 
dyspepsies  et  la  pituite  ;  les  autres  plus  profondément  comme 
le  cerveau.  C'est  parce  que  le  cerveau  est  frappé  que  l'on  voit 
éclater  le  délire  simple  des  buveurs,  le  délire  avec  tremblement 
[deliriiim  tremens),la.  démence,  la  paralysie  générale.  Les  alté- 
rations du  système  nerveux  se  traduisent  encore  par  le  trem- 
blement des  extrémités,  par  les  paralysies  symétriques  et  par 
la  névrite  multiple.  La  lésion  caractéristique  du  foie  est  la 
cirrhose. 

Quant  aux  affections  intercurrentes  auxquelles  l'alcoolique 
est  plus  exposé  que  tout  autre  sujet,  elles  prennent  chez  lui  une 
gravité  spéciale.  Elles  revêtent  habituellement  la  forme  céré- 
brale. La  tuberculose  y  trouve  un  terrain  de  choix.  Ajoutons 
que  les  fous  se  recrutent  chez  les  alcooliques  dans  la  proportion 
de  20  pour  100  en  moyenne.  D'autre  part,  la  postérité  de  ces 
malheureux  est  affecté'e  de  tares  innombrables. 

III 

Les  notions  qui  précèdent  sur  le  rôle  excitant  de  l'alcool  et 

surtout  sur  son  action  toxique  permettent  d'aborder  maintenant 

le  problème  de  l'alcool-aliment.  Il  fallait  savoir  auparavant  qu'en 

tant  qu'excitant,  l'alcool  est  extrêmement  difficile  à  manier  et  à 

TOME  xin.  —  1903.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maintenir  dans  les  limites  de  l'innocuité,  —  Il  fallait  aussi  être 
prévenu  que  cette  liqueur  produit  un  empoisonnement  plus  ou 
moins  grave  pour  la  santé  si  l'usage,  même  modéré,  se  répète 
fréquemment  et  en  dehors  des  repas  (1). 

On  voit  que  l'habitude  de  l'alcool  ne  peut  pas  maintenir 
l'organisme  dans  l'état  d'intégrité  normale  et  de  parfait  équilibre 
qui  constitue  la  santé,  puisque  les  tissus  dégénèrent  et  subissent 
les  processus  de  la  stéatose  et  de  la  sclérose. 

D'autre  part,  l'observation  médicale  enseigne  quel  est  le 
critérium  d'un  régime  alimentaire  normal,  d'une  ration  d'en- 
tretien. C'est  précisément  la  permanence  de  la  composition 
normale  des  tissus,  le  maintien  absolu  de  leur  constitution. 
L'alcool  passé  à  l'état  d'habitude  dégrade  l'organisme  au  lieu  de 
le  maintenir.  A  moins,  par  conséquent,  que  toute  la  pathologie 
de  l'alcoolisme  ne  soit  une  fable,  l'alcool  ne  peut  faire  partie 
en  proportion  notable  et  d'une  manière  durable  d'aucun  régime 
alimentaire  d'entretien. 

La  question  de  l'alcool-aliment  est  donc  résolue  en  ce  qui 
concerne  l'alimentation  habituelle.  Et  c'est  là  le  seul  point  qui 
intéresse  le  public.  A  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  quantités  insi- 
gnifiantes, il  n'y  a  pas  de  place  pour  l'alcool  dans  l'alimentation 
rationnelle. 

Le  problème  qui  intéresse  les  'physiologistes  est  autre.  Ils 
n'envisagent  que  de  courtes  périodes.  Ils  cherchent  à  savoir 
ce  que  deviennent  de  faibles  quantités  d'alcool  dans  des  expé- 
riences qui  ne  durent  que  quelques  jours,  non  pour  en  tirer 
un  programme  d'alimentation  populaire,  mais  simplement  pour 
saisir  le  jeu  et  les  secrets  de  la  machine  vivante. 

S'il  nous  était  permis  d'écrire  une  préface  pour  une  édition 
nouvelle  de  l'article  de  M.  Duclaux  et  de  nous  adresser  à  ses 
lecteurs,  voici  ce  que  nous  leur  dirions  :  «  Amis  lecteurs,  méde- 
cins ou  simples  curieux,  buveurs  ou  abstinens,  ennemis  ou  par- 
tisans de  l'alcool,  ne  vous  mettez  pas  en  peine  de  ce  qui  est  dit 
dans  les  pages  que  vous  allez  lire.  Ce  n'est  pas  à  vous  qu'elles 
s'adressent.  Ne  cherchez  pas  une  règle  de  conduite  dans  ces  expé- 
riences américaines;  il  n'y  en  a  pas.  Comprenez  bien  que  c'est 
un  jeu  de  physiologistes,  un  jeu  savant,  sans  doute,  d'un  inté- 

(1)  Le  régime  quotidien  de  beaucoup  d'ouvriers  et  d'employés,  un  litre  et  demi 
de  vin,  deux  apéritifs  et  deux  petits  verres,  amène  en  quelques  mois  les  désordres 
organiques  de  l'alcoolisme.  —  Il  en  faut  quelquefois  beaucoup  moins. 


L*ALCOOL,    ALIMENT    OU    POISON.  915 

rêt  doctrinal  et  théorique,  mais  qui  ne  s'adresse  qu'à  des  initiés. 

La  question  replacée  sur  son  véritable  terrain,  examinons- 
la.  Une  commission  a  été  instituée  par  le  gouvernement  amé- 
ricain pour  éclairer  une  enquête  sur  l'alimentation  et  la  nutri- 
tion du  peuple  des  Etats-Unis.  Cette  commission  s'est  fondue  avec 
la  section  physiologique  de  la  Wesleyan  University  qui  poursui- 
vait un  objet  analogue.  M.  Atwater  en  a  dirigé  les  travaux;  il  a 
eu  pour  collaborateurs  MM.  Woods,  Benedict,  Rosa,  Bryant, 
Smith  et  Snell.  Les  recherches  ont  commencé  en  1898. 

Les  expériences  d'alimentation  de  courte  durée  sont  sujettes 
à  de  graves  objections.  Le  critérium  idéal  d'un  régime  alimen- 
taire normal,  d'une  ration  d'entretien  parfaite,  c'est  de  maintenir 
le  corps  du  sujet,  vivant  et  fonctionnant  sans  changemens  dans 
sa  composition  et  sa  constitution.  Toutes  les  fois  que  l'on  fera 
l'épreuve  d'une  ration,  c'est  ce  critérium  qui  permettra  d'en  juger 
la  valeur.  Or,  comme  cette  fixité  est  impossible  à  constater  di- 
rectement, on  en  juge  par  deux  signes  conventionnels  :  la  per- 
manence du  poids  du  corps,  l'invariabilité  du  poids  de  l'azote 
dans  l'organisme.  En  principe,  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  signes 
n'a  de  valeur  probante.  On  pèse  le  sujet  en  expérience,  on  voit 
que  son  poids  n'a  pas  changé;  d'autre  part,  on  analyse  les  ali- 
mens  qu'il  ingère  et  les  déchets  qu'il  excrète,  et  on  constate  que 
les  uns  et  les  autres  contiennent  autant  d'azote,  c'est-à-dire  que 
le  sujet  n'en  a  ni  perdu  ni  gagné,  qu'il  est,  en  un  mot,  en 
équilibre  azoté.  On  conclut  de  ces  deux  faits  que  la  constitution 
de  l'animal  s'est  maintenue  au  cours  de  l'expérience  et,  par 
conséquent,  que  le  régime  alimentaire  qui  correspond  à  cet  état 
de  choses  est  bien  un  véritable  régime  d'entretien. 

La  plus  simple  réflexion  montre  l'insuffisance  de  ces  preuves. 
La  permanence  du  poids  du  corps  est  compatible  avec  tous  les 
changemens  chimiques  imaginables.  C'est  la  loi  fondamentale  de 
la  chimie  depuis  Lavoisier.  L'équilibre  azoté  est  lui-même  com- 
patible avec  un  très  grand  nombre  de  réactions  intéressant  ou 
non  ces  substances  azotées.  Les  éléraens,  le  protoplasma,  étant 
composés  de  matière  azotée,  la  perte  de  cette  matière  indiquerait 
fatalement  une  destruction  :  mais  la  conservation  du  poids 
d'azote  n'indique  pas  l'invariabilité  des  tissus;  elle  pose  seule- 
ment une  condition  à  leurs  changemens. 

Il  y  a  un  moyen  d'atténuer  l'erreur  qui  peut  résulter  de  ce 
principe  vicieux,  c'est  de  prolonger  l'expérience.  Si  des  change- 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  profonds  avaient  lieu,  on  est  en  droit  de  penser  qu'à  la 
longue  ils  se  manifesteraient.  La  prolongation  de  l'expérience, 
malheureusement,  est  très  difficile  ou  impossible.  On  ne  fait  pas 
d'expériences  longues.  Les  recherches  américaines  n'échappent 
pas  plus  que  les  expériences  antérieures  à  ce  défaut. 

Atwater  et  ses  collaborateurs  remplacent  dans  la  ration  de 
l'homme  des  alimens  gras  ou  féculens,  par  de  l'alcool  sous  forme 
de  vin  ou  d'eau-de-vie.  Ils  fournissent  au  sujet  de  l'expérience 
100  grammes  d'alcool  par  jour  aux  lieu  et  place  d'un  certain  poids 
de  beurre  et  de  légumes,  par  exemple  de  46  grammes  de  beurre 
et  de  56  grammes  de  féculens;  ils  constatent  que  le  sujet  se 
maintient  avec  le  nouveau  régime  dans  la  même  condition,  dans 
le  même  parfait  équilibre  qu'auparavant,  —  et  qu'ainsi  l'alcool 
est  un  aliment  équivalent  aux  graisses,  aux  sucres  et  aux  fari- 
neux. —  En  quantité,  un  gramme  d'alcool  équivaut  à  ls'",66  de 
sucre,  à  \^^,ii  d'albumine  (viande),  à  0^'',73  de  graisse. 

Telle  est  la  conclusion  de  ces  expériences.  M.  Duclaux  les 
célèbre  trop.  Il  leur  donne  trop  de  louanges.  Il  va  jusqu'à  dire  : 
«  Il  n'y  avait  pas  de  doctrine.  La  science  n'avait  pas  étudié  cette 
question.  »  C'est  être  injuste  pour  Voit  et  toute  l'école  de  Mu- 
nich, pour  Pfliiger  et  l'école  de  Bonn,  pour  Zuntz  à  Berlin,  pour 
Chauveau  à  Paris,  en  un  mot  pour  tous  les  physiologistes  qui, 
depuis  vingt-cinq  ans  et  plus,  exécutent  et  répètent  des  expé- 
riences, exactement  instituées  de  la  même  manière.  Il  n  y  a  rien 
de  nouveau  ni  d'original  dans  les  recherches  de  la  commission 
américaine,  sinon  l'instrumentation  qui  est  d'une  richesse  et 
d'une  complication  rare,  et  le  fait  que  l'épreuve  porte  sur 
l'homme,  au  lieu  de  porter  sur  les  animaux.  —  Le  sujet  vit  dans 
un  calorimètre  meublé,  il  y  mange,  il  y  dort,  il  y  travaille,  il  y 
fait  de  la  bicyclette.  La  paroi  est  formée  de  deux  plaques  métal- 
liques entourées  de  trois  murailles  de  bois.  La  température  est 
maintenue  constante  :  la  chaleur  est  enlevée  par  un  courant 
d'eau  dont  réchauffement  est  mesuré  électriquement  au  pont  de 
Wheatstone.  Un  galvanomètre  renseigne  sur  l'inégalité  de  tem- 
pérature des  enceintes  :  l'expérimentateur  y  pare  au  moyen  de 
fils  électriques  et  de  tubes  à  eau  froide  qu'il  met  en  jeu  sans 
quitter  sa  table.  La  ventilation  est  appréciée,  réglée  électrique- 
ment. Il  y  a  des  congé  leurs.  11  y  a  des  pompes-compteurs.  L'ap- 
pareil est  admirable.  C'est  un  appareil  de  milliardaire. 

L'expérience   permet  d'établir  le  bilan  de   la  matière  et  de 


l'alcool,  aliment  ou  poison.  917 

l'énergie.  On  sait  tout  ce  qui  entre;  on  analyse  et  mesure  tout 
ce  qui  sort.  L'énergie  mesurée  en  chaleur  dans  le  calorimètre 
est  confrontée  avec  celle  qui  est  calculée  au  moyen  du  bilan  de 
la  matière.  On  les  compare:  l'accord  existe  au  millième.  Le  bud- 
get des  États-Unis  n'est  pas  mieux  réglé  :  on  trouve  9102  calo- 
ries d'un  côté,  9  239  de  l'autre.  Mais,  tout  de  même,  lorsque, 
avec  M.  J.  Lefèvre,  l'on  regarde  les  chiffres  de  près,  on  éprouve 
certains  étonnemens.  Tout  le  carbone  retenu  est  évalué  en 
graisse  et  donne  le  chiffre  623.  On  peut  se  demander  pourquoi 
on  ne  l'évalue  pas  en  glycogène.  Alors  le  chiffre  serait  réduit  de 
moitié.  Ce  serait  le  déficit,  le  hideux  déficit. 

Il  y  a  deux  intéressantes  questions  de  théorie  engagées  ici  : 
celle  du  rôle  thermique  de  l'aliment,  et  celle  des  bornes  de  l'iso- 
dynamie.  Il  est  piquant  de  remarquer  qu'un  lecteur  de  la  Revice 
des  Deux  Mondes  est  aussi  bien  renseigné  que  personne  sur  ces 
questions  s'il  a  lu  avec  attention  une  étude  sur  la  physiologie 
de  l'alimentation  publiée  dans  le  numéro  du  l®""  novembre  1898. 
Il  n'ignore  pas,  non  plus,  que  les  expériences  antérieures  de 
von  Noorden  et  de  ses  élèves,  Stammreich  et  Miura,  avaient 
abouti  à  un  résultat  exactement  contraire  à  celui  d'Atwater.  Il 
en  résultait  que  l'alcool  ne  peut  pas  être  substitué,  dans  une 
ration  d'entretien,  à  une  quantité  exactement  isodyname  d'hy- 
drates de  carbone.  Si  l'on  opère  cette  substitution,  la  ration, 
naguère  capable  de  maintenir  l'organisme  en  équilibre,  devient 
insuffisante.  L'animal  diminue  de  poids  ;  il  perd  plus  d'azote  par 
ses  excrétions  qu'il  n'en  récupère  par  son  régime.  Une  telle 
situation  prolongée  deviendrait  insoutenable.  Elle  est  la  condam- 
nation de  l'opinion  que  l'alcool  équivaut  isodynamiquement  aux 
autres  alimens. 

Les  expériences  de  Chauveau  concluent  dans  le  même  sens. 
M.  Chauveau  substitue  dans  la  ration  du  chien  48  grammes 
d'alcool  à  84  grammes  de  sucre,  quantité  théoriquement  capable 
de  fournir  autant  d'énergie  et  de  chaleur,  et  l'animal  n'a  pu 
tenir  son  équilibre  ;  il  a  perdu  du  poids  ;  il  a  fourni  moins  de 
travail. 

L'expérience  d'Atwater  donne  un  résultat  contraire  à  ceux- 
là.  La  question  reste  pendante.  Qui  a  tort?  Qui  a  raison?  Au 
point  de  vue  pratique,  le  résultat  est  indifférent. 

A.  Dastre;. 


LE  DOCTEUR  SCHAEPMAN 


Le  docteur  Schaepman  vient  de  mourir  à  Rome  d'une  maladie  de 
cœur  dont  il  était  atteint  depuis  de  longues  années  déjà.  Avec  lui  dis- 
paraît un  des  types  les  plus  caractéristiques  et  en  lui  s'éteint  un  des 
hommes  les  plus  représentatifs  de  la  Hollande  contemporaine.  Son 
nom,  peu  répandu  à  l'étranger,  même  en  France  où  il  se  plaisait  et  à 
Paris  où  il  fît  de  fréquens  séjours  (1),  ne  dit  que  très  imparfaitement  la 
place  considérable  qu'il  prit  de  bonne  heure  et  qu'U  tint  durant  plus 
d'un  quart  de  siècle  dans  l'histoire  politique  et  aussi  dans  l'histoire 
littéraire  de  son  pays.  Prêtre  cathoUque,  professeur  au  séminaire  de 
Rijsenburg,  député  à  la  Seconde  Chambre  des  États-Généraux,  chef 
du  parti  ou  d'une  fraction  importante  du  parti  catholique,  le  docteur 
Schaepman  était  à  la  fois  un  grand  théologien,  un  grand  orateur,  un 
grand  tacticien  parlementaire  ;  et,  quoique  l'on  en  discutât,  comme 
c'est  le  lot  de  tous  ceux  qui  font  preuve  de  talens  très  éminens  en 
des  genres  très  divers,  U  passait  en  outre  pour  être  un  grand  poète, 
l'un  des  plus  grands  que  les  Pays-Bas  aient  eus  depuis  Vondel. 

Il  savait  bien  que  la  jeune  école  souriait  de  cette  réputation  qu'une 
plus  vieille  lui  avait  faite,  mais  U  s'en  consolait  en  riant  largement 
des  sourires  de  la  jeune  école.  Il  n'en  continuait  pas  moins  de  mar- 
cher, dans  sa  force,  et  l'on  eût  dit  que  c'était  la  Hollande  même  qui 
marchait.  Physiquement  et  moralement,  il  en  symbolisait,  U  en  tra- 
duisait, il  en  exprimait  la  solidité  simple  et  saine.  De  haute  taille,  un 
peu  pesant;  les  cheveux  rares,  de  nuance  indécise  entre  le  blond  et  le 
roux;  les  yeux  clairs,  sous  leurs  gros  sourcils,  ni  bleus  ni  verts  der- 
rière les  lunettes  à  branches  d'or,  couleur  d'eau  de  mer,  si  j'ose  ainsi 
parler  ;  le  nez  puissant,  charnu,  aux  ailes  ouvertes  et  mouvantes  ;  la 

(1)  Le  dernier,  pour  assister  au  congrès  organisé  par  M.  Etienne  Lamy,  et  y 
défendre  la  liberté  d'association. 


LE   DOCTEUR    SCHAEPMAN.  919 

bouche  hardiment  fendue  pour  la  tribune  et  pour  la  table  ;  la  lèvre 
supérieure  épaisse,  tendue,  creusée,  au  milieu,  d'un  pU  profond;  deux 
autres  plis  aux  deux  coins  de  la  lèvre  inférieure,  proéminente,  élo- 
quente jusque  dans  le  silence  et  gourmande  même  au  repos  ;  puis, 
terminant  et  achevant  la  figure,  et  comme  la  marquant  du  sceau 
canonical,  la  chute  douce  et  molle  d'un  double  ou  triple  menton  :  tète 
au  front  osseux,  aux  joues  pleines,  posée  droit  sur  les  épaules  carrées  ; 
de  longs  bras,  de  longues  jambes,  tout  un  long  corps  s'avançant  avec 
le  dandinement,  le  balancement  cliché  dans  les  moelles,  imprimé  aux 
muscles  de  la  race  par  l'hérédité  d'on  ne  sait  combien  de  générations 
de  matelots  ;  tel  apparaissait  le  docteur  Schaepman,  et  tel  il  se  retrouve 
dans  le  beau  portrait  qu'a  fait  de  lui  l'habile  dessinateur  et  graveur 
Jan  Veth.  Ces  traits  nettement  accusés,  et  comme  soulignés  d'un 
accent  si  franc,  si  originaux  et  si  nationaux  tout  ensemble,  étaient 
populaires  dans  les  rues  de  La  Haye  ou  d'Utrecht,  non  moins  que  le 
chapeau  plat  de  feutre  noir  souvent  cabossé  et  la  redingote  ecclé- 
siastique du  docteur  (je  ne  l'ai  vu  en  soutane  qu'une  seule  fois,  au 
couronnement  de  la  reine  Wilhelmine);  chacun  le  connaissait,  le 
reconnaissait,  et  le  saluait  ;  au  surplus,  quiconque  eût  eu  l'envie  de 
lui  manquer  de  respect,  eût  bien  fait  de  ne  pas  lui  en  manquer  de 
trop  près.  Un  jour,  quelque  anticlérical  du  trottoir  s'amusait  à  le 
suivre,  en  l'apostrophant  :  «  Hé,  petit  père  I  »  A  la  fin,  impatienté,  le 
docteur  Schaepman  se  retourna  :  «  Père,  dit-il,  oui,  sans  doute  ;  mais 
pas  petit!  »  Et  de  sa  lourde  main  il  joignit  à  la  leçon  un  soufflet  qui 
dut  la  faire  parvenir  à  destination. 

Sa  vie  pohtique  fut  très  laborieuse  et  remplie  de  discours  et 
d'actes.  Un  fait,  il  n'est  pas  excessif  de  dire  un  événement,  la  domine 
toute  :  l'entente,  l'accord  entre  le  théologien,  l'orateur,  le  tacticien 
cathohque  qu'était  le  docteur  Schaepman  et  cet  autre  théologien,  ora- 
teur et  tacticien,  cet  agitateur  et  cet  organisateur  incomparable,  — 
mais  protestant,  calviniste,  celui-là,  —  qu'est  le  docteur  Kuijper;  l'al- 
Hance  que  leurs  adversaires  communs  ont  pu  qualifier  de  »  mons- 
trueuse, »  Mons  ter- Ver  bond,  mais  dont  il  ne  serait  pas  difficile  de 
dégager  les  principes  et  qui,  à  y  regarder  mieux,  n'est  pas  si  mons- 
trueuse, mais,  au  contraire,  la  plus  naturelle,  la  plus  rationnelle  que 
l'un  et  l'autre  pussent  conclure,  s'ils  ne  s'alliaient  pas  pour  faire  de  la 
théologie,  mais  pour  faire  de  la  pohtique.  Préoccupés  l'un  et  l'autre  des 
questions  sociales,  hostiles  l'un  et  l'autre  au  «  hbéralisme  »  entendu 
comme  peuvent  l'entendre  des  théologiens  d'une  Éghse  quelle  qu'elle 
soit  et  considéré,  à  travers  toutes  ses  transformations  ou  tous->ses 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travestissemens,  comme  l'esprit  de  la  Révolution  française,  —  c'est- 
à-dire,  pour  des  croyans,  des  traditionalistes  et  des  autoritaires, 
comme  l'Esprit  même  du  Mal  déchaîné  dans  le  monde  moderne,  — 
ce  qui  les  séparait  était  peu  de  chose  auprès  de  ce  qui  les  portait  à 
s'unir;  et,  puisqu'il  s'agit  ici  de  deux  théologiens,  d'un  prêtre  et  d'un 
pasteur,  je  me  garderai  d'ajouter  que  le  succès  les  a  justifiés,  cette 
sorte  de  justification  ne  suffisant  pas  pour  eux  ;  mais  pourtant  le 
succès  vint  démontrer  bien  vite  qu'au  moins  au  point  de  vue  pure- 
ment politique,  ils  ne  s'étaient  pas  trompés. 

Comment  ne  me  rappellerais-je  pas  l'après-midi  du  23  octobre  1890 
où,  dans  son  cabinet  de  Prins-Hendrikskade,  à  Amsterdam,  le  docteur 
Kuijper  me  tint  un  langage  assurément  nouveau  pour  un  Français  de 
la  troisième  République  ?  Élu  député  peu  auparavant,  il  s'était  aperçu, 
dès  son  entrée  au  Parlement,  que  son  heure  n'était  pas  encore  venue 
et  n'avait  pas  tardé  à  s'en  retirer  afin  de  continuer  et  de  redoubler  sa 
propagande  par  l'enseignement  et  par  la  presse.  Il  se  contentait  donc 
de  soutenir  du  dehors  le  premier  ministère  anti-révolutionnaire,  mêlé 
de  calvinistes  et  de  catholiques,  formé  par  le  baron  Mackay,  et  dont 
M.  de  Savornin-Lohman,  alors  son  confident  intime,  était  le  membre 
le  plus  influent.  Comme  je  lui  demandais,  non  sans  quelque  ingénuité, 
si  le  mouvement  rehgieux  qu'il  avait  provoqué  et  qu'U  dirigeait  était 
tout  à  fait  exempt  d'une  arrière-pensée  politique  :  «  Nous  sommes, 
répondit  vivement  le  docteur  Kuijper,  comme  les  huguenots  du 
XVI®  siècle;  nous,  calvinistes,  nous  avons  toujours  été  en  même  temps 
des  hommes  de  foi  et  des  hommes  politiques.  Notre  centre  d'action 
étant  dans  le  peuple  et  notre  force  dans  les  petits,  dans  les  humbles, 
nous  ne  craignons  pas  de  faire  route,  au  besoin,  avec  les  radicaux  et 
même  avec  les  socialistes;  car  enfin  tous  ces  ouvriers,  tous  ces 
paysans  de  Hollande,  qui  valent  mieux  que  beaucoup  de  comtes  et 
de  barons,  nous  ne  pouvons  pas  les  laisser  croupir  éternellement  dans 
la  misère  :  cela  ne  se  doit  ni  ne  se  peut,  cela  n'est  ni  juste  ni  possible. 
Cependant  nous  sommes  et  nous  nous  disons  anti-révolutionnaires,  ce 
qui  signifie,  à  la  lettre  :  «  opposés  à  l'esprit  de  la  Révolution.  »  Non  pas 
que  nous  n'acceptions  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  l'esprit  de  la  Révolu- 
tion française,  mais  nous  ne  l'acceptons  qu'en  le  faisant  dériver  d'une 
autre  source  que  la  source  révolutionnaire.  En  notre  qualité  de  cal- 
vinistes, nous  sommes  des  hommes  d'ordre  et  de  progrès,  et,  à  cet 
égard,  vous  ne  saurez  jamais  tout  ce  que  la  France  a  perdu  par  la 
révocation  de  l'Édit  de  Nantes.  Il  est  de  l'essence  de  notre  foi,  qui 
s'appuie  sur  le  Ubre  examen  des  textes,  de   développer   l'indépen- 


LE   DOCTEUR    SCHAEPMAN.  921 

dance  personnelle,  de  donner  plus  de  ressort  à  l'esprit  et  plus  de 
trempe  au  caractère.  Mais  si  nous  sommes  des  hommes  de  progrès, 
nous  sommes  aussi  des  hommes  d'ordre.  Il  y  a,  au-dessus  de  toutes 
les  divisions,  des  choses  sur  lesquelles  il  ne  faut  pas  permettre  de 
porter  la  main;  et  c'est  pourquoi  nous  sommes,  ici,  alliés  avec  les 
catholiques,  qui,  d'ailleurs,  ne  sont  pas  les  mêmes  en  Hollande  qu'en 
d'autres  pays  ;  qui,  vivant  au  milieu  de  nous,  se  sont  pénétrés  de 
nos  mœurs,  et  ne  ressemblent  nullement,  par  exemple,  aux  catho- 
liques belges.  »  —  Ainsi  parla  le  docteur  Kuijper,  accoudé  sur  le 
grand  pupitre,  recouvert  d'une  riche  étoffe,  où  la  Sainte  Bible  était 
posée. 

Quelques  jours  après,  à  La  Haye,  le  D''  Schaepman  me  tenait,  dans 
le  parloir,  dans  la  Sprechtkamer  de  la  Seconde  Chambre,  quoique  sur 
un  autre  ton,  un  langage  à  peu  près  pareil  :  «  C'est  en  1853,  me  dit-U, 
que  la  hiérarchie  catholique  a  été  rétabhe  dans  le  royaume  des  Pays- 
Bas.  Les  évêques  sont  alors  rentrés  et  ils  sont  restés,  malgré  la  véri- 
table tempête  d'intolérance  qui  s'est  déchaînée  contre  eux.  Les  catho- 
hques  ont  recommencé  à  sentir  leurs  forces,  qu'une  circonstance  est 
venue  dv  reste  les  aider  à  organiser  et  à  discipliner.  L'enseignement 
des  Universités,  des  anciennes  Facultés  de  théologie  protestantes,  avait 
versé  dans  le  rationalisme  allemand,  notamment  à  Groningue,  à 
Leyde  et  à  Utrecht.  On  y  subissait  très  docilement  l'influence  des 
écrits  du  docteur  Strauss  et  des  exégètes  ses  disciples.  Néanmoins, 
tant  que  ce  rationalisme  fut  modéré,  les  calhohques  ne  récriminèrent 
point,  et  tous  les  protestans  se  résignèrent  ou  se  turent.  Mais  il  s'ac- 
centua bientôt,  et  si  fort  que,  d'un  côté  et  de  l'autre,  on  convint 
qu'il  ne  pouvait  plus  être  supporté.  Il  se  forma  donc  comme  une 
union  spontanée,  et  toute  naturelle,  des  catholiques  et  des  protestans 
non  rationalistes.  D'un  côté  et  de  l'autre,  on  se  dit  qu'après  tout,  on 
avait  un  fonds  de  croyances  commun,  et  que,  ce  fonds  commun,  il  le 
fallait  préserver  de  toute  atteinte.  Les  choses  allèrent  donc  ainsi,  pra* 
une  sorte  d'entente  tacite,  et  comme  d'elles-mêmes,  jusqu'à  la  revi- 
sion constitutionnelle  de  1887.  C'est  à  ce  moment-là  que  l'on  ouvrit, 
entre  cathohques  et  protestans,  des  pourparlers.  Réduits  à  leurs 
seules  forces,  les  cathohques  eussent  été  battus  presque  partout,  hors 
dans  les  deux  provinces  catholiques,  où  ils  peuvent,  en  toute  circon- 
stance, compter  sur  seize  ou  dix-sept  sièges.  Et  quant  aux  protestans, 
à  eux  seuls,  eux  non  plus- ils  n'eussent  pas  eu  de  bien  grandes  chances 
de  succès.  Comme  les  élections  approchaient  cependant,  il  devenait 
urgent  d'adopter  un  plan  de  campagne   et  de  décider  sur  qui,  de  ca- 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

thoiique  à  protestant  anti-révolutionnaire  ou  de  catholique  à  libéral 
imbu  de  l'esprit  Révolutionnaire,  et  inversement,  on  reporterait  ses 
voix  en  cas  de  ballottage  Chaque  parti  ayant  fait  ses  déclarations,  on 
releva  les  points  sur  lesquels  il  n'y  avait  pas  de  divergence;  on  ré- 
solut de  faire  front  contre  l'ennemi  commun  de  la  croyance  commune, 
cet  esprit  révolutionnaire  en  quoi  se  ré  ?umait  et  se  condensait  tout  le 
libéralisme,  rose  ou  rouge;  et.  à  la  suite  du  doctei^  Kuijper  et  de 
M.  de  Savornin-Lohman,  leur  théologien  et  leur  juriste,  les  calvinistes 
sous  le  nom,  relevé  et  renouvelé,  de  parti  protestant  anti  révolution- 
naire, opérèrent  leur  jonction  avec  les  catholiques  démocrates  on 
sociaux  qui  voulaient  bien  me  suivre.  L'alHance,  officieuse  à  son 
origine,  ne  tarda  pas  à  devenir  officielle.  Le  résultat  de  cette  action 
concertée  fut,  en  effet,  que  nous  obtînmes  une  majorité  de  dix  voix 
(sur  cent  membres)  dans  la  Seconde  Chambre,  et  qu'en  conséquence, 
sous  la  direction  du  baron  Mackay,  un  cabinet  prit  le  pouvoir,  dont 
on  dit  que  c'est  un  cabinet  anti-révolutionnaire,  mais  où  les  catho- 
liques ont  plusieurs  portefeuilles.  » 

C'est  dans  ces  conditions  que  fut  conclu  ce  Monster-Verbond  qui, 
pour  la  seconde  fois,  après  un  interrègne  Libéral,  rempli  pai  les  mi- 
nistères Van  Tienhoven-Tak  van  Poortvliet  et  Roëll-Van  Houten, 
vient  de  ramener  au  gouvernement  les  anti-révolutionnaires,  avec 
leur  chef  lui-même,  et  qui  dure  depuis  lors,  à  travers  tant  d'épreuves, 
sans  que  sa  stabiUté  ait  été  ébranlée.  A  la  prompte  conclusion  et  au 
long  maintien  du  traité,  a  certainement  et  grandement  contribué  la 
vive  estime  que  s'étaient  vouée  réciproquement  le  docteur  Schaepman 
et  le  docteur  Kuijper.  Il  se  pouvait  que  la  sincérité  n'en  exclût  pas  la 
clairvoyance  et  que  la  chaleur  des  sentimens  s'accompagnât  et  dût 
s'accommoder  de  la  liberté  du  jugement.  Il  se  pouvait  que  le  docteur 
Schaepman,  dans  l'intimité,  reprochât  au  docteur  Kuijper  son  goût 
pour  les  vastes  programmes,  et  que  le  docteur  Kuijper  répliquât  non 
moins  amicalement  :  «  Le  docteur  Schaepman?  c'est  un  poète!  »  L'un 
et  l'autre  sentait  et  savait  pourtant  combien  ils  étaient  nécessaires  l'un 
à  l'autre,  et  en  quelque  façon,  étant  donnée  la  situation  des  partis  en 
Hollande,  complémentaires  l'un  de  l'autre.  Au  surplus,  cette  estime 
affectueuse  et  confiante,  non  seulement  les  amis  poUtiques  du  docteur 
Schaepman  la  lui  avaient  vouée,  mais  ses  adversaires  mêmes  ne  la 
lui  marchandaient  pas.  Au  premier  dîner  où  il  m'invita,  —  un  de  ses 
dîners  fameux  de  chez  Van  der  Pijl,  —  se' coudoyaient  fraternelle- 
ment, sous  la  paternité  du  bon  docteur,  M.  de  Savornin-Lohman, 
ministre  de  l'Intérieur  et  l'un  des   chefs  des  anti-révolutionnaires, 


LE   DOCTEUR    SCHAEPMAN.  923 

M.  Van  Houten,  chef  de  l'un  des  groupes  libéraux;  et  je  ue  suis  pas 
bien  sûr  que,  ce  soir-là,  le  chef  des  radicaux,  M.  Kerdijk,  ne  fût  pas  des 
nôtres;  nous  eûmes,  en  tout  cas,  une  autre  occasion  de  nous  rencon- 
trer. Imaginez,  en  France,  M.  Méline,  M.  Clemenceau,  et  M.  Jaurès, 
par  exemple,  assis  à  la  table  de  M.  l'abbé  Lemire,  et  y  devisant  des 
affaires  du  jour!  —  La  grande  affaire  du  jour  était  la  maladie  du  Roi 
et  la  proclamation  de  la  régence. 

Je  ne  revis  le  docteur  Schaepman  qu'au  mois  de  février  1894,  lors 
de  la  discussion  de  la  réforme  électorale.  Cette  discussion  n'était  pas 
sans  lui  causer  quelques  embarras  ou  même  quelques  inquiétudes. 
Personnellement,  il  pensait  qu'il  y  avait  au  moins  une  raison  décisive 
d'étendre  largement  le  droit  de  suffrage  :  et  c'est  qu'il  est  d'une  sage 
politique  de  céder  avec  grâce  ce  que  l'on  se  ferait  arracher  de  force 
en  résistant.  Il  y  en  avait,  ajoutait-U,  une  autre  raison  meilleure 
encore,  et  c'est  qu'au  fond  de  tout  ce  débat,  et  derrière  toutes  ces 
questions,  on  retrouvait  toujours  une  seule  et  même  question,  la 
question  sociale.  Catholique  démocrate  ou  cathoUque  social,  il  ne 
pouvait  pas  hésiter,  et,  dès  lors  que  le  droit  de  suffrage  était  suscep- 
tible de  préparer  des  solutions  justes,  légales  et  pacifiques  à  la  ques- 
tion sociale,  il  devait  être  pour  le  droit  de  suffrage.  Mais  il  s'en  fallait 
de  beaucoup  que  tous  les  catholiques  le  suivissent;  et,  d'autre  part,  du 
camp  libéral,  on  insinuait,  non  sans  fondement  peut-être,  que  sa 
position  dans  l'Église  et  devant  le  clergé  était  compromise,  difficile 
depuis  la  mort  de  son  cousin,  l'archevêque  d'Utrecht,  qui  jusque-là 
avait  couvert,  sinon  encouragé  ou  approuvé  ses  hardiesses.  Il  en  était 
de  même,  disait-on,  de  sa  position  politique.  «  Une  circonscription 
purement  catholique  n'élirait  jamais  le  docteur  Schaepman,  excepté 
dans  rOver-Yssel,  son  pays  natal,  où  il  passe  pour  le  plus  grand 
homme  qui  ait  existé  depuis  deux  siècles  ;  »  mais  c'était  sans  doute 
quelque  chose,  d'être  prophète  en  son  paysl  Pour  qu'il  le  fût  davan- 
tage, avec  plus  d'éclat,  et  incontestablement  aux  yeux  de  tous,  pour 
qu'il  eût  ailleurs,  et  au  centre  même  de  l'ÉgHse  catholique,  le  point 
d'appui  qui  lui  manquait  en  Hollande,  le  docteur  Kuijper  désirait,  — 
est-ce  commettre  une  indiscrétion  que  de  le  révéler  maintenant?  — 
que  le  docteur  Schaepman  fût  créé  cardinal.  «  Éminence,  »  il  ne  le 
serait  jamais;  mais  plus  tard,  du  moins,  il  fut  «  Monseigneur,  »  et  ce 
titre  le  revêtit,  dans  la  hiérarchie,  d'une  autorité  extérieure  égale  à 
celle  d'autres  prêtres  qui  étaient  loin  d'avoir,  dans  la  politique,  son 
autorité  personnelle. 

A  ee  moment,  en  1894,  le  docteur  Schaepman  refusait  de  signer  le 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manifeste  des  députés  catholiques,  et  s'expliquait  en  ces  termes  dans 
une  note  rédigée  à  Paris,  en  français,  et  qui  ne  fut  peut-être  pas 
publiée,  mais  dont  il  m'avait  remis  et  dont  j'ai  conservé  la  minute 
originale  :  «  Le  docteur  Schaepman  a  refusé  de  signer  ce  manifeste 
parce  que,  pendant  la  revision  constitutionnelle  de  1887,  il  avait 
reconnu  que  l'article  80,  tout  en  excluant  le  suffrage  universel  propre- 
ment dit,  permettait  une  extension  du  droit  électoral  qui  y  confine- 
rait. Pendant  la  discussion  sur  les  lois  électorales  du  ministre  Tak,  il 
avait  déclaré  à  la  Chambre  à  plusieurs  reprises,  et  notamment  encore 
le  6  mars  dernier,  que  les  projets  n'étaient  pas  en  désaccord  avec  la 
Constitution.  Pendant  tout  le  débat,  il  a  été  partisan  d'une  conciUation. 
C'est  à  cause  de  cela  qu'il  a  voté  un  amendement  qui  levait  chez 
beaucoup  de  membres,  même  parmi  les  catholiques,  leurs  scrupules 
constitutionnels.  Après  la  dissolution,  le  temps  des  conciUations  et  des 
compromis  était  passé.  Il  fallait  dire  pour  ou  conù^e.  Le  docteur 
Schaepman,  ne  pouvant  dii^e  contre,  a  dit  «  carrément  »  pour.  Il  ne 
pouvait  faire  autrement,  s'U  ne  voulait  renier  une  conviction  bien 
fondée  et  sérieuse.  » 

Le  différend,  heureusement,  s'arrangea;  et  quand  j'allai  enfin 
revoir  le  docteur  Schaepman,  lors  du  couronnement  de  la  reine  Wil- 
helmine,  dans  l'été  de  1898,  il  me  parut  rasséréné,  rajeuni,  réchauffé 
de  toute  la  ferveur  orangiste,  rayonnant  de  toute  la  joie  patriotique.  Il 
venait  d'écrire  sa  cantate  à  la  «  Dame  des  Pays-Bas»  et  s'épanouissait 
dans  sa  victoire.  Surtout,  il  avait  foi  dans  le  triomphe  futur  et  prochain 
de  ses  idées  ;  et  il  ne  cessait  de  me  le  répéter,  pendant  nos  longues 
promenades  à  travers  cette  admirable  banheue  d'Utrecht,  toute  verte 
et  toute  fleurie  en  cette  admirable  saison.  Plus  favorisé  que  tant 
d'autres,  il  aura  vu  ce  triomphe  avant  de  mourir;  mais  il  est  mort 
prématurément  de  toute  manière  ;  et  sa  perte  pourrait  n'être  pas  sans 
conséquences  graves  pour  la  fortune  de  son  parti  et  pour  les  desti- 
nées de  son  pays. 

Charles  Benoist. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


MADAME  DE  STAËL  ET  NAPOLEON 


Ce  qui  expliquerait,  s'il  en  était  besoin,  la  curiosité  passionnée  qui 
nous  reporte  vers  les  souvenirs  de  l'époqiie  napoléonienne,  c'est  que 
plus  on  ramène  sur  elle  notre  attention,  plus  nous  nous  apercevons 
combien  elle  nous  réserve  de  surprises.  Sur  presque  tous  les  points, 
il  faut  substituer  l'histoire  à  la  légende;  tel  a  été  l'objet  des  curieux 
travaux  qui  se  sont  multipliés  en  ces  derniers  temps,  sans  lasser 
l'intérêt.  A  son  tour,  M.  Paul  Gautier  vient  de  consacrer  au  différend 
de  M"''  de  Staël  et  Napoléon  (1)  une  étude  qui  jette  sur  cet  épisode 
un  jour  tout  nouveau.  Ce  livre,  remarquable  par  l'abondance  et  la 
précision  de  renseignemens,  dont  beaucoup  étaient  inédits,  l'est  aussi 
bien  par  l'art  de  l'exposition.  M.  Paul  Gautier  sait  conter  et  il  sait 
peindre.  Les  portraits  qu'il  a  semés  dans  le  récit,  ceux  d'un  Necker, 
d'un  Fouclié,  d'un  Bernadotte,  sont  d'une  touche  juste,  fine,  spiri- 
tuelle. La  figure  de  M"'^  de  Staël  apparaît  en  plein  relief  :  voilà  bien 
cet  incurable  ennui  dont  elle  souffre  et  qui  la  jette  dans  toute  sorte 
d'agitations,  cet  orgueil,  cette  personnalité  exubérante,  ce  besoin  de 
tout  rapporter  à  soi,  et  aussi  ce  courage,  cette  énergie,  cet  amour  vrai 
des  idées,  cette  noblesse  d'âme,  ce  continuel  progrès,  cette  sorte 
d'ascension  vers  un  idéal  supérieur.  Le  nouvel  historien  de  ce  duel 
fameux  a  su  conserver  à  la  question  elle-même  toute  son  ampleur  ; 
en  outre,  les  vues  qu'il  nous  ouvre  de  plus  d'un  côté  nous  aident 

(1)  Paul  Gautier,  M""  de  Staël  et  Napoléon,  1  vol.  in-8'  (Pion).  —  Cf.  Lucie 
Achard,  Rosalie  de  Constant,  sa  famille  et  ses  amis,  2  vol.  iii-12  (Paris,  Fischba- 
cher;  Genève,  Eggiman). 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  mieux  comprendre  certains  aspects  du  gouvernement  de  Napoléon. 

Si  l'on  s'en  rapportait  au  témoignage  de  M"""  de  Staël,  elle  aurait  été 
dès  le  premier  jour  l'ennemie  de  Bonaparte;  elle  aurait  deviné  son 
ambition,  prévu  son  despotisme;  elle  aurait  aperçu  tout  de  suite 
l'attitude  qu'il  lui  convenait  de  prendre  et  choisi  le  rôle  qu'elle  se 
devait  à  elle-même  de  jouer  en  face  du  tyran;  elle  aurait  jusqu'au 
bout  persévéré  dans  son  hostilité  irréconciliable.  Nous,  d'autre  part, 
apercevant  à  distance  Napoléon  à  travers  tout  l'appareil  de  sa  gloire, 
il  nous  semble  que  la  lutte  dut  être  prodigieusement  inégale  entre 
une  femme  qui  n'a  pour  elle  que  son  éloquence,  et  le  souverain  que 
la  France  adore,  devant  qui  tremble  l'Europe  et  qui  dispose  du  dé- 
vouement aveugle  de  ses  agens  et  de  l'organisation  incomparable  de 
sa  poUce!...  Ce  sont  autant  d'erreurs.  A  cette  conception  simpUste  et 
qui  fige  les  personnages  dans  un  rôle  arrangé  après  coup,  M.  Paul 
Gautier  substitue  la  réalité  complexe,  variée,  mouvante,  vivante  et 
singulièrement  plus  curieuse. 

Il  s'en  faut  que  M""*  de  Staël  ait  débuté  par  haïr  Bonaparte,  puis- 
que au  contraire  elle  commença  par  faire  de  lui  son  idole.  Doit-on 
croire  qu'elle  ait  éprouvé  à  son  égard  un  sentiment  différent  de  l'es- 
time, plus  tendre  et  plus  passionné  ?  Elle  avait  écrit  au  général  d'ItaUe, 
qu'elle  ne  connaissait  pas  encore,  des  lettres  où  elle  le  comparait 
à  Scipion-'et  à  Tancrède.  «  Il  semble  même,  dit  M.  Gautier,  qu'elle 
ait  dépassé  les  termes  ordinaires  de  l'admiration.  Bonaparte  était 
très  épris  de  sa  femme  et  M™^  de  Staël  lui  aurait  écrit  que  «  c'était 
une  monstruosité  que  l'union  du  génie  à  une  petite  insignifiante 
créole,  indigne  de  l'apprécier  ou  de  l'entendre.  »  Plus  tard  Joseph 
disait  à  son  frère  :  «  Si  vous  montriez  pour  eUe  seulement  un  peu  de 
bienveillance,  elle  vous  adorerait.  »  Ce  sont  là  propos  sans  consi- 
stance et  vagues  on-dit.  Et  c'est  dans  cet  ordre  de  sentimens  qu'il 
faut  se  garder  de  rien  affirmer  ou  même  de  rien  insinuer  !  Comparer 
un  général  à  Scipion,  fût-ce  à  Tancrède,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la 
même  chose  que  le  prier  d'amour.  Il  est  tout  naturel  que  M""®  de  Staël 
ait  voulu  complimenter  dans  la  phraséologie  du  temps  celui  qui  avait 
si  bien  mérité  les  éloges  même  les  plus  emphatiques. 

Ce  qui  ne  fait  pas  doute,  c'est  qu'elle  ait  ressenti  pour  le  jeune 
vainqueur  l'enthousiasme  le  plus  vif.  EUe  était  romanesque,  elle 
aimait  la  gloire  ;  ce  qu'il  y  avait  d'étrange  et  d'énigmatique  dans  la 
figure  de  Bonaparte  contribuait  encore  à  la  séduire.  EUe  l'admirait, 
après  la  campagne  d'ItaUe;  après  la  campagne  d'Egypte,  eUe  en 
raffola  :  U  lui  apparut  comme  un  personnage  fabuleux,  ce  fut  son 


REVUE    LITTÉRAIRE.  927 

héros.  Autant  que  de  gloire,  M""*  de  Staël  était  éprise  de  liberté,  et 
comment  ne  pas  croire  que  la  cause  de  la  liberté  eût  en  Bonaparte  son 
plus  ferme  champion?  C'est  sur  lui  qu'on  pouvait  compter  pour  ter- 
miner la  Révolution,  c'est-à-dire  pour  mettre  un  terme  au  règne  de 
l'arbitraire,  à  la  série  des  coups  de  force,  et  assurer  définitivement  le 
jeu  des  institutions  républicaines.  Aussi  M""*  de  Staël  est-elle  au  pre- 
mier rang  dans  ce  parti  de  l'Institut  qui  applaudit  au  18  brumaire. 
Renseignée  sur  les  événemens  qui  se  préparaient,  elle  accourt  de 
Coppet.  M™*  de  Staël  rentrant  à  Paris  le  soir  du  18  brumaire  et  se 
croisant  sur  la  route  avec  Barras  qu'une  escorte  de  dragons  recon- 
duit à  sa  terre  de  Grosbois,  c'est  un  de  ces  spectacles  où  se  complaît 
l'ironie  de  l'histoire.  Le  19,  Benjamin  Constant,  qui  s'est  hâté  de  courir 
à  Saint-Cloud,  lui  envoie  des  messages  d'heure  en  heure.  Elle  apprend 
que  les  grenadiers  conduits  par  Murât  ont  envahi  l'Orangerie,  que  les 
représentans  se  sont  enfuis  par  la  fenêtre.  Alors  «je  pleurai,  dit-elle, 
non  la  hberté,  elle  n'exista  jamais  en  France,  mais  l'espoir  de  cette 
Uberté  sans  laquelle  il  n'y  a  pour  le  pays  que  honte  et  malheur.  ^> 
Le  fait  est  qu'elle  pleura  de  joie  :  la  liberté  triomphait  1  Rien  n'égale 
désormais  l'ivresse,  l'enchantement  de  M""*  de  Staël  :  Bonaparte  est 
premier  consul  et  Benjamin  Constant  est  tribun  ! 

Durant  toute  cette  période,  M™"  de  Staël  ne  cesse  de  poursuivre 
Bonaparte  de  ses  assiduités.  Elle  va  au-devant  de  lui,  elle  l'invite,  elle 
le  provoque,  elle  s'arrange  pour  se  trouver  partout  sur  son  passage. 
Le  rêve  qu'elle  avait  conçu  apparaît  avec  évidence  et  dans  toute  sa 
profondeur  de  naïveté.  Hantée  du  désir  de  jouer  un  grand  rôle,  elle 
avait  fait  choix  de  Bonaparte  pour  gouverner  d'après  ses  inspirations  : 
elle  aurait  été  la  tête,  il  aurait  été  le  bras.  Son  malheur  fut  que  Bona- 
parte perça  tout  de  suite  ses  intentions  et  se  soucia  aussi  peu  que 
possible  de  les  réaliser.  Outre  qu'il  n'aimait  pas  ce  genre  de  femmes, 
il  redoutait  qu'une  telle  alliée  ne  fût  pour  lui  singulièrement  compro- 
mettante. Tout  en  la  ménageant,  il  mit  à  la  fuir  autant  de  soin  qu'elle 
en  apportait  à  le  rechercher.  N'ayant  pas  réussi  à  plaire,  M°^®  de  Staël 
essaya  de  se  faire  craindre.  Ce  fut  le  secret  de  l'intrigue  ourdie  avec 
Benjamin  Constant  et  qui  aboutit  au  discours  que  celui-ci  prononça  au 
Tribunat  contre  Bonaparte.  L'effet  fut  immédiat,  mais  très  différent 
de  celui  qu'avaient  escompté  les  conjurés.  Le  soir  même,  M'"^  de  Staël 
donnait  un  dîner  en  l'honneur  de  Constant  :  en  quelques  heures,  elle 
reçut  dix  lettres  d'excuse.  Elle  apprit  avec  étonnement  la  colère  de 
Bonaparte,  elle  s'aperçut  avec  stupeur  que  le  vide  se  faisait  autour 
d'elle.  L'intimidation  ne  lui  avait  pas  réussimieux  que  la  coquetterie  : 


028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  fut  atterrée.  D'ailleurs  les  mécomptes  allaient  se  succéder  rapides 
et  cruels.  Les  desseins  de  Bonaparte  se  découvraient  :  ils  tendaient 
sûrement  au  pouvoir  personnel.  Sa  plus  grande  désillusion,  ce  fut 
de  le  voir  signer  le  Concordat.  Elle  ne  lui  reprochait  pas  de  recon" 
naître  une  religion  d'État;  mais  que  cette  religion  d'État  fût  le  catho- 
licisme, c'est  le  coup  auquel  elle  ne  s'attendait  ni  ne  se  résignait.  EUe 
s'était  expliquée  sur  ce  point  de  façon  fort  nette,  quatre  ans  aupara- 
vant, dans  le  livre  :  Des  circonstances  actuelles,  que  les  événemens  de 
Brumaire  l'avaient  empêchée  de  publier.  EUe  y  proclamait  la  néces- 
sité de  restaurer  en  France  l'idée  religieuse;  mais  «  en  bonne  cal- 
viniste, »  disait-elle,  elle  proposait  d'établir  comme  religion  d'État 
la  religion  protestante.  Elle  exposait  longuement  les  raisons  de  ce 
choix.  La  religion  catholique  donne  trop  d'importance  au  dogme 
qui  choque  les  principes  de  la  raison  ;  son  sort  est  intimement  Hé  à 
celui  de  l'ancienne  monarchie:  elle  rappelle  des  souvenirs  détes- 
tables comme  celui  de  la  Saint-Barthélémy.  Au  contraire,  la  reli- 
gion protestante  assure  la  plus  grande  place  à  la  morale;  elle  est 
l'ennemie  de  la  royauté  qui  l'a  persécutée  ;  par  l'organisation  même 
de  son  culte  et  de  ses  ministres,  elle  s'inspire  des  grands  principes  de 
liberté  et  d'égalité.  Le  protestantisme  devenu  rehgion  d'État  sera  la 
plus  formidable  machine  de  guerre  qu'on  ait  jamais  dirigée  contre  le 
cathoUcisme  et  ses  alliés.  «  Je  dis  aux  républicains,  écrivait  M"'®  de 
Staël,  qu'U  n'existe  que  ce  moyen  de  détruire  l'influence  delà  religion 
catholique.  Alors  l'État  aura  dans  sa  main  toute  l'influence  du  culte 
entretenu  par  lui,  et  cette  grande  puissance  qu'exercent  toujours  les 
interprètes  des  idées  religieuses  sera  l'appui  du  gouvernement  répu- 
blicain. »  L'effondrement  était  complet.  M™*  de  Staël  était  à  la  fois 
déçue  dans  ses  rêves  d'ambitieuse,  dans  ses  croyances  de  libérale, 
dans  ses  sympathies  de  protestante.  Il  lui  restait  à  engager  les  hosti- 
lités contre  l'ennemi  qui  lui  avait  été  si  cher.  Elle  va  se  jeter  dans  ce 
parti  désespéré  avec  l'impétuosité  qui  lui  est  naturelle  ;  toutefois,  dans 
son  attitude  nouvelle  on  retrouve  la  trace  des  sentimens  anciens.  Si 
elle  n'est  pas  Hermione  poursuivant  Pyrrhus  de  sa  vengeance,  elle  est 
Clorinde  harcelant  Tancrède  de  ses  coups.  Chaque  fois  que  Bonaparte 
reconnaît  sa  main  dans  les  blessures  faites  à  son  pouvoir,  elle  en 
éprouve  une  sorte  de  satisfaction.  EUe  consent  qu'iï  la  persécute, 
mais  non  pas  qu'il  l'ignore.  EUe  préfère  la  haine  à  l'indifférence.  EUe 
est  femme. 

Chacun  des  livres  de  M""^  de  Staël  ne  sera  qu'un  épisode  de  salutte 
contre  Bonaparte  :  cela  fait  l'unité  de  son  œuvre.  C'est  un  des  points 


REVUE    LITTÉRAIRE.  929 

que  M.  Paul  Gautier  a  le  mieux  vus  et  mis  en  lumière.  «  Toutes  les 
fois  qu'on  examine  un  de  ses  ouvrages,  U  faut  bien  se  pénétrer  de 
cette  idée  :  tout  livre  de  M""*  de  Staël  est  un  acte.  Elle  n'écrit  pas 
pour  chanter,  mais  pour  penser  et  agir.  Cette  formule  convient  à  ses 
romans  mêmes,  à  Delphine,  à  Corinne;  elle  s'applique  mieux  encore 
au  livre  De  la  littérature.  Tel  qu'il  est  et  paraissant  à  son  heure,  c'est 
plus  qu'un  acte,  c'est  un  véritable  manifeste.  »  M"""  de  Staël  y  soutient 
cette  thèse  de  la  perfectibilité,  dans  laquelle  les  philosophes  du 
xviii^  siècle  avaient  mis  toutes  leurs  complaisances;  elle  y  appelle  la 
philosophie  et  l'éloquence  au  soin  de  diriger  les  États;  elle  humilie  le 
prestige  de  l'esprit  militaire  devant  l'éclat  des  lumières  de  la  raison  ; 
elle  ralhe  le  parti  des  idéologues.  C'est  le  mérite  de  M""'  de  Staël 
d'avoir  fait  entrer  dans  le  roman  la  discussion  des  questions  sociales 
et  son  originalité,  d'y  avoir,  la  première,  fait  entendre  certaines  récla- 
mations ;  seulement  ces  réclamations  n'étaient  pas  du  goût  de  Bona- 
parte, et,  sur  toutes  les  questions  qu'elle  soulevait,  elle  se  trouvait  en 
opposition  formelle  avec  lui.  Il  voulait  rendre  à  la  société  un  peu  de 
cet  ordre,  et  de  cette  régularité  que  dix  années  de  troubles  succédant 
à  une  époque  de  relâchement  lui  avaient  si  bien  fait  perdre  ;  c'était  le 
moment  que  l'auteur  de  Delphine  choisissait  pour  proclamer  en  face 
de  la  société  les  droits  de  l'individu  et  notamment  son  droit  au  bon- 
heur !  Il  constatait  les  ravages  faits  par  l'extrême  fréquence  du  divorce 
et  il  travaillait  à  faire  disparaître  de  la  législation  cette  cause  d'immo- 
ralité :  c'est  le  moment  que  choisissait  M'"*  de  Staël  pour  faire  l'apo- 
logie du  divorce  !  Ajoutez  qu'elle  opposait  les  vertus  du  protestantisme 
aux  erreurs  du  cathohcisme,  qu'elle  vantait  les  bienfaits  de  la  liberté, 
et  enfin  qu'elle  louait  les  Anglais!  Ce  panégyrique  de  l'Angleterre 
recommence  de  plus  belle  dans  Corinne,  où  la  frivoHté  des  Français, 
personnifiés  par  le  comte  d'Erfeuil,  est  raillée  en  contraste  avec  le 
sérieux  des  Anglais  représentés  par  le  digne  Oswald  ;  cela,  au  moment 
où  la  lutte  de  Napoléon  contre  l'Angleterre  était  le  plus  âpre  I  M™*  de 
Staël  y  montrait  encore  que  sans  hberté,  sans  institutions,  il  n'y  arien 
qui  exalte  les  cœurs;  qu'une  nation  languit;  que  le  ressort  de  l'énergie 
s'y  énerve  :  c'est  la  théorie  de  l'enthousiasme,  celle  qu'elle  devait  re- 
prendre ailleurs  pour  lui  donner  sa  forme  définitive.  Et  à  quel  instant 
s'avise- t-elle  de  nous  peindre  une  Allemagne  rêveuse  et  tout  absorbée 
dans  la  spéculation  métaphysique  ?  C'est  celui  où,  réveillée  par  le 
coup  de  tonnerre  d'iéna,  l'âme  allemande  avait  compris  la  nécessité 
de  redescendre  des  nuages  sur  la  terre.  Fichte,  qui  avait  commencé 
par  se  dire  citoyen  du  monde,  pro<^lamait  dans  ses  leçons  à  Berhn  que 

TOME  XIII.  —   1903.  lid 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  bon  moyen  de  servir  l'humanité  est  de  servir  et  d'aimer  la  patrie. 
Les  poètes  comme  les  philosophes,  et  les  pasteurs  comme  les  poètes, 
travaillaient  à  rallumer  l'ardent  amour  de  la  patrie.  Le  livre  de  V Alle- 
magne, s'il  avait  paru  alors,  aurait  pu,  suivant  une  remarque  de 
Goethe,  aider  à  se  reformer  la  nationahté  allemande.  Après  cela,  et  si 
rien  ne  justifie  d'ailleurs  les  brutahtés  poUcières  et  le  ton  lourde- 
ment ironique  de  la  lettre  de  Savary,  est-il  bien  étonnant  que  Napo- 
léon ne  fût  pas  pressé  de  voir  lancer  ce  livre  pareil  à  un  brûlot  dans 
une  Europe  prête  à  s'enflammer? 

La  principale  querelle  que  nous  ferons  à  M.  Paul  Gautier  est 
d'avoir  manqué  de  mesure  dans  les  chapitres  où  il  apprécie  le  rôle 
européen  de  M™^  de  Staël.  Il  remarque  que  l'attitude  prise  par  M™*  de 
Staël  ne  pouvait  manquer  d'entraîner  une  conséquence  résultant  en 
quelque  manière  de  la  logique  des  faits.  Les  destinées  de  la  France 
s'étant  pendant  toute  la  durée  de  l'Empire  confondues  avec  celles  de 
l'Empereur,  l'ennemie  de  Napoléon  était  exposée  à  ne  plus  distinguer 
nettement  que  des  intérêts  généraux  étaient  liés  à  la  fortune  particu- 
lière de  celui-ci.  Elle  ne  fait  pas  difficulté  d'avouer  le  chagrin  que  lui 
a  causé  l'annonce  de  telle  de  nos  victoires.  Marengo  la  consterne.  «  Je 
souhaitais  que  Bonaparte  fût  battu,  »  écrit-elle,  car  elle  est  persuadée 
que  le  bien  de  la  France  exigeait  qu'elle  eût  alors  des  revers.  Lors- 
qu'on signe  à  Londres  les  préUminaires  de  la  paix,  elle  retarde  son 
retour  à  Paris  «  pour  ne  pas  être  témoin  de  la  grande  fête  de  la  paix.  » 
Lorsqu'elle  connaît  les  conditions  de  cette  paix,  elle  s'étonne  que 
l'Angleterre  rende  tout  à  une  puissance  qu'elle  a  constamment  battue 
sur  mer.  Au  moment  où  règne  dans  le  camp  de  Boulogne  une  fié- 
vreuse activité,  elle  est  de  ceux  qui  ne  voient  dans  l'expédition  pro- 
jetée que  matière  à  railleries.  Elle  dirige  un  feu  roulant  d'épigrammes 
sur  «  la  grande  farce  de  la  descente,  »  sur  les  bateaux  plats  et  les 
péniches  que  l'on  construit  au  bord  des  grands  chemins,  sur  les  écri- 
teaux  qui  portent  :  route  de  Londres  !  A  Berlin  elle  s'attache  Auguste 
Guillaume  Schlegel,  sans  songer  que  chez  celui-ci  la  haine  de  la  France 
allait  jusqu'à  la  rage.  A  Vienne,  elle  est  accueillie  par  tous  ceux, 
Russes,  AutricMens,  Allemands,  qui  ne  peuvent  aimer  la  France,  ayant 
été  trop  souvent  vaincus  par  elle  et  humiliés  :  on  s'y  presse  au 
cours  de  Schlegel  où,  sous  couleur  de  combattre  l'influence  française 
en  httérature  et  en  art,  il  s'agit  de  hâter  le  réveil  du  peuple  allemand 
exalté  par  les  souvenirs  de  son  histoire.  EDe  entretient  une  corres- 
pondance active  avec  Gentz,  l'agent  de  la  poUtique  anglaise,  l'ancien 
conseiller  privé  de  Prusse  passé  au  service  de  l'Autriche.  En  Russie, 


REVUE    LITTÉRAIRE.  93  1 

elle  est  fêtée  par  les  vaincus  de  Zurich,  d'Austerlitz,  d'Iéna,  d'Eylau,  ù  ; 
Friedland.  Elle  est  écoutée  d'Alexandre,  qu'elle  peut  renseigner  sur  les 
avantages  qu'il  retirerait  de  l'appui  du  prince  royal  de  Suède,  et  à  qui 
elle  a  peut-être  suggéré  l'idée  de  faire  revenir  Moreau  d'Amérique. 
En  Suède,  elle  retrouve  Bernadotte,  ce  cadet  de  Gascogne  qui  avait 
si  parfaitement  oublié  ce  qu'il  devait  à  son  ancien  compagnon 
d'armes.  Elle  a  une  part  à  la  rédaction  de  la  brochure  Sur  le  Système 
continental,  qui  paraissait  au  début  de  la  campagne  do  1813  et  con- 
tenait une  invitation  à  la  Suède  de  se  joindre  à  la  Russie  et  à  l'Angle- 
terre. Elle  arrive  enfin  à  Londres  et  elle  y  est  acclamée. 

M.  Paul  Gautier  a  souUgné  cet  aspect  du  rôle  de  M""^  de  Staël  :  il  y 
a  mis  trop  d'insistance  et  de  lourdeur.  Il  a,  comme  on  peut  le  voir  par 
le  résumé  que  nous  venons  de  donner,  chargé  le  tableau  et  il  l'a  poussé 
au  noir.  M""*  de  Staël  a  sûrement,  et  dans  toute  la  sincérité  de  son  âme, 
cru  que  les  intérêts  de  Napoléon  ne  pouvaient  se  confondre  avec  ceux 
de  la  France.  Elle  ne  voyait  plus  en  lui  que  l'aventurier  corse,  ne  se 
recommandant  ni  de  la  tradition  de  l'ancienne  royauté,  ni  des  prin- 
cipes révolutionnaires.  Il  est  pour  elle  un  intrus  dans  l'histoire  de 
France.  Ajoutez  que  M"^  de  Staël  a  une  excuse  qui  lui  vient  de  son 
cosmopohtisme  même.  Elle  est  née  d'un  père  genevois  et  d'une  mère 
vaudoise,  eUe  a  épousé  un  Suédois.  Elle  réside  à  Coppet,  à  quelques 
heues  de  Genève,  et  Genève,  située  à  la  rencontre  des  grandes  routes 
d'Europe,  est  le  confluent  de  toutes  les  nationalités,  Coppet  est  le  lieu 
de  rendez-vous  de  tous  les  étrangers  de  marque.  Cosmopolite  par  sa 
parenté  intellectuelle  avec  nos  philosophes  du  xviii*  siècle,  M"*^  de 
Staël  l'est  encore  par  son  genre  de  vie,  par  celui  que  lui  impose  Napo- 
léon en  la  tenant  à  distance  de  Paris  et  la  forçant  d'aUer  chercher  à 
l'étranger  ce  mouvement  d'idées,  cette  société  des  hommes  distingués 
qui  est  un  besoin  pour  sa  vive  intelligence.  Le  cosmopoUtisme  est  la 
marque  de  l'esprit  de  M""*  de  Staël,  c'est  une  bonne  part  de  son  origi- 
nalité et  c'est  par  là  qu'elle  a  rendu  un  service  inappréciable  aux  lettres 
françaises,  qu'elle  a  mises  en  communication  avec  les  littératures  du 
Nord  :  aussi  devait-elle  se  sentir  moins  dépaysée  que  d'autres  ne 
l'eussent  été  dans  la  société  des  hommes  d'État  et  des  penseurs  de 
l'étranger.  Ce  qui  est  encore  à  la  décharge  de  M""*  de  Staël,  c'est  qu'elle 
a  souffert  de  son  cosmopolitisme  et  qu'elle  en  a  vivement  ressenti  la 
tristesse.  EUe  erre  de  la  France  à  l'Allemagne,  à  la  Suède,  à  la  Russie, 
à  l'Angleterre.  «  Il  lui  arrive  d'écrire  :  «  Tous  ces  pays  délivrés  ne  sont 
pas  le  mien  et  le  mal  du  pays  me  prend  sur  ces  vents  de  nuages.  » 
De  quel  pays  parle-t-elle ?  De  la  France,  sans  doute?  Au  fond  elle  est 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  errante,  elle  n'a  pris  racine  nulle  part.  Il  lui  manque  ce  qui  sou- 
tient les  autres  hommes  aux  heures  tristes  et  troublées  :  le  souvenir  de 
la  terre  natale,  la  tradition  des  ancêtres,  la  communauté  longtemps 
éprouvée  des  joies,  des  peines,  des  espérances.  Elle  est  emportée 
parles  vents  des  nuages...  »  Et  enfin  rien  ne  prévaut  contre  ce  fait 
lui-même  :  elle  a  cruellement  souffert  d'être  éloignée  de  la  France, 
vers  laquelle  la  ramenait  une  invincible  nostalgie. 

Ce  qu'il  faut  dire  surtout  à  la  louange  de  M"""  de  Staël,  c'est  qu'un 
moment  est  venu  où  ses  yeux  se  sont  ouverts;  elle  a  compris 
enfin,  et,  du  jour  où  elle  l'a  compris,  elle  a  su  dire  que  les  ennemis  de 
Napoléon  étaient  ceux  de  la  France.  Elle  a  eu  pitié  de  la  France  souf- 
frante, envahie,  déchirée  par  les  alliés.  Alors  elle  a  changé  d'attitude 
et  son  cœur  a  recommencé  de  battre  à  l'unisson  du  nôtre.  Pour 
apprécier  la  dignité  de  son  langage  en  cette  heure  de  crise,  il  n'est 
que  de  le  mettre  en  contraste  avec  celui.de  Benjamin  Constant.  C'est 
lui  qui  est  coupable  d'impénitence  finale  :  c'est  lui  qui  trouve  élégant 
de  déblatérer  contre  la  France  meurtrie  et  de  piétiner  les  vaincus.  Il 
écrit  dans  son  Journal  intime  :  «  Les  Français  sont  toujours  les 
mêmes  :  fous  et  méchans.  »  Il  ne  comprend  pas  que  les  Français  se 
fassent  tuer  sous  la  conduite  de  celui  qui  défend  le  sol  de  leur  pays  : 
«  Nous  verrons  si  les  Français  tiendront  à  cet  enragé  qu'ils  nomment 
Empereur...  Je  n'aurais  pas  cru  cette  nation  bêle  à  ce  point.  »  II 
charge  M™*  de  Staël  de  faire  imprimer  à  Londres  sa  brochure  sur 
l'Esprit  de  Conquête,  où  il  flétrit  la  nation  conquérante.  M""^  de 
Staël  lui  répond  :  «  Ne  voyez- vous  pas  le  danger  de  la  France?...  Je 
suis  comme  Gustave  Wasa;  j'ai  attaqué  Christiern,  mais  on  a  placé 
ma  mère  sur  le  rempart.  Est-ce  le  moment  de  mal  parler  des 
Français  quand  les  flammes  de  Moscou  menacent  Paris?...  Que  Dieu 
me  bannisse  plutôt  de  France  que  de  m'y  faire  rentrer  par  le  secours 
des  étrangers.  »  Constant  est  incorrigible,  et  la  beauté  d'une  âme  de 
dilettante  se  fait  voir  chez  lui  dans  tout  son  jour.  Il  écrit,  quatre 
jours  avant  l'entrée  des  alliés  dans  Paris,  que  la  France  doit  être  mise 
«  au  ban  des  nations,  »  et  il  adresse  à  M""®  de  Staël  un  mémoire  de 
même  encre  pour  qu'elle  le  mette  sous  les  yeux  des  ministres  anglais. 
Cette  fois  elle  lui  envoie  cette  apostrophe  indignée  :  «  J'ai  lu  votre 
mémoire;  Dieu  me  garde  de  le  montrer!  Je  ne  ferai  rien  contre  la 
France.  Je  ne  tournerai  contre  elle  dans  son  malheur  ni  la  réputation 
que  je  lui  dois,  ni  le  nom  de  mon  père  qu'elle  a  aimé;  ces  villages 
brûlés  sont  sur  la  route  où  les  femmes  se  jetaient  à  genoux  pour  le 
voir  passer.  Vous  n'êtes  pas  Français,  Benjamin!  »  C'est  la  punition 


REVUE    LITTÉRAIRE.  933 

de  Benjamin  Constant  d'avoir  mérité  cette  flétrissure,  mais  c'est 
l'honneur  de  M"^  de  Staël  de  la  lui  avoir  infligée. 

Si  M"""  de  Staël  est  incapable  d'aucune  bassesse,  même  dans  la 
haine,  la  pitié  et  la  générosité  sont  aussi  bien  parmi  les  traits  essen- 
tiels de  sa  nature.  Cela  explique  son  attitude  pendant  la  dernière 
période  de  l'Empire  agonisant  et  définitivement  condamné.  Ici  encore, 
la  réahté  des  faits  est  en  désaccord  avec  le  témoignage  de  M"**  de 
Staël.  Tandis  qu'elle  veut,  aux  yeux  de  la  postérité,  passer  pour  avoir 
été  irréconcihable,  au  contraire  elle  s'est  laissé  adoucir.  EUe  avait  eu, 
pendant  le  séjour  de  l'île  d'Elbe,  l'occasion  de  rendre  service  à  l'Em- 
pereur dans  une  circonstance  singuhère  que  rappelle  M .  Gautier.  '<  Un 
jour,  elle  est  avertie  par  un  de  ses  amis  que  deux  sicaires  ont  formé 
le  projet  de  se  rendre  à  l'île  d'Elbe  pour  assassiner  Napoléon.  L'imagi- 
nation de  Corinne  s'enflamme  ;  son  cœur  s'émeut;  elle  accourt  à 
Prangins,  hors  d'haleine.  Ce  jour-là,  Joseph  recevait  Talma  à  sa  table. 
M"*  de  Staël  leur  fait  part  du  complot,  et,  avec  l'impétuosité  de  son 
caractère,  s'offre  à  partir  sur-le-champ  pour  l'île  d'Elbe.  Talma  lui  dis- 
pute cet  honneur.  11  fallut  que  le  prudent  Joseph  les  mît  d'accord  en 
choisissant  comme  envoyé  un  personnage  obscur,  moins  capable 
d'attirer  l'attention  que  l'illustre  tragédien  et  la  femme  célèbre.  » 
Napoléon  pouvait  donc  lui  dh-e  à  son  retour  en  France  qu'il  savait 
combien  elle  avait  été  généreuse  pour  lui  pendant  ses  malheurs.  La 
glace  était  rompue.  Joseph  Bonaparte  fut  le  trait  d'union  entre  eUe  et 
Napoléon.  D'aUleurs  Napoléon  se  donnait  pour  respectueux  de  la 
Uberté,  appelait  Benjamin  Constant  à  rédiger  l'Acte  additionnel. 
M"^  de  Staël  se  ralhe  à  une  cause  qui  lui  semble  bien  être  celle  de  la 
France  et  de  la  hberté.  Et  tandis  que  jadis  elle  se  servait  de  son 
influence  pour  exciter  contre  Napoléon  les  nations  étrangères,  dans 
une  lettre  adressée  à  Crawfurd  et  destinée  à  être  mise  sous  les  yeux 
du  prince  régent  d'Angleterre,  elle  affirmait  les  intentions  hbérales 
et  pacifiques  de  Napoléon.  Elle  plaidait  pour  lui  contre  l'Europe. 
C'était  la  situation  retournée. 

Il  reste  à  montrer  quelle  fut  la  portée  de  l'opposition  faite  à  Napo- 
léon par  M""^  de  Staël,  et  pourquoi  il  vit  toujours  en  elle  sa  plus 
redoutable  ennemie.  Aurait-il  pu,  avec  plus  d'adresse,  moins  d'impa- 
tience et  de  raideur,  en  faisant  des  concessions  à  sa  vanité,  rallier  à 
lui  M""®  de  Staël  ?  On  l'a  beaucoup  dit  ;  rien  d'ailleurs  n'est  plus  incer- 
tain, attendu  qu'il  y  avait  entre  les  deux  adversaires  une  profonde 
antipathie  de  nature  et,  sur  tous  les  points  essentiels,  une  complète 
divergence  de  vues.  Ce  qui  est  établi  au  contraire,  c'est  qu'il  aperçut 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  une  parfaite  clairvoyance  toute  l'étendue  du  danger  que  lui  créait 
l'hostilité  de  M""*  de  Staël.  Certes  il  avait  en  Chateaubriand  un  adver- 
saire passionné  et  éloquent;  mais  Chateaubriand,  quoiqu'il  en  eût 
bonne  envie,  ne  réussit  jamais  à  lui  faire  peur.  Il  n'avait  pas  eu  de 
peine  à  comprendre  que  la  haine  de  M""^  de  Staël  était  d'une  tout 
autre  conséquence.  C'est  pourquoi  il  s'en  montre  en  maintes  ren- 
contres si  préoccupé  et  si  inquiet.  Du  camp  de  Boulogne  et  au  mo- 
ment où  ilj  arrêtait  le  plan  de  la  magnifique  campagne  de  1805,  il  ne 
croit  pas  prendre  un  soin  superflu  en  écrivant  à  Fouché  pour  qu'il 
interdise  à  M°"=  de  Staël  le  séjour  de  Paris.  Le  31  décembre  1806,  il 
écrit  de  Pultusk  à  Fouché  en  ce  sens.  Le  15  mars  1807  :  «  Vous 
devez  veiller  à  l'exécution  de  mes  ordres  et  ne  pas  souffrir  que 
M™*  de  Staël  approche  à  quarante  heues  de  Paris.  »  En  l'espace  de  cinq 
mois,  dix  lettres  sur  le  même  sujet.  A  cinq  cents  lieues  de  sa  capi- 
tale, au  lendemain  d'Eylau,  il  trouve  le  temps  de  s'occuper  d'une 
femme  de  lettres  et  de  stimuler  contre  elle  le  zèle  de  sa  police.  S'il  la 
laisse  encore  hbre  de  voyager  dans  tel  pays  qu'il  lui  convient,  et  s'il 
enjoint  même  à  ses  agens  de  la  traiter  avec  déférence,  un  moment 
vient  où  il  la  fait  au  contraire  traquer  par  sa  poHce,  devenue  celle 
de  Savary  et  non  plus  de  Fouché.  Il  s'enquiert  de  qui  elle  reçoit. 
Quiconque  l'approche  est  impitoyablement  frappé.  Il  est  de  toute 
évidence  qu'en  persécutant  M""®  de  Staël,  Napoléon  l'a  singulière- 
ment grandie  :  il  l'a  signalée  à  l'admiration  de  l'Europe;  il  a  aug- 
menté son  influence.  Mais  c'est  qu'il  ne  doutait  pas  qu'en  tout  cas 
elle  ne  disposât  d'une  grande  influence. 

Le  fait  est  que  Chateaubriand  n'est  qu'un  poète  ;  M°^*  de  Staël  a,  au 
plus  haut  degré,  les  facultés  qu'exige  l'action.  Elle  a  le  goût  de  l'in- 
trigue; sil'opimon  de  Napoléon  sur  ce  point  nous  était  suspecte,  nous 
pourrions  nous  en  rapporter  à  celle  de  Benjamin  Constant  :  le 
premier  la  traitait  d'intrigante,  mais  le  second  l'appelle  intrigail- 
leuse.  Elle  entretient  la  plus  vaste  correspondance.  Elle  est  en  relations 
avec  tout  ce  que  l'Europe  compte  de  personnages  marquans,  depuis 
les  écrivains  jusqu'aux  diplomates  et  depuis  les  grandes  dames  jus- 
qu'aux souverains.  Elle  réahse  ainsi  contre  Napoléon  une  coaHtion 
d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  est  insaisissable.  Elle  est  une  puis- 
sance ;  et  sa  puissance  est  celle  de  l'opinion. 

On  comprend  alors  l'intérêt  supérieur  qu'il  y  avait  pour  Napoléon  à 
ne  pas  permettre  à  M™°  de  Staël  de  séjourner  dans  Paris.  Entre  deux 
dangers  U  choisissait  le  moindre  ;  et  il  préférait  encore  la  laisser  libre 
de  communiquer  avec  ses  ennemis  du  dehors,  plutôt  que  de  laisser  der 


REVUE    LITTÉRAIRE.  935 

rière  lui,  dans  sa  capitale,  cette  «  machine  de  mouvement,  »  alors  que 
lui-même  était  retenu  sur  les  lointains  champs  de  bataille.  C'est  que 
cette  capitale  il  la  savait  toujours  frémissante,  inquiète  et  près  de  se 
reprendre.  De  toute  l'étude  de  M.  Paul  Gautier  cette  conclusion  se 
dégage  et  peut-être  en  est-ce  la  partie  la  plus  neuve  et  la  plus  saisis- 
sante. Aujourd'hui  et  tout  éblouis  que  nous  sommes  des  gloires  de 
l'époque  impériale,  il  nous  semble  qu'aucun  pouvoir  ne  dut  être  plus 
solide  que  celui  de  Napoléon  :  le  fait  est  qu'U  n'en  fut  pas  de  plus 
instable.  Ce  n'est  qu'à  coups  de  victoires  qu'il  parvient  à  raffermir, 
pour  un  temps,  une  autorité  sans  cesse  remise  en  question.  Au.k 
premiers  jours  du  Consulat,  il  a  devant  lui  le  parti  républicain  qui 
dispose  encore  de  forces  considérables,  comptant  des  généraux 
illustres,  des  écrivains,  des  orateurs.  Son  ambition  commence  à  éveil- 
ler le  soupçon,  à  provoquer  des  résistances.  Il  était  perdu  s'il  n'avait 
disposé  de  moyens  qui,  à  vrai  dire,  lui  étaient  particuliers  :  Marengo 
vint  consolider  sa  puissance.  L'exécution  du  duc  d'Enghien  ravive 
contre  lui  les  haines.  Le  procès  du  général  Moreau  est  très  impopu- 
laire et  révolte  les  anciens  compagnons  d'armes  du  vainqueur  de 
Hohenlinden;  le  public  est  favorable  aux  accusés;  l'opinion  se  pro- 
nonce nettement  contre  Bonaparte.  Le  faubourg  Saint-Germain  con- 
spire. L'Empereur  répond,  encore  une  fois,  à  sa  manière,  par  le  bulle- 
tin de  victoire  d'Austerlitz,  La  situation,  après  Eylau,  est  des  plus 
critiques.  On  répand  des  bruits  sinistres,  que  la  Garde  Impériale  a  été 
détruite,  que  500000  Russes  s'avancent  pour  écraser  l'armée  française. 
Les  fonds  publics  sont  en  baisse,  l'industrie  souffre,  la  conscription 
soulève  des  clameurs  dans  le  peuple  qui  veut  la  paix.  Fouché  transmet 
à  l'Empereur  des  rapports  alarmans.  Il  était  urgent  que  la  nouvelle 
de  Friedland  vint  remettre  les  choses  dans  l'ordre.  En  1808,  l'Empe- 
reur sent  que  sa  fortune  chancelle;  les  événemens  d'Espagne  ont 
soulevé  une  réprobation  unanime;  en  France  même,  on  admire  le  cou- 
rage des  Espagnols;  la  capitulation  de  Dupont  à  Baylen,  celle  de  Ju- 
not  à  Cintra  portent  au  prestige  de  l'Empereur  un  coup  fatal.  Napo- 
léon n'est  plus  l'invincible  :  le  charme  est  rompu.  C'est  bien  pis  en 
1.S09,  en  1812.  La  conspiration  de  Malet  fut  à  deux  doigts  de  réussir. 
D'autres,  qui  nous  semblent  des  échauffourées,  mirent  en  danger  le 
trône  ou  les  jours  de  l'Empereur.  S'il  a  un  petit  groupe  de  fidèles, 
il  est  d'ailleurs  environné  d'ennemis.  Les  modérés,  les  idéologues, 
le  parti  de  l'Institut,  la  coterie  Staël  le  détestent.  Les  jacobins  ne 
lui  pardonnent  pas  d'avoir  étranglé  la  République.  Les  royalistes 
servent  dans  ses  antichambres,  par  habitude,  et  en  attendant  que  le? 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

circonstances  leur  ramènent  le  prince  qu'ils  n'ont  pas  su  conserver. 
Les  grands  chefs  militaires,  ses  anciens  compagnons  d'armes,  le  ja- 
lousent et  ne  lui  font  cortège  qu'en  maugréant.  Ses  ministres,  lesagens 
directs  de  son  gouvernement,  ceux  qui  sont  associés  le  plus  intimement 
à  sa  pensée,  comme  un  Fouché,  un  Talleyrand  et  tant  d'autres,  n'as- 
pirent qu'à  le  trahir,  et  de  longue  main  préparent  leur  accommo- 
dement avec  le  régime  qui  recueillera  sa  succession.  Telle  est  la  fai- 
blesse prodigieuse  de  ce  gouvernement  :  U  lui  faut  à  tout  prix  le 
succès,  ou  plutôt  un  continuel  renouvellement  du  succès.  Après 
des  moissons  de  gloire,  après  le  bienfait  de  l'ordre  rétabli,  des 
ruines  réparées,  tout  est  sans  cesse  à  recommencer.  Il  ne  se  main- 
tient qu'à  la  condition  d'éblouir  la  nation  et  de  l'étourdir,  et  la  néces- 
sité d'aller  chercher  sur  de  nouveaux  champs  de  bataille  de  nouveaux 
aUmens  à  l'enthousiasme,  est  pour  lui  en  quelque  sorte  une  nécessité 
d'existence.  Quel  jour  jeté  sur  l'histoire  d'une  époque!  Napoléon  est 
continûment  dans  la  situation  du  joueur  qui  engage  la  partie  déci- 
sive et  qui  joue  le  tout  pour  le  tout.  C'est,  pour  une  bonne  part,  l'ex- 
plication de  ses  colères,  de  ses  imprudences,  de  ses  coups  d'autorité. 
Dans  ces  '^conditions,  la  durée  même  de  son  règne  est  un  prodige. 
C'est  le  prodige  chaque  jour  renouvelé  du  génie  et  de  la  volonté, 
tendus  dans  une  lutte  inégale,  et  fatalement  destinée  à  une  cata- 
strophe,-puisqu'elle  était  engagée  contre  les  lois  de  l'histoire. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


BEETHOVEN  ET  SCHUBERT 


Franz  Schubert,  par  Richard  Henberger,  1  vol.  in-S',  illustré,  Berlin,  1902. 

Vers  quatre  ou  cinq  heures  de  l'après-midi,  durant  l'automne  de 
l'année  1825,  les  habitans  de  la  Bognerstrasse,  à  Vienne,  voyaient 
souvent  passer  devant  leurs  maisons  un  personnage  extraordinaire. 
Toute  la  rue,  tout  le  quartier,  le  connaissaient;  on  l'appelait  dej'  Narr 
«  le  fou;  »  et  en  effet  il  avait  l'apparence  et  les  manières  d'un  fou. 
C'était  un  homme  d'une  soixantaine  d'années,  courtaud  et  trapu, 
avec  une  épaisse  crinière  de  cheveux  d'un  gris  sale,  que  surmontait, 
toujours  rejeté  jusque  sur  la  nuque  de  la  façon  la  plus  comique  du 
monde,  un  chapeau  haut  de  forme  à  bords  très  étroits  :  à  moins 
cependant  que  le  personnage  n'allât  nu-téte,  car  parfois,  —  de  préfé- 
rence les  jours  de  pluie,  disait-on,  —  U  avait  négligé  d'emporter  son 
chapeau.  Vêtu  d'une  redingote  crasseuse  et  d'un  pantalon  tout  effilo- 
ché, il  allait,  d'un  pas  décidé  et  rapide,  le  nez  au  vent,  les  mains 
jointes  derrière  le  dos,  sans  paraître  entendre  les  cris  des  gamins  qui 
le  poursuivaient.  Puis,  tout  à  coup,  on  le  voyait  s'arrêter  au  milieu 
du  trottoir.  Il  tapait  du  pied,  hochait  la  tête,  semblait  battre  la  mesure 
avec  ses  deux  mains;  après  quoi,  il  tirait  de  sa  poche  un  gros  carnet 
auquel  était  attaché  un  crayon,  et,  très  vite,  il  y  inscrivait  quelque 
chose  qui  ressemblait  à  des  notes  de  musique.  Mais  ces  notes,  elles 
aussi,  étaient  folles,  semées  au  hasard,  de  droite  et  de  gauche,  sur  le 
papier  blanc,  sans  la  moindre  trace  d'une  portée,  ni  d'une  clef,  ni  de 
rien  qui  pût  leur  donner  une  signification  définie.  Et  puis  le  «  fou,  » 
reprenant  sa  course,  se  dirigeait  vers  un  petit  restaurant,  Au  Chameau, 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  une  table  lui  était  réservée  dans  un  coin  de  la  salle.  Là,  il  s'asseyait, 
commandait  son  souper,  et  aussitôt  recommençait  à  battre  la  mesure, 
de  la  tête  et  des  mains,  tout  en  fredonnant  entre  ses  lèvres  une  sorte 
de  grognement  informe  et  monotone,  comme  un  chant  d'idiot;  ou 
bien  encore  U  se  parlait  à  mi-voix,  éclatait  de  rire,  et  promenait  en- 
suite autour  de  lui  un  regard  effaré. 

Aux  étrangers  qui  les  questionnaient  sur  cet  extravagant,  les  gar- 
çons du  Chameau  répondaient  que  c'était  un  vieux  musicien,  demeu- 
rant dans  une  rue  voisine.  «  Il  y  demeurait,  en  tout  cas,  récemment, 
ajoutaient-Us;  mais  peut-être  a-t-il  déménagé  une  fois  de  plus,  caries 
propriétaires  des  maisons  où  il  se  loge  lui  donnent  tous  congé,  les  uns 
après  les  autres.  Non  pas  qu'U  soit  aussi  absolument  fou  qu'on  le  sup- 
poserait :  mais  le  pauvre  homme  est  sourd  comme  une  borne,  ce  qui 
doit  avoir  un  peu  contribué  à  lui  troubler  la  raison.  Et  avare  !  un  vrai 
grippe-sou!  Quand  nous  lui  apportons  sa  demi-livre  de  café,  —  c'est 
chez  nous  qu'U  s'approvisionne  de  café  et  de  sucre,  —  figurez-vous 
qu'U  renverse  le  paquet  sur  la  table  et  compte  les  grains,  tant  U  a 
peur  d'être  volé  par  sa  femme  de  ménage  !  Et  ivrogne  I  Vous  allez  le 
voir  se  soûler,  tout  à  l'heure,  avec  M.  Holtz,  le  seul  homme  qui  con- 
sente à  lui  tenir  compagnie  !  Qui  pourrait  croire,  monsieur,  qu'un 
maniaque  tel  que  celui-là  ait  été  reçu,  autrefois,  dans  les  meUleures 
maisons  de  la  ville  ?  Il  a  même  donné  des  leçons  à  Son  Altesse 
l'archiduc  Rodolphe  I  Et  on  dit  que,  pendant  le  Congrès,  toute  la  cour 
l'a  complimenté,  pour  un  certain  morceau  qu'U  a  fait  jouer  quelque 
part.  Il  s'appeUe  Beethoven.  Peut-être  le]  connaissez-vous  de  nom  ?  » 

Beethoven?  Oui,  quelques-uns  des  étrangers  se  souvenaient  de  ce 
nom.  Et,  en  effet,  U  évoquait  surtout  dans  leur  mémoire  l'image  des 
fêtes  de  toute  sorte  qu'on  avait  naguère  organisées  à  Vienne,  à  l'occa- 
sion du  Congrès.  Dans  la  grande  salle  de  la  Redoute,  Us  se  rappe- 
laient avoir  entendu  deux  morceaux  composés  expressément  pour  la 
circonstance  par  l'homme  qu'Us  voyaient  à  présent  devant  eux  :  une 
cantate.  Le  Moment  glorieux,  et  cette  inoubliable  Bataille  de  Vittoria, 
une  symphonie  où  l'orchestre  imitait  tour  à  tour  le  galop  des  che- 
vaux, le  choc  des  armées,  les  coups  de  canon. 

Le  succès  avait  été  immense  :  toute  la  ville  avait  cru  à  la  révélation 
d'un  second  Joseph  Haydn.  Mais  on  s'était  trompé.  Ni  un  ancien 
opéra  de  Beethoven,  Fidelio,  qu'un  théâtre  avait  repris  à  la  suite  de 
ces  fameux  concerts,  ni  une  nouveUe  symphonie,  énorme  et  incom- 
préhensible, avec  un  grand  chœur  en  guise  de  finale,  —  une  sympho- 
nie, hélas  I  bien  différente  de  la  Bataille  de  Vitto7'ia,  —  rien  de  tout 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  939 

cela  n'avait  réalisé  les  belles  espérances  de  18U.  Sans  compter  que, 
depuis  lors,  on  avait  eu  la  révélation  d'un  véritable  génie  musical  :  Le 
Barbier  de  Séville,  Tancrède,  Otello  avaient  été  accueillis  à  Vienne 
avec  plus  d'enthousiasme,  peut-être,  que  dans  le  reste  de  l'Europe;  et 
d'année  en  année,  à  la  lumière  de  ces  chefs-d'œuvre,  le  public  vien- 
nois s'était  mieux  rendu  compte  de  ce  qu'il  y  avait  de  contraint,  de 
pédantesque,  de  démodé  à  jamais,  non  seulement  dans  l'art  obscur  et 
mal  venu  de  ce  Beethoven,  mais  jusque  dans  celui  du  «  père  »  Haydn, 
ou  de  Mozart  lui-même. 

Pourtant,  le  nom  de  l'auteur  de  la  Bataille  de  Vittoria  ne  laissait 
pas  de  garder  encore  un  certain  prestige  :  et  sa  figure,  telle  qu'on  la 
voyait  à  cette  table  de  restaurant,  offrait  un  spectacle  à  la  fois 
si  drôle  et  si  pitoyable  qu'on  ne  pouvait  s'empêcher  d'en  être  frappé. 
Il  était  maintenant  en  train  de  manger  son  dîner;  tantôt  dévorant  à  la 
hâte  de  grosses  bouchées,  tantôt  s'interrompant  au  milieu  du  repas, 
étalant  son  carnet  sur  la  table  toute  tachée  de  graisse,  inscrivant 
fiévreusement  quelques  notes,  et,  coup  sur  coup,  vidant  deux  ou  trois 
verres  de  son  vin  du  Rhin.  Mais  parfois  aussi  une  rêverie  soudaine 
l'envahissait.  Il  se  renversait  sur  sa  chaise,  relevait  la  tête,  et,  immo- 
bile, regardait  longtemps  le  vide  devant  lui  :  de  telle  sorte  que  les 
étrangers  assis  aux  tables  voisines  pouvaient  avoir  tout  le  loisir 
d'examiner  son  visage.  Et  ils  découvraient  alors,  avec  surprise,  que 
c'était  un  visage  d'une  admirable  beauté.  Ceux  d'entre  eux  surtout  qui 
avaient  connu  Beethoven  dix  ans  auparavant,  au  temps  de  son  élé- 
gance mondaine  et  de  ses  succès,  s'émerveillaient  du  changement  que 
l'âge,  ou  peut-être  la  souffrance,  avait  produit  en  lui.  L'ovale  de  la 
face,  naguère  un  peu  boursouflé  et  d'une  vigueur  un  peu  commune, 
s'était  aminci,  affiné,  en  quelque  sorte  ennobli.  Tous  les  traits,  plus 
nettement  accusés,  avaient  pris  une  harmonie  plus  douce  et  plus 
pure  :  le  vaste  front  bombé,  le  nez  droit  et  ferme,  le  pli  impérituix 
des  lèvres,  la  saillie  du  menton,  où  s'était  désormais  creusée  une 
large  ravine.  Et,  sous  de  terribles  sourcils  en  broussailles,  les  deux 
grands  yeux  noirs  trop  ouverts  s'étaient  chargés  d'une  tristesse  si 
profonde,  si  tragique,  si  désespérée,  qu'on  se  sentait  tout  à  coup 
frémir  d'angoisse  à  les  voir,  comme  si  toute  la  douleur  humaine  s'y 
fût  trouvée  reflétée. 

Mais  bientôt  l'arrivée  d'un  compagnon  tirait  le  malheureux  de  sa 
rêverie.  Ce  compagnon,  le  violoniste  Charles  Holtz,  était  un  jeune 
homme  à  figure  de  coquin,  sournois  et  plat,  avec  l'air  à  moitié  d'un 
artiste,  à  moitié  d'un  commis  de  boutique.  Évidemment  ivre  déjà,  il 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'installait  près  de  Beethoven,  se  commandait  une  bouteille  de  vin  : 
et  entre  les  deux  hommes  s'engageait  un  étrange  et  navrant  dialogue. 
Holtz  écrivait  sur  le  carnet  ce  qu'Q  avait  à  dire;  Beethoven,  seul,  par- 
lait, —  d'une  voix  rude,  sauvage,  à  peine  distincte;  et,  par  instans, lui- 
même,  oubliant  qu'il  avait  une  voix,  s'emparait  du  crayon  et  écrivait 
ses  réponses  au-dessous  des  demandes.  Puis  venaient  des  intervalles 
de  silence,  sans  cesse  plus  fréquens,  sans  cesse  plus  longs.  Assis  l'un 
près  de  l'autre  comme  des  étrangers,  les  deux  amis  ne  pensaient  plus 
qu'à  vider  leurs  verres;  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  «  fou,  »  stimulé  par 
l'ivresse,  momentanément  distrait  par  elle  de  la  souffrance  qui  tout  à 
l'heure  l'avait  accablé,  transporté  par  elle,  de  nouveau,  dans  le  monde 
bienheureux  de  la  création  artistique,  se  remît,  plus  bruyamment 
encore  qu'avant  son  repas,  à  taper  des  pieds  en  fredonnant  sa  lugubre 
chanson,  et  à  faire  trembler  la  table  sous  la  violence  soudaine  de  ses 
coups  de  poing. 

Or,  pendant  que  Beethoven  s'occupait  ainsi  à  terminer  son  Quatuor 
en  la  mineur,  —  la  plus  puissante,  peut-être,  et  certainement  la  plus 
pathétique  de  toutes  ses  œuvres,  —  un  autre  musicien,  habitant  le 
même  quartier,  passait  souvent  par  les  mêmes  rues,  où  il  n'était  pas 
sans  piquer,  lui  aussi,  la  curiosité  des  badauds.  C'était  le  petit  homme 
le  plus  amusant  qu'on  pût  voir;  un  ventre  rond  sur  des  jambes 
torses,  un  dos  rond,  de  petits  bras  ronds  avec  des  doigts  trop  courts, 
et  une  tête  ronde  d'une  grosseur  disproportionnée,  une  tête  qui,  plan- 
tée sur  ce  corps  de  nain,  faisait  l'effet  d'une  boule  sur  une  autre 
boule.  Pareillement  le  visage,  tout  bouffl,  avec  ses  lèvres  charnues, 
son  nez  épaté,  ses  yeux  de  myope  cachés  derrière  d'épaisses  lunettes, 
avec  son  front  bas  et  ses  favoris  en  buisson,  ce  bon  visage  de  maître 
d'école  d'opérette  exprimait  un  mélange  tout  à  fait  comique  d'inno- 
cence puérile  et  de  solennité.  Le  personnage  à  qui  il  appartenait 
avait-il  vingt  ans?  En  avait-il  quarante?  Il  était  de  ces  hommes  qui, 
nés  vieux,  gardent  toute  leur  vie  la  même  figure.  Et,  indolemment,  il 
se  promenait  par  les  rues  de  Vienne,  toujours  vêtu  à  la  dernière 
mode,  beau  linge,  chapeau  de  feutre  gris,  redingote  oHve  à  col  de 
velours.  Puis,  lorsqu'il  avait  pris  sa  provision  d'air,  il  entrait  dans  son 
café,  oii  aussitôt  dix  voix  joyeuses  acclamaient  sa  venue.  «  Hourrah! 
criait-on,  voici  Canevas  !  »  ou  encore  :  «  Voici  TÉponge  !  »  On  l'avait 
surnommé  «  Canevas  »  parce  qu'il  avait  l'habitude  de  demander 
invariablement,  à  propos  de  tout  homme  dont  on  lui  parlait  :  Kann  er 
zvas? —   «  A-t-il  quelque  valeur?  »  Et  quant  à  son  autre  surnom, 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  941 

«  l'Éponge,  »  c'était  an  hommage  rendu  à  ses  remarquables  qualités 
de  buveur.  Le  vrai  nom  du  petit  musicien  était  François  Schubert. 

Les  jeunes  gens  qui  l'avaient  appelé  se  serraient  pour  lui  faire 
place  à  leur  table.  L'un  d'eux  était  le  peintre  Maurice  Schwind,  qui 
allait  devenir  plus  tard  le  plus  délicieux  poète  de  la  peinture  alle- 
mande; d'autres  rêvaient  d'écrire  des  drames  ou  des  symphonies;  et 
parmi  eux  se  détachait  la  svelte  et  élégante  figure  du  Suédois  Schober, 
qui,  peintre,  poète,  musicien,  avait  encore  à  leurs  yeux  le  mérite 
supplémentaire  d'être  un  «  homme  du  monde.  »  Depuis  plusieurs 
années  déjà,  ils  formaient  une  sorte  d'association  fraternelle  ;  et  c'était 
Schubert  qui  en  était  l'âme.  Ils  s'intitulaient  volontiers  les  «  Schuber- 
tiens;  »  ils  donnaient  le  nom  de  «  Schubertiades  »  à  leurs  grosses 
et  bruyantes  parties  de  plaisir.  Et  ce  n'était  pas  que  leur  petit  compa- 
gnon eût  rien  d'un  brillant  causeur,  ni  d'un  boute-en-train.  Timide, 
taciturne,  et  d'intelligence  médiocre,  il  faisait  même  assez  pauvre 
figure,  toutes  les  fois  que  la  musique  n'était  pas  en  jeu.  Mais  la  mu- 
sique jouait  un  rôle  énorme  dans  les  plaisirs  de  ces  jeunes  Allemands  : 
et  Schubert  était  en  vérité  la  musique  faite  homme;  la  musique 
jailhssait  de  lui  spontanément,  sans  arrêt,  comme  l'eau  d'une  source, 
s'écoulant  autour  de  lui  en  danses  et  chansons. 

Aussi  s'empressait-on  à  fêter  sa  venue.  Les  jeunes  amis  causaient 
gaiement,  à  la  table  du  café  ;  après  quoi,  ils  allaient  boire  de  la  bière 
dans  des  brasseries,  en  attendant  le  souper.  Et,  lorsqu'ils  avaient 
achevé  de  souper,  ils  montaient  dans  la  chambre  de  l'un  d'eux,  de 
Schober,  par  exemple,  ou  bien  ils  allaient  passer  la  soirée  chez  les 
Sonnleithner,  une  famille  de  riches  bourgeois  passionnés  de  mu- 
sique. 

Là,  dès  son  entrée,  Schubert  s'installait  au  piano,  pour  n'en  plus 
bouger.  Il  jouait  la  grande  symphonie  (aujourd'hui  perdue)  qu'il  avait 
composée  en  quelques  jours  à  Gastein,  le  mois  précédent,  ou  encore 
une  sonate  de  piano,  qu'il  venait  d'écrire  dans  la  matinée.  Et  tout  le 
monde,  respectueusement,  orgueilleusement,  l'écoutait,  en  regardant 
sautiller  sur  les  touches  ses  doigts  trop  courts,  de  petites  boules  de 
chair.  Le  morceau  qu'il  jouait  était,  le  plus  souvent,  fort  long  :  car,  de- 
puis quelques  années  surtout,  Schubert  avait  renoncé  à  écrire  d'abord 
des  brouillons  de  ses  œuvres  ;  symphonies,  messes,  sonates  et  qua- 
tuors, ils  les  improvisait  d'emblée,  en  une  ou  deux  séances  ;  et,  —  je 
ne  connais  pas  d'homme  à  qui  cette  locution  ingénieuse  puisse  s'ap- 
pliquer plus  exactement,  —  il  avait  de  moins  en  moins  «  le  temps  de 
faire  court.  »  On  l'écoutait  respectueusement,  orgueilleusement,  pa- 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiemment.  Mais,  quand  il  avait  fini,  et  qu'on  avait  fini  de  le  compli- 
menter, lui-même  et  son  auditoire  avaient  l'impression  d'avoir  suffi- 
samment sacriâé  au  «  grand  art.  »  Et  alors  Schubert,  ou  l'une  des 
demoiselles  Frœlich,  se  mettait  à  chanter  les  derniers  lieds  du  jeune 
maître,  les  Cinq  Chants  su?'  des  Poèmes  de  Walte?'  Scott,  où  le  piano, 
avec  ses  arpèges,  rappelait  la  harpe  des  bardes  écossais,  et  la  Jeune 
Religieuse,  dont  la  plainte  se  mêlait,  tour  à  tour,  au  fracas  du  tonnerre 
st  au  son  lointain  des  cloches  d'une  église.  Tous  les  yeux  brillaient 
sous  les  larmes.  Et  soudain  Schubert  attaquait  une  danse,  une  alle- 
mande, une  scottisch,  un  Isendler,  —  choisissant  à  dessein  des  tona- 
lités à  nombreux  dièses  ou  bémols,  fa  dièse  majen"-  '7  bémol  mineur, 
pour  que,  sur  les  touches  noires,  ses  gros  doigts  pussent  courir  avec 
plus  d'aisance.  Ah!  l'excellent  petit  Schubert  1  personne  ne  s'entendait 
comme  lui  à  rendre  la  vie  aimable  !  On  écartait  les  chaises,  les  mains 
se  Joignaient,  et  bientôt  tous  les  cœurs  s'étaient  consolés  de  la  plainte 
tragique  de  la  religieuse. 

A  minuit,  les  Schubertiens  se  retrouvaient  dans  la  rue.  Marchant 
l'un  derrière  l'autre,  au  milieu  de  la  chaussée,  ils  chantaient  en  canon 
un  air  formé  des  notes  do,  la^  fa,  fa,  mi,  mi,  ce  qui,  traduit  en  lettres, 
signiûaitm/fee.  Malheureusement  les  cafés  étaient  fermés  :  on  allait 
donc  dans  les  brasseries,  oii  l'on  buvait  encore  quelques  chopes  de 
bière  pour  bien  finir  la  journée.  Et  parfois  Schubert  s'apercevait,  tout 
à  coup,  qu'n  avait  oublié  de  composer  un  quatuor  vocal,  promis  à  des 
camarades  pour  le  lendemain.  Aussitôt  ses  amis  tiraient  de  leurs 
poches  un  livre,  un  journal,  contenant  des  vers  :  des  vers  de  Gœthé 
ou  d'un  rimailleur  anonyme,  une  ode  romantique  ou  une  chanson  à 
boire.  Ils  savaient  que,  pour  Canevas,  tout  était  égalementbon  à  mettre 
en  musique  ;  ne  l'avaient-Us  pas  vu,  certain  dimanche,  improviser  un 
lied  sur  le  texte,  en  simple  prose,  de  l'évangile  du  jour?  Et,  en  effet, 
Schubert  se  mettait  aussitôt  en  devoir  de  composer  son  quatuor  :  de 
sa  belle  écriture  de  maître  d'école,  il  inscrivait  le  titre,  notait  le  chant 
et  les  paroles  des  quatre  parties,  copiait,  au-dessous,  le  reste  des  cou- 
plets. Puis  on  déchiffrait  l'œuvre  nouvelle,  séance  tenante,  on  buvait 
une  dernière  chope,  et  l'on  montait  se  coucher,  après  s'être  donné 
rendez-vous  pour  le  soir  suivant. 

Ainsi  vivaient  ces  deux  hommes,  Beethoven'et  Schubert,  les  deux 
plus  grands  musiciens  de  leur  temps.  Ils  habitaient  la  même  ville,  le 
même  quartier.  Ils  publiaient  leurs  œuvres  chez  les  mêmes  éditeurs, 
Steiner,  Harhnger,  Diabelli.  Ils  faisaient  exécuter  leurs  compositions 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  9i3 

de  musique  de  chambre  par  le  même  quatuor,  le  fameux  quatuor 
Schuppanzigh,  dont  le  violoniste  Charles  Hollz,  précisément,  était 
l'un  des  membres.  Ils  avaient  des  amis  communs  :  Schindler,  l'élève 
et  confident  de  Beethoven,  se  mêlait  volontiers  au  groupe  des 
«  Schubertiens,  »  et  ce  fut  un  des  plus  intimes  compagnons  de  Schubert, 
Anselme  Huttenbrenner,  qui  assista  Beethoven  à  son  ht  de  mort. 
J'ajoute  que,  sans  aucun  doute  possible,  chacun  des  deux  maîtres 
connaissait,  au  moins  en  partie,  les  œuvres  de  l'autre  :  car  Schubert, 
surtout  depuis  qu'il  avait  secoué  l'influence  de  Salieri,  ne  cessait  pas 
de  prendre  pour  modèles  les  symphonies,  les  quatuors,  les  sonates  de 
Beethoven  ;  et  celui-ci  ne  pouvait  manquer  d'avoir  lu  non  seulement 
les  recueils  de  lieds  de  Schubert,  mais  aussi  quelques-unes  de  ses 
œu\Tes  de  musique  de  chan^bre,  ne  fût-ce  que  ses  pièces  pour  le  piano 
(dont  l'une  lui  était  dédiée)  et  son  grand  Odette  en  fa  majeur,  dont 
l'exécution,  sous  la  conduite  de  Schuppanzigh,  avait  eu  à  Vienne  toute 
l'importance  d'un  événement  musical.  Et  sans  cesse,  dans  le  cercle  res- 
treint où  se  passait  leur  vie,  Beethoven  et  Schubert  avaient  l'occasion 
de  se  rencontrer  :  plus  d'une  fois  pendant  ce  même  automne  de  1825, 
les  garçons  du  Chameau  durent  les  voir  assis  à  des  tables  voisines. 
Mais,  avec  tout  cela,  on  est  aujourd'hui  à  peu  près  certain  que,  jusqu'à 
la  mort  de  Beethoven,  en  1827,  jamais  les  deux  hommes  n'ont  échangé 
une  seule  parole.  Vivant  côte  à  côte,  se  connaissant  de  nom  et  de 
\dsage,  Us  sont  restés  jusqu'au  bout  étrangers  l'un  à  l'autre.  Pour- 
quoi ?  Il  y  a  là  un  petit  problème  que,  depuis  trois  quarts  de  siècle, 
les  musicographes  allemands  débattent  sans  pouvoir  le  résoudre. 

Une  chose,  du  moins,  paraît  évidente  :  si  un  obstacle  s'est  dressé 
entre  Beethoven  et  Schubert  pour  les  empêcher  d'entrer  en  rapports, 
cet  obstacle  n'a  pas  pu  venir  du  côté  de  Schubert.  Celui-ci,  à  vraidh-e, 
n'a  pas  toujours  admiré  Beethoven  autant  qu'on  l'imagine.  A  propos 
du  jubilé  de  son  maître  Salieri,  dans  un  fragment  de  journal  de 
l'année  1816,  il  écrivait  :  v  Quel  plaisir  et  quel  réconfort  doit  éprouver 
un  artiste  à  voir  réunis  autour  de  soi  tous  ses  élèves,  dont  chacun 
s'efforce  de  produire  en  son  honneur  ce  qu'il  peut  de  plus  parfait,  et  à 
trouver  dans  toutes  ces  compositions  la  vraie  nature  directement 
exprimée,  sans  aucune  de  ces  bizarreries  qui  dominent  aujourd'hui 
chez  la  plupart  des  musiciens,  et  qui  ont  eu  pour  unique  initiateur  un 
des  plus  grands  de  nos  artistes  allemands  !  »  Cet  «  initiateur  des  bizar- 
reries, »  dans  la  musique  allemande  de  1816,  c'était,  incontestable- 
ment, l'auteur  de  la  Symphonie  héroïque  qui,  l'année  précédente,  avec 
sa  sonate  de  piano  en  la  majeur  (op.  101)  et  ses  deux  sonates  pour 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

piano  et  violoncelle  (op.  10!2),  venait  précisément  d'inaugurer  ce 
qu'on  appelle  «  sa  dernière  manière.  » 

Mais  Schubert  avait  alors  dix-neuf  ans  :  et,  peu  de  temps  après,  il 
a  dû  pardonner  à  Beethoven  ses  «  bizarreries,  »  car  le  fait  est  que, 
depuis  l'année  1822  surtout,  comme  je  l'ai  dit,  et  jusqu'à  sa  mort, 
en  1828,  il  n'a  plus  cessé  de  vouloir  l'imiter.  Chacune  de  ses  composi- 
tions, depuis  lors,  a  été,  en  quelque  sorte,  directement  inspirée  d'une 
œuvre  de  Beethoven;  et  je  supposerais  volontiers  que,  si  sa  Symphonie 
en  si  mineur  (qu'on  nomme,  bien  à  tort,  la  «  symphonie  inachevée,  ») 
n'est  faite  que  d'un  allegro  et  d'un  andante,  c'est  qu'il  l'a  écrite  sous 
l'influence  d'une  sonate  de  Beethoven  en  mi  mineur  (op.  90),  faite, 
pareillement,  d'un  pathétique  allegro  en  mineur  que  suit  une  façon  de 
canzone  en  majeur.  Au  reste,  tous  ses  amis  sont  unanimes  à  affirmer 
que,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  «  tenait  Beethoven  pour  un 
dieu.  »  La  façon  dont  U  l'imitait  prouve,  malheureusement,  qu'il  con- 
tinuait à  ne  pas  le  comprendre  :  mais,  à  coup  sûr,  il  l'adorait,  et  nous 
n'avons  pas  de  peine  à  croire  son  ami  Spaun  quand  il  nous  dit  que 
«  Schubert  se  serait  estimé  infiniment  heureux  s'il  lui  avait  été  pos- 
sible d'approcher  Beethoven.  » 

L'obstacle  est  donc  venu  entièrement  du  côté  de  ce  dernier.  Spaun, 
—  le  plus  autorisé  des  biographes  de  Schubert,  —  nous  le  dit  encore 
expressément  :  c  Mais  Beethoven,  vers  la  fin  de  sa  vie,  s'était  assombri 
au  point  d'être  inaccessible.  »  Et  cependant  il  n'avait  pas  été  «  inacces- 
sible »  pour  les  amis  de  Schubert,  —  pour  Schwind,  pour  GrUlparzer, 
pour  Hûttenbrenner,  —  dont  aucun  n'avait  autant  de  droits  à  attirer 
son  attention  que  le  jeune  auteur  de  VOctetle  et  de  la  Belle  Meunière. 
De  telle  façon  qu'on  se  trouve  forcément  conduit  à  penser  que 
Beethoven  a  dû  avoir  contre  Schubert  une  prévention  spéciale,  qui 
toujours  l'a  empêché  non  seulement  de  se  lier  avec  lui,  mais  même  de 
faire  sa  connaissance  et  d'accueillir  son  hommage. 

Et,  en  effet,  pour  peu  que  l'on  considère  la  personne  et  l'œuvre 
des  deux  musiciens,  les  motifs  de  cette  prévention  se  devinent  aisé- 
ment. L'avouerai-je?  Je  ne  serais  pas  surpris  que,  en  premier  lieu, 
Beethoven  ait  été  jaloux  de  son  jeune  confrère.  Avec  tout  son  génie,  ce 
grand  homme  n'était  toujours  qu'un  homme;  et  la  souffrance  avait 
encore  avivé  en  lui  la  fièvre  d'une  âme  naturellement  passionnée. 
Pauvre,  malade,  délaissé,  condamné  par  sa  surdité  à  une  solitude 
éternelle,  comment  n'aurait-il  pas  envié  un  heureux  garçon  qui  ne  lui 
apparaissait  jamais  qu'entouré  d'une  troupe  enthousiaste  d'admira- 
teurs et  d'amis  ?  Comment  n'aurait-il  pas  envié  le  talent  de  Schubert, 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  94S 

sa  prodigieuse  facilité  à  trouver  des  rythmes  et  des  mélodies,  tandis 
que  lui-même,  d'année  en  année,  se  désolait  davantage  delà  faiblesse 
de  son  invention  musicale? 

Toute  sa  vie,  du  reste,  il  avait  eu  à  lutter  contre  ce  défaut  naturel  : 
et  je  ne  crois  pas  qu'aucun  musicien,  si  ce  n'est  peut-être  Hsendel,  ait 
aussi  souvent  «  plagié  »  autour  de  lui  les  motifs  de  ses  œuvres,  — 
sauf  ensuite,  pour  Hsendel  comme  pour  Beethoven,  à  soulever  des 
mondes  à  l'aide  des  misérables  outils  ainsi  empruntés.  Et  maintenant, 
aux  dernières  années  de  sa  vie,  la  moindre  ligne  à  écrire  lui  valait  des 
semaines  d'hésitations,  de  fatigues,  d'angoisses;  comment  n'aurait-il 
pas  éprouvé  quelque  jalousie  à  l'endroit  d'un  musicien  qui,  spontané- 
ment, sans  l'ombre  d'efforts,  et  du  matin  au  soir,  improvisait  des 
sonates,  des  symphonies,  des  quatuors,  plus  riches  en  mélodie  et 
plus  longs  que  les  siens? 

Mais  ce  grand  homme   avait  le  cœur  si  noble  qu'un  sentiment 
comme  celui-là  aurait  eu  de  quoi,  plutôt,  lui  faire  rechercher  l'amitié 
de  Schubert.  Si  réellement  il  s'est  refusé  de  parti  pris  à  cette  amitié, 
c'est  qu'il  aura  eu  contre  son  jeune  rival  d'autres  griefs  encore  qu'une 
jalousie  toute  personnelle.  Et,  en  efîet,  il   n'a  pu  manquer  de  sentir 
que,  avec  tout  son  talent,  Schubert  achevait  de  gâter,  de  désorganiser, 
de  corrompre  et  de  tuer  la  musique,  telle  que  lui-même,  Beethoven, 
la  comprenait  et  l'aimait,  telle  que  l'avaient  patiemment    constituée, 
avant  lui,  quatre  ou  cinq   générations   de  maîtres  de  génie.    Avec 
l'ensemble  séculaire  de  ses  règles  et  de  ses  traditions,  cette  musique 
était  devenue   un    puissant  appareil  de   beauté  artistique,  capable 
tout  à  la  fois,  —  l'exemple  de  Mozart  l'avait  bien  montré,  —  d'expri- 
mer dans  leurs  nuances  les  plus  fines  tous  les  sentimens  humains,  et 
de  les  revêtir  d'une  grâce,  d'une  pureté,  d'une  harmonie  merveil- 
leuses. Depuis  la  statuaire    antique,  aucun  art  n'était  parvenu  à  une 
perfection  aussi  riche,  ni  aussi  profonde.  Sans  compter  que,  sous  les 
règles  et  les  traditions  extérieures,  cette  musique  en  avait  d'autres, 
plus  intimes,  qui  prêtaient  à  ses  moindres  détails  une  signiûcation 
propre.  Les  diverses  parties  d'une  sonate  ou  d'une  symphonie  étaient 
réunies  entre  elles  par  un  lien  secret  :  chaque  tonalité,  chaque  rythme 
avait  pris  un  caractère  spécial,  qui  comportait  un  mode  spécial  d'ex- 
pression et  de  Jjeauté.  Tout  était  simple,  clair,  organisé,  vivant.  Et 
sans  doute,  aux  dernières  années  du  xviu®  siècle,  un  vent  de  révolu- 
tion avait  soufflé  sur   ce  délicat  édifice  de  la  musique  de  Bach  et  de 
Hœndel,  de  Gliick  et  de  Mozart.  Beethoven  lui-même,  alors,  avait  eu 
des  aspirations  «  romantiques  :  »  il  avait  essayé  de  rompre  l'entrave 
TOME  XIII.  —  1903.  60 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  vieilles  règles;  il  avait  sacrifié  au  goût  nouveau  d'un  art  moins 
savant,  plus  brillant,  plus  pathétique  et  moins  recueilli. 

Mais  bientôt,  sous  l'heureuse  influence  de  la  solitude,  il  s'était  ar- 
rêté dans  la  fausse  voie  où  il  s'était  engagé  :  il  s'épuisait  désormais  à 
redevenir  un  «  classique,  »  de  toute  son  âme,  il  luttait  contre  la  mode 
de  son  temps;  et  ses  dernières  œuvres  ne  sont  qu'un  prodigieux  effort 
pour  créer,  —  pour  ressusciter,  —  une  musique  savante  et  vivante, 
traduisant,  dans  la  langue  et  suivant  l'esprit  des    maîtres  anciens, 
l'océan  infini  de  passions  qui  coulait  en  lui.  La  sobriété,  la  simplicité, 
la  vie  intime  et  profonde,  c'est  tout  cela  qui,  toujours  plus  impé- 
rieusement, lui  apparaissait  comme  l'idéal  de  son  art.  Et  voici  que, 
dans  les  compositions  du  jeune  Schubert,  il  voyait  se  manifester  un 
esprit  nouveau.  Sous  l'apparence  trompeuse  des  formes  classiques  de 
la  symphonie  et  de  la  sonate,  U  découvrait  un  art  tout  d'éclat  exté- 
rieur et  de  sensiblerie,  un  art  oii  des  motifs  et  des  rythmes,  souvent 
très  beaux,  ne  produisaient  plus  l'émotion  que  par  eux-mêmes,  et 
non  par  le  vivant  travail  de  leur  mise  en  œuvre.  Le  jeune  confrère 
que  lui  vantaient  Schindler  et  Schuppanzigh  pouvait  avoir  de  quoi 
mouiller  les  yeux  des  «  belles  Viennoises  :  «  mais  Beethoven  sentait 
bien  qu'avec  tout  son  génie  d'invention,  il  ne  savait  ni  varier,  ni  dé- 
velopper, ni  transformer  en  «  art  »  les  idées  musicales  dont  il  était 
rempli.  En  vain  ]1  tentait  d'employer  les  formes  anciennes  :  il  était 
l'homme  de  son  temps,  d'un  temps  que  le  vieux  Beethoven  haïssait  et 
méprisait  sans  cesse  davantage.  Jusque  dans  ses  lieds,  H  introduisait 
l'esprit  de  ce  temps  :  il  imitait  le  son  de  la  harpe  et  le  fracas  du  ton- 
nerre, n  décrivait  les  sauts  d'une  truite  dans  l'eau,  U  sacrifiait  au  mur- 
mure d'un  rouet  la  plainte  amoureuse  de  Marguerite  délaissée.  Et, 
certes,  ses  liedn  étaient  des  chefs-d'œuvre  de  grâce  pittoresque  :  mais 
comment  Beethoven  les  aurait-il  aimés,  lui  qui,  toute  sa  vie,  s'était  in- 
génié à  resserrer,  à  simplifier,  à  rendre  plus  concise  et  plus  péné- 
trante la  traduction  musicale  de  ces  quatre  vers  de  Gœlhe  :  «  Celui- 
là  seul  qui  connaît  la  mélancolie  sait  combien  je  souffre.  Sans  amis, 
et  privé  de  toute  joie,  en  vain  je  regarde  l'horizon!   »  Comment  ce 
iernier  «  classique  »  n'aurait-il  pas  détesté,  en  Schubert,  l'homme  qui 
allait  achever  de  détruire  le  glorieux  et  vénérable  édiflce  que,  lui- 
•nême,  de  toutes  ses  forces,  vingt   ans,  H  s'était  épuisé  à  vouloir 
sauver? 

T.  DE  Wyzewa. 


■1  'I--'  -ilU' 


CIlHONIOlIi:  DE  LA  OIIINZATNE 


14  février 

Il  y  a  en  trop,  beaucoup  troi>  d'incidens  militaires  depuis  quelque? 
jours  :  quelle  (jue  soil  l'explication  qu'on  donne  à  chacun  d'entre 
eux,  leur  multiplicité  est  un  grand  mal.  Nous  n'en  signalerons  que 
deux  :  l'un  s'est  produit  à  Poitiers,  l'autre  à  Clermont-Ferrand.  Le 
seconda  eu,  dans  la  disgrâce  infligée  au  général  Tournier.une  consé- 
quence imprévue  sur  laquelle  le  dernier  mol  n'est  pas  dit,  puisqu'une 
interpellation  a  été  déposée  à  la  Chambre  des  députés,  mais  n'a  pas 
encore  été  développée. 

L'incident  de  Poitiers  n'est  pas  le  plus  important  :  nous  n'en 
parlerions  même  pas  s'il  s'agissait  seulement  du  fait  qui  lui  a  donné 
naissance.  Les  canon niers  d'une  batterie  du  33"  d'artillerie  se  sont 
rendus  la  nuit,  sans  autorisation,  à  un  bal  public  aux  environs  de  la 
ville,  et  sont  rentrés  par  groupes  au  quartier.  Ils  méritaient  une 
punition  ;  mais,  a  déclaré  le  colonel  Laffon  de  Ladébat  dans  un  ordre 
qui  a  été  lu  devant  chaque  batterie  du  régiment,  il  leur  a  été  tenu 
compte  de  leur  bonne  conduite  habituelle,  et  l'affaire  a  été  considérée, 
en  ce  qui  les  concernait,  comme  une  simple  peccadille.  Le  colonel,  il 
est  vrai,  a  ajouté  que,  si  pareil  fait  venait  à  se  reproduire,  il  sévirait 
avec  la  dernière  rigueur  :  on  punira  demain.  Mais  ce  n'est  pas  à  ce  pas- 
sage de  l'ordre  du  jour  que  s'adressent  nos  critiques.  Pour  justifier, 
ou  du  moins  pour  excuser  leur  conduite,  les  canonniers  du  33^  d'ar- 
tillerie se  sont  plaints  d'un  de  leurs  officiers  qui  montre  à  leur  tiré 
trop  de  zèle,  passe  toute  sa  journée  à  la  caserne,  et  leur  a  refusé  la 
permission  dont  ils  se  sont  si  bien  passés.  Qu'ils  aient  tort  ou  raison, 
ce  n'est  pas  ici  la  question.  Nous  ignorons  si  les  griefs  des  canonniers 
du  33"  étaient  fondés  contre  l'officier  en  cause  ;  nous  ne  voulons  même 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  le  savoir.  S'ils  l'étaient,  le  colonel  pouvait  appeler  l'officier  par 
devers  lui  et  lui  donner  des  conseils  qui  auraient  certainement  été  en- 
tendus. Le  commandement  sert  à  cela.  Mais  qu'a  fait  le  colonel  Lafifon 
de  Ladébat?  Il  a  fait  l'ordre  du  jour  public  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  et  qui  se  termine  par  la  phrase  suivante  :  «  En  même  temps, 
les  officiers  et  les  gradés,  chacun  dans  leur  sphère,  s'attacheront  plus 
que  jamais  à  commander  avec  fermeté,  mais  sans  vexations  et  tra- 
casseries inutiles.  »  En  d'autres  termes,  il  a  dit  tout  haut  ce  qu'il  fal- 
lait peut-être  dire  directement  et  discrètement.  En  d'autres  termes 
encore,  il  a  donné  tort  à  un  officier  devant  ses  hommes,  au  moment 
même  ou  ceux-ci,  après  s'être  rendus  coupables  d'un  acte  d'indis- 
cipline, étaient  traités  avec  une  indulgence  qui  aurait  gagné  à  se  pas- 
ser de  ces  commentaires.  Le  colonel  LafTon  de  Ladébat  a  parlé  comme 
aurait  pu  le  faire  un  journal,  et  peut-être  parlait-il,  en  effet,  pour  les 
journaux  :  mais  alors  il  s'est  trompé  en  le  faisant  devant  les  troupes. 
Il  est  à  désirer  que  de  pareils  faits  ne  se  produisent  plus. 

L'affaire  du  général  Tournier  est  plus  grave.  Tout  le  monde  poU- 
tique  connaît  le  général  Tournier,  à  cause  des  fonctions  délicates  qu'il 
a  remplies  pendant  quelque  temps  à  l'ÉIysée  avec  beaucoup  de  con- 
venance et  de  tact.  Mais,  avant  tout,  U  est  un  soldat,  et  c'est  par 
l'ensemble  de  sa  carrière  militaire  qu'U  faut  le  juger.  Laborieux,  con- 
sciencieux, ponctuel,  exigeant  pour  les  autres  et  encore  plus  pour  lui- 
même,  il  commandait,  à  Clermont-Ferrand,  le  13^  corps  d'armée  avec 
distinction  et  autorité.  Aussi  quelle  n'a  pas  été  la  surprise  générale, 
lorsqu'on  a  appris  que,  nommé  à  la  tête  d'une  simple  division,  il 
avait  été  mis  en  disponibiUté  sur  sa  demande?  Nous  ne  savons  pas 
s'il  y  a  des  exemples  d'une  pareille  mesure.  Qu'avait  donc  fait  le 
général  Tournier  de  si  coupable?  Rien  :  il  s'était  conduit  en  homme 
de  cœur  et  d'honneur.  C'est  du  moins  ce  qui  résulte  des  récits  qui 
ont  paru  dans  tous  les  journaux,  et  qui  n'ont  pas  été  démentis.  Nous 
répétons  qu'une  interpellation  est  pendante  devant  la  Chambre.  Si  elle 
modifie  les  données  de  l'incident,  nous  ne  manquerons  pas  de  le  dire. 
En  attendant,  voici  les  faits  :  nous  les  reproduisons  sans  citer  aucun 
nom  propre. 

Il  y  a  à  Clermont  un  cercle  militaire  dont,  paraît-il,  la  porte  est 
mal  gardée;  tout  le  monde  peut  y  entrer  ou  en  sortir.  Il  y  a  aussi  à 
Clermont  des  sociétés  pohtiques  très  ardentes,  qui  cherchent  à  péné- 
trer partout,  ce  qu'on  ne  saurait  en  somme  leur  reprocher,  car  elles 
sont  faites  pour  cela.  Comment  un  affilié  d'une  de  ces  sociétés  a-t-il 
déposé  sur  les  tables  du  Cercle  mihtaire  des  papiers  ou  des  prospectus 


REVUE.    —    CIlROiNlQUE.  949 

politiques,  peu  importe  :  il  suilil  de  savoir  que  le  fait  s'est  produit 
et  qu'un  officier  s'en  est  plaint.  IH'a  fait  par  écrit,  sur  le  registre  des 
réclamations,  et  dans  des  termes  peu  mesurés  ;  lui-même  l'a  reconnu 
depuis.  Cependant,  si  on  avait  été  dans  des  circonstances  normales, 
personne  ne  s'en  serait  ému,  ni  peut-être  même  aperçu.  Les  officiers 
sont  chez  eux  au  Cercle  militaire,  et,  vivant  les  uns  avec  les  autres 
dans  une  grande  familiarité,  il  leur  arrive  quelquefois  d'écrire  sur  le 
registre  ad  hoc  des  observations  dont  ils  surveillent  mal  la  rédaction. 
Généralement,  cela  ne  tire  pas  à  conséquence.  Mais  nous  vivons  en 
un  temps  où  l'on  prend  tout  au  sérieux,  et  avec  un  ministre  de  la 
Guerre  qui  ne  plaisante  pas.  L'officier  imprudent  avait  mérité  sans 
doute  qu'on  le  rappelât  à  plus  de  circonspection  ;  mais,  enfin,  son  cas 
n'était  pas  pendable.  Par  malheur,  l'affaire  s'est  ébruitée,  comme  tout 
s'ébruite  aujourd'hui,  et  il  en  est  résulté  une  grande  effervescence 
dans  le  Cercle  militaire  et  au  dehors.  Un  autre  officier  s'est  exprimé 
publiquement  en  termes  extrêmement  vifs  contre  le  premier  :  U  a 
annoncé  que  l'affaire  ne  s'arrêterait  pas  là,  qu'elle  serait  portée  devant 
des  groupes  ou  des  hommes  politiques,  que  le  Cercle  mihtaire  serait 
au  besoin  fermé.  Et,  bientôt  après,  une  campagne  commençait  dans  les 
journaux  radicaux-socialistes  autour  de  l'incident  de  Clermont.  Qu'a 
fait,  en  tout  cela,  le  général  Tournier?  Ce  qu'un  autre,  également 
soucieux  de  ses  devoirs,  aurait  fait  à  sa  place.  U  n'a  pas  méconnu  que 
le  premier  officier  avait,  peut-être  par  légèreté,  commis  une  faute  : 
à  notre  avis,  l'acte  du  second  mérite  une  qualification  beaucoup  plus 
sévère.  Pourtant,  le  général  Tournier,  dans  l'espoir  de  clore  l'incident 
et  de  ramener  la  paix,  a  infligé  un  blâme  à  tous  les  deux  :  c'est  le 
plus  qu'il  pouvait  faire  pour  le  premier,  et  le  moins  pour  le  second. 
11  est  probable  que  l'apaisement  se  serait  produit,  si  M.  le  ministre 
de  la  Guerre  navait  pas  jugé  à  propos  d'intervenir.  Le  général  André 
a  donné  au  général  Tourner  l'ordre  de  retirer  le  blâme  qu'il  avait  infligé 
au  second  officier  :  quant  au  premier,  il  a  été  déplacé  et  envoyé  en 
disgrâce.  Le  général  Tournier  a  exécuté  les  ordres  qui  lui  avaient  été 
transmis,  puis  il  a  demandé  à  être  relevé  de  ses  fonctions.  Nous  avons 
dit  ce  qui  est  arrivé  :  avant  de  le  mettre  en  disponibilité,  M.  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  a  tenu  à  nommer  le  général  Tournier  à  la  tête 
d'une  simple  division,  de  manière  qu'il  prît  dans  quelques  années 
sa  retraite  à  ce  dernier  titre.  Il  y  a  là,  de  la  part  de  M.  le  ministre  de 
la  Guerre,  un  acharnement  daus  la  persécution  qui  ne  lui  fait  à  coup 
sûr  aucun  honneur.  Quel  peut  en  être  le  motif?  Depuis  quelque  temps, 
la  popularité  du  général  André  a  subi  des  éclipses  auprès  de  l'extrême 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gauche  :  a-t-il  pensé  qu'il  relèverait  ses  affaires  en  donnant  à  l'esprit 
anti-militariste  une  satisfaction  sans  précédens?  C'est  possible;  nous 
doutons  cependant  qu'il  y  ait  réussi.  Certes,  les  journaux  socialistes 
sont  enchantés  de  voir  arraclxer  les  plumes  blanches  du  chapeau  d'un 
général;  ils  en  éprouvent  quelque  plaisir;  mais  ils  n'oublient  pas  pour 
cela  les  tentatives  d'indépendance,  bien  vite  réprimées  pourtant, 
auxquelles  le  général  André  s'est  laissé  entraîner  quelquefois. 

Au  surplus,  qu'il  se  réconcilie  ou  non  avec  l'extrême  gauche- 
cela  n'intéresse  que  lui.  La  question  posée  par  les  incidens  de  Cler, 
mont  a  une  portée  beaucoup  plus  haute.  L'armée  était  autrefois  une 
famille  dont  tous  les  membres  vivaient  les  uns  avec  les  autres  dans 
une  camaraderie  pleine  de  confiance.  Depuis  quelque  temps,  il 
n'en  est  plus  ainsi.  On  a  prononcé  un  très  gros  mot,  celui  de  délation. 
Nos  officiers  ne  vivent  plus,  ne  peuvent  plus  vivre  à  côté  les  uns 
des  autres  dans  le  même  abandon  que  permettait  la  famiUarité  d'au- 
trefois. On  les  menace  de  les  dénoncer  tantôt  en  haut,  tantôt  en  bas 
lieu,  ce  qui  revient  au  même.  Il  semble  bien  que  l'incident  de  Cler- 
mont  soit  une  manifestation  de  ce  nouvel  état  d'esprit  :  si  nous  nous 
trompons,  l'interpellation  le  montrera.  Mais,  jusqu'ici,  que  voyons- 
nous?  Une  cause  infime  et  misérable  ayant  pour  conséquence  la  dis- 
grâce d'un  officier  général  estimé  de  tous  :  et,  certes,  un  pareil  fait 
a  besoin  d'être  expliqué. 

La  récente  publication  d'un  Livre  Jaune  par  notre  ministre  des 
Affaires  étrangères  n'est  pas  le  premier  fait  qui  ait  attiré  l'attention 
sur  les  affaires  de  Macédoine  :  depuis  assez  longtemps  déjà,  on  enten- 
dait dire  partout,  et  on  Usait  dans  tous  les  journaux  européens,  que  le 
retour  du  printemps  ne  manquerait  pas  d'amener  des  événemens  très 
graves  dans  la  péninsule  balkanique.  A  coup  sûr,  le  danger  est  grand. 
11  l'est  plus  que  jamais.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'il  apparaît 
comme  inquiétant  à  cette  période  de  l'année,  et,  sans  remonter  plus 
haut,  il  se  présentait  déjà  l'année  dernière  avec  des  symptômes  assez 
analogues  à  ceux  d'aujourd'hui  :  cependant,  ces  symptômes  s'accen- 
tuent à  mesure  que  le  temps  passe  et  que  les  griefs  s'accumulent 
contre  l'administration  ottomane.  La  périodicité  de  ces  crises  orien- 
tales est  d'ailleurs  un  phénomène  bien  connu,  et  constaté  par  une 
observation  à  la  vérité  plus  empirique  que  scientifique.  Dans  le 
dernier  grand  discours  qu'il  a  prononcé  devant  le  Reichstag,  le  6  fé- 
vrier 1888,  discours  où  il  a  résumé  un  certain  nombre  de  faits  se  rat- 
tachant à  sa  longue  expérience  politique,  le  prince  de  Bismarck  s'ex- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

primait  ainsi  :  «  Quand  peut  survenir  une  crise  orientale?  Nous  n  avons 
à  ce  sujet  aucune  certitude.  Il  y  a  eu,  selon  moi,  quatre  crises  en  ce 
siècle,  si  je  ne  fais  pas  entrer  en  compte  les  crises  moindres  et  qui  ne 
sont  pas  arrivées  à  leur  complet  développement  :  l'une  en  1809,  ter- 
minée par  la  conclusion  de  la  paix  qui  donna  à  la  Russie  la  frontière 
du  Prulh;  puis  en  1828;  puis,  en  1854,1a  guerre  de  Crimée;  puis 
en  1877;  elles  se  sont  succédé  ainsi  par  étapes  distantes  l'une  de  l'autre 
d'environ  vingt  années  et  un  peu  plus.  Pourquoi  donc  la  prochaine 
crise  devrait-elle  se  produire  plus  tôt  qu'après  la  même  période  de 
temps,  c'est-à-dire  vers  1899?  »  La  crise,  on  le  voit,  a  été  retardée 
de  quelques  années  encore  :  mais,  si  elle  éclate  en  ce  moment  on 
pourra  dire  que  le  prince  de  Bismarck  ne  s'est  pas  trompé  de  beaucoup. 
Ce  sont  là,  sans  doute,  des  jeux  d'esprit.  Toutefois,  Jusqu'à  ce  que  la 
question  d'Orient  soit  résolue,  —  et  il  y  en  a  encore  pour  longtemps 
—  il  faut  s'attendre  au  renouvellement  périodique  de  ces  crises.  La  sa- 
gesse de  la  diplomatie  peut  plus  facilement  les  prévoir  qu'y  échapper. 

Celle  qui  se  prépare  actuellement  aurait  tout  aussi  bien  pu 
éclater  l'année  dernière.  On  voit  dans  le  Livre  Jaune  qu'elle  a  été 
presque  constamment  sur  le  point  de  le  faire,  et  même  qu'elle  l'a  fait 
dans  une  certaine  mesure,  mais  trop  tard  :  l'Iiiver  est  venu  y  mettre 
un  terme,  et  tout  a  été  renvoyé  au  printemps  prochain.  Les  dépêches 
de  nos  agens  sont,  à  ce  point  de  vue,  parfaitement  concordantes.  Toutes 
déclarent  qu'il  faut  s'attendre  à  une  insurrection  sérieuse,  et  le  seul 
point  sur  lequel  elles  diffèrent  est  relatif  à  l'efficacité  des  réformes 
qui  pourraient  peut-être  en  empêcher  l'éclosion.  Nous  parlerons  de 
ces  réformes  dans  un  moment. 

Pour  revenir  aux  incidens  de  l'automne  dernier,  s'ils  n'ont  pas 
pris  plus  de  gravité,  il  faut  l'attribuer  sans  doute  à  la  brusque  appa^ 
rition  de  l'hiver,  mais  aussi  aux  divergences  qui  se  sont  produites  dans 
les  comités  révolutionnaires  bulgares.  Ou  se  rappelle  qu'à  la  suite  de 
concihabules  ou  de  congrès  qui  ont  eu  alors  quelque  retentissement; 
ces  comités  ne  sont  pas  parvenus  à  s'entendre  et  se  sont  coupés  en 
deux.  Il  y  a  eu,  dès  lors,  le  comité  Michaïlowski  ou  Zontchef  et  le 
comité  Sarafof.  Le  premier  passîdl  pour  plus  modéré,  parce'  qu'il 
voulait  le  rattachement  de  la  Macédoine  à  la  Bulgarie  ;  le  second  pour 
plus  révolutionnaire,  parce  qu'il  voulait  une  Macédoine  indépendante. 
Mais,  en  somme,  une  de  ces  solutions  pouvait  amener  à  l'autre,  et  il  ne<; 
semblait  pas  impossible  que  les  deux  comités  fissent  provisoirement' 
cause  commune.  L'accord,  toutefois,  ne  s'est  pas  opéré  l'année  der-' 
nière,  et,  par  un  renversement  de  rôles  qui  a  pu  passer  pour  singulier, 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  le  comité  le  plus  modéré  eu  apparence  qui  s'est  jeté  tout  de  suite 
dans  l'action  révolutionnaire,  tandis  que  l'autre  se  réservait  et  désap- 
prouvait le  mouvement.  Si  elle  a  pu  surprendre,  cette  résolution  im- 
médiate du  comité  Michaïlowski  s'explique  cependant.  Ce  comité  est 
le  moins  nombreux  et  le  moins  bien  organisé  des  deux,  mais  le 
mieux  soutenu  à  Sofia.  Il  a  pensé,  sans  doute,  qu'il  y  avait  intérêt 
pour  lui  à  brusquer  le  mouvement  afin  d'en  prendre  la  direction  et  de 
le  conduire  vers  la  solution  qu'il  préférait  :  mais  il  a  compté  sans  la 
résistance  des  troupes  ottomanes  et  sans  l'hiver.  La  résistance  des 
troupes  ottomanes  a  été  plus  prompte  et  plus  énergique  que  ne  l'avait 
cru  le  général  Zontchef,  qui  est  revenu  de  son  expédition  personnel- 
lement fort  éclopé.  Enfin  l'hiver,  qui  a  été  très  rigoureux  dans  les 
Balkans,  a  jeté  son  manteau  de  neige  sur  toutes  les  passions  en  effer- 
vescence. Il  a  été  convenu  que  cette  première  tentative  n'était  qu'une 
escarmouche,  et  que  le  combat  sérieux  serait  livré  au  printemps.  Le 
comité  Sarafof  marcherait  alors,  et  les  choses  prendraient  aussitôt 
une  autre  allure. 

Il  aurait  fallu  fermer  les  yeux  et  les  oreilles  pour  ne  pas  voir  et  ne 
pas  entendre  ce  qui  se  préparait.  La  diplomatie  européenne  les  a,  au 
contraire,  très  ouverts  :  on  peut  lui  reprocher  de  manquer  de  résolu- 
tion, mais  non  pas  de  perspicacité.  Il  est  vrai  que  celle-ci  sans  celle-là 
ne  sert  pas  à  grand'chose.  Le  Livre  Jaune  est  rempli  des  démarches 
faites  par  les  diverses  puissances  en  vue  d'un  péril  qui  semblait  à  toutes 
imminent  et  redoutable.  Notre  gouvernement  a  émis  des  suggestions 
parfaitement  sages.  Celles  des  autres  apparaissent  plus  confuses;  mais 
c'est  peut-être  parce  que,  dans  un  Livre  Jaune,  nous  parlons  prin- 
cipalement de  nous,  ce  qui  est  d'autant  plus  naturel,  que  nous  ne 
pouvons  parler  des  autres  qu'avec  leur  consentement,  et  qu'ils  ne  le 
donnent  pas  toujours.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  Livre  Jaune  présente,  à 
cet  égard,  des  lacunes.  Nous  y  voyons  bien  qu'à  Saint-Pétersbourg, 
on  pense  la  même  chose  que  nous,  et  qu'à  Vienne,  on  pense  la  même 
chose  qu'à  Saint-Pétersbourg  :  mais  rien  ne  vaut  les  impressions  di- 
rectes, et  nous  serions  bien  aises  de  savoir,  dune  manière  fermé  et 
concrète,  ce  que  le  gouvernement  russe  et  le  gouvernement  austro- 
hongrois  se  proposent  de  faire. 

On  parle  dans  les  journaux  des  vues  communes  qu'ils  sont  sur  le 
point  de  faire  connaître  à  Constantinople.  Il  s'agit  certainement  des 
réformes  à  opérer  en  Macédoine,  et  vraisemblablement  ces  réformes 
&e  rapprochent  beaucoup  de  celles  que  nous  avons  suggérées  nous- 
mêmes,  sans  les  avoir  inventées.  «  Les  idées  de  M.  Steeg,  écrit  le 


REVUE.    —    CHROJNIQUE.  953 

30  décembre  dernier  M.  [Edmond  Bapst,  notre  chargé  d'affaires  à 
Constantinople,  sont,  à  quelques  nuances  près,  celles  de  tout  le  monde 
ici.  »  M.  Steeg  est  notre  consul  à  Salonique  :  il  parait  être  un  agent 
distingué,  observateur  attentif,  jugeant  bien  ce  qui  se  passe  autour 
de  lui,  et  proposant  les  remèdes  les  mieux  appropriés  au  mal.  Il  a 
contribué,  dans  une  assez  large  mesure,  à  préciser,  sur  ce  qu'il  y 
avait  à  faire,  les  idées  de  notre  gouvernement.  Au  reste,  les  sugges- 
tions de  M.  Steeg  sont  très  simples.  Pour  faire  cesser  les  principaux 
abus  qui  ont  créé  en  Macédoine  une  situation  intolérable,  il  faut  avant 
tout  payer  régulièrement  les  fonctionnaires  et  les  gendarmes,  con- 
trôler au  moyen  d'inspecteurs  européens  la  perception  des  impôts, 
enfin  assurer  au  gouverneur  de  la  province  une  autorité  effective,  qui 
lui  fait  complètement  défaut  aujourd'hui,  en  le  nommant  pour  un 
nombre  d'années  fixé  d'avance.  Si  ces  réformes  étaient  sérieusement 
faites  et  appliquées,  la  situation  de  la  Macédoine  ne  tarderait  pas  à 
se  modifier.  Les  fonctionnaires  ottomans  sont  bien  obhgés  de  se  payer 
eux-mêmes  et  de  vivre  sur  le  contribuable,  puisqu'ils  ne  sont  pas 
payés  par  leur  gouvernement.  Il  en  est  de  même  des  gendarmes. 
On  trouve  une  observation  parfaitement  juste  dans  le  Livre  Jaune,  à 
savoir  que  les  Ottomans,  et  en  particulier  les  Turcs  employés  dans 
les  administrations  dirigées  par  des  Européens,  sont  le  plus  souvent 
honnêtes  :  ils  ne  cessent  de  l'être  que  lorsqu'ils  sont  employés  par  le 
gouvernement,  et  la  raison  en  est  celle  que  nous  avons  dite.  Quant  aux 
gouverneurs  de  province,  il  y  en  a  quelques-uns  déjà  dans  l'Empirt 
ottoman  auxquels  des  arrangemens  internationaux  ont  garanti  une 
certaine  indépendance;  ce  régime  a  produit  d'heureux  résultats.  Mais 
les  gouverneurs  qui  dépendent  d'un  caprice  du  Sultan,  soit  pour  leur 
nomination,  soit  pour  leur  révocation,  sont  les  premiers  à  sentir  leur 
fragilité,  et  ils  occupent,  sans  la  remplir,  une  place  qu'ils  s'efforcent 
surtout  de  rendre  rapidement  lucrative.  L'autorité  dii-ecte  du  Sultan 
s'exerce  par-dessus  leur  tête.  C'est  là  un  des  vices  principaux  d'une 
organisation  qui  suscite  inévitablement  autour  d'elle  le  mépris  et  la 
haine,  et  ne  peut  se  soutenir  que  par  la  terreur.  Si  le  mot  de  décen- 
traUsation  n'avait  pas  en  Occident  une  signification  qui  ne  saurait 
s'appliquer  exactement  ailleurs,  nous  dirions  que  c'est  une  décentrah- 
sation  véritable  qu'U  faudrait  introduire  dans  l'Empire  ottoman,  en 
assurant  à  chaque  province  la  disposition  da  la  partie  de  ses  res- 
sources correspondant  à  ses  besoins  constatés,  et  en  mettant  à  sa  tête 
des  gouverneurs  qui  disposeraient  d'une  autorité  sérieuse.  Mais  ce 
serait  toute  une  révolution. 


95i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Supposons  qu'on  la  fasse,  —  et  nous  sentons  bien  tout  ce  qu'il  y  a 
là  d'hypothétique,  —  croit-on  que  la  Macédoine,  heureuse  et  paisible 
sous  la  souveraineté  ottomane,  n'aura  plus  rien  à  désirer  ?  Quand 
même  n  en  serait  ainsi,  on  continuerait  de  demander  pour  elle  autre 
chose  encore.  Ce  ne  sont  pas  des  réformes  que  réclament  les  comités 
révolutionnaires  formés  en  Bulgarie  :  ils  seraient  même  désolés  de  les 
voir  faire  et  réussir.  Le  but  qu'ils  poursuivent  est  très  différent.  Aussi 
faut-U  faire  des  réformes;  mais  il  y  aurait  quelque  naïveté  à  croire 
que  la  paix  renaîtra  le  lendemain  du  jour  où  on  les  aura  faites. 
Derrière  cette  question  des  réformes,  est  une  question  politique  qu'on 
ne  prend  même  pas  la  peine  de  dissimuler.  Les  comités  bulgares  s'en 
sont  emparés,  et  se  sont  chargés  de  la  résoudre.  Lorsque  le  général 
Zontchef  a  passé  la  frontière  et  qu'il  a  essayé  de  soulever  la  Macé- 
doine, il  voulait  incorporer  cette  province  à  la  Bulgarie  ;  et  demain, 
lorsque  Sarafof  fera  à  son  tour  une  tentative  analogue,  ce  sera  pour 
rendre  la  Macédoine  indépendante,  solution  provisoire,  probablement 
destinée  à  faire  place  à  une  autre  à  travers  des  aventures  qui  mettront 
en  cause  plusieurs  grandes  puissances,  sinon  toutes.  Voilà  ce  qu'il 
ne  faut  pas  oublier,  si  on  veut  se  rendre  vraiment  compte  des  intérêts 
qui  s'agitent  dans  la  péninsule  des  Balkans. 

Certes,  le  paysan  macédonien  est  très  malheureux.  Il  n'y  a  rien 
d'exagéré  dans  tout  ce  qu'on  a  dit  des  exactions  dont  il  est  l'objet  de 
la  part  des  percepteurs  d'impôt,  des  gendarmes,  de  toutes  les  auto  - 
rites  civiles  et  militaires  de  la  province.  Nous  avons  signalé  la  princi- 
pale cause  de  ses  souffrances  et  le  principal  remède  qu'on  pourrait  y 
apporter.  En  attendant  ce  remède,  le  paysan  macédonien  est  digne 
d'une  profonde  pitié,  et  les  révolutionnaires  venus  du  dehors  trouvent 
des  élémens  très  inflammables  dans  une  population  qu'on  a  réduite 
au  désespoir.  Tout  cela  est  vrai,  mais  ne  l'est  pas  seulement  d'aujour- 
d'hui. Il  y  a  longtemps  que  les  choses  sont  ainsi,  et  qu'elles  conti- 
nuent démarcher,  très  mal  sans  doute,  mais  enfin  sans  provoquer  de 
ces  secousses  et  de  ces  heurts  violens  qu'on  appelle  des  révolutions. 
On  dira  peut-être  qu'il  n'est  patience  si  grande  qui  enfin  ne  se  lasse  : 
cependant,  la  lassitude  des  Macédoniens  n'est  pas  la  cause  la  plus 
active  du  péril  dont  est  menacé  l'empire  ottoman. 

La  vérité  est  que,  si  la  Macédoine  est  un  terrain  admirablement  pré- 
paré pour  la  révolution,  c'est  en  Bulgarie  que  ceUe-ci  fermente  et 
s'élabore.  On  ne  fera  croire  à  personne  que  le  gouvernement  prin- 
cier ne  viendrait  pas  facilement  et  rapidement  à  bout  des  comités,  s'il 
le  voulait;  mais  il  ne  le  veut  pas  ;  il  se  contente  de  désavouer  officiel- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

lement  Zontchef  et  Sarafof  et  les  soutient  en  réalité.  Qui  pourrait  s'en 
étonner?  L'élément  bulgare  est  aujourd'hui  le  plus  nombreux,  le  plus 
remuant,  peut-être  le  plus  intelligent  du  monde  balkanique.  La  Bulgarie 
se  regarde  volontiers  comme  le  Piémont  montagneux  destiné  à  exercer 
un  jour  son  hégémonie  sur  la  péninsule  tout  entière  et  à  en  assurer 
l'unité  poUtique.  EUe  ne  dissimule  pas  son  ambition.  Malheureuse- 
ment, cette  ambition  est  partagée,  on  peut  dhe  par  tout  le  monde  au- 
tour d'elle.  Le  statu  quo  territorial  peut  être  maintenu  pendant  long- 
temps encore  en  Orient  ;  mais  ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  qu'il  ne 
peut  pas  être  changé  au  profit  d'une  petite  puissance  quelconque, 
sans  que  toutes  les  autres  se  présentent  pour  prendre  leur  part  du 
gâteau.  On  a  pu  croire  qu'il  n'en  serait  pas  ainsi  pour  la  Crète,  parce 
que  c'est  une  île,  et  qu'il  paraît  être  dans  l'ordre  évident  des  destinées 
qu'elle  appartienne  un  jour  à  la  Grèce  :  mais  la  Macédoine,  province 
continentale  et  qui  contient  en  nombre  appréciable  des  représentans  de 
toutes  les  races  orientales,  ne  saurait  devenir  le  lot  d'un  seul.  Elle  ne 
le  deviendrait  du  moins  qu'au  prix  d'une  guerre.  11  y  a  bien  la  solu- 
tion du  comité  Sarafof,  la  Macédoine  indépendante  :  mais  pourrait- 
elle  se  maintenir  longtemps  ?  Les  races  qui  voisinent  en  Macédoine  se 
détestent  cordialement  les  unes  les  autres  ;  le  Turc  seul  les  empêche 
de  tomber  dans  l'anarchie  et  dans  la  guerre  civile,  qui  seraient  la 
rançon  immédiate  de  leur  indépendance  commune,  et  la  préparation 
de  la  conquête  ou  de  l'absorption  par  les  nationalités  environnantes, 
ou  par  l'une  d'elles.  La  principale,  nous  l'avons  dit,  est  la  nationahté 
bulgare.  Le  prince  Ferdinand  est  à  la  fois  prudent  et  ambitieux.  Depuis 
quelque  temps,  il  a  donné  des  signes  assez  manifestes  que  son  ambi- 
tion est  sur  le  point  de  l'emporter  sur  sa  prudence.  C'est  là,  et  non  pas 
ailleurs,  qu'il  faut  chercher  l'exphcation  de  ce  qui  se  passe  en  Orient. 
Le  prince  Ferdinand  joue  son  rôle  ;  on  ne  saurait  le  lui  reprocher.  Il 
le  joue  même  bien.  Tout  autre,  à  sa  place,  ferait  sans  doute  comme 
lui.  Il  s'agit  seulement  de  savoir  si  l'Europe  le  laissera  faire.  L'Europe 
a  d'autres  intérêts  que  ceux  de  la  Bulgarie;  elle  a  les  siens  propres, 
qui  ne  peuvent  trouver  quelque  sécurité  que  dans  le  maintien  du 
statu  quo  politique  et  territorial.  C'est  pourquoi  nous  serions  désireux 
de  savoir  ce  qu'on  pense  réellement  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Vienne, 
non  pas  des  réformes,  sur  lesquelles  tout  le  monde  est  du  même  avis, 
mais  de  l'action  révolutionnaire  qui  se  prépare  à  Sofia  et  des  mesures 
à  prendre,  pour  en  régler  ou  même  pour  en  arrêter  les  développemens. 
Le  Livre  Jaune  ne  nous  renseigne  pas  à  ce  sujet,  et  ce  n'est  pas 
un  reproche,  c'est  un  regret,  que  nous  exprimons.  A.  peine  parle-t-il 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  voyage  que  le  comte  Lamsdorf  a  fait  récemment  à  Vienne,  en 
passant  par  Belgrade  et  par  Sofia.  On  ne  saurait  pourtant  se  méprendre 
sur  l'importance  de  ce  voyage;  elle  est  considérable.  Une  dépêche 
de  notre  ambassadeur  à  Vienne  dit  bien  que  le  comte  Lamsdorf  s'est 
mis  d'accord  avec  le  comte  Goluchowski  et  avec  l'empereur  François- 
Joseph  ;  mais  les  conditions  de  cette  entente  restent  dans  le  vague,  et 
ce  vague  se  répand  sur  toute  la  situation.  Il  s'agit  de  savoir  ce  que, 
à  Saint-Pétersbourg  et  à  Vienne,  on  compte  faire,  à  Constantinople 
d'abord,  cela  va  de  soi,  pour  y  imposer  les  réformes  nécessaires,  mais 
aussi  à  Sofia  pour  empêcher  qu'on  ne  passe  outre  à  ces  réformes  et 
qu'on  ne  déchaîne  dans  la  Macédoine  la  révolution  avec  toutes  ses 
suites. 

Le  bruit  a  couru,  ces  jours  derniers,  que  la  Porte  mobilisait,  c'est- 
à-dii"e  qu'elle  complétait  par  l'appel  des  réserves  asiatiques  les  deux 
corps  d'armée  qu'elle  a  à  Monastir  et  à  Andrinople.  On  s'en  est  ému, 
et  la  Porte  a  cru  devoir  faire  démentir  la  nouvelle.  Peut-être  cette 
nouvelle  était-elle  inexacte  dans  les  termes  où  on  la  présentait  ;  mais 
il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  n'est  pas  tout  à  fait  fausse,  et  que,  si  la 
mobihsation  n'a  pas  été  ordonnée,  elle  a  été  préparée.  Y  a-t-il  un 
gouvernement  au  monde  qui,  menacé  d'une  insurrection  qu'on  lui 
annonce  tous  les  jours  comme  sur  le  point  d'éclater,  ne  prendrait 
aucune  précaution  pour  la  réprimer?  Ce  serait  une  surprenante  négh- 
gence,  de  la  part  de  la  Porte,  de  ne  rien  faire  contre  un  danger  qu'il 
lui  est  vraiment  difficile  d'ignorer.  Tout  ce  qu'on  peut  lui  demander, 
—  et  c'est  peut-être  plus  qu'on  ne  peut  obtenir  d'elle,  —  est  d'agir  à 
la  manière  d'un  gouvernement  civiUsé,  qui  se  défend  quand  on  l'at- 
taque, mais  par  d'autres  moyens  que  ceux  de  la  barbarie.  Le  fantôme 
sanglant  des  massacres  arméniens  se  présente  à  toutes  les  imagina- 
tions, avec  le  cortège  d'horreurs  qui  l'accompagne.  Si  le  Sultan  jetait 
de  nouveau  un  pareil  défi  à  l'Europe,  ou  plutôt  à  l'humanité,  l'indi- 
gnation générale  prendrait  contre  lui  une  forme  moins  platonique 
qu'autrefois.  Tant  de  sang  versé  retomberait  enfin  sur  sa  tête.  Mais  qui 
pourrait  refuser  au  gouvernement  ottoman  le  droit  de  se  défendre 
contre  l'insurrection  fomentée  au  dedans,  et  surtout  contre  la  révolu- 
tion venue  tout  armée  du  dehors?  Lui  aussi  seia  dans  son  rôle  en  le 
faisant;  et  on  ne  pourra  lui  adresser  aucun  reproche  si,  après  avoir 
consenti  sincèrement  à  des  réformes,  il  prend  des  mesures  pour  en 
protéger  l'exécution.  A  coup  sûr,  la  situation  est  grave  :  elle  le  de- 
viendra bien  plus  encore,  si  on  ne  sent  pas,  soit  du  côté  de  l'Europe, 
soit  du  côté  de  la  Porte  elle-même,  une  force  capable  de  se  faire  res- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

pecter.  Quant  à  la  Fiance,  elle  a  fait  ce  qu'elle  pouvait  et  devait  faire 
jusqu'ici,  en  donnant  à  tous  des  conseils  de  modération  et  de  pru- 
dence. Notre  situation  politique,  et  même  territoriale,  nous  permet  de 
parler  avec  d'autant  plus  de  francliise  et  de  netteté  que,  n'ayant  pas 
de  prétention  personnelle  à  faire  valoir,  on  ne  saurait  douter  de  notre 
désintéressement.  Aussi  notre  intérêt  est-il  celui  de  tous.  Il  peut  se 
résumer  en  deux  mots  :  la  civilisation  et  la  paix. 

Nous  nous  bercions,  il  y  a  quinze  jours,  de  l'espoir  que  les 
affaires  de  Venezuela  touchaient  enfin  à  leur  dénouement .  Depuis,  le 
kaléidoscope  s'est  remis  à  tourner,  et  nous  ne  savons  plus  très  bien 
où  nous  en  sommes.  Les  alliés,  —  puisqu'il  faut  les  appeler  de  ce 
nom, — ont  émis  une  prétention  qui  parait  difficile  à  soutenir,  à  savoir 
que,  parce  qu'ils  ont  fait  un  blocus,  brûlé  de  la  poudre  et  bom- 
bardé quelque  peu,  leurs  créances  doivent  prendre  un  rang  privilégié 
et  être  acquittées  avant  les  autres,  c'est-à-dire  au  détriment  de  celles- 
ci.  M.  Bowen  a  protesté,  en  quoi  il  a  eu  bien  raison.  Le  fait,  de  la 
part  d'un  créancier,  d'aller  faire  du  bruit  chez  un  débiteur  récalcitrant, 
et  même  d'y  casser  quelques  meubles,  peut  avoir  des  conséquences 
utiles,  mais  ne  donne  aucun  droit  particulier  à  celui  qui  en  a  pris 
l'initiative.  Il  en  est  ainsi  dans  le  domaine  du  droit  privé,  et  nous  ne 
voyons,  dans  celui  du  droit  public,  rien  qui  soit  en  contradiction  avec 
ce  principe.  Les  alliés  ont  pourtant  demandé  à  être  payés  les  premiers  : 
les  autres  le  seraient  ensuite,  s'il  y  avait  encore  des  fonds. 

Les  autres  sont  assez  nombreux  ;  et,  parmi  eux,  il  y  a  au  moins 
deux  puissances  qu'on  ne  saurait  traiter  par  prétention  :  les  États-Unis 
et  la  France.  M.  Bowen,  parlant  au  nom  du  Venezuela,  proposait 
d'affecter  30  pour  100  du  revenu  des  douanes  au  paiement  des 
créances  nouvelles.  Il  y  a  lieu  de  rappeler  que  le  Venezuela  a  déjà 
affecté  40pour  100  des  mêmes  douanes  au  service  des  dettes  anciennes, 
reconnues  légitimes  et  réglées  par  des  arrangemens  internationaux. 
II  s'est  donc  dessaisi  de  70  pour  100  du  revenu  de  ses  douanes,  ce  qui 
rend  difficile  de  lui  demander  davantage,  mais  rend  aussi  plus  né- 
cessaire la  participation  de  tous  les  créanciers  aux  30  pour  100  concé- 
dés par  M.  Bowen.  C'est  là-dessus  qu'on  s'est  disputé  et  presque 
brouillé.  Les  alliés  ont  proposé  une  fois  de  plus  de  s'en  remettre  à 
l'arbitrage  du  président  Roosevelt.  Il  n'y  avait  certainement  aucune 
chance  de  voir  celui-ci  revenir  sur  la  décision  qu'il  avait  déjà  prise  de 
s'abstenir,  et  de  renvoyer  les  parties  devant  la  Cour  de  La  Haye.  Que 
ne  va-t-on  devant  cette  Cour?  Elle  est  faite  évidemment  pour  dénouer 


958  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  contestations  de  la  nature  de  celle  dont  il  s'agit.  On  l'accuse,  ou 
plutôt  on  la  soupçonne  de  lenteur;  mais  on  vient  de  voir  que  la 
diplomatie  est  tout  aussi  lente,  et  elle  a  par  surcroît  l'inconvénient 
d'aigrir  terriblement  les  esprits  et  de  faire  naître  entre  des  nations, 
qui  hier  encore  étaient  amies,  des  germes  de  division  et  même  de 
haine.  L'état  de  l'opinion,  aux  États-lfnis  contre  l'Allemagne  et  l'An- 
gleterre, en  Angleterre  contre  l'Allemagne,  en  Allemagne  contre  tout 
le  monde,  est  arrivé  à  une  exaspération  sans  précédens.  Telle  est 
l'œuvre  de  la  diplomatie,  et  le  point  de  départ  en  est  en  somme  des 
créances  peu  importantes.  A  un  moment,  tout  le  monde  a  dit  de 
guerre  lasse  :  Allons  à  La  Haye  1  Et  nous  souhaitons  qu'on  y  aille, 
sans  être  encore  bien  sûrs  qu'on  s'y  résigne.  La  question  à  soumettre 
à  la  Cour  arbitrale  serait  de  savoir  si  les  créances  des  alliés  ont 
droit,  sous  une  forme  quelconque,  à  une  situation  qu'on  appelait  liier 
privilégiée,  et  que,  plus  modestement,  on  appelle  aujourd'hui  dis- 
tincte. Nous  avouons  ne  pas  discerner  l'origine  de  ce  droit.  Viendrait- 
il  du  danger  auquel  les  alliés  se  sont  exposés  ?  Ils  ont  couru  un  grand 
danger,  nous  l'avouons;  mais  ce  n'est  pas  de  la  part  du  Venezuela. 
Si  leur  action  commune  continuait  quelque  temps  de  plus,  ils  fini- 
raient par  tirer  les  uns  sur  les  autres.  Et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  seu- 
lement partie  remise? 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


CINQUIÈME    PÉRIODE  —  LXXIII«  ANNÉE 


TABLE   DES    MATIÈRES 


DU 


TREIZIÈME  VOLUME 


JANVIER    —    FÉVRIER    1903 


Livraison  du  1"  Janvier. 

Pagei. 

Dans    l'Inde    affamée.    —   I.    Hyderabad.    —    Golconde.   —   Odeypoure,   par 
Pierre  LOTI,  de  l'Académie  française 2 

La  Seconde  abdication.  —  l.  Le  Retour  de  l'Empereur  a  Paris,  par  M.  Henry 

HOUSSAYE,  de  l'Académie  française 3g 

Dante  et  la  Musique,  par  M.  Camille  BELLAIGUE g-y 

Cavaliers  et  Dragons,  dernière  partie,  par  *** g-j 

La  fin  de  Donatienne,  dernière  partie,  par  M.  René  BAZIN ]lg 

Une  Vie  d'ambassadrice   au  siècle  dernier.  —  I.  A  la  cour  de  Russie    par 

M.  Ernest  DAUDET ]  jg^ 

Corneille    et    le  Théâtre    espagnol,  par   M.    Ferdinand    BRUNETIÈRE,   de 
l'Académie  française ^gg 

Revue    scientifique.    —    La    Mutilation    spontanée    chez    les    animaux    par 

M.  A.  DASTRE '.    .    .     217 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique.  —Les  affaires  du  Venezuela 

par  M.  Charles  BENOIST '_       '    229 

Livraison  du  15  Janvier. 

Dans  l'Inde  affamée.  —  II.  Jeypoke.  —  Gvi^ALiOR.  —  La  montagne  des  rois, 

par  PiERRo  LOTI,  de  l'Académie  française '.  241 

Auguste  Cochin.  —  Son  action  sociale  et  religieuse,  par  M.  Léon  LEFÉBURE.  274 

L'Inutile  effort,  première  partie,  par  M.  Edouard  ROD 31  i 


9G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Pages. 
La  Seconde  abdication.  —  II.  Le  Départ  de  l'Empereur  pour  la  Malmaison, 
par  M.  Henry  IIOUSSAYE,  de  l'Académie  française 349 

Poésies,  par  *** 382 

La    Navigation    aérienne.    —    Catastrophes    et    progrès,   par    M.    W.    DE 

FONVIELLE 389 

En  Arménie,  —  Journal  de  la  femme  d'un  consul  de  France,  par  M™"  Emilie 

CARLIEP 40& 

Revue  littéraire.  —   Une  Découverte   récente   :   l'Humanisme,  par   M.   René 

DOUMIC 434 

Revue  musicale.  —  La  Carmélite;  a  l'Opéka-Comique;  —  Paillasse,  a  l'Opéra, 

par  M    Camille   BELLAIGUE 444 

Revue  dramatique.  —  Vautre  danqer,  a  la  Comédie-Française 450 

Revues  étrangères.  —  Deux  problèmes  d'histoire  littéraire,  par  M.   T.   DE 

WYZEWA 457 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.    ,     469 

Livraison  du  1*'  Février. 

Vers   Bénarès.  —  I.   Chez    les   Théosophes    de    Madras.   —   Ïaggarnauth.  — 

La  Maison  des  Sages,  par  Pierre  LOTI,  de  l'Académie  française 481 

L'Inutile  effort,  deuxième  partie,  par  M.  Edouard  ROD .515 

La  Tripolitaine,  par  M.  René  PINON ,557 

Le  Mécanisme  de  la  Vie  moderne.  —  Les  Moyens  de  transports  urbains.  — 

I.  Fiacres  et  omnibus,  par  M.  le  vicomte   Georges  D'AVENEL 580 

Les  Volcans  sous-marins,  par  M.  J.  THOULET.       611 

Une   Vie   d'ambassadrice  au  siècle  dernier.  —  U.  A  la   cour   d'.Angleterre, 

par  M.  Ernest  DAUDET 625 

La  Poésie  provençale  au  moyen  âge.  —  III.  La  Chanson,  par  M.  A.  JEANROY.  661 

Questions  scientifiques.  —  La  Sénescence  et  la  mort,  par  M.  A.  DASTRE.  692 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  ..  709 

Livraison  du  15  Février. 

Vers  Bénarès,  dernière  partie,  par  Pierre  LOTI,  de  l'Académie  française.  .  721 
Les  Prussiens  en  1813.  —  L'Armée  de  Silésie,  Blijcher  et  la  Katzbach,  par 

M.  GoDEFROY  CAVAIGNAG.  .   ; 743 

LInutile  effort,  troisième  partie,  par  M.  Edouard   ROD 780 

Le  Maroc  d'autrefois.  —  Les  Corsaires  de  Salé,  par  M.  le  comte  Henry  DE 

CASTRIES ■ 8-23 

La    Religion   comme   sociologie,  par  M.  Ferdinand   BRUNETIÈRE,   de  l'Aca- 


mic  française. 


853 


En  Russie.  —  Industries  de  village,  par  Th.  BENTZON 878 

Questions  scientifiques.  —  L'Alcool,  aliment  ou  poison,  par  M.  A.  DASTRE.  906 

Le  docteur  Schaepman,  par  M.  Charles  BENOIST 918 

Revue  littéraire.  —  Madame  de  Staèl  et  Napoléon,  par  M.  René   DOUMIC.  925 
Revues   étrangères.   —   Beethoven   et    Schubert,   a   propos   d'une   nouvelle 

biographie  de  Schubert,  par  M.  T.  DE  WYZEWA 937 

Chronique  de   la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  947 


Paris.  —  Typ.  Puilute  RENOUiRn,  10,  rue  des  Saints-Pèi 


3  9090  007  525  724